"An american way of jail" |
Octobre 1994, page 12;13
L'AMÉRIQUE ENTRAÎNÉE PAR LE COURANT RÉACTIONNAIRE
Surenchère répressive et surveillance des pauvres
ROSELYNE PIRSON
ADOPTÉE en août par les deux Chambres du Congrès après des années de délibérations, la loi contre la criminalité va-t-elle vraiment, comme l'a déclaré le président Clinton, "accroître la sécurité de chaque quartier américain" (1)? Le texte satisfait d'abord la clameur d'une population exaspérée par une violence criminelle qui, en 1993, s'est traduite par 24 500 assassinats. Mais les mesures adoptées privilégient surtout le complexe "carcéro-industriel", ce pendant méconnu ou ignoré du complexe militaire, dont la mainmise sur la société américaine a suscité tant de mises en garde. En effet, sur un budget total de 30,2 milliards de dollars, 23,5 milliards de dollars (78 % des crédits) seront affectés au seul volet répressif du dispositif.
La loi contre le crime prévoit, d'ici à l'an 2000, la création de 100 000 emplois de policiers, le renforcement des peines minimales d'incarcération, le durcissement des conditions d'éligibilité à la liberté conditionnelle, l'emprisonnement à perpétuité des personnes reconnues coupables d'une troisième infraction criminelle et, fort logiquement, la construction de nouvelles prisons. L'édification de centres correctionnels où la discipline sera militaire aura en outre pour fonction d'endiguer l'essor de la délinquance juvénile. Enfin, dix-neuf types d'armes semi-automatiques sont frappés d'interdiction totale (port, production et vente).
Cette proposition, sujette aux controverses habituelles (2), ne constitue cependant, pour le puissant lobby des détenteurs d'armes à feu (la National Rifle Association), qu'une défaite symbolique. Des centaines d'autres catégories d'armes restent autorisées; le marché illégal, qui contribue largement à l'escalade de la violence (3), continue d'être florissant; et la loi Brady, qui, depuis l'année dernière, impose la vérification du casier judiciaire de tout acheteur d'une arme de poing pistolet ou revolver est loin d'être respectée. Au Texas, cinq shérifs viennent de remettre en question sa constitutionnalité!
Proposée par le Black Caucus (qui regroupe les trente-neuf élus démocrates et le seul républicain noirs du Congrès), une "clause de la justice raciale" n'a pas survécu aux marchandages parlementaires. Elle envisageait d'établir un système de quotas basé sur des données statistiques permettant de mettre en cause la constitutionnalité d'un verdict lorsque, dans un Etat, la peine capitale est appliquée de manière disproportionnée aux minorités raciales. Depuis 1976 et le rétablissement de cette sanction par la Cour suprême, tous les rapports établissent en effet qu'un crime commis par un Noir risque davantage de déboucher sur une exécution qu'un crime commis contre un Noir (4). Régulièrement dénoncée par Amnesty International, cette "injustice raciale" n'est que la pointe de l'iceberg: les Noirs représentent 50 % de la population carcérale alors que la majeure partie des infractions est perpétrée par des Blancs (5).
La défaite du Black Caucus est d'autant plus significative que la loi crée une liste de cinquante-quatre nouveaux chefs d'inculpation passibles de la peine de mort devant les tribunaux fédéraux. Tous impliquent un assassinat ou un meurtre dans l'accomplissement d'un crime ou délit fortement médiatisé: rapt d'enfant, trafic de drogue, vol et détournement de voiture, attentat à la bombe, détournement d'avion, etc. Bien que la loi n'en prévoie ni la logistique ni le financement, cette extension du champ d'application de la peine capitale contredit le fédéralisme américain: la justice pénale relève en grande partie (95 %) de la juridiction des Etats et, dans treize d'entre eux, la peine de mort n'existe pas.
Mais, le plus souvent, les mesures débattues et votées à l'échelon local préparent le terrain à un durcissement de la répression fédérale. Pour éviter les délibérations et les compromis, nombre d'initiatives sont d'ailleurs directement soumises à référendum. Les autres font l'objet de sessions parlementaires extraordinaires convoquées à la hâte par des gouverneurs soucieux de réagir sur-le-champ aux actes violents qui frappent l'opinion. Cela vient d'être le cas dans trois Etats dont les gouverneurs sont pourtant démocrates: la Caroline-du Nord, le Colorado et la Floride. Les deux derniers Etats jugeront dorénavant les inculpés mineurs comme s'il s'agissait d'adultes.
La mesure qui comble d'aise la vox populi et dont la formulation emprunte aux règles du base-ball s'intitule "trois infractions et vous êtes hors jeu" ("three strikes and you're out"). Elle impose de condamner automatiquement à la prison à vie les prévenus d'infractions criminelles jugés coupables d'une double récidive. Proposée à l'origine par les républicains, cette sanction draconienne a très vite conquis la majorité des élus nationaux et locaux sans distinction de parti. Même M. Mario Cuomo, gouverneur de l'État de New-York et figure emblématique du libéralisme américain, s'y est rallié, sans doute pour ne plus s'exposer aux accusations de laxisme que lui vaut son opposition à la peine de mort.
Les législateurs (majoritairement démocrates) de Pennsylvanie envisagent de condamner à mort les coupables de trois infractions criminelles. En Géorgie, une récidive sera passible de la prison à vie. Le Minnesota, de tradition progressiste (ce fut le seul Etat qui vota contre la réélection de M. Reagan en 1984), fait donc figure d'exception en respectant un certain équilibre entre mesures répressives et dispositions préventives. Préférant laisser au juge la responsabilité du prononcé de la peine, l'Etat a rejeté l'idée d'un "hors-jeu" après trois délits graves.
L'engrenage de la "justice populaire" est-il devenu irréversible? Pour se donner l'illusion de protéger la société, ira-t-on, comme l'imagine le criminologue M. Jerome Miller, jusqu'à "emprisonner sept millions et demi de personnes, dont cinq millions de Noirs d'ici l'an 2000, abandonnant ainsi les centres-villes aux femmes seules et à leurs enfants"? En Californie, où la proposition d'une peine automatique de prison à perpétuité en cas de viol et de violence envers un mineur sera soumise à référendum lors des élections de novembre, un magistrat vient de refuser, "dans l'intérêt de la justice" (6), d'infliger à un double récidiviste la sanction désormais prévue au niveau fédéral. L'accusé, un petit trafiquant reconnu coupable d'usage de drogues légères en prison, s'était retrouvé dans les filets d'une répression théoriquement destinée aux criminels dangereux. Et l'an dernier, à New-York, un magistrat de la Cour fédérale a, en décidant de ne plus instruire les dossiers des petits trafiquants, marqué son désaccord avec une lutte contre la drogue qui n'a jamais pris en compte les facteurs sociaux, économiques et humains inhérents au trafic (7). Or l'actuel grippage de l'appareil judiciaire doit beaucoup à la faillite de cette guerre contre la drogue (8): le surpeuplement des prisons découle largement de l'incarcération des petits trafiquants, qui représentent 60 % de la population pénale.
Eliminer l'aide publique
LE volet préventif de la loi votée par le Congrès cherche à résoudre ce problème en créant des "tribunaux de la drogue" qui pourront condamner les prévenus à purger leur peine dans des centres de traitement et de réhabilitation. D'autres mesures préventives financeront des activités parascolaires et sportives dans les centres-villes. S'y ajoutera un programme de lutte contre la violence à domicile. Là encore, le budget qui lui a été alloué 9 milliards de dollars, contre 1 milliard seulement pour les tribunaux de la drogue , s'explique sans doute par le tollé médiatique de l'"affaire Simpson": en plus du double meurtre (de son ex-épouse et de son compagnon) qu'on lui impute, l'ancienne vedette sportive s'était rendue coupable de violences conjugales.
Mais, sous le feu des critiques républicaines, le montant des dépenses préventives a été amputé. La méfiance à l'égard d'un Etat trop présent sur le plan social a vite conduit M. Clinton à invoquer répression et retour aux valeurs spirituelles comme les meilleurs moyens de garantir la sécurité des Américains.
Les conservateurs ont longtemps affirmé l'existence d'un lien direct entre l'essor de la criminalité et une culture de la pauvreté née de la trop grande générosité du système d'aide sociale. Aux Etats-Unis, la femme seule avec enfants à charge dont les revenus net sont inférieurs à un montant fixé par les Etats, bénéficie d'une allocation publique. Pour une famille de trois personnes, la somme représente (en moyenne nationale) 390 dollars par mois. Ce programme secourt 5 millions de familles monoparentales. La majorité des femmes (55 %) recouvrent leur autonomie dans les cinq ans. Mais le va-et-vient entre dépendance et indépendance brouille cette réalité.
La part de ce programme dans le budget fédéral (1,5 %) et dans celui des Etats (2,5 %) n'expliquerait pas les attaques dont il est l'objet si la droite n'avait fait de ce groupe déshérité la cible principale de son offensive contre l'Etat-providence. Et du système d'aide sociale, "l'incubateur d'une nouvelle génération de délinquants et de criminels (9)". Dès 1967, M. Ronald Reagan, alors gouverneur de Californie, avait dénoncé le gaspillage de fonds publics; la publication, en 1984, de Losing Ground, de Charles Murray, marqua un point de non-retour. Statistiques à l'appui, l'auteur prétendait démontrer, que les programmes lancés dans les années 60 par le président Lyndon Johnson avaient conduit les pauvres à adopter un mode de vie qui ne pouvait que leur nuire: en substituant une allocation sociale à une feuille de paie, la puissance publique encourageait l'indolence, érodait le sens des responsabilités et contribuait à la désintégration de la cellule familiale (10). "L'élimination de l'aide publique débouchera sur une réduction massive du nombre des naissances naturelles et des familles sans père", concluait l'auteur, qui, aujourd'hui, bénéficie d'un regain de faveur.
Professeur à l'Université Harvard, conseiller de l'administration Clinton, M. David Ellwood se propose d'atteindre le même objectif avec des méthodes différentes (11). La mise en oeuvre d'une politique globale contre la pauvreté s'articule, selon lui, autour des points suivants: garantie d'une assurance médicale nationale, hausse du salaire horaire minimum (gelé de 1981 à 1990, et depuis avril 1991), développement des services de garderie et de crèche, mise en place d'un système d'allocations familiales et de réduction d'impôts pour les anciens bénéficiaires de l'aide sociale qui trouvent un travail. Selon M. David Ellwood, un tel dispositif permettrait de limiter à deux ans le versement de l'assistance aux démunis.
Le projet du président, rendu public en juin, s'inspire des travaux de M. Ellwood, mais en omet les dispositions relatives aux allocations familiales et au salaire minimum. Pour "mettre fin au système actuel", M. Clinton propose de remplacer l'assistance publique par "le meilleur service social du pays", le travail. Après un stage de formation de deux ans, les bénéficiaires d'une aide sociale se verront fortement encouragés à trouver un emploi dans le secteur privé. Ou requis d'accepter un poste dans le secteur public ou subventionné par l'Etat.
L'idée de base n'est pas nouvelle. Le Programme d'incitation au travail de 1967 stipulait déjà que la personne assistée devrait travailler pour mériter une aide publique. Malgré l'échec de cette initiative, dû à des carences logistiques, le projet fut repris en 1981 dans le cadre d'un programme facultatif d'aide à l'embauche implanté dans quarante Etats. A l'époque, les progressistes soulignèrent que son succès dépendrait de l'expansion des services sociaux. Et, rétifs au coût de telles largesses, les conservateurs furent plus sensibles à la réussite de ceux qui, par force de volonté, avaient su améliorer leur sort. Signée par M. Reagan à l'issue de son second mandat présidentiel, la loi sur le soutien familial privilégiait l'encadrement socioprofessionnel et réclamait qu'un programme d'aide à l'instruction et à l'apprentissage, mis en oeuvre dans chaque Etat, offre aux participants des service de garderie, de santé et de transport. Mais comme la récession de 1990-1991 multiplia le nombre des pauvres éligibles d'une aide sociale (14 millions de personnes en 1994), les conservateurs y virent la preuve que toute réforme était vaine.
Des conduites morales imposées
QUANT au projet de M. Clinton, il se situe à la croisée de la loi de 1988 et des initiatives qui, entre-temps, ont été prises au niveau des États. Depuis 1991, ceux-ci peuvent en effet se dégager du cadre national pour avancer leurs propres "réformes". Si certaines se résument à la réduction des allocations, d'autres imposent des règles de conduite "morales" à la vie privée des défavorisés.
En Arkansas, en Géorgie et dans le New-Jersey, le nombre d'enfants à charge n'entre plus en ligne de compte pour déterminer le montant de l'allocation. Cette disposition découle de la thèse qui explique par l'aide publique le nombre croissant de naissances illégitimes. La réalité est tout autre: dans les familles pauvres, le nombre d'enfants (1,9) est inférieur à la moyenne nationale (2,4). D'autres mesures rappellent aux bénéficiaires leurs responsabilités. L'Etat du Maryland a institué un système de consultation de nourrissons où l'irrégularité des visites entraînera une réduction de l'aide. En Oklahoma, en Virginie et dans le Connecticut, l'assiduité scolaire des adolescents à charge ou ayant charge de famille provoque une augmentation des prestations, l'absentéisme est sanctionné par leur réduction. Dans le Massachusetts, les démunis doivent mériter l'aide qu'ils reçoivent en offrant leur "temps libre" aux associations bénévoles. Enfin, en Californie, la réduction de l'aide ( 5 %) a aussitôt été présentée comme une incitation au travail. Mais, là, le pouvoir judiciaire est intervenu: en juillet dernier, la cour d'appel a annulé les réductions de crédits en raison de leur impact sur le logement et la nutrition des familles démunies (12). Les juges ont ainsi signifié aux deux partis, aux Etats et au gouvernement fédéral qu'il ne peut y avoir de bonne réforme sans justice sociale. Dans le contexte actuel, une telle leçon méritait en effet d'être rappelée.
(1) The New York Times, 23 août 1994.
(2) Cf. Jamil Salmi, "L'Amérique malade des armes à feu", le Monde diplomatique, avril 1992.
(3) 28 % des prévenus déclarent avoir acheté leur arme dans la rue et illégalement
(4) Depuis 1967, soixante-trois Noirs ont été exécutés pour le meurtre d'un Blanc, un Blanc l'a été pour le meurtre d'un Noir.
(5) The Humanist, janvier-février 1994. Directeur en Virginie du National Center for Institutions and Alternatives, M. Jerome Miller explique que l'appareil judiciaire a concentré sa répression sur la communauté noire. Son livre Search and Destroy: On the Plight of the AfricanAmerican Male in the American Criminal Justice, sera publié à la fin de l'année par Cambridge University Press.
(6) The New York Times, 19 juillet 1994.
(7) Jack Weinstein, "The War on Drugs." Harper's Magazine, juillet 1993.
(8) Lire Christian de Brie, "Drogue: Chronique d'une guerre perdue", le Monde diplomatique, avril 1994.
(9) M. Newt Gingrich, dirigeant des élus républicains de la Chambre des représentants, "This Week with David Brinkley", ABC, 9 janvier 1994.
(10) Charles, Murray, Losing Ground, Basic Books, New-York, 1984. La "démonstration" fut taillée en pièces par de très nombreux spécialistes. Voir notamment Robert Greenstein, "Losing Faith in Losing Ground", The New Republic, 25 mars 1985.
(11) David Ellwood, Poor Support in the American Family, Basic Books, New-York, 1988.
(12) The New York Times, 14 juillet 1994.