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SOUS LA DIRECTION DE PIERRE BOURDIEU LA MISÈRE DU MONDE

       
       
    sens que très lentement, et souvent après coup. C'est donc au raisonnement (logismos) qu'il faut demander la révélation des causes structurales que les propos et les signes apparents ne dévoilent qu'en les voilant 2.
Ainsi, anticipant les leçons de l'épistémologie moderne, la médecine grecque affirmait d'emblée la nécessité de construire l'objet de la science par une rupture avec ce que Durkheim appelait les " prénotions ", c'est-à-dire les représentations que les agents sociaux se font de leur état. Et, comme la médecine naissante devait compter avec la concurrence déloyale des devins, des mages, des magiciens, des charlatans ou des " fabricants d'hypothèses ", la science sociale est aujourd'hui affrontée à tous ceux qui se font forts d'interpréter les signes les plus visibles du malaise social, par exemple, le port d'un fichu aussitôt désigné comme " voile islamique " : à tous ces " demi-habiles " qui, armés de leur " bon sens " et de leur prétention, se précipitent dans les journaux et devant les caméras pour dire ce qu'il en est d'un monde social qu'ils n'ont aucun moyen efficace de connaître ou de comprendre. La véritable médecine, toujours selon la tradition hippocratique, commence avec la connaissance des maladies invisibles, c'est-à-dire des faits dont le malade ne parle pas, qu'il n'en ait pas conscience ou qu'il oublie de les livrer. Il en va de même d'une science sociale soucieuse de connaître et de comprendre les véritables causes du malaise qui ne s'exprime au grand jour qu'au travers de signes sociaux difficiles à interpréter parce qu'en apparence trop évidents. Je pense aux déchaînements de violence gratuite, sur les stades ou ailleurs,
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2. E. Terray, ibid.
 
       
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  aux crimes racistes ou aux succès électoraux des prophètes de malheur, empressés d'exploiter et d'amplifier les expressions les plus primitives de la souffrance morale qui sont engendrés, autant et plus que par la misère et la " violence inerte " des structures économiques et sociales, par toutes les petites misères et les violences douces de l'existence quotidienne.
Pour aller au-delà des manifestations apparentes, à propos desquelles s'empoignent ceux que Platon appelait les doxosophes, " techniciens-de-l'opinion-qui-se-croient-savants " , savants apparents de l'apparence, il faut évidemment remonter jusqu'aux véritables déterminants économiques et sociaux des innombrables atteintes à la liberté des personnes, à leur légitime aspiration au bonheur et à l'accomplissement de soi, qu'exercent aujourd'hui, non seulement les contraintes impitoyables du marché du travail ou du logement, mais aussi les verdicts du marché scolaire, ou les sanctions ouvertes ou les agressions insidieuses de la vie professionnelle. II faut pour cela traverser l'écran des projections souvent absurdes, parfois odieuses, derrière lesquelles le malaise ou la souffrance se masquent autant qu'ils s'expriment.
Porter à la conscience des mécanismes qui rendent la vie douloureuse, voire invivable, ce n'est pas les neutraliser; porter au jour les contradictions, ce n'est pas les résoudre. Mais, pour si sceptique que l'on puisse être sur l'efficacité sociale du message sociologique, on ne peut tenir pour nul l'effet qu'il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d'imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés; et en faisant connaître largement l'origine sociale, collectivement occultée, du

   
 

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