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État d'urgence sociale


LE MONDE diplomatique - MARS 2004

LES POLITIQUES LIBÉRALES DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS

État d'urgence sociale


LE VAINQUEUR DES PROCHAINES ÉLECTIONS RÉGIONALES, QUI SE DÉROULERONT EN FRANCE LES 21 ET 28 MARS, RISQUE D'ÊTRE L'ABSTENTION. EN DIFFICULTÉ, LES CATÉGORIES POPULAIRES SE SENTENT ABANDONNÉES DE TOUTE PART. DE FAIT, PAS UN SECTEUR N'ÉCHAPPE À LA FIÈVRE NÉOLIBÉRALE DE MM. CHIRAC ET RAFFARIN. PAS MÊME LES CRÈCHES, QUI, PRIVATISÉES, VONT BÉNÉFICIER D'AIDES FISCALES. LES INVESTISSEMENTS PUBLICS, EUX, RÉGRESSENT. DANS CE DOMAINE COMME DANS CELUI DE L'ENSEIGNEMENT, LA RECHERCHE, LA SANTÉ...

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PAR MARTINE BULARD

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A LIRE LES COMMENTATEURS,
on pourrait avoir l'impression que les affaires de la France sont gérées avec une nonchalante bonhomie. On parle d'un gouvernement " hésitant ", de ministres " gaffeurs ", d'un pouvoir " à la dérive ". Illusion : avec une détermination sans faille -qui n'exclut pas détours et contours -, le gouvernement de M. Jean-Pierre Raffarin s'est attaqué à ce qu'il reste du modèle social français.

En sept cents jours de pouvoir, quel bilan ! Recul du droit à la retraite ; reprise en main de la justice avec la seconde loi Perben ; baisse des indemnités de chômage ; hausse des exonérations fiscales pour les revenus élevés ; réduction des remboursements de soins ; diminution des crédits pour la recherche et l'éducation; préparation d'une " réforme " de la Sécurité sociale inspirée de celle des retraites ; démantèlement programmé du code du travail... Toutes mesures parfaitement cohérentes : elles ciblent les pauvres (encore plus précarisés) et les riches (toujours plus sécurisés).

Malgré les rondeurs affichées du premier ministre, la brutalité des décisions rappelle qu'une des caractéristiques de l'élite est son mépris des citoyens ordinaires. Le ministre de l'économie, M. Francis Mer, n'a-t-il pas lancé " Ceux qui gagnent beaucoup d'argent le méritent : ils apportent à la société une valeur supérieure à ceux gui gagnent moins
(1) " - Ces " méritants " montrent surtout leurs dons de prédateurs : les patrons des quarante plus grandes entreprises se sont octroyé, entre 2000 et 2002, une augmentation de salaire de 84 % ! Sans parler des autres avantages... Ils ont obtenu une réduction massive de l'impôt sur le revenu, dont les deux tiers bénéficient aux 10 % de foyers les plus riches.

En revanche, le gouvernement et sa majorité ont supprimé l'allocation de mère isolée, qui bénéficiait à 40 000 personnes parmi les plus défavorisées. Déjà, 1 enfant sur 6 vit dans une famille pauvre. En raison du chômage des parents, mais aussi à cause de " l'insuffisance des transferts attachés aux enfants ", selon le récent rapport
(2) du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC).

Au-delà, le gouvernement a entrepris un programme de remodelage de la société, applaudi par le patronat
(3). II s'agit de faire table rase des protections sociales et de livrer au marché ce qui, au fil des luttes, lui avait échappé. Une tâche d'autant plus rude que, en France, comme chez nombre de ses voisins, l'édifice social est fondé sur le travail et le salariat. Ce chamboulement accompagne la nouvelle phase de la mise en valeur du capital, dont l'espace géographique s'élargit à la planète et l'espace temps se réduit à la dernière séance boursière. Cela tue dans l'œuf toute ambition industrielle ou technologique et provoque des restructurations permanentes. Les plans sociaux pour convenance boursière prolifèrent (voir l'article pages 1, 22 et 23). D'où la volonté de lever les freins aux destructions accélérées, alors que, en 2003, la France a détruit plus d'emplois qu'elle n'en a créé.

" La protection de l'emploi fait le chômage ", nous assure la vulgate néolibérale. Depuis plus de vingt ans, le donne s'applique, sous la pression d'institutions prétendument objectives, comme (Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Dès 1989, cette dernière pointait les " rigidités du marché du travail français ". En vertu de quoi les droits ont été jetés par-dessus bord, tantôt par des gouvernements de gauche, tantôt par ceux de droite. Sans rien régler pour autant, bien au contraire. Ainsi, on a supprimé l'autorisation administrative de licenciement, attaqué le contrat à durée indéterminée (actuellement, près de 80 % des embauches se font à dorée déterminée), imposé le temps partiel pour les femmes, levé le contrôle de l'intérim (jusqu'à 40 % du personnel dans certains groupes). On a inventé les horaires décalés, l'annualisation du temps du travail et la flexibilité généralisée...

" Vive la précarité ! "

CE PROGRAMME RAPPELLE étrangement les " soixante recommandations
(4) " impératives fixées par l'OCDE en 1994, ainsi formulées : " Revoir les dispositions relatives à la sécurité de l'emploi, accroître la flexibilité du temps de travail à court terme et .sur toute la durée de la vie (...), activer les dépenses de chômage, favoriser les contrats de gré à gré entre travailleurs et employeurs ", etc. (5). Chaque année, l'OCDE se transforme en juge. Elle félicite la Belgique qui, dès 1993, a " durci les conditions d'attribution des indemnités chômage ", puis les Pays-Bas en 1996, puis la France eu 1999. En 2002, les bons points vont à l'Allemagne, à la Belgique, à l'Espagne et à la Suède, qui ont "assoupli les réglementations applicables au contrat à durée déterminée (CDD) et aux agences de travail temporaire ".

Un temps montrée du doigt (notamment à cause des 35 heures), la France a rejoint le bataillon des élèves modèles, singulièrement avec l'expulsion de chômeurs du système d'indemnisation
(6) (180 000 le 1er janvier 2004) ce qui ne suffit pas pour empêcher l'augmentation du nombre de sans-emploi. Les victimes se voient accusées de désinvolture, menacées de sanction. Le rapport Marimbert sur la privatisation de l'Agence nationale pour l'emploi dénonce a les difficultés chroniques " à vérifier que les chômeurs recherchent bien un emploi, taudis que la Cour des comptes déplore a la faiblesse des contrôles " et du " taux de sanction (7) ". Le modèle, c'est l'Allemagne de M. Gerhard Schröder, qui a doublé, l'an dernier, le nombre d'indemnités suspendues pour cause de " non recherche active " d'emploi.
Que certains passent entre les mailles du filet et profitent du système d'indemnisation, c'est probable. Mais, en France, ce qui frappe, c'est surtout le niveau record des radiations administratives : 225 408 eu 2000, 395 007 en 2003
(8). Si bien que seuls 48 % des chômeurs sont indemnisés. Le gouvernement entend pourtant accélérer les exclusions. Les chômeurs concernés par le rétrécissement de l'allocation spéciale de solidarité (ASS) vont devenir des " sans-droits ". Au mieux, ils toucheront le revenu minimum d'insertion (RMI), bientôt corrigé à la baisse sous forme de revenu minimum d'activité (RMA).
Soupçonnés de vivre comme des privilégiés -avec à peine plus de 13 euros par jour ! -, les érémistes, devenus éremastes, sont priés d'accepter n'importe quel emploi sous-payé, sans même disposer de la protection des salariés (pas de cotisation retraite, par exemple). Ce RMA se révélera une aubaine pour l'employeur, qui disposera d'un salarié, parfois qualifié (27 % des bénéficiaires du RMI ont le bac et plus), payé aux deux tiers par la collectivité et sans droits, ou presque. Les grands prêtres du libéralisme appellent cela " l'activation des politiques de l'emploi ".
Une fois les salariés les plus faibles précarisés, il faut s'attaquer à ceux qui ne le sont pas encore. Au nom de l'égalité de traitement avec " les travailleurs temporaires ", l'OCDE réclame " une libéralisation de la législation en matière de protection de l'emploi pour les travailleurs permanents
(9) " (lire : les contrats à durée indéterminée et les fonctionnaires). Quelques intellectuels bien en cour popularisent ces thèmes, que les médias s'amusent parfois à opposer. Fustigeant " la France gui tombe ", Nicolas Baverez assure que les Français " ont fait le choix de la croissance molle et die chômage pour éviter la réforme de l'État providence (10) " à mener d'urgence. Niant toute idée de déclin, Jacques Marseille arrive à une conclusion similaire "Le chômage n'est pas lié à la croissance, mais à l'action des trois piteux l'État, les syndicats et l'éducation nationale. " Et il en appelle tout logiquement à faire tomber " la forteresse des salariés à statut (11) ".

Tel est bien l’objectif de MM. Chirac et Raffarin. Comme pour la retraite ou pour la Sécurité sociale, ils préparent le terrain avec un rapport, celui de M. Michel de Virville. Cet ancien directeur général de Renault, bien connu en Belgique pour la fermeture brutale de l’usine de Vilvoorde en 1997, propose un super-CDD de cinq ans pour les cadres, la création d’un « droit de péage des licenciements » (une sorte de taxe forfaitaire exonérant les employeurs de tout plan social et autre recours), la limitation des droits des comités d’entreprise, la marginalisation des juges en cas de conflit, et la prééminence de l’accord d’entreprise sur les conventions de branche et même sur la loi. On retrouve le fameux contrat « de gré à gré » dont parlait l’OCDE dès 1994. Le travail redeviendrait une relation purement marchande, dans le cadre d’un contrat « librement » consenti entre employeur tout-puissant et salarié démuni – une version moderne de la fable du renard « libre » dans le poulailler « libre », déjà dénoncée par Karl Marx.

Toujours plus d'aides… pour le privé

CET AFFAIBLISSEMENT PROGRAMMÉ des droits collectifs s'accompagne d'un rétrécissement du champ des services publics, qui apportaient une certaine protection. Après la privatisation d'une partie des retraites, le gouvernement voudrait transférer tout un pan de l'assurance-maladie aux compagnies d'assurances. La recherche publique est délaissée alors que les aides au privé augmentent. Pour survivre, l'enseignement supérieur tend la sébile aux fonds privés. Pourtant, les dégâts de la privatisation du rail au Royaume-Uni ou de l'électricité aux États-Unis, les déconvenues des fonds de pension américains - qui réclament désormais l'aide publique fédérale
(12)- ne devraient-ils pas amener à changer de cap ?
Contrairement aux apparences, les chantres du libéralisme n'ont rien contre l'État.., s'il sert de béquille au capital. Ceux qui dénoncent les dépenses publiques se gardent bien de rappeler que les aides diverses représentent plus de 100 milliards d'euros échappant à tout contrôle. Qu'attend la Cour des comptes, si sourcilleuse sur le coût des chômeurs, pour dénoncer ce scandale permanent ?

Car ces fonds publics ne créent guère d'emplois et ne renforcent ni l'industrie ni les services, encore moins un nouveau type de développement: 70 % des ressources des groupes français s'envolent en dividendes, en intérêts et en placements financiers. En 2000, ils ont acheté à prix d'or des actifs à l'étranger, au point de propulser la France au rang de deuxième investisseur mondial. Comme l'explique l'économiste Claude Picart dans une étude très officielle (13), il en résulte " un transfert [de ressources] de la France vers l'étranger, notamment vers les États-Unis. Cela se traduit par une augmentation des dividendes versés par la base productive (...) et peut donc amener une politique plus restrictive (salaires, investissement) ". Dit plus crûment, les salariés et les chômeurs paient les opérations financières à l'étranger des multinationales. Après une pause pour cause d'anémie boursière, ces acquisitions-fusions, qui consomment beaucoup d'argent sans créer un centime de richesse supplémentaire, sont reparties de plus belle, comme l'opération Aventis-Sanofi. Pour mener cette guerre des OPA, ce que l'on pourrait appeler " l'internationale financière " a besoin de salariés aussi " fluides " que le capital. En ligne de mire, une nouvelle dégringolade de la masse salariale.

Le tout s'accompagne d'un système répressif d'autant plus pernicieux qu'il paraît s'exercer au profit des plus faibles alors qu'il favorise les forts. La défense de l'école sert de prétexte à M. Nicolas Sarkozy pour proposer un policier dans les collèges et dans les lycées alors que des postes d'enseignants et de surveillants sont supprimés. Le chantage à l'emploi fait passer la répression syndicale, qui va du licenciement des syndiqués, jusqu'aux procès à l'encontre des militants
(14). Quand l'État social recule, l'État pénal avance.

Mais les salariés n'ont pas pour vocation d'abandonner leur citoyenneté à la porte de l'entreprise. La puissance publique n'est pas vouée à transférer ses prérogatives aux propriétaires du capital, Même dispersées, les propositions ne manquent pas pour refonder un contrat social collectif, inventer des règles françaises, européennes, mondiales, afin de contrecarrer l'hégémonie du marché, lui soustraire des pans entiers de l'activité humaine (culture, école, brevets, eau...).

Certes, le mouvement social est encore abasourdi de n'avoir pas réussi à faire plier le gouvernement sur les retraites. Il demeure affaibli par une gauche qui n'a rien appris de ses échec et qui se révèle incapable d'offrir la moindre alternative. Les syndicats sont divisés. Les grèves restent repliées sur l'entreprise et finissent par s'éteindre, après avoir rencontré plus ou moins de succès. Elles ne sont pas pour autant inutiles. Outre qu'elles servent à limiter les dégâts, elles permettent à ceux qui les mènent de (re)conquérir une dignité personnelle et collective. En disant " non ", salariés et chômeurs concourent aussi à lancer des pistes pour un projet de réformes radicales à la mesure de l'état d'urgence sociale de la France (et de l'Europe).


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(1) France 2, 15 septembre 2003.
(2) "Les enfants pauvres en France", rapport n 4, février 2004, La Documentation française.
(3) Conférence de presse du Medef, le 13 janvier 2004.
(4) " La stratégie de l'OCDE pour l'emploi ", OCDE, Paris, 1994.
(5) Lire Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, Fayard, 2004, et Jacques Nikonoff, " Le défi social " , Manière de voir, n° 66, novembre-décembre 2002.
6) Avec l'appui de syndicats dont la CFDT.
(7) Jean Marimbert, " Le rapprochement des services de l'emploi ", janvier 2004, www.travail.gouv.fr, et " Le contrôle des demandeurs d'emploi " , janvier 2004, www.ccomptes.fr
((8) Ministère du travail et CGT-Chômeurs. Avec les radiations en raison de l'absence au contrôle, le chiffre est multiplié par 2,5.
(9) " Performance récente du marché du travail et réformes structurelles ", OCDE, Paris, 2002.
( 1O) Editions Perrin, Paris, 2003.
(11) La Guerre des 2 France, Plon, Paris, 2003. Et interview dans Marianne, 2 février 2004, Paris.
(12) David Finkel, " Over 50 and a Slave to Health Insurance ", Washington Post, 13 octobre 2003.
(13) Economie et statistique, n^` 363 à 365, 2003. Lire également Nasser Mansouri-Guilani, Analyses et documents économiques, n° 94, septembre 2003.
(14) Le cas de José Bové n'est pas isolé. Cf le rapport 2003 de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL).

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