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AU CŒUR DU PLUS GRAND GHETTO URBAIN DU MONDE OCCIDENTAL
L'université de Chicago, un petit coin de paradis bien protégé
SERGE HALIMI
Cet article est cité en rapport avec la note de lecture sur "Les évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme"
© SA Le Monde diplomatique - CEDROM-SNi inc. 2000. Tous droits réservés.
Avril 1994, page 18;19
AU CŒUR DU PLUS GRAND GHETTO URBAIN DU MONDE OCCIDENTAL
L'université de Chicago, un petit coin de paradis bien protégé
SERGE HALIMITout est singulier à l'université de Chicago. Sa localisation d'abord: l'institution qui fut le laboratoire intellectuel de la contre-révolution néolibérale se trouve en plein coeur du plus grand ghetto urbain du monde occidental. Son histoire ensuite: les apôtres du "moins d'État" n'ont pu continuer à théoriser dans un quartier tiré d'affaire que grâce à des subventions gouvernementales considérables, accordées dans les années 60, pour aider à la "rénovation urbaine". Les enseignants conservateurs sont-ils au moins conscients du paradoxe? Pas sûr: à l'abri de la réalité sociale qui les enveloppe, ils se préoccupent plutôt des privatisations en Europe...
DES airs de campus à la campagne. L'architecture néogothique et universitaire de Hyde Park s'est inspirée de Princeton, qui s'est elle-même inspirée de Cambridge. Non loin de là, lorsque le ciel retrouve le "bleu mallarméen" qu'y a découvert Jean Genet, les voiliers se déploient sur le lac de la "ville des vents". Les arbres sont émondés de près, les gazons bien entretenus, les maisons de brique ont trois étages. Et des fontaines autour, et du lierre dessus. Opulence, sérieux, sérénité: il y a tout juste un peu plus d'un siècle, John D. Rockefeller a créé l'université de Chicago.
On y théorise tout: "Il est clair que le mariage peut être compris comme une marchandise dont le taux de change serait régi par la contrainte de la monogamie, qui interdit toute variation de quantité destinée à modifier la valeur d'échange (1)", explique M. James Coleman, le grand maître du "choix rationnel", qui enseigne au département de sociologie. Dans le temple intellectuel de l'ultralibéralisme devant lequel les jurys Nobel se prosternent avec une régularité de métronome, une première année d'études coûte 24 337 dollars. Pour ce prix, des professeurs, presque jamais noirs, offrent aussi aux étudiants, presque toujours blancs, quelques théories audacieuses sur la pauvreté.
La pauvreté, justement, c'est tout à côté. L'enclave de la ville où se situe l'université va de la 47e à la 61e Rue d'un quadrilatère bordé, à droite, par le lac Michigan, à gauche, par Washington Park (voir plan). Plus au nord, à partir de la 47e Rue, c'est le ghetto. Entièrement noir et presque exclusivement pauvre. Plus au sud, dès la 62e Rue, c'est à nouveau le ghetto.
En amont de la 47e Rue, à quelques centaines de mètres de la jolie université qui ne compte que 4 % d'étudiants noirs, il y a North Kenwood, le quartier le plus déshérité de Chicago. Ici, le revenu annuel moyen est de 3 668 dollars, et 70 % des résidents vivent en dessous du seuil officiel de pauvreté (2). Nombre de bâtiments ont, comme le relève une étude ethnographique, "l'apparence dévastée de Berlin après la seconde guerre mondiale".
Au sud, sur la 61e Rue, le contraste est presque plus fort: la ligne de démarcation qui sépare le rêve américain de son contraire passe en effet au milieu même de la chaussée. A droite, c'est encore Hyde Park, la voirie en bon état, les poubelles que l'on ramasse, les portes qui se ferment. A gauche, c'est déjà le ghetto: la moitié des immeubles sont détruits, le trottoir est défoncé, les voitures désossées rouillent, le verre brisé vieillit. Une même rue dans une même ville, mais un côté, celui qui jouxte le campus nobélisé, dépend d'un commissariat et jouit de la protection de la police privée de l'université. L'autre côté, adossé à l'une des plus fortes concentrations de misère et de violence du monde occidental, dépend d'un autre commissariat et ne compte sur nulle autre police que celle, malingre et dépassée, de la municipalité.
Des quartiers qui se côtoient sans se toucher
APRÈS avoir recommandé aux touristes de faire le tour de Hyde Park, un guide de la ville précise tout de même: "Prenez garde de ne pas vous aventurer au-delà du périmètre défini. Ce serait source de désagréments (3)."
Une telle configuration de l'espace ne doit rien aux hasards du marché ou à "la liberté, si chère aux "Chicago Boys", des individus d'agir comme ils l'entendent". Intentionnellement, systématiquement, les architectes blancs de la politique urbaine ont fait de Chicago une ville où les quartiers se succèdent sans se toucher, où la ségrégation raciale et sociale débouche sur une réalité de quasi-apartheid (voir la note de lecture p. 30). Et l'université privée a, souvent par délégation de l'Etat, joué tout son rôle dans la construction volontariste de cet espace, mi-forteresse des privilégiés, mi-terrain vague des exclus.
En 1920, Chicago ne compte encore que 4 % de Noirs. Quarante ans plus tard, la grande migration des ouvriers agricoles du Sud (privés d'emplois par la mécanisation des plantations) vers les bons salaires industriels d'un Midwest en pleine expansion a transformé la composition raciale de la ville: entre 1940 et 1960, 30 000 Noirs arrivent, chaque année, à Chicago. Ils y découvrent, d'abord, une formidable crise du logement.
Pendant que, là où ils ne sont pas interdits de résidence, ils s'entassent dans des studios de plus en plus petits loués de plus en plus cher (ce qui, au passage, sembla confirmer qu'ils adoraient vivre les uns sur les autres et que leur arrivée provoquait immanquablement une détérioration du cadre de vie), le boom de la construction a pour épicentre les quartiers bourgeois situés en bordure de la ville. Crédits fédéraux généreux, déductions fiscales importantes, construction d'infrastructures, notamment routières: l'Etat facilite l'exode des Blancs vers les faubourgs en même temps qu'il se résigne à la déliquescence des quartiers, devenus majoritairement noirs, du centre-ville. Bientôt, ces derniers seront frappés de plein fouet par la fermeture des grandes industries de main-d'oeuvre (abattoirs, sidérurgie, chemin de fer) (4).
Une telle polarisation, raciale et sociale, de l'espace urbain s'explique aussi par une loi d'airain de la société américaine, loi dont "la deuxième ville" est l'exemple le plus abouti. Alors que les Noirs sont en général désireux de vivre dans des quartiers racialement intégrés, les Blancs fuient dès qu'est atteint le seuil fort bas de leur tolérance très modeste: 63 % des Noirs estiment qu'un quartier dont la population serait également noire et blanche constituerait pour eux l'environnement démographique idéal, 64% des Blancs n'hésitent pas à avouer aux instituts de sondage que dans une telle hypothèse... ils préféreraient déménager (5).
Installer quelques Noirs justement avides d'espace dans un quartier de Chicago presque exclusivement blanc permit alors à des promoteurs peu scrupuleux (les "colporteurs de panique") de racheter à très bas prix les logements aussitôt abandonnés par leurs anciens occupants. Et puis de les revendre beaucoup plus cher aux nouveaux arrivants. Ce phénomène de "succession raciale" se déroule avec une telle célérité que certains ironiseront: "La transition d'un quartier est le laps de temps qui sépare l'arrivée du premier Noir du départ du dernier Blanc." Exagération? Qu'on en juge: entre 1940 et 1960, la population blanche du West Side de Chicago tombe de 102 000 à 11 000 alors que la population noire passe de 380 à 114 000; de 268 Blancs pour 1 Noir, on est ainsi arrivé à 10 Noirs pour 1 Blanc (6)!
Corridor compact et sinistre de logements sociaux qui, toujours, épargne les quartiers blancs; concentration de toutes les difficultés urbaines dès lors que les Noirs, en moyenne beaucoup plus pauvres que les Blancs, sont relégués dans des zones que banquiers et commerçants abandonnent assez vite; "verticalisation des ghettos": une fois que la population noire a consolidé sa présence dans les territoires récemment acquis, elle perd assez vite la bataille des services publics, et le niveau scolaire décline. Accélérée par la pénurie d'emplois de proximité faiblement qualifiés, la spirale du déclin devient alors presque irréversible (7).
Hyde Park, le quartier de 41 000 habitants où se situe l'université, est l'un des très rares "villages" urbains qui, précisément, ait réussi à renverser la dynamique le conduisant à être absorbé par la "ceinture noire". Mais il y a mieux: cette "résistance", animée par une université rendue mondialement célèbre par ses odes au néolibéralisme le plus débridé, n'a abouti que parce que cette institution privée s'est vu céder par l'Etat le pouvoir d'inspirer la rénovation de son environnement. Et offrir les crédits publics nécessaires à l'accomplissement de cette tâche.
Lors des années 30 et 40, l'université de Chicago avait aidé de ses conseils et de ses finances les organisations qui cherchaient à interdire l'installation des Noirs à Hyde Park. Mais, vers la fin des années 50, le "nettoyage des taudis" environnants (slum clearance) provoque un afflux de population noire vers ce quartier au moment précis où la Cour suprême interdit enfin le refus de vente ou de location motivé par la race du demandeur. En 1958, l'alerte est donnée: "La vie de notre institution est en jeu. Il n'est pas possible de maintenir une grande université dans un endroit qui se transforme en taudis." Trente-cinq ans plus tard, M. Edward Laumann, chancelier de l'université, reconnaît bien volontiers l'ampleur de la crise de l'époque: "Beaucoup de gens appartenant aux classes moyennes se sont mis à fuir devant la migration des populations pauvres vers une zone jusqu'alors considérée comme prospère. Cela a posé la question de la viabilité de notre université. Il nous a donc fallu stabiliser le quartier par une politique volontariste destinée à l'empêcher de basculer. (...) Certains ont eu le sentiment que nous chassions les Noirs pauvres."
Un tel sentiment s'explique. Alors que, longtemps, les expropriations pour cause d'utilité publique n'avaient eu d'autre objet que la construction par l'Etat d'un tribunal ou d'une prison, les lois sur le "renouveau urbain" vont étendre cette prérogative à tous les endroits décrétés "taudis". A priori irréprochable, cette extension aboutira vite, partout où elle est invoquée c'est-à-dire chaque fois que le quartier en cause est jugé suffisamment désirable pour ne pas être abandonné à son sort , à une "déportation" des Noirs (Negro removal): on les expulse; leur logement est vendu à un promoteur; celui-ci le rénove en vue de le revendre beaucoup plus cher, à un prix qui dissuadera les indésirables. A Chicago, on décida également que des institutions privées à but non lucratif pourraient, si elles se jugeaient menacées par l'avancée des "taudis", disposer elles aussi du droit de décider du nouveau plan d'occupation des sols.
Heureuse innovation! L'université de Chicago à qui elle était si évidemment destinée et qui s'était beaucoup dépensée pour l'obtenir menaçait déjà de quitter la ville, de s'installer au Colorado, voire de fusionner avec l'université californienne de Stanford. "Sur le plan juridique, nous explique M. Richard Taub, professeur au département de sociologie, la municipalité de Chicago a confié à une association de quartier, la Hyde Park Kenwood Community Conference (HPKCC), le soin de décider des expropriations. Mais c'est en fait l'université qui contrôlait cette association." Elle en est encore le pilier, acquittant les trois quarts de son budget de fonctionnement. Dans les années 60, au moment où la grande "rénovation" eut lieu, ce fut même une affaire de famille: M. Julian Levi, le dirigeant de la HPKCC, avait pour frère M. Edward Levi, président de l'université.
"Ensemble, raconte M. Terry Clark, professeur de sociologie à l'université de Chicago, ils ont discuté de ce qu'il convenait de faire dans le quartier, bâtiment par bâtiment. L'université a dépensé beaucoup d'argent pour acheter des propriétés, en convertir certaines, en raser d'autres. Et Julian Levi a toujours conservé d'excellentes relations avec la municipalité."
Qui héritera des HLM?
LES bulldozers vont beaucoup travailler, démolissant les "taudis", substituant à des immeubles d'habitation de bas niveau "ceintures vertes", "espaces" et parkings, rendant presque impossible la circulation dans et à travers Hyde Park. Les quartiers en décomposition du sud (à partir de la 63e Rue) menaçaient-ils le coeur de l'université (entre la 55e et la 59e Rue)? On décida qu'il fallait acquérir la 60e et la 61e Rue, les raser et en faire une zone tampon (le Midway) suffisamment dégagée pour que la police puisse mieux l'observer. La déclaration d'utilité publique servirait aussi à cela. Bien sûr, il n'y aurait pas de HLM à Hyde Park: on convint, en effet, que "les habitants ne les réclamaient pas". Et l'on donna aux émules de Le Corbusier leurs chances ailleurs, par exemple au nord de la 47e Rue: 4 415 unités, 28 bâtiments identiques de seize étages, une barre de 3 kilomètres de long, 400 mètres de large, 10 000 résidents... Tous pauvres, presque tous Noirs. Ce furent, et ce sont encore, les Robert Taylor Homes (8).
L'université était riche. Elle sut faire pression sur les banques et les compagnies d'assurances pour que les premières n'accordent pas de prêts aux propriétaires indésirables, pour que les secondes ne renouvellent pas volontiers leurs polices d'incendie. A Hyde Park, entre 1960 et 1970, le nombre des logements baissa de 20 %, la population totale de 26 %, le nombre des Noirs de 40 %, près de 4 000 familles partirent. La "succession raciale" n'eut pas lieu. Et l'université de Chicago resta à Chicago.
La beauté de l'entreprise, c'est qu'elle ne fut jamais explicitement raciale. Bourgeoisie noire et bourgeoisie blanche (souvent de gauche...) se retrouvèrent pour, sous l'ombre tutélaire de l'université, transformer le marché de l'immobilier et chasser les pauvres de leur voisinage. Et dès lors que Hyde Park venait d'être érigé en modèle national de coopération raciale, d'autant plus facilement que ce quartier, situé en plein coeur du plus grand ghetto des Etats-Unis, était et demeure l'un des seuls de la ville à être à peu près intégré, l'argent public coula à flots. Ce même argent public dont les professeurs d'économie de l'université ne cesseraient par la suite de dénoncer la perversité. Mais, comme le Hyde Park Herald, l'hebdomadaire local, l'expliqua à l'époque, "la preuve que toutes les races peuvent vivre ensemble dans une communauté pacifique n'a pas de prix". Trente ans plus tard, la rédactrice en chef de ce journal complète pourtant devant nous: "Cependant, l'argent aide. Et aussi la présence d'une institution."
Décrété, pendant les années 60, zone pilote en matière de renouveau urbain, Hyde Park est aujourd'hui aussi "stabilisé" que possible. Son conseiller municipal, M. Lawrence Blum, nous avoue: "Ce qui préserve le mieux ce quartier, c'est le prix de l'immobilier. Les loyers sont ici sensiblement plus élevés que dans les zones adjacentes. Et les maisons peuvent valoir dix fois plus cher (9)." En effet, de manière aussi perverse que prévisible, la "rénovation" de Hyde Park n'a fait qu'accuser les contrastes avec des quartiers voisins beaucoup moins dorlotés. M. Gary Orfield, directeur du Harvard Project on School Desegregation et ancien professeur de science politique à l'université de Chicago, commente sans tendresse: "L'université n'a pas cherché à étendre son effort. Elle est devenue obsédée par la volonté de consolider ce qu'elle avait obtenu, de s'y retrancher comme derrière des douves. La dynamique de la rénovation s'est arrêtée à Hyde Park. Et vous avez maintenant, d'un côté, des habitations pour classe moyenne, de l'autre, la dévastation absolue." Abandonnés par l'université, les quartiers exclusivement noirs du nord et du sud l'ont également été par les urbanistes, les commerçants, et les organismes de prêt.
"Peut-on comparer une Rolls Royce et une Volkswagen?"
L'UN est serveur dans un restaurant: "Ici, c'est beaucoup plus universitaire. Vous verrez, c'est une gentille communauté stérile." L'autre est chauffeur de taxi: "Mais vous comparez une Rolls Royce et une Volkswagen! Hyde Park est un quartier bien surveillé et bien entretenu. Si les trafiquants de drogue y venaient, la police ne les laisserait pas faire." L'un et l'autre sont noirs, un peu amusés sans doute par les questions candides d'un Européen qui fait mine d'être surpris par les contrastes qu'il découvre.
Même protégée, la "gentille communauté stérile" ne cesse d'avoir peur. Une grande bataille a été gagnée, mais toujours la guerre rôde. Car, derrière les douves, plus loin dans la ville, environ 25 personnes sont assassinées pendant une semaine d'été ordinaire, et un week-end sans meurtres provoque une avalanche de conjectures (10). Le Chicago Tribune publiait même, en 1993, une rubrique régulière intitulée "Killing our Children": le 8 octobre dernier, on en était déjà à 55 enfants assassinés depuis le début de l'année.
Tout est donc fait pour rassurer les étudiants. L'université a installé 134 "téléphones d'urgence" dans et autour du campus. Reliés au bureau central de la police privée de l'établissement, ils permettent de commander aussitôt l'arrivée d'une voiture-patrouille: "Ne vous préoccupez pas de savoir si quelque chose est vraiment anormal: décrochez et ensuite on se chargera du reste", expliquent les responsables.
Jusqu'à l'année dernière, l'université offrait même à tous les étudiants qui en faisaient la demande un système de "protection parapluie". Il suffisait, le soir tombé, de réclamer qu'une voiture de police vous suive pour aller, à pied, en toute sécurité, vers votre destination, fût-elle un restaurant ou le domicile d'amis. Ce service, désormais conditionné à la perception par le promeneur d'un "besoin pressant" avait été utilisé à l'excès: 4 475 fois en 1991 (l'université compte environ 11 000 étudiants). La nouvelle restriction, pourtant assez formelle ("Il suffit encore de le demander pour qu'une voiture-patrouille vienne vous accompagner", nous explique-t-on), a provoqué un tollé sur le campus: "Avec l'argent que nous payons, nous avons le droit d'être protégés par la police (11)."
Omniprésence de la police privée
DIFFICILE de ne pas parler ici d'une quasi-paranoïa. Le journal étudiant publie chaque mardi la carte des "crimes" commis à Hyde Park et le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne sont pas nombreux: un sac à dos dévalisé par-ci, une radio ou un vélo volé par-là; au total, une moyenne annuelle d'environ 1 homicide, une douzaine de cambriolages et moins de 100 vols. Dans un autre quartier, noir, du sud de Chicago, à Roseland, six mois ont suffi pour recenser 1 453 vols, 971 agressions et 92 viols (12). On comprend mieux alors que la Commission fédérale sur les droits civiques ait, en septembre dernier, conclu que, proportionnellement au nombre de crimes, les quartiers blancs bénéficient de trois fois plus de patrouilles de police que les quartiers noirs.
Et c'est compter sans les polices privées. M. Rudolph Nimocks, qui dirige celle, impressionnante, de l'université, explique aux étudiants: "Ici, nous avons de la chance. Les résidents de cette communauté, bornée par la 47e Rue au nord, la 61e Rue au sud, Cottage Grove à l'ouest et Lake Shore Drive à l'est, bénéficient d'une double protection. Les gens devraient savoir qu'en dehors de cette zone il n'y a pas autant de policiers (13)." Après avoir demandé à M. Nimocks de ne pas nous rencontrer, le vice-président de l'université, M. Jonathan Kleinbard, nous donne les effectifs de la police qui dépendent de son institution (13 voitures qui s'ajoutent aux 3 de la municipalité), mais il refuse d'en indiquer le prix: "Tout ce que je peux vous dire, c'est que ça nous coûte beaucoup plus que 1 million de dollars par an." Et certainement "beaucoup plus" que dix fois cette somme (14)...
M. Kleinbard confirme cependant l'existence d'une prérogative ("très inhabituelle dans ce pays") dont dispose la police privée de l'université: "C'est un peu celle de tout le quartier. Elle patrouille l'ensemble de la zone comprise entre la 47e et la 61e Rue, de Cottage Grove à Lake Shore Drive. Sur une étendue de 3 kilomètres carrés, elle dispose de tous les pouvoirs de police. Elle répond aux appels provenant de l'université tout comme à ceux des rues alentour. Elle opère la plupart (80%) des arrestations (...). Nous voulons rendre ce quartier attirant pour les gens qui y travaillent et qui y vivent. On n'y parviendrait pas en ne s'intéressant qu'au périmètre de l'université."
Ainsi, l'université s'intéresse à tout. Elle entend que la présence des classes moyennes blanches se maintienne: elle encourage donc fortement, c'est-à-dire financièrement, ses 11 000 étudiants et ses 1 843 professeurs (1,8 % d'entre eux sont Noirs) (15) à résider à Hyde Park. Elle ne veut pas être envahie par des véhicules indésirables: la circulation est un véritable parcours du combattant patrouillé par une police omniprésente qui harcèlera les jeunes issus de minorités raciales. Elle ne souhaite pas attirer les pauvres en mal d'emplettes: Woolworth, la grande surface à bon marché du quartier, ne se verra pas renouveler son bail sur un terrain qui, comme bien d'autres, appartient à l'université. Elle n'aime pas vraiment la vie nocturne: "Nous avons, explique M. Laumann, encouragé la disparition de nombreux bars afin de changer l'atmosphère du quartier." Et il est interdit de vendre des boissons alcoolisées sur la rue principale, à moins de 200 mètres des églises et tout autour des bâtiments universitaires. "Ici, l'activité principale, c'est le boulot. On s'enferme dans son bureau et on travaille", avoue (en français) M. Terry Clark. Mais la médaille a son revers: en matière d'amusement, les étudiants américains viennent de classer le "monastère" de Chicago ("un campus où l'on gèle au milieu d'un ghetto") dernier d'une liste de 300 universités.
Les dirigeants de l'université de Chicago ont même un avis sur le type de films qui devrait passer à Hyde Park: "Le cinéma du quartier nous a déçu", avoue ainsi M. Laumann. Et M. Kleinbard nous explique: "C'est le seul cinéma situé entre le centre-ville et la 95e Rue (un rayon de 11 kilomètres!). Son pouvoir d'attraction est donc considérable. S'il programme un film d'action populaire (ce qu'il fait presque systématiquement), des foules vont venir du South Side à Hyde Park. Cela pose un problème aux gens du quartier (...). lci, la population est composée de classes moyennes. Ces familles qui veulent et nous partageons leur sentiment stabilité, bonnes écoles et sécurité aimeraient que ce cinéma disparaisse (...). Les films choisis attirent tous les jeunes du South Side. Or, si vous avez des enfants d'âge scolaire, c'est là un motif de préoccupation." Est-il besoin de préciser que les "jeunes du Southside" qui n'iraient pas voir les films haut de gamme que diffuse la cinémathèque de l'université sont à la fois plutôt pauvres et presque tous noirs?
Devant cette débauche envahissante de mesures préventives, l'éditorial de rentrée du journal des étudiants s'est interrogé: "Soyez prudents... mais soyez aussi avertis contre tout un discours sécuritaire qui finit par ressembler à: "Attention aux Noirs!" Contrairement à une opinion répandue, la majorité des jeunes Noirs ne sont pas des criminels, et chaque Noir propriétaire d'une voiture de prix n'est pas un trafiquant de drogue (...). Essayez de ne pas vous imaginer que vous êtes un étranger vivant dans une zone de guerre (16)."
Il faut être juste, la "peur paranoïaque des voisins de l'université" ne se retrouve pas dans les travaux de ses professeurs. Car là, c'est l'absence totale d'intérêt qui domine. Le South Side, c'est un autre monde; on ne s'y rend jamais: "Ils préfèrent aller en Pologne et en Estonie, nous dit Mme Florence Gould, et aider ces pays à mettre sur pied des gouvernements non communistes."
Rares sont les enseignants qui maintiennent le contact avec les communautés environnantes: "Du temps où j'étais à l'université, ce n'était pas encouragé, nous explique M. Orfield, on voyait là le signe d'une absence de sérieux: les intellectuels sérieux développent des théories. Dans mon département de science politique, seuls 2 ou 3 professeurs s'intéressaient à des questions concrètes. Pour les autres, les Etats-Unis n'étaient qu'une "banque de données statistiques". Chicago représente ainsi un bon exemple de la capacité de certaines universités à rester complètement indifférentes à leur cadre social." Pendant que, dans les soutes, l'administration s'occupe de l'intendance, des permis de construire, des rapports avec les résidents, des programmes de cinéma, des licences de boissons, des patrouilles de police et des contacts avec la municipalité, les professeurs fignolent à l'abri de leurs tours d'ivoire cette Constitution idéale qui affranchira l'univers des servitudes de l'Etat-providence.
Le laboratoire mondial des privatisations
"JE ne sais pas le genre d'histoires qu'ils se racontent. Ils vivent dans un monde complètement imaginaire", nous confie M. Douglas Massey, qui, lui, se consacre à la réalité sociale de sa ville et de son pays. Pourtant, d'après M. Terry Clark, la critique reste discrète entre collègues: "On se tolère plus qu'à Harvard ou à Berkeley; chaque professeur est un entrepreneur privé dans une institution individualiste."
Le Wall Street Journal est catégorique: "Le département d'économie de l'université de Chicago est la force intellectuelle la plus importante de cette seconde moitié du siècle (...), celle qui a fait basculer la pensée économique au profit d'idées désormais acquises, telles la privatisation et la déréglementation (17)." Cet enthousiasme n'est pas partagé par tous. A Chicago, un hebdomadaire de gauche voit dans l'université, autrefois le siège d'une prodigieuse école d'écologie urbaine (18), "le lieu de naissance intellectuelle de Milton Friedman et du plutonium, l'institution qui a décerné une récompense humanitaire à Robert McNamara (secrétaire américain à la défense pendant la guerre du Vietnam) (19)". Depuis, d'autres célébrités de ce type ont été formées par une chaire à Chicago: M. Jacob Frenkel, gouverneur de la Banque d'Israël; M. Edmond Alphandéry, ministre français de l'économie.
Et, en octobre 1993, l'académie Nobel a décerné son quatrième trophée d'économie en quatre ans à l'institution de Hyde Park. Le récipiendaire, M. Robert Fogel, avait en effet prouvé l'"efficience de l'esclavage": "Rechercher la vérité impose de prendre des risques", expliqua alors le nouveau président de l'université, M. Hugo Sonnenschein, lui-même spécialiste de théorie microéconomique.
A quelques centaines de mètres de Hyde Park, des milliers de Noirs vaquent sans efficience aux activités que le marché leur laisse. Plus que les autres, c'est eux qui ont payé le prix des théories néolibérales mises en oeuvre par MM. Reagan et Bush après que certaines eurent été développées par l'université de Chicago. Et d'après M. Sudhir Venkatesh qui, à la Graduate School of Public Policy Studies, travaille avec des jeunes Noirs du ghetto, ces derniers ne cessent d'éprouver "beaucoup de colère, beaucoup de ressentiment devant la capacité centenaire à Hyde Park de préserver un quartier agréable où les gens ont des emplois, disposent de parcs et vivent dans la sécurité. Là-bas, l'argent public n'a cessé d'affluer; et eux n'ont cessé d'être négligés. Pour beaucoup, ici dans le South Side, la douleur de devoir vivre dans l'ombre de cette université est presque engourdissante".
Notes:
(1) James Coleman, Foundations of Social Theory, Belknap Press, Cambridge, 1990, p.22.
(2) Hyde Park Herald, Chicago, 23 février 1994. Lire aussi "The Plot to Destroy North Kenwood", Reader, Chicago, 15 octobre 1993.
(3) Guide Access of Chicago, HarperCollins, 1993, p. 159. Sur ce guide, les cartes vont du centre-ville touristique (le Loop) à la 38e Rue. Occultant le quartier situé entre la 38e et la 47e Rue, elles donnent le plan de Hyde Park... et s'arrêtent à partir de la 61e Rue.
(4) Entre 1954 et 1982, le nombre d'emplois industriels non qualifiés est passé, à Chicago, de près de 500 000 à 162 000.
(5) Douglas Massey et Nancy Denton, American Apartheid. Segregation and the Making of the Underclass, Harvard University Press, Cambridge, 1993, p. 93.
(6) Arnold Hirsch, Making the Second Ghetto. Race and Housing in Chicago, 1940-1960, Cambridge University Press, Cambridge, 1983, p. 194. Cet ouvrage est d'une lecture indispensable pour comprendre l'histoire de ces années décisives qui ont abouti à la constitution du plus grand ghetto noir des Etats-Unis.
(7) Lire Loïc Wacquant et William Julius Wilson, "The Cost of Racial and Social Exclusion in the Inner City", The Ghetto Underclass, Social Science Perspective, Sage, Newbury Park, 1993.
(8) On aura une bonne idée de la vie dans un de ces "projets" en lisant Nicholas Lemann, The Promised Land. The Great Black Migration and How It Changed America, Albert Knopf, New-York, 1991 (compte-rendu dans le Monde diplomatique, septembre 1991). Lire aussi les contributions de Loïc Wacquant: "De l'Amérique comme utopie à l'envers" et "The Zone", dans Pierre Bourdieu, la Misère du monde, Paris, Seuil, 1993 (compte-rendu dans le Monde diplomatique, avril 1993).
(9) Entre 1960 et 1990, alors que, à Hyde Park, la valeur moyenne d'un logement a progressé de 168 %, à Woodlawn (le quartier situé juste au sud), elle a baissé de 29 %.
(10) Cf. "Calme inhabituel à Chicago", le Monde diplomatique, décembre 1991.
(11) The Chicago Maroon, éditorial du 9 octobre 1992.
(12) Chicago Tribune, 1er octobre 1993.
(13) Université de Chicago, Common Sense; Security & Crime Prevention, automne 1993, p. 2.
(14) D'après son vice-président, le budget annuel de l'université était, en 1993, de 685 millions de dollars. Et chacun sait que les sommes consacrées à la police représentent l'un des principaux chapitres de ce budget.
(15) La proportion est de 8 % à Columbia, d'environ 2 % à Princeton, Stanford et Yale, et de 1,4 % à Harvard (voir The New York Times, 19 septembre 1993).
(16) The Chicago Maroon, 29 septembre 1993.
(17) The Wall Street Journal Europe, 14 octobre 1992. "Monétarisme" (Milton Friedman), "Théorie du capital humain" (Gary Becker, George Stigler), "Law and Economics" (Ronald Coase): le rôle de l'école de Chicago dans la résurgence de la pensée économique néoclassique est bien exposé par Michel Beaud et Gilles Dostaler, la Pensée économique depuis Keynes, Paris, Le Seuil, 1993, chapitre VII (compte-rendu dans le Monde diplomatique, février 1994).
(18) On pense notamment aux travaux de Robert Park, Ernest Burgess, Roderick McKenzie, Louis Wirth et Nels Anderson. Cf. l'École de Chicago. Naissance de l'écologie urbaine, Aubier, Paris, 1990, et Nels Anderson, le Hobbo. Sociologie du sans-abri, Nathan, Paris, 1993.
(19) Grey City Journal, Chicago, 1er octobre 1993.
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