"An american way of jail" |
Capital n°127 Avril 2002
Pourquoi le nombre de prisonniers américains a-t-il décuplé depuis trente ans ? Selon le journaliste d'investigation Joel Dyer("The Perpetual Prisoner Machine: how America Profits from Crime", Westview Press), la privatisation progressive du secteur pénitentiaire a créé une industrie puissante, qui défend avec succès la politique du "tout carcéral" pour préserver ses intérêts.
Une des inventions les plus profitables du capitalisme américain contemporain est la "machine à fabriquer des prisonniers". Une industrie en pleine expansion depuis plusieurs années. Sa matière première est constituée de criminels. Ses principaux clients sont le gouvernement fédéral et les Etats américains. Et ses actionnaires, à travers les grandes maisons de courtage et les fonds de pension, sont les Américains moyens. Ce business prospère grâce à un étrange paradoxe: alors que le taux de la criminalité aux Etats-Unis n'a pas varié sensiblement depuis des décennies, la population carcérale y a été multipliée par dix en moins de trente ans. La manne financière publique consacrée au système judiciaire, à la police et aux prisons frôle désormais les 150 milliards de dollars. Un budget proche de celui du Pentagone, et conforme à ce qu'avait réclamé Ronald Reagan lorsqu'il avait lancé la "guerre contre le crime" au début des années 80. Aujourd'hui, plus de deux millions d'Américains sont derrière les barreaux et plus de cinq millions sont soumis à une surveillance judiciaire. C'est plus que toute autre nation au monde, y compris la Chine ou la Russie. Par rapport aux autres pays développés, les Etats-Unis incarcèrent entre cinq et sept fois plus de citoyens, alors que les statistiques criminelles y sont largement comparables.
C'est ce paradoxe qu'analyse Joel Dyer, un journaliste d'investigation américain, dans un ouvrage aussi étonnant que dérangeant. Selon Dyer, le moteur de l'industrie carcérale est le profit. Profit pour les hommes politiques, dont la carrière électorale dépend directement de leur intransigeance face aux criminels. Profit pour les médias, dont l'audience- et donc les revenus publicitaires -est directement liée à la place qu'ils accordent aux crimes violents. Et, surtout, profit pour les entreprises, qui constituent le rouage essentiel de ce que Dyer appelle le "complexe carcéro-industriel".
Jusque dans les années 80, le secteur privé n'intervenait dans le système pénitentiaire américain que comme fournisseur de services annexes pour les prisons publiques. Mais l'explosion du nombre de détenus a rendu nécessaire la construction, le financement et la gestion de plus de 1000 nouvelles prisons en trente ans, et les capacités des pouvoirs publics ont été dépassées. Aujourd'hui, l'industrie carcérale privée américaine gère directement 154 établissements et s'occupe de près de 150 000 détenus. Dès 1996, la croissance du nombre de cellules était quatre fois plus élevée dans le secteur privé que dans le public. Le business est florissant: pour la seule année 1998, près de 4 milliards de dollars ont été consacrés à la création de nouvelles prisons, dont les budgets de fonctionnement absorbent 1,3 milliard de dollars par an. Selon Dyer, un lit dans un établissement de haute sécurité revient à plus de 70 000 dollars, et une place dans un centre pour délinquants ordinaires à 30 000 dollars. Dans les budgets de la majorité des Etats, ce sont donc les dépenses liées aux prisons qui augmentent le plus. Les firmes de BTP spécialistes du pénitentiaire constituent désormais un secteur qui possède son propre magazine, le "Construction Report", où l'on trouve les innovations concernant la trentaine de prisons fédérales et la centaine de centres de détention régionaux qui se bâtissent chaque année.
Tous les acteurs du "complexe carcéro-industriel" se retrouvent lors des nombreux "salons du pénitentiaire" organisés à travers l'Amérique. Des centaines d'entreprises tentent d'y séduire les représentants des services de la justice. "L'ambiance est digne de Las Vegas, raconte Dyer. Au milieu des rires et des tournées à boire, des négociations serrées et des tapes dans le dos, on a du mal à se rappeler que toute cette activité repose sur l'emprisonnement de millions d'Américains." Parmi la myriade de PME venues proposer des menottes, des cellules préfabriquées ou des bracelets de surveillance à distance, on trouve les grands noms du bâtiment, comme Turner, Brown and Root ou CRSS ; des cabinets d'architectes connus, tels DLR Group, KMD ou DMJ M ; le gratin de la finance, dont Merill Lynch, American Express, General Electric Finance... La plupart des compagnies de téléphone sont également présentes, car le marché carcéral représente pour elles plus de 1 milliard de dollars. Une seule cabine téléphonique en prison rapporte près de 15 000 dollars par an, cinq fois plus qu'une cabine ordinaire. Deux géants forment une caste à part : à eux seuls, Corrections Corporation of America (CCA) et Wackenhut Corrections contrôlent près de 80% du marché mondial des prisons privées, qui dépasse déjà 3 milliards de dollars par an.
Fondé en 1983, CCA gère actuellement 68 prisons offrant 65 000 places, ce qui le met au sixième rang des systèmes pénitentiaires américains, derrière ceux du Texas, de la Californie, du gouvernement fédéral, de New York et de la Floride. Ses services englobent la conception, la construction, la rénovation, l'équipement, la fourniture de personnel et la gestion de centres pénitentiaires. Parmi les principaux actionnaires de CCA, il y avait jusqu'à l'an dernier la multinationale française Sodexho. Avec 55 prisons disposant de plus de 40 000 places, Wackenhut est pour sa part implanté aux Etats-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne, en Australie, au Canada, en Afrique du Sud et en Nouvelle-Zélande. Un de ses atouts commerciaux est "l'attention portée aux sensibilités locales". Ainsi l'entreprise a-t-elle récemment remporté un appel d'offres pour une prison de moyenne sécurité en Australie, en sondant l'opinion publique de la Nouvelle-Galles du Sud et en calquant son projet sur les attentes exprimées : une prison, certes, mais équipée d'un cinéma, de plusieurs piscines, de terrains de sport et d'une galerie commerciale !
CCA et Wackenhut se sont engouffrés dans la brèche quand les systèmes pénitentiaires publics ont atteint leurs limites. D'une part, il n'y avait plus assez de cellules pour loger les dizaines de milliers de nouveaux condamnés et, d'autre part, les contribuables ont commencé à renâcler devant les impôts supplémentaires levés régulièrement pour construire de nouvelles prisons. Les nouveaux centres de détention privés sont donc financés grâce à des obligations, le plus souvent défiscalisées. CCA et Wackenhut proposent d'ailleurs en Bourse des fonds d'investissement consacrés exclusivement au pénitentiaire. Et, pourtant, si l'industrie carcérale privée finance et fournit de nouvelles installations, le problème demeure : dès qu'un centre de détention s'ouvre, il se remplit instantanément de nouveaux condamnés.
Privées comme publiques, les prisons constituent une source de main-d'uvre profitable et docile. "Pour une heure de travail, les détenus sont payés entre 0,2 et 1,2 dollar, explique Dyer, alors que les ateliers carcéraux dégagent en moyenne 14,54 dollars de profit. Unicorp, l'administration qui commercialise le labeur des détenus des prisons fédérales, réalise plus de 500 millions de dollars de ventes annuelles. En dix ans, elle a quintuplé le nombre de ses ateliers carcéraux, qui atteint désormais 3 000. Pour l'ensemble du système pénitentiaire, Dyer estime que les ventes ont avoisiné 3 milliards de dollars en 1998. Selon lui, plusieurs fleurons de l'industrie ont recours, directement ou par le biais de la sous-traitante, à la main-d'uvre des prisons: Boeing, Microsoft, IBM, Compaq, AT & T, TWA, Texas Instruments, Lexus et même la marque de lingerie Victorias Secret. II cite même le cas d'une société qui s'est "relocalisée" en transférant son centre de traitement de données du Mexique à la prison californienne de San Quentin.
La décision de la justice américaine interdisant sous peine de fortes amendes de surpeupler les cellules a non seulement donné un coup de fouet à la construction de prisons privées, mais aussi fait apparaître des "courtiers en détenus", qui permettent aux Etats démunis de geôles d'en trouver dans une autre partie du pays. Ils se rémunèrent en touchant entre 2 et 6 dollars par jour pour chaque prisonnier casé. Les prisons privées du Texas logent ainsi des milliers de détenus en provenance de quatorze autres Etats, ce qui leur permet d'augmenter leur taux d'occupation, et donc leur rentabilité.
Un autre rouage essentiel de la machine carcérale est constitué par les syndicats des gardiens de prison, très favorables à la guerre contre le crime, dont ils profitent directement. "Les surveillants de Californie, écrit Dyer, ont vu leur rémunération doubler en même temps que la population carcérale quadruplait." Les intérêts de l'industrie pénitentiaire sont également défendus par les villes et les comtés touchés par le déclin des industries traditionnelles. Pour eux, une prison représente un véritable ballon d'oxygène, comme le montre l'exemple de Dannemora, dans l'Etat de New York: les 1 198 emplois du Clinton Correctional Facility injectent chaque semaine 2 millions de dollars de salaires dans l'économie locale. Dans cette région, qui comptait deux prisons dans les années 70, et une vingtaine aujourd'hui, le boom carcéral rapporte un demi-milliard de dollars par an. Un programme d'investissement de 1,5 milliard de dollars pour la construction de nouvelles prisons y est d'ailleurs en cours. De même, plus de trente villes du Missouri ont récemment fait acte de candidature pour avoir le privilège d'accueillir un centre de détention. Les raisons de cet enthousiasme: une prison ne pollue pas et ne dégraisse jamais ses effectifs. "Du coup, écrit Dyer, de nombreuses communautés rurales ont recours aux services de cabinets de lobbying. Ils inondent les hommes politiques de contributions financières pour leur permettre de poursuivre la guerre contre le crime."
Le dernier rouage de la machine est constitué par les investisseurs, qu'il s'agisse des multinationales ou de particuliers dont (argent est placé dans un fonds de pension. Certains analystes de Wall Street suivent donc attentivement les statistiques de la criminalité publiées par le FBI : elles leur servent de boule de cristal pour prédire l'évolution du cours des actions des sociétés du secteur pénitentiaire et des obligations liées à la construction de prisons. Placer son argent dans cette industrie s'est révélé un excellent investissement et le restera tant que les pouvoirs publics, sous la pression des électeurs, continueront à s'attaquer au crime via la détention. Les perspectives de profits sont en effet liées à l'augmentation continue du nombre de prisonniers.
Bien entendu, (industrie du crime au sens large comprend aussi les médias, qui sont à l'origine de la réaction en chaîne ayant conduit à multiplier les incarcérations. Après la prise de contrôle des studios de Hollywood et des networks télévisés par des multinationales, dans les années 70, le secteur s'est vite aperçu que le crime, violent de préférence, sensationnel si possible, dopait l'audience.
Appliquée au cinéma, à l'édition, aux séries télévisées et aux émissions d'actualité, la recette a été exploitée à fond. Selon une étude citée par Dyer, la tuerie de Columbine, en 1999, au cours de laquelle deux élèves d'un lycée avaient massacré treize de leurs camarades avant de se donner la mort, a permis à la chaîne Fox d'accroître son audience de 59%. Les crimes violents représentent désormais plus de 40°7o des émissions d'actualités. Or les journaux télévisés constituent la principale, voire l'unique source d'information pour la majorité des Américains.
A force de voir des hold-up sanglants en ouverture du " Six O'Clock News", des émissions recensant les meurtres les plus horribles de la semaine, des serial killers vedettes du grand et du petit écran, les Américains ont commencé à croire que le crime était omniprésent. Aujourd'hui, 80% d'entre eux estiment que la criminalité est devenue l'un des plus grands problèmes auxquels leur pays est confronté, alors que les statistiques montrent qu'ils sont, dans leur énorme majorité, plus en sécurité aujourd'hui qu'il y a trente ans. Dyer cite l'exemple d'une petite ville de Virginie occidentale. "Les habitants ont affirmé aux sondeurs que le crime était leur plus grande préoccupation, alors que la localité n'avait connu aucun meurtre en plus de vingt ans, et que la délinquance de rue était quasi inexistante. Les seuls crimes violents y étaient commis sur les téléviseurs des habitants."
Cette psychose collective a un impact politique: les élus ont compris que, s'ils ne déclaraient pas la guerre au crime, ils seraient battus au prochain scrutin. Alors, républicains comme démocrates ont promis de rallonger les peines, de construise de nouvelles prisons et de multiplier le nombre des policiers.
Pourtant, beaucoup d'entre eux admettent en privé que consacrer davantage d'efforts et d'argent à la prévention, aux programmes de soins pour toxicomanes, à la lutte contre la pauvreté et à la réhabilitation des détenus constituerait une réponse à l'insécurité bien plus efficace que l'explosion des budgets pénitentiaires. Mais aucun n'ose prôner de telles mesures, de peur d'être taxé de mollesse face au crime.
Dans leur frénésie de rassurer l'opinion publique, les élus ont adopté une série de lois qui ont transformé le système judiciaire américain en une machine à incarcérer. En Californie, par exemple, le meurtre particulièrement atroce d'une fillette a entraîné le vote en 1994 de la loi dite " Three strikes" : au troisième délit, même sans violence, on va en prison. Ainsi, un homme qui avait volé un steak valant 5,62 dollars a été condamné à perpétuité parce c'était son troisième forfait... Conséquence de cette loi : la Californie compte plus de détenus que la France, le Japon, l'Allemagne, la Grande-Bretagne et Singapour réunis. Depuis 1995, cet Etat consacre plus d'argent à ses prisons qu'à ses universités. A New York, une loi des années 70 imposant une peine de prison pour tout délit lié à la drogue a également fait exploser la population carcérale. Tout comme l'adoption, au niveau fédéral, du "Sentencing Reform Act" instaurant un barème qui oblige les juges à prononcer des peines sévères.
Pour la société américaine, les inconvénients de la politique du "tout-carcéral" ne s'arrêtent pas à la nécessité de construire en permanence de nouvelles prisons. Ils comprennent aussi le fait qu'on y entre souvent pour une broutille et qu'on en ressort criminel endurci. Si les spécialistes affirment tous que les premiers délits sont le plus souvent liés à la pauvreté, la plus grande partie des sommes colossales consacrées aux prisons proviennent désormais de la diminution des budgets sociaux, puisque les citoyens refusent les augmentations d'impôts. Autrement dit, la prison se développe au détriment de programmes qui pourraient permettre d'agir sur les causes profondes de la criminalité. Ce n'est donc pas un hasard si la majorité des prisonniers sont noirs ou hispaniques. Dyer cite des chiffres effrayants. "Entre 1986 et 1991, le nombre de personnes incarcérées pour infraction à la législation sur les stupéfiants a augmenté de 429% pour les hommes noirs, de 828% pour les femmes noires et de 320% pour les hispaniques. En revanche, le nombre de Blancs incarcérés pour crimes et délits liés à la drogue a tout juste doublé, bien que la majorité des consommateurs de drogue américains soient blancs." L'exemple du crack est particulièrement édifiant: 64,4% des consommateurs sont blancs et 26,6% noirs, selon une étude du ministère de la Santé américain. Et pourtant, parmi les condamnés en 1992 au titre des lois fédérales contre le crack, il y avait 91,3% de Noirs contre 3% de Blancs.
Dyer pense que l'implication de sociétés cotées en Bourse dans l'administration de la justice publique est extrêmement inquiétante. Le montant des dividendes quelles distribuent à leurs actionnaires dépend en effet directement de la poursuite de la politique qui a conduit deux millions d'Américains en prison. "La machine d'incarcération perpétuelle l'a emporté sur les forces qui déterminaient hier l'importance et la composition de la population emprisonnée, c'est-à-dire le taux de criminalité, la santé de l'économie et l'idéal progressiste de la réhabilitation", observe-t-il. Mais l'Amérique ne semble pas pressée de bouter le capitalisme hors de ses prisons.
Jacques Sorbier