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Le monde diplomatique Juin 1995, page 11

DIX ANS APRÈS LA CATASTROPHE DE BHOPAL

Persistante impunité du pollueur

MOHAMED LARBI BOUGUERRA

 

DES milliers de morts pour rien? Plus de dix ans après la catastrophe industrielle de Bhopal, en Inde, les leçons n'ont guère été tirées d'une tragédie dont la grande firme américaine Union Carbide est responsable. L'expansion dans le tiers-monde demeure vitale pour les sociétés multinationales, qui n'ont généralement guère de mal à obtenir l'appui des dirigeants pour la construction de leurs installations polluantes. L'action des organisations locales et internationales n'en est que plus précieuse, qui vise à ne pas enterrer Bhopal dans l'oubli.

 

Alors que la libéralisation, les privatisations, la mondialisation battent leur plein et que les firmes multinationales investissent à qui mieux mieux dans les industries dangereuses, s'impose plus que jamais le devoir de mémoire à l'égard de la catastrophe survenue dans la ville indienne de Bhopal. Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, une énorme fuite de gaz toxique se produisait dans l'usine de pesticides d'Union Carbide - le pire désastre industriel jamais enregistré, qui ne toucha guère les structures mais fit 6 600 morts au dire du pouvoir, trois fois plus selon les organisations non gouvernementales (1). Six cent mille personnes souffrent de graves séquelles et requièrent des soins; l'isocyanate de méthyle continue de tuer cinq personnes chaque semaine.

 

L'usine étend toujours son ombre sinistre sur le bidonville de Jaya Prakesh Nagar, mais les enseignes criardes et les publicités tapageuses vantant les pesticides ont été enlevées. Sur les murs du bâtiment abandonné, des dessins croquent un Warren Anderson au gibet (il s'agit du président d'Union Carbide au moment du drame) et les graffitis dénoncent: "UC Killer!" ("Union Carbide la tueuse!"). Il n'y a aucune plaque commémorative cependant. Seule la statue d'une mère portant un bébé mort dans ses bras témoigne, oeuvre d'une artiste néerlandaise dont les parents ont péri dans les chambres à gaz nazies (2). Les officiels semblent avoir depuis longtemps oublié la tragédie qui a frappé les pauvres parmi les pauvres, les plus exposés aux gaz mortels, ceux qui dormaient dehors ou dans des huttes mal fermées; quant à Union Carbide, si elle a vendu toutes ses usines de produits agrochimiques et licencié près de 80 % de son personnel, son nouveau président, M. Robert Kennedy, n'en affirmait pas moins en 1990: "Bhopal, c'est de l'histoire ancienne maintenant. L'incident de Bhopal n'a guère affecté notre capacité à faire des affaires (3)."

 

Les conditions du désastre étaient réunies depuis longtemps; la presse et le personnel n'ont cessé - surtout après la fuite de gaz de 1982 et la mort d'un ouvrier - de tirer la sonnette d'alarme. En vain, tant étaient fortes les protections dont jouissait l'usine (4). La tragédie est, en réalité, le résultat d'une technologie défectueuse, d'années de mauvaise gestion d'une installation dangereuse fonctionnant au tiers de sa capacité, d'une complicité entre les autorités et la direction fermant les yeux sur les atteintes à la sécurité, de l'absence de services de secours, la population ignorant tout de son côté des activités de l'usine.

 

Au coeur du désastre, se trouvent aussi les politiques qui encouragent les projets industriels centralisés et les institutions bureaucratiques faisant prévaloir l'accumulation de textes sur l'application effective de la législation, tout autant que les impératifs d'une "révolution verte" et d'une agriculture calquée sur le modèle américain, dépendant fortement des produits agrochimiques, des tracteurs, des semences améliorées et du matériel d'irrigation que seuls peuvent se procurer ceux qui ont des moyens financiers. Il faut aussi incriminer la passivité des pouvoirs publics face à l'externalisation des risques industriels, à l'échelle internationale, par les firmes multinationales (5).

 

Il aura fallu cinq ans au gouvernement indien pour arracher 470 millions de dollars (soit près de 2,5 milliards de francs) à Union Carbide alors qu'il réclamait au départ sept fois plus. La firme américaine n'a pas lésiné sur les arguties juridiques: elle a d'abord contre-attaqué en rendant l'Etat indien responsable de la tragédie; elle a ensuite avancé la thèse du sabotage (6), pour finalement proposer 300 millions de dollars (7) - à condition que soient abandonnées les poursuites. De plus, la firme a constamment refusé de se plier aux injonctions de la Haute Cour de l'Etat du Madhya Pradesh lui enjoignant de payer 190 millions de dollars à titre de provision (avant faire droit).

 

Et pourtant la Cour suprême devait avaliser, le 14 février 1989, cette transaction et laver de toute responsabilité la firme américaine et ses dirigeants. On a calculé que l'indemnisation de 470 millions de dollars ne grève que de 43 cents (2,27 francs) chaque action de la firme américaine (8). Somme dérisoire face à l'énormité des pertes en vies humaines, auxquelles il faut ajouter les atteintes à l'environnement, les soins prodigués aux survivants, les effets à long terme des gaz... On comprend l'indignation des organisations de la société civile qui ont contraint la juridiction suprême à revoir, en 1991, son arrêt.

 

La Cour dut rétablir d'abord la responsabilité pénale d'Union Carbide, délivrer ensuite un mandat d'arrêt contre M. Warren Anderson - que nul ne semble pressé de mettre à exécution - et geler enfin ses avoirs en Inde (9). En raison de nombreuses protestations, la Cour suprême avait déjà dû censurer le gouvernement qui avait signé l'accord amiable d'indemnisation sans se donner la peine de consulter les victimes (10).

 

De fait, sur un total de 16 000 décès, la justice n'a jusqu'à présent examiné que 12 000 dossiers, n'accordant d'indemnisation que dans 6 600 cas, estimant à 33 000 francs le coût moyen d'une vie. Les critères retenus par les juges n'ont jamais été publiés; les rejets de dossiers seraient fondés soit sur des bases contestables, soit sur l'absence de documents. "Mais comment conser- ver des documents quand on est illettré et qu'on vit au bidonville de J. P. Nagar?", s'indigne M. Abdul Jabbar Khan, porte-parole d'une association de victimes. Ces décisions de la justice ont de surcroît donné naissance à un florissant commerce de faux documents médicaux. En juin 1994, un gang qui s'adonnait à ce trafic a été démantelé. Des juges et des avocats exigent des victimes un pourcentage sur les indemnisations pour faire avancer le dossier... lesquelles victimes doivent aussi rembourser les usuriers!

 

Les indemnisations sont jugées dérisoires et blessantes par les familles, scandalisées de plus par le double refus du gouvernement de verser les intérêts sur ces sommes et de tenir compte de l'énorme dévaluation de la roupie par rapport au dollar. Le traitement social de la tragédie est une autre cause de mécontentement: en 1992, le gouvernement du Madhya Pradesh a fermé les trois derniers des quarante-huit ateliers de couture qui avaient été ouverts pour fournir du travail aux femmes; quant aux soixante-dix unités industrielles prévues pour employer 10 000 victimes, la bureaucratie les maintient désespérément closes.

 

Fait plus grave: depuis mars 1993, le gouvernement a cessé de servir la modique somme mensuelle de 67 francs à titre de secours provisoire dans l'attente du règlement définitif. Mais celui-ci paraît bien lointain: 639 793 personnes affectées réclament encore réparation. Du côté officiel, on assure que tous les cas seront tranchés avant le début de... 1997, mais on peut en douter car seules 38 cours fonctionnent sur les 56 prévues pour examiner le lourd contentieux de Bhopal. En fait, la machine judiciaire s'est révélée incapable de traiter un désastre d'une telle ampleur.

 

Il est vrai que la justice s'est réformée suite à la catastrophe de Bhopal - mais surtout dans le domaine procédural - et que des réglementations importantes ont été promulguées en matière de protection de l'environnement et de risques industriels. Cependant nul débat contradictoire n'a été suscité par les autorités. Tout au plus a-t-on confié, au lendemain de la fuite de gaz, au juge N. K. Singh, une mission d'investigation que le gouvernement du Madhya Pradesh a prématurément interrompue. En attendant, les victimes souffrent et meurent. "Les blessures physiques et psychologiques, écrit Barbara Crossette dans le New York Times, prendront bien plus qu'une génération pour cicatriser (11)." D'autant qu'il a été décidé dès 1992 de congédier la plupart des chercheurs qui étudiaient les conséquences de la fuite de gaz sous l'autorité du prestigieux Conseil indien de la recherche médicale (ICMR). Plus étrange encore, il est interdit de publier les résultats des recherches.

 

Dans le cadre de l'accord amiable de 1989, la firme multinationale s'était engagée à financer pour 19 millions de dollars la construction d'un hôpital et à en assurer le fonctionnement pendant huit ans. Mais, au lieu de verser cette somme, Union Carbide décida, en 1992, d'y affecter le produit de la vente de ses actifs - mis sous séquestre - en Inde. Sir Ian Percival, juriste britannique placé à la tête d'un Fonds pour la construction de l'hôpital de Bhopal, a convaincu la Cour suprême de New Delhi de consentir à la vente de ces biens. C'est chose faite depuis le 9 septembre 1994. M. Satinal Sarangi, du Groupe de Bhopal pour l'information et l'action, affirme qu'Union Carbide continue de la sorte à ignorer les décisions de la justice indienne et se dégage du pays (12). Union Carbide va-t-elle passer maintenant pour un bienfaiteur de l'Inde? Or elle n'a jamais reconnu ses torts ni présenté d'excuses, s'accrochant à la thèse du sabotage et mettant les compensations versées au compte de raisons humanitaires (13).

 

Les multinationales ont essayé de minimiser la catastrophe et assuré qu'elles appliquent, dans le Sud, les règles de sécurité américaines et européennes. Si Union Carbide a fini par admettre que son usine d'Institute en Virginie (vendue à Rhône-Poulenc) avait de bien meilleures normes de sécurité que celle de Bhopal, son aveu visait à faire porter la responsabilité du drame à l'Inde, qui n'aurait ni fait appliquer le règlement, ni tenu éloignée de l'usine la population; il avait aussi pour but de faire savoir que, quand les normes sont respectées, la production de pesticides est parfaitement sûre. Voire!

 

Il suffit de rappeler l'incident du 11 août 1985 à l'usine d'Union Carbide aux Etats-Unis, ou l'explosion de la Transquimia à Celaya en octobre 1987, qui a fait trois morts, ou celle de l'usine Anaversa à Cordoba, le 3 mai 1991, au Mexique. Pour ne rien dire de l'énorme pollution et des malformations congénitales générées par les "maquiladores" (usines appartenant à des Américains) à Matamoros au Mexique (14). Il est clair qu'au Sud l'industrie des pesticides - fortement encouragée par les multinationales - bénéficie de hautes protections, et permet d'engranger de très gros profits. Certains pays (Egypte, Sénégal...) subventionnent ces produits, en dépit du fait que les pesticides tuent de très nombreuses personnes dans le même Sud (15).

 

Dans les pays riches, le drame de Bhopal, tout comme celui de Seveso et l'incendie d'installations de Sandoz à Bâle ont eu un impact certain sur l'industrie. Plus de 200 firmes multinationales ont adopté, en 1991, à Rotterdam, la Charte pour un développement durable; de son côté, l'industrie chimique au Canada, aux Etats-Unis, en Australie et en Europe s'est dotée de directives collectives pour réagir en cas d'urgence, prévenir la pollution, informer la population. En Inde même, les grandes dynasties industrielles des Tata, Birla, Singhania, Modis et autres Jain Ram n'ont guère modifié leurs pratiques (16). Notons que M. Keshub Mahindra, président d'Union Carbide India Ltd., est membre de la richissime famille des Mahindra, qui possède des usines chimiques, produit des Jeeps et de l'acier (17). Le Tribunal permanent des peuples sur les dangers industriels et les droits de l'homme, qui a demandé, le 2 décembre 1994, que M. Warren Anderson soit déféré devant la justice, a accusé le gouvernement indien d'"essayer avec frénésie de protéger le coupable (18)".

 

Dans le Sud, la production de pesticides n'a guère souffert, bien au contraire, affirme le mensuel malaisien Third World Resurgence, puisque, depuis 1984, le nombre de fabricants a crû en Asie. Du reste, certains d'entre eux produisent ou importent allègrement des substances interdites au Nord (19). La firme Montrose de Californie est allée jusqu'à vendre à une société indonésienne son usine réformée de DDT, insecticide interdit aux Etats-Unis depuis 1972. Il est vrai que le fils du président Suharto siège au conseil d'administration de cette société. Et une usine texane d'occasion va être transférée à Goa, en Inde. Dans ce même pays, Hoechst a construit, en 1987, une usine de pesticides à Ankleshwa (Gujerat) et Rhône-Poulenc a démarré en 1984 son unité de production de pesticides organophosphorés à Heyderabad. Après le drame de Bhopal, des usines de pesticides ont vu le jour en Indonésie, à Gresik (Java oriental) en 1985, à Cirebon (Java occidental) en 1986; en Égypte, à Kafr El Dawar, en 1986, et en Syrie, à Kiswee, en 1987. Seule la Thaïlande a interdit, en 1987, à des investisseurs de Hongkong et de Taïwan de produire de l'isocyanate de méthyle (20).

 

Même les Etats-Unis ne sont pas épargnés. A la suite des explosions et des incendies qui ont fait quarante et un morts en neuf mois en 1989-1990 dans l'industrie chimique américaine, un syndicaliste relevait: "Ces accidents ne sont plus exceptionnels. Ils ont tendance à devenir la règle dans cette industrie (21)". Un rapport sur les accidents dans l'industrie chimique américaine entre 1988 et 1992 note que ceux-ci deviennent "un problème ordinaire, en constante progression et gros de catastrophes" et recense 34 600 incidents - soit 19 par jour - dont 6 % ont provoqué mort d'homme, blessures et nécessité des évacuations de locaux (22). Faut-il rappeler que deux accidents industriels ont fait, en 1984, plus de 500 morts à Cubatao au Brésil et deux fois plus à Mexico?

 

Dans les pays du Sud, dix ans après la catastrophe de Bhopal, le contrôle de la technologie, du capital et celui du marketing, ainsi que la diffusion de l'innovation demeurent entre les mains des sociétés multinationales pour l'expansion desquelles le tiers-monde demeure indispensable. En Inde, le contexte socio-économique, culturel et politique dans lequel la catastrophe s'est produite n'a guère changé; les associations tant locales qu'internationales sont pratiquement seules à agir pour que les suppliciés de Bhopal ne soient pas morts pour rien.

 

Notes:

(1) Kumar, The Lancet, Londres, vol. 341, 8 mai 1993.

(2) Cath Urquhart, The Guardian, Londres, 2 décembre 1994.

(3) Entretien à Chemical and Engineering News, 27 août 1990.

(4) Newsweek, 17 décembre 1984.

(5) Halina Szejnwald Brown, Chemical and Engineering News, 10 octobre 1994.

(6) K. S. Jayaraman, Nature, Londres, vol. 328, 2 juillet 1987.

(7) Michael A. Zezima Jr, The New York Times, 18 décembre 1994.

(8) Joshua Karliner, Global Pesticide Campaigner, vol. 4, n° 4, décembre 1994.

(9) Union Carbide possède 50,9 % des actifs d'Union Carbide India Ltd (UCIL). Ce qui prouve l'influence dont elle jouit dans le pays puisque la loi plafonne à 40 % les participations étrangères dans le secteur industriel, mais Union Carbide est parvenue à se faire admettre comme firme de "haute technologie" pour échapper aux limitations légales (David Weir, The Bhopal Syndrome, Earthscan Publications, Londres, 1987).

(10) Wil Lepkowski, Chemical and Engineering News, 4 juin 1990.

(11) Barbara Crossette, The New York Times, 11 décembre 1994.

(12) Union Carbide était présente en Inde depuis 1905. Elle a quitté ce pays au moment où toutes les multinationales - y compris celles qui en avaient été chassées, comme Coca Cola - y reviennent en force, à la faveur de la politique de libéralisation.

(13) Sheila Jasanoff (sous la direction de), Learning from Disaster: Risk Management After Bhopal, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1994.

(14) Peter Lennon, The Guardian, 21 août 1992, qui rapporte aussi des cas d'anencéphalie de l'autre côté du rio Grande, à Brownsville.

(15) Mohamed Larbi Bouguerra, Les Poisons du tiers-monde, La Découverte, Paris, 1985.

(16) Rajesh Pandey et Vijay Kanhere, Handbook of Occupational Health and Safety, Society for Participatory Research in Asia, 1993, New Delhi.

(17) A. Vaidyanathan, Science for the People, novembre-décembre 1985.

(18) The New York Times, op. cit.

(19) Eduardo Galeano, "Paroles pour oublier l'oubli", Le Monde diplomatique, juin 1993.

(20) David Hunter, Chemical Engineering, 2 mars 1987.

(21) Susan Ainsworth et David Hanson, Chemical and Engineering News, 29 octobre 1990.

(22) Accidents do Happen, National Environment Law Center, Boston, 1994.

950601MD1525

 


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