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Reporters sans
frontières
Jean-Philippe Charbonnier
Pour la liberté de la presse
Et 20 textes d'écrivainsFrance
octobre 2005
ISBN 2-915536-29-5
Raoul
Vaneigem
Quelques remarques sur
la liberté de la presse
Partout où elle n'est ni interdite ni menacée, la
liberté de la presse est bafouée par ceux qui en
disposent et s'en revendiquent.
Dans les pays où règne le despotisme, la sujétion des
journalistes est un objet de mépris pour ceux qui ont
l'audace de contester le régime dominant.
Dans les démocraties parlementaires, qui font de la
liberté de la presse le joyau de leur vitrine de
propagande, la servilité des folliculaires offre un
exemple encourageant à la résignation, au fatalisme que
répandent la corruption, le culte de la rentabilité, la
stagnation d'une société paralysée par les agioteurs.
Le courage de quelques journalistes, qui défendent au péril
de leur vie la liberté d'informer là où elle est
opprimée, sert d'alibi à la veulerie de milliers
d'autres qui en bénéficient sans encombre et y
renoncent dans la seule crainte d'un froncement de
sourcils de leur maître.
La presse des démocraties formelles a fait obédience à
l'esprit clientéliste et populiste qui menace les libertés
résiduelles en promotionnant la peur et ses réactions sécuritaires,
le protectionnisme et sa politique d'exclusion,
l'occlusion sociale et le désespoir qui masquent et
retardent l'éclosion d'une société fondée sur la
vie et sur le progrès humain.
A défaut de proposer, d'inventer, d'expérimenter de nouvelles
formes de luttes, l'information qui se veut subversive se
borne le plus souvent à un rôle de dénonciation, comme
si le cynisme du roi n'en était pas à solliciter la
raillerie des bouffons pour rehausser ses consternantes
représentations. Les pèlerinages protestataires et les
colères de l'impuissance indignée plaisent davantage
aux laquais du spectacle que les grèves instaurant la
gratuité des transports, de l'enseignement, des soins de
santé, des services publics.
La liberté de la presse consiste à combattre ce qui
l'entrave. Lutter pour que tout - même le propos le plus
mensonger et le plus ignoble - ait le droit de se proférer
sans la menace d'une sanction judiciaire implique aussi
d'exiger la condamnation sans appel de tout acte
inhumain, de toute barbarie qui s'autoriserait d'une
opinion pour se perpétrer.
L'indignation devant le crime relève de l'hypocrisie
humanitaire si elle ne s'emploie à éradiquer les
conditions qui en sont cause et qu'aucun châtiment
n'amendera. Garantir concrètement les droits de
l'enfant, de la femme, de l'être humain a plus
d'importance que polémiquer sur de prétendues identités
culturelles et ethniques, qui les voilent.
Une presse où la défense des intérêts économiques
prime la défense des intérêts humains est à la botte
du capitalisme planétaire et totalitaire. Même quand
l'esclave s'insurge contre le maître, il continue de le
servir en adoptant son langage.
Les violences meurtrières n'ont pas de meilleurs pourvoyeurs
que les mafias multinationales et les gouvernements qui,
en obtempérant à leurs décrets, ruinent leurs pays et
plongent un nombre croissant d'existences dans cet état
de désarroi et de désespoir qui prédispose à accepter
la mort et à l'infliger sans raison.
Que l'information commanditée n'en souligne pas l'évidence
ne contrevient pas à la vogue d'une éthique de l'avilissement.
On peut s'étonner en revanche que la parole subversive,
rarement revendiquée, n'entreprenne rien pour combattre
la peste émotionnelle et le réflexe suicidaire qu'elle
suscite, si ce n'est en dénonçant ses épiphénomènes,
le populisme et le clientélisme. Il est vrai que pour
placer la révolution sur le terrain de la vie
quotidienne, il faut s'employer personnellement à en
jeter les bases en la déblayant des décombres idéologiques
en tous genres.
Dénoncer les larbins du spectacle, sans entreprendre par
tous les moyens - y compris la libre expression - de
briser les rouages qui les font docilement tourner, ne
fait que les conforter dans leur rôle de pantins.
Comment des journalistes parleraient-ils de liberté
alors qu'ils rampent devant des chefs de service, des
patrons, des commanditaires ? Qu'attendre d'une presse
qui ne songe pas à s'autogérer ?
Ce qui se change en spectacle empêche le réel de
changer. Une information qui ne se fonde pas sur la
critique et l'amélioration de l'existence ne transmet
que les dernières nouvelles d'une mort programmée.
Les libertés de la vie sont incompatibles avec les
libertés du libre-échange, du commerce, de l'économie.
Hors de la lutte pour les droits de l'être humain, la
liberté de la presse est une imposture.
Raoul Vaneigem
Site web : http://membres.lycos.fr/endehors/page11.html
Photo Alphonse B. Seny
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