Rivalités franco-allemandes
Par Stephan Richter, rédacteur en chef de www.theGlobalist.com
En 2001, pour la septième année consécutive, la croissance a été plus élevée en France qu'en Allemagne. Depuis 1991, le PIB a augmenté de 1,8 % par an en moyenne en France, contre 1,5 % en Allemagne, soit un écart de croissance de 20 % sur l'ensemble de la période. Pourtant, les mêmes politiques monétaire et budgétaire sont poursuivies de part et d'autre du Rhin. Il faut donc chercher une explication du côté des différences de société et de culture, mais aussi d'un certain nombre d'orientations fondamentalement divergentes en matière d'organisation économique.
Fait intéressant, la question n'est pas beaucoup débattue, outre-Rhin. Il faut dire que l'Allemagne part avec un sérieux handicap : l'Allemagne de l'Est. L'intégration des anciens Länder communistes à un système d'économie de marché a été difficile et coûteuse. Mais les problèmes de l'Allemagne dépassent largement la réunification, pour englober d'autres éléments, notamment le fédéralisme, qui décentralise la prise de décision, et le rôle des élites dans l'élaboration de la politique économique. Ces deux facteurs sont éludés en Allemagne dans tous les débats sur le sujet.
Même si l'on exclut les difficultés liées à l'intégration des Länder de l'Est, le " système allemand " tel qu'il existait à l'Ouest avant 1991 présentait déjà un certain nombre de problèmes, qui, depuis, n'ont fait que s'amplifier. On peut notamment citer le flou entourant les décisions des pouvoirs publics, le manque de rigueur dans la façon d'aborder les relations entre patronat et salariés, ainsi qu'une certaine incapacité à tirer profit de la politique de l'acte symbolique.
Fait remarquable, dans chacun de ces domaines, ce sont les Français qui montrent la voie à leurs voisins, qui n'osent pourtant pas leur emboîter le pas. Les Allemands préfèrent se taire plutôt que d'aborder leurs problèmes de front - et d'y trouver des solutions. Dans un contraste saisissant, le système politique français semble plus apte à gérer les difficultés liées aux réformes et à l'abandon d'une économie traditionnelle du bien-être.
A Paris, la politique de l'acte symbolique est maniée avec un remarquable doigté. On en a eu la spectaculaire démonstration lors du débat sur les 35 heures. Ce qui paraissait de prime abord comme une victoire pour les tenants de la tradition s'est révélé être une réforme importante, ayant entraîné une plus grande flexibilité de l'emploi. D'une part, les revendications syndicales ont été ostensiblement satisfaites et, d'autre part, les employeurs ont obtenu la suppression de certains avantages non salariaux. Résultat, les deux parties ont été gagnantes dans l'affaire. Ce type de compromis et ce recours aux symboles semblent inconnus en Allemagne. Dans le contexte actuel de la mondialisation, certaines institutions historiques allemandes (dont les syndicats) sont confrontées à une perte de pouvoir sans précédent. Si elles ne parviennent pas à remporter un certain nombre de victoires symboliques pour perdurer, elles auront besoin de " vraies " victoires (en clair, elles exigeront des hausses de salaire toujours plus importantes). Pourtant, ce seraient là des victoires à la Pyrrhus, empêchant les nécessaires réformes économiques et désavantageant encore le pays face à la concurrence.
Et puis il y a le processus de décision. La centralisation du pouvoir en France présente d'énormes avantages. Malgré l'éclat un peu solennel dont il s'entoure, ce système permet, en fait, de résoudre bien des problèmes. Comme on dit, une mauvaise décision vaut parfois mieux qu'aucune décision du tout. Toutefois, on peut comprendre la réticence " historique " des Allemands à centraliser l'autorité et la prise de décision. L'Allemagne a créé des mécanismes complexes qui empêchent, certes, l'abus de pouvoir, mais qui compliquent considérablement la prise de décision. Un certain nombre de décisions politiques arrachées à grand-peine et au prix de nombreuses batailles au niveau fédéral, à Berlin, se heurtent ensuite à la résistance des Länder, ou sont vidées de toute substance par des procédures juridiques qui durent souvent plusieurs années.
La rapidité avec laquelle la France a réussi à mettre en place un réseau national de trains à grande vitesse n'est qu'un exemple parmi d'autres de la souplesse dont ce pays sait faire preuve. Par ailleurs, malgré une centralisation plus importante, les Français comprennent que les règles sont parfois faites pour être transgressées. Ainsi, ceux qui occupent les postes subalternes du pouvoir ont la possibilité de prendre certaines décisions, même lorsque ces dernières contredisent la politique officielle. Par contraste, les personnes investies du même degré d'autorité en Allemagne ont tendance à renvoyer les questions à un niveau supérieur " pour discussion ". Or, comme par hasard, la nouvelle économie de l'information se caractérise, notamment, par une délégation plus importante du pouvoir de décision aux niveaux inférieurs de l'autorité.
Malheureusement pour l'Allemagne, cette rigidité concerne autant le monde des entreprises que la sphère politique. Le fait que la prise de décision, au sein des grandes entreprises, requière un certain consensus et de longs débats s'opposent directement à la nécessité, pour ces dernières, de réagir toujours plus rapidement. En fait, le talent technique faisait autrefois la force de l'Allemagne, son manque de réactivité est aujourd'hui sa faiblesse. Par conséquent, les entreprises allemandes (pour ne pas dire l'économie allemande) sont incapables de tirer pleinement parti de la nouvelle économie. Ce qui explique que, dans l'ensemble, les unes et l'autre commencent à perdre du terrain.
Si désagréable qu'un tel discours puisse paraître à des oreilles allemandes, le système français de formation des élites économiques et politiques fait considérablement progresser la France.
Le dernier point en faveur de la France, c'est que, aussi bruyants soient-ils, les syndicats français sont beaucoup moins puissants que leurs homologues d'outre-Rhin. En fait, le mouvement syndical en France est uniquement représentatif dans le secteur public, mais ne pèse pas lourd dans le privé. Par ailleurs, le fait de siéger aux conseils de surveillance des entreprises permet aux délégués du personnel allemands de bloquer ou de retarder beaucoup plus facilement les changements nécessaires.
L'attitude française se caractérise par quelque chose de très simple : la souplesse. Cela peut paraître surprenant, les Français étant généralement considérés comme plus " socialistes " (ou " traditionalistes ") que les Allemands. Toutefois, la question des péages autoroutiers montre que les premiers ont adopté une méthode beaucoup plus progressive de financement du réseau routier. Le paiement par l'usager est un outil beaucoup plus moderne de gestion d'un service public aux finances exsangues qu'un financement par l'impôt.
Cet exemple illustre les capacités des Français à rechercher des solutions, même lorsque ces dernières ne correspondent pas à leurs idées préconçues. Et il explique peut-être aussi pourquoi, à l'exportation, les Français se sont jetés sur les services - qui sont probablement l'avenir des pays développés - tandis que les Allemands se cantonnaient aux industries mécaniques à haut degré d'ingénierie.
Il y a dix ans, les Allemands aimaient à faire remarquer que, en France - leur principal concurrent économique en Europe -, l'inflation était moins bien maîtrisée, mais aussi que la croissance économique et la productivité générale étaient plus faibles qu'en Allemagne. Dans les années 1990, la France faisait mieux que son voisin dans ces deux derniers domaines. Avec le lancement de l'euro, l'inflation n'a plus de raison d'être. Au cours des six dernières années, la croissance économique a été plus rapide en France qu'en Allemagne. Enfin, et la surprise n'est pas des moindres, les dernières données publiées par l'Organisation internationale du travail montrent que les salariés français sont les plus productifs du monde ; l'Allemagne ne fait même pas partie des trois premiers pays, dans ce classement.
Pourtant, le coût de la main-d'œuvre est plus élevé en Allemagne et les ouvriers français gagnent 16 % de moins que leurs homologues allemands. Sur toutes ces questions, aucune voix ne s'élève en Allemagne. Ou alors, ce qui est peut-être pire, la réunification est l'argument invoqué pour justifier tous les maux actuels.
Heureusement, les Français apportent la preuve que, en Europe, les réformes sont possibles et qu'elles peuvent être acceptées politiquement. Ce que montre l'Allemagne, en revanche, c'est que, en l'absence de leadership et de cadre institutionnel adéquats, il sera difficile de mener à bien ces réformes. Le dernier mastodonte d'Europe risque de se retrouver bientôt obligé, qu'il le veuille ou non, d'affronter l'inévitable.
[Accueil] [Lexique] [Liens] [Statistiques] [Activités] [Forum] [Trucs et astuces] [Création de site]
la copie est nécessaire le progrès l'exige.