NOTES DE LECTURES
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE
Alexis de Tocqueville
Table des matières des 2 tomes
Sélection des "meilleurs morceaux"
Avant propos : pourquoi ce vieux livre ? parce qu'il apporte un historique des États-Unis tout à fait intéressant, même et surtout pour la compréhension de la société américaine contemporaine. D'autre part c'est un livre sur la démocratie en générale au travers d'une analyse fouillée. Enfin le style est agréable, ce qui facilite la lecture de ce long ouvrage.
Les extraits et le livre électronique proviennent du prodigieux site : Classiques_des_sciences_sociales
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Sélection (morceaux choisis) : vu la longueur et la richesse de ce livre les 3 extraits ne sont là que pour susciter la curiosité et vous inciter à le lire, le choix est bien évidemment arbitraire et réducteur (ndlr.)<--ça fait class, hein !
Du point de départ et de son importance pour l'avenir des Anglo-Américains CHAPITRE II (tome 1)
De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques CHAPITRE II (tome 2)
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE I
INTRODUCTION
Par Alexis de Tocqueville
.../...Une grande révolution démocratique, s'opère parmi nous: tous la voient, mais tous ne la jugent point de la même manière. Les uns la considèrent comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un accident, ils espèrent pouvoir encore l'arrêter; tandis que d'autres la jugent irrésistible, parce qu'elle leur semble le fait le plus continu, le plus ancien et le plus permanent que l'on connaisse dans l'histoire.
Je me reporte pour un moment à ce qu'était la France il y a sept cents ans: je la trouve partagée entre un petit nombre de familles qui possèdent la terre et gouvernent les habitants; le droit de commander descend alors de générations en générations avec les héritages; les hommes n'ont qu'un seul moyen d'agir les uns sur les autres, la force; on ne découvre qu'une seule origine de la puissance, la propriété foncière.
Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se fonder et bientôt à s'étendre. Le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur; l'égalité commence à pénétrer par l'Église au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel esclavage, se place comme prêtre au milieu des nobles, et va souvent s'asseoir au-dessus des rois.
La société devenant avec le temps plus civilisée et plus stable, les différents rapports entre les hommes deviennent plus compliqués et plus nombreux. Le besoin des lois civiles se fait vivement sentir. Alors naissent les légistes; ils sortent de l'enceinte obscure des tribunaux et du réduit poudreux des greffes, et ils vont siéger dans la cour du prince, à côté des barons féodaux couverts d'hermine et de fer.
Les rois se ruinent dans les grandes entreprises; les nobles s'épuisent dans les guerres privées; les roturiers s'enrichissent dans le commerce. L'influence de l'argent commence à se faire sentir sur les affaires de l'État. Le négoce est une source nouvelle qui s'ouvre à la puissance, et les financiers deviennent un pouvoir politique qu'on méprise et qu'on flatte.
Peu à peu, les lumières se répandent; on voit se réveiller le goût de la littérature et des arts; l'esprit devient alors un élément de succès; la science est un moyen de gouvernement, l'intelligence une force sociale; les lettrés arrivent aux affaires.
À mesure cependant qu'il se découvre des routes nouvelles pour parvenir au pouvoir, on voit baisser la valeur de la naissance. Au XIe siècle, la noblesse était d'un prix inestimable; on l'achète au XIIIe ; le premier anoblissement a lieu en 1270, et l'égalité s'introduit enfin dans le gouvernement par l'aristocratie elle-même.
Durant les sept cents ans qui viennent de s'écouler, il est arrivé quelquefois que, pour lutter contre l'autorité royale ou pour enlever le pouvoir à leurs rivaux, les nobles ont donné une puissance politique au peuple.
Plus souvent encore. on a vu les rois faire participer au gouvernement les classes inférieures de l'État, afin d'abaisser l'aristocratie.
En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus constants des niveleurs. Quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont travaillé à élever le peuple au niveau des nobles; et quand ils ont été modérés et faibles, ils ont permis que le peuple se plaçât au-dessus d'eux-mêmes. Les uns ont aidé la démocratie par leurs talents, les autres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont pris soin de tout égaliser au-dessous du trône, et Louis XV est enfin descendu lui-même avec sa cour dans la poussière.
Dès que les citoyens commencèrent à posséder la terre autrement que suivant la tenure féodale, et que la richesse mobilière, étant connue, put à son tour créer l'influence et donner le pouvoir, on ne fit point de découvertes dans les arts, on n'introduisit plus de perfectionnements dans le commerce et l'industrie, sans créer comme autant de nouveaux éléments d'égalité parmi les hommes. À partir de ce moment, tous les procédés qui se découvrent, tous les besoins qui viennent à naître, tous les désirs qui demandent à se satisfaire, sont des progrès vers le nivellement universel. Le goût du luxe, l'amour de la guerre, l'empire de la mode, les passions les plus superficielles du cur humain comme les plus profondes, semblent travailler de concert à appauvrir les riches et à enrichir les pauvres.
Depuis que les travaux de l'intelligence furent devenus des sources de force et de richesses, on dut considérer chaque développement de la science, chaque connaissance nouvelle, chaque idée neuve, comme un germe de puissance mis à la portée du peuple. La poésie, l'éloquence, la mémoire, les grâces de l'esprit, les feux de l'imagination, la profondeur de la pensée, tous ces dons que le ciel répartit au hasard, profitèrent à la démocratie, et lors même qu'ils se trouvèrent dans la possession de ses adversaires, ils servirent encore sa cause en mettant en relief la grandeur naturelle de l'homme; ses conquêtes s'étendirent donc avec celles de la civilisation et des lumières, et la littérature fut un arsenal ouvert à tous, où les faibles et les pauvres vinrent chaque jour chercher des armes.
Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n'aient tourné au profit de l'égalité.
Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres; l'institution des communes introduit la liberté démocratique au sein de la monarchie féodale; la découverte des armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille; l'imprimerie offre d'égales ressources à leur intelligence; la poste vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais; le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état de trouver le chemin du ciel. L'Amérique, qui se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et livre à l'obscur aventurier les richesses et le pouvoir.
Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous ne manquerez point d'apercevoir qu'une double révolution s'est opérée dans l'état de la société. Le noble aura baissé dans l'échelle sociale, le roturier s'y sera élevé; l'un descend, l'autre monte. Chaque demi-siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher.
Et ceci n'est pas seulement particulier à la France. De quelque côté que nous jetions nos regards, nous apercevons la même révolution qui se continue dans tout l'univers chrétien.
Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner au profit de la démocratie; tous les hommes l'ont aidée de leurs efforts: ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès et ceux qui ne songeaient point à la servir; ceux qui ont combattu pour elle, et ceux mêmes qui se sont déclarés ses ennemis; tous ont été poussés pêle-mêle dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les uns malgré eux, les autres à leur insu, aveugles instruments dans les mains de Dieu.
Le développement graduel de l'égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères: il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement.
Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient de si loin pourra être suspendu par les efforts d'une génération? Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches? S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles?
Où allons-nous donc? Nul ne saurait le dire; car déjà les termes de comparaison nous manquent: les conditions sont plus égales de nos jours parmi les chrétiens qu'elles ne l'ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun pays du monde; ainsi la grandeur de ce qui est déjà fait empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.
Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte de terreur religieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles, et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines qu'elle a faites.../...CHAPITRE II
Du point de départ et de son importance pour l'avenir des Anglo-Américains.../...
Les émigrants qui vinrent s'établir sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre appartenaient tous aux classes aisées de la mère patrie. Leur réunion sur le sol américain présenta, dès l'origine, le singulier phénomène d'une société où il ne se trouvait ni grands seigneurs, ni peuple, et, pour ainsi dire, ni pauvres, ni riches. Il y avait, à proportion gardée, une plus grande masse de lumières répandue parmi ces hommes que dans le sein d'aucune nation européenne de nos jours. Tous, sans en excepter peut-être un seul, avaient reçu une éducation assez avancée, et plusieurs d'entre eux s'étaient fait connaître en Europe par leurs talents et leurs sciences. Les autres colonies avaient été fondées par des aventuriers sans famille; les émigrants de la Nouvelle-Angleterre apportaient avec eux d'admirables éléments d'ordre et de moralité; ils se rendaient au désert accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. Mais ce qui les distinguait surtout de tous les autres, était le but même de leur entreprise. Ce n'était point la nécessité qui les forçait d'abandonner leur pays; ils y laissaient une position sociale regrettable et des moyens de vivre assurés; ils ne passaient point non plus dans le nouveau monde afin d'y améliorer leur situation ou d'y accroître leurs richesses; ils s'arrachaient aux douceurs de la patrie pour obéir à un besoin purement intellectuel; cri s'exposant aux misères inévitables de l'exil, ils voulaient faire triompher une idée.
Les émigrants, ou, comme ils s'appelaient si bien eux-mêmes, les pèlerins (pilgrims), appartenaient à cette secte d'Angleterre à laquelle l'austérité de ses principes avait fait donner le nom de puritaine. Le puritanisme n'était pas seulement une doctrine religieuse; il se confondait encore en plusieurs points avec les théories démocratiques et républicaines les plus absolues. De là lui étaient venus ses plus dangereux adversaires. Persécutés par le gouvernement de la mère patrie, blessés dans la rigueur de leurs principes par la marche journalière de la société au sein de laquelle ils vivaient, les puritains cherchèrent une terre si barbare et si abandonnée du monde, qu'il fût encore permis d'y vivre à sa manière et d'y prier Dieu en liberté.
.../...
Les principes généraux sur lesquels reposent les constitutions modernes, ces principes, que la plupart des Européens du XVIIe siècle comprenaient à peine et qui triomphaient alors incomplètement dans la Grande-Bretagne, sont tous reconnus et fixés par les lois de la Nouvelle-Angleterre: l'intervention du peuple dans les affaires publiques, le vote libre de l'impôt, la responsabilité des agents du pouvoir, la liberté individuelle et le jugement par jury, y sont établis sans discussion et en fait.
.../...
Mais c'est par les prescriptions relatives à l'éducation publique que, dès le principe, on voit se révéler dans tout son jour le caractère original de la civilisation américaine.
" Attendu, dit la loi, que Satan, l'ennemi du genre humain, trouve dans l'ignorance des hommes ses plus puissantes armes et qu'il importe que les lumières qu'ont apportées nos pères ne restent point ensevelies dans leur tombe; - attendu que l'éducation des enfants est un des premiers intérêts de l'État, avec l'assistance du Seigneur ... " Suivent les dispositions qui créent des écoles dans toutes les communes, et obligent les habitants, sous peine de fortes amendes, à s'imposer pour les soutenir. Des écoles supérieures sont fondées de la même manière dans les districts les plus populeux. Les magistrats municipaux doivent veiller à ce que les parents envoient leurs enfants dans les écoles; ils ont le droit de prononcer des amendes contre ceux qui s'y refusent; et si la résistance continue, la société, se mettant alors à la place de la famille, s'empare de l'enfant et enlève aux pères les droits que la nature leur avait donnés, mais dont ils savaient si mal user . Le lecteur aura sans doute remarqué le préambule de ces ordonnances: en Amérique, c'est la religion qui mène aux lumières; c'est l'observance des lois divines qui conduit l'homme à la liberté.
.../...La législation civile et criminelle des Américains ne connaît que deux moyens d'action: la prison ou le cautionnement. Le premier acte d'une procédure consiste à obtenir caution du défendeur, ou, s'il refuse, à le faire incarcérer; on discute ensuite la validité du titre ou la gravité des charges.
Il est évident qu'une pareille législation est dirigée contre le pauvre, et ne favorise que le riche.
Le pauvre ne trouve pas toujours de caution, même en matière civile, et, s'il est contraint d'aller attendre justice en prison, son inaction forcée le réduit bientôt à la misère.
Le riche, au contraire, parvient toujours à échapper à l'emprisonnement en matière civile; bien plus, a-t-il commis un délit, il se soustrait aisément à la punition qui doit l'atteindre: après avoir fourni caution, il disparaît. On peut donc dire que pour lui toutes les peines qu'inflige la loi se réduisent à des amendes . Quoi de plus aristocratique qu'une semblable législation ?
En Amérique, cependant, ce sont les pauvres qui font la loi, et ils réservent habituellement pour eux-mêmes les plus grands avantages de la société.
.../...De la Démocratie en Amérique II
Première partie
CHAPITRE II
De la source principale des croyances
chez les peuples démocratiques
Les croyances dogmatiques sont plus ou moins nombreuses, suivant les temps. Elles naissent de différentes manières et peuvent changer de forme et d'objet; mais on ne saurait faire qu'il n'y ait pas de croyances dogmatiques, c'est-à-dire d'opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait lui-même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n'est pas probable qu'un grand nombre d'hommes dût jamais se réunir dans aucune croyance commune.
Or, il est facile de voir qu'il n'y a pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il n'y en a point qui subsistent ainsi; car, sans idées communes, il n'y a pas d'action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social. Pour qu'il y ait société, et, à plus forte raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par quelques idées principales; et cela ne saurait être, à moins que chacun d'eux ne vienne quelquefois puiser ses opinions à une même source et ne consente à recevoir un certain nombre de croyances toutes faites.
Si je considère maintenant l'homme a part, je trouve que les croyances dogmatiques ne lui sont pas moins indispensables pour vivre seul que pour agir en commun avec ses semblables.
Si l'homme était forcé de se prouver à lui-même toutes les vérités dont il se sert chaque jour, il n'en finirait point; il s'épuiserait en démonstrations préliminaires sans avancer; comme il n'a pas le temps, à cause du court espace de la vie, ni la faculté, à cause des bornes de son esprit, d'en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour assurés une foule de faits et d'opinions qu'il n'a eu ni le loisir ni le pouvoir d'examiner et de vérifier par lui-même, mais que de plus habiles ont trouvés ou que la foule adopte. C'est sur ce premier fondement qu'il élève lui-même l'édifice de ses propres pensées. Ce n'est pas sa volonté qui l'amène à procéder de cette manière; la loi inflexible de sa condition l'y contraint.
Il n'y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d'autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu'il n'en établit.
Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui entreprendrait d'examiner tout par lui-même ne pourrait accorder que peu de temps et d'attention à chaque chose; ce travail tiendrait son esprit dans une agitation perpétuelle qui l'empêcherait de pénétrer profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans aucune certitude. Son intelligence serait tout à la fois indépendante et débile. Il faut donc que, parmi les divers objets des opinions humaines, il fasse un choix et qu'il adopte beaucoup de croyances. sans les discuter, afin d'en mieux approfondir un petit nombre dont il s'est réservé l'examen.
Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole d'autrui met son esprit en esclavage; mais c'est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté.
Il faut donc toujours, quoi qu'il arrive, que l'autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place. L'indépendance individuelle peut être plus ou moins grande; elle ne saurait être sans bornes. Ainsi, la question n'est pas de savoir s'il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure.
J'ai montré dans le chapitre précédent comment l'égalité des conditions faisait concevoir aux hommes une sorte d'incrédulité instinctive pour le surnaturel, et une idée très haute et souvent fort exagérée de la raison humaine.
Les hommes qui vivent dans ces temps d'égalité sont donc difficilement conduits à placer l'autorité intellectuelle à laquelle ils se soumettent en dehors et au-dessus de l'humanité. C'est en eux-mêmes ou dans leurs semblables qu'ils cherchent d'ordinaire les sources de la vérité. Cela suffirait pour prouver qu'une religion nouvelle ne saurait s'établir dans ces siècles, et que toutes tentatives pour la faire naître ne seraient pas seulement impies, mais ridicules et déraisonnables. On peut prévoir que les peuples démocratiques ne croiront pas aisément aux missions divines, qu'ils se riront volontiers des nouveaux prophètes et qu'ils voudront trouver dans les limites de l'humanité, et non au-delà, l'arbitre principal de leurs croyances.
Lorsque les conditions sont inégales et les hommes dissemblables, il y a quelques individus très éclairés, très savants, très puissants par leur intelligence, et une multitude très ignorante et fort bornée. Les gens qui vivent dans les temps d'aristocratie sont donc naturellement portés à prendre pour guide de leurs opinions la raison supérieure d'un homme ou d'une classe, tandis qu'ils sont peu disposés à reconnaître l'infaillibilité de la masse.
Le contraire arrive dans les siècles d'égalité.
À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde.
Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.
Quand l'homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l'environnent, il sent avec orgueil qu'il est égal à chacun d'eux; mais, lorsqu'il vient à envisager l'ensemble de ses semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse.
Cette même égalité qui le rend indépendant de chacun de ses concitoyens en particulier, le livre isolé et sans défense à l'action du plus grand nombre.
Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même concevoir l'idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de l'esprit de tous sur, l'intelligence de chacun,
Aux États-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d'opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l'obligation de s'en former qui leur soient propres. Il y a un grand nombre de théories en matière de philosophie, de morale ou de politique, que chacun y adopte ainsi sans examen sur la foi du public; et, si l'on regarde de très près, on verra que la religion elle-même y règne bien moins comme doctrine révélée que comme opinion commune.
Je sais que, parmi les Américains, les lois politiques sont telles que la majorité y régit souverainement la société; ce qui accroît beaucoup l'empire qu'elle y exerce naturellement sur l'intelligence. Car il n'y a rien de plus familier à l'homme que de reconnaître une sagesse supérieure dans celui qui l'opprime.
Cette omnipotence politique de la majorité aux États-Unis augmente, en effet, l'influence que les opinions du public y obtiendraient sans elle sur l'esprit de chaque citoyen; mais elle ne la fonde point. C'est dans l'égalité même qu'il faut chercher les sources de cette influence, et non dans les institutions plus ou moins populaires que des hommes égaux peuvent se donner. Il est à croire que l'empire intellectuel du plus grand nombre serait moins absolu chez un peuple démocratique soumis à un roi, qu'au sein d'une pure démocratie; mais il sera toujours très absolu, et, quelles que soient les lois politiques qui régissent les hommes dans les siècles d'égalité, l'on peut prévoir que la foi dans l'opinion commune y deviendra une sorte de religion dont la majorité sera le prophète.
Ainsi l'autorité intellectuelle sera différente, mais elle ne sera pas moindre; et, loin de croire qu'elle doive disparaître, j'augure qu'elle deviendrait aisément trop grande et qu'il pourrait se faire qu'elle renfermât enfin l'action de la raison individuelle dans des limites plus étroites qu'il ne convient à la grandeur et au bonheur de l'espèce humaine. Je vois très clairement dans l'égalité deux tendances: l'une qui porte l'esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et l'autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser. Et j'aperçois comment, sous l'empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la liberté intellectuelle que l'état social démocratique favorise, de telle sorte qu'après avoir brisé toutes les entraves que lui imposaient jadis des classes ou des hommes, l'esprit, humain s'enchaînerait étroitement aux volontés générales du grand nombre.
Si, à la place de toutes les puissances diverses qui gênaient ou retardaient outre mesure l'essor de la raison individuelle, les peuples démocratiques substituaient le pouvoir absolu d'une majorité, le mal n'aurait fait que changer de caractère. Les hommes n'auraient point trouvé le moyen de vivre indépendants; ils auraient seulement découvert, chose difficile, une nouvelle physionomie de la servitude. Il y a là, je ne saurais trop le redire, de quoi faire réfléchir profondément ceux qui voient dans la liberté de l'intelligence une chose sainte, et qui ne haïssent point seulement le despote, mais le despotisme. Pour moi, quand je sens la main du pouvoir qui s'appesantit sur mon front, il m'importe peu de savoir qui m'opprime, et je ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le joug, parce qu'un million de bras me le présentent.FIN du chapitre et fin de sélection.
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