"An american way of jail" |
Avril 1998, page 20
Dossier: Imaginer une autre société
Faux emplois et vrai chômage
ANNE-CÉCILE ROBERT
LE président américain William Clinton et le premier ministre britannique Anthony Blair vantent constamment les mérites de la flexibilité du travail, créatrice d'emplois, opposée aux "rigidités" de l'Europe continentale qui "préférerait" le chômage. A y regarder de près, le modèle anglo-saxon, auquel, pour faire bonne mesure, certains adjoignent l'exemple des Pays-Bas, constitue plutôt un antimodèle: outre que, pour une bonne part, il repose sur des manipulations statistiques et sur l'absence de prise en compte des données démographiques, il se caractérise par une régression historique d'une brutalité inouïe en matière de niveau de salaires, de couverture sociale, de protection des enfants, de sécurité publique, de durée du travail, de congés payés et d'indemnisation du chômage.
Le 4 février dernier, le Royaume-Uni adopte un nouveau système de comptabilisation des demandeurs d'emploi et en "découvre" 500 000 de plus que la veille. Le taux de chômage britannique passe ainsi de 5 % de la population active à 7 %. En effet, seuls étaient jusqu'à présent pris en considération les bénéficiaires d'allocations, et non la totalité des chômeurs (1) dont le mode de dénombrement a été modifié trente-deux fois par les conservateurs entre 1979 et 1997. Avec toujours pour résultat d'expulser des statistiques des catégories supplémentaires: jeunes de moins de 17 ans, personnes de plus de 55 ans, chômeurs en arrêt de travail de longue durée.
Une méthode imparable pour obtenir de "bons" chiffres, qui rappelle celle des Pays-Bas où l'on ne recense officiellement que 6 % de chômeurs. Et ce, grâce à une acception particulièrement extensive de la notion d'invalidité qui permet de laisser de côté les quelque 800 000 personnes jugées "inaptes", et dont une bonne partie, sinon la majorité, sont en fait des chômeurs déguisés. Selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) elle-même, sans ce tour de passe-passe, le pourcentage réel de demandeurs d'emploi atteindrait les 20 % (2).
Plus fondamentalement, ce n'est pas en rapportant simplement le nombre de chômeurs déclarés comme tels à l'effectif de la population active que l'on disposera d'une photographie exacte de la situation de l'emploi. Par exemple, les statistiques ne prennent pas en compte le nombre de personnes découragées par de longs mois de recherche et qui renoncent à s'inscrire. Aux Etats-Unis, où le chômage est excessivement mal indemnisé (3), ces "découragés" représenteraient, selon le Bureau américain des statistiques de la main-d'oeuvre, 0,9 % de la population active (4). Au Royaume-Uni, la proportion correspondante est de 0,7 %, et tout individu souhaitant travailler, mais ne cherchant pas activement un emploi, y est rayé des registres: c'est le cas d'environ un million de personnes. A titre de comparaison, le chiffre est de 0,2 % en France.
Les chiffres officiels ignorent également le temps partiel subi, c'est-à-dire accepté faute de mieux. Aux Etats-Unis, il représenterait 3 % de la population active. Au Royaume-Uni, 10 % des femmes et 25 % des hommes employés à temps partiel désireraient l'être à temps complet; aux Pays-Bas, c'est le cas de 40 % des personnes concernées. D'une manière générale, le travail à temps partiel, moins bien rémunéré, s'est multiplié en quinze ans. Au Royaume-Uni, il représente 25 % de l'emploi total; aux Etats-Unis, 18 %; aux Pays-Bas, 36 %. Ce phénomène, qui affecte aussi la France (15,8 % en 1996), fausse évidemment tous les calculs: il suffirait de transformer une partie des emplois à plein temps en emplois à temps partiel, pour faire disparaître le problème d'un coup de baguette magique! Aux Etats-Unis, la prise en compte de ce paramètre ferait grimper de 5 % à plus de 10 % la proportion de chômeurs (5). Une enquête américaine portant sur la période 1983-1993 montre que les chiffres ainsi révisés augmenteraient d'environ 5 % pour tous les pays (6).
D'autre part, le facteur démographique a joué un rôle essentiel dans l'évolution du marché du travail au Royaume-Uni. En effet, la population active (offre de travail) a diminué de 182 000 personnes entre 1993 et 1995. Si elle avait connu la même progression qu'en France, le chômage aurait augmenté de manière significative (environ 160 000 demandeurs d'emploi supplémentaires). Selon M. Patrick Artus, directeur des études économiques et financières à la Caisse des dépôts et consignations, "il n'y a donc pas de "miracle" en termes de créations d'emploi salarié (7)".
Mais la baisse - très relative, comme on vient de le voir - des taux de chômage américain et britannique s'est surtout effectuée au prix d'un accroissement considérable des inégalités sociales. Au Royaume-Uni, en vingt ans, les 10 % les plus pauvres ont perdu 13 % de leur pouvoir d'achat, tandis que les 10 % les plus riches ont accru le leur de 65 %. Aux Etats-Unis, en 1996, les 20 % les plus démunis reçoivent 3,7 % des revenus, contre 49 % pour les 20 % les mieux lotis. On parle de "dualisation" ou de société des trois tiers: un tiers de pauvres, un tiers de riches et une classe moyenne. Le fossé se creuse également entre hommes et femmes, et, aux Etats-Unis, entre groupes ethniques. Les femmes, quand elles trouvent un emploi, sont les premières victimes du travail temporaire et du temps partiel, le plus souvent parce que les structures d'accueil et de prise en charge des enfants sont peu développées, mais aussi pour des raisons culturelles.
Au nom de la "flexibilité" et de l' "adaptabilité", l'emploi s'est considérablement précarisé, notamment par la multiplication du recours à l'intérim et au travail temporaire. Il s'agit de postes mal payés, le plus souvent dans les activités les plus pénibles et les plus dangereuses. Selon l'OCDE, les agences de travail temporaire aux Etats-Unis ont connu une expansion très soutenue, leurs effectifs passant de 400 000 salariés à la fin de 1982 à 1 300 000 en 1990 et 2 100 000 en 1995. Au Royaume-Uni, ce type d'emploi s'est rapidement développé à partir de 1992, pour atteindre 7 % de la population active (8). Ce pays est également le champion européen du travail des enfants, comme en témoigne un rapport accablant rédigé par une commission indépendante, la Low Pay Unit, et rendu public le 11 février dernier: 2 millions de jeunes entre 6 et 15-16 ans, dont 500 000 âgés de moins de 13 ans, ont un emploi quasi régulier. Il ne s'agit pas seulement de "petits boulots", mais d'activités qui devraient normalement être assurées par des adultes dans l'industrie et les services, et qui sont rémunérées de manière dérisoire. Le dumping générationnel, telle est la dernière innovation en date du "modèle" britannique...
Londres avait obtenu de la Commission européenne une dérogation à une directive de 1994 plafonnant à 12 heures la durée hebdomadaire du travail des enfants de 13-14 ans. Le maximum légal passa ainsi à 17 heures, sans être pour autant respecté. Mais, selon l'OCDE, on n'assouplira jamais assez des réglementations qui font obstacle au libre jeu du marché. La paupérisation et la précarisation croissantes des salariés constituent le résultat le plus tangible de ces politiques. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, les salaires ont régulièrement baissé au cours des deux dernières décennies. Entre 1979 et 1993, le salaire net médian américain (qui partage les actifs employés en deux parties égales) a baissé de 5 %, passant de 500 à 479 dollars par semaine (de 12 700 à 12 200 francs par mois); la valeur du salaire horaire minimum a décru de 25 %.
Des salariés corvéables à merci
SI les pertes d'emplois sont plus rapidement compensées outre-Atlantique qu'ailleurs, c'est majoritairement au profit d'activités moins bien payées que les précédentes et bénéficiant d'une moindre protection sociale. Le "déversement" consécutif aux restructurations économiques s'effectue, en effet, vers des entreprises et des secteurs à bas salaires (commerce de détail, restauration rapide, hôtellerie, tourisme), alors que les technologies de pointe, constamment mises en avant, créent en réalité assez peu de postes de travail. Sur les 38 millions d'Américains vivant au-dessous du seuil de pauvreté, 22 millions disposent pourtant d'un emploi ou sont rattachés à une famille dont l'un des membres travaille. La sociologie a ainsi dû créer une nouvelle catégorie, celle des "travailleurs paupérisés" (working poor).
Au Royaume-Uni, où le salaire minimum avait été supprimé par les conservateurs en 1993, 300 000 personnes gagnaient, en 1995, moins de 1,5 livre par heure (13 F), et 1,2 million moins de 2,5 livres (9). Selon le rapport déjà cité de l'OCDE, "l'inégalité des revenus au Royaume-Uni était plus accusée en 1990 qu'elle ne l'avait jamais été depuis la seconde guerre mondiale, et elle s'est aggravée plus rapidement que dans la plupart des autres pays membres de l'Organisation". Ainsi la "machine à créer des emplois" fonctionne d'autant mieux qu'elle verse des salaires permettant tout juste d'atteindre le seuil de pauvreté. En France et aux Pays-Bas, malgré des concessions significatives à la vague libérale - notamment en ce qui concerne l'indemnisation des chômeurs et la modération salariale -, ces dérives ont pu être en partie évitées grâce au maintien du salaire minimum (10).
Dans le même temps, le nombre d'heures travaillées a nettement augmenté dans les pays phares du libéralisme. Au Royaume-Uni, où il n'existe pas de limitation légale à la durée hebdomadaire de travail, celle-ci est en moyenne de 44 heures, et 3,8 millions de salariés travaillaient encore, en 1996, plus de 48 heures par semaine. C'est pourquoi la Cour de justice de Luxembourg a dû, le 12 novembre 1996, enjoindre le gouvernement de M. John Major de se plier à la directive fixant le maximum européen à 48 heures. On comprend pourquoi le patronat britannique observe avec ahurissement la loi française sur les 35 heures, que M. Adair Turner, directeur de la Confédération des industries britanniques (CBI), l'équivalent du CNPF, qualifie d' "erreur philosophique" et d' "aberration économique" (11). Il n'existe pas non plus, outre-Manche, de législation sur le repos hebdomadaire ou sur les congés payés: selon la Confédération des syndicats (Trade Union Confederation, TUC), 2,5 millions de salariés n'ont pas droit à des vacances et, pour 4,1 autres millions d'entre eux, ces vacances sont inférieures à trois semaines.
Aux Etats-Unis, la durée annuelle du travail a augmenté de l'équivalent d'un mois depuis les années 70. Selon le Wall Street Journal (5 août 1996), certains salariés de l'automobile travaillent 84 heures par semaine! Pour compenser la baisse de leurs revenus, 7 900 000 Américains sont contraints d'avoir plusieurs emplois (au Royaume-Uni, 1,3 million de personnes en occupent deux).
La baisse des revenus a entraîné la criminalisation d'une partie de la société, à laquelle l'autre répond par une politique répressive d'une brutalité sans équivalent dans les autres pays développés: en dix ans, la population carcérale américaine a plus que doublé, passant de 750 000 à 1 700 000, pour la plupart des jeunes des minorités ethniques, principalement des Noirs. A population équivalente, c'est sept fois plus qu'en France! En toute rigueur statistique, il faut donc augmenter de 1 700 000 (presque 2 %) le nombre de chômeurs effectifs aux Etats-Unis. Le Royaume-Uni est déjà bien engagé dans cette voie. Selon une enquête internationale - International Crime Victimisation Survey - l'Angleterre et le Pays de Galles viennent en tête de l'Occident pour ce qui est de la proportion d'habitants ayant été témoins ou victimes d'un délit: 3,6 %, suivis des Etats-Unis (3,5 %), alors que les chiffres de la France et des Pays-Bas sont respectivement de 2,2 % et de 1,9 %. Plus des trois quarts des foyers sont équipés d'un système d'alarme ou d'autres dispositifs de sécurité. Le gouvernement a d'ailleurs prévu une augmentation de 50 % de la population carcérale dans les sept prochaines années: elle passerait de 63 400 en 1998 à 92 600 en 2005, ce qui devrait entraîner la construction de 24 nouvelles prisons (12).
Les salariés américains et britanniques sont ainsi, à proprement parler, corvéables à merci: mal payés, licenciés à la va-vite et mal indemnisés. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, où le droit du travail permet aux employeurs de se séparer de leurs employés avec des préavis extrêmement courts, le pouvoir syndical a été considérablement affaibli, soit par la pression économique, soit par une remise en cause de la réglementation du travail. Aux Etats-Unis, il n'existe pratiquement pas de législation applicable aux contrats de travail. La baisse du chômage aurait pu y laisser espérer un regain de la capacité de négociation des salariés, mais elle est presque entièrement compensée par les gains de productivité. Des mouvements de grève montrent toutefois que cette dégradation suscite des résistances. En revanche, dans aucun des deux pays les responsables politiques ne remettent en cause la "liberté" du marché du travail. Ainsi, au Royaume-Uni, M. Anthony Blair, qui souhaite rétablir le salaire minimum, est en même temps un chaud partisan de la flexibilité de l'emploi (13). Ce que souligne un conseiller de son gouvernement: "Nous en ferons le moins possible pour ne pas nous immiscer dans les lois du marché et dans l'organisation flexible de l'entreprise (14)."
(1) Lire Seumas Milne, "Comment Londres manipule les statistiques", et Richard Farnetti, "Excellents indices économiques pour un pays en voie de dislocation", respectivement, dans Le Monde diplomatique de mai et février 1997.
(2) Etudes économiques de l'OCDE. Pays-Bas, OCDE, Paris, 1996. Lire également Dominique Vidal, "Miracle ou mirage aux Pays-Bas", Le Monde diplomatique, juillet 1997.
(3) Lire Serge Halimi, "Eternel retour du miracle américain", Le Monde diplomatique, janvier 1997. Selon les estimations de l'OCDE, "les indemnités versées à la plupart des travailleurs se situent entre 20 % et 40 % du salaire antérieur (...). Seuls 40 % des chômeurs reçoivent des indemnités de chômage", Etudes économiques de l'OCDE. Etats-Unis, OCDE, Paris, 1996.
(4) Bureau of Labor Statistics (Bureau américain des statistiques de la main-d'oeuvre), The Employment Situation, Washington, décembre 1997, tableau A-7.
(5) The Employment Situation, op. cit.
(6) Monthly Labor Review, Washington, août 1995.
(7) Patrick Artus, Etude, n° 10, 31 mai 1996
(8) Etudes économiques de l'OCDE. Royaume-Uni, OCDE, Paris, 1996.
(9) Banque Paribas, Conjoncture, juillet 1996, article repris par Problèmes économiques à venir, La documentation Française, Paris, 3 janvier 1997.
(10) Ministère de l'emploi, "Les bas salaires en France, quels changements depuis quinze ans?", Premières synthèses, Paris, n° 48-1, novembre 1997.
(11) Le Monde, 28 octobre 1997.
(12) Financial Times, Londres, 4 février 1998.
(13) Une commission gouvernementale étudie la possibilité de réinstaurer, courant 1998, une rémunération minimale dont le montant serait compris entre 3,25 livres (32 F) et 4,40 livres (49 F) l'heure.
(14) Le Monde, 4 octobre 1997.