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Présentation de l'éditeur
Pour divers que soient les jugements qu'ils portent sur l'essence de la civilisation chinoise, il est deux points sur lesquels les spécialistes s'accordent. Le premier est que la Chine n'a jamais connu ni même imaginé qu'une seule forme de gouvernement, et le second que le débat d'idées tel qu'il se pratique en Occident depuis les Grecs n'y avait pas cours. Les traductions des trois polémiques que nous présentons ici ont pour premier objet d'apporter un démenti à ces assertions. "
* Broché: 92 pages
* Éditeur : Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances (10 janvier 2005)
* Collection : Encyclopédie
* ISBN-10: 2910386236
ÉLOGE DE
L'ANARCHIE
PAR DEUX EXCENTRIQUES CHINOIS
Polémiques du troisième siècle
traduites et présentées
par Jean Lévi
TABLE DES MATIÈRES
Avertissement - 7
Présentation - 11
De l'inutilité des princes - 31
La controverse entre messire Pao et le Maître qui Embrasse la Simplicité
- 33
II. Sur le caractère inné du goût pour l'étude - 55
L'homme est spontanément porté à aimer l'étude par Tchang Miao - 57
Réfutation de l'essai sur le caractère inné du goût pour l'étude par Hsi K'ang
- 59
III. Des effets nocifs de la société sur la santé - 63
Essai sur l'art de nourrir le principe vital par Hsi K'ang - 65
Réfutation de l'essai sur l'art de nourrir le principe vital par Hsiang Tseu-ts'i
- 71
Réponse de Hsi K'ang à la réfutation par Hsiang Tseu-ts'i de son essai sur l'art de nourrir le principe vital
- 75
Extraits :
P 19-23
Diététique et politique
---Si le débat qui oppose Ko Hong et Pao King-yen ainsi que l'échange entre Hsi K'ang et Tchang Miao tournent clairement autour de la question des bienfaits de la vie en société et de la nécessité de l'État, il paraîtra étrange qu'on y adjoigne une discussion portant sur la question oiseuse, à des yeux contemporains tout au moins, de l'existence des immortels. A première vue, rien de moins politique que de savoir s'il est possible, grâce à certains régimes à base de réalgar, de Polygonatum giganteum, d'atractyle, d'orpiment, d'antimoine ou de Pachyma coco de prolonger sa vie de plusieurs centaines d'années, et on aurait plutôt tendance, dans un premier temps, à donner raison à l'adversaire de Hsi K'ang qui traite tout cela de fariboles.
---Pourtant, l'évocation des techniques d'immortalité conduit très vite à s'interroger sur les habitudes de vie et d'hygiène qui conviennent à l'homme et à statuer sur le régime alimentaire le plus propice à son bonheur et à son épanouissement, lesquels dépendent en partie du régime politique. Prendre position sur la diététique implique un jugement sur le pouvoir et la société. Récuser l'alimentation traditionnelle, c'est remettre en question la hiérarchie et le système de valeurs confucéens, On pourrait dire que, chez Hsi K'ang, refus des honneurs et abstinence de céréales vont de pair; ils participent d'une même démarche contestataire qu'on retrouverait chez un Fourier ou encore dans les formes radicales de refus des aliments transgéniques.
---Julien Gracq fait remarquer dans Lettrines que le pouvoir se savoure au sens propre autant qu'au figuré. Et de fait, en Chine, art d'assaisonner les plats et art d'accommoder les hommes sont mis en parallèle depuis la plus haute antiquité. Les programmes de gouvernement s'énoncent sous la forme de recettes de cuisine. L'avisé ministre du prince de Ts'i, Yen tseu, un contemporain de Confucius, pour faire comprendre à son maître en quoi consiste le bon gouvernement, recourt à la métaphore de la confection du grand bouillon royal, où tous les ingrédients doivent être savamment dosés, car l'ordre social, à l'instar d'un potage, repose lui aussi sur une subtile alchimie. Dès les temps les plus reculés, Yi Yin, l'artisan de la victoire des Chang sur les Hsia, au xv" siècle avant notre ère, fut d'abord cuisinier; il dut sa charge de ministre à une harangue magistrale sur les saveurs suprêmes, exposé gastronomique qui, sous couvert d'énumérer les mets les plus sublimes de l'univers, établissait un plan de conquête. Mais les rapports entre diététique et politique ne sont pas simplement d'ordre métaphorique. À l'époque archaïque, les charges de ministre et de cuisinier étaient confondues. Le chan-fou, l'intendant en chef du palais et maître queux, était assimilé au Premier ministre. Il avait la double charge de pourvoir à la table des rois et de s'occuper du fricot des dieux. Il veillait avec un soin jaloux au judicieux dosage des saveurs et des substances qui assurent l'équilibre des essences du corps royal, afin d'harmoniser ses passions et d'empêcher qu'aucun trouble des humeurs, altérant sa sagacité, ne nuise au bon gouvernement. Mais aussi et surtout l'intendant s'occupait du choix et de la préparation des victimes offertes aux dieux et aux ancêtres. Or les cultes servaient à déterminer la position de chacun dans la hiérarchie, en sorte que sacrifier revenait à faire acte de gouvernement. Le rite, confondu avec le sacrifice, formait l'ossature de la société, dans la mesure où il constituait un système complet et cohérent permettant d'attribuer à chacun son grade et, partant, sa tâche administrative en fonction des nourritures consommées. Les catégories culinaires manifestaient la hiérarchie des différentes classes d'êtres : les dieux, les ancêtres, les hommes, à chacun desquels revenait un mode spécifique de cuisson. Le brûlé pour les dieux, le cru pour les ancêtres et le cuit pour les hommes. Les hommes à leur tour se répartissaient en groupes, selon leur type d'alimentation. Il y avait les "mangeurs de viande" et les autres. On appelait " mangeurs de viande" les Grands Officiers exerçant une charge dans l'État. Le régime carné n'était pas simplement une marque de statut, comme le nombre de poches ou l'épaisseur du tissu des vareuses dans le régime maoïste. Il avait une signification religieuse et doit être replacé dans le cadre du sacrifice sanglant. Les responsabilités exercées par les membres de la noblesse étant déterminées par leur place dans la hiérarchie des cultes aux ancêtres, l'étendue de l'autorité qu'ils détenaient était fonction de la position des dieux auxquels ils vouaient un culte. L'acte politique par excellence, qui à la fois soudait la communauté et la divisait en groupes hiérarchiques emboîtés, se résumait à la manducation puis à la distribution à l'ensemble de la société, en une cascade de restes, des nourritures offertes aux dieux. Confucius, aux dires de son biographe, démissionna de sa charge de ministre, non pas quand le souverain, l'esprit occupé par les belles qui lui avait été envoyées par le royaume de Ts'i pour le détacher du sage, négligea d'assister au conseil des ministres, mais lorsqu'il oublia de lui remettre sa part de restes sacrificiels.
---Le sacrifice a pour fonction principale de hiérarchiser les humains en catégorisant les dieux; mais il est aussi un moyen d'obtenir des puissances surnaturelles une récolte abondante et d'assurer aux hommes leur subsistance. C'est pourquoi, dans le sacrifice accompli par l'empereur en l'honneur de la divinité suprême, on associait au Ciel le Souverain Millet, Heou-ki, ancêtre fondateur de la maison des Tcheou et patron des travaux agricoles. Dans un hymne du Livre des Odes, la description de la cérémonie du sacrifice aux ancêtres s'ouvre sur le tableau idyllique des champs de mil verdoyants, à la fois condition et effet de l'oblation.
---Le feu de cuisine, complément nécessaire à la culture du grain, célébré par les chantres du progrès et de la civilisation, va instaurer deux univers distincts : d'un côté les animaux et les barbares qui ne connaissent pas la cuisson, de l'autre les hommes civilisés, chez qui l'art culinaire opère l'acte civilisateur. Pour les taoïstes, en les séparant des animaux, l'activité technique éloignait les hommes des dieux et abrégeait leurs jours. Le monde cultivé dans leque1la pyrotechnie et les travaux des champs ont plongé les humains est synonyme de pourriture et de mort. Les céréales sont un poison. Elles souillent l'organisme, le corrodent par leurs émanations putrides et produisent une surabondance de matière fécale. De surcroît, leurs exhalaisons délétères favorisent la croissance de génies maléfiques : les "Trois vers" ou "Trois cadavres ". Ils jouent dans le corps humain le même rôle calamiteux que les fonctionnaires et les policiers à l'intérieur du corps social. Représentants du panthéon mandatés par la bureaucratie céleste, ils montent au firmament à certaines dates faire leur rapport et dénoncent les fautes de celui qui les abrite, afin que des années de vie lui soient retranchées.
---L'émergence de la civilisation n'a pas seulement plongé les hommes dans l'excrémentiel, elle a instauré un rapport nouveau avec les dieux, rapport que manifestent les offrandes sanglantes. Les " Trois vers" expriment la nature répugnante de la pratique sacrificielle normale, celle qui, partagée par l'ensemble de la société, est sanctionnée par un type d'alimentation et un rapport à la divinité contaminé par le sang et l'ordure. Ce culte nauséabond est cité justement en exemple, en une sorte de lapsus révélateur, par le détracteur de Hsi K'ang :
---"Et voici qu'un beau jour on nous déclare que les céréales nuisent gravement à la santé, que les viandes et les vins sont un poison pour l'organisme [ ... ] ! Pourtant, les hymnes sacrificiels ne disent-ils pas : o Les victimes sont nombreuses et abondantes, elles sont grasses et succulentes, le Souverain d'en Haut s'en délecte [ ... ] Le blé et le mil répandent une odeur agréable qui attire les esprits et les dieux" ? Si ces nourritures sont prisées des dieux, à plus forte raison doivent-elles l'être des hommes! "
---Déplaçant la contestation du terrain du politique sur celui du religieux, à la façon des pythagoriciens et des cyniques, les taoïstes refuseront la place assignée aux hommes par l'orthodoxie. Ils chercheront à contourner la condition humaine, soit en s'égalant aux dieux, soit en faisant la bête; ou plutôt, ils s'égaleront aux dieux en faisant la bête. Ils renoncent à la nourriture céréalière pour vagabonder dans les montagnes et se sustentent de mets sauvages - gibier, pignons, agarics, etc. -, si bien que leur corps se couvre de poils, que leurs muscles et leurs tendons se renforcent. Ils peuvent de la sorte parcourir mille lieues par jour sans effort et atteignent une longévité de trois cents ans. Par des mouvements gymniques calqués sur les animaux sauvages, oiseaux étirant leurs ailes, ours qui se dandinent et tendent le cou vers le ciel, hiboux et tigres qui se tordent la nuque pour regarder en arrière, singes qui se suspendent tête en bas, ils renforcent leur puissance vitale; ou bien ils battent la campagne, tels des égarés, s'immergeant dans la confusion des premiers âges, "ne sachant ni où ils sont ni où ils vont ". Parallèlement, grâce à l'ingestion des drogues et des plantes :sacrées qui se découvrent à eux, ils deviennent lumineux et légers comme des esprits, et, nourrissant en leur sein un embryon d'immortalité, finissent par s'élever dans les cieux en une apothéose. Renouant avec les temps sauvages de l'humanité primitive, ils débordent le monde de la séparation factice opérée par la société et scellée par le sacrifice pour accéder à la divinité. En un mot, ils retrouvent en eux-mêmes l'âge d'or.
---Hsi K'ang en fournit peut-être l'exemple le plus significatif.
La Rapsodie du luth vibre de cet élan mystique vers le divin :
---"Pris dans un tourbillon je monte dans les airs, et chez les immortels me repose un instant. Là, je demande à Lie tseu de me recevoir en ami. Nourris des souffles de la nuit, vêtus des brumes matinales, nous gagnons en volant le lointain firmament. Tout s'unifie. Souverain, je m'élève et, loin de tout souci, m'abandonne à la providence. "
P 27-28
Dès lors que nous posons un objet extérieur, celui-ci, se présentant comme étranger, s'offre comme source de convoitise, en raison de la résistance qu'il offre à notre prise. Subjuguée par le dehors, la subjectivité oublie sa propre intériorité pour se livrer aux plaisirs. Le monde de la jouissance et du besoin appelle le travail. Par le travail nous transformons le monde, nous le convertissons en marchandises, mais celles-ci à leur tour se vengent en nous transformant; elles nous changent en machines à produire et à consommer des produits. Chez Tchouang tseu comme chez Hsi K'ang, le monde des choses, des objets, de la jouissance et du travail s'oppose au monde mouvant, vivant, organique, chaotique, trouble et confus de la nature. En prolongeant leur réflexion et en exprimant leur pensée dans un langage plus actuel, on pourrait dire que seule la notion de nature permet de sortir du cercle stérile d'un monde considéré uniquement sous l'angle des moyens et des fins. Sitôt qu'on la conçoit dans un rapport d'appropriation, ravalée au rang de lieu à occuper ou de matière à exploiter, elle finit par disparaître en devenant d'abord ustensile, puis marchandise et enfin déchet. Par le travail, la jouissance et la possession, ce fonds impossédable et mouvant du milieu naturel est démembré, dépecé, réparti et exploité; en un mot il devient aliénable. La nature est niée pratiquement dans le processus d'appropriation marchande, comme elle est anéantie intellectuellement par le mouvement de la conscience qui la dissout dans l'abstraction d'une infinité d'éléments discrets et fractionnés. La destruction du milieu extérieur s'accompagne de la réification de la conscience dans le désir de possession, en sorte que nous sommes dépossédés de nous-mêmes par les choses que nous possédons et qui nous possèdent par le désir même de leur possession. Ainsi le processus de déshumanisation de l'homme et celui, parallèle, de dénaturation de la nature, qui conduit à la négation de toute vie pour lui substituer l'artificiel, commence quand, par l'usage pervers de notre intellect ou de notre sensibilité, nous opposons à notre subjectivité un monde objectif qui lui serait extérieur et dont, une fois que nous l'avons posé, nous devenons prisonniers en en faisant le foyer de nos désirs et de nos craintes.
---S'il fallait faire un rapprochement à tout prix, il me semble qu'un parallèle avec la polémique déclenchée par tel plumitif se disant philosophe contre les actions " antipub" menées dans le métro il y a quelque temps serait plus pertinent. L'exaltation de la consommation spectaculaire considérée désormais comme fin dernière et unique de l'existence humaine fournit la démonstration que, dans certaines circonstances, l'appel à la jouissance sans entraves et sans temps morts est l'expression paroxystique de la pensée soumise. La violence de la répression judiciaire suscitée par la dénonciation de la nature dictatoriale d'un succédané de bonheur obligatoire en manifeste assez la charge critique (en dépit des réserves que l'on peut émettre sur ses objectifs et ses méthodes), en même temps qu'elle dévoile la connivence de ses détracteurs avec le système en place.
P 60
---Telles des nuées d'oiseaux avides de leur subsistance qui se précipitent sur le grain des jardins publics, on voit maintenant des cohortes de lettrés, soucieux de leur confort, trahir leurs aspirations pour se mettre à la remorque de la foule. Le pinceau d'une main et la tablette de bois de l'autre, ils en prennent à leur aise; au lieu de se livrer aux travaux des champs, ils pâlissent sur les livres pour élucider le sens des classiques. Bien qu'elle nécessite des efforts, ils s'adonnent à l'étude parce qu'elle apporte la gloire; le calcul les aiguille sur le chemin de l'école; ils y prennent goût dans la mesure où elle est un moyen de parvenir. C'est cela qui vous fait dire que c'est un mouvement spontané. Mais pour peu qu'on aille au fond des choses, on s'aperçoit que l'objet principal des Canons est de retenir ou de pousser, alors que l'instinct naturel de l'homme le porte à s'abandonner à ses penchants. Être bridé ou pressé contrarie les désirs; suivre ses inclinations répond à la spontanéité. La spontanéité ne saurait trouver satisfaction dans des disciplines qui ont pour but le dressage, ni l'épanouissement de la personne dépendre de rites et de règlements qui font offense aux sentiments. Les préceptes moraux concourent à la corruption de l'ordre naturel et ne peuvent contribuer à enrichir le moi authentique. La probité et la retenue sont nées des conflits et des spoliations, elles ne sont nullement le produit spontané de la nature.
---Les oiseaux ne vivent pas en bandes pour être apprivoisés, pas plus que les animaux ne s'assemblent en troupeaux dans l'attente d'être domestiqués. L'homme, porté spontanément par sa nature profonde vers le juste et le droit, ne peut qu'éprouver de la répugnance pour les matières rituelles.
P 61
---Vous faites des Six Canons l'unique critère, vous placez la
bonté et la justice au centre de tout, vous avez pris les règles et les normes pour attelage; vous sucez le lait de l'instruction comme un enfant tète la mamelle. Ceux qui suivent votre voie vous les approuvez, ceux qui en dévient vous leur barrez le passage. Votre esprit a beau la parcourir de long en large et scruter la ligne d'horizon, jamais votre regard ne se hasarde hors de l'ornière. Vous galoperez jusqu'à la fin de vos jours, sans que votre pensée puisse un seul moment s'abstraire des limites étriquées de votre position. Vous vous assemblez en conclave avec vos congénères pour dispenser de doctes avis et y assener que seule l'étude mérite considération. Je vous vois saisir un livre, choisir un passage, et hocher la tête en poussant des soupirs d'extase; mais vous ne faites que vous gargariser de formules en pensant ainsi vous attirer gloire et honneurs. Et c'est cela qui vous autorise à déclarer que l'étude est le soleil et l'ignorance une longue nuit !
P 65-70
Essai sur l'art de nourrir le principe vital
par Hsi K'ang
---De nos jours deux thèses s'affrontent. Certains affirment que l'immortalité peut s'obtenir par l'étude et la mort être définitivement écartée par des soins particuliers, d'autres soutiennent que la longévité humaine ne saurait excéder cent vingt ans, qu'il en est ainsi depuis toujours et que ceux qui prétendent avoir dépassé cette limite ne sont que des imposteurs. Les deux points de vue sont erronés. Je vais tenter de le démontrer brièvement.
---Même si jamais personne n'a pu voir d'immortels de ses propres yeux, leur existence, attestée par les documents et les annales dont les témoignages se recoupent, ne saurait être mise en doute. Mais il s'agit d'individus dotés à leur naissance d'un souffle particulier, qui ne doivent pas cette faculté à des exercices répétés. Néanmoins, il n'y a rien d'impossible à ce que, grâce à des pratiques gymniques et diététiques appropriées, l'on puisse atteindre au terme naturel de l'existence, lequel se situe entre plusieurs centaines d'années et mille ans. Mais les gens d'aujourd'hui sont bien trop futiles pour s'y adonner avec la persévérance nécessaire. Qu'est-ce qui me le fait dire ? Bien souvent les sudatifs sont sans effet, alors que sous l'aiguillon de la honte on transpire à grosses gouttes; il suffit de rester une matinée à jeun pour éprouver les affres de la faim, pourtant Tseng-tseu, tout à la douleur de son deuil, resta une semaine sans manger sans même s'en apercevoir; ordinairement, après minuit, la tête se fait lourde et les yeux se ferment, mais si on est préoccupé, on passera une nuit blanche; il faut l'action énergique de la brosse pour que les cheveux soient lissés et le secours du vin pour que la trogne rougisse, mais sous l'empire de la colère, les joues du preux s'empourprent, ses yeux jettent des éclairs et ses cheveux se hérissent sur sa tête, soulevant son bonnet. Tous ces exemples prouvent à l'évidence que l'esprit est au corps ce que le prince est au pays. Lorsque l'âme s'agite au-dedans, la forme s'use au-dehors, de même que l'égarement du souverain provoque des troubles dans l'État.
---Supposons qu'un cultivateur ait pu arroser son lopin au moment de la grande sécheresse qui sévit sous le règne du roi T'ang : même si à la fin ses plants auraient grillé comme les autres, grâce à ce simple geste ils auraient été les derniers à survivre, en sorte que l'on ne saurait mépriser le bénéfice ainsi procuré. Toutefois la plupart des gens, sous prétexte qu'un accès de colère n'est pas de nature à miner l'organisme, ni un moment d'affliction à détruire la santé, les prennent à la légère et s'y abandonnent sans retenue. Agir de la sorte, c'est comme espérer une récolte abondante au milieu de la désolation générale, alors qu'on ignore l'immense profit que peut apporter la moindre goutte d'eau. Le sage sait que corps et esprit ne peuvent subsister l'un sans l'autre. Conscient que le principe vital est une chose fragile, et que le moindre excès peut être fatal à la santé, il sait s'en garder et préserve son esprit intact, comme il apaise les mouvements de son âme afin de conserver l'intégrité de son corps. Il ne donne pas abri à des sentiments d'amour et de haine, la joie et la tristesse n'importunent pas ses pensées. Impavide, il n'éprouve aucune émotion, en sorte que son corps et son souffle sont harmonieux et paisibles. Il pratique les exercices respiratoires; veille à sa diète et cultive son hygiène, pour que corps et âme soient étroitement solidaires, intérieur et extérieur en parfait accord.
---Les paysans considèrent qu'un champ qui produit cent boisseaux par mou est de première catégorie; c'est là une opinion universellement partagée dans l'empire. Pourtant grâce au compartimentage des emblavures [Il s'agit d'une allusion à un système d'assolement mis au point par un lettré féru de techniques agricoles, Fan Cheng (seconde moitié du 1er siècle av. J.-C.). Sa méthode consistait à diviser le champ à cultiver en une multitude de carrés séparés par des fossés et protégés par des remblais. ] on peut obtenir des rendements dix fois supérieurs, avec les mêmes terres et les mêmes semences; seul le mode de mise en valeur des sols diffère. Il n'empêche, les gens continuent à déclarer qu'on ne peut faire dans le commerce des profits qui décuplent la mise initiale, et qu'en agriculture il est vain d'espérer des rendements supérieurs à cent boisseaux par mou, et tous s'en tiennent à la coutume sans rien changer.
---Les haricots alourdissent le corps, l'orme est soporifique, l'acacia dissipe la colère et l'hémérocalle a un effet euphorisant. L'ail est mauvais pour les yeux, la chair du tétrodon est sans valeur nutritive, ce sont des choses que, sage ou sot, chacun sait. Les poux qui logent dans la tête sont noirs, les cerfs qui mangent les pommes des cyprès exhalent une odeur parfumée, les montagnards sont goitreux, et les habitants de Tsin ont les dents jaunes. De ces observations on peut inférer que les souffles des nourritures ingérées se répandent dans l'organisme, imprègnent le corps et influent sur le métabolisme. Comment pourraient-ils n'avoir d'effets qu'à sens unique : alourdir le corps sans pouvoir le rendre léger ? Nuire à la vue et ne pas renforcer son acuité ? Jaunir les dents et se révéler incapables de les rendre plus solides ? Parfumer la chair sans concourir à la longévité ? Pourtant le Précis de pharmacopée du Divin Laboureur déclare: " Les drogues supérieures prolongent la vie, les drogues moyennes renforcent la santé ", ce qui prouve que les anciens avaient parfaitement compris que le principe vital pouvait être fortifié par des adjuvants appropriés et conduit à son terme. Hélas, les gens d'aujourd'hui n'y prêtent pas la moindre attention. Ils ne jurent que par les céréales; le plaisir des sens obnubile leur entendement, le chatoiement des couleurs éblouit leurs yeux et le débordement d'une musique lascive trouble leur ouïe.
Les lourdes graisses consument leurs entrailles, les vins capiteux brûlent leurs intestins, les effluves odorants leur corrodent la moelle des os. Les passions altèrent la régularité des humeurs, pensées et calculs minent les esprit vitaux, mouvements de joie et d'affliction détruisent l'équilibre de l'âme. Comment avec un organisme de taille modeste, attaqué de toutes parts, oui, comment avec un corps fragile assailli du dedans et du dehors - un corps qui est loin de posséder la solidité du bois ou de la pierre - pourraient-ils survivre longtemps ? Les multiples excès, l'abus de boisson et de bonne chère, en font la proie des maladies, tandis que leur insatiable concupiscence achève de ruiner leur santé. Si le commun sait se moquer de ceux qui, frappés d'affections et de fièvres diverses, minés par les mille poisons qu'ils se sont eux-mêmes inoculés, meurent dans la fleur de l'âge au milieu des pires tourments faute d'avoir su prendre soin de leur santé, il ne réalise pas que les entorses aux principes d'hygiène prennent leur source dans des riens. Ces riens, en s'accumulant, provoquent des dommages; ces dommages répétés sont cause de déclin, avec le déclin viennent les cheveux blancs, avec les cheveux blancs la décrépitude et la mort, sans que, vivant dans l'hébétude, nul ne se doute de rien. Chacun, à moins d'être doté d'une intelligence supérieure, demeure persuadé que c'est là le cours naturel des choses. Même ceux qui ont des éclairs de lucidité ne soupirent et ne se lamentent sur leur sort que lorsqu'ils ressentent les premiers symptômes, sans comprendre qu'il faut être attentif aux multiples dangers avant même qu'ils ne soient en germe. Cela fait penser à ce pauvre duc Houan qui, atteint d'un mal incurable, en voulut à son médecin Pien Ts'iue de l'avoir diagnostiqué trop tôt, car il commettait l'erreur de croire que la maladie s'était déclarée le jour où il en avait ressenti les premiers effets. Alors que le mal s'était développé de façon insensible, il voulait qu'on le soigne quand il ne pouvait plus y avoir aucun espoir de guérison [ Allusion à l'épisode célèbre de la visite du médecin Pien Ts'iue (l'Esculape chinois, qui vécut au VII' ou au VIe siècle av. J.-C.) au prince Houan de Ts'ai ou de Ts'i. Pien Ts'iue diagnostiqua dès sa première entrevue une maladie qui, prise avant qu'elle ne se déclare, pouvait être guérie par l'acupuncture, mais qui, si l'on tardait, évoluerait en un mal incurable. Et c'est bien ce qui devait se produire. Lorsque le souverain se résolut à faire appel aux services du médecin, celui-ci prit les jambes à son cou à la vue du patient. Au premier regard, il avait compris que le cas était désespéré et qu'on le rendrait responsable de son décès. ]. Qui évolue dans un monde ordinaire, ne peut avoir qu'une longévité médiocre. Partout où l'on porte son regard s'offre le même spectacle. Le nombre fait preuve; le lot commun sert de consolation. On se dit que telle est la loi de la nature, et qu'il ne saurait en être autrement. Si jamais on entend parler des techniques permettant de prolonger la vie, jugeant les faits à l'aune de sa propre expérience, on déclare que ce sont des fadaises. Certains, plus avertis, nourrissent bien quelques doutes, mais en dépit de leurs interrogations, la nature profonde du phénomène leur demeure lettre morte. Puis il y a ceux qui s'appliquent à ingérer des drogues, mais qui au bout d'une demi-année ou d'un an, lassés de n'obtenir aucun résultat en dépit de leurs efforts, s'arrêtent en chemin, faute de persévérance. D'autant que bien souvent ils ne s'adonnent à ces pratiques que dans l'espoir de s'attirer du renom, 'sans réaliser qu'ils ne font rien d'autre que de tenter de remplir avec l'eau d'une flaque le trou sans fond de Wei-liu par où s'écoule l'Océan! Ou bien ils brident leur nature et répriment leurs passions, ils éradiquent tout désir de gloire, mais ayant constamment devant les yeux des objets désirables, alors que le but de leur quête se trouve dans un lointain futur, ils sont taraudés par la crainte de perdre l'un et l'autre; leur pauvre cœur s'agite dans leur poitrine, tandis que les choses leur font signe au-dehors. Ainsi tiraillés entre les promesses d'une réalisation lointaine et l'assurance d'une satisfaction immédiate, ils subissent encore une défaite. Les objets transcendants sont subtils et mystérieux; ils peuvent s'appréhender par les opérations de la raison mais sont difficilement perceptibles par les sens. Ainsi la pousse de camphrier n'est-elle visible à l'œil nu qu'au bout de sept ans. Comment des individus dont le cœur bout d'impatience pourraient-ils s'engager sur le sentier du recueillement et du silence ? Ils voudraient presser les choses, alors que le processus demande du temps; ils aspirent à une réalisation immédiate, bien que les résultats ne puissent être que lointains. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'aucun d'eux n'aboutisse. Les insouciants se désintéressent de la recherche de la longue vie, puisqu'ils n'en voient nulle part la preuve; ceux qui la recherchent échouent dans leur quête par manque d'assiduité; ceux qui ne s'attachent qu'à un aspect partiel n'arrivent à rien faute d'avoir su embrasser la totalité; ou bien encore ceux qui s'adonnent à une technique particulière finissent par se perdre dans des procédés mineurs. Pas un sur dix mille des gens de cette espèce ne parvient à ses fins quelque grand que soit leur désir de prolonger leurs jours.
---Ceux qui excellent à nourrir leur principe vital agissent tout autrement. Purs, vides, calmes et paisibles, ils s'emploient à se dépouiller de tout égoïsme, à se débarrasser de toute convoitise. Ce n'est pas qu'ils se forcent à réprimer leurs désirs, mais, conscients que les honneurs déshonorent et les places avilissent, ils les dédaignent et refusent de servir; ce n'est pas qu'ils brident leurs appétits, mais sachant que la bonne chère détruit la substance vitale, ils la méprisent et n'y prêtent aucune attention. Ils ne laissent pas les objets extérieurs entraver leurs pensées, en sorte que leurs esprits et leurs souilles demeurent immaculés et candides. Détendus, ils sont libres de tout souci; calmes, ils ne nourrissent aucun calcul. Ils savent garder l'Un et se nourrir d'harmonie. C'est ainsi que l'ordre et l'harmonie se renforçant chaque jour en eux, ils font bientôt corps avec le grand mouvement cosmique. Ils se sustentent des vapeurs de l'agaric mystique, ils s'abreuvent à la source liquoreuse, ils s'embrasent dans les rayons du soleil levant, ils se délectent des accords du luth. Trouvant leur satisfaction dans le non-agir, leur corps se fait subtil et leur esprit éthéré. Oublieux de toute joie, ils atteignent à la béatitude; dédaigneux de la vie, ils préservent leur personne. Qui persévère dans cette voie peut espérer vivre aussi vieux que Hsien-men et rivaliser en longévité avec Wang Ts'iao. Comment se pourrait-il que de tels êtres n'existent pas ?
P 86
On croit servir ses parents et honorer ses aînés en leur présentant du riz et du sorgho richement parfumés, tandis que dans les noces et les réunions joyeuses, les lourdes viandes s'entassent en montagnes et les vins capiteux coulent à flots, sans se rendre compte que ces aliments dissolvent les tendons et altèrent les humeurs, facilitent la décomposition et hâtent la putréfaction. Leur odeur agréable se transforme en puanteur dès qu'ils ont pénétré dans l'organisme, celle-ci offense les esprits vitaux, souille les viscères, contamine les souilles, et pour finir provoque l'apparition de parasites calamiteux. La gloutonnerie et la débauche trouvent en eux un appui et la foule des maladies un allié. Si les céréales flattent le palais de qui les goûte, elles abrègent les jours de qui les ingère. Comment pourraient-elles se comparer à l'eau vive, à la liqueur douce, aux pistils d'agate, à la fleur de jade, au cinabre alchimique, aux efflorescences minérales, à l'agaric pourpre, au Polygonatum giganteum ? Tous ces produits miraculeux qui renferment des substances précieuses naissent spontanément dans la solitude. Leur parfum est authentique et ne se dissipe pas. Leurs exhalaisons apaisantes sustentent le corps. Ils nettoient et purifient les cinq viscères, dégagent l'organisme qui devient lumineux. Ces nourritures rendent le corps léger, affinent le squelette, facilitent la respiration, imprègnent les os et assouplissent les tendons. Le corps débarrassé de ses souillures, lavé de ses ordures, la volonté peut s'élancer jusqu'à la nue. Une fois que l'on a adopté ce régime, est-il nécessaire de continuer à se nourrir de céréales ?
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