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folio plus classiques ISBN 978-2-07-034379-9
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René Char, homme social et poète
rentre en sommeil en même temps qu'en résistance. Les feuillets d'Hypnos
sont la restitution poétique après guerre de cette parenthèse où lui
comme d'autres a trouvé sa vérité et son trésor. Lucide sur la suite
humaine, politique et historique de la résistance, il sait que la
liberté et la vérité ne seront plus jamais !
Comme l'analysait Hannah ARENDT, celui qui « a épousé la Résistance,
a découvert sa vérité », les résistants « avaient commencé à créer
cet espace public entre eux où la liberté pouvait apparaître » !
De ce vide créé par la fin de la résistance où le résistant avait
trouvé sa vérité et créé un espace public de liberté, Hannah ARENDT
tire une autre analyse, à savoir la difficulté à penser aujourd'hui
!
Plus
de détails en fin de page et une note de lecture sur
La crise de la culture d'Hannah
Arendt.
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Extraits
Sélection de fragments des
feuillets d’Hypnos, le numéro du feuillet précède l’extrait, trois
points indiquent la coupure effectuée dans l’extrait d’un même
feuillet. L’interprétation et la réécriture d’un feuillet sont en
italique. Les mots en majuscules respectent l’original.
Feuillets d’Hypnos
1943-1944
À Albert Camus.
Hypnos saisit l’hiver et le vêtit de granit. L’hiver se fit sommeil
et Hypnos devint feu. La suite appartient aux hommes.
30
Archiduc me confie qu’il a découvert sa vérité quand il a épousé la
Résistance…
37
…Le génie de l’homme, qui pense avoir découvert les vérités
formelles, accommode les vérités qui tuent en vérités qui autorisent
à tuer…
38
…l’importance des idées reçues est extrêmement relative et qu’en fin
de compte « l’affaire » est une affaire de vie et de mort et non de
nuances à faire prévaloir au sein d’une civilisation dont le
naufrage risque de ne pas laisser de trace sur l’océan de la
destiné…
54 (en intégralité)
Étoile du mois de mai…
Chaque fois que je lève les yeux vers le ciel, la nausée écroule ma
mâchoire. Je n’entends plus, montant de la fraîcheur de mes
souterrains le gémir du plaisir, murmure de la femme entrouverte.
Une cendre de cactus préhistorique fait voler mon désert en éclats !
Je ne suis plus capable de mourir…
Cyclone, cyclone, cyclone…
54
…Je n’entends plus, montant de la fraîcheur de mes souterrains le
gémir du plaisir, murmure de la femme entrouverte…
54
…Je ne suis plus capable de mourir…
62 (en intégralité)
Notre héritage n’est précédé d’aucun testament.
87 (en intégralité)
LS*, je vous remercie pour l'homodépôt Durance 12. Il entre en
fonction dès cette nuit. Vous veillerez à ce que la jeune équipe
affectée au terrain ne se laisse pas entraîner à apparaître trop
souvent dans les rues de Duranceville. Filles et cafés dangereux
plus d'une minute. Cependant ne tirez pas trop sur la bride. Je ne
veux pas de mouchard dans l'équipe. Hors du réseau, qu'on ne
communique pas. Stoppez vantardise. Vérifiez à deux sources corps
renseignements. Tenez compte cinquante pour cent romanesque dans la
plupart des cas. Apprenez à vos hommes à prêter attention, à rendre
compte exactement, à savoir poser l'arithmétique des situations.
Rassemblez les rumeurs et faites synthèse. Point de chute et boîte à
lettres chez l'ami des blés. Éventualité opération Waffen, camp des
étrangers, les Mées, avec débordement sur Juifs et Résistance.
Républicains espagnols très en danger. Urgent que vous les
préveniez. Quant à vous, évitez le combat. Homodépôt sacré. Si
alerte, dispersez-vous. Sauf pour délivrer camarade capturé, ne
donnez jamais à l'ennemi signe d'existence. Interceptez suspects. Je
fais confiance à votre discernement. Le camp ne sera jamais montré.
Il n'existe pas de camp, mais des charbonnières qui ne fument pas.
Aucun linge d'étendu au passage des avions, et tous les hommes sous
les arbres et dans le taillis. Personne ne viendra vous voir de ma
part, l'ami des blés et le Nageur exceptés. Avec les hommes de
l'équipe soyez rigoureux et attentionné. Amitié ouate discipline.
Dans le travail, faites toujours quelques kilos de plus que chacun,
sans en tirer orgueil. Mangez et fumez visiblement moins qu'eux.
N'en préférez aucun à un autre.
N'admettez qu'un mensonge improvisé et gratuit. Qu'ils ne
s'appellent pas de loin. Qu'ils tiennent leur corps et leur literie
propres. Qu'ils apprennent à chanter bas et à ne pas siffler d'air
obsédant, à dire telle qu'elle s'offre la vérité. La nuit, qu'ils
marchent en bordure des sentiers. Suggérez les précautions;
laissez-leur le mérite de les découvrir. Émulation excellente.
Contrariez les habitudes monotones. Inspirez celles que vous ne
voulez pas trop tôt voir mourir.
Enfin, aimez au même moment qu'eux les êtres qu'ils aiment.
Additionnez, ne divisez pas. Tout va bien ici. Affections. HYPNOS.
* Pierre Zyngerman, alias Léon Saingermain.
97
Le poète rassemble le trésor éparpillé.
104 (en intégralité)
Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri.
109 (en intégralité)
Toute la masse d’arôme de ces fleurs pour rendre sereine la nuit qui
tombe sur nos larmes.
117
Claude me dit : « …Du jour où je suis devenu "partisan", je n’ai
plus été malheureux ni déçu… »…
124 (en intégralité)
LA-FRANCE-DES-CAVERNES
127
…L’homme d’un pas de somnambule, marche vers les mines meurtrières,
conduit par le chant des inventeurs…
135
…Surtout ne pas entièrement leur supprimer ces sentiers pénibles, à
l’effort desquels succède l’évidence de la vérité à travers pleurs
et fruits.
145
Du bonheur qui n’est que de l’anxiété différée…
147 (en intégralité)
Serons-nous plus tard semblables à ces cratères où les volcans ne
viennent plus et où l’herbe jaunit sur sa tige ?
157
note 1 mention manuscrite de Char, mai 1944, à propos de Roger G.
(Émile Cavagni).
« Un être merveilleux, un arbre d’avant l’invention de la hache. »
166 (en intégralité)
Pour qu’un héritage soit réellement grand, il faut que la main du
défunt ne se voie pas.
168
Résistance n’est qu’espérance…
169 (en intégralité)
La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.
170 (en intégralité)
Les rares moments de liberté sont ceux durant lesquels l’inconscient
se fait conscient et le conscient néant (ou verger fou).
175
…le papillon qui simule l’ivresse et agace les fleurs de ses hoquets
silencieux…
178
…Prisonnier de Georges de La Tour…serre le cœur mais combien
désaltère ! ...La femme explique, l’emmuré écoute…terrestre
silhouette d’ange rouge…des mots qui portent immédiatement secours…
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres
hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.
189 (en intégralité)
Combien confondent révolte et humeur, filiation et inflorescence du
sentiment. Mais aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille,
elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources
mêmes de sa condition. Elle est indicible la sensation de cette
profondeur qui se volatilise en se concrétisant.
193
…Il faut beaucoup nous aimer, cette fois encore, respirer plus fort
que le poumon du bourreau.
194
…ma voix d’encre…Nécessité de contrôler l’évidence, de la faire
créature.
195 (en intégralité)
Si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces
années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de
moi mon trésor, me reconduire jusqu’au principe du comportement le
plus indigent comme au temps où je me cherchais sans jamais accéder
à la prouesse, dans une insatisfaction nue, une connaissance à peine
entrevue et une humilité questionneuse.
195
Si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces
années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de
moi mon trésor…
197 (en intégralité)
Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue.
206
…Et je demeure là comme une plante dans son sol bien que ma saison
soit de nulle part.
219
…Insensiblement tu reprends conscience de ton âge (qui avait sauté
du calendrier), de ce surcroît d’existence dont tes efforts vont
faire un pont…
220
…Le mal partout déjà est en lutte avec son remède…On se précipitera
dans l’oubli…
224
…aujourd’hui je m’endors pour vivre quelques heures.
227
L’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer…
237 (en intégralité)
Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la
place est pour la Beauté.
LA ROSE DE CHÊNE
…ô Beauté…s’associe à l’homme acharné à tromper son destin avec son
contraire indomptable : l’espérance.
Fin des fragments.
Analyse d’ Hannah ARENDT
Comme l'analysait Hannah ARENDT, celui qui « a épousé la Résistance,
a découvert sa vérité », les résistants « avaient commencé à créer
cet espace public entre eux où la liberté pouvait apparaître » !
De ce vide créé par la fin de la résistance où le résistant avait
trouvé sa vérité et créé un espace public de liberté, Hannah ARENDT
tire une autre analyse, à savoir la difficulté à penser aujourd'hui
!
Hannah ARENDT, La crise de la culture, Gallimard 1972, édition de
poche Folio-Essais, ISBN : 978-2070325030
Extrait de la préface
« l'homme dans la pleine réalité de son être concret vit dans cette
brèche du temps entre le passé et le futur.
.../...
Ce petit non-espace-temps au cœur même du temps, contrairement au
monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué,
mais ne peut être transmis ou hérité du passé ; chaque génération
nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu'il s'insère
lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir
et le frayer laborieusement à nouveau.
Mais l'ennuyeux est que nous ne semblons ni équipés ni préparés pour
cette activité de pensée, d'installation dans la brèche entre le
passé et le futur. Pendant de très longues époques de notre
histoire, en fait à travers les millénaires qui ont suivi la
fondation de Rome et furent déterminés par des concepts romains,
cette brèche fut comblée par ce que, depuis les Romains, nous avons
appelé la tradition. Que cette tradition se soit usée avec l'avance
de l'âge moderne n'est un secret pour personne. Lorsque le fil de la
tradition se rompit finalement, la brèche entre le passé et le futur
cessa d'être une condition particulière à la seule activité de la
pensée et une expérience réservée au petit nombre de ceux qui
faisaient de la pensée leur affaire essentielle. Elle devint une
réalité tangible et un problème pour tous ; ce qui veut dire qu'elle
devint un fait qui relevait du politique.
Kafka fait référence à l'expérience, l'expérience du combat acquise
par «lui» qui tient ferme entre l'affrontement des vagues du passé
et du futur. Cette expérience est une expérience de pensée -
puisque, comme nous l'avons vu, toute la parabole a trait à un
phénomène mental - et elle ne peut être acquise, comme toute
expérience, que par la pratique, par des exercices. »
« Ce que Char avait prévu, clairement anticipé, tandis que le combat
réel durait encore - « Si j’en réchappe, je sais que je devrai
rompre avec l’arôme de ces années essentielles, rejeter (non
refouler) silencieusement loin de moi mon trésor » - était arrivé.
Ils avaient perdu leur trésor.
Quel était ce trésor ? Tel qu’eux-mêmes le comprenaient, il semble
qu’il ait consisté, pour ainsi dire, en deux parts étroitement liées
: ils s’étaient aperçus que celui qui « a épousé la Résistance, a
découvert sa vérité », qu’il cessait de se chercher « sans jamais
accéder à la prouesse, dans une insatisfaction nue », qu’il ne se
soupçonnait plus lui-même d’ « insincérité », d’être « un acteur de
sa vie frondeur et soupçonneux », qu’il pouvait se permettre d’ «
aller nu ». Dans cette nudité., dépouillés de tous les masques - de
ceux que la société fait porter à ses membres aussi bien que de ceux
que l’individu fabrique pour lui-même dans ses réactions
psychologiques contre la société - ils avaient été visités pour la
première fois dans leurs vies par une apparition de la liberté, non,
certes, parce qu’ils agissaient contre la tyrannie et contre des
choses pires que la tyrannie - cela était vrai pour chaque soldat
des armées alliées - mais parce qu’ils étaient devenus des «
challengers », qu’ils avaient pris l’initiative en main, et par
conséquent, sans le savoir ni même le remarquer, avaient commencé à
créer cet espace public entre eux où la liberté pouvait apparaître.
« A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à
s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis. » »
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