transfert n° 14 mai
2001 Ted Nelson, lhyperman PAR KAREN BASTIEN ET ARNAUD GONZAGUE, Dans les années 60, il inventait le mot
« hypertexte » et Xanadu, un programme culte
précurseur du Web. Mais Ted Nelson n'est pas le père de
la Toile, plutôt son oncle. Rêveur acharné, il se
montre très critique sur le Net d'aujourd'hui. « On considère souvent à tort, le
Projet Xanadu comme une tentative de créer le World Vide
Web. Mai ça a toujours été bien plu ambitieux que ça.
» On peine à croire que l'auteur de ces propos un
rien mégalos soit Ted Nelson, ce grand bonhomme timide
au visage anguleux. Theodor Holm, « Ted », Nelson a
été fait officier des Arts et des Lettres, par
Catherine Tasca, en mars dernier. Il est venu chercher sa
médaille en jean et baskets, un lourd trousseau de clés
en bandoulière. Puis il s'est emparé du micro et, se
balançant d'un pied sur l'autre, il a commencé à
vitupérer contre le Web et les interfaces
informatiques actuelles, devant un parterre médusé. Voici donc le vrai Ted Nelson, défricheur
génial et foutraque, auteur d'essais cultes, inventeur
du mot « hypertexte » en 1965 (théorisé 20 ans plus
tôt par Vannevar Bush). Et créateur, à la fin des
années 60, de Xanadu. Plus qu'un logiciel, Xanadu (lire
encadré p. 58) est une manière de penser l'Internet.
D'illustres personnages comme Steve Wozniak, créateur
d'Apple, ou Marc Andreessen, inventeur de Netscape,
revendiquent son influence. Nelson s'en flatte-t-il ?
Même pas. Pour lui, ces deux-là « n'ont par compris
ce qu'il était possible de faire ». Même s'il enseigne la conception logicielle
à l'université de Keio (Japon), ce New-yorkais de 64
ans n'a rien d'un informaticien. C'est un penseur,
diplômé en philosophie et sociologie, un poète, un
artiste perdu au milieu des bidouilleurs. Ils le font
d'ailleurs doucement rigoler, ces « gens- derrière
leur bécane », affairés dans leur code source : «
Toutes leurs stupides interfaces sont en rectangle.
Lit lente en plus ! Apprendre à faire des logiciels en
sappuyant sur l'informatique ? Ne me faite pas
rire! Il faut avoir le sens du rythme, comme lin
cinéaste. Dan mes cours, je montre le générique du Pinocchio
: c'est comme ça qu'on apprend ! » Logique pour
ce fils de deux stars de la télé dans les années 40,
lui-même auteur d'un film jamais achevé. Géométrie sotte Pour Nelson, les deux maux qui grèvent
l'informatique sont la feuille et la hiérarchie. Nous
sommes tellement accoutumés à la simulation
informatique d'un bureau « en dur », avec
corbeille, feuilles, presse-papier, que nous n'imaginons
même pas qu'il pourrait en être autrement. Nelson, lui,
y voit une architecture réductrice, incohérente et
idiote, qui fait de nos PC des machines à écrire
améliorées. Et ce n'est pas du chipotage : « La rupture
essentielle de Nelson. c'est de dire : 'Je vair
travailler à l'écran en oubliant la sortie
papier", explique Alain Giffard, traducteur de
Ted Nelson et président de la mission
interministérielle Accès public à Internet et grand
connaisseur de l'hypertexte. Les feuiller qu'on voit
sur nos écran n'existent par, ce sont de simples ligner
de coder. Avec Nelson, (ordinateur devient un média à
part entière. » Comme les visionnaires qui, au
début du XX, siècle, ont compris i que le cinéma n'était pas du théâtre
filmé. Quant à la hiérarchie, Nelson est formel :
« Les informaticiens sont comme les catholiques ou
les militaires : tout est hiérarchie pour eux.' » Il rejette
le compartimentage entre les différentes icônes (le
traitement de texte d'un côté, le mail de l'autre) et
le rangement des fichiers et sous-fichiers façon
poupées russes. Pour lui, cette sotte géométrie
étrique l'esprit et réduit l'ergonomie des PC. Et
l'Internet dans tout ça ? Il ne devrait faire qu'un avec
les interfaces bureautiques. Voilà l'essence de son
Xanadu : que l'internaute puisse surfer en griffonnant
des notes dans les marges des sites, envoyer des mails en
regardant un CD-Rom. Bref, que toutes les
fonctionnalités soient synchronisées et commodes. On comprend qu'il ait la dent dure contre le
World Wide Web, « ridiculement simple », inventé
par Tim Berners-Lee. À son encontre, Nelson a des
paroles sans équivoque : « C'est un ami, mais il
pense et travaille comme un physicien. Il n'y a pas de
place pour la littérature dans son système. » Tim
le scientifique contre Ted le philosophe : l'histoire de
Nelson tient dans cette fracture. Mais voilà, le public
et l'histoire ont, eux, choisi le Web. Et Nelson a dû
mettre de l'eau dans son vin, renoncer à l'idée de
remplacer le système. Son Xanadu, presque achevé,
s'intègre désormais en plug-in au Web. Proust en rondelles Mais l'homme n'a pas baissé les bras.
Trente années qu'il tente de promouvoir Xanadu. Et,
curieuse monomanie, qu'il filme et enregistre tous ceux
qu'il croise. Qu'il grave chaque jour de sa vie sur un
peu de bande vidéo ou audio, sur des notes qu'il prend
soudain, interrompant la conversation, le plus souvent
sur des Post-it éparpillés autour de lui. Point
d'égocentrisme là-dedans, juste une manière de
fonctionner : son essai, Computer Lib (1974), est
un fourretout de maximes, de statistiques, de conseils
divers. Les chapitres de Literary Machines (1987)
se lisent dans n'importe quel ordre (il y a sept «
chapitre un » !). Car pour lui, nos idées ne se
déroulent pas comme un texte. Elles s'articulent au
contraire dans un tissage complexe de réseaux : on passe
de l'une à l'autre, on en crée une troisième en les
enchaînant, etc. Et Xanadu se veut une tentative de
reproduire ce schéma. II veut, dit-il, « représenter les
interconnexions entre les idées et montrer comment elles
partent dans tous les sens ». Périlleuse entreprise
et vision fragmentaire de la pensée qui heurte les
cartésiens que nous sommes. N'y a-t-il pas lieu (-le
craindre les dérapages d'une pensée « zapping » ?
Peut-on découper Proust ou Balzac en rondelles ? Pour
Alain Giffard, la « révolution » est en marche : « On
commence à voir cette écriture en couvre dans les
forums de discussions où l'on rebondit sur ce que disent
les autres, on cite des textes préexistants, etc. Si
l'on réfléchit à l'avenir de l'édition sur le Web,
dans cinq ou dix ans. Nelson aura forcément raison. »
Ignoré dans son pays, Nelson aime la France. Qui le
lui rend bien : un poste d'enseignant à l'université
Paris VIII pourrait bien lui échoir. On chuchote qu'il
pourrait tester son système sur les bases de données du
Louvre et de la Bibliothèque François Mitterrand.
France, terre de Xanadu... Xanadu, au-delà du Web Xanadu rime avec immensité. Ce mot désigne
un majestueux palais mongol dans un poème de Coleridge,
le nom du domaine de Citizen Kane dans le film de Welles
et enfin le programme inventé par Ted Nelson à la lin
des années 60 et... toujours pas terminé aujourd'hui !
Imaginez une bibliothèque virtuelle qui regrouperait
toutes les uvres du savoir humain, toutes les
productions artistiques. Ça ressemble au Web, mais en
bien plus ambitieux. Car chaque mot de chaque texte
serait relié par de petites « tentacules » à d'autres
mots semblables dans d'autres documents. Qu'on clique sur
un mot en hypertexte, par exemple « Beatles », et hop !
une fenêtre surgit sans faire disparaître la première.
Au choix, pourront apparaître la page officielle du
groupe, un site de fans ou celui d'un disquaire, des
extraits de concerts, comme la citation d'un internaute
sur un obscur forum. De puissants logiciels, ou les
internautes eux-mêmes, se chargeraient de tirer les «
tentacules » entre les pages. À chaque nouvelle page
consacrée aux Beatles ou à chaque évocation sur
n'importe quel site des Beatles, le système se
remettrait à jour. On imagine la difficulté de gérer
un tel fatras d'informations éparses. D'autant qu'à
ceci, Nèlson ajoute la rétribution des droits d'auteur
à chaque fois que vous copiez une ligne de texte ou une
seconde de son ! Comment ? Par micropaiement, mot qu'il a
inventé en 1986, devenu aujourd'hui courant. C'est clair
: Xanadu est un rêve d'encyclopédiste des Lumières,
difficile à concrétiser. Mais si c'était ça, le Web
de demain ? |
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