"An american way of jail" |
Juillet 1995, page 20;21
AUX ÉTATS-UNIS ET EN EUROPE
La prison, machine à gérer l'exclusion
JEAN-PAUL JEAN
DANS les sociétés contemporaines, plus particulièrement dans les grands centres urbains, la montée de la délinquance et de la violence n'épargne aucun pays. Pour tenter d'y faire face, les autorités américaines ont de plus en plus recours à l'emprisonnement, qui tient une place centrale dans le dispositif répressif. Les évolutions en cours aux États-Unis risquent, comme à l'habitude, d'être annonciatrices de celles à venir en Europe.
Plus d'un million et demi de personnes sont actuellement détenues dans les prisons des États-Unis (1). La barre symbolique du million pour les seules prisons fédérales et celles des États avait été franchie en juin 1994. Plus précisément, 1 012 851 personnes (l'équivalent de la population de Dallas) étaient incarcérées dans ce pays de 260 millions d'habitants, soit un Américain sur deux cent soixante, un adulte sur cent quatre-vingt-treize; un taux quatre fois supérieur à celui du Canada et quatorze fois à celui du Japon (2). Selon une étude du ministère de la justice (3), le nombre de détenus dans les prisons américaines - prisons fédérales et des différents États - s'élevait, fin 1993, à 948 881 personnes, contre 329 821 au 31 décembre 1980; une augmentation de 188 % en treize ans, soit pratiquement un triplement.
L'évolution est particulièrement inquiétante si l'on relève que le rythme d'accroissement est de 1 500 par semaine ou de + 7,4 % de 1992 à 1993, soit 65 225 détenus de plus d'une année sur l'autre; une augmentation largement supérieure à la population carcérale française totale, qui était de 53 736 personnes au 1er janvier 1995.
Cette dernière progression ne concerne pas de la même façon tous les États. Huit d'entre eux, tel le Massachusetts (- 3,6 %), grâce à une politique de "sentencing" (réflexion sur les conditions de prononcé et d'application des sanctions) sont même arrivés cette année à diminuer légèrement ou à stabiliser le recours à l'enfermement. A l'inverse extrême, quatre États ont connu une progression de plus de 15 % d'une année sur l'autre: le Mississippi, le Minnesota, le Texas et le Connecticut.
Les États du Sud sont les plus répressifs. Les augmentations en 1993 du nombre des détenus concernent d'abord la Californie (+ 10 455), le Texas (+ 9 925) et la Floride (+ 4 746), qui connaissent par ailleurs la plus forte progression démographique du pays. Avec les prisons fédérales (+ 9 327), ces trois États, qui accueillent plus du tiers du nombre total des détenus, comptent pour plus de la moitié (52,8 %) de l'augmentation totale.
Le taux moyen d'incarcération de personnes condamnées à plus d'une année d'emprisonnement, qui était de 139 condamnés pour 100 000 habitants en 1980, a atteint fin 1993 le record de 351, un chiffre près de cinq fois plus élevé qu'en France et huit fois plus élevé qu'aux Pays-Bas. Le taux d'incarcération le plus important est celui du district de Columbia (siège de la capitale Washington), devant le Texas, l'Oklahoma, la Louisiane, la Caroline du Sud, tous au-delà ou proches du taux de 500 condamnés à une peine de plus d'un an pour 100 000 habitants.
En 1992, les Noirs représentaient près de 48 % de la population pénale condamnée à plus d'un an, soit un taux de 2 678 pour 100 000 habitants, environ huit fois plus élevé que pour les Blancs. Le taux maximum, 6 301 pour 100 000, étant atteint pour les hommes noirs de vingt-cinq à vingt-neuf ans. Autrement dit, 6,3 % des jeunes Noirs américains purgeaient une peine supérieure à une année de prison. Ce pourcentage, déjà le plus important toutes catégories en 1980 avec 3,5 %, met en évidence sur quelle population s'exercent les choix répressifs de la société américaine.
Inflation carcérale
DANS le Vieux Continent, le système statistique mis en place par le Conseil de l'Europe en 1983 permet de mesurer l'évolution de la population carcérale sur dix années (4). Du 1er septembre 1983 au 1er septembre 1992, l'augmentation du nombre de détenus a été de plus de 50 % en Grèce, en Espagne, au Portugal, aux Pays-Bas; de 20 % à 50 % en France, en Suisse, en Irlande, en Suède. Les hausses les plus faibles (environ 10 %) ont concerné l'Italie, la Belgique, le Danemark et le Royaume-Uni. Les deux exceptions à cette croissance sont l'Allemagne et l'Autriche, mais ces deux pays avaient, au début des années 80, les taux de détention les plus élevés d'Europe de l'Ouest.
Paradoxalement, on constate plutôt une baisse du nombre des entrants, grâce aux mesures de substitution à la prison et de contrôle en milieu ouvert, mais aussi un allongement des durées moyennes de détention qui peut s'expliquer par l'accroissement de la durée des procédures, l'aggravation des peines prononcées par les tribunaux et le moindre recours aux mesures de libération conditionnelle (5).
La situation française est symptomatique à cet égard. De moins en moins de gens entrent en prison chaque année - 83 000 en 1993 contre 97 000 en 1980, record historique! - (cela est vrai particulièrement pour les moins de vingt et un ans), mais la durée moyenne de détention est passée sur la même période de 4,6 à 7,6 mois. Le nombre de détenus admis à la libération conditionnelle diminue chaque année, pendant que reviennent périodiquement les grâces collectives et amnisties permettant seules de maintenir la surpopulation carcérale dans des proportions "acceptables". Le nombre d'étrangers détenus est passé quant à lui de 15 % à 30 % entre 1974 et 1994, une progression deux fois plus rapide que pour les nationaux, et ayant pour origine exclusive l'intensification de la répression contre les personnes en situation irrégulière (6).
Les causes de l'incarcération ont changé. La part des vols a considérablement diminué (55 % des condamnés en 1974, 22 % en 1994); 21,5 % des condamnés le sont pour infraction à la législation sur les stupéfiants (contre 14 % en 1987), avec des taux de récidive importants. Le chiffre des condamnés pour infractions aux moeurs (viols, attentats à la pudeur) a été multiplié par 4,9 entre 1974 et 1994 (7).
L'aggravation des sanctions n'est pas un mythe. La France est loin d'avoir une justice laxiste. Ainsi, entre le 1er janvier 1971 et le 1er janvier 1991, le nombre des "longues peines" a plus que doublé; les détenus exécutant une condamnation à perpétuité sont passés de 255 à 457, ceux purgeant une peine de réclusion de dix à vingt ans sont passés de 1 561 à 3 177 et ceux purgeant une peine de cinq à dix ans, de 2 020 à 5 021 (8).
Face à cette inflation carcérale, la plupart des pays occidentaux ont considérablement augmenté les budgets des administrations pénitentiaires. Aux États-Unis, la loi de lutte contre le crime, adoptée en 1994 par le Congrès sous la pression du président William Clinton, a attribué 7,9 milliards de dollars aux États pour tenter de faire face à l'accroissement du nombre de détenus. Au Royaume-Uni, le gouvernement a décidé en 1992 un programme sur trois ans de constructions de nouveaux établissements pour 739 millions de livres. Douze prisons ont été construites entre 1985 et 1992 et neuf autres étaient en construction fin 1992, dont sept commençaient déjà à fonctionner. Pour mettre en oeuvre une politique de privatisation partielle, un nouveau directeur général de l'administration pénitentiaire a été recruté qui dirigeait auparavant une chaîne de télévision, avec un salaire double de celui de son prédécesseur (9).
En France, à l'initiative de M. Albin Chalandon, alors garde des sceaux, un programme de construction de 13 000 places de prison a été réalisé à partir de 1987, et confié à des entreprises privées qui se sont vu concéder des missions du service public. Un nouveau programme quinquennal vient d'être voté prévoyant la construction de 4 200 nouvelles places en milieu fermé et 1 200 en centres de semi-liberté.
Les nations occidentales vont-elles continuer à se laisser entraîner dans cette spirale? Une autre politique est-elle possible? Les mesures de remplacement de l'incarcération - contrôle judiciaire, assignation à résidence, probation, cautionnement, libération conditionnelle, peines de substitution exercées dans une communauté, travaux d'intérêt collectif - sont efficaces face à la petite et moyenne délinquance et se développent dans l'ensemble de l'Europe (10). Elles permettent une réelle mobilisation sociale impliquant les élus et les associations, nécessitent des moyens autrement moins coûteux que la répression par la prison. Pourquoi alors ne pas envisager leur développement?
Elles mordent cependant peu sur les causes structurelles de l'inflation carcérale, notamment l'allongement des durées de détention. Mais, bien au-delà de ces choix internes à l'institution judiciaire, plus particulièrement dans les quartiers défavorisés des zones fortement urbanisées, on constate une dégradation des situations économiques et sociales qui aboutit à faire gérer par les systèmes répressifs les dégâts sociaux du libéralisme (11). La prison n'est, pour la majorité des détenus, que la machine à exclure une population à faible niveau de formation et ayant des problèmes psychosociaux majeurs, où les difficultés d'intégration tiennent une place essentielle. Il est révélateur à cet égard que l'inflation carcérale ait pour cause première la façon dont nos sociétés répondent à la toxicomanie et à l'immigration illégale. Les murs des prisons nous protègent d'abord de nos peurs.
Notes:
(1) Aux quelque 1 100 000 détenus des prisons fédérales e t de celles des États, il faut ajouter les 500 000 des 3 304 prisons locales et cellules de police dépendant des comtés et des municipalités où se trouvent les personnes en attente de jugement ou condamnées à de courtes peines et dont le nombre a doublé en dix ans. Chiffres du département de la justice, cités par l'agence Associated Press, 1er mai 1995.
(2) Chiffres du département de la justice, cités par Le Monde, 31 octobre 1994.
(3) "Prisonners in 1993", Darrel K. Gilliard et Allen J. Beck, BJS Statisticians; Bureau of Justice Statistics; US Department of Justice, Washington, juin 1994.
(4) SPACE, dernière enquête au 1er septembre 1992, non publiée. Les principaux chiffres cités sont extraits de cette base de données et de la communication de Pierre Tournier (CNRS/CESDIP) au colloque de Romainmôtier (Suisse) sur "Le crime et la politique criminelle en Europe", en septembre 1994.
(5) Synthèse des analyses de Pierre Tournier.
(6) Pierre Tournier, ibid.
(7) Philippe Robert, Bruno Aubusson de Cavarlay, Marie-Lys Pottier, Pierre Tournier, Les Comptes du crime: les délinquances et leurs mesures, L'Harmattan, Paris, 1994.
(8) Annie Kensey et Odile Timbart, Infostat Justice, octobre 1991.
(9) "Rapport au garde des sceaux sur l'emprisonnement des détenus difficiles et dangereux", inspection générale des services judiciaires et inspection générale de l'administration, Paris, avril 1993.
(10) Claude Faugeron, Les Politiques pénales, La Documentation française, Paris, 1992.
(11) Cf. Jean-Paul Jean, "Le libéralisme autoritaire". Le Monde diplomatique, octobre 1987.