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Extraits :
de la page
114 à la page 147 de l'édition de poche.

Les
réparations
.../...
Le 5
juillet 1825, soit vingt et un ans après l'indépendance
haïtienne hautement et chèrement conquise, la monarchie
française conduite par Charles X reconnaît la nouvelle
république en des termes inimaginables, « [concédant]
aux habitants de la partie française de Saint-Domingue
l'indépendance pleine et entière de leur gouvernement
».
La
partie française ?
Oui. Dans
la nuit du 22 au 23 août 1791, dans la forêt de Bois
Caïman se tient une cérémonie où les esclaves jurent
de libérer la colonie et de donner leur vie si
nécessaire pour la suppression de l'esclavage. C'est le
coup d'envoi de.l'insurrection qui aboutit à
l'indépendance en janvier 1804. Dès ce moment, les
anciens maîtres et colons administratifs se regroupent
sur la partie orientale de l'île d' Hispaniola qui
devient la République dominicaine, hispanophone. La
partie occidentale occupée par les anciens esclaves et
marrons conduits par leurs généraux, désignée comme
partie française, mais en fait créolophone, devient
Haïti, Anacaona de son nom amérindien. Et c'est à
cette partie, libre depuis plus de vingt ans, que le roi
de France " concède " l'indépendance !
Quand
tu racontes, toi, tu assommes !
Attends, ma
perle. Le meilleur est à venir. En contrepartie de cette
condescendante reconnaissance, Haïti devait s'engager
à verser à la France cent cinquante millions de francs
en cinq ans, soit trente millions par an, pour
dédommager les colons. Le gouvernement haïtien, dont le
président se nommait Boyer, accepta. Dans le même
temps, il consentit une réduction de la moitié des
droits de douane sur l'entrée des produits français.
En
d'autres termes, Haïti contractait une dette et perdait
des recettes ?
As you say,
dear. D'autant que les négociants de l'import-export
étaient français, allemands, espagnols ou américains.
Et pour bien mesurer cette escroquerie, figure-toi que le
budget annuel de la France à cette époque s'élevait à
trente millions de francs. On demandait aux neuf cent
mille habitants d'Haïti de pourvoir pendant cinq ans à
la totalité des besoins de cette grande nation de
vingt-six millions d'habitants.
Charles
X était un grand profiteur et Boyer un vrai tèbè !
tébè
: mot créole désignant l'"idiot du village".
Tu penses
bien que la plaisanterie n'a pas duré cinq ans. Haïti
étranglée a dû se livrer à des acrobaties
périlleuses pour emprunter les sommes nécessaires à un
taux de 20 % d'abord, puis de 30 °lo. Elle a contracté
ensuite un nouvel emprunt pour rembourser le premier.
Ainsi s'est enclenchée la spirale d'une dette
extérieure aux profondeurs abyssales. Un siècle et demi
plus tard, la république haïtienne, exsangue, avait
versé et remboursé 80 % du prêt ainsi que de
substantiels intérêts. Le Trésor public haïtien
s'était endetté auprès des grandes banques Lafitte,
Rothschild, puis auprès de la Banque de l'Union
parisienne, et de la National City Bank. Les
capitalismes français, allemands, américains se
relayaient pour dépecer la bête. Ce sont les paysans
haïtiens qui, par les taxes à l'exportation du café
auxquelles ils étaient assujettis, fournissaient à
l'État l'argent nécessaire à ces remboursements.
C'est
de là que viennent les fameuses dettes du tiers-monde ?
Haïti un
cas d'espèce. Mais l'escroquerie est de même nature
partout. Après avoir confisqué les terres, dépossédé
les habitants de ces pays,
lorsqu'ils n'étaient pas tout simplement massacrés,
après avoir remplacé les cultures vivrières par des
cultures de rente nécessaires aux marchés européens,
les anciennes métropoles ont mis en place des
dispositifs de prêts dont le but consistait à rendre
solvables les colonies devenues indépendantes, afin
qu'elles soient en mesure d'acheter les biens, produits
et services venant d'Europe.
Mais
c'est monstrueux ! Comment pourra-t-on rattraper ça ?
Par
l'annulation de la dette du tiers-monde.
C'est
par là que commencerait le processus de réparation ?
Non. La
dette est une escroquerie en soi qu'il faut abolir, y
compris dans les pays qui n'ont pas subi l'esclavage. Ils
croulent également sous le poids de la dette, et surtout
de ses intérêts, que les bailleurs européens et
nord-américains appellent 'pudiquement le service de la
dette, service si considérable que plus on rembourse et
plus il reste à rembourser. Même en ayant remboursé
plus que le capital prêté, les intérêts sont tels que
les pays débiteurs ne parviennent jamais à entamer le
remboursement du prêt. Cette filouterie criminelle
prive des générations entières d'éducation, -de
soins, de logement, d'espoir.
Et cela vaut pour tous les pays, même si la situation
d'Haïti est tellement excessive qu'elle en est
caricaturale. Il faut dire que ce pays en a vu ! Il a
supporté la dynastie Duvalier et leur milice
tristement célèbre, les « tontons macoutes ».
L'armée américaine a occupé cette moitié de l'île de
1915 à 1935, au nom de la doctrine de Monroe,
l'Amérique aux Américains, qui fait de la Caraïbe et
de l'Amérique centrale l'arrière-cour des
États-Unis. Le jour même du débarquement, le 15
décembre 1914, une unité de marines s'est emparée d'un
million de dollars en or qu'ils ont pris d'autorité à
la Banque nationale haïtienne et qu'ils ont aussitôt
transféré aux États-Unis par la canonnière Machias,
qui les avait transportés de Miami à la rade de
Port-au-Prince.
Dans les années soixante-dix, sous le prétexte
fallacieux d'une fièvre porcine, ils ont fermé leurs
frontières à l'importation de porc haïtien, exigeant
qu'on abatte tout le cheptel, sur tout le territoire,
éliminant cette viande qui avait l'insigne défaut
d'être très compétitive. Depuis, les Haïtiens
importent et consomment du porc des États-Unis.
C'est
du propre. Les États-Unis font des choses pareilles ?
Oui. Cela
et pire. Mais n'oublie pas que les États-Unis sont aussi
la patrie de Langston Hughes et de Chester Himes, de James Baldwin et de Malcom X, de Martin Luther
King et de Spike Lee, de Carl Lewis, de Miles Davis et
d'Angela Davis. Mais c'est également la patrie et la
terre de lutte de John Brown, de William Lloyd Garrison, d'Abraham Lincoln et d'autres Blancs, ceux du NAACP.
3.
Langston Hughes (1902-1967) : poète noir américain dont
l'oeuvre est marquée par le militantisme politique et le
combat contre la discrimination raciale (The Panther and
the Lash, 1967).
4. Chester Himes (1909-1984) : célèbre écrivain noir
américain. Dans La Croisade de Lee Gordon (1947), il
dénonçait les problèmes raciaux au sein des luttes
ouvrières. Son roman La Fin d'un primitif (1955) raconte
les amours impossibles d'un Noir et d'une Blanche; avec
La Reine des pommes (1958), il a inauguré une série de
romans policiers qui mettaient en scène de manière
cocasse, avec une grande lucidité, deux policiers noirs
à Harlem, Ed Cercueil et Fossoyeur Jones.
5. James Baldwin (1924-1987) : écrivain noir américain.
Dès son premier roman, Les Élus du Seigneur (1953), il
devint avec Richard Wright un des meilleurs commentateurs
de la condition de son peuple aux États-Unis.
6. John Brown (1800-1859) :homme politique américain,
abolitionniste, devenu un symbole de la lutte contre
l'esclavage aux États-Unis. Il élabora en 1857 un plan
visant à libérer les esclaves parla force armée.
Arrêté et condamné à mort; Brown fut' pendu à
Charlestown. Durant la guerre de Sécession, la chanson
John Brown's Body fit de Brown un martyr de la liberté.
7. William Lloyd Garrison (1805-1879) : abolitionniste et
philanthrope américain qui fut l'une des plus grandes
figures de l'antiesclavagisme aux États-Unis.
8. Abraham Lincoln (1809-1865) :seizième président des
États-Unis de 1851 à 1865, il proclama l'abolition de
l'esclavage, qui permit d'affranchir les esclaves dans
tous les États.
9. NAACP :National Association for the Advancement of
Colored People, groupe de pression exigeant l'égalité
des droits pour les Noirs au début du xx° siècle.
Mais
c'est aussi celle des lois de ségrégation Jim
Crow.
10.
Tout ce qui, aux États-Unis, a un rapport avec la
législation raciste des États du Sud au temps de la
ségrégation officielle est désigné par le surnom de
Jim Crow. Si le Sud avait réintégré l'Union après la
guerre de Sécession, il n'avait pas pour autant admis
l'émancipation des esclaves. L'établissement des lois
" Jim Crow " une vingtaine d'années après en
témoignait. Elles excluaient la communauté de couleur
de la vie économique et politique du pays. Le
chansonnier Thomas D. Rice avait inventé le personnage
de Jim le Corbeau - Jim Crow - vers 1820. II symbolisait
le racisme aussi bien chez les Noirs que chez les Blancs.
Bien sûr.
Mais c'est aussi celle des Black Panthers et d'Aaliyah.
C'est
aussi celle du Ku Klux Klan et de J. Edgar Hoover.
Restons encore dans les misères de ce monde. Je n'ai pas
bien saisi le lien entre tout ce que tu m'as expliqué
sur Haïti et le débat sur la réparation. À part que
les anciens esclavagistes ont demandé réparation, eux,
pour la perte de leur marchandise humaine, mais ce n'est
pas un exemple à suivre.
Ce n'est
certainement pas sur le terrain de l'estimation de la
valeur marchande des personnes que doit se situer le
débat sur la réparation. Ayant rappelé que le crime
perpétré est irréparable, il me paraît relever du bon
sens que l'on se soucie un peu de ce qu'il conviendrait
de faire pour en corriger sinon en annuler les
conséquences encore à l'oeuvre dans la fabrication des
injustices et des inégalités.
Mais
tu disais qu'il n'y avait ni coupables ni responsables.
En effet.
Mais les gouvernements actuels portent la responsabilité
des sociétés actuelles. Ils ne peuvent faire semblant
d'ignorer que les villes atlantiques tiennent leur
prospérité de l'ignoble commerce et que la portion du
monde qui fut massacrée au nom de Dieu et du roi,
saignée par la traite, abrutie par l'esclavage, pillée
par le négoce et désorientée par l'aliénation, a
participé de façon significative à l'accumulation du
capital en Europe.
C'est
quoi l'accumulation du capital, c'est la deuxïème fois
que tu en parles ?
C'est le
processus qui consiste à rassembler en un même lieu, en
un temps réduit, les sommes nécessaires pour financer
les équipements et les moyens de les faire prospérer.
Il s'agit donc de transformer l'argent liquide en fonds
d'investissement. À aucun moment dans l'histoire
humaine, l'accumulation de capital ne s'est faite sans
pillage, sans violence ou sans intervention
soutenue de l'État. Les processus les plus efficaces et
les plus durables ont conjugué ces trois conditions.
Autrement dit, les richesses tirées du pillage des
ressources minières de l'Afrique et des Amériques, du
commerce négrier, de la vente des esclaves et de leur
travail gratuit, de l'ouverture de débouchés pour les
produits européens, ont assuré à l'Europe les moyens
de développer l'industrie, mais également la recherche,
les sciences et les technologies, de financer la
conversion des économies féodales en économies
agricoles et productives, puis en économies
industrielles diversifiées.
Et
comment fait-on pour reprendre tout ça ?
Il ne
s'agit pas de le reprendre. Car on ne saurait faire la
part du génie européen dans cette combinaison qui
articule l'argent, la sueur, la coercition, les
circonstances favorables ou néfastes, et l'intelligence.
Ce génie européen fut d'ailleurs inégal. Les
résultats aussi, comme en témoignent les souffrances
des pauvres et exclus en Europe, paysans, serfs,
ouvriers, vagabonds, prostituées et autres maudits.
On
fait quoi alors, on renonce ?
Non. On
explique que des politiques publiques doivent être
ciblées sur l'objectif global qui est de corriger les
effets des inégalités enracinées dans l'histoire et
qui opèrent encore.
C'est
quoi, les politiques publiques ?
C'est
l'ensemble des actions gouvernementales dans un domaine
donné. Par exemple, la politique publique des transports
consiste à décider quelle place doit être réservée
aux transports en commun terrestres, métro, bus, train,
quelle place pour la voiture, le vélo, le roller, quelle
place pour l'avion, et à prendre des décisions en
conséquence.
La réparation suppose despolitiques pubhiques ciblées,
qui s'ajoutent aux obligations courantes. Parlons de la
politique éducative. Sur le sujet qui nous préoccupe
elle se donnerait pour finalité de restituer aux
enfants, et d'abord aux enseignants, ces siècles
d'histoire ensevelis sous une chape de silence. Elle se
donnerait pour objectif de permettre que cette histoire
fasse son oeuvre d'information, d'éducation civique, de
mobilisation des consciences pour une culture de la
diversité, de la fraternité, de la paix et de la
résistance à toutes les formes d'oppression. Elle se
donnerait les moyens d'encourager la recherche et
l'élaboration d'ouvrages sur cette période. Et elle
contribuerait à nommer les choses. Dire le crime, le
qualifier, lui donner un statut, le rappeler
imprescriptible, c'est réparer. L'article le` de la loi
y veille. Nommer les faits, les qualifier, c'est aussi
réparer. La loi ne le fait pas suffisamment. Elle n'a
pas osé conserver le mot " déportation ".
L'Éducation nationale doit avoir pour fonction de
rattraper ce que la loi a laissé s'éclipser. Même si
elles n'ont pas les mêmes missions.
Mais
concrètement, pour nous à d'école, ça changerait quoi
?
Cela
suppose que l'Éducatin nationale comprenne cette
histiore est l'histoire de la France. Que les petits
Français doivent l'apprendre, comme tous les enfants du
monde d'ailleurs, puisque c'est l'histoire de la
première mondialisation. C'est la première fois que
plusieurs continents s'installent dans des relations
durables. Le contact se fait sous la violence du choc de
la traite et de l'esclavage. Il va lier le capitalisme
européen en quête de marchés, au continent africain et
au continent américain, mais également aux pays de
l'océan Indien, et bientôt à l'Asie par le recours à
des coolies, nom péjoratif donné aux travailleurs
indiens et à des Annamites, engagés pour remplacer les esclaves sur
les plantations.
11.
Habitants de l'Annam, région de l'Asie du Sud-Est
comprenant le Viet Nam actuel.
C'est donc
l'histoire de l'économie de plantation mais aussi des
savoir-faire qui se développent dans une économie
parallèle pour la survie et dans le marronnage. C'est
l'histoire de la navigation, celle des religions, celle
des arts et des cultures, celle des techniques agraires,
celle des artisanats et des métiers.
Il s'agit de donner à l'histoire toute sa profondeur et
toute sa densité. Par exemple, lorsque vous apprenez les
épopées de Napoléon Bonaparte, empereur des Français,
on doit aussi vous enseigner qu'il a rétabli l'esclavage
dans les colonies françaises pour faire droit aux
revendications des planteurs. Lorsque vous apprenez les
fastes de Louis XIV, le Roi-Soleil à Versailles, on doit
vous enseigner qu'il a promulgué le Code noir qui
déclarait les esclaves " biens meubles " et
autorisait les maîtres à pratiquer la torture, la
mutilation et l'exécution de leurs esclaves. Lorsque
vous apprenez l'oeuvre de Colbert, grand économiste et
fondateur de l'académie des Sciences, on doit vous
enseigner que c'est lui qui a commandité le Code noir,
qu'il a énoncé un interdit industriel absolu contre la
concurrence en proclamant que " pas un clou ne doit
sortir des colonies " afin de ne pas fragiliser les
manufactures d'État qu'il avait créées. On doit vous
expliquer qu'il a inspiré la Charte de l'exclusif
colonial issue de l'édit de Fontainebleau, qui
interdisait aux colonies tout commerce hors des échanges
avec la métropole. Lorsque vous apprenez la Révolution
française, on doit vous enseigner qu'elle n'a pas osé
abolir l'esclavage et que c'est seulement la Convention
qui l'a fait, cinq ans plus tard, avant son
rétablissement par Napoléon huit ans plus tard.
L'esclavage traverse l'Histoire de la France, de toute
l'Europe atlantique, des Amériques, des Caraïbes, de
l'océan Indien, de l'Afrique au nord et du Sahara au
sud. Elle a imprégné de nombreux épisodes de la vie
publique. Sais-tu que c'est pour soutenir la culture de
la betterave face à la compétitivité de la canne à
sucre que des mesures de soutien de l'agriculture
française ont permis le développement des eaux-de-vie
du royaume ? Aujourd'hui encore, les divergences
d'intérêt entre les cultures de la canne et de la
betterave pour l'industrie sucrière donnent lieu à des
confrontations qui se règlent parfois devant la Cour de
justice européenne, prouvant l'actualité des traces de
ces séquelles de la période coloniale.
Ce
n'est pas ce qui va rendre les cours d'histoire
forcément plus sympathiques !
Cela
dépendra des modes d'enseignement et de la qualité des
manuels scolaires. Je suis sûre que vos professeurs
sauront éveiller votre curiosité, solliciter votre sens
critique, votre esprit d'analyse, en vous montrant qu'il
y a encore beaucoup à découvrir, à comprendre, à
dire, sur ces sujets. D'où la nécessité d'encourager
la recherche dans toutes ces disciplines, par des
bourses, des facilités d'accès aux sources, mais
surtout en faisant en sorte que ces thèmes deviennent
des matières nobles dans les universités. Ce sont les
préconisations de l'article 2 de la loi reconnaissant la
traite et l'esclavage comme crime contre l'humanité.
Mais
cette réparation ne concerne que le savoir des élèves
et des étudiants.
Et leur
formation citoyenne. C'est la promesse qu'ils seront
mieux préparés à l'altérité, c'est-à-dire à la
rencontre avec ceux qui sont différents par l'apparence,
la langue, l'accent, la culture, les croyances,
l'expérience, les habitudes alimentaires,
vestimentaires, festives, que sais-je ? Mais c'est vrai
que ce n'est pas suffisant. La re'paration doit
résolument investir le champ culturel. La conscience des
peuples est souvent portée par leurs minorités. Parmi
nos minorités, les artistes ont obstinément conservé,
entretenu, enrichi notre mémoire, nos savoirs, nos
fantaisies, nos mythes, nos légendes, nos gloires et nos
travers, nos frayeurs et nos mystères, se faisant les
dépositaires de notre singularité. Ils l'ont inscrite
dans la parole des contes, la magie des romans,
l'épaisseur des essais, l'enchantement des musiques,
l'éternité de la pierre sculptée, le charme des
tableaux, l'envoûtement du théâtre, la force du
cinéma, l'ensorcellement des danses, la fantaisie des
chants, l'alchimie des mets. Ils bataillent seuls et
rudement. Une politique culturelle doit leur permettre de
se consacrer entièrement à l'expression de leur talent
en cessant d'exercer pour des raisons purement
alimentaires ces activités de gestionnaires,
d'organisateurs, de promoteurs, de prospecteurs autour de
leur couvre. Cette politique culturelle doit également
s'atteler à rendre à certains endroits leur caractère
sacré. Elle doit revisiter les lieux de notre vie
quotidienne pour inscrire dans l'espace les souvenirs des
épisodes glorieux ou tragiques, marquer les rues des
noms de nos héros, nous abriter sous l'ombre tutélaire
de ceux dont le courage a tressé les mailles de notre
liberté présente.
C'est
excitant. Mais la culture, ça ne nourrit que les
artistes. Et encore.
Et encore.
Mais tu conviendras qu'elle est vitale. Essaie d'imaginer
qu'au début de ton éveil musical je t'aie interdit
d'écouter les Spice Girls ou Céline Dion. Tu en ris ?
Tu comprends aujourd'hui le désespoir que j'éprouvais
alors, et mon entêtement à t'initier au jazz, au
steel-band ou à la salsa. Et même si tu ne jures
maintenant que par le reggae et le rap, tu sais savourer
des chants traditionnels, un disque de Barbara Hendrix -
seulement un morceau de temps en temps, d'accord - une
bossa-nova ou un calypso.
Cependant, convenons qu'il y a également lieu de
réparer dans des domaines plus matériels. Tout ce que
je t'ai expliqué sur la confiscation des terres plaide
en faveur de politiques publiques foncières et agraires
qui réduisent les injustices, à défaut de les
détruire. Il ne s'agit pas d'inciter à la guerre
civile. Mais il s'agit d'éviter aussi qu'un jour elle
apparaisse comme une voie légitime. Et que l'on puisse
trouver des arguments, même douteux, pour l'expliquer
sinon la justifier. C'est la responsabilité des pouvoirs
publics de prendre acte des inégalités présentes
enracinées dans l'injustice passée et de susciter
dialogue, concertation, compromis et consensus pour les
éradiquer. Là où l'État s'est emparé pour son propre
compte du patrimoine foncier, il doit veiller à la
restitution des terres dans des conditions équitables et
fructueuses.
Pour
éviter ce qui se passe au Zimbabwe ?
C'est cela.
La responsabilité n'est pas qu'interne au Zimbabwe. À
la confiscation des terres durant la période coloniale
s'ajoutent les accords internationaux qui enlisent les
pays dits du Sud dans une dépendance qui les appauvrit
de plus en plus. Lauré préaration suppose également
que soient révisés les rapports efforce hérités de la
période coloniale qui, comme nous allons le v est fille
de la période esclavagiste. Ces rapports déguisés en
conventions internationales doivent être revus, et pas
seulement tous les cinq ans, ce qui est actuellement le
cas, comme si on vérifiait que les pays d'Afrique, des
Caraïbes et du Pacifique ne sont pas totalement
asphyxiés et que les cadavres bougent encore. Il doivent
être revus dans leur logique même. Ils ont été
construits sur la dialectique
indépendance-endettement-dépendance. Ces pays ne
peuvent que s'embourber dans la misère, la pauvreté, la
maladie, l'illettrisme, la violence. Et les prescriptions
d'institutions telles que la Banque mondiale ou le Fonds
monétaire international avec leurs programmes
d'ajustement structurel n'ont servi qu'à immoler les
plus vulnérables, sans inquiéter les auteurs de
pillage, de gabegie, de corruption.
Mais
le pillage se fait quand même avec des complicités
internes !
Hélas,
oui.
Et
tu dis malgré tout qu'il faut supprimer la dette de ces
pays ?
Absolument.
Sans réserve. La dette est une escroquerie
indéfendable. La plupart des pays ont d'ailleurs
remboursé en intérêts plusieurs fois le montant du
capital emprunté. La dette couvre de sordides pratiques
usuraires. Consciente de l'inaptitude de certains
gouvernements et souvent de leur coupable connivence,
j'ai des états d'âme, mais pas de réserve. Il faut
donc annuler la dette, mais dans le même temps donner
des forces à ceux qui luttent pour la justice sociale et
le progrès, et agir pour que cessent l'impunité sur les
détournements et l'incompétence criminelle.
Dis-moi,
il y a un aspect de la réparation que tu ne sembles pas
vouloir aborder. Pourtant on en parle beaucoup, surtout
aux États-Unis. J'entends souvent dire qu'il faudrait
que les descendants d'esclavagistes indemnisent les
descendants d'esclaves.
C'est une
approche de la réparation. Il est vrai qu'elle est
prépondérante aux États-Unis où règne une culture
principalement matérialiste et judiciaire. Il y a
d'ailleurs des procès en cours dans ce pays, notamment
contre des compagnies d'assurance, pour réclamer des
dommages et intérêts sur les fortunes bâties à partir
des bénéfices de la traite. Les tenants de cette
conception de la réparation ont des arguments sérieux.
Ils affirment que ceux qui chicanent avec tant
d'arrogance pour nommer le crime, ceux qui nous excluent
de tout débat sur les torts infligés, le droit des
victimes, le bien-fondé des réparations, ceux-là ne
deviennent sensibles aux grandes causes que lorsqu'elles
leur coûtent. Ils rappellent que l'Holocauste a eu lieu
durant la Seconde Guerre mondiale, que l'État d'Israël
n'a été créé qu'en 1948 et que pourtant, en 1952,
l'Allemagne et l'Autriche lui ont versé respectivement
822 puis 25 millions de dollars, sans compter la
restitution des sommes déposées sur des comptes
bancaires et des oeuvres d'art aux propriétaires qui ont
pu être identifiés.
Oui,
mais c'est parce qu'il y avait des survivants. Et on ne
peut pas soutenir qu'il est impossible de punir les
coupables parce qu'ils sont tous morts, et en même temps
chercher des héritiers vivants pour leur verser des
indemnités.
À quoi les
défenseurs de cette thèse rétorquent qu'en tant que
descendants des victimes ils subissent encore les
séquelles des dépouillements, sévices, préjugés,
interdits, discriminations directement inspirés par la
période esclavagiste.
Ce
qui n'est pas faux, d'après ce que tu m'âs expliqué.
Ils
ajoutent que les États-Unis ont indemnisé les
Américains d'origine japonaise internés par le
gouvernement de Roosevelt après Pearl Harbour. Ils
rappellent que les personnes envoyées en Allemagne et en
Pologne pour le Service du travail obligatoire durant la
guerre perçoivent des indemnités versées par les
entreprises concernées. Ils se réfèrent même aux
indemnités payées par le Japon à la Corée du Sud, en
compensation des crimes perpétrés pendant l'invasion et
l'occupation.
C'est
comme pour les Juifs. Dans tous les cas, il y a des
survivants. Dans certains cas, on donne aux États, dans
d'autres aux personnes et parfois on rend aux personnes
et on donne à l'État. C'est compliqué, tout ça.
Oui, mais
plus c'est compliqué, et plus cela révèle l'immensité
et l'horreur du système esclavagiste. Du point de vue
des trafics, de la mobilité des colons et du "
cheptel " d'esclaves, le système pratiquait la
porosité des frontières. D'où la dispersion. Ceux qui
sont du côté des indemniseurs potentiels demandent
volontiers s'il faudra indemniser les Noirs et les métis
alors que ces derniers descendent à la fois des esclaves
et des maîtres. Ils demandent s'il faudra verser aux
personnes ou aux États. Et dans les pays où la
population d'origine africaine est minoritaire, que
faudra-t-il faire ? Sans parler d'autres questions qui
ont l'apparence de la pertinence, mais qui sont en fait
déplacées. Il est assez drôle de relever que,
contrairement à la France et à la plupart des anciennes
puissances esclavagistes, le gouvernement des États-Unis
a reconnu en quelque sorte aux anciens esclaves un droit
à réparation en promettant une mule et quarante acres
de terre à chacun. C'était dérisoire au regard de ce
qui fut laissé et donné aux anciens maîtres. De plus,
l'attribution de ce " capital de départ " ne
fut même pas respectée. Cependant le fait de le
déterminer posait le principe de la nécessité de la
réparation. Malheureusement il n'y eut pas une pression
morale forte pour contraindre le gouvernement à
respecter cet engagement. Il est vrai que tout cela se
déroulait dans une ambiance où un grand esprit comme
Alexis de Tocqueville disait que " si les nègres
ont le droit d'être libres, les colons ont le droit de
ne pas être ruinés par la liberté des nègres " .
Pourquoi
restes-tu contre cette forme de réparation, en dépit de
tous ces arguments ?
Parce que
je n'autorise personne à calculer la souffrance de mes
ancêtres et à me dire : " Voilà, ils valaient
tant et signez ici pour solde de tout compte. " Je
sens monter en moi des instincts cannibales et je suis
prête à mordre jusqu'au sang celui qui se croira
autorisé à me traiter ainsi.
Excuse-moi.
C'est peut-être très digne mais guère efficace. Après
les dégâts que tu m'as décrits toimême, ce refus est
une façon de laisser durer les inégalités.
Le refus
d'indemnité financière ne signifie nullement que je
considère que les gouvernements actuels, héritiers des
biens et dividendes de la traite et de l'esclavage, sont
quittes de toute dette. Je dis simplement que ce n'est
pas avec ma complicité qu'ils achèteront une deuxième
fois mes aïeux. Cela me paraît même la façon la plus
inappropriée de se débarrasser du problème.
L'exigence de politiques publiques ciblées, telles que
je te les ai décrites, me paraît davantage de nature à
dénoncer les inégalités d'une société dont les
victimes sont toujours de même ascendance.
Ces politiques publiques coûteront cher. Et à ceux qui
s'imaginent qu'il serait bienvenu de brandir comme un
quitus ce refus d'indemnité, j'adresse, en guise de mise
en garde, les mots de Countee Cullen :
Nous ne
planterons pas toujours
Pour que d'autres récoltent
Le sué doré des fruits mûrs
Nous ne tolérerons pas toujours
En esclaves muets
Que des êtres inférieurs
Maltraitent nos frères
Nous ne jouerons pas toujours
De la flûte douce
Tandis que d'autres se reposent
Nous ne resterons pas toujours courbés
Devant des brutes plus astucieuses que nous
Car
Nous n'avons pas été créés
Pour pleurer
Éternellement.
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L'enjeu
de la loi reconnaissant
le crime contre l'humanité
Sous
couvert d'impunité,
les crimes font des petits plus cruels encore.
La
France est tout de même le seul pays qui ait adopté un
texte reconnaissant dans la traite négrière et
l'esclavage un crime contre l'humanité. Pourquoi
restes-tu insatisfaite ?
Je ne suis
pas insatisfaite. Sur des causes qui me dépassent
autant, je ne laisse pas mes sentiments dicter ma
compréhension des choses.
Tiens
donc ! Une personne comme toi, qui assures qu'il y a du
sentiment dans tout ce qui concerne les hommes ?
Je
confirme. Et s'il est un sujet qui me touche
profondément, c'est bien celui-là. Quelles que soient
les souffrances que j'ai endurées dans cette bataille,
et je te prie de croire qu'elles furent incisives,
quelles que soient les contrariétés que m'ont causées
certaines frilosités, quel que soit l'agacement que j'ai
éprouvé face à certaines ignorances, quelle que soit
l'irritation que provoquèrent certaines légèretés,
quelles que soient l'exaspération et la fureur que m'ont
inspirées les clichés et préjugés inconvenants sur
une pareille cause, je veux rester lucide.
Cette
loi a été adoptée à l'unanimité. En fin de compte,
les clivages se sont estompés ?
L'unanimité
tient à la conjonction de motivations multiples. Il y a
ceux qui approuvent de toutes leurs forces. Ceux qui
n'approuvent que parce que le texte original a pu être
aseptisé. Ceux qui approuvent parce que ce serait
politiquement incorrect de se démarquer. Ceux qui
n'approuvent pas mais se taisent par manque de
combativité, absence d'arguments, pour ne pas mettre
leur groupe en difficulté, ou parce qu'ils estiment que
la cause ne mérite pas un conflit.
C'est
ce que veut dire l'unanimité ?
Pas
toujours. Et on ne va pas se refuser d'ironiser un peu
sur ce vote unanime des deux chambres du Parlement. Mais
il ne faut pas se bercer d'illusions. Il est évident que
si la loi actuelle ne sanctionnait pas ces pratiques
autorisées dans le passé, on trouverait aujourd'hui
encore des personnes capables de se situer dans le camp
esclavagiste en composant avec leur conscience.
Tu
me fais frissonner. La France est un pays civilisé,
quand même. De nos jours...
La
sauvagerie et la barbariei ne sont pas affaire d'époque.
Tu en sais assez sur le rayonnement de Samarkand, de
l'Andalousie, de la Grèce, de Ségou, de Grenade, de Kerma ou de Palenque, sur la
magnificence d'Akhenaton, de Salomon, d'Averroès,
d'Hatchepsut, de Manco Càpac et de tant d'autres, pour
comprendre que la " civilisation " n'est ni
affaire de temps, ni affaire de lieu.
1. Site
archéologique du Soudan, ancienne ville de Nubie qui
était le centre du royaume de Coush (XVIe
siècle avant J.-C.). Des fouilles ont permis de mettre
au jour d'importants vestiges.
Les trois
grands continents réputés sous-développés, l'Afrique,
l'Asie, l'Amérique du Sud, ont fait éclore des
civilisations prestigieuses qui, pour la plupart, ont
été détruites au contact des Européens lors des
conquêtes coloniales. Note bien que les Grecs et les
Romains qualifiaient de " barbares " les
cultures et les peuples étrangers, et que plus tard la
chrétienté a appliqué ce terme aux Germains, aux
Slaves et aux Asiatiques. Tu vois comme ces vérités
sont subjectives. En clair, les barbares sont toujours
les autres, ceux dont on ne comprend pas le comportement
parce qu'on ne connait pas assez leur culture. Ce n'est
pas une question d' époque. Les pratiques contemporaines
d'esclavage et de servitude en sont la preuve.
Oui,
mais là, tu reviens à la politique.
Il n'y a
pas de matière plus politique que le droit. Car il
s'agit de définir les règles de la vie commune, les
limites qui s'imposent à chacun, le cadre dans lequel
l'État s'arroge le monopole des sanctions judiciaires,
de la surveillance policière et de la défense
militaire. Les lois reflètent aussi les générosités
de la société tout en dénonçant ses démons.
Et
elle dénonce quels démons, cette loi ?
La peur de
nommer. Dans le texte original, j'écrivais : " Les
manuels scolaires et les programmes de recherche en
histoire et en sciences sociales devront assurer une
place conséquente à la plus longue et la plus massive
déportation de l'histoire de l'humanité. " Cette
disposition est devenue: " Les manuels [...]
accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la
place conséquente qu'ils méritent. " Voilà. Ces
millions de personnes capturées, marquées au fer,
vendues, transportées à fond de cale n'ont pas été
" déportées " . Comme s'il y avait un
monopole sacré sur le mot. Ce crime perpétré durant
plus de quatre siècles et demi, qui a concerné au moins
trente millions de personnes et cinq à sept fois plus,
selon les historiens, si l'on compte ceux qui ont péri
entre les lieux de capture et les marchés aux esclaves
des colonies, ne peut être déclaré " la plus
longue et la plus massive déportation de l'humanité
" . Pourtant le temps est une donnée objective.
D'autant qu'aux quatre siècles et demi de pratiques
esclavagistes des Européens s'ajoutent les sept siècles
d'esclavage transsaharien des négociants
arabo-musulmans. Ce n'est introduire aucune hiérarchie
entre le génocide juif et la déportation des esclaves,
aucune échelle dans la souffrance humaine, que
d'inscrire dans la loi ce que les historiens considèrent
comme le crime ayant fait le plus grand nombre de
victimes sur la période la plus longue. Les crispations
peuvent. malencontreusement nourrir une concurrence
malsaine et dangereuse entre les victimes des crimes
contre l'humanité.
Pourquoi
dis-tu qu'il y aurait un monopole sacré sur le mot
" déportation "
Je fais
référence à l'interdit implicite de tout usage de ce
mot en dehors de l'Holocauste qui a frappé les Juifs
durant la Seconde Guerre mondiale en Europe. Depuis, il
n'est pas concevable que l'on utilise le mot " de
déportation " ,pour désigner une autre tragédie
que ce génocide, qui a donné lieu à la création du
concept même de crime contre l'humanité. Pourtant,
avant cet épisode monstrueux de l'histoire européenne,
le mot déportation était utilisé, par exemple pour
désigner le transfert des prisonniers français et
coloniaux vers les bagnes de Guyane et de Nouvelle
Calédonie. Or, peut-on nommer autrement l'acte violent
qui a consisté à faire traverser l'océan Atlantique et
l'océan Indien à des millions de personnes
enchaînées, condamnées à travailler comme du bétail,
sous le statut de " biens meubles " appartenant
au patrimoine du maître ? L'usage exclusif de ce mot
sert peut-être à conjurer le démon nazi. Mais il
faudra bien, cependant, que la traite et l'esclavage
soient aussi fortement condamnés.
Et
quelles sont les générosités de cette loi ?
Sur le plan
matériel, elles sont pratiquement nulles, si on retient
que la disposition relative à la réparation a
également été supprimée. L'article 5 du texte initial
proposait la création d'un " comité de
personnalités qualifiées chargées d'évaluer le
préjudice subi et d'examiner les conditions de
réparation morale et matérielle due au titre de ce
crime ". Préjudice et réparation matérielle sont
apparus comme des perspectives effrayantes. Même si
matérielle n'est pas synonyme de financière. Pourtant,
il n'était question que de la mise en place d'un
comité. Mais c'était déjà reconnaître le bien-fondé
d'une revendication de réparation et s'engager à y
faire droit. Cette disposition a dérangé pratiquement
tous les députés, mais, pour la plupart, ils se sont
rendus aux arguments que je t'ai exposés. Finalement
cette disposition a été ôtée du texte. Néanmoins, on
peut considérer comme une " générosité "
l'article 2 sur l'éducation, la recherche et la
coopération. Il ne fut pas maintenu sans lutte. Mais
retenons qu'il reconnaît la nécessité d'introduire
cette histoire dans les programmes scolaires. Il ne sera
plus question d'évoquer en passant, au détour de la
révolution de 1848 et de l'avènement du suffrage
universel, le décret d'abolition. Il sera question de la
traite et
de l'esclavage, des politiques d'État qui les ont
portés, de la place des colonies, du rôle qu'ont joué
les grands hommes de l'Histoire de France, des luttes et
du marronnage, des peuples disparus, des syncrétismes
religieux, des langues nouvelles créées pour
communiquer avec le maître ou les autres esclaves...
Ce
sera aussi facile que ça ?
Certes non
! On court le risque que certains. ouvrages propagent de
fausses idées, mais l'article 5 de la loi définitive
permet aux associations qui ont pour objet de défendre
la mémoire des esclaves et l'honneur de leurs
descendants de se porter partie civile. Elles peuvent
donc porter plainte et demander des dommages et
intérêts, par exemple pour punir l'apologie de crimes
contre l'humanité.
C'est
une autre générosité de cette loi.
Si on veut.
Nous avons établi une distinction entre les dispositions
où se manifestent les vieux démons et celles où
s'expriment les générosités, mais elle ne reflète pas
tout à fait la réalité. Il n'y a pas vraiment lieu de
parler de générosité. Ces dispositions sont en fait de
simples actes de justice. Tardifs. Bienvenus néanmoins.
Cette loi révèle un réel courage sur le plan moral,
elle est moins audacieuse sur le plan politique.
Tu
le regrettes ?
Je n'irais
pas jusque-là. Une loi est une construction collective.
Elle prend corps à la croisée d'exigences divergentes
et parfois contradictoires. Elle en dit plus long par ses
limites que par son contenu. Particulièrement les lois
qui participent de l'arsenal juridique de la défense des
Droits de l'homme. Car la loi construit les digues qui
protègent les plus vulnérables. Elle dit le niveau de
conscience universelle des institutions qui doivent
savoir se propulser au-delà de l'air du temps, des
blocages ou des inhibitions, pour dégager l'horizon.
François Mitterrand était encore candidat lorsqu'il a
déclaré, malgré des sondages défavorables à
l'abolition de la peine de mort, qu'il la supprimerait
s'il était élu.
Il y a des causes qui exigent des convictions nobles et
une détermination digne. Il est certain que j'aurais
préféré plus de hardiesse politique dans cette loi.
Mais cette cause est un combat que j'aborde sans amertume
ni regrets. Je fais le point à chaque étape pour
considérer l'état des forces, apprécier les avancées,
mesurer les inerties, évaluer les obstacles, prévoir
les conquêtes à venir et réviser les stratégies. Il
faudra oeuvrer pour que ce qui a été évincé de la loi
trouve sa place à l'école, dans les universités, dans
la société.
Ça
ne sera pas la même chose...
Certainement
pas. Le professeur Luis SalaMolins parle de la "
fonction crématistique " de la loi. En effet seule
la loi, donc le jugement potentiel, peut annuler les
conséquences d'actes criminels, en procédant à la
" pesée des faits " , à leur "
pondération ". Je partage volontiers cette
approche. Et il est certain que la peur des mots a privé
cette loi de sa vocation à dire et à mesurer le
préjudice, à estimer la réparation. La fonction morale
de la loi doit être consubstantielle à sa fonction
normative. En, clair, la parole solennelle
quj~uve est in ' ensable, mais la norme qui
_conda_mnetréprim' out autant.
Malgré ses insuffisances, je pense que cette loi marque
un tournant essentiel dans la conscience collective. Elle
consolide l'architecture internationale des droits
naturels des peuples et des citoyens. L'article 3 stipule
qu'une requête en reconnaissance de ce crime contre
l'humanité sera introduite auprès du Conseil de
l'Europe et de l'Organisation des Nations Unies
notamment. La conférence internationale contre le
racisme qui s'est tenue à Durban en Afrique du Sud du 30
août au 8 septembre 2001 a consacré cette
reconnaissance. Et depuis lors, le débat sur la
réparation est devenu incontournable. Il connaîtra
encore des avatars. On voudra le réduire à de simples
revendications financières, mais on ne pourra
l'empêcher de progresser. Et finalement, c'est
peut-être mieux qu'il n'ait pas été confisqué par une
poignée de personnalités, quelles que soient, par
ailleurs, leurs qualités personnelles. Et qui sait ? Ce
débat est peut-être le début d'un travail nécessaire
sur les politiques publiques.
À
quelque chose, malheur est bon ?
Toujours !
Fin des
extraits
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