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sens que très lentement, et souvent après
coup. C'est donc au raisonnement (logismos) qu'il
faut demander la révélation des causes
structurales que les propos et les signes
apparents ne dévoilent qu'en les voilant 2.
Ainsi, anticipant les leçons de l'épistémologie
moderne, la médecine grecque affirmait d'emblée
la nécessité de construire l'objet de la
science par une rupture avec ce que Durkheim
appelait les " prénotions ", c'est-à-dire
les représentations que les agents sociaux se
font de leur état. Et, comme la médecine
naissante devait compter avec la concurrence déloyale
des devins, des mages, des magiciens, des
charlatans ou des " fabricants d'hypothèses
", la science sociale est aujourd'hui
affrontée à tous ceux qui se font forts
d'interpréter les signes les plus visibles du
malaise social, par exemple, le port d'un fichu
aussitôt désigné comme " voile islamique
" : à tous ces " demi-habiles "
qui, armés de leur " bon sens " et de
leur prétention, se précipitent dans les
journaux et devant les caméras pour dire ce
qu'il en est d'un monde social qu'ils n'ont aucun
moyen efficace de connaître ou de comprendre. La
véritable médecine, toujours selon la tradition
hippocratique, commence avec la connaissance des
maladies invisibles, c'est-à-dire des faits dont
le malade ne parle pas, qu'il n'en ait pas
conscience ou qu'il oublie de les livrer. Il en
va de même d'une science sociale soucieuse de
connaître et de comprendre les véritables
causes du malaise qui ne s'exprime au grand jour
qu'au travers de signes sociaux difficiles à
interpréter parce qu'en apparence trop évidents.
Je pense aux déchaînements de violence
gratuite, sur les stades ou ailleurs,
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2. E. Terray, ibid.
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aux crimes racistes ou aux succès électoraux
des prophètes de malheur, empressés d'exploiter
et d'amplifier les expressions les plus
primitives de la souffrance morale qui sont
engendrés, autant et plus que par la misère et
la " violence inerte " des structures
économiques et sociales, par toutes les petites
misères et les violences douces de l'existence
quotidienne.
Pour aller au-delà des manifestations
apparentes, à propos desquelles s'empoignent
ceux que Platon appelait les doxosophes, "
techniciens-de-l'opinion-qui-se-croient-savants
" , savants apparents de l'apparence, il
faut évidemment remonter jusqu'aux véritables déterminants
économiques et sociaux des innombrables
atteintes à la liberté des personnes, à leur légitime
aspiration au bonheur et à l'accomplissement de
soi, qu'exercent aujourd'hui, non seulement les
contraintes impitoyables du marché du travail ou
du logement, mais aussi les verdicts du marché
scolaire, ou les sanctions ouvertes ou les
agressions insidieuses de la vie professionnelle.
II faut pour cela traverser l'écran des
projections souvent absurdes, parfois odieuses,
derrière lesquelles le malaise ou la souffrance
se masquent autant qu'ils s'expriment.
Porter à la conscience des mécanismes qui
rendent la vie douloureuse, voire invivable, ce
n'est pas les neutraliser; porter au jour les
contradictions, ce n'est pas les résoudre. Mais,
pour si sceptique que l'on puisse être sur
l'efficacité sociale du message sociologique, on
ne peut tenir pour nul l'effet qu'il peut exercer
en permettant à ceux qui souffrent de découvrir
la possibilité d'imputer leur souffrance à des
causes sociales et de se sentir ainsi disculpés;
et en faisant connaître largement l'origine
sociale, collectivement occultée, du
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