"An american way of jail" |
Agone 22 - État, démocratie & marché
Loïc Wacquant
Cet article est une "synthèse"
du livre du même auteur à lire absolument : Les prisons de la
misère Editions "raisons d'agir" (nov.99) cf. extrait
La mondialisation de la " tolérance zéro "
original sur le site : Atheles.org
Depuis le début des années 1980, un réseau de think tanks néoconservateurs
basés principalement sur la côte est des États-Unis mène une
offensive concertée visant à saper la légitimité de l'État-providence
et à lui substituer, dans les régions inférieures de l'espace
social, un État-pénitence capable de " dresser " les
fractions de la classe ouvrière rétives à la nouvelle
discipline du salariat précaire et sous-payé, et de neutraliser
ceux d'entre leurs membres qui s'avèrent par trop disruptifs.
C'est ainsi qu'après avoir mené campagne en faveur du démantèlement
des programmes d'aide aux familles démunies (welfare) entamé
par Ronald Reagan et parachevé par Bill Clinton, le Manhattan
Institute - centre névralgique, avec l'American Enterprise
Institute et le Cato Institute, de la guerre intellectuelle à l'État
social - s'est employé à populariser une série de mesures
policières et judiciaires qui, en instaurant une véritable
" chasse aux pauvres " dans la rue, reviennent à pénaliser
la précarité résultant justement de la démission organisée
de l'État sur le front économique et social.
Parmi les notions et les dispositifs que ces intellectuels-mercenaires
ont activement propagés parmi les journalistes, chercheurs et
dirigeants du pays : la soi-disant " théorie de la vitre
cassée ", opportunément exhumée du cimetière
criminologique où elle gisait depuis quinze ans, selon laquelle
la lutte contre la grande violence criminelle nécessite une répression
sévère et tatillonne de la petite délinquance et des
comportements incivils qui en seraient les signes avant-coureurs
; l'impératif de " qualité de la vie ", prétexte à
une politique de nettoyage de classe des espaces publics dans les
villes ; et le slogan " la prison marche ", bien fait
pour justifier l'expansion exponentielle et indéfinie du système
pénitentiaire dans lequel sont désormais entreposés les indésirables
- la population carcérale des États-Unis a quadruplé en vingt
ans pour frôler les deux millions alors même que la criminalité
stagnait puis reculait durant cette période. Ces mesures ayant
été adoptées par son nouveau maire, Rudoph Giuliani, grand
partisan du remplacement de l'aide sociale par le travail forcé
(workfare), la ville de New York est devenue le laboratoire où
s'invente un nouveau gouvernement de la misère qui marie la
" main invisible " du marché du travail déqualifié
et dérégulé au " poing de fer " d'un appareil
policier et pénitentiaire omniprésent, intrusif et
hypertrophique (1). De New York, ces notions et ces dispositifs
se sont diffusés à travers les États-Unis avant d'être importés
par un nombre sans cesse croissant de pays d'Europe et d'Amérique
latine dont les gouvernements se révèlent avides d'engranger
les profits électoraux promis par l'éventuel succès de la
" lutte contre l'insécurité ".
" À New York, nous savons où est l'ennemi "
" À New York, nous savons où est l'ennemi ", déclarait
William Bratton, le nouveau Chef de la police de New York, lors
d'une conférence prononcée en 1996 à la Fondation Heritage,
l'une des " boîtes à idées " de la nouvelle droite
alliée au Manhattan Institute. En l'occurrence : les "
squeegee men ", ces sans-abri qui accostent les
automobilistes aux feux pour leur proposer de laver leur pare-brise
contre menue monnaie (Giuliani avait fait d'eux le symbole honni
du déclin social et moral de la ville lors de sa campagne électorale
victorieuse de 1993, et la presse populaire les assimile
ouvertement à de la vermine : " squeegee pests "), les
petits revendeurs de drogue, les prostituées, les mendiants, les
vagabonds et les graffiteurs (2). Bref, le sous-prolétariat qui
fait tâche et menace. C'est lui que cible en priorité la
politique de " tolérance zéro " dont l'objectif
affiché est de rétablir la " qualité de la vie " des
New-Yorkais qui savent, eux, se comporter en public, c'est-à-dire
des classes moyennes et supérieures, celles qui votent encore.
Comme son nom l'indique, cette politique consiste à appliquer la
loi au pied de la lettre, avec une intransigeance sans faille, en
réprimant toutes les infractions mineures commises sur la voie
publique de sorte à restaurer le sentiment d'ordre et à forcer
les membres des classes inférieures à " moraliser "
leurs comportements. Pour lutter pied à pied contre tous les
petits désordres quotidiens que ces derniers causent dans la rue
- trafics, tapage, menaces, déjections, ébriété, errance -,
la police de New York utilise un système statistique informatisé
(COMPSTAT, abréviation qui veut tout bêtement dire computer
statistics) qui permet à chaque commissaire et à chaque
patrouille de distribuer ses activités en fonction d'une
information précise, constamment actualisée et géographiquement
localisée sur les incidents et les plaintes dans son secteur.
Chaque semaine, les commissaires de quartier se réunissent au QG
central de la police new-yorkaise pour une séance rituelle d'évaluation
collective des résultats de leur secteur et faire honte à ceux
d'entre eux qui n'affichent pas la baisse escomptée du chiffre
de la criminalité (3).
Mais la véritable innovation de William Bratton ne tient pas à
la stratégie policière qu'il choisit, en l'occurrence une
variante de la " police intensive " - qui cible des
groupes plutôt que des délinquants isolés, multiplie les armes
et dispositifs spécialisés et s'appuie sur l'usage systématique
de l'informatique en temps réel - par opposition à la "
police communautaire " et à la " police par résolution
de problème " (4). Elle consiste d'abord à bousculer et à
bouleverser la bureaucratie sclérosée et poltronne dont il hérite
par l'application des dernières " théories " du
management sur le " re-engineering " de l'entreprise (associées
aux noms de Michael Hammer et James Champy) et de la "
gestion par objectif " à la Peter Drucker. D'entrée,
Bratton " aplatit " l'organigramme policier et licencie
en masse ses officiers de haut rang : c'est ainsi que les trois-quarts
des commissaires de quartier sont remerciés, si bien que leur âge
moyen chute de soixante-et-quelques années à la quarantaine. Il
transforme les commissariats en " centres de profit ",
le " profit " en question étant la réduction
statistique du crime enregistré. Et il fond tous les critères
d'évaluation des services en fonction de cette mesure. Bref, il
dirige l'administration policière comme un industriel une
entreprise jugée sous-performante par ses actionnaires : "
Je suis prêt à comparer mon staff de direction à celui de
n'importe quelle entreprise de la liste Fortune 500 ", déclare
avec fierté le nouveau " PDG du NYDP ", qui examine
religieusement l'évolution quotidienne des statistiques
criminelles : " Imaginez-vous un banquier qui ne scruterait
pas ses comptes tous les jours? " (5)
Le deuxième atout de Bratton, qui serait lui aussi difficile à
reproduire dans le contexte européen, est l'extraordinaire
expansion des ressources consacrées par New York au maintien de
l'ordre, puisque, en cinq ans, la ville a augmenté son budget de
police de 40 % pour atteindre 2,6 milliards de dollars (soit, par
exemple, quatre fois plus que les crédits des hôpitaux publics)
et embauché une véritable armada de 12 000 policiers pour un
effectif total de plus de 47 000 employés en 1999, dont 38 600
agents en uniformes . Par comparaison, dans l'intervalle, les
services sociaux de la ville ont vu leurs crédits amputés d'un
tiers et ont perdu 8 000 postes pour se retrouver avec seulement
13 400 employés (6).
En embrassant la doctrine de la " tolérance zéro ",
Bratton tourne le dos à la " police communautaire " (dérivé
américain de la " police de proximité " britannique)
à laquelle il devait son succès comme chef de la police de
Boston. La conversion n'est guère probante, si l'on compare les
résultats de New York avec ceux de San Diego, autre grande ville
qui applique le community policing : entre 1993 et 1996, la métropole
californienne affiche une baisse de la criminalité identique à
celle de New York mais au prix d'un accroissement des effectifs
policiers de seulement 6 %. Le nombre d'arrestations effectuées
par les forces de l'ordre diminue de 15 % en trois ans à San
Diego alors qu'il augmente de 24 % à New York pour atteindre le
chiffre faramineux de 314 292 personnes arrêtées en 1996 (l'effectif
des interpellés pour infractions mineures à la législation sur
les stupéfiants double à lui seul pour dépasser 54 000, soit
plus de mille personne par semaine). Enfin, le volume des
plaintes contre la police fléchit de 10 % sur les rives du
Pacifique alors qu'il s'enfle de 60 % dans la ville de Giuliani (7).
" Reconquérir la ville " ou, la diffusion planétaire
de la " mode Giuliani "
De New York, la doctrine de la " tolérance zéro ",
instrument de légitimation de la gestion policière et
judiciaire de la pauvreté qui dérange - celle qui se voit,
celle qui cause des incidents et des désagréments dans l'espace
public et donc nourrit un sentiment diffus d'insécurité, voire
simplement de gène tenace et d'incongruité - , va se propager
à travers le globe à une vitesse foudroyante. Et avec elle la
rhétorique militaire de la " guerre " au crime et de
la " reconquête " de l'espace public, qui assimile les
délinquants (réels ou imaginaires), sans abris, mendiants et
autres marginaux à des envahisseurs étrangers - ce qui facilite
l'amalgame avec l'immigration, toujours payant électoralement
dans les pays balayés par de forts courants xénophobes -,
autrement dit à des éléments allogènes qu'il est impératif
de purger du corps social.
Auréolé du lustre de la " réussite " de New York (abusivement
présentée comme la métropole-leader de la criminalité devenue
subitement tête de file des " villes sûres " aux États-Unis,
alors qu'elle n'a jamais été statistiquement ni l'une ni
l'autre (8)), ce thème donne aux politiciens du cru l'occasion
de s'accrocher au dernier wagon de la " modernité " étatsunienne
et, de là, effectuer une pirouette rhétorique paradoxale qui
leur permet tout à la fois de réaffirmer à peu de frais la détermination
de l'État à sévir face aux " désordres " et de décharger
ce même État de ses responsabilités dans la genèse sociale et
économique de l'insécurité pour en appeler à la responsabilité
individuelle des habitants des zones " inciviles ", à
qui il incomberait désormais d'exercer eux-mêmes un contrôle
social rapproché, comme l'exprime cette déclaration, à cent
autres pareilles, de Henry McLeish, ministre de l'Intérieur écossais
(et néotravailliste), parue sous le titre " La tolérance zéro
va nettoyer nos rues " : " Je demande aux Écossais de
marcher la tête haute. Nous sommes en guerre et il va falloir
livrer bataille après bataille. Les gens doivent reconquérir la
rue. Nous sommes bien trop tolérants des services publics et des
comportements de seconde zone dans nos communautés. Le
vandalisme insensé, les graffitis et les détritus défigurent
nos cités. Le message est que, désormais, ce type de
comportement ne sera plus toléré. Les gens ont le droit d'avoir
un chez-soi décent et de vivre dans une communauté décente.
Mais trop de gens n'exercent pas leurs responsabilités (9)".
L'expérience de Giuliani fait des émules empressés sur tous
les continents. En août 1998, le Président du Mexique lance une
" Croisade nationale contre le crime " au moyen d'une
batterie de mesures présentées (ainsi qu'il est d'usage presque
partout) comme " les plus ambitieuses de l'histoire du pays
". Avec comme objectif affiché d'" imiter les
programmes comme la "tolérance zéro" à New York City
". En septembre 1998, c'est au tour du ministre de la
Justice et de la Sécurité de Buenos Aires, León Arslanian,
d'indiquer que cette province de l'Argentine appliquera elle
aussi " la doctrine élaborée par Giuliani ". Il révèle
dans la foulée qu'un complexe de hangars industriels à
l'abandon en bordure de la ville sera converti en " galpones
penitenciarios " (centres de détention) pour créer les
places de prisons requises. En janvier 1999, suite à la visite
de deux hauts responsables de la police de New York, le nouveau
gouverneur de l'État de Brasília, Joaquim Roriz, annonce
l'application de la " tolerância zero " grâce à
l'embauche immédiate de 800 policiers civils et militaires supplémentaires
en réponse à une vague de crimes de sang comme la capitale brésilienne
en connaît périodiquement. Aux critiques de cette politique qui
font remarquer qu'elle va se traduire par une subite augmentation
de la population incarcérée de 30 % alors que le système pénitentiaire
de l'État est déjà au bord de l'explosion, le gouverneur rétorque
qu'il suffira alors de construire de nouvelles prisons.
De l'autre côté de l'Atlantique, début décembre 1998, alors
que le gouvernement Jospin s'apprête à négocier au grand jour
le virage répressif qu'il prépare depuis des mois, l'américanologue
Sophie Body-Gendrot - commentatrice patentée des questions de
" violences urbaines " et coauteur(e) d'un rapport sur
le sujet, remis quelques mois auparavant au ministre de l'Intérieur,
qui reprend et amplifie tous les poncifs journalistiques sur la
question - aplanit le terrain en recommandant sur France-Inter,
lors de l'émission " Le téléphone sonne ", la mise
en uvre d'une " tolérance zéro à la française
" - sans que nul ne puisse dire à quoi tiendrait une telle
francité. Le mois suivant, sur l'autre rive du Rhin, l'Union chrétienne-démocrate
(CDU) mène campagne tambour battant sur le thème de la "
Null Toleranz " dans la région de Francfort, tout en
faisant signer une pétition contre la double nationalité, afin
de ne pas risquer de se laisser déborder par Gerhard Schröder
et ses déclarations ouvertement xénophobes sur le crime et
l'immigration (10). Depuis la tournée triomphale de William
Bratton l'automne précédent - l'ancien chef de la police new-yorkaise
a été reçu par les plus hauts dignitaires de la ville comme un
messie -, la doctrine new-yorkaise est vantée comme le remède
passe-partout et d'application simple à tous les maux de la société
: criminalité, " parasitisme social " et...
revendication des résidents étrangers (principalement turcs) à
la nationalité allemande, hâtivement assimilée à la présence
indésirable d'immigrés clandestins (" Null Toleranz für
straffälige Ausländer ").
En Italie, la " mode repressive " griffée Giuliani,
comme l'appellent les observateurs transalpins, fait rage dès
1997. Le traitement policier de la misère de rue fascine un
large éventail d'élus, de droite comme de gauche, soit dans sa
forme originale, soit dans la retraduction édulcorée et "
européanisée " qu'en offrent Tony Blair et Jack Straw en
Angleterre. Ainsi, quand, début 1999, une série de meurtres au
cur de Milan relance la panique médiatique autour de la
" criminalité des immigrés ", le maire de la capitale
lombarde et son premier adjoint s'envolent toutes affaires
cessantes pour New York tandis que le gouvernement de Massimo
D'Alema adopte une série de mesure répressives inspirée de la
législation britannique récente - criminalisation de délits,
pouvoirs accrus à la police, limogeage du directeur de
l'administration pénitentiaire connu pour ses positions
favorables aux droits des détenus et aux politiques de réinsertion.
Le maire de Naples, Antonio Bassolino, reprend lui à son compte
la " tolleranza zero " pour l'appliquer non seulement
à la petite et moyenne délinquance mais aussi aux chauffards
sur la voie publique. Comme à New York où, depuis l'hiver 1998,
la conduite en état d'ivresse est sanctionnée par la
confiscation immédiate et automatique du véhicule par les
forces de l'ordre lors de l'arrestation.
En février 1999, la ville de Cape Town lance une vaste opération
de " tolérance zéro " visant à contenir une vague de
violences à caractère prototerroriste prétendument entretenues
par des groupes islamistes radicaux opposés à la corruption
gouvernementale. (En août 1996, William Bratton s'était rendu
à Johannesburg pour une " consultation " avec le chef
de la police locale, George Fivaz, lors d'une visite généreusement
couverte par les médias locaux et américains, mais qui n'avait
pas aboutit.) La copie sud-africaine fait pâlir l'original new-yorkais
: barrages et contrôles de police entre quartiers, raids de
commandos-choc armés jusqu'aux dents dans les zones pauvres
comme Cape Flats et omniprésence des forces de l'ordre dans les
rues autour de Water Front, l'enclave riche et touristique du
centre-ville. En mars, à l'autre bout du globe, le ministre de
la Police de Nouvelle-Zélande rentre d'une mission officielle à
New York pour déclarer avec fierté à ses concitoyens que la
police de son pays n'a, tout bien considéré, rien à envier à
celle de la " Grosse pomme " car " la Nouvelle-Zélande
n'a jamais eu une police corrompue " et elle " applique
la tolérance zéro depuis l'origine ". Sa proposition
d'importer des États-Unis la " responsabilisation décentralisée
" et la fixation d'objectifs chiffrés aux chefs de brigade
ainsi que le redéploiement des forces de police dans les zones
à haute criminalité recueille derechef l'approbation des
principaux leaders politiques.
Pendant ce temps, le chef de la police de Cleveland, pionnier de
la " tolérance zéro " en Angleterre, intervient en
Autriche devant la Polizeiführungsakademie (l'Académie
nationale de police) pour vanter les mérites de cette
importation américaine au nom du ministre de l'Intérieur
britannique Jack Straw. La semaine suivante, un symposium
national se tient sur cette même politique à Canberra sous l'égide
de l'Australian Criminological Institute. En juin 1999, après
que William Bratton soit venu en personne sermonner la Commission
sur le Crime de l'Ontario, c'est au tour du maire de Toronto, Mel
Lastman, d'annoncer avec fracas la mise en uvre prochaine
du " plus grand crackdown contre le crime que la ville ait
jamais vu ", au motif que la trajectoire criminelle de la métropole
canadienne suivrait celle de New York, bien qu'avec deux décennies
de retard, et que, en tout état de cause, policer efficacement
une grande ville relève partout et toujours des mêmes
principes, ainsi que l'enseignent les " international crime
consultants " issus de la police new-yorkaise qui sillonnent
la planète ou pontifient lors de séminaires de formation policière
offerts à leurs collègues américains ou étrangers à
Manhattan. On pourrait multiplier à l'envi les exemples de pays
où les recettes du couple Bratton-Giuliani sont en cours
d'examen, de programmation ou d'application.
Du domaine policier et pénal, la notion de " tolérance zéro
" s'est diffusée selon un processus métastatique pour désigner
tour à tour, et en vrac, l'application stricte de la discipline
parentale au sein des familles, l'expulsion automatique des lycéens
ayant apporté une arme dans leur établissement, la suspension
des sportifs professionnels coupables de violences hors des
stades, le contrôle tatillon de la contrebande de drogue dans
les prisons, mais aussi le refus sans faille des stéréotypes
racistes, la sanction sévère des comportements discourtois des
passagers d'avion et l'intransigeance vis-à-vis des enfants qui
ne portent pas leur ceinture de sécurité à l'arrière des
voitures, du stationnement en double file le long des boulevards
commerçants et des détritus dans les parcs et les jardins
publics. Elle s'est même étendue aux relations internationales
: ainsi Ehud Barak exigeait-il récemment de Yasser Arafat qu'il
fasse preuve de " tolérance zéro " à l'égard du
terrorisme tandis que les troupes britanniques de la force
d'intervention de l'ONU au Kosovo disent appliquer la " tolérance
zéro " à tout désordre dans les rues de Pristina.
Conséquences & contestation de la " tolérance zéro
" à New York
Le paradoxe veut que cette tactique de harcèlement policier se
diffuse d'un bout à l'autre de la planète au moment même où
elle est sérieusement remise en cause à New York à la suite de
l'assassinat en janvier 1999 d'Amadou Diallo, un jeune immigrant
guinéen de 22 ans abattu de 41 balles de revolver (dont 19 ont
fait mouche) par quatre policiers membres de l'" Unité de
lutte contre les crimes de rue " à la recherche d'un
violeur présumé, alors qu'il se tenait paisiblement, seul, dans
le vestibule de son building. Cet assassinat policier, venant après
l'" affaire Abner Louima ", un immigré haïtien
victime de torture sexuelle dans un poste de police de Manhattan
l'année précédente, a déclenché la plus vaste campagne de désobéissance
civile qu'aient connue les États-Unis depuis des années. Deux
mois durant, des manifestations quotidiennes se sont déroulées
devant le bureau de la direction de la police municipale lors
desquelles plus de 1 200 protestataires pacifiques - dont une
centaine d'élus afro-américains, locaux et nationaux, parmi
lesquels l'ancien maire David Dinkins, le Président de la
National Association for the Advancement of Colored People (NAACP)
et des policiers noirs à la retraite - ont été arrêtés,
menottés et inculpés de " troubles à l'ordre public
".
À la suite de ces événements, les pratiques agressives de
cette brigade de choc de 380 hommes (presque tous blancs) qui
constitue le fer de lance de la politique de " tolérance zéro
" font l'objet de plusieurs enquêtes administratives et de
deux instructions judiciaires de la part de procureurs fédéraux
qui les soupçonnent de procéder à des arrestations " au
faciès " (racial profiling) et de bafouer systématiquement
les droits constitutionnels de leurs cibles (11). D'après la
National Urban League, en deux ans, cette brigade, qui tourne
dans des voitures banalisées et opère en civil, a arrêté et
fouillé dans la rue 45 000 personnes sur simple suspicion basée
sur l'habillement, l'allure, le comportement et - avant tout
autre indice - la couleur de la peau. Plus de 37 000 de ces
arrestations se sont révélées sans objet et les chefs
d'accusation de la moitié des 8 000 restantes ont été considérés
nuls et non avenus par les tribunaux, laissant un résidu d'à
peine 4 000 arrestations justifiées : une sur onze. Une enquête
conduite par le quotidien New York Daily News suggère que près
de 80 % des jeunes hommes noirs et latinos de la ville ont été
arrêtés et fouillés au moins une fois par les forces de
l'ordre (12).
En fait, les incidents avec la police se sont multipliés dès la
mise en uvre de la politique de " qualité de vie
", puisque le nombre des plaintes déposées devant le
Civilian Complaint Review Board de New York a brusquement augmenté
de 60 % entre 1992 et 1994. La grande majorité de ces plaintes
concernent des " incidents lors de patrouilles de routine
" - par opposition aux opérations de police judiciaire -
dont les victimes sont des résidents noirs et latinos dans les
trois-quarts des cas. À eux seuls, les Afro-américains ont déposé
53 % des plaintes alors qu'ils ne pèsent que 20 % dans la
population municipale. Et 80 % des requêtes contre des violences
et abus policiers ont été enregistrées dans seulement 21 des
76 districts parmi les plus pauvres de la ville (13).
Même le principal syndicat des policiers de New York a récemment
pris ses distances avec la campagne de " qualité de vie
" que ces derniers ont pour charge de mener, suite à la
mise en accusation pour homicide des membres de la brigade de
police responsable de la mort de Diallo. Après que la
Patrolmen's Benevolent Association se soit prononcée à
l'unanimité, et pour la première fois en 105 ans d'existence,
pour retirer sa confiance au Chef de la police Howard Safir et
demander publiquement sa suspension, le Président du syndicat
invitait ses 27 000 membres à une grève du zèle, leur
recommandant d'user du maximum de réserves possible avant de
notifier une arrestation pour un motif anodin, tel que traverser
la rue hors des passages cloutés, sortir son chien sans sa
laisse ou rouler sur un vélo dépourvu de sonnette, ainsi que le
requiert la politique policière de la ville : " Maintenant
que la criminalité a fortement baissé, un ajustement de stratégie
est requis. Si nous ne rétablissons pas l'équilibre, cela
devient un modèle pour un État policier et pour la tyrannie (14)".
Les policiers de New York eux-mêmes s'avèrent bien moins
enthousiastes envers la " tolérance zéro " que ses zélateurs
étrangers.
C'est que l'une des conséquences majeures de la " tolérance
zéro " telle qu'elle est pratiquée au quotidien - plutôt
que théorisée par les " penseurs " des think tanks et
par leurs épigones dans les champs universitaire et politique -
est d'avoir creusé un gouffre de méfiance (et, pour les plus
jeunes, de défiance) entre la communauté afro-américaine et
les forces de l'ordre qui n'est pas sans rappeler les relations
qu'ils entretenaient à l'ère ségrégationniste. Une récente
enquête révèle que l'écrasante majorité des Noirs de New
York City considèrent la police comme une force hostile et
violente qui représente pour eux un danger : 72 % jugent que les
policiers font un usage abusif de la force et 66 % que leurs
brutalités à l'encontre des personnes de couleur sont communes
et habituelles (contre seulement 33 % et 24 % des Blancs). Les
deux-tiers pensent que la politique de Giuliani a aggravé ces
brutalités policières et un tiers seulement dit avoir le
sentiment d'être plus en sécurité aujourd'hui dans la ville,
alors même qu'ils habitent dans les quartiers où la baisse de
la violence criminelle est statistiquement la plus nette. Les New-Yorkais
blancs, eux, sont respectivement 58 % et 87 % à déclarer le
contraire : ils louent le maire pour son intolérance envers le
crime et ils se sentent unanimement moins menacés dans leur
ville (15). La " tolérance zéro " présente donc deux
physionomies diamétralement opposées selon que l'on en est la
cible (noire) ou le bénéficiaire (blanc), c'est-à-dire suivant
le côté où l'on se trouve de cette barrière de caste que
l'ascension de l'État pénal américain a pour effet - sinon
pour fonction - de restabiliser et de durcir.
Une autre conséquence de la politique de " qualité de vie
" poursuivie par la police new-yorkaise, elle aussi fort peu
discutée par ses thuriféraires, est l'engorgement inouï des
tribunaux qu'elle a causé. Alors que la criminalité baisse
continûment depuis 1992, le nombre de personnes arrêtées et
jugées, lui, ne cesse d'augmenter. En 1998, les 77 juges de la
cour criminelle de New York qui exercent juridiction pour les délits
et infractions mineurs (simples misdeamenors passibles de moins
d'un an de prison) ont eu la charge de 275 379 affaires, soit
plus de 3 500 affaires chacun, le double du nombre de cas traités
en 1993 avec à peu près les mêmes moyens. Pour les accusés
qui souhaitent aller jusqu'au procès, le délai moyen d'attente
est de 284 jours (contre 208 en 1991), même pour des affaires
aussi banales qu'un simple vol dans un magasin ou un chèque sans
provision.
Il est commun que, lors d'une audience, un juge examine jusqu'à
mille cas dans la journée sans qu'aucun ne soit résolu : soit
que leur examen est reporté car aucun juge n'est disponible pour
qu'on puisse fixer la date du procès, soit que l'avocat commis
d'office n'a pu se libérer (chaque public defender traite en
moyenne plus de cent affaires à tout moment), soit enfin que les
accusés, de guerre lasse, se résignent à plaider coupable et
à demander une dispense de procès en l'échange d'une réduction
de peine. Certains accusés, au contraire, jouent des délais et
des reports à répétition afin d'obtenir l'éventuelle
annulation des charges qui pèsent contre eux. C'est ainsi que le
nombre de procès devant la cour criminelle de New York est tombé
de 967 en 1993 à 758 en 1998 (soit un procès pour chaque 364
affaires) et que le volume des affaires closes par annulation en
raison de délais excessifs au regard de la loi a doublé,
passant de 6 700 in 1993 à 12 000 en 1998. Même le porte-parole
de Rudolph Giuliani pour la politique pénale reconnaît que des
milliers de délinquants échappent chaque année à tout châtiment
du fait de la pénurie de juges et que, de ce fait, l'"
impact du travail de la police visant à faire baisser le crime
est potentiellement perdu (16)".
L'encombrement des tribunaux n'a d'égal que celui des maisons
d'arrêt puisque le flux des admissions dans les geôles de la
ville s'est enflé de 106 900 en 1993 à 133 300 en 1997 alors
qu'il dépassait à peine 85 000 dix ans plus tôt (chiffre déjà
supérieur au volume d'entrées en détention pour la France entière).
Mais surtout, il se confirme qu'un nombre considérable et sans
cesse croissant d'arrestations et de mises sous écrou sont
effectuées sans motif judiciaire : sur 345 130 arrestations opérées
en 1998 - chiffre qui, fait inédit, est supérieur au nombre
total de crimes et délits officiellement enregistrés par les
autorités cette année-là, soit 326 130 -, 18 000 ont été
annulées par le procureur avant même que les personnes appréhendées
ne passent devant un juge et 140 000 autres ont été déclarées
sans objet par la cour. Le taux de " décharge " a crû
de 60 % depuis 1993, au point que William Bratton lui-même a
publiquement critiqué la prolifération des arrestations
abusives et inutiles (17). Et, comme on pouvait s'y attendre, la
plupart des dossiers faisant l'objet d'une " dismissal
" par les tribunaux proviennent des quartiers pauvres ségrégués
et relèvent de soi-disant infractions à la législation sur les
stupéfiants (à hauteur de 40 % dans le District de Manhattan),
dont tout indique qu'elles servent de paravent à de véritables
rafles policières dans les zones déshéritées, dont l'objet
est politico-médiatique bien plus que judiciaire.
Pour les membres des classes populaires refoulées aux marges du
marché du travail et abandonnées par l'État charitable qui
sont la principale cible de la politique de " tolérance zéro
", le déséquilibre grossier entre l'activisme policier et
la débauche de moyens qui lui est consacrée, d'une part, et
l'encombrement des tribunaux et la pénurie aggravée de
ressources qui les paralyse, de l'autre, a toutes les allures
d'un déni de justice organisé (18).
LOÏC WACQUANT
Notes
1. Sur cette transition de la gestion assistentielle à la
gestion policière et carcérale de la pauvreté dans une société
dominée par l'idéologie du marché qui se pense en outre comme
une " société d'abondance ", voir Loïc Wacquant,
" De l'État charitable à l'État pénal : notes sur le
traitement politique de la misère en Amérique ", Regards
sociologiques (Strasbourg, 11, 1996, p. 30-38) ; et Actes de la
recherche en sciences sociales consacré au thème " De l'État
social à l'État pénal " (n° 124, 1998).
2. William Bratton, " Cutting Crime and Restoring Order :
What America Can Learn from New York's Finest ", Heritage
Lecture n. 573, Washington, Heritage Foundation, 1996 ; "
The New York City Police Department's Civil Enforcement of
Quality of Life Crimes, " Journal of Law and Policy, 12,
1995, p. 447-464 ; également " "Squeegees" Rank
High on Next Police Commis- sioner's Priority List ", The
New York Times, 4 décembre 1993.
3. William Bratton et William Andrews, " What We've Learned
About Policing ", City Journal, 9-2, été 1999, p. 14-27 -
magazine de propagande publié par le Manhattan Institute.
4. Pour une présentation critique de ces trois modèles de
" réforme de la police " récemment en compétition
aux États-Unis, et de leur récupération commune " par la
tradition policière la plus répressive ", voir Jean-Paul
Brodeur, " La police en Amérique du Nord : des modèles aux
effets de mode ? ", Les Cahiers de la sécurité intérieure,
28-2, printemps 1997, p. 182.
5. " NYDP, Inc. ", The Economist, 7925, 20 juillet 1995,
p. 50 ; et " The C.E.O. Cop ", New Yorker Magazine, 70,
6 février 1995, p. 45-54.
6. Citizen's Budget Commission, New York, rapport annuel, octobre
1998.
7. Judith A. Greene, " Zero Tolerance : A Case Study of
Police Policies and Practices in New York City ", Crime and
Delinquency, 45-2, avril 1999, p. 171-187.
8. En 1993, l'année où Giuliani devient maire, New York se
classait déjà à la 87e place sur 189 villes répertoriées (par
ordre décroissant) sur l'échelle de la criminalité du FBI.
Elle se situe aujourd'hui autour de la 140e place.
9 " Zero Tolerance will Clean up our Streets ",
Scottish Daily Record & Sunday Mail, 10 février 1999. Sur ce
thème de la " responsabilisation " des citoyens et des
" communautés " (géographiques ou ethniques) dans la
lutte contre le crime, lire David Garland, " Les
contradictions de la société punitive: le cas britannique
", Actes de la recherche en sciences sociales, 124,
septembre 1998, notamment pp. 56-59, et A. Crawford, The Local
Governance of Crime: Appeals to Community and Partnership,
Oxford, Clarendon Press, 1997.
10. " Les Polonais sont particulièrement actifs dans le vol
organisé de voitures ; la prostitution est dominée par la mafia
russe, les criminels de la drogue viennent le plus souvent du sud-est
de l'Europe ou d'Afrique noire... Nous ne devrions plus être
aussi timorés envers les criminels étrangers que nous attrapons.
Pour celui qui viole notre droit de l'hospitalité, il n'y a
qu'une solution : dehors et vite. " Propos de campagne tenus
par Gerhard Schröder en juillet 1997 et rapportés par Le Monde
du 28 janvier 1999. Le cas de l'Allemagne est intéressant car il
illustre un processus commun aux divers pays du continent européen
: elle importe les théories et les politiques sécuritaires made
in USA à la fois directement des États-Unis (voir la tournée
allemande de William Bratton en 1998) et par l'intermédiaire des
autres " comptoirs " de l'idéologie pénale étatsunienne
(voir l'émulation envieuse de l'Angleterre de Tony Blair et
l'intérêt marqué, bien qu'ambivalent, pour le Milan de
Gabriele Albertini).
11. " Lawsuit Seeks to Curb Street Crimes Unit, Alleging
Racially Biased Searches ", The New York Times, 9 mars 1999.
Pour une analyse nuancée de la violence policière et des ses
bases sociales à New York, lire Paul Chevigny, Edge of the Knife:
Police Violence in the Americas, New York, The New Press, 1995,
chapitre II.
12. " Those NYDP Blues ", U.S. News and World Report, 5
avril 1999. Selon les données de la police de New York, les
contrôles de rue visant à interdire le port d'arme donnent lieu
à 29 arrestations pour chaque personne détenant une arme, un
ratio très nettement supérieur à la norme habituelle (dix
arrestations pour une personne armée).
13. Judith A. Greene, " Zero Tolerance... ", op. cit.
14. " Cop Rebellion Against Safir : 400 PBA Delegates Vote
No Confidence, Demand Suspension ", New York Daily News, 14
avril 1999.
15. " Poll in New York Finds many Think Police are Biased
", The New York Times, 16 mars 1999.
16. " Crackdown on Minor Offenses Swamps New York City
Courts ", The New York Times, 2 février 1999.
17. " Dismissed by Prosecutors Before Reaching Court, Flawed
Arrests Rise in New York City ", The New York Times, 23 août
1999. Les chiffres sur les entrées en maison d'arrêt
proviennent des rapports annuels du New York City Department of
Corrections, ceux sur les arrestations d'un rapport de la New
York State Division of Criminal Justice Services.
18. Malcolm Feeley a montré que, pour les Américains des
classes populaires qui commettent des crimes et délits mineurs,
la véritable sanction pénale réside moins dans la peine légale
qui leur est infligée comme aboutissement de la procédure
judiciaire que dans cette procédure elle-même, c'est-à-dire le
traitement hautain et chaotique qu'ils reçoivent des tribunaux
et les coûts annexes (économiques, sociaux, moraux) qu'elle
implique (Malcolm Feeley, The Process is the Punishment: Handling
Cases in a Lower Criminal Court, New York, Russell Sage
Foundation, 1979, notamment p. 199-243).