JAMES TOBIN: LA VERITE SUR MA TAXE
Lionel Jospin a pris, hier à Athènes, quelque distance avec la taxe Tobin en expliquant qu'il n'aimait " pas la pensée magique " et en mettant l'accent sur les réticences de James Tobin, le " père " de cette taxe, à l'encontre des organisations anti-mondialistes qui se sont saisies de cette idée. Le Premier ministre a estimé que les déclarations à la presse allemande de James Tobin étaient " un élément nouveau". " Que le père de la taxe y reste sans doute fidèle, mais ait son opinion sur ceux qui la cultivent et en défendent le culte, c'est quand même un élément intellectuel de la discussion ", a-t-il dit. Dans un texte publié conjointement aujourd'hui par le " Financial Times ", le " Financial Times Deutschland " et " Les Echos ", le professeur James Tobin, prix Nobel d'économie en 1981, s'explique.
Je me réjouis à la pensée que les gouvernements européens envisagent d'étudier ma proposition de taxation des transactions sur les marchés des changes. Certes, de telles transactions n'existant pas au sein de la zone euro, j'en déduis que l'Union européenne s'interroge sur l'opportunité d'élargir cette mesure à un groupe de pays. Laissez-moi revenir à cette idée vieille de trente ans.
En 1971, mes conférences à l'université de Princeton (publiées en 1974 aux Presses universitaires de Princeton sous le titre " The New Economics : One Decade Older") portaient sur la politique macroéconomique. J'avais eu l'occasion d'approfondir ce sujet, qui m'a toujours tenu à cur, lorsque j'ai fait partie de l'équipe de conseillers économiques du président Kennedy. dix ans plus tôt. Les années 70 étaient une période troublée pour le dollar américain, tandis que les marchés des changes prenaient une importance politique fondamentale partout dans le monde. J'ai remarqué que mes conférences insistaient bien davantage sur les balances des paiements et les taux de change que cela n'avait semblé nécessaire en Amérique. à ce moment-là.
A l'époque, le système de Bretton-Woods touchait à sa fin. En 1971, le président Nixon déclarait inconvertibles en or les obligations du Trésor américain présentées par les Etats étrangers. Dans le cadre de l'accord de Bretton-Woods, chaque pays, chaque membre du FMI, fixait la valeur de sa monnaie par rapport à l'or, c'est-à-dire, en pratique, au dollar. Le dollar lui-même était en effet rattaché à cette époque à l'or. Cette garantie liée à l'or américain était réservée aux détenteurs officiels de dollars. L'or s'échangeant à des cours plus élevés sur le marché libre que sur le marché officiel, les Etats-Unis et le Royaume-Uni se virent dans l'obligation, dès 1968. d'intervenir sur le marché de l'or afin d'empêcher l'envolée des cours officiels. C'est à partir de ce moment-là que le système de parité fixe or-dollar issu des accords de Bretton-Woods commença à s'effondrer. A ce facteur vint s'ajouter le fait que les Etats-Unis avaient besoin de dévaluer le dollar par rapport au mark et au yen. ce que ne permettaient pas les accords de Bretton-Woods qui ne reconnaissaient que l'étalon or.
Tout en constatant le naufrage du système de Bretton-Woods, économistes et ministres des Finances débattaient du meilleur choix: taux de change fixes ou taux flottants ? A mon avis, la différence n'est pas aussi énorme que cela, les taux de change " fixes " n'étant jamais vraiment fixe, Il s'agit plutôt de taux de change " ajustables ", c'est-à-dire vulnérables dès lors que les réserves des banques centrales baissent dangereusement en raison d'un déficit commercial ou d'attaques spéculatives. A cette époque il existait encore une certaine forme de contrôle des changes supervisé par le FMI, mais ces s mesures défensives n'étaient plus aussi efficaces. Les prélèvements du secteur privé sur les réserves progressaient plus rapidement que les réserves elles-mêmes et que les ressources du FMI. Les progrès réalisés dans les communications et l'informatique ont facilité et accéléré les transactions financières, quel que soit l'endroit où l'on se trouve dans le monde. En 1971, cela ne faisait que commencer.
Alors pourquoi ne pas instaurer une monnaie unique mondiale. des taux de change non ajustables, une union monétaire mondiale permanente, l'euro à l'échelle de la planète? Tout cela est très bien, pensais-je alors, mais inconcevable. compte tenu de l'hétérogénéité des nations. A l'heure actuelle, nous ne sommes toujours pas sûrs de l'euro. L'Argentine représente aujourd'hui un cas d'école effrayant. Convaincus par l'idée conservatrice que la création d'un " conseil monétaire ", à savoir l'instauration d'un taux de change fixe peso-dollar, déclencherait le retour à la confiance vis-à-vis de leur devise nationale, les Argentins n'étaient pas préparés à la catastrophe dont le FMI tente actuellement de les sauver. Le pays est désormais confronté à une grave crise économique sans aucun moyen de défense propre, d'ordre monétaire ou budgétaire.
En 1977, je ne pensais pas que la réforme monétaire internationale dépendait de l'adoption de taux fixes ou flottants. maïs qu'elle devait passer par l'instauration d'une stabilité raisonnable sur les taux de change. Je me suis souvenu de l'intérêt qu'avait porté Keynes, après le " krach " de 1929. à une taxe sur le chiffre d'affaires qui " lierait " les investisseurs à leurs actifs. Il pensait aux spéculateurs américains ses propres compatriotes, se disait-il, étaient suffisamment raisonnables, compte tenu de la taxe sur le chiffre d'affaires de la Bourse de Londres.
Mon principal objectif était alors de préserver une certaine autonomie monétaire nationale. L'arbitrage des marchés et la spéculation tendent à maintenir les taux d'intérêt sur le marché monétaire (après prise en compte du risque) au même niveau dans toutes les monnaies du monde. ce qui empêche les banques centrales d'adapter leur politique monétaire à l'économie de leur pays. Or. si cet arbitrage et cette spéculation requièrent une taxation répétée des transactions, les taux d'intérêt d'un pays peuvent différer de ceux pratiqués à New York ou à Tokyo, par exemple. Une taxe de 0,05 % est négligeable sur une transaction isolée, mais, si elle doit être acquittée une fois par semaine, elle ampute le rendement annuel de 2,5 %, et une proportion bien plus importante sur les volumes échangés quotidiennement. Cette valeur tampon, de 2,5 % dans mon exemple, offre une certaine marge de manuvre à la banque centrale qui souhaite intervenir sur ses propres taux d'intérêt à court terme.
Ma proposition, évoquée dans mes conférences à Princeton, puis développée en 1978, a été ignorée pendant des années avant de faire l'objet, en 1995, d'un important congrès d'universitaires au Programme des Nations-unies sur le développement, publié sous le titre " The Tobin Tax ". Alors que l'Amérique semble encore l'ignorer, la " taxe Tobin " est au cur des débats de réforme et des mouvements de protestation en Europe. Je n'ai rien à voir avec ces derniers et je ne connais pas leur programme poIitique. Toutefois si je désavoue ces groupes, je ne désavoue aucunement ma proposition. Je n'ai aucune maîtrise sur la façon dont sont utilisés les termes " taxe Tobin ". Bien que je suppose que la plupart des partisans de cette taxe sont bien intentionnés, je déplore la stratégie employée par certains extrémistes.
Comme la plupart des économistes. je suis pour la liberté des échanges commerciaux et je me félicite des initiatives d'investissement en faveur du développement des pays pauvres, qu'elles soient publiques ou privées. Je considère que la Banque mondiale et le FMI sont des institutions importantes et essentielles: s'il m'est arrivé de critiquer certaines de leurs politiques, je préconise d'augmenter leurs ressources et leur champ d'action. Dans l'idéal d'ailleurs, le FMI devrait être l'organisme chargé de gérer la taxe sur les transactions.
Je comprends bien qu'une taxe sur les transactions réduit les liquidités et que cette taxe devrait porter aussi bien sur les transactions stabilisatrices légitimes que sur celles. déstabilisatrices, de la spéculation. L'intérêt de cette taxe est que les transactions les plus fréquentes sont aussi les plus durement frappées. (Le fonctionnement des marchés des changes requiert de fréquentes opérations interbancaires techniques. Les banques ne devraient pas être taxées sur chaque opération, mais sur la position nette de change sur une période donnée, une semaine, par exemple.) Pour combattre les paradis fiscaux, cette taxe devrait être levée dans la plupart des pays où les opérations de change représentent une part substantielle de l'activité des banques. Une autre mesure défensive consisterait, pour les pays ayant adopté cette taxe, à l'appliquer aux transactions avec les pays ne l'ayant pas adoptée, y compris au sein de la même banque.
Contrairement à ce qu'ont prétendu les sénateurs Helms et Dole, lors de la campagne électorale de 1996, je ne défend pas une perception de cette taxe par l'ONU. Il faudrait que chaque Etat collecte la taxe conformément aux accords passés et que chacun puisse décider de l'affectation de ces recettes. ce qui pourrait inciter les Etats à participer à l'opération. Dès le départ, j'ai proposé que les recettes provenant de la taxation des multinationales soient affectées à des projets internationaux comme, par exemple, ceux de la Banque mondiale. En revanche, cela n'a jamais constitué mon principal objectif. En fait, j'ai toujours souhaité diminuer le volume des transactions pouvant être taxées. Ce sont pourtant ces recettes qui ont retenu l'attention des partisans les plus fervents de la taxe Tobin, qui se sont trompés en y voyant, d'une certaine façon, une arme pour combattre les prétendus maux de la mondialisation.
Les Echos: 11/9/2001
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