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Les "boîtes à idées" de la droite américaine

SERGE HALIMI

Cet article est cité en rapport avec la note de lecture sur "Les évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme"

 


© SA Le Monde diplomatique - CEDROM-SNi inc. 2000. Tous droits réservés.

Mai 1995, page 10;11


Dossier: Démanteler le new deal, faire payer les pauvres

Les "boîtes à idées" de la droite américaine

SERGE HALIMI

L'ATTENTAT, le 19 avril, contre un immeuble fédéral à Oklahoma City a montré jusqu'où, aux États-Unis, certains extrémistes de droite pouvaient aller pour exprimer leur haine de l'État. Mais démanteler le New Deal est aussi l'objectif prioritaire du parti républicain qui s'appuie sur le vieux fond puritain de l'Amérique (lire, page 12, l'article de Marie-France Toinet). Sous couvert de recherches, des instituts cossus, financés par des entreprises croulant sous les profits, veulent donc en finir avec le rôle de l'État. De telles idées gagneront-elles les droites européennes?

"Pour quelqu'un qui pense comme moi, c'est une période heureuse." M. David Tell a trente-cinq ans. Très mince, cheveux frisés, en jeans délavés, dans un bureau presque vide, les pieds sur une grande table presque nue (hormis un ordinateur, un téléphone, une agrafeuse et une cassette vidéo), il ressemble plus à un étudiant gauchiste qu'au stratège ultraconservateur qu'il est depuis déjà près de dix ans: "Ce que je fais est un sport réservé aux jeunes." Au total moins de dix personnes, à peu près autant de livres: le siège du Project for the Republican Future ne s'apparente ni aux think tanks de type universitaire qui, comme la Brookings Institution ou la Rand Corporation, se consacrent à l'analyse des politiques publiques, ni à ces fondations privées ultraconservatrices qui ont construit le socle de légitimation "théorique" de la "révolution Reagan" (1). Ici on ne publie pas d'ouvrages: on se contente de rédiger des mémorandums de trois ou quatre pages distribués aux élus républicains du Congrès et faxés aux journalistes.

Le directeur du Project for the Republican Future, M. William Kristol, est satisfait. D'après le président William Clinton lui-même, il serait l'"homme qui dit aux républicains ce qu'il faut penser". Chez lui, penser est d'ailleurs une affaire de famille: son père, M. Irving Kristol, un des gourous du néoconservatisme, opère dans le même bâtiment de Washington que le "Projet pour l'avenir républicain", mais dans les locaux - infiniment plus spacieux - de l'American Enterprise Institute. Le think tank du père a été créé en 1943, le "projet" du fils en 1993. Ensemble, l'un et l'autre espèrent bien donner le coup de grâce à un patient agonisant: l'État-providence américain.

"Le New Deal est mort. Il faut enlever le corps et l'enterrer avant que la puanteur ne devienne insupportable." L'auteur de ce propos délicat est un des dirigeants de la Progress and Freedom Foundation, l'organisation un peu particulière créée en 1993 au service de M. Newton Gingrich. Visiter le think tank du président de la Chambre des représentants un jour de semaine en milieu de matinée, c'est découvrir une quinzaine de pièces à peu près vides où l'on ne se bouscule pas pour faire de la recherche. Mais M. Michael Vlahos explique aussitôt à quel point tout étonnement serait archaïque: "Ici, nous nous intéressons à la pensée pratique. Nous n'éprouvons pas le désir de rédiger des traités académiques que personne ne lit. Les autres institutions, comme l'American Enterprise Institute ou Brookings, imitent l'université, analysent à la marge, appartiennent à un univers révolu et souhaitent nourrir un système qui meurt. Notre monde à nous n'est pas un monde d'analyse fermé à la pensée, où le savoir est réparti en fiefs et protégé comme un capital. Nous voulons changer la structure du pouvoir en Amérique et détruire l'État bureaucratique qui est né avec l'ère industrielle."

Tout aussi volubile et péremptoire que M. Gingrich, M. Vlahos partage également avec lui une fascination pour l'histoire européenne et une tendance à ne ménager ni les généralisations audacieuses ni l'usage des mots "élite" et "corrompue": "La domination de la société par une élite d'État a constitué une aberration de l'histoire américaine imputable à la guerre froide et rendue nécessaire par la menace soviétique. Une classe dirigeante a voulu orchestrer à partir de Washington la gestion impériale du monde. Après 1945, l'importation aux États-Unis des notions européennes de social-démocratie fut accélérée par la communauté atlantique et par l'afflux d'universitaires allemands dans les facultés américaines. Corrompue et vaniteuse, notre élite a alors cherché désespérément à imiter les comportements de l'élite européenne."

Activisme des conservateurs, désarroi de la gauche

DÉPOUILLÉ de ses intempérances et de ses enthousiasmes parfois bizarres et presque religieux pour la "troisième vague" du "cyber-espace" (au moment où les parlementaires de son parti amputaient les crédits destinés aux repas des écoliers nécessiteux, M. Gingrich proposait d'accorder une franchise d'impôt aux parents des ghettos qui offriraient à leur progéniture un ordinateur portable...), l'analyse des amis du président de la Chambre des représentants recoupe assez largement celle des autres républicains. La fin de la guerre froide, d'une part, la généralisation des technologies de l'information, de l'autre, permettent d'envisager le démantèlement des fonctions économiques de l'État, la contre-révolution sociale. Et de préconiser le transfert de tous les pouvoirs aux industries déréglementées qui seront les pionnières du nouvel âge d'or. Paré des oripeaux avantageux de la modernité, ce programme s'alimente du mécontentement d'un électorat - principalement blanc et masculin - qui impute à la puissance publique les problèmes, notamment sociaux et culturels, exacerbés par la baisse continue du revenu moyen (2). C'est le mariage d'Internet et de la chaise électrique.

Sur quoi tout cela débouchera-t-il dans un pays dont le système politique a été conçu pour prévenir la traduction immédiate des engouements du moment? Les difficultés parlementaires auxquelles se heurte la mise en oeuvre de certains chapitres du Contrat pour l'Amérique (un contrat qui, au demeurant, n'engage que les élus républicains de la Chambre des représentants, pas ceux du Sénat) incitent à une certaine prudence. Rappelant que "les penseurs indépendants doivent refuser de se laisser emporter par le courant des idées à la mode", M. Noam Chomsky relève que le discours sur le triomphe du conservatisme, "nous l'avons déjà entendu il y a dix ans" Puis il nous explique: "Le pays n'a pas basculé à droite. Les gens ont assurément très peur mais le programme républicain ne bénéficie que d'un soutien tout à fait fragile." Auteur d'une très célèbre Histoire du peuple des États-Unis, Howard Zinn confirme l'analyse de Noam Chomsky: "Le virage à droite a été exagéré par les médias. Les enquêtes d'opinion montrent que l'opinion se situe souvent à gauche des deux principaux partis. A condition qu'on n'utilise pas le mot de welfare (aide sociale), elle continue en effet de penser que l'État doit aider les personnes dans le besoin. Et elle souhaite une réduction du budget militaire plus importante que celle que proposent les démocrates (3)."

Dans les bureaux de la Brookings Institution, on est plus circonspect. Et plus inquiet. A l'entrée du grand bâtiment dont il est entièrement propriétaire et sur la couverture de ses publications, les mêmes mots, bien raisonnables, bien à l'image d'une des institutions les plus anciennes et les plus respectées du pays, semblent se perdre dans le fracas idéologique de l'instant: "Qu'ici la recherche du savoir soit libre. Que la raison et la bonne volonté gouvernent l'utilisation des connaissances et permettent la conduite des affaires humaines. Que les opinions différentes se rassemblent dans la noble recherche de la vérité et de la sagesse." Cette altière proclamation de foi ne parvient pas à dissimuler l'essentiel: trop associée à l'administration Clinton, à son rêve technocratique d'un gouvernement d'experts et d'universitaires (4), au lien entre savoir et pouvoir, la Brookings Institution est en perte de vitesse, image presque caricaturale d'une pensée longtemps unique, obstinément centriste et modérée, libérale et libre-échangiste, financée par des fondations installées dans l'histoire et par les donations des grosses fortunes démocrates (dont celle de Mme Pamela Harriman, ambassadrice des États-Unis en France).

A Brookings, on reconnaît que "le pays a glissé à droite, mais pas autant que les élections de novembre 1994 semblent l'indiquer". Puis, comme M. Joseph White, chercheur à l'institution, on inventorie tristement les raisons du "glissement": une nouvelle génération d'activistes républicains, le rôle des Eglises fondamentalistes, celui des animateurs de radio d'extrême droite, l'argent d'une nouvelle bourgeoisie revancharde, la perte d'esprit critique de la presse écrite. Sans oublier ce qui est peut-être l'essentiel, la contradiction dans laquelle se débat la gauche: "Elle veut redistribuer les revenus mais elle ne fait plus confiance à l'État pour le faire. Or il n'y a pas d'autre moyen, surtout dans un univers dominé par des médias qui vous imposent de tout pouvoir expliquer en moins de trente secondes."

Méfiance de l'opinion à l'égard de l'État, dérive affairiste du Parti démocrate, rôle de la presse: ces motifs ne cessent d'être invoqués par ceux des Américains qui voient dans le triomphe de la droite les fruits amers des renoncements et des échecs de l'administration Clinton. Mais E. J. Dionne, éditorialiste au Washington Post, précise: "Pour beaucoup d'Américains, la nécessité d'un État puissant n'existe plus: la guerre froide est terminée, la révolution des droits civiques a été aussi loin qu'ils souhaitent qu'elle aille."

Professeur à l'université de Boston et auteur d'une étude sur l'idéologie des partis américains (5), John Gerring préfère cependant insister sur le divorce croissant, perceptible à partir de 1952, entre le Parti démocrate et une thématique populiste, le remplacement de "termes chargés d'émotion" par "l'analyse scientifique des experts", ces "fêtes d'appréciation mutuelle" lors desquelles "on invoque la générosité humaine plus que la justice sociale", une "manière abstraite de parler du peuple dès lors que celui-ci n'est jamais défini par opposition aux élites", un "ton geignard douloureusement plein de bonnes intentions". Paradoxalement, il perçoit lui aussi que la disparition de l'Union soviétique pourrait avoir modifié la donne, mais cette fois au profit de la gauche: "La guerre froide, en interdisant de critiquer le secteur privé avec trop de véhémence, a discrédité les thèmes populistes. La fin de la guerre froide pourrait les rendre à nouveau légitimes."

Ici surgit pourtant un obstacle de taille: le caractère particulier du financement de la vie politique. Les élus démocrates sont souvent trop liés aux intérêts privilégiés pour se permettre d'invoquer la question de classe. Or, ainsi que le relève Kevin Phillips, éditorialiste et stratège, "le Parti démocrate ne peut pas prospérer en défendant la politique économique de Goldman Sachs (6)". Pour avoir privilégié le souci de rassurer les marchés financiers et pas celui de relever les salaires, l'administration Clinton se serait condamnée aux yeux de l'électorat populaire. L'aisance matérielle du Parti démocrate lui aurait ainsi interdit de mobiliser sa base sociale. Ensuite, grâce à un discours poujadiste axé sur la peur du multiculturalisme, du laxisme judiciaire et de la montée des minorités, les républicains se seraient acquis le soutien des "petits Blancs" mécontents.

Des financements très intéressés

CELA peut-il changer? Plusieurs des initiatives du président Clinton ont, sans satisfaire pour autant l'électorat progressiste, suffi à provoquer un brutal tarissement des contributions des milieux d'affaires habituellement versées au Parti démocrate.

Thomas Ferguson, coauteur d'un ouvrage prémonitoire sur la dérive droitière de la politique américaine (7), explique: "Certains secteurs économiques qui soutenaient les démocrates (immobilier, banques, industries à haute technologie) les ont abandonnés. L'augmentation des impôts [de 1993] en a exaspéré quelques-uns, la baisse des dépenses militaires en a mécontenté d'autres, le projet de réforme du système de santé a provoqué l'écroulement de l'édifice. Au moment des élections [de 1994], une mer d'argent qui coulait dans le sens des élus démocrates a brutalement viré de bord pour se porter sur leurs concurrents." Et depuis novembre dernier l'existence d'un Congrès dominé par la droite ainsi que la perspective de l'arrivée d'un républicain à la Maison Blanche l'année prochaine contribuent à l'essor fulgurant des "investissements politiques" que les entreprises réservent au Parti républicain. La prolifération récente et la très grande prospérité des centres de recherche, fondations et instituts ultraconservateurs ne s'expliquent pas autrement. Noam Chomsky résume: "Les think tanks de droite ne sont qu'un épiphénomène de l'offensive des milieux d'affaires pour s'emparer du système politique."

En apparence, rien de plus vulgaire que de lier sources de financement et contenu des idées en vogue. Aux États-Unis, rien de plus nécessaire. Dans un remarquable article de "une", le Wall Street Journal a, en février dernier, analysé l'origine et les préférences du "nouvel argent" affluant dans les coffres républicains: "Moins lié à l'establishment, plus idéologique, plus désireux de changement révolutionnaire que les milieux d'affaires traditionnels (...). Certains contributeurs sont engagés dans des entreprises spéculatives à haut risque et à haut rendement. D'autres voient dans l'État une menace à leur propre existence (8)." Là encore, le fait que l'administration Clinton ait enfin laissé les agences fédérales, bridées du temps des présidents Ronald Reagan et George Bush, mener leur mission au service des consommateurs et de l'environnement a "déchaîné la furie antiréglementaire" - et délié la bourse - de très nombreux patrons. Le 9 février dernier, un seul dîner de gala organisé en l'honneur de MM. Robert Dole et Newton Gingrich a ainsi rapporté 10 millions de dollars au Parti républicain. Depuis, pour les chefs d'entreprise, c'est chaque jour Noël à la Chambre des représentants: les réglementations fédérales ont été gelées pour un an, elles risquent d'être soumises à une étude d'impact économique, le montant des dommages et intérêts versés aux consommateurs sera limité à un plafond national de 250 000 dollars.

Le conseil d'administration de l'American Enterprise Institute compte une écrasante majorité de grands patrons. Cela influencerait-il les conclusions de cette boîte à idées respectée, en pointe dans le combat contre les réglementations et qui s'apparente un peu à un gouvernement républicain en exil? Dans le bureau de M. Vincent Sollito, directeur des relations publiques, une affichette trahit le degré d'objectivité des recherches de l'Institut: "Ici, zone libérée du clintonisme." D'ailleurs, M. Sollito ne cherche pas à biaiser: "Nous sommes une institution conservatrice. Si notre conseil d'administration compte de nombreux chefs d'entreprise, c'est qu'ils sont devenus patrons parce qu'ils étaient de bons gestionnaires. Vraisemblablement, ils approuvent les conclusions de nos chercheurs. Et nos études favorisent les entreprises: elles sont la colonne vertébrale de notre économie."

Ici, on ne doute pas un instant de l'impact du travail entrepris: "Pour être important à Washington, il faut être entendu. Nous sommes entendus. Notre recherche a permis de démontrer la folie économique, sociale et politique de certaines réglementations publiques. Et de convaincre l'électeur de l'importance des forces du marché. Nous espérons éduquer le peuple américain et le Congrès." Depuis les élections de novembre dernier et la victoire républicaine, les chercheurs de l'American Enterprise Institute sont davantage sollicités par les parlementaires. Même si, comme le précise M. Sollito, "nous avons toujours bénéficié du respect des deux partis."

A la Heritage Foundation, on ne cherche pas le "respect des deux partis". Et on dissimule à peine son allégresse: "Lorsque nous avons commencé, on nous qualifiait d'"ultra-droite" ou d'"extrême droite. Aujourd'hui, nos idées appartiennent au courant dominant." Avec un budget annuel de 25 millions de dollars en 1994, Heritage constitue l'une des plus importantes fondations politiques des États-Unis. Propriétaire d'un immeuble de huit étages situé à quelques centaines de mètres du Capitole, elle est ancrée dans le conservatisme le plus militant. Ici, nul laisser-aller: la réception est meublée de chaises d'antiquaires et encadrée par les portraits peints des héros de la droite américaine (MM. Ronald Reagan, Milton Friedman, Barry Goldwater). Les gens sont bien habillés, les hommes portent des cravates. Portée sur les fonts baptismaux par la brasserie Coors, l'une des entreprises les plus réactionnaires du pays (9), aidée par le Reader's Digest, Heritage peut aussi compter sur deux cent cinquante mille contributeurs individuels qui lui verseraient une moyenne de 43 dollars par an.

"Combattants de la bataille des idées", les chercheurs d'Heritage "sont dans un camp et ne le dissimulent pas". Ils se veulent les fantassins de la nouvelle révolution conservatrice alors que le Hoover Institute californien et l'American Enterprise Institute s'apparenteraient davantage à une artillerie lourde bombardant de loin les positions de l'adversaire. Au lieu de publier quelques ouvrages annuels, Heritage diffuse environ trois cent cinquante brochures par an, destinées aux membres du Congrès et analysant le détail des projets et propositions de loi. M. Jeffrey Gayner, vice-président de la fondation, nous assure que l'impact de Heritage "n'a jamais été plus grand: nous sommes intimement associés aux décisions du nouveau Congrès. Rien qu'en janvier et en février nous avons témoigné dix-neuf fois, autant que pendant les deux années précédentes." Il y a quelques années, l'une des "études" de Heritage recommandait la fourniture d'armes nucléaires aux "contras" du Nicaragua (10).

Sauver la civilisation occidentale

S'IL y a un sujet à propos duquel le rôle idéologique de cette fondation et d'un de ses chercheurs ne fait aucun doute, c'est bien celui, crucial, de l'aide sociale. Car d'un think tank de droite à l'autre, M. Robert Rector fait l'unanimité. En partie grâce aux médias, qui ne cessent de le solliciter, en partie du fait de son influence auprès de la nouvelle majorité parlementaire, il est devenu de facto le contre-ministre des affaires sociales, l'homme qui parvient à couvrir sous un discours familial et puritain la volonté de payer les réductions d'impôts des riches du démantèlement des programmes destinés aux pauvres. Pour M. Rector, en effet, la pauvreté étant un phénomène plus moral que matériel, le mariage devrait devenir un sujet de préoccupation plus central que la création d'emplois. Or l'aide publique "subventionne les comportements destructeurs et asociaux: plus vous dépensez, plus vous affaiblissez l'éthique du travail, plus vous multipliez le nombre des naissances illégitimes, ce qui est le facteur principal expliquant la plupart des autres problèmes, de l'échec scolaire au crime, en passant par le chômage et les troubles affectifs". Tout cela ne relèverait-il pas un peu de la généralisation outrancière? "Je n'y vais pas par quatre chemins quand je crois qu'une loi risque de détruire la civilisation occidentale", réplique M. Rector (11).

Instruits par la Heritage Foundation, les parlementaires républicains n'y vont pas par quatre chemins non plus. Ils se proposent de supprimer toute prestation fédérale aux immigrés légaux non naturalisés et d'interdire aux États de verser une aide sociale aux mères non mariées de moins de dix-huit ans. Des mesures à peu près similaires - qui d'ailleurs inquiètent certains intégristes tant elles risquent de déboucher sur une multiplication du nombre des avortements - ont déjà été prises en Arkansas, en Géorgie et au New Jersey. M. Clinton, oubliant un peu vite que son propre plan de l'année dernière prévoyait d'autoriser les États à expérimenter des "réformes" tout aussi draconiennes (12), souligne à présent le sort peu enviable qui attendra ces nouveau-nés dont les mères seraient privées de ressources.

De tels arguments laissent pourtant de marbre le directeur de la - puissante - Christian Coalition. D'après M. Reed, qui a trente-trois ans et en paraît dix de moins, "les gens en ont assez de ce gémissement constant qu'ils entendent au sujet des pauvres. Les contribuables qui appartiennent aux classes moyennes estiment qu'ils paient toujours plus pour les pauvres et que ceux-ci ne cessent de se comporter plus mal (...). Le Parti républicain ne pourra pas demeurer fidèle à ses principes s'il craint de se voir accuser d'être insensible (13)". D'ailleurs, ainsi que l'a expliqué un parlementaire républicain en une délicate métaphore associant les pauvres de son pays à de grands reptiles: "Même les crocodiles nourrissent leurs enfants."

On exagérerait en prétendant que tous ces propos sont d'une originalité débordante. Les fondations prolifèrent, l'argent afflue, mais c'est toujours le même vieux fond idéologique de la droite américaine qui ressort (lire, page 12, l'article de Marie-France Toinet): réduction des dépenses publiques et des impôts, déréglementation, décentralisation, traditionalisme moral, priorité à la répression dans la lutte contre le crime. Cependant, les connotations raciales d'un tel programme, rendues presque explicites par le dernier ouvrage de Charles Murray (14), sont désormais reconnues par M. Frank Luntz, l'un des principaux stratèges - lui aussi très jeune - du Parti républicain: "Nos enquêtes d'opinion révèlent que les communautés noire et non noire expriment des priorités très différentes. La communauté noire est devenue très dépendante de l'État et elle attend qu'il intervienne pour résoudre les problèmes de l'Amérique. En revanche, la communauté blanche est devenue très hostile à l'État et aux services qu'il procure."

Le Cato Institute a grandi. Petite boutique idéologique créée en 1977 à San Francisco par un ancien étudiant de l'université de Berkeley, longtemps marginalisée par son discours hyper-libéral recommandant, entre autres, la fermeture de huit ministères, la "restructuration" de six autres dont celui des affaires étrangères ("Dans un monde de communications instantanées, nous n'avons plus besoin de maintenir un réseau global d'ambassades, en particulier dans les paniers percés du tiers-monde (15)"), le retrait des États-Unis de l'OTAN, du FMI et de la Banque mondiale, la privatisation de la Poste, le remplacement des impôts directs par une taxe sur la consommation, cette institution occupe depuis mai 1993 un immeuble ultramoderne de six étages. Il a coûté 13 millions de dollars. L'un des plus gros donateurs de l'Institut, M. Charles Koch, est l'héritier d'une fortune pétrolière du Kansas, les autres sont Coca-Cola, Citibank, Shell Oil, Philip Morris et Toyota. "Par principe, nous n'acceptons pas l'argent de l'État", nous explique M. David Boaz, vice-président du Cato Institute.

Sur l'influence de ce "think tank des yuppies", les avis concordent: "Si le raz de marée reaganien des années 80 a été associé à la Heritage Foundation, les slogans "moins d'État, plus de libertés" entendus ces jours-ci à Washington s'inspirent du Cato Institute (16)." "Le Congrès s'intéresse davantage à nos idées, reconnaît M. Boaz, nous témoignons plus souvent. Cette fois les élus veulent vraiment réduire les dépenses publiques." Les cadres du Cato Institute sont devenus membres à part entière de la galaxie républicaine: sans renoncer à leurs idées libertaires en matière d'avortement, d'homosexualité, de drogue ou de répression de la délinquance, ils privilégient les thèmes économiques qui les rapprochent de la droite américaine. Et ils entretiennent des relations étroites avec M. Richard Armey, chef de la majorité républicaine à la Chambre des représentants: "Deux de nos chercheurs sont devenus ses adjoints." Même M. Edward Feulner, président de la Heritage Foundation, apprécie certaines des idées du Cato Institute: "Tant que Newt [Gingrich] et Dick [Richard] Armey s'en inspirent pour la politique économique et commerciale, c'est parfait. Je souhaite seulement qu'ils ne les écoutent pas en matière de défense et de politique étrangère."

Pour le Parti républicain, les questions de société, notamment celle de l'avortement, ont longtemps constitué une ligne de fracture potentielle. Les démocrates auraient cependant intérêt à ne plus trop attendre l'implosion de la coalition de leurs adversaires. De la droite religieuse aux "libertariens" du Cato Institute, on semble en effet s'être donné le mot: la décentralisation et le refoulement de l'État seront les priorités communes. D'ailleurs, ni la question de l'avortement ni celle de l'institutionnalisation des prières à l'école ne figuraient dans le "contrat" républicain de l'année dernière.

Quand on est un militant intégriste, comment réagit-on à un tel "oubli"? Avec un sens politique très sûr, M. Ralph Reed expose sa nouvelle approche: "Dans une société fondamentalement conservatrice, les desseins traditionalistes peuvent être défendus par des moyens libertaires. Les conservateurs religieux se gardent de vouloir remplacer l'ingénierie sociale de la gauche par une Terre promise organisée par l'État. Les valeurs que nous défendons sont apprises, pas imposées. (...) Des divergences à propos de l'avortement persisteront [entre républicains]. Reconnaissons-les et parlons-en librement tout en insistant sur les priorités qui nous unissent."

Ces priorités sont d'autant plus faciles à circonscrire que le monde des think tanks de droite fonctionne en endogamie permanente. Outre l'exemple précité de la famille Kristol, la Heritage Foundation et le Cato Institute se réclament des idées sociales de Charles Murray, lui-même chercheur à l'American Enterprise Institute; MM. William Bennett et Jack Kemp codirigent la fondation Empower America tout en restant associés aux travaux d'Heritage et même, dans le cas de M. Bennett, à ceux du Hudson Institute auquel collabore M. Eliott Abrams (lire l'encadré ci-dessous); le président de la Progress and Freedom Foundation, M. Eisenach, a précédemment travaillé dans trois autres think tanks. La confluence idéologique est facilitée par une coalition pour l'Amérique (17): "Nous sommes une même famille, nous assistons aux mêmes réunions", précise M. David Tell. Et des financements communs soudent l'édifice; d'un institut de recherche à l'autre, on retrouve en effet les mêmes parrainages et les mêmes fondations "charitables": John Olin (produits chimiques et munitions), David Koch (pétrole), Smith Richardson et Lily (industrie pharmaceutique), Sarah Scaife (banque), R. J. Reynolds et Philip Morris (tabac).

Une chaîne de télévision pour les fondamentalistes

LA communication joue aussi un rôle essentiel. L'important n'est pas seulement de développer des idées, il faut encore que les parlementaires et les médias les reprennent, les présentent comme fiables et vous en attribuent la paternité. A la Heritage Foundation, on consacre énormément de ressources (et dix personnes à plein temps) aux relations publiques. Les autres instituts se préoccupent aussi de leur image et de la fréquence des citations de presse les concernant. Ainsi, M. Kent Weaver, chercheur à Brookings, a constitué un dossier dans lequel pour chaque année, pour chaque grand titre de périodique, il dispose très précisément de la part respective des références faites à 43 think tanks (18). Et puis il y a la télévision. La Free Congress Foundation, une institution proche de l'extrême droite religieuse, convaincue que "les réseaux existants ne nous permettraient pas de présenter un message basé sur les valeurs traditionnelles", dispose désormais de sa propre chaîne câblée, National Empowerment Television (NET). Elle émet vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Dans une petite maison de brique de deux étages située en face d'une ligne de chemin de fer, les bureaux du think tank et les studios de NET ne font qu'un. L'ensemble est dirigé par M. Paul Weyrich, qui, en 1973, avait créé la Heritage Foundation. M. Brad Keena, directeur des relations publiques, nous reçoit avec des bretelles rouges. Il a plus le profil d'un raider amateur de vins français ("notamment les saint-julien") que celui d'un prédicateur apôtre de la prohibition. Et la télévision l'intéresse davantage que la recherche. D'ailleurs, selon lui, trente personnes travaillent pour la Free Congress Foundation, cent pour NET créée en décembre 1993. "Sans la présidence Clinton, avoue M. Keena, nous n'aurions jamais lancé cette chaîne: vers la fin du mandat de George Bush, l'argent arrivait beaucoup plus difficilement." C'est dans les studios de NET que la coalition républicaine se retrouve, toutes tribus confondues: M. Gingrich anime son talk show le mercredi à midi, le Cato Institute dispose du mardi à 21 heures et, à l'occasion, n'hésite pas à stigmatiser à l'antenne l'interdiction des drogues et la censure de la pornographie. Une famille...

La ville de Washington est en état de banqueroute. Pour obtenir du Congrès quelques miettes financières, le maire d'une cité à majorité noire et pauvre, M. Marion Barry, a rencontré M. Gingrich dans les bureaux de la fondation républicaine Empower America et a promis, comme d'autres le font au FMI, qu'il taillerait dans les budgets sociaux. Les parlementaires républicains se laisseront-ils attendrir alors que les municipalités démocrates constituent pour eux le symbole de la "corruption" engendrée par l'État-providence? Le moment ne serait-il pas plutôt venu de faire payer les pauvres comme le suggèrent de brillants esprits mercenaires?

Dans une capitale fédérale "vénale et philistine (19)", des centaines de petits Machiavel sûrs d'eux-mêmes se cherchent un Laurent de Médicis. Et ils attendent. M. William Kristol leur a expliqué: "Nous ne gouvernons pas encore. Il n'est pas question d'accepter un compromis avec le Parti démocrate et son idéologie discréditée. Tant que nous ne sommes pas à la Maison Blanche, nous avons le devoir de rester dans l'opposition. Ce n'est qu'après que nous pourrons commencer à construire un anti-New Deal conservateur (20)."

Notes:
(1) Deux excellents ouvrages, James A. Smith, The Idea Brokers: Think Tanks and the Rise of the New Policy Elites (The Free Press, New York, 1993) et Sidney Blumenthal, The Rise of the Counter-Establishment: From Conservative Ideology to Political Power (Times Books, New York, 1986) analysent le rôle des think tanks dans la vie politique américaine.
(2) Cf. Serge Halimi, "Virage à droite aux États-Unis", Le Monde diplomatique, décembre 1994.
(3) Les sondages indiquent en effet qu'une majorité d'Américains continuent d'ignorer l'existence du Contrat pour l'Amérique et ne partagent pas certaines des orientations républicaines déjà concrétisées par des votes de la Chambre des représentants: 62 % des Américains estiment que les filles mères de moins de dix-huit ans devraient, lorsqu'elles sont sans ressources, continuer à bénéficier d'une aide sociale; 63 % s'opposent à une augmentation du budget militaire, 69 % ne souhaitent pas que la police puisse procéder à des fouilles sans mandat préalable.
(4) Sur le rôle des universitaires dans la formulation des politiques économiques démocrates, lire Serge Halimi, "M. Clinton abandonne l'ultralibéralisme", Le Monde diplomatique, mars 1993.
(5) John Gerring, "The Development of American Party Ideology: 1828-1992", thèse de l'université de Californie, Berkeley, 1993.
(6) Multinational Monitor, décembre 1994. Goldman Sachs est l'une des principales banques d'investissement du monde. M. Robert Rubin, l'actuel secrétaire au Trésor (ministre des finances), en a été coprésident de 1990 à 1992.
(7) Thomas Ferguson et Joel Rogers, Right Turn: The Decline of the Democrats and the Future of American Politics, Hill and Wang, New York, 1986.
(8) The Wall Street Journal, 9 février 1995.
(9) Sur le rôle de Coors au service de la droite et de l'extrême droite, cf. Russ Bellant, The Coors Connection, South End Press, Boston, 1991.
(10) The Economist, 21 décembre 1991.
(11) Wall Street Journal, 23 janvier 1995.
(12) Cf. Roselyne Pirson, "Surenchère répressive et surveillance des pauvres", Le Monde diplomatique, octobre 1994.
(13) Harper's Magazine, mars 1995.
(14) The Bell Curve. Charles Murray affirme que le quotient intellectuel des Noirs est inférieur à celui des Blancs. Et il ajoute: "Le meilleur moyen de relever le quotient intellectuel d'une société est de faire en sorte que les femmes intelligentes aient un taux de fertilité plus élevé que les femmes qui ne le sont pas." Dans ces conditions, l'aide sociale devrait être abolie: "Elle subventionne les maternités des femmes pauvres qui sont beaucoup moins intelligentes que les autres."
(15) The Cato Handbook for Congress, Cato Institute, Washington, 1995, p. 42.
(16) The Wall Street Journal, 10 novembre 1994.
(17) Le Cato Institute ne fait pas partie de cette coalition. "C'est en raison de leurs positions en matière de défense et de politique étrangère", nous a expliqué M. Gayner (Heritage) en insistant sur le fait que le Cato Institute s'était opposé à la guerre du Golfe.
(18) Il ressort de cet "index de visibilité" constitué de plusieurs milliers de chiffres que, par exemple, lorsque le Washington Post faisait en 1993 référence à un think tank, pour 19,88 %, il citait Brookings, et pour 2,61 %, le Cato Institute. Pour le Washington Times (très marqué à droite), les proportions respectives étaient de 8,29 % et de 8,39 %.
(19) Selon la formule d'Eric Alterman, journaliste à Mother Jones.
(20) William Kristol, Memorandum to Republican Leaders, 3 janvier 1995, Project for the Republican Future, Washington, 1995.
950501MD1434

 


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