(http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/capital/capital.html)(doi : http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.mak.cap2 )Karl Marx
Le Capital
Livre I
PréfacePréface de la première édition
L'ouvrage dont je livre au public le premier volume forme la suite d'un écrit publié en 1859, sous le titre de : Critique de l'économie politique. Ce long intervalle entre les deux publications m'a été imposé par une maladie de plusieurs années.
Afin de donner à ce livre un complément nécessaire, j'y ai fait entrer, en le résumant dans le premier chapitre, l'écrit qui l'avait précédé. Il est vrai que j'ai cru devoir dans ce résumé modifier mon premier plan d'exposition. Un grand nombre de points d'abord simplement indiqués sont ici développés amplement, tandis que d'autres, complètement développés d'abord, ne sont plus qu'indiqués ici. L'histoire de la théorie de la valeur et de la monnaie, par exemple, a été écartée; mais par contre le lecteur trouvera dans les notes du premier chapitre de nouvelles sources pour l'histoire de cette théorie.
Dans toutes les sciences le commencement est ardu. Le premier chapitre, principalement la partie qui contient l'analyse de la marchandise, sera donc d'une intelligence un peu difficile. Pour ce qui est de l'analyse de la substance de la valeur et de sa quantité, je me suis efforcé d'en rendre l'exposé aussi clair que possible et accessible à tous les lecteurs1.
La forme de la valeur réalisée dans la forme monnaie est quelque chose de très simple. Cependant l'esprit humain a vainement cherché depuis plus de deux mille ans à en pénétrer le secret, tandis qu'il est parvenu à analyser, du moins approximativement, des formes bien plus complexes et cachant un sens plus profond. Pourquoi ? Parce que le corps organisé est plus facile à étudier que la cellule qui en est l'élément. D'un autre côté, l'analyse des formes économiques ne peut s'aider du microscope ou des réactifs fournis par la chimie; l'abstraction est la seule force qui puisse lui servir d'instrument. Or, pour la société bourgeoise actuelle, la forme marchandise du produit du travail, ou la forme valeur de la marchandise, est la forme cellulaire économique. Pour l'homme peu cultivé l'analyse de cette forme paraît se perdre dans des minuties ; ce sont en effet et nécessairement des minuties, mais comme il s'en trouve dans l'anatomie micrologique.
A part ce qui regarde la forme de la valeur, la lecture de ce livre ne présentera pas de difficultés. Je suppose naturellement des lecteurs qui veulent apprendre quelque chose de neuf et par conséquent aussi penser par eux-mêmes.
Le physicien pour se rendre compte des procédés de la nature, ou bien étudie les phénomènes lorsqu'ils se présentent sous la forme la plus accusée, et la moins obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien il expérimente dans des conditions qui assurent autant que possible la régularité de leur marche. J'étudie dans cet ouvrage le mode de production capitaliste et les rapports de production et d'échange qui lui correspondent. L'Angleterre est le lieu classique de cette production. Voilà pourquoi j'emprunte à ce pays les faits et les exemples principaux qui servent d'illustration au développement de mes théories. Si le lecteur allemand se permettait un mouvement d'épaules pharisaïque à propos de l'état des ouvriers anglais, industriels et agricoles, ou se berçait de l'idée optimiste que les choses sont loin d'aller aussi mal en Allemagne, je serais obligé de lui crier : De te fabula narratur.
Il ne s'agit point ici du développement plus ou moins complet des antagonismes sociaux qu'engendrent les lois naturelles de la production capitaliste, mais de ces lois elles-mêmes, des tendances qui se manifestent et se réalisent avec une nécessité de fer. Le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir.
Mais laissons de côté ces considérations. Chez nous, là où la production capitaliste a pris pied, par exemple dans les fabriques proprement dites, l'état des choses est de beaucoup plus mauvais qu'en Angleterre, parce que le contrepoids des lois anglaises fait défaut. Dans toutes les autres sphères, nous sommes, comme tout l'ouest de l'Europe continentale, affligés et par le développement de la production capitaliste, et aussi par le manque de ce développement. Outre les maux de l'époque actuelle, nous avons à supporter une longue série de maux héréditaires provenant de la végétation continue de modes de production qui ont vécu, avec la suite des rapports politiques et sociaux à contretemps qu'ils engendrent. Nous avons à souffrir non seulement de la part des vivants, mais encore de la part des morts. Le mort saisit le vif !
Comparée à la statistique anglaise, la statistique sociale de l'Allemagne et du reste du continent européen est réellement misérable. Malgré tout, elle soulève un coin du voile, assez pour laisser entrevoir une tête de Méduse. Nous serions effrayés de l'état des choses chez nous, si nos gouvernements et nos parlements établissaient, comme en Angleterre, des commissions d'études périodiques sur la situation économique; si ces commissions étaient, comme en Angleterre, armées de pleins pouvoirs pour la recherche de la vérité; si nous réussissions à trouver pour cette haute fonction des hommes aussi experts, aussi impartiaux, aussi rigides et désintéressés que les inspecteurs de fabriques de la Grande-Bretagne, que ses reporters sur la santé publique (Public Health), que ses commissaires d'instruction l'exploitation des femmes et des enfants, sur les conditions de logement et de nourriture, etc. Persée se couvrait d'un nuage pour poursuivre les monstres; nous, pour pouvoir nier l'existence des monstruosités, nous nous plongeons dans le nuage entiers, jusqu'aux yeux et aux oreilles.
Il ne faut point se faire d'illusions. De même que la guerre de l'inpendance américaine au XVIII° siècle a sonné la cloche d'alarme pour la classe moyenne en Europe, de même la guerre civile américaine au XIX° siècle a sonné le tocsin pour la classe ouvrière européenne. En Angleterre, la marche du bouleversement social est visible à tous les yeux; à une certaine période ce bouleversement aura nécessairement son contrecoup sur le continent. Alors il revêtira dans son allure des formes plus ou moins brutales ou humaines selon le degré de développement de la classe des travailleurs. Abstraction faite de motifs plus élevés, leur propre intérêt commande donc aux classes régnantes actuelles d'écarter tous les obstacles légaux qui peuvent gêner le développement de la classe ouvrière. C'est en vue de ce but que j'ai accordé dans ce volume une place si importante à l'histoire, au contenu et aux résultats de la législation anglaise sur les grandes fabriques. Une nation peut et doit tirer un enseignement de l'histoire d'une autre nation. Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement, - et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne, - elle ne peut ni dépasser d'un saut ni abolir par des décrets les phases son développement naturel; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement.
Pour éviter des malentendus possibles, encore un mot. Je n'ai pas peint en rose le capitaliste et le propriétaire foncier. Mais il ne s'agit ici des personnes, qu'autant qu'elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d'intérêts et de rapports de classes déterminés. Mon point de vue, d'après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre l'individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu'il puisse faire pour s'en dégager.
Sur le terrain de l'économie politique la libre et scientifique recherche rencontre bien plus d'ennemis que dans ses autres champs d'exploration. La nature particulière du sujet qu'elle traite soulève contre elle et amène sur le champ de bataille les passions les plus vives, les plus mesquines et les plus haïssables du coeur humain, toutes les furies de l'intérêt privé. La Haute Eglise d'Angleterre, par exemple, pardonnera bien plus facilement une attaque contre trente-huit de ses trente-neuf articles de foi que contre un trente-neuvième de ses revenus. Comparé à la critique de la vieille propriété, l'athéisme lui-même est aujourd'hui une culpa levis. Cependant il est impossible de méconnaître ici un certain progrès. Il me suffit pour cela de renvoyer le lecteur au livre bleu publié dans ces dernières semaines : " Correspondence with Her Majesty's missions abroad, regarding Industrial Questions and Trade's Unions. " Les représentants étrangers de la couronne d'Angleterre y expriment tout net l'opinion qu'en Allemagne, en France, en un mot dans tous les Etats civilisés du continent européen, une transformation des rapports existants entre le capital et le travail est aussi sensible et aussi inévitable que dans la Grande-Bretagne. En même temps, par-delà l'océan Atlantique, M. Wade, vice-président des Etats-Unis du Nord de l'Amérique, déclarait ouvertement dans plusieurs meetings publics, qu'après l'abolition de l'esclavage, la question à l'ordre du jour serait celle de la transformation des rapports du capital et de la propriété foncière. Ce sont là des signes du temps, que ni manteaux de pourpre ni soutanes noires ne peuvent cacher. Ils ne signifient point que demain des miracles vont s'accomplir. Ils montrent que même dans les classes sociales régnantes, le pressentiment commence à poindre, que la société actuelle, bien loin d'être un cristal solide, est un organisme susceptible de changement et toujours en voie de transformation.
Le second volume de cet ouvrage traitera de la circulation du capital (livre II) et des formes diverses qu'il revêt dans la marche de son développement (livre III). Le troisième et dernier volume exposera l'histoire de la théorie.
Tout jugement inspiré par une critique vraiment scientifique est pour moi le bienvenu. Vis-à-vis des préjugés de ce qu'on appelle l'opinion publique à laquelle je n'ai jamais fait de concessions, j'ai pour devise, après comme avant, la parole du grand Florentin :
Segui il tuo corso, e lascia dir le genti !
Londres, 25 juillet 1867.
Karl MARX.
1 Ceci m'a paru d'autant plus nécessaire que, même l'écrit de F. Lassalle contre Schultze-Delitzsch, dans la partie où il déclare donner la " quintessence " des mes idées sur ce sujet, renferme de graves erreurs. C'est sans doute dans un but de propagande que F. Lassalle, tout en évitant d'indiquer sa source, a emprunté à mes écrits, presque mot pour mot, toutes les propositions théoriques de ses travaux économiques, sur le caractère historique du capital, par exemple, sur les liens qui unissent les rapports de production et le mode de production etc., et même la terminologie créée par moi. Je ne suis, bien entendu, pour rien dans les détails où il est entré, ni dans les conséquences pratiques où il a été conduit et dont je n'ai pas à m'occuper ici.
K. Marx : Le Capital (Livre I)-----------------------------------------------------
Le Capital
Livre I
Postface
Avis au lecteur
M. J. Roy s'était engagé à donner une traduction aussi exacte et même littérale que possible; il a scrupuleusement rempli sa tâche. Mais ses scrupules mêmes m'ont obligé à modifier la rédaction, dans le but de la rendre plus accessible au lecteur. Ces remaniements faits au jour le jour, puisque le livre se publiait par livraisons, ont été exécutés avec une attention inégale et ont dû produire des discordances de style.
Ayant une fois entrepris ce travail de révision, j'ai été conduit à l'appliquer aussi au fond du texte original (la seconde édition allemande), à simplifier quelques développements, à en compléter d'autres, à donner des matériaux historiques ou statistiques additionnels, à ajouter des aperçus critiques, etc. Quelles que soient donc les imperfections littéraires de cette édition française, elle possède une valeur scientifique indépendante de l'original et doit être consultée même par les lecteurs familiers avec la langue allemande.
Je donne ci-après les parties de la postface de la deuxième édition allemande, qui ont trait au développement de l'économie politique en Allemagne et à la méthode employée dans cet ouvrage.
Karl Marx.
Londres, 28 avril 1875.
Extraits de la postface de la seconde édition allemande
En Allemagne l'économie politique reste, jusqu'à cette heure, une science étrangère. - Des circonstances historiques, particulières, déjà en grande partie mises en lumière par Gustave de Gülich dans son Histoire du commerce, de l'industrie, etc., ont longtemps arrêté chez nous l'essor de la production capitaliste, et, partant, le développement de la société moderne, de la société bourgeoise. Aussi l'économie politique n'y fut-elle pas un fruit du sol; elle nous vint toute faite d'Angleterre et de France comme un article d'importation. Nos professeurs restèrent des écoliers; bien mieux, entre leurs mains l'expression théorique de sociétés plus avancées se transforma en un recueil de dogmes, interprétés par eux dans le sens d'une société arriérée, donc interprétés à rebours. Pour dissimuler leur fausse position, leur manque d'originalité, leur impuissance scientifique, nos pédagogues dépaysés étalèrent un véritable luxe d'érudition historique et littéraire; ou encore ils mêlèrent à leur denrée d'autres ingrédients empruntés à ce salmigondis de connaissances hétérogènes que la bureaucratie allemande a décoré du nom de Kameral-wissenschaften (Sciences administratives).
Depuis 1848, la production capitaliste s'est de plus en plus enracinée en Allemagne, et aujourd'hui elle a déjà métamorphosé ce ci-devant pays de rêveurs en pays de faiseurs. Quant à nos économistes, ils n'ont décidément pas de chance. Tant qu'ils pouvaient faire de l'économie politique sans arrière-pensée, le milieu social qu'elle présuppose leur manquait. En revanche, quand ce milieu fut donné, les circonstances qui en permettent l'étude impartiale même sans franchir l'horizon bourgeois, n'existaient déjà plus. En effet, tant qu'elle est bourgeoise, c'est-à-dire qu'elle voit dans l'ordre capitaliste non une phase transitoire du progrès historique, mais bien la forme absolue et définitive de la production sociale, l'économie politique ne peut rester une science qu'à condition que la lutte des classes demeure latente ou ne se manifeste que par des phénomènes isolés.
Prenons l'Angleterre. La période où cette lutte n'y est pas encore développée, y est aussi la période classique de l'économie politique. Son dernier grand représentant, Ricardo, est le premier économiste qui fasse délibérément de l'antagonisme des intérêts de classe, de l'opposition entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches. Cet antagonisme, en effet inséparable de l'existence même des classes dont la société bourgeoise se compose, il le formule naïvement comme la loi naturelle, immuable de la société humaine. C'était atteindre la limite que la science bourgeoise ne franchira pas. La Critique se dressa devant elle, du vivant même de Ricardo, en la personne de Sismondi.
La période qui suit, de 1820 à 1830, se distingue, en Angleterre, par une exubérance de vie dans le domaine de l'économie politique. C'est l'époque de l'élaboration de la théorie ricardienne, de sa vulgarisation et de sa lutte contre toutes les autres écoles issues de la doctrine d'Adam Smith. De ces brillantes passes d'armes on sait peu de choses sur le continent, la polémique étant presque tout entière éparpillée dans des articles de revue, dans des pamphlets et autres écrits de circonstance. La situation contemporaine explique l'ingénuité de cette polémique, bien que quelques écrivains non enrégimentés se fissent déjà de la théorie ricardienne une arme offensive contre le capitalisme. D'un côté la grande industrie sortait à peine de l'enfance, car ce n'est qu'avec la crise de 1825 que s'ouvre le cycle périodique de sa vie moderne. De l'autre côté, la guerre de classe entre le capital et le travail était rejetée à l'arrière-plan; dans l'ordre politique, par la lutte des gouvernements et de la féodalité, groupés autour de la sainte alliance, contre la masse populaire, conduite par la bourgeoisie; dans l'ordre économique, par les démêlés du capital industriel avec la propriété terrienne aristocratique qui, en France, se cachaient sous l'antagonisme de la petite et de la grande propriété, et qui, en Angleterre, éclatèrent ouvertement après les lois sur les céréales. La littérature économique anglaise de cette période rappelle le mouvement de fermentation qui suivit, en France, la mort de Quesnay, mais comme l'été de la Saint-Martin rappelle le printemps.
C'est en 1830 qu'éclate la crise décisive.
En France et en Angleterre la bourgeoisie s'empare du pouvoir politique. Dès lors, dans la théorie comme dans la pratique, la lutte des classes revêt des formes de plus en plus accusées, de plus en plus menaçantes. Elle sonne le glas de l'économie bourgeoise scientifique. Désormais il ne s'agit plus de savoir, si tel ou tel théorème est vrai, mais s'il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital. La recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l'investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de l'apologétique. Toutefois, les petits traités, dont l'Anticornlaw-league, sous les auspices des fabricants Bright et Cobden, importuna le public, offrent encore quelque intérêt, sinon scientifique, du moins historique, à cause de leurs attaques contre l'aristocratie foncière. Mais la législation libre-échangiste de Robert Peel arrache bientôt à l'économie vulgaire, avec son dernier grief, sa dernière griffe.
Vint la Révolution continentale de 1848-49. Elle réagit sur l'Angleterre; les hommes qui avaient encore des prétentions scientifiques et désiraient être plus que de simples sophistes et sycophantes des classes supérieures, cherchèrent alors à concilier l'économie politique du capital avec les réclamations du prolétariat qui entraient désormais en ligne de compte. De là un éclectisme édulcoré, dont John Stuart Mill est le meilleur interprète. C'était tout bonnement, comme l'a si bien montré le grand savant et critique russe N. Tschernishewsky, la déclaration de faillite de l'économie bourgeoise.
Ainsi, au moment où en Allemagne la production capitaliste atteignit sa maturité, des luttes de classe avaient déjà, en Angleterre et en France, bruyamment manifesté son caractère antagonique; de plus, le prolétariat allemand était déjà plus ou moins imprégné de socialisme. A peine une science bourgeoise de l'économie politique semblait-elle donc devenir possible chez nous, que déjà elle était redevenue impossible. Ses coryphées se divisèrent alors en deux groupes : les gens avisés, ambitieux, pratiques, accoururent en foule sous le drapeau de Bastiat, le représentant le plus plat, partant le plus réussi, de l'économie apologétique; les autres, tout pénétrés de la dignité professorale de leur science, suivirent John Stuart Mill dans sa tentative de conciliation des inconciliables. Comme à l'époque classique de l'économie bourgeoise, les Allemands restèrent, au temps de sa décadence, de purs écoliers, répétant la leçon, marchant dans les souliers des maîtres, de pauvres colporteurs au service de grandes maisons étrangères.
La marche propre à la société allemande excluait donc tout progrès original de l'économie bourgeoise, mais non de sa critique. En tant qu'une telle critique représente une classe, elle ne peut représenter que celle dont la mission historique est de révolutionner le mode de production capitaliste, et finalement d'abolir les classes - le prolétariat.
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La méthode employée dans le Capital a été peu comprise, à en juger par les notions contradictoires qu'on s'en est faites. Ainsi, la Revue positive de Paris me reproche à la fois d'avoir fait de l'économie politique, métaphysique et - devinez quoi ? - de m'être borné à une simple analyse critique des éléments donnés, au lieu de formuler des recettes (comtistes ?) pour les marmites de l'avenir. Quant à l'accusation de métaphysique, voici ce qu'en pense M. Sieber, professeur d'économie politique à l'Université de Kiew : " En ce qui concerne la théorie, proprement dite, la méthode de Marx est celle de toute l'école anglaise, c'est la méthode déductive dont les avantages et les inconvénients sont communs aux plus grands théoriciens de l'économie politique1. "
M. Maurice Block2, lui, trouve que ma méthode est analytique, et dit même : " Par cet ouvrage, M. Marx se classe parmi les esprits analytiques les plus éminents. " Naturellement, en Allemagne, les faiseurs de comptes rendus crient à la sophistique hégélienne. Le Messager européen, revue russe, publiée à Saint-Pétersbourg3, dans un article entièrement consacré à la méthode du Capital, déclare que mon procédé d'investigation est rigoureusement réaliste, mais que ma méthode d'exposition est malheureusement dans la manière dialectique. " A première vue, dit-il, si l'on juge d'après la forme extérieure de l'exposition, Marx est un idéaliste renforcé, et cela dans le sens allemand, c'est-à-dire dans le mauvais sens du mot. En fait, il est infiniment plus réaliste qu'aucun de ceux qui l'ont précédé dans le champ de l'économie critique... On ne peut en aucune façon l'appeler idéaliste. "
Je ne saurais mieux répondre à l'écrivain russe que par des extraits de sa propre critique, qui peuvent d'ailleurs intéresser le lecteur. Après une citation tirée de ma préface à la " Critique de l'économie politique " (Berlin, 1859, p. IV-VII), où je discute la base matérialiste de ma méthode, l'auteur continue ainsi :
" Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu'il étudie; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pendant une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe, par-dessus tout, c'est la loi de leur changement, de leur développement, c'est-à-dire la loi de leur passage d'une forme à l'autre, d'un ordre de liaison dans un autre. Une fois qu'il a découvert cette loi, il examine en détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie sociale... Ainsi donc, Marx ne s'inquiète que d'une chose; démontrer par une recherche rigoureusement scientifique, la nécessité d'ordres déterminés de rapports sociaux, et, autant que possible, vérifier les faits qui lui ont servi de point de départ et de point d'appui. Pour cela il suffit qu'il démontre, en même temps que la nécessité de l'organisation actuelle, la nécessité d'une autre organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer, que l'humanité y croie ou non, qu'elle en ait ou non conscience. Il envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l'homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins... Si l'élément conscient joue un rôle aussi secondaire dans l'histoire de la civilisation, il va de soi que la critique, dont l'objet est la civilisation même, ne peut avoir pour base aucune forme de la conscience ni aucun fait de la conscience. Ce n'est pas l'idée, mais seulement le phénomène extérieur qui peut lui servir de point de départ. La critique se borne à comparer, à confronter un fait, non avec l'idée, mais avec un autre fait; seulement elle exige que les deux faits aient été observés aussi exactement que possible, et que dans la réalité ils constituent vis-à-vis l'un de l'autre deux phases de développement différentes; par-dessus tout elle exige que la série des phénomènes, l'ordre dans lequel ils apparaissent comme phases d'évolution successives, soient étudiés avec non moins de rigueur. Mais, dira-t-on, les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu'elles s'appliquent au présent ou au passé. C'est précisément ce que Marx conteste; pour lui ces lois abstraites n'existent pas... Dès que la vie s'est retirée d'une période de développement donnée, dès qu'elle passe d'une phase dans une autre, elle commence aussi à être régie par d'autres lois. En un mot, la vie économique présente dans son développement historique les mêmes phénomènes que l'on rencontre en d'autres branches de la biologie... Les vieux économistes se trompaient sur la nature des lois économiques, lorsqu'ils les comparaient aux lois de la physique et de la chimie. Une analyse plus approfondie des phénomènes a montré que les organismes sociaux se distinguent autant les uns des autres que les organismes animaux et végétaux. Bien plus, un seul et même phénomène obéit à des lois absolument différentes, lorsque la structure totale de ces organismes diffère, lorsque leurs organes particuliers viennent à varier, lorsque les conditions dans lesquelles ils fonctionnent viennent à changer, etc. Marx nie, par exemple, que la loi de la population soit la même en tout temps et en tout lieu. Il affirme, au contraire, que chaque époque économique a sa loi de population propre... Avec différents développements de la force productive, les rapports sociaux changent de même que leurs lois régulatrices... En se plaçant à ce point de vue pour examiner l'ordre économique capitaliste, Marx ne fait que formuler d'une façon rigoureusement scientifique la tâche imposée à toute étude exacte de la vie économique. La valeur scientifique particulière d'une telle étude, c'est de mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et la mort d'un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur; c'est cette valeur-là que possède l'ouvrage de Marx. "
En définissant ce qu'il appelle ma méthode d'investigation avec tant de justesse, et en ce qui concerne l'application que j'en ai faite, tant de bienveillance, qu'est-ce donc que l'auteur a défini, si ce n'est la méthode dialectique ? Certes, le procédé d'exposition doit se distinguer formellement du procédé d'investigation. A l'investigation de faire la matière sienne dans tous ses détails, d'en analyser les diverses formes de développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l'on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori.
Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l'exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu'il personnifie sous le nom de l'idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l'idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme.
J'ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode... Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n'en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d'ensemble. Chez lui elle marche sur la tête; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire; parce que saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer; qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire.
Le mouvement contradictoire de la société capitaliste se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les vicissitudes de l'industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le point culminant est - la crise générale. Déjà nous apercevons le retour de ses prodromes; elle approche de nouveau; par l'universalité de son champ d'action et l'intensité de ses effets, elle va faire entrer la dialectique dans la tête même aux tripoteurs qui ont poussé comme champignons dans le nouveau Saint-Empire prusso-allemand4.
1 Théorie de la valeur et du capital de Ricardo, etc. Kiew, 1871.
2 " Les théoriciens du socialisme en Allemagne. " Extrait du Journal des Économistes juillet et août 1872.
3 N° de mai 1872, p. 426-36.
4 La postface de la deuxième édition allemande est datée du 24 janvier 1873, et ce n'est que quelque temps après sa publication que la crise qui y a été prédite éclata dans l'Autriche, les Etats-Unis et l'Allemagne. Beaucoup de gens croient à tort que la crise générale a été escomptée pour ainsi dire par ces explosions violentes, mais partielles. Au contraire, elle tend à son apogée. L'Angleterre sera le siège de l'explosion centrale, dont le contrecoup se fera sentir sur le marché universel.
K. Marx : Le Capital (Livre I)
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Livre I
Section I : Marchandise et monnaie
Table des matières
Chapitre I : La marchandise 3
I. - Les deux facteurs de la marchandise : valeur d'usage et valeur d'échange ou valeur proprement dite. (Substance de la valeur, Grandeur de la valeur.) 3
II. - Double caractère du travail présenté par la marchandise. 5
III. - Forme de la valeur. 7
IV. - Le caractère fétiche de la marchandise et son secret. 16
Chapitre II : Des échanges 21
Chapitre III : La monnaie ou la circulation des marchandises 25
I. - Mesure des valeurs 25
II. - Moyen de circulation 28
III. - La monnaie ou l'argent. 37
Chapitre I : La marchandise
I. - Les deux facteurs de la marchandise : valeur d'usage et valeur d'échange ou valeur proprement dite. (Substance de la valeur, Grandeur de la valeur.)
La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une " immense accumulation de marchandises1 ". L'analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches.
La marchandise est d'abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n'importe quelle espèce. Que ces besoins aient pour origine l'estomac ou la fantaisie, leur nature ne change rien à l'affaire2. Il ne s'agit pas non plus ici de savoir comment ces besoins sont satisfaits, soit immédiatement, si l'objet est un moyen de subsistance, soit par une voie détournée, si c'est un moyen de production.
Chaque chose utile, comme le fer, le papier, etc., peut être considérée sous un double point de vue, celui de la qualité et celui de la quantité. Chacune est un ensemble de propriétés diverses et peut, par conséquent, être utile par différents côtés. Découvrir ces côtés divers et, en même temps, les divers usages des choses est une œuvre de l'histoire3. Telle est la découverte de mesures sociales pour la quantité des choses utiles. La diversité de ces mesures des marchandises a pour origine en partie la nature variée des objets à mesurer, en partie la convention.
L'utilité d'une chose fait de cette chose une valeur d'usage4. Mais cette utilité n'a rien de vague et d'indécis. Déterminée par les propriétés du corps de la marchandise, elle n'existe point sans lui. Ce corps lui-même, tel que fer, froment, diamant, etc., est conséquemment une valeur d'usage, et ce n'est pas le plus ou moins de travail qu'il faut à l'homme pour s'approprier les qualités utiles qui lui donne ce caractère. Quand il est question de valeurs d'usage, on sous-entend toujours une quantité déterminée, comme une douzaine de montres, un mètre de toile, une tonne de fer, etc. Les valeurs d'usage des marchandises fournissent le fonds d'un savoir particulier, de la science et de la routine commerciales5.
Les valeurs d'usage ne se réalisent que dans l'usage ou la consommation. Elles forment la matière de la richesse, quelle que soit la forme sociale de cette richesse. Dans la société que nous avons à examiner, elles sont en même temps les soutiens matériels de la valeur d'échange.
La valeur d'échange apparaît d'abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'espèce différente s'échangent l'une contre l'autre6, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu. La valeur d'échange semble donc quelque chose d'arbitraire et de purement relatif ; une valeur d'échange intrinsèque, immanente à la marchandise, paraît être, comme dit l'école, une contradictio in adjecto7. Considérons la chose de plus près.
Une marchandise particulière, un quarteron de froment, par exemple, s'échange dans les proportions les plus diverses avec d'autres articles. Cependant, sa valeur d'échange reste immuable, de quelque manière qu'on l'exprime, en x cirage, y soie, z or, et ainsi de suite. Elle doit donc avoir un contenu distinct de ces expressions diverses.
Prenons encore deux marchandises, soit du froment et du fer. Quel que soit leur rapport d'échange, il peut toujours être représenté par une équation dans laquelle une quantité donnée de froment est réputée égale à une quantité quelconque de fer, par exemple : 1 quarteron de froment = a kilogramme de fer. Que signifie cette équation ? C'est que dans deux objets différents, dans 1 quarteron de froment et dans a kilogramme de fer, il existe quelque chose de commun. Les deux objets sont donc égaux à un troisième qui, par lui-même, n'est ni l'un ni l'autre. Chacun des deux doit, en tant que valeur d'échange, être réductible au troisième, indépendamment de l'autre.
Un exemple emprunté à la géométrie élémentaire va nous mettre cela sous les yeux. Pour mesurer et comparer les surfaces de toutes les figures rectilignes, on les décompose en triangles. On ramène le triangle lui-même à une expression tout à fait différente de son aspect visible : au demi-produit de sa base par sa hauteur. De même, les valeurs d'échange des marchandises doivent être ramenées à quelque chose qui leur est commun et dont elles représentent un plus ou un moins.
Ce quelque chose de commun ne peut être une propriété naturelle quelconque, géométrique, physique, chimique, etc., des marchandises. Leurs qualités naturelles n'entrent en considération qu'autant qu'elles leur donnent une utilité qui en fait des valeurs d'usage. Mais, d'un autre côté, il est évident que l'on fait abstraction de la valeur d'usage des marchandises quand on les échange et que tout rapport d'échange est même caractérisé par cette abstraction. Dans l'échange, une valeur d'utilité vaut précisément autant que toute autre, pourvu qu'elle se trouve en proportion convenable. Ou bien, comme dit le vieux Barbon :
" Une espèce de marchandise est aussi bonne qu'une autre quand sa valeur d'échange est égale ; il n'y a aucune différence, aucune distinction dans les choses chez lesquelles cette valeur est la même8 . "
Comme valeurs d'usage, les marchandises sont avant tout de qualité différente ; comme valeurs d'échange, elles ne peuvent être que de différente quantité.
La valeur d'usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu'une qualité, celle d'être des produits du travail. Mais déjà le produit du travail lui-même est métamorphosé à notre insu. Si nous faisons abstraction de sa valeur d'usage, tous les éléments matériels et formels qui lui donnaient cette valeur disparaissent à la fois. Ce n'est plus, par exemple, une table, ou une maison, ou du fil, ou un objet utile quelconque ; ce n'est pas non plus le produit du travail du tourneur, du maçon, de n'importe quel travail productif déterminé. Avec les caractères utiles particuliers des produits du travail disparaissent en même temps, et le caractère utile des travaux qui y sont contenus, et les formes concrètes diverses qui distinguent une espèce de travail d'une autre espèce. Il ne reste donc plus que le caractère commun de ces travaux ; ils sont tous ramenés au même travail humain, à une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme particulière sous laquelle cette force a été dépensée.
Considérons maintenant le résidu des produits du travail. Chacun d'eux ressemble complètement à l'autre. Ils ont tous une même réalité fantomatique. Métamorphosés en sublimés identiques, échantillons du même travail indistinct, tous ces objets ne manifestent plus qu'une chose, c'est que dans leur production une force de travail humaine a été dépensée, que du travail humain y est accumulé. En tant que cristaux de cette substance sociale commune, ils sont réputés valeurs.
Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d'échange ou dans la valeur d'échange des marchandises est par conséquent leur valeur ; et une valeur d'usage, ou un article quelconque, n'a une valeur qu'autant que du travail humain est matérialisé en elle.
Comment mesurer maintenant la grandeur de sa valeur ? Par le quantum de la substance " créatrice de valeur " contenue en lui, du travail. La quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le temps, et le temps de travail possède de nouveau sa mesure, dans des parties du temps telles que l'heure, le jour, etc.
On pourrait s'imaginer que si la valeur d'une marchandise est déterminée par le quantum de travail dépensé pendant sa production plus un homme est paresseux ou inhabile, plus sa marchandise a de valeur, parce qu'il emploie plus de temps à sa fabrication. Mais le travail qui forme la substance de la valeur des marchandises est du travail égal et indistinct une dépense de la même force. La force de travail de la société tout entière, laquelle se manifeste dans l'ensemble des valeurs, ne compte par conséquent que comme force unique, bien qu'elle se compose de forces individuelles innombrables. Chaque force de travail individuelle est égale à toute autre, en tant qu'elle possède le caractère d'une force sociale moyenne et fonctionne comme telle, c'est-à-dire n'emploie dans la production d'une marchandise que le temps de travail nécessaire en moyenne ou le temps de travail nécessaire socialement.
Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu'exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d'habileté et d'intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. Après l'introduction en Angleterre du tissage à la vapeur, il fallut peut-être moitié moins de travail qu'auparavant pour transformer en tissu une certaine quantité de fil. Le tisserand anglais, lui, eut toujours besoin du même temps pour opérer cette transformation ; mais dès lors le produit de son heure de travail individuelle ne représenta plus que la moitié d'une heure sociale de travail et ne donna plus que la moitié de la valeur première.
C'est donc seulement le quantum de travail, ou le temps de travail nécessaire, dans une société donnée, à la production d'un article qui en détermine la quantité de valeur9. Chaque marchandise particulière compte en général comme un exemplaire moyen de son espèce10. Les marchandises dans lesquelles sont contenues d'égales quantités de travail, ou qui peuvent être produites dans le même temps, ont, par conséquent, une valeur égale. La valeur d'une marchandise est à la valeur de toute autre marchandise, dans le même rapport que le temps de travail nécessaire à la production de l'une est au temps de travail nécessaire à la production de l'autre.
La quantité de valeur d'une marchandise resterait évidemment constante si le temps nécessaire à sa production restait aussi constant. Mais ce denier varie avec chaque modification de la force productive du travail, qui, de son côté, dépend de circonstances diverses, entre autres de l'habileté moyenne des travailleurs ; du développement de la science et du degré de son application technologique des combinaisons sociales de la production ; de l'étendue et de l'efficacité des moyens de produire et des conditions purement naturelles. La même quantité de travail est représentée, par exemple, par 8 boisseaux de froment si la saison est favorable, par 4 boisseaux seulement dans le cas contraire. La même quantité de travail fournit une plus forte masse de métal dans les mines riches que dans les mines pauvres, etc. Les diamants ne se présentent que rarement dans la couche supérieure de l'écorce terrestre ; aussi faut-il pour les trouver un temps considérable en moyenne, de sorte qu'ils représentent beaucoup de travail sous un petit volume. Il est douteux que l'or ait jamais payé complètement sa valeur. Cela est encore plus vrai du diamant. D'après Eschwege, le produit entier de l'exploitation des mines de diamants du Brésil, pendant 80 ans, n'avait pas encore atteint en 1823 le prix du produit moyen d'une année et demie dans les plantations de sucre ou de café du même pays, bien qu'il représentât beaucoup plus de travail et, par conséquent plus de valeur. Avec des mines plus riches, la même quantité de travail se réaliserait dans une plus grande quantité de diamants dont la valeur baisserait. Si l'on réussissait à transformer avec peu de travail le charbon en diamant, la valeur de ce dernier tomberait peut-être au-dessous de celle des briques. En général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d'un article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail, plus est grand le temps nécessaire à la production d'un article, et plus est grande sa valeur. La quantité de valeur d'une marchandise varie donc en raison directe du quantum et en raison inverse de la force productive du travail qui se réalise en elle.
Nous connaissons maintenant la substance de la valeur : c'est le travail. Nous connaissons la mesure de sa quantité : c'est la durée du travail.
Une chose peut être une valeur d'usage sans être une valeur. Il suffit pour cela qu'elle soit utile à l'homme sans qu'elle provienne de son travail. Tels sont l'air des prairies naturelles, un sol vierge, etc. Une chose peut être utile et produit du travail humain, sans être marchandise. Quiconque, par son produit, satisfait ses propres besoins ne crée qu'une valeur d'usage personnelle. Pour produire des marchandises, il doit non seulement produire des valeurs d'usage, mais des valeurs d'usage pour d'autres, des valeurs d'usage sociales11 . Enfin, aucun objet ne peut être une valeur s'il n'est une chose utile. S'il est inutile, le travail qu'il renferme est dépensé inutilement et conséquemment ne crée pas valeur.
II. - Double caractère du travail présenté par la marchandise.
Au premier abord, la marchandise nous est apparue comme quelque chose à double face, valeur d'usage et valeur d'échange. Ensuite nous avons vu que tous les caractères qui distinguent le travail productif de valeurs d'usage disparaissent dès qu'il s'exprime dans la valeur proprement dite. J'ai, le premier, mis en relief ce double caractère du travail représenté dans la marchandise12. Comme l'économie politique pivote autour de ce point, il nous faut ici entrer dans de plus amples détails. Prenons deux marchandises, un habit, par exemple, et 10 mètres de toile ; admettons que la première ait deux fois la valeur de la seconde, de sorte que si 10 mètres de toile = x, l'habit = 2 x. L'habit est une valeur d'usage qui satisfait un besoin particulier. Il provient genre particulier "activité productive, déterminée par son but, par son mode d'opération, son objet, ses moyens et son résultat. Le travail qui se manifeste dans l'utilité ou la valeur d'usage de son produit, nous le nommons tout simplement travail utile. A ce point de vue, il est toujours considéré par rapport à son rendement.
De même que l'habit et la toile sont deux choses utiles différentes, de même le travail du tailleur, qui fait l'habit, se distingue de celui du tisserand, qui fait de la toile. Si ces objets n'étaient pas des valeurs d'usage de qualité diverse et, par conséquent, des produits de travaux utiles de diverse qualité, ils ne pourraient se faire vis-à-vis comme marchandises. L'habit ne s'échange pas contre l'habit, une valeur d'usage contre la même valeur d'usage.
A l'ensemble des valeurs d'usage de toutes sortes correspond un ensemble de travaux utiles également variés, distincts de genre, d'espèce, de famille - une division sociale du travail. Sans elle pas de production de marchandises, bien que la production des marchandises ne soit point réciproquement indispensable à la division sociale du travail. Dans la vieille communauté indienne, le travail est socialement divisé sans que les produits deviennent pour cela marchandises. Ou, pour prendre un exemple plus familier, dans chaque fabrique le travail est soumis à une division systématique ; mais cette division ne provient pas de ce que les travailleurs échangent réciproquement leurs produits individuels. Il n'y a que les produits de travaux privés et indépendants les uns des autres qui se présentent comme marchandises réciproquement échangeables.
C'est donc entendu : la valeur d'usage de chaque marchandise recèle un travail utile spécial ou une activité productive qui répond à un but particulier. Des valeurs d'usage ne peuvent se faire face comme marchandises que si elles contiennent des travaux utiles de qualité différente. Dans une société dont les produits prennent en général la forme marchandise, c'est-à-dire dans une société où tout producteur doit être marchand, la différence entre les genres divers des travaux utiles qui s'exécutent indépendamment les uns des autres pour le compte privé de producteurs libres se développe en un système fortement ramifié, en une division sociale du travail.
Il est d'ailleurs fort indifférent à l'habit qu'il soit porté par le tailleur ou par ses pratiques. Dans les deux cas, il sert de valeur d'usage. De même le rapport entre l'habit et le travail qui le produit n'est pas le moins du monde changé parce que sa fabrication constitue une profession particulière, et qu'il devient un anneau de la division sociale du travail. Dès que le besoin de se vêtir l'y a forcé, pendant des milliers d'années, l'homme s'est taillé des vêtements sans qu'un seul homme devînt pour cela un tailleur. Mais toile ou habit, n'importe quel élément de la richesse matérielle non fourni par la nature, a toujours dû son existence à un travail productif spécial ayant pour but d'approprier des matières naturelles à des besoins humains. En tant qu'il produit des valeurs d'usage, qu'il est utile, le travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition indispensable de l'existence de l'homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation matérielle entre la nature et l'homme.
Les valeurs d'usage, toile, habit, etc., c'est-à-dire les corps des marchandises, sont des combinaisons de deux éléments, matière et travail. Si l'on en soustrait la somme totale des divers travaux utiles qu'ils recèlent, il reste toujours un résidu matériel, un quelque chose fourni par la nature et qui ne doit rien à l'homme.
L'homme ne peut point procéder autrement que la nature elle-même, c'est-à-dire il ne fait que changer la forme des matières13. Bien plus, dans cette œuvre de simple transformation, il est encore constamment soutenu par des forces naturelles. Le travail n'est donc pas l'unique source des valeurs d'usage qu'il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre, la mère, comme dit William Petty.
Laissons maintenant la marchandise en tant qu'objet d'utilité et revenons à sa valeur.
D'après notre supposition, l'habit vaut deux fois la toile. Ce n'est là cependant qu'une différence quantitative qui ne nous intéresse pas encore. Aussi observons-nous que si un habit est égal à deux fois 10 mètres de toile, 20 mètres de toile sont égaux à un habit. En tant que valeurs, l'habit et la toile sont des choses de même substance, des expressions objectives d'un travail identique. Mais la confection des habits et le tissage sont des travaux différents. Il y a cependant des états sociaux dans lesquels le même homme est tour à tour tailleur et tisserand, où par conséquent ces deux espèces de travaux sont de simples modifications du travail d'un même individu, au lieu d'être des fonctions fixes d'individus différents, de même que l'habit que notre tailleur fait aujourd'hui et le pantalon qu'il fera demain ne sont que des variations de son travail individuel. On voit encore au premier coup d'œil que dans notre société capitaliste, suivant la direction variable de la demande du travail, une portion donnée de travail humain doit s'offrir tantôt sous la forme de confection de vêtements, tantôt sous celle de tissage. Quel que soit le frottement causé par ces mutations de forme du travail, elles s'exécutent quand même.
En fin de compte, toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l'homme, et en ce sens du travail humain au même titre. La force, humaine de travail, dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités productives, doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous telle ou telle forme. Mais la valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l'homme, une dépense de force humaine en général. Or, de même que dans la société civile un général ou un banquier joue un grand rôle, tandis que l'homme pur et simple fait triste figure, de même en est-il du travail humain. C'est une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l'organisme de son corps. Le travail simple moyen change, il est vrai, de caractère dans différents pays et suivant les époques ; mais il est toujours déterminé dans une société donnée. Le travail complexe (skilled labour, travail qualifié) n'est qu'une puissance du travail simple, ou plutôt n'est que le travail simple multiplié, de sorte qu'une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple. L'expérience montre que cette réduction se fait constamment. Lors même qu'une marchandise est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène, dans une proportion quelconque, au produit d'un travail simple, dont elle ne représente par conséquent qu'une quantité déterminée14. Les proportions diverses, suivant lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s'établissent dans la société à l'insu des producteurs et leur paraissent des conventions traditionnelles. Il s'ensuit que, dans l'analyse de la valeur, on doit traiter chaque variété de force de travail comme une force de travail simple.
De même donc que dans les valeurs toile et habit la différence de leurs valeurs d'usage est éliminée, de même, disparaît dans le travail que ces valeurs représentent la différence de ses formes utiles taille de vêtements et tissage. De même que les valeurs d'usage toile et habit sont des combinaisons d'activités productives spéciales avec le fil et le drap, tandis que les valeurs de ces choses sont de pures cristallisations d'un travail identique, de même, les travaux fixés dans ces valeurs n'ont plus de rapport productif avec le fil et le drap, mais expriment simplement une dépense de la même force humaine. Le tissage et la taille forment la toile et l'habit, précisément parce qu'ils ont des qualités différentes ; mais ils n'en forment les valeurs que par leur qualité commune de travail humain.
L'habit et la toile ne sont pas seulement des valeurs en général mais des valeurs d'une grandeur déterminée ; et, d'après notre supposition, l'habit vaut deux fois autant que 10 mètres de toile. D'où vient cette différence ? De ce que la toile contient moitié moins de travail que l'habit, de sorte que pour la production de ce dernier la force de travail doit être dépensée pendant le double du temps qu'exige la production de la première.
Si donc, quant à la valeur d'usage, le travail contenu dans la marchandise ne vaut que qualitativement, par rapport à la grandeur de la valeur, à ne compte que quantitativement. Là, il s'agit de savoir comment le travail se fait et ce qu'il produit ; ici, combien de temps il dure. Comme la grandeur de valeur d'une marchandise ne représente que le quantum de travail contenu en elle, il s'ensuit que toutes les marchandises, dans une certaine proportion, doivent être des valeurs égales.
La force productive de tous les travaux utiles qu'exige la confection d'un habit reste-t-elle constante, la quantité de la valeur des habits augmente avec leur nombre. Si un habit représente x journées de travail, deux habits représentent 2x, et ainsi de suite. Mais, admettons que la durée du travail nécessaire à la production d'un habit augmente ou diminue de moitié ; dans le premier cas un habit a autant de valeur qu'en avaient deux auparavant, dans le second deux habits n'ont pas plus de valeur que n'en avait précédemment un seul, bien que, dans les deux cas, l'habit rende après comme avant les mêmes services et que le travail utile dont il provient soit toujours de même qualité. Mais le quantum de travail dépensé dans sa production n'est pas resté le même.
Une quantité plus considérable de valeurs d'usage forme évidemment une plus grande richesse matérielle ; avec deux habits on peut habiller deux hommes, avec un habit on n'en peut habiller qu'un, seul, et ainsi de suite. Cependant, à une masse croissante de la richesse matérielle peut correspondre un décroissement simultané de sa valeur. Ce mouvement contradictoire provient du double caractère du travail. L'efficacité, dans un temps donné, d'un travail utile dépend de sa force productive. Le travail utile devient donc une source plus ou moins abondante de produits en raison directe de l'accroissement ou de la diminution de sa force productive. Par contre, une variation de cette dernière force n'atteint jamais directement le travail représenté dans la valeur. Comme la force productive appartient au travail concret et utile, elle ne saurait plus toucher le travail dès qu'on fait abstraction de sa forme utile. Quelles que soient les variations de sa force productive, le même travail, fonctionnant durant le même temps, se fixe toujours dans la même valeur. Mais il fournit dans un temps déterminé plus de valeurs d'usage, si sa force productive augmente, moins, si elle diminue. Tout changement dans la force productive, qui augmente la fécondité du travail et par conséquent la masse des valeurs d'usage livrées par lui, diminue la valeur de cette masse ainsi augmentée, s'il raccourcit le temps total de travail nécessaire à sa production, et il en est de même inversement.
Il résulte de ce qui précède que s'il n'y a pas, à proprement parler, deux sortes de travail dans la marchandise, cependant le même travail y est opposé à lui-même, suivant qu'on le rapporte à la valeur d'usage de la marchandise comme à son produit, ou à la valeur de cette marchandise comme à sa pure expression objective. Tout travail est d'un côté dépense, dans le sens physiologique, de force humaine, et, à ce titre de travail humain égal, il forme la valeur des marchandises. De l'autre côté, tout travail est dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive, déterminée par un but particulier, et à ce titre de travail concret et utile, il produit des valeurs d'usage ou utilités. De même que la marchandise doit avant tout être une utilité pour être une valeur, de même, le travail doit être avant tout utile, pour être censé dépense de force humaine, travail humain, dans le sens abstrait du mot15.
La substance de la valeur et la grandeur de valeur sont maintenant déterminées. Reste à analyser la forme de la valeur.
III. - Forme de la valeur.
Les marchandises viennent au monde sous la forme de valeurs d'usage ou de matières marchandes, telles que fer, toile, laine, etc. C'est là tout bonnement leur forme naturelle. Cependant, elles ne sont marchandises que parce qu'elles sont deux choses à la fois, objets d'utilité et porte-valeur. Elles ne peuvent donc entrer dans la circulation qu'autant qu'elles se présentent sous une double forme : leur forme de nature et leur forme de valeur16.
La réalité que possède la valeur de la marchandise diffère en ceci de l'amie de Falstaff, la veuve l'Eveillé, qu'on ne sait où la prendre. Par un contraste des plus criants avec la grossièreté du corps de la marchandise, il n'est pas un atome de matière qui pénètre dans sa valeur. On peut donc tourner et ret ourner à volonté une marchandise prise à part ; en tant qu'objet de valeur, elle reste insaisissable. Si l'on se souvient cependant que les valeurs des marchandises n'ont qu'une réalité purement sociale, qu'elles ne l'acquièrent qu'en tant qu'elles sont des expressions de la même unité sociale, du travail humain, il devient évident que cette réalité sociale ne peut se manifester aussi que dans les transactions sociales, dans les rapports des marchandises les unes avec les autres. En fait, nous sommes partis de la valeur d'échange ou du rapport d'échange des marchandises pour trouver les traces de leur valeur qui y est cachée. Il nous faut revenir maintenant à cette forme sous laquelle la valeur nous est d'abord apparue.
Chacun sait, lors même qu'il ne sait rien autre chose, que les marchandises possèdent une forme valeur particulière qui contraste de la manière la plus éclatante avec leurs formes naturelles diverses : la forme monnaie. Il s'agit maintenant de faire ce que l'économie bourgeoise n'a jamais essayé ; il s'agit de fournir la genèse de la forme monnaie, c'est-à-dire de développer l'expression de la valeur contenue dans le rapport de valeur des marchandises depuis son ébauche la plus simple et la moins apparente jusqu'à cette forme monnaie qui saute aux yeux de tout le monde. En même temps, sera résolue et disparaîtra l'énigme de la monnaie.
En général, les marchandises n'ont pas d'autre rapport entre elles qu'un rapport de valeur, et le rapport de valeur le plus simple est évidemment celui d'une marchandise avec une autre marchandise d'espèce différente, n'importe laquelle. Le rapport de valeur ou d'échange de deux marchandises fournit donc pour une marchandise l'expression de valeur la plus simple.
a) Forme simple ou accidentelle de la valeur.
x marchandise A = y marchandise B, ou x marchandise A vaut y marchandise B.(20 mètres de toile = 1 habit, ou 20 mètres de toile ont la valeur d'un habit.)
a) Les deux pôles de l'expression de la valeur : sa forme relative et sa forme équivalent.
Le mystère de toute forme de valeur gît dans cette forme simple. Aussi c'est dans son analyse, que se trouve la difficulté.
Deux marchandises différentes A et B, et, dans l'exemple que nous avons choisi, la toile et l'habit, jouent ici évidemment deux rôles distincts. La toile exprime sa valeur dans l'habit et celui-ci sert de matière à cette expression. La première marchandise joue un rôle actif, la seconde un rôle passif. La valeur de la première est exposée comme valeur relative, la seconde marchandise fonctionne comme équivalent.
La forme relative et la forme équivalent sont deux aspects corrélatifs, inséparables, mais, en même temps, des extrêmes opposés, exclusifs l'un de l'autre, c'est-à-dire des pôles de la même expression de la valeur. Ils se distribuent toujours entre les diverses marchandises que cette expression met en rapport. Cette équation : 20 mètres de toile = 20 mètres de toile, exprime seulement que 20 mètres de toile ne sont pas autre chose que 20 mètres de toile, c'est-à-dire ne sont qu'une certaine somme d'une valeur d'usage. La valeur de la toile ne peut donc être exprimée que dans une autre marchandise, c'est-à-dire relativement. Cela suppose que cette autre marchandise se trouve en face d'elle sous forme d'équivalent. Dun autre côté, la marchandise qui figure comme équivalent ne peut se trouver à la fois sous forme de valeur relative. Elle n'exprime pas sa valeur, mais fournit seulement la matière pour l'expression de la valeur de la première marchandise.
L'expression : 20 mètres de toile = un habit, ou : 20 mètres de toile valent un habit, renferme, il est vrai, la réciproque : 1 habit = 20 mètres de toile, ou : 1 habit vaut 20 mètres de toile. Mais il me faut alors renverser l'équation pour exprimer relativement la valeur de l'habit, et dès que je le fais, la toile devient équivalent à sa place. Une même marchandise ne peut donc revêtir simultanément ces deux formes dans la même expression de la valeur. Ces deux formes s'excluent polariquement.
b) La forme relative de la valeur.
1. Contenu de cette forme. - Pour trouver comment l'expression simple de la valeur d'une marchandise est contenue dans le rapport de valeur de deux marchandises, il faut d'abord l'examiner, abstraction faite de son côté quantitatif. C'est le contraire qu'on fait en général en envisageant dans le rapport de valeur exclusivement la proportion dans laquelle des quantités déterminées de deux sortes de marchandises sont dites égales entre elles. On oublie que des choses différentes ne peuvent être comparées quantitativement qu'après avoir été ramenées à la même unité. Alors seulement elles ont le même dénominateur et deviennent commensurables.
Que 20 mètres de toile = 1 habit, ou = 20, ou x habits, c'est-à-dire qu'une quantité donnée de toile vaille plus ou moins d'habits, une proportion de ce genre implique toujours que l'habit et la toile, comme grandeurs de valeur, sont des expressions de la même unité. Toile = habit, voilà le fondement de l'équation.
Mais les deux marchandises dont la qualité égale, l'essence identique, est ainsi affirmée, n'y jouent pas le même rôle. Ce n'est que la valeur de la toile qui s'y trouve exprimée : Et comment ? En la comparant à une marchandise d'une espèce différente, l'habit comme son équivalent, c'est-à-dire une chose qui peut la remplacer ou est échangeable avec elle. Il est d'abord évident que l'habit entre dans ce rapport exclusivement comme forme d'existence de la valeur, car ce n'est qu'en exprimant de la valeur qu'il peut figurer comme valeur vis-à-vis d'une autre marchandise. De l'autre côté, le propre valoir de la toile se montre ici ou acquiert une expression distincte. En effet, la valeur habit pourrait-elle être mise en équation avec la toile ou lui servir d'équivalent, si celle-ci n'était pas elle-même valeur ?
Empruntons une analogie à la chimie. L'acide butyrique et le formiate de propyle sont deux corps qui diffèrent d'apparence aussi bien que de qualités physiques et chimiques. Néanmoins, ils contiennent les mêmes éléments : carbone, hydrogène et oxygène. En outre, ils les contiennent dans la même proportion de C4H8O2. Maintenant, si l'on mettait le formiate de propyle en équation avec l'acide butyrique ou si l'on en faisait l'équivalent, le formiate de propyle ne figurerait dans ce rapport que comme forme d'existence de C4H8O2, c'est-à-dire de la substance qui lui est commune avec l'acide. Une équation où le formiate de propyle jouerait le rôle d'équivalent de l'acide butyrique serait donc une manière un peu gauche d'exprimer la substance de l'acide comme quelque chose de tout à fait distinct de se forme corporelle.
Si nous disons : en tant que valeurs toutes les marchandises ne sont que du travail humain cristallisé, nous les ramenons par notre analyse à l'abstraction valeur, mais, avant comme après, elles ne possèdent qu'une seule forme, leur forme naturelle d'objets utiles. Il en est tout autrement dès qu'une marchandise est mise en rapport de valeur avec une autre marchandise. Dès ce moment, son caractère de valeur ressort et s'affirme comme sa propriété inhérente qui détermine sa relation avec l'autre marchandise.
L'habit étant posé l'équivalent de la toile, le travail contenu dans l'habit est affirmé être identique avec le travail contenu dans la toile. Il est vrai que la taille se distingue du tissage. Mais son équation avec le tissage la ramène par le fait à ce qu'elle a de réellement commun avec lui, à son caractère de travail humain. C'est une manière détournée d'exprimer que le tissage, en tant qu'il tisse de la valeur, ne se distingue en rien de la taille des vêtements, c'est-à-dire est du travail humain abstrait. Cette équation exprime donc le caractère spécifique du travail qui constitue la valeur de la toile.
Il ne suffit pas cependant d'exprimer le caractère spécifique du travail qui fait la valeur de la toile. La force de travail de l'homme à l'état fluide, ou le travail humain, forme bien de la valeur, mais n'est pas valeur. Il ne devient valeur qu'à l'état coagulé, sous la forme d'un objet. Ainsi, les conditions qu'il faut remplir pour exprimer la valeur de la toile paraissent se contredire elles-mêmes. D'un côté, il faut la représenter comme une pure condensation du travail humain abstrait, car en tant que valeur la marchandise n'a pas d'autre réalité. En même temps, cette condensation doit revêtir la forme d'un objet visiblement distinct de la toile, elle-même, et qui tout en lui appartenant, lui soit commune avec une autre marchandise. Ce problème est déjà résolu.
En effet, nous avons vu que, dès qu'il est posé comme équivalent, l'habit n'a plus besoin de passeport pour constater son caractère de valeur. Dans ce rôle, sa propre forme d'existence devient une forme d'existence de la valeur ; cependant l'habit, le corps de la marchandise habit, n'est qu'une simple valeur d'usage ; un habit exprime aussi peu de valeur que le premier morceau de toile venu. Cela prouve tout simplement que, dans le rapport de valeur de la toile, il signifie plus qu'en dehors de ce rapport ; de même que maint personnage important dans un costume galonné devient tout à fait insignifiant si les galons lui manquent.
Dans la production de l'habit, de la force humaine a été dépensée en fait sous une forme particulière. Du travail humain est donc accumulé en lui. A ce point de vue, l'habit est porte-valeur, bien qu'il ne laisse pas percer cette qualité à travers la transparence de ses fils, si râpé qu'il soit. Et, dans le rapport de valeur de la toile, il ne signifie pas autre chose. Malgré son extérieur si bien boutonné, la toile a reconnu en lui une âme sœur pleine de valeur. C'est le côté platonique de l'affaire. En réalité, l'habit ne peut point représenter dans ses relations extérieures la valeur, sans que la valeur, prenne en même temps l'aspect d'un habit. C'est ainsi que le particulier A ne saurait représenter pour l'individu B une majesté, sans que la majesté aux yeux de B revête immédiatement et la figure et le corps de A ; c'est pour cela probablement qu'elle change, avec chaque nouveau père du peuple, de visage, de cheveux, et de mainte autre chose.
Le rapport qui fait de l'habit l'équivalent de la toile métamorphose donc la forme habit en forme valeur de la toile ou exprime la valeur de la toile dans la valeur d'usage de l'habit. En tant que valeur d'usage, la toile est un objet sensiblement différent de l'habit ; en tant que valeur, elle est chose égale à l'habit et en a l'aspect ; comme cela est clairement prouvé par l'équivalence de l'habit avec elle. Sa propriété de valoir apparaît dans son égalité avec l'habit, comme la nature moutonnière du chrétien dans sa ressemblance avec l'agneau de Dieu.
Comme on le voit, tout ce que l'analyse de la valeur nous avait révélé auparavant, la toile elle-même le dit, dès qu'elle entre en société avec une autre marchandise, l'habit. Seulement, elle ne trahit ses pensées que dans le langage qui lui est familier ; le langage des marchandises. Pour exprimer que sa valeur vient du travail humain, dans sa propriété abstraite, elle dit que l'habit en tant qu'il vaut autant qu'elle, c'est-à-dire est valeur, se compose du même travail qu'elle même. Pour exprimer que sa réalité sublime comme valeur est distincte de son corps raide et filamenteux, elle dit que la valeur a l'aspect d'un habit, et que par conséquent elle-même, comme chose valable, ressemble à l'habit, comme un œuf à un autre. Remarquons en passant que la langue des marchandises possède, outre l'hébreu, beaucoup d'autres dialectes et patois plus ou moins corrects. Le mot allemand Werstein, par exemple, exprime moins nettement que le verbe roman valere, valer, et le français valoir, que l'affirmation de l'équivalence de la marchandise B avec la marchandise A est l'expression propre de la valeur de cette dernière. Paris vaut bien une messe.
En vertu du rapport de valeur, la forme naturelle de la marchandise B devient la forme de valeur de la marchandise A, ou bien le corps de B devient pour A le miroir de sa valeur17. La valeur de la marchandise A ainsi exprimée dans la valeur d'usage de la marchandise B acquiert la forme de valeur relative.
2. Détermination quantitative de la valeur relative. - Toute marchandise dont la valeur doit être exprimée est un certain quantum d'un chose utile, par exemple : 15 boisseaux de froment, 100 livres de café, etc., qui contient un quantum déterminé de travail. La forme de la valeur a donc à exprimer non seulement de la valeur en général, mais une valeur d'une certaine grandeur. Dans le rapport de valeur de la marchandise A avec la marchandise B, non seulement la marchandise B est déclarée égale à A au point de vue de la qualité, mais encore un certain quantum de B équivaut au quantum donné de A.
L'équation : 20 mètres de toile = 1 habit, ou 20 mètres de toile valent un habit, suppose que les deux marchandises coûtent autant de travail l'une que l'autre, ou se produisent dans le même temps ; mais ce temps varie pour chacune d'elles avec chaque variation de la force productive du travail qui la crée. Examinons maintenant l'influence de ces variations sur l'expression relative de la grandeur de valeur.
I. Que la valeur de la toile change pendant que la valeur de l'habit reste constante18. - Le temps de travail nécessaire à sa production double-t-il, par suite, je suppose, d'un moindre rendement du sol qui fournit le lin, alors sa valeur double. Au lieu de 20 mètres de toile = 1 habit, nous aurions : 20 mètres de toile = 2 habits, parce que 1 habit contient maintenant moitié moins de travail. Le temps nécessaire à la production de la toile diminue-t-il au contraire de moitié par suite d'un perfectionnement apporté aux métiers à tisser sa valeur diminue dans la même proportion. Dès lors, 20 mètres de toile = 1/2 habit. La valeur relative de la marchandise A, c'est-à-dire sa valeur exprimée dans la marchandise B, hausse ou baisse, par conséquent, en raison directe de la valeur de la marchandise A si celle de la marchandise B reste constante.
II. Que la valeur de la toile reste constante pendant que la valeur de 1 habit varie. - Le temps nécessaire à la production de l'habit double-t-il dans ces circonstances, par suite, je suppose, d'une tonte de laine peu favorable, au lieu de 20 mètres de toile = 1 habit, nous avons maintenant 20 mètres de toile = 1/2 habit. La valeur de l'habit tombe-t-elle au contraire de moitié, alors 20 mètres de toile = 2 habits. La valeur de la marchandise A demeurant constante, on voit que sa valeur relative exprimée dans la marchandise B hausse ou baisse en raison inverse du changement de valeur de B.
Si l'on compare les cas divers compris dans I et II, il est manifeste que le même changement de grandeur de la valeur relative peut résulter de causes tout opposées. Ainsi l'équation : 20 mètres de toile = 1 habit devient : 20 mètres de toile = 2 habits, soit parce que la valeur de la toile double ou que la valeur des habits diminue de moitié, et 20 mètres de toile = 1/2 habit, soit parce que la valeur de la toile diminue de moitié ou que la valeur de l'habit devient double.
III. Les quantités de travail nécessaires à la production de la toile et de l'habit changent-elles simultanément, dans le même sens et dans la même proportion ? Dans ce cas, 20 mètres de toile = 1 habit comme auparavant, quels que soient leurs changements de valeur. On découvre ces changements par comparaison avec une troisième marchandise dont la valeur reste, la même. Si les valeurs de toutes les marchandises augmentaient ou diminuaient simultanément et dans la même proportion, leurs valeurs-relatives n'éprouveraient aucune variation. Leur changement réel de valeur se reconnaîtrait à ce que, dans un même temps de travail, il serait maintenant livré en général une quantité de marchandises plus ou moins grande qu'auparavant.
IV. Les temps de travail nécessaires à la production et de la toile et de l'habit, ainsi que leurs valeurs, peuvent simultanément changer dans le même sens, mais à un degré différent, ou dans un sens opposé, etc. L'influence de toute combinaison possible de ce genre sur la valeur relative d'une marchandise se calcule facilement par l'emploi des cas I, II et III.
Les changements réels dans la grandeur de la valeur ne se reflètent point comme on le voit, ni clairement ni complètement dans leur expression relative. La valeur relative d'une marchandise peut changer, bien que sa valeur reste constante, elle peut rester constante, bien que sa valeur change, et, enfin, des changements dans la quantité de valeur et dans son expression relative peuvent être simultanés sans correspondre exactement19.
c) La forme équivalent et ses particularités.
On l'a déjà vu : en même temps qu'une marchandise A (la toile), exprime, sa valeur dans la valeur d'usage d'une marchandise différente B (l'habit), elle imprime à cette dernière une forme particulière de valeur, celle d'équivalent. La toile manifeste son propre caractère de valeur par un rapport dans lequel une autre marchandise, l'habit, tel qu'il est dans sa forme naturelle, lui fait équation. Elle exprime donc qu'elle-même vaut quelque chose, par ce fait qu'une autre marchandise, l'habit, est immédiatement échangeable avec elle.
En tant que valeurs, toutes les marchandises sont des expressions égales d'une même unité, le travail humain, remplaçables les unes par les autres. Une marchandise est, par conséquent, échangeable avec une autre marchandise, dès qu'elle possède une forme, qui la fait apparaître comme valeur.
Une marchandise est immédiatement échangeable avec toute autre dont elle est l'équivalent, c'est-à-dire : la place qu'elle occupe dans le rapport de valeur fait de sa forme naturelle la forme valeur de l'autre marchandise. Elle n'a pas besoin de revêtir une forme différente de sa forme naturelle pour se manifester comme valeur à l'autre marchandise, pour valoir comme telle et, par conséquent, pour être échangeable avec elle. La forme équivalent est donc pour une marchandise la forme sous laquelle elle est immédiatement échangeable avec une autre.
Quand une marchandise, comme des habits, par exemple, sert d'équivalent à une autre marchandise, telle que la toile, et acquiert ainsi la propriété caractéristique d'être immédiatement échangeable avec celle-ci, la proportion n'est pas le moins du monde donnée dans laquelle cet échange peut s'effectuer. Comme la quantité de valeur de la toile est donnée, cela dépendra de la quantité de valeur des habits. Que dans le rapport de valeur, l'habit figure comme équivalent et la toile comme valeur relative, ou que ce soit l'inverse, la proportion, dans laquelle se fait l'échange, reste la même. La quantité de valeur respective des deux marchandises, mesurée par la durée comparative du travail nécessaire à leur production, est, par conséquent, une détermination tout à fait indépendante de la forme de valeur.
La marchandise dont la valeur se trouve sous la forme relative est toujours exprimée comme quantité de valeur, tandis qu'au contraire il n'en est jamais ainsi de l'équivalent qui figure toujours dans l'équation comme simple quantité d'une chose utile. 40 mètres de toile, par exemple, valent - quoi ? 2 habits. La marchandise habit jouant ici le rôle d'équivalent, donnant ainsi un corps à la valeur de la toile, il suffit d'un certain quantum d'habits pour exprimer le quantum de valeur qui appartient à la toile. Donc, 2 habits peuvent exprimer la quantité de valeur de 40 mètres de toile, mais non la leur propre. L'observation superficielle de ce fait, que, dans l'équation de la valeur, l'équivalent ne figure jamais que comme simple quantum d'un objet d'utilité, a induit en erreur S. Bailey ainsi que beaucoup d'économistes avant et après lui. Ils n'ont vu dans l'expression de la valeur qu'un rapport de quantité. Or, sous la forme équivalent une marchandise figure comme simple quantité d'une matière quelconque précisément parce que la quantité de sa valeur n'est pas exprimée.
Les contradictions que renferme la forme équivalent exigent maintenant un examen plus approfondies de ses particularités.
Première particularité de la forme équivalent : la valeur d'usage devient la forme de manifestation de son contraire, la valeur.
La forme naturelle des marchandises devient leur forme de valeur. Mais, en fait, ce quid pro quo n'a lieu pour une marchandise B (habit, froment, fer, etc.) que dans les limites du rapport de valeur, dans lequel une autre marchandise, A (toile, etc.) entre avec elle, et seulement dans ces limites. Considéré isolément, l'habit, par exemple, n'est qu'un objet d'utilité, une valeur d'usage, absolument comme la toile ; sa forme n'est que la forme naturelle d'un genre particulier de marchandise. Mais comme aucune marchandise ne peut se rapporter à elle-même comme équivalent, ni faire de sa forme naturelle la forme de sa propre valeur, elle doit nécessairement prendre pour équivalent une autre marchandise dont la valeur d'usage lui sert ainsi de forme valeur.
Une mesure appliquée aux marchandises en tant que matières, c'est-à-dire en tant que valeurs d'usage, va nous servir d'exemple pour mettre ce qui précède directement sous : les yeux du lecteur. Un pain de sucre, puisqu'il est un corps, est pesant et, par conséquent, a du poids ; mais il est impossible de voir ou de sentir ce poids rien qu'à l'apparence. Nous prenons maintenant divers morceaux de fer de poids connu. La forme matérielle du fer, considérée en elle-même, est aussi peu une forme de manifestation de la pesanteur que celle du pain de sucre. Cependant, pour exprimer que ce dernier est pesant, nous le plaçons en un rapport de poids avec le fer. Dans ce rapport, le fer est considéré comme un corps qui ne représente rien que de la pesanteur. Des quantités de fer employées pour mesurer le poids du sucre représentent donc vis-à-vis de la matière sucre une simple forme, la forme sous laquelle la pesanteur se manifeste. Le fer ne peut jouer ce rôle qu'autant que le sucre ou n'importe quel autre corps, dont le poids doit être trouvé, est mis en rapport avec lui à ce point de vue. Si les deux objets n'étaient pas pesants, aucun rapport de cette espèce ne serait possible entre eux, et l'un ne pourrait point servir d'expression à la pesanteur de l'autre. Jetons-les tous deux dans la balance et nous voyons en fait qu'ils sont la même chose comme pesanteur, et que, par conséquent, dans une certaine proportion ils sont aussi du même poids. De même que le corps fer, comme mesure de poids, vis-à-vis du pain de sucre ne représente que pesanteur, de même, dans notre expression de valeur, le corps habit vis-à-vis de la toile ne représente que valeur.
Ici cependant cesse l'analogie. Dans l'expression de poids du pain de sucre, le fer représente une qualité naturelle commune aux deux corps, leur pesanteur, tandis que dans l'expression de valeur de la toile, le corps habit représente une qualité surnaturelle des deux objets, leur valeur, un caractère d'empreinte purement sociale.
Du moment que la forme relative exprime la valeur d'une marchandise de la toile, par exemple, comme quelque chose de complètement différent de son corps lui-même et de ses propriétés, comme quelque chose qui ressemble, à un habit, par exemple, elle fait entendre que sous cette expression un rapport social est caché.
C'est l'inverse qui a lieu avec la forme équivalent. Elle consiste précisément en ce que le corps d'une marchandise, un habit, par exemple, en ce que cette chose, telle quelle, exprime de la valeur, et, par conséquent possède naturellement forme de valeur. Il est vrai que cela n'est juste qu'autant qu'une autre marchandise, comme la toile, se rapporte à elle comme équivalent20. Mais, de même que les propriétés matérielles d'une chose ne font que se confirmer dans ses rapports extérieurs avec d'autres choses au lieu d'en découler, de même, l'habit semble tirer de la nature et non du rapport de valeur de la toile sa forme équivalent, sa propriété d'être immédiatement échangeable, au même titre que sa propriété d'être pesant ou de tenir chaud. De là, le côté énigmatique de l'équivalent, côté qui ne frappe les yeux de l'économiste bourgeois que lorsque cette forme se montre à lui tout achevée, dans la monnaie. Pour dissiper ce caractère mystique de l'argent et de l'or, il cherche ensuite à les remplacer sournoisement par des marchandises moins éblouissantes ; il fait et refait avec un plaisir toujours nouveau le catalogue de tous les articles qui, dans leur temps, ont joué le rôle d'équivalent. Il ne pressent pas que l'expression la plus simple de la valeur, telle que 20 mètres de toile valent un habit, contient déjà l'énigme et que c'est sous cette forme simple qu'il doit chercher à la résoudre.
Deuxième particularité de la forme équivalent : le travail concret devient la forme de manifestation de son contraire, le travail humain abstrait.
Dans l'expression de la valeur d'une marchandise, le corps de l'équivalent figure toujours comme matérialisation du travail humain abstrait, et est toujours le produit d'un travail particulier, concret et utile. Ce travail concret ne sert donc ici qu'à exprimer du travail abstrait. Un habit, par exemple, est-il une simple réalisation, l'activité du tailleur qui se réalise en lui n'est aussi qu'une simple forme de réalisation du travail abstrait. Quand on exprime la valeur de la toile dans l'habit, l'utilité du travail du tailleur ne consiste pas en ce qu'il fait des habits et, selon le proverbe allemand, des hommes, mais en ce qu'il produit un corps, transparent de valeur, échantillon d'un travail qui ne se distingue en rien du travail réalisé dans la valeur de la toile. Pour pouvoir s'incorporer dans un tel miroir de valeur, il faut que le travail du tailleur ne reflète lui-même rien que sa propriété de travail humain.
Les deux formes d'activité productive, tissage et confection de vêtements, exigent une dépense de force humaine. Toutes deux possèdent donc la propriété commune d'être du travail humain, et dans certains cas, comme par exemple, lorsqu'il s'agit de la production de valeur, on ne doit les considérer qu'à ce point de vue. Il n'y a là rien de mystérieux ; mais dans l'expression de valeur de la marchandise, la chose est prise au rebours. Pour exprimer, par exemple, que le tissage, non comme tel, mais, en sa qualité de travail, humain en général, forme la valeur de la toile, on lui oppose un autre travail, celui qui produit l'habit, l'équivalent de la toile, comme la forme expresse dans laquelle le travail humain se manifeste. Le travail du tailleur est ainsi métamorphosé en simple expression de sa propre qualité abstraite.
Troisième particularité de la forme équivalent : le travail concret qui produit l'équivalent, dans notre exemple, celui du tailleur, en servant simplement d'expression au travail humain indistinct, possède la forme de l'égalité avec un autre travail, celui que recèle la toile, et devient ainsi, quoique travail privé, comme tout autre travail productif de marchandises, travail sous forme sociale immédiate. C est pourquoi il se réalise par un produit qui est immédiatement échangeable avec une autre marchandise.
Les deux particularités de la forme équivalent, examinées en dernier lieu, deviennent encore plus faciles à saisir, si nous remontons au grand penseur qui a analysé le premier la forme valeur, ainsi que tant d'autres formes, soit de la pensée, soit de la société, soit de la nature : nous avons nommé Aristote.
D'abord Aristote exprime clairement que la forme argent de la marchandise n'est que l'aspect développé de la forme valeur simple, c'est à dire de l'expression de la valeur d'une marchandise dans une autre marchandise quelconque, car il dit :
" 5 lits = 1 maison " (" ???????????????????????? ") " ne diffère pas " de :
" 5 lits = tant et tant d'argent " (" ?????????????????????????????????????????? ").
Il voit de plus que le rapport de valeur qui confient cette expression de valeur suppose, de son côté, que la maison est déclarée égale au lit au point de vue de la qualité, et que ces objets, sensiblement différents, ne pourraient se comparer entre eux comme des grandeurs commensurables sans cette égalité d'essence. " L'échange, dit-il, ne peut avoir lieu sans l'égalité, ni l'égalité sans la commensurabilité " ( " ?????????????????????????????? " ). Mais ici il hésite et renonce à l'analyse de la forme valeur. " Il est, ajoute-t-il, impossible en vérité ( " ??????????????????????????? " ) que des choses si dissemblables soient commensurables entre elles ", c'est-à-dire de qualité égale. L'affirmation de leur égalité ne peut être que contraire à la nature des choses ; " on y a seulement recours pour le besoin pratique ".
Ainsi, Aristote nous dit lui-même où son analyse vient échouer, - contre l'insuffisance de son concept de valeur. Quel est le " je ne sais quoi " d'égal, c'est-à-dire la substance commune que représente la maison pour le lit dans l'expression de la valeur de ce dernier ? "Pareille chose, dit Aristote, ne peut en vérité exister. " Pourquoi ? La maison représente vis-à-vis du lit quelque chose d'égal, en tant quelle représente ce qu'il y a de réellement égal dans tous les deux. Quoi donc ? Le travail humain.
Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme valeur des marchandises, que tous les travaux sont exprimés ici comme travail humain indistinct et par conséquent égaux, c'est que là société grecque reposait sur le travail des esclaves et avait pour base naturelle l'inégalité des hommes et de leurs forces de travail. Le secret de l'expression de la valeur, l'égalité et l'équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu'ils sont du travail humain, ne peut être déchiffré que lorsque l'idée de l'égalité humaine a déjà acquis la ténacité d'un préjugé populaire. Mais cela n'a lieu que dans une société où la forme marchandise est devenue la forme générale des produits du travail, où, par conséquent, le rapport des hommes entre eux comme producteurs et échangistes de marchandises est le rapport social dominant. Ce qui montre le génie d'Aristote c'est qu'il a découvert dans l'expression de la valeur des marchandises un rapport d'égalité. L'état particulier de la société dans laquelle il vivait l'a seul empêché de trouver quel était le contenu réel de ce rapport.
d) Ensemble de la forme valeur simple.
La forme simple de la valeur d'une marchandise est contenue dans son rapport valeur ou d'échange avec un seul autre genre de marchandise quel qu'il soit. La valeur de la marchandise A est exprimée qualitativement par la propriété de la marchandise B d'être immédiatement échangeable avec A. Elle est exprimée quantitativement par l'échange toujours possible d'un quantum déterminé de B contre le quantum donné de A. En d'autres termes, la valeur d'une marchandise est exprimée par cela seul qu'elle se pose comme valeur d'échange.
Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d'usage et valeur d'échange, pris à la lettre, c'était faux. La marchandise est valeur d'usage ou objet d'utilité, et valeur. Elle se présente pour ce qu'elle est, chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur d'échange ; et elle ne possède jamais cette forme, si on la considère isolément. Dès qu'on sait cela, la vieille locution n'a plus de malice et sert pour l'abréviation.
Il ressort de notre analyse que c'est de la nature de la valeur des marchandises que provient sa forme, et que ce n'est pas au contraire de la manière de les exprimer par un rapport d'échange que découlent la valeur et sa grandeur. C'est là pourtant l'erreur des mercantilistes et de leurs modernes zélateurs, les Ferrier, les Ganilh, etc.21, aussi bien que de leurs antipodes, les commis voyageurs du libre-échange, tels que Bastiat et consorts. Les mercantilistes appuient surtout sur le côté qualitatif de l'expression de la valeur, conséquemment sur la forme équivalent de la marchandise, réalisée à l'œil, dans la forme argent ; les modernes champions du libre-échange, au contraire, qui veulent se débarrasser à tout prix de leur marchandise, font ressortir exclusivement le côté quantitatif de la forme relative de la valeur. Pour eux, il n'existe donc ni valeur ni grandeur de valeur en dehors de leur expression par le rapport d'échange, ce qui veut dire pratiquement en dehors de la cote quotidienne du prix courant. L'Ecossais Mac Leod, qui s'est donné pour fonction d'habiller et d'orner d'un si grand luxe d'érudition le fouillis des préjugés économiques de Lombardstreet, - la rue des grands banquiers de Londres, - forme la synthèse réussie des mercantilistes superstitieux et des esprits forts du libre-échange.
Un examen attentif de l'expression de la valeur de A en B a montré que dans ce rapport la forme naturelle de la marchandise A ne figure que comme forme de valeur d'usage, et la forme naturelle de la marchandise B que comme forme de valeur. L'opposition intime entre la valeur d'usage et la valeur d'une marchandise se montre ainsi par le rapport de deux marchandises, rapport dans lequel A, dont la valeur doit être exprimée, ne se pose immédiatement que comme valeur d'usage, tandis que B, au contraire, dans laquelle la valeur est exprimée, ne se pose immédiatement que comme valeur d'échange. La forme valeur simple d'une marchandise est donc la simple forme d'apparition des contrastes qu'elle recèle, c'est-à-dire de la valeur d'usage et de la valeur.
Le produit du travail est, dans n'importe quel état social, valeur d'usage ou objet d'utilité ; mais il n'y a qu'une époque déterminée dans le développement historique de la société, qui transforme généralement le produit du travail en marchandise, c'est celle où le travail dépensé dans la production des objets utiles revêt le caractère d'une qualité inhérente à ces choses, de leur valeur.
Le produit du travail acquiert la forme marchandise, dès que sa valeur acquiert la forme de la valeur d'échange, opposée à sa forme naturelle ; dès que, par conséquent, il est représenté comme l'unité dans laquelle se fondent ces contrastes. Il suit de là que la forme simple que revêt la valeur de la marchandise est aussi la forme primitive dans laquelle le produit du travail se présente comme marchandise et que le développement de la forme marchandise marche du même pas que celui de la forme valeur.
A première vue on s'aperçoit de l'insuffisance de la forme valeur simple, ce germe qui, doit subir une série de métamorphoses avant d'arriver à la forme prix.
En effet la forme simple ne fait que distinguer entre la valeur et la valeur d'usage d'une marchandise et la mettre en rapport d'échange avec une seule espèce de n'importe quelle autre marchandise, au lieu de représenter son égalité qualitative et sa proportionnalité quantitative avec toutes les marchandises. Dès que la valeur d'une marchandise est exprimée dans cette forme simple, une autre marchandise revêt de son côté la forme d'équivalent simple. Ainsi, par exemple, dans l'expression de la valeur relative de la toile l'habit ne possède la forme équivalent, forme qui indique qu'il est immédiatement échangeable, que par rapport à une seule marchandise, la toile.
Néanmoins, la forme valeur simple passe d'elle-même à une forme plus complète. Elle n'exprime, il est vrai, la valeur d'une marchandise A que, dans un seul autre genre de marchandise. Mais le genre de cette seconde marchandise peut être absolument tout ce qu'on voudra, habit, fer, froment, et ainsi de suite. Les expressions de la valeur d'une marchandise deviennent donc aussi variées que ses rapports de valeur avec d'autres marchandises22. L'expression isolée de sa valeur se métamorphose ainsi en une série d'expressions simples que l'on peut prolonger à volonté.
b) Forme valeur totale ou développée.
z marchandise A = u marchandise B, ou = v marchandise C, ou = x marchandise E, ou = etc.
20 mètres de toile = 1 habit, ou = 10 livres de thé, ou = 40 livres de café, ou = 2 onces d'or, ou = 1/2 tonne de fer, ou = etc.
a) La forme développée de la valeur relative.
La valeur d'une marchandise, de la toile, par exemple, est maintenant représentée dans d'autres éléments innombrables. Elle se reflète dans tout autre corps de marchandise comme en un miroir23.
Tout autre travail, quelle qu'en soit la forme naturelle, taille, ensemençage, extraction, de fer ou d'or, etc., est maintenant affirmé égal au travail fixé dans la valeur de la toile, qui manifeste ainsi son caractère de travail humain. La forme totale de la valeur relative met une marchandise en rapport social avec toutes. En même temps, la série interminable de ses expressions démontre que la valeur des marchandises revêt indifféremment toute forme particulière de valeur d'usage.
Dans la première forme : 20 mètres de toile = 1 habit, il peut sembler que ce soit par hasard que ces deux marchandises sont échangeables dans cette proportion déterminée.
Dans la seconde forme, au contraire, on aperçoit immédiatement ce que cache cette apparence. La valeur de la toile reste la même, qu'on l'exprime en vêtement en café, en fer, au moyen de marchandises sans nombre, appartenant à des échangistes les plus divers. Il devient évident que ce n'est pas l'échange qui règle la quantité de valeur d'une marchandise, mais, au contraire, la quantité de valeur de la marchandise qui règle ses rapports d'échange.
b) La forme équivalent particulière.
Chaque marchandise, habit, froment, thé, fer, etc., sert d'équivalent dans l'expression de la valeur de la toile. La forme naturelle de chacune de ces marchandises est maintenant une forme équivalent particulière à côté de beaucoup d'autres. De même, les genres variés de travaux utiles, contenus dans les divers corps de marchandises, représentent autant de formes particulières de réalisation ou de manifestation du travail humain pur et simple.
c) Défauts de la forme valeur totale, ou développée.
D'abord, l'expression relative de valeur est inachevée parce que la série de ses termes, n'est jamais close. La chaîne dont chaque comparaison de valeur forme un des anneaux peut s'allonger à volonté à mesure qu'une nouvelle espèce de marchandise fournit la matière d'une expression nouvelle. Si, de plus, comme cela doit se faire, on généralise cette forme en. l'appliquant à tout genre de marchandise, on obtiendra, au bout du compte, autant de séries diverses et interminables d'expressions de valeur qu'il y aura de marchandises. - Les défauts de la forme développée de la valeur relative se reflètent dans la forme équivalent qui lui correspond. Comme la forme naturelle de chaque espèce de marchandises fournit ici une forme équivalent particulière à côté d'autres en nombre infini, il n'existe en général que des formes équivalent fragmentaires dont chacune exclut l'autre. De même, le genre de travail utile, concret, contenu dans chaque équivalent, n'y présente qu'une forme particulière, c'est-à-dire une manifestation incomplète du travail humain. Ce travail possède bien, il est vrai, sa forme complète ou totale de manifestation dans l'ensemble de ses formes particulières. Mais l'unité de forme et d'expression fait défaut.
La forme totale ou développée de la valeur relative ne consiste cependant qu'en une somme d'expressions relatives simples ou d'équations de la première forme telles que :
20 mètres de toile = 1 habit,
20 mètres de toile = 10 livres de thé, etc.,
dont chacune contient réciproquement l'équation identique : 1 habit = 20 mètres de toile,
10 livres de thé = 20 mètres de toile, etc.
En fait : le possesseur de la toile l'échange-t-il contre beaucoup d'autres marchandises et exprime-t-il conséquemment sa valeur dans une série d'autant de termes, les possesseurs des autres marchandises doivent les échanger contre la toile et exprimer les valeurs de leurs marchandises diverses dans un seul et même terme, la toile. - Si donc nous retournons la série : 20 mètres de toile = 1 habit, ou = 10 livres de thé, ou = etc., c'est-à-dire si nous exprimons la réciproque qui y est déjà implicitement contenue, nous obtenons :
c) Forme valeur générale.
1 habit
=
10 livres de thé
=
40 livres de café
=
2 onces d'or
=
1/2 tonne de fer
=
X marchandise A
=
Etc.
=?
20 mètres de toile
d) Changement de caractère de la forme valeur.
Les marchandises expriment maintenant leurs valeurs : 1° d'une manière simple, parce qu'elles l'expriment dans une seule espèce de marchandise ; 2° avec ensemble, parce qu'elles l'expriment dans la même espèce de marchandises. Leur forme valeur est simple et commune, conséquemment générale.
Les formes I et II ne parvenaient à exprimer la valeur d'une marchandise que comme quelque chose de distinct de sa propre valeur d'usage ou de sa propre matière. La première forme fournit des équations telles que celle-ci : 1 habit = 20 mètres de toile ; 10 livres de thé = 1/2 tonne de fer, etc. La valeur de l'habit est exprimée comme quelque, chose d'égal à la toile, la valeur du thé comme quelque chose d'égal au fer, etc. ; mais ces expressions de la valeur de l'habit et du, thé sont aussi différentes l'une de l'autre que la toile et le fer. Cette forme ne se présente évidemment dans la pratique qu'aux époques primitives où les produits du travail n'étaient transformés en marchandises que par des échanges accidentels et isolés.
La seconde forme exprime plus complètement que la première la différence qui existe entre la valeur d'une marchandise, par exemple, d'un habit, et sa propre valeur d'usage. En effet, la valeur de l'habit y prend toutes les figures possibles vis-à-vis de sa forme naturelle ; elle ressemble à la toile, au thé, au fer, à tout, excepté à l'habit. D'un autre côté, cette forme rend impossible toute expression commune de la valeur des marchandises, car, dans l'expression de valeur d'une marchandise quelconque, toutes les autres figurent comme ses équivalents, et sont, par conséquent, incapables d'exprimer leur propre valeur. Cette forme valeur développée se présente dans la réalité dès qu'un produit du travail, le bétail, par exemple, est échangé contre d'autres marchandises différentes, non plus par exception, mais déjà par habitude.
Dans l'expression générale de la valeur relative, au contraire, chaque marchandise, telle qu'habit, café, fer, etc., possède une seule et même forme valeur, par exemple, la forme toile, différente de sa forme naturelle. En vertu de cette ressemblance avec la toile, la valeur de chaque marchandise est maintenant distincte non seulement de sa propre valeur d'usage, mais encore de toutes les autres valeurs d'usage, et, par cela même, représentée comme le caractère commun et indistinct de toutes les marchandises. Cette forme est la première qui mette les marchandises en rapport entre elles comme valeurs, en les faisant apparaître l'une vis-à-vis de l'autre comme valeurs d'échange.
Les deux premières formes expriment la valeur d'une marchandise quelconque, soit en une autre marchandise différente, soit en une série de beaucoup d'autres marchandises. Chaque fois c'est, pour ainsi dire, l'affaire particulière de chaque marchandise prise à part de se donner une forme valeur, et elle y parvient sans que les autres marchandises s'en mêlent. Celles-ci jouent vis-à-vis d'elle le rôle purement passif d'équivalent. La forme générale de la valeur relative ne se produit au contraire que comme l'œuvre commune des marchandises dans leur ensemble. Une marchandise n'acquiert son expression de valeur générale que parce que, en même temps, toutes les autres marchandises expriment leurs valeurs dans le même équivalent, et chaque espèce de marchandise nouvelle qui se présente doit faire de même. De plus, il devient évident que les marchandises qui, au point de vue de la valeur, sont des choses purement sociales, ne peuvent aussi exprimer cette existence sociale que par une série embrassant tous leurs rapports réciproques ; que leur forme valeur doit, par conséquent, être une forme socialement validée.
La forme naturelle de la marchandise qui devient l'équivalent commun, la toile, est maintenant la forme officielle des valeurs. C'est ainsi que les marchandises se montrent les unes aux autres non seulement leur égalité qualitative, mais encore leurs différences quantitatives de valeur. Les quantités de valeur projetées comme sur un même miroir, la toile, se reflètent réciproquement.
Exemple : 10 livres de thé = 20 mètres de toile, et 40 livres de café = 20 mètres de toile. Donc 10 livres de thé = 40 livres de café, ou bien il n'y a dans 1 livre de café que 1/4 du travail contenu dans 1 livre de thé.
La forme générale de la valeur relative embrassant le monde des marchandises imprime à la marchandise équivalent qui en est exclue le caractère d'équivalent général. La toile est maintenant immédiatement échangeable avec toutes les autres marchandises. Sa forme naturelle est donc en même temps sa forme sociale. Le tissage, le travail privé qui produit la toile, acquiert par cela même le caractère de travail social, la forme d'égalité avec tous les autres travaux. Les innombrables équations dont se compose la forme générale de la valeur identifient le travail réalisé dans la toile avec le travail contenu dans chaque marchandise qui lui est tour à tour comparée, et fait du tissage la forme générale dans laquelle se manifeste le travail humain. De cette manière, le travail réalisé dans la valeur des marchandises n'est pas seulement représenté négativement, c'est-à-dire comme une abstraction où s'évanouissent les formes concrètes et les propriétés utiles du travail réel ; sa nature positive s'affirme nettement. Elle est la réduction de tous les travaux réels à leur caractère commun de travail humain, de dépense de la même force humaine de travail.
La forme générale de la valeur montre, par sa structure même, qu'elle est l'expression sociale du monde des marchandises. Elle révèle, par conséquent, que dans ce monde le caractère humain ou général du travail forme son caractère social spécifique.
e) Rapport de développement de la forme valeur relative et de la forme équivalent.
La forme équivalent se développe simultanément et graduellement avec la forme relative ; mais, et c'est là ce qu'il faut bien remarquer, le développement de la première n'est que le résultat et l'expression du développement de la seconde. C'est de celle-ci que part l'initiative.
La forme valeur relative simple ou isolée d'une marchandise suppose une autre marchandise quelconque comme équivalent accidentel. La forme développée de la valeur relative, cette expression de la valeur d'une marchandise dans toutes les autres, leur imprime à toutes, la forme d'équivalents particuliers d'espèce différente. Enfin, une marchandise spécifique acquiert la forme d'équivalent général, parce que toutes les autres marchandises en font la matière de leur forme générale de valeur relative.
A mesure cependant que la forme valeur en général se développe, se développe aussi l'opposition entre ses deux pôles, valeur relative et équivalent. De même la première forme valeur, 20 mètres de toile = 1 habit, contient cette opposition, mais ne la fixe pas. Dans cette équation, l'un des termes, la toile, se trouve sous la forme valeur relative, et le terme opposé, l'habit, sous la forme équivalent. Si maintenant on lit à rebours cette équation, la toile et l'habit changent tout simplement de rôle, mais la forme de l'équation reste la même. Aussi est-il difficile de fixer ici l'opposition entre les deux termes.
Sous la forme II, une espèce de marchandise peut développer complètement sa valeur relative, revêt la forme totale de la valeur relative, parce que, et en tant que toutes les autres marchandises se trouvent vis-à-vis d'elle sous la forme équivalent.
Ici l'on ne peut déjà plus renverser les deux termes de l'équation sans changer complètement son caractère, et la faire passer de la forme valeur totale à la forme valeur générale.
Enfin, la dernière forme, la forme III, donne à l'ensemble des marchandises une expression de valeur relative générale et uniforme, parce que et en tant qu'elle exclut de la forme équivalent toutes les marchandises, à l'exception d'une seule. Une marchandise, la toile, se trouve conséquemment sous forme d'échangeabilité immédiate avec toutes les autres marchandises, parce que et en tant que celles-ci ne s'y trouvent pas24 .
Sous cette forme III, le monde des marchandises ne possède donc une forme valeur relative sociale et générale, que parce que toutes les marchandises qui en font partie sont exclues de la forme équivalent ou de la forme sous laquelle elles sont immédiatement échangeables. Par contre, la marchandise qui fonctionne comme équivalent général, la toile, par exemple, ne saurait prendre part à la forme générale de la valeur relative ; il faudrait pour cela qu'elle pût se servir à elle-même d'équivalent. Nous obtenons alors : 20 mètres de toile = 20 mètres de toile, tautologie qui n'exprime ni valeur ni quantité de valeur. Pour exprimer la valeur relative de l'équivalent général, il nous faut lire à rebours la forme III. Il ne possède aucune forme relative commune avec les autres marchandises, mais sa valeur s'exprime relativement dans la série interminable de toutes les autres marchandises. La forme développée de la valeur relative, ou forme II, nous apparaît ainsi maintenant comme la forme spécifique dans laquelle l'équivalent général exprime sa propre valeur.
f) Transition de la forme valeur générale à la forme argent.
La forme équivalent général est une forme de la valeur en général. Elle peut donc appartenir à n'importe quelle marchandise. D'un autre côté, une marchandise ne peut se trouver sous cette forme (forme III) que parce qu'elle est exclue elle-même par toutes les autres marchandises comme équivalent. Ce n'est qu'à partir du moment où ce caractère exclusif vient s'attacher à un genre spécial de marchandise, que la forme valeur relative prend consistance, se fixe dans un objet unique et acquiert une authenticité sociale.
La marchandise spéciale avec la forme naturelle de laquelle la forme équivalent s'identifie peu à peu dans la société devient marchandise monnaie ou fonctionne comme monnaie. Sa fonction sociale spécifique, et conséquemment son monopole social, est de jouer le rôle de l'équivalent universel dans le monde des marchandises. Parmi les marchandises qui, dans la forme II, figurent comme équivalents particuliers de la toile et qui, sous la forme III, expriment, ensemble dans la toile leur valeur relative, c'est l'or qui a conquis historiquement ce privilège. Mettons donc dans la forme III la marchandise or à la place de la marchandise toile, et nous obtenons :
d) Forme monnaie ou argent25 .
20 mètres de toile1 habit
=
10 livres de thé
=
40 livres de café
=
2 onces d'or
=
1/2 tonne de fer
=
X marchandise A
=
Etc.
=?
2 onces d'or
Des changements essentiels ont lieu dans la transition de la forme I à la forme II, et de la forme II à la forme III. La forme IV, au contraire, ne diffère en rien de la forme III, si ce n'est que maintenant c'est l'or qui possède à la place de la toile la forme équivalent général. Le progrès consiste tout simplement en ce que la forme d'échangeabilité immédiate et universelle, ou la forme d'équivalent général, s'est incorporée définitivement dans la forme naturelle et spécifique de l'or.
L'or ne joue le rôle de monnaie vis-à-vis des autres marchandises que parce qu'il jouait déjà auparavant vis-à-vis d'elles le rôle de marchandise. De même qu'elles toutes, il fonctionnait aussi comme équivalent, soit accidentellement dans des échanges isolés, soit comme équivalent particulier à côte d'autres équivalents. Peu à peu il fonctionna dans des limites plus ou moins larges comme équivalent général. Dès qu'il a conquis le monopole de cette position dans l'expression de la valeur du monde marchand, il devient marchandise monnaie, et c'est seulement à partir du moment où il est déjà devenu marchandise monnaie que la forme IV se distingue de la forme III, ou que la forme générale de valeur se métamorphose en forme monnaie ou argent.
L'expression de valeur relative simple d'une marchandise, de la toile, par exemple, dans la marchandise qui fonctionne déjà comme monnaie, par exemple, l'or, est forme prix. La forme prix de la toile est donc :
20 mètres de toile = 2 onces d'or,
ou, si 2 livres sterling sont le nom de monnaie de 2 onces d'or,
20 mètres de toile = 2 livres sterling.
La difficulté dans le concept de la forme argent, c'est tout simplement de bien saisir la forme équivalent général, c'est-à-dire la forme valeur générale, la forme III. Celle-ci se résout dans la forme valeur développée, la forme II, et l'élément constituant de cette dernière est la forme I :
20 mètres de toile = 1 habit, ou x marchandise A = y marchandise B.
La forme simple de la marchandise est par conséquent le germe de la forme argent26.
IV. - Le caractère fétiche de la marchandise et son secret.
Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques. En tant que valeur d'usage, il n'y a en elle rien de mystérieux, soit qu'elle satisfasse les besoins de l'homme par ses propriétés, soit que ses propriétés soient produites par le travail humain. Il est évident que l'activité de l'homme transforme les matières fournies par la nature de façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l'on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu'elle se présente comme marchandise, c'est une tout autre, affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser27.
Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d'usage. Il ne provient pas davantage des caractères qui déterminent la valeur. D'abord, en effet, si variés que puissent être les travaux utiles ou les activités productives, c'est une vérité physiologique qu'ils sont avant tout des fonctions de l'organisme humain, et que toute fonction pareille, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc., de l'homme. En second lieu, pour ce qui sert à déterminer la quantité de la valeur, c'est-à-dire la durée de cette dépense ou la quantité de travail, on ne saurait nier que cette quantité de travail se distingue visiblement de sa qualité. Dans tous les états sociaux le temps qu'il faut pour produire les moyens de consommation a dû intéresser l'homme, quoique inégalement, suivant les divers degrés de la civilisation28. Enfin dès que les hommes travaillent d'une manière quelconque les uns pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme sociale.
D'où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même.
Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales. C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de l'œil. Il faut ajouter que dans l'acte de la vision la lumière est réellement projetée d'un objet extérieur sur un autre objet, l'œil ; c'est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.
En général, des objets d'utilité ne deviennent des marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres. L'ensemble de ces travaux privés forme le travail social, Comme les producteurs n'entrent socialement en contact que par l'échange de leurs produits, ce n'est que dans les limites de cet échange que s'affirment d'abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. Ou bien les travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions du travail social que par les rapports que l'échange établit entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs. Il en résulte que pour ces derniers les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu'ils sont, c'est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses.
C'est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent comme valeurs une existence sociale identique et uniforme, distincte de leur existence matérielle et multiforme comme objets d'utilité. Cette scission du produit du travail en objet utile et en objet de valeur s'élargit dans la pratique dès que l'échange a acquis assez d'étendue et d'importance pour que des objets utiles soient produits en vue de l'échange, de sorte que le caractère de valeur de ces objets est déjà pris en considération dans leur production même. A partir de ce moment, les travaux privés des producteurs acquièrent en fait un double caractère social. D'un côté, ils doivent être travail utile, satisfaire des besoins sociaux, et, s'affirmer ainsi comme parties intégrantes du travail général, d'un système de division sociale du travail qui se forme spontanément ; de l'autre côté, ils ne satisfont les besoins divers des producteurs eux-mêmes, que parce que chaque espèce de travail privé utile est échangeable avec toutes les autres espèces de travail privé utile, c'est-à-dire est réputé leur égal. L'égalité de travaux qui diffèrent toto coelo [complètement] les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et c'est l'échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d'égalité les produits des travaux les plus divers.
Le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le commerce pratique, l'échange des produits. Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n'est pas qu'ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l'échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir29. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu'elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. Ce n'est qu'avec le temps que l'homme cherche à déchiffrer le sens de l'hiéroglyphe à pénétrer les secrets de l'œuvre sociale à laquelle il contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage.
La découverte scientifique faite plus tard que les produits du travail, en tant que valeurs, sont l'expression pure et simple du travail humain dépensé dans leur production, marque une époque dans l'histoire du développement de l'humanité mais ne dissipe point la fantasmagorie qui fait apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des produits eux-mêmes. Ce qui n'est vrai que pour cette forme de production particulière, la production marchande, à savoir : que le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain, et que ce caractère social spécifique revêt ne forme objective, la forme valeur des produits du travail, ce fait, pour l'homme engrené dans les rouages et les rapports de la production des marchandises, parait, après. comme avant la découverte de la nature de la valeur, tout aussi invariable et d'un ordre tout aussi naturel que la forme gazeuse de l'air qui est restée la même après comme avant la découverte de ses éléments chimiques.
Ce qui intéresse tout d'abord pratiquement les échangistes, c'est de savoir combien ils obtiendront en échange de leurs produits, c'est-à-dire la proportion dans laquelle les produits s'échangent entre eux. Dès que cette proportion a acquis une certaine fixité habituelle, elle leur parait provenir de la nature même des produits du travail. Il semble qu'il réside dans ces choses une propriété de s'échanger en proportions déterminées comme les substances chimiques se combinent en proportions fixes.
Le caractère de valeur des produits du travail ne ressort en fait que lorsqu'ils se déterminent comme quantités de valeur. Ces dernières changent sans cesse, indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs, aux yeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la forme d'un mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu'ils puissent le diriger. Il faut que la production marchande se soit complètement développée avant que de l'expérience même se dégage cette vérité scientifique : que les travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu'ils s'entrelacent comme ramifications du système social et spontané de la division du travail, sont constamment ramenés à leur mesure sociale proportionnelle. Et comment ? Parce que dans les rapports d'échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire à leur production l'emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à n'importe qui lorsque sa maison s'écroule sur sa tête30. La détermination de la quantité de valeur par la durée de travail est donc un secret caché sous le mouvement apparent des valeurs des marchandises ; mais sa solution, tout en montrant que la quantité de valeur ne se détermine pas au hasard, comme il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme qui représente cette quantité comme un rapport de grandeur entre les choses, entre les produits eux-mêmes du travail.
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et, par conséquent, leur analyse scientifique, suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence, après coup, avec des données déjà tout établies, avec les résultats du développement. Les formes qui impriment aux produits du travail le cachet de marchandises et qui, par conséquent, président déjà à leur circulation possèdent aussi déjà la fixité de formes naturelles de la vie sociale, avant que les hommes cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes qui leur paraissent bien plutôt immuables, mais de leur sens intime. Ainsi c'est seulement l'analyse du prix des marchandises qui a conduit à la détermination de leur valeur quantitative, et c'est seulement l'expression commune des marchandises en argent qui a amené la fixation de leur caractère valeur. Or, cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler. Quand je dis que du froment, un habit, des bottes se rapportent à la toile comme à l'incarnation générale du travail humain abstrait, la fausseté et l'étrangeté de cette expression sautent immédiatement aux yeux. Mais quand les producteurs de ces marchandises les rapportent, à la toile, à l'or ou à l'argent, ce qui revient au même, comme à l'équivalent général, les rapports entre leurs travaux privés et l'ensemble du travail social leur apparaissent précisément sous cette forme bizarre.
Les catégories de l'économie bourgeoise sont des formes de l'intellect qui ont une vérité objective, en tant qu'elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n'appartiennent qu'à cette époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d'autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle.
Puisque l'économie politique aime les Robinsonades31, visitons d'abord Robinson dans son île.
Modeste, comme il l'est naturellement, il n'en a pas moins divers besoins à satisfaire, et il lui faut exécuter des travaux utiles de genre différent, fabriquer des meubles, par exemple, se faire des outils, apprivoiser des animaux, pêcher, chasser, etc. De ses prières et autres bagatelles semblables nous n'avons rien à dire, puisque notre Robinson y trouve son plaisir et considère une activité de cette espèce comme une distraction fortifiante. Malgré la variété de ses fonctions productives, à sait qu'elles ne sont que les formes diverses par lesquelles s'affirme le même Robinson, c'est-à-dire tout simplement des modes divers de travail humain. La nécessité même le force à partager son temps entre ses occupations différentes. Que l'une prenne plus, l'autre moins de place dans l'ensemble de ses travaux, cela dépend de la plus ou moins grande difficulté qu'il a à vaincre pour obtenir l'effet utile qu'il a en vue. L'expérience lui apprend cela, et notre homme qui a sauvé du naufrage montre, grand livre, plume et encre, ne tarde pas, en bon Anglais qu'il est, à mettre en note tous ses actes quotidiens. Son inventaire contient le détail des objets utiles qu'il possède, des différents modes de travail exigés par leur production, et enfin du temps de travail que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de ces divers produits. Tous les rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu'il s'est créée lui-même sont tellement simples et transparents que M. Baudrillart pourrait les comprendre sans une trop grande tension d'esprit. Et cependant toutes les déterminations essentielles de la valeur y sont contenues.
Transportons-nous, maintenant de l'île lumineuse de Robinson dans le sombre moyen âge européen. Au lieu de l'homme indépendant, nous trouvons ici tout le monde dépendant, serfs et seigneurs, vassaux et suzerains, laïques et clercs. Cette dépendance personnelle, caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que toutes les autres sphères, de la vie auxquelles elle sert de fondement. Et c'est précisément parce que la société est basée sur la dépendance personnelle que tous, les rapports sociaux apparaissent comme des rapports entre les personnes. Les travaux divers et leurs produits n'ont en conséquence pas besoin de prendre une figure fantastique distincte de leur réalité. Ils se présentent comme services, prestations et livraisons en nature. La forme naturelle du travail, sa particularité - et non sa généralité, son caractère abstrait, comme dans la production marchande - en est aussi la forme sociale. La corvée est tout aussi bien mesurée par le temps que le travail qui produit des marchandises ; mais chaque corvéable sait fort bien, sans recourir à un Adam Smith, que c'est une quantité déterminée de sa force de travail personnelle qu'il dépense au service de son maître. La dîme à fournir au prêtre est plus claire que la bénédiction du prêtre. De quelque manière donc qu'on juge les masques que portent les hommes dans cette société, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s'affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail.
Pour rencontrer le travail commun, c'est-à-dire l'association immédiate, nous n'avons pas besoin de remonter à sa forme naturelle primitive, telle qu'elle nous apparaît au seuil de l'histoire de tous les peuples civilisés32. Nous en avons un exemple tout près de nous dans l'industrie rustique et patriarcale d'une famille de paysans qui produit pour ses propres besoins bétail, blé, toile, lin, vêtements, etc. Ces divers objets se présentent à la famille comme les produits divers de son travail et non comme des marchandises qui s'échangent réciproquement. Les différents travaux d'où dérivent ces produits, agriculture, élève du bétail, tissage, confection de vêtements, etc., possèdent de prime abord la forme de fonctions sociales, parce qu'ils sont des fonctions de la famille qui a sa division de travail tout aussi bien que la production marchande. Les conditions naturelles variant avec le changement des saisons, ainsi que les différences d'âge et de sexe, règlent dans la famille la distribution du travail et sa durée pour chacun. La mesure de la dépense des forces individuelles par le temps de travail apparaît ici directement comme caractère social des travaux eux-mêmes, parce que les forces de travail individuelles ne fonctionnent que comme organes de la force commune de la famille.
Représentons-nous enfin une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif, et, conséquemment, objets d'utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale ; mais l'autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l'organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D'un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l'autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution.
Le monde religieux n'est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. Dans les modes de production de la vieille Asie, de l'antiquité en général, la transformation du produit en marchandise ne joue qu'un rôle subalterne, qui cependant acquiert plus d'importance à mesure que les communautés approchent de leur dissolution. Des peuples marchands proprement dits n'existent que dans les intervalles du monde antique, à la façon des dieux d'Epicure, ou comme les Juifs dans les pores de la société polonaise. Ces vieux organismes sociaux sont, sous le rapport de la production, infiniment plus simples et plus transparents que la société bourgeoise ; mais ils ont pour base l'immaturité de l'homme individuel - dont l'histoire n'a pas encore coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical qui l'unit à la communauté naturelle d'une tribu primitive - ou des conditions de despotisme et d'esclavage. Le degré inférieur de développement des forces productives du travail qui les caractérise, et qui par suite imprègne, tout le cercle de la vie matérielle, l'étroitesse des rapports des hommes, soit entre eux, soit avec la nature, se reflète idéalement dans les vieilles religions nationales. En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect, que le jour où s'y manifestera l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d'existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d'un long et douloureux développement.
L'économie politique a bien, à est vrai, analysé la valeur et la grandeur de valeur33, quoique d'une manière très imparfaite. Mais elle ne s'est jamais de mandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits. Des formes qui manifestent au premier coup d'œil qu'elles appartiennent à une période sociale dans laquelle la production et ses rapports régissent l'homme au lieu d'être régis par lui paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité tout aussi naturelle que le travail productif lui-même. Rien d'étonnant qu'elle traite les formes de production sociale qui ont précédé la production bourgeoise, comme les Pères de l'Eglise traitaient les religions qui avaient précédé le christianisme34.
Ce qui fait voir, entre autres choses, l'illusion produite sur la plupart des économistes par le fétichisme inhérent au monde marchand ; ou par l'apparence matérielle des attributs sociaux du travail, c'est leur longue et insipide querelle à propos du rôle de la nature dans la création de la valeur d'échange. Cette valeur n'étant pas autre chose qu'une manière sociale particulière de compter le travail employé dans la production d'un objet ne peut pas plus contenir d'éléments matériels que le cours du change, par exemple.
Dans notre société, la forme économique la plus générale et la plus simple qui s'attache aux produits du travail, la forme marchandise, est si familière à tout le monde que personne n'y voit malice. Considérons d'autres formes économiques plus complexes. D'où proviennent, par exemple, les illusions du système mercantile ? Evidemment du caractère fétiche que la forme monnaie imprime aux métaux précieux. Et l'économie moderne, qui fait l'esprit fort et ne se fatigue pas de ressasser ses fades plaisanteries contre le fétichisme des mercantilistes, est-elle moins la dupe des apparences ? N'est-ce pas son premier dogme que des choses, des instruments de travail, par exemple, sont, par nature, capital, et, qu'en voulant les dépouiller de ce caractère purement social, on commet un crime de lèse-nature ? Enfin, les physiocrates, si supérieurs à tant d'égards, n'ont-ils pas imaginé que la rente foncière n'est pas un tribut arraché aux hommes, mais un présent fait par la nature même aux propriétaires ? Mais n'anticipons pas et contentons-nous encore d'un exemple à propos de la forme marchandise elle-même.
Les marchandises diraient, si elles pouvaient parler : Notre valeur d'usage peut bien intéresser l'homme ; pour nous, en tant qu'objets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde c'est notre valeur. Notre rapport entre nous comme choses de vente et d'achat le prouve. Nous ne nous envisageons les unes les autres que comme valeurs d'échange. Ne croirait-on pas que l'économiste emprunte ses paroles à l'âme même de la marchandise quand il dit : " La valeur (valeur d'échange) est une propriété des choses, la richesse (valeur d'usage) est une propriété de l'homme. La valeur dans ce sens suppose nécessairement l'échange, la richesse, non35." "La richesse (valeur utile) est un attribut de l'homme ; la valeur, un attribut des marchandises. Un homme ou bien une communauté est riche, une perle ou un diamant possède de la valeur et la possède comme telle36." Jusqu'ici aucun chimiste n'a découvert de valeur d'échange dans une perle ou dans un diamant. Les économistes qui ont découvert ou inventé des substances chimiques de ce genre, et qui affichent une . certaine prétention à la profondeur, trouvent, eux, que la valeur utile des choses leur appartient indépendamment de leurs propriétés matérielles, tandis que leur valeur leur appartient en tant que choses. Ce qui les confirme dans cette opinion, c'est cette circonstance étrange que la valeur utile des choses se réalise pour l'homme sans échange, c'est-à-dire dans un rapport immédiat entre la chose et l'homme, tandis que leur valeur, au contraire, ne se réalise que dans l'échange, c'est-à-dire dans un rapport social. Qui ne se souvient ici du bon Dogberry, et de la leçon qu'il donne au veilleur de nuit, Seacoal :
" Etre un homme bien fait est un don des circonstances, mais savoir lire et écrire, cela nous vient de la nature37. " (To be a well-favoured man is the gift of fortune ; but to write and read comes by nature.)
Chapitre II : Des échanges
Les marchandises ne peuvent point aller elles-mêmes au marché ni s'échanger elles-mêmes entre elles. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et conducteurs, c'est-à-dire vers leurs possesseurs. Les marchandises sont des choses et, conséquemment, n'opposent à l'homme aucune résistance. Si elles manquent de bonne volonté, il peut employer la force, en d'autres termes s'en emparer38. Pour mettre ces choses en rapport les unes avec les autres à titre de marchandises, leurs gardiens doivent eux-mêmes se mettre en rapport entre eux à titre de personnes dont la volonté habite dans ces choses mêmes, de telle sorte que la volonté de l'un est aussi la volonté de l'autre et que chacun s'approprie la marchandise étrangère en abandonnant la sienne, au moyen d'un acte volontaire commun. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés. Ce rapport juridique, qui a pour forme le contrat, légalement développé ou non, n'est que le rapport des volontés dans lequel se reflète le rapport économique. Son contenu est donné par le rapport économique lui-même39. Les personnes n'ont affaire ici les unes aux autres qu'autant qu'elles mettent certaines choses en rapport entre elles comme marchandises. Elles n'existent les unes pour les autres qu'à titre de représentants de la marchandise qu'elles possèdent. Nous verrons d'ailleurs dans le cours du développement que les masques divers dont elles s'affublent suivant les circonstances ne sont que les personnifications des rapports économiques qu'elles maintiennent les unes vis-à-vis des autres.
Ce qui distingue surtout l'échangiste de sa marchandise, c'est que pour celle-ci toute autre marchandise n'est qu'une forme d'apparition de sa propre valeur. Naturellement débauchée et cynique, elle est toujours sur le point d'échanger son âme et même son corps avec n'importe quelle autre marchandise, cette dernière fût-elle aussi dépourvue d'attraits que Maritorne. Ce sens qui lui manque pour apprécier le côté concret de ses sœurs, l'échangiste le compense et le développe par ses propres sens à lui, au nombre de cinq et plus. Pour lui, la marchandise n'a aucune valeur utile immédiate; s'il en était autrement, il ne la mènerait pas au marché. La seule valeur utile qu'il lui trouve, c'est qu'elle est porte-valeur, utile à d'autres et, par conséquent, un instrument d'échange40. Il veut donc l'aliéner pour d'autres marchandises dont la valeur d'usage puisse le satisfaire. Toutes les marchandises sont des non-valeurs d'usage pour ceux qui les possèdent et des valeurs d'usage pour ceux qui ne les possèdent pas. Aussi faut-il qu'elles passent d'une main dans l'autre sur toute la ligne. Mais ce changement de mains constitue leur échange, et leur échange les rapporte les unes aux autres comme valeurs et les réalise comme valeurs. Il faut donc que les marchandises se manifestent comme valeurs, avant qu'elles puissent se réaliser comme valeurs d'usage.
D'un autre côté, il faut que leur valeur d'usage soit constatée avant qu'elles puissent se réaliser comme valeurs ; car le travail humain dépensé dans leur production ne compte qu'autant qu'il est dépensé sous une forme utile à d'autres. Or, leur échange seul peut démontrer si ce travail est utile à d'autres, c'est-à-dire si son produit peut satisfaire des besoins étrangers.
Chaque possesseur de marchandise ne veut l'aliéner que contre une autre dont la valeur utile satisfait son besoin. En ce sens, l'échange n'est pour lui qu'une affaire individuelle. En outre, il veut réaliser sa marchandise comme valeur dans n'importe quelle marchandise de même valeur qui lui plaise, sans s'inquiéter si sa propre marchandise a pour le possesseur de l'autre une valeur utile ou non. Dans ce sens, l'échange est pour lui un acte social général. Mais le même acte ne peut être simultanément pour tous les échangistes de marchandises simplement individuel et, en même temps, simplement social et général.
Considérons la chose de plus près : pour chaque possesseur de marchandises, toute marchandise étrangère est un équivalent particulier de la sienne ; sa marchandise est, par conséquent, l'équivalent général de toutes les autres. Mais comme tous les échangistes se trouvent dans le même cas, aucune marchandise n'est équivalent général, et la valeur relative des marchandises ne possède aucune forme générale sous laquelle elles puissent être comparées comme quantités de valeur. En un mot, elles ne jouent pas les unes vis-à-vis des autres le rôle de marchandises mais celui de simples produits ou de valeurs d'usage.
Dans leur embarras, nos échangistes pensent comme Faust : au commencement était l'action. Aussi ont-ils déjà agi avant d'avoir pensé, et leur instinct naturel ne fait que confirmer les lois provenant de la nature des marchandises. Ils ne peuvent comparer leurs articles comme valeurs et, par conséquent, comme marchandises qu'en les comparant à une autre marchandise quelconque qui se pose devant eux comme équivalent général. C'est ce que l'analyse précédente a déjà démontré. Mais cet équivalent général ne peut être le résultat que d'une action sociale. Une marchandise spéciale est donc mise à part par un acte commun des autres marchandises et sert à exposer leurs valeurs réciproques. La forme naturelle de cette marchandise devient ainsi la forme équivalent socialement valide. Le rôle d'équivalent général est désormais la fonction sociale spécifique de la marchandise exclue, et elle devient argent.
" Illi unum consilium habent et virtutem et potestatem suam bestiæ tradunt. Et ne quis possit emere aut vendere, nisi qui habet characterem aut nomen bestiæ, aut numerum nominis ejus " (Apocalypse)41.
L'argent est un cristal qui se forme spontanément dans les échanges par lesquels les divers produits du travail sont en fait égalisés entre eux et, par cela même, transformés en marchandises. Le développement historique de l'échange imprime de plus en plus aux produits du travail le caractère de marchandises et développe en même temps l'opposition que recèle leur nature, celle de valeur d'usage et de valeur. Le besoin même du commerce force à donner un corps à cette antithèse, tend à faire naître une forme valeur palpable et ne laisse plus ni repos ni trêve jusqu'à ce que cette forme soit enfin atteinte par le dédoublement de la marchandise en marchandise et en argent. A mesure donc que s'accomplit la transformation générale des produits du travail en marchandises, s'accomplit aussi la transformation de la marchandise en argent42.
Dans l'échange immédiat des produits, l'expression de la valeur revêt d'un côté la forme relative simple et de l'autre ne la revêt pas encore. Cette forme était : x marchandise A = y marchandise B. La forme de l'échange immédiat est : x objets d'utilité A = y objets d'utilité B43. Les objets A et B ne sont point ici des marchandises avant l'échange, mais le deviennent seulement par l'échange même. Dès le moment qu'un objet utile dépasse par son abondance les besoins de son producteur, il cesse d'être valeur d'usage pour lui et, les circonstances données, sera utilisé comme valeur d'échange. Les choses sont par elles-mêmes extérieures à l'homme et, par conséquent, aliénables. Pour que l'aliénation soit réciproque, il faut tout simplement que des hommes se rapportent les uns aux autres, par une reconnaissance tacite, comme propriétaires privés de ces choses aliénables et, par là même, comme personnes indépendantes. Cependant, un tel rapport d'indépendance réciproque n'existe pas encore pour les membres d'une communauté primitive, quelle que soit sa forme, famille patriarcale, communauté indienne, Etat inca comme au Pérou, etc. L'échange des marchandises commence là où les communautés finissent, à leurs points de contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de ces dernières communautés. Dès que les choses sont une fois devenues des marchandises dans la vie commune avec l'étranger, elles le deviennent également par contrecoup dans la vie commune intérieure. La proportion dans laquelle elles s'échangent est d'abord purement accidentelle, Elles deviennent échangeables par l'acte volontaire de leurs possesseurs qui se décident à les aliéner réciproquement. Peu à peu, le besoin d'objets utiles provenant de l'étranger se fait sentir davantage et se consolide. La répétition constante de l'échange en fait une affaire sociale régulière, et, avec le cours du temps, une partie au moins des objets utiles est produite intentionnellement en vue de l'échange. A partir de cet instant, s'opère d'une manière nette la séparation entre l'utilité des choses pour les besoins immédiats et leur utilité pour l'échange à effectuer entre elles, c'est à-dire entre leur valeur d'usage et leur valeur d'échange. D'un autre côté, la proportion dans laquelle elles s'échangent commence à se régler par leur production même. L'habitude les fixe comme quantités de valeur.
Dans l'échange immédiat des produits, chaque marchandise est moyen d'échange immédiat pour celui qui la possède, mais pour celui qui ne la possède pas, elle ne devient équivalent que dans le cas où elle est pour lui une valeur d'usage. L'article d'échange n'acquiert donc encore aucune forme valeur indépendante de sa propre valeur d'usage ou du besoin individuel des échangistes. La nécessité de cette forme se développe à mesure qu'augmentent le nombre et la variété des marchandises qui entrent peu à peu dans l'échange, et le problème éclôt simultanément avec les moyens de le résoudre. Des possesseurs de marchandises n'échangent et ne comparent jamais leurs propres articles avec d'autres articles différents, sans que diverses marchandises soient échangées et comparées comme valeurs par leurs maîtres divers avec une seule et même troisième espèce de marchandise. Une telle troisième marchandise, en devenant équivalent pour diverses autres, acquiert immédiatement, quoique dans d'étroites limites, la forme équivalent général ou social. Cette forme générale naît et disparaît avec le contact social passager qui l'a appelée à la vie, et s'attache rapidement et tour à tour tantôt à une marchandise, tantôt à l'autre. Dès que l'échange a atteint un certain développement, elle s'attache exclusivement à une espèce particulière de marchandise, ou se cristallise sous forme argent. Le hasard décide d'abord sur quel genre de marchandises elle reste fixée ; on peut dire cependant que cela dépend en général de deux circonstances décisives. La forme argent adhère ou bien aux articles d'importation les plus importants qui révèlent en fait les premiers la valeur d'échange des produits indigènes, ou bien aux objets ou plutôt à l'objet utile qui forme l'élément principal de la richesse indigène aliénable, comme le bétail, par exemple. Les peuples nomades développent les premiers la forme argent parce que tout leur bien et tout leur avoir se trouve sous forme mobilière, et par conséquent immédiatement aliénable. De plus, leur genre de vie les met constamment en contact avec des sociétés étrangères, et les sollicite par cela même à l'échange des produits. Les hommes ont souvent f ait de l'homme même, dans la figure de l'esclave, la matière primitive de leur argent ; il n'en a jamais été ainsi du sol. Une telle idée ne pouvait naître que dans une société bourgeoise déjà développée. Elle date du dernier tiers du XVII° siècle ; et sa réalisation n'a été essayée sur une grande échelle, par toute une nation, qu'un siècle plus tard, dans la révolution de 1789, en France.
A mesure que l'échange brise ses liens purement locaux, et que par suite la valeur des marchandises représente de plus en plus le travail humain en général, la forme argent passe à des marchandises que leur nature rend aptes à remplir la fonction sociale d'équivalent général, c'est-à-dire aux métaux précieux.
Que maintenant bien que, " par nature, l'or et l'argent ne soient pas monnaie, mais [que] la monnaie soit, par nature, or et argent44 ", c'est ce que montrent l'accord et l'analogie qui existent entre les propriétés naturelles de ces métaux et les fonctions de la monnaie45. Mais jusqu'ici nous ne connaissons qu'une fonction de la monnaie, celle de servir comme forme de manifestation de la valeur des marchandises, ou comme matière dans laquelle les quantités de valeur des marchandises s'expriment socialement. Or, il n'y a qu'une seule matière qui puisse être une forme propre à manifester la valeur ou servir d'image concrète du travail humain abstrait et conséquemment égal, c'est celle dont tous les exemplaires possèdent la même qualité uniforme. D'un autre côté, comme des valeurs ne diffèrent que par leur quantité, la marchandise monnaie doit être susceptible de différences purement quantitatives ; elle doit être divisible à volonté et pouvoir être recomposée avec la somme de toutes ses parties. Chacun sait que l'or et l'argent possèdent naturellement toutes ces propriétés.
La valeur d'usage de la marchandise monnaie devient double. Outre sa valeur d'usage particulière comme marchandise - ainsi l'or, par exemple, sert de matière première pour articles de luxe, pour boucher les dents creuses, etc. - elle acquiert une valeur d'usage formelle qui a pour origine sa fonction sociale spécifique.
Comme toutes les marchandises ne sont que des équivalents particuliers de l'argent, et que ce dernier est leur équivalent général, il joue vis-à-vis d'elles le rôle de marchandise universelle, et elles ne représentent vis-à-vis de lui que des marchandises particulières46.
On a vu que la forme argent ou monnaie n'est que le reflet des rapports de valeur de toute sorte de marchandises dans une seule espèce de marchandise. Que l'argent lui-même soit marchandise, cela ne peut donc être une découverte que pour celui qui prend pour point de départ sa forme tout achevée pour en arriver à son analyse ensuite47. Le mouvement des échanges donne à la marchandise qu'il transforme en argent non pas sa valeur, mais sa forme valeur spécifique. Confondant deux choses aussi disparates, on a été amené à considérer l'argent et l'or comme des valeurs purement imaginaires48. Le fait que l'argent dans certaines de ses fonctions peut être remplacé par de simples signes de lui-même a fait naître cette autre erreur qu'il n'est qu'un simple signe.
D'un autre côté, il est vrai, cette erreur faisait pressentir que, sous l'apparence d'un objet extérieur, la monnaie déguise en réalité un rapport social. Dans ce sens, toute marchandise serait un signe, parce qu'elle n'est valeur que comme enveloppe matérielle du travail humain dépensé dans sa production49. Mais dès qu'on ne voit plus que de simples signes dans les caractères sociaux que revêtent les choses, ou dans les caractères matériels que revêtent les déterminations sociales du travail sur la base d'un mode particulier de production, on leur prête le sens de fictions conventionnelles, sanctionnées par le prétendu consentement universel des hommes.
C'était là le mode d'explication en vogue au XVIIIe siècle ; ne pouvant encore déchiffrer ni l'origine ni le développement des formes énigmatiques des rapports sociaux, on s'en débarrassait en déclarant qu'elles étaient d'invention humaine et non pas tombées du ciel.
Nous avons déjà fait la remarque que la forme équivalent d'une marchandise ne laisse rien savoir sur le montant de sa quantité de valeur. Si l'on sait que l'or est monnaie, c'est-à-dire échangeable contre toutes les marchandises, on ne sait point pour cela combien valent par exemple 10 livres d'or. Comme toute marchandise, l'argent ne peut exprimer sa propre quantité de valeur que, relativement, dans d'autres marchandises. Sa valeur propre est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production, et s'exprime dans le quantum de toute autre marchandise qui a exigé un travail de même durée50. Cette fixation de sa quantité de valeur relative a lieu à la source même de sa production dans son premier échange. Dès qu'il entre dans la circulation comme monnaie, sa valeur est donnée. Déjà dans les dernières années du XVIIe siècle, on avait bien constaté que la monnaie est marchandise ; l'analyse n'en était cependant qu'à ses premiers pas. La difficulté ne consiste pas à comprendre que la monnaie est marchandise, mais à savoir comment et pourquoi une marchandise devient monnaie51.
Nous avons déjà vu que dans l'expression de valeur la plus simple x marchandise A = y marchandise B, l'objet dans lequel la quantité de valeur d'un autre objet est représentée semble posséder sa forme équivalent, indépendamment de ce rapport, comme une propriété sociale qu'il tire de la nature. Nous avons poursuivi cette fausse apparence jusqu'au moment de sa consolidation. Cette consolidation est accomplie dès que la forme équivalent général s'est attachée exclusivement à une marchandise particulière ou s'est cristallisée sous forme argent. Une marchandise ne paraît point devenir argent parce que les autres marchandises expriment en elle réciproquement leurs valeurs ; tout au contraire, ces dernières paraissent exprimer en elle leurs valeurs parce qu'elle est argent. Le mouvement qui a servi d'intermédiaire s'évanouit dans son propre résultat et ne laisse aucune trace. Les marchandises trouvent, sans paraître y avoir contribué en rien, leur propre valeur représentée et fixée dans le corps d'une marchandise qui existe à côté et en dehors d'elles. Ces simples choses, argent et or, telles qu'elles sortent des entrailles de la terre, figurent aussitôt comme incarnation immédiate de tout travail humain. De là la magie de l'argent.
Chapitre III : La monnaie ou la circulation des marchandises
I. - Mesure des valeurs
Dans un but de simplification, nous supposons que l'or est la marchandise qui remplit les fonctions de monnaie.
La première fonction de l'or consiste à fournir à l'ensemble des marchandises la matière dans laquelle elles expriment leurs valeurs comme grandeurs de la même dénomination, de qualité égale et comparables sous le rapport de la quantité. Il fonctionne donc comme mesure universelle des valeurs. C'est en vertu de cette fonction que l'or, la marchandise équivalent, devient monnaie.
Ce n'est pas la monnaie qui rend les marchandises commensurables : au contraire. C'est parce que les marchandises en tant que valeurs sont du travail matérialisé, et par suite commensurables entre elles, qu'elles peuvent mesurer toutes ensemble leurs valeurs dans une marchandise spéciale, et transformer cette dernière en monnaie, c'est-à-dire en faire leur mesure commune. Mais la mesure des valeurs par la monnaie est la forme que doit nécessairement revêtir leur mesure immanente, la durée de travail52.
L'expression de valeur d'une marchandise en or : x marchandise A = y marchandise monnaie, est sa forme monnaie ou son prix. Une équation isolée telle que : 1 tonne de fer = 2 onces d'or, suffit maintenant pour exposer la valeur du fer d'une manière socialement valide. Une équation de ce genre n'a plus besoin de figurer comme anneau dans la série des équations de toutes les autres marchandises, parce que la marchandise équivalent, l'or, possède déjà le caractère monnaie. La forme générale de la valeur relative des marchandises a donc maintenant regagné son aspect primitif, sa forme simple.
La marchandise monnaie de son côté n'a point de prix. Pour qu'elle pût prendre part à cette forme de la valeur relative, qui est commune à toutes les autres marchandises, il faudrait qu'elle pût se servir à elle-même d'équivalent. Au contraire la forme où la valeur d'une marchandise était exprimée dans une série interminable d'équations, devient pour l'argent la forme exclusive de sa valeur relative. Mais cette série est maintenant déjà donnée dans les prix des marchandises. Il suffit de lire à rebours la cote d'un prix courant pour trouver la quantité de valeur de l'argent dans toutes les marchandises possibles.
Le prix ou la forme monnaie des marchandises est comme la forme valeur en général distincte de leur corps ou de leur forme naturelle, quelque chose d'idéal. La valeur du fer, de la toile, du froment, etc., réside dans ces choses mêmes, quoique invisiblement. Elle est représentée par leur égalité avec l'or, par un rapport avec ce métal, qui n'existe, pour ainsi dire, que dans la tête des marchandises. L'échangiste est donc obligé soit de leur prêter sa propre langue soit de leur attacher des inscriptions sur du papier pour annoncer leur prix au monde extérieur53.
L'expression de la valeur des marchandises en or étant tout simplement idéale, il n'est besoin pour cette opération que d'un or idéal ou qui n'existe que dans l'imagination.
Il n'y a pas épicier qui ne sache fort bien qu'il est loin d'avoir fait de l'or avec ses marchandises quand il a donné à leur valeur la forme prix ou la forme or en imagination, et qu'il n'a pas besoin d'un grain d'or réel pour estimer en or des millions de valeurs en marchandises. Dans sa fonction de mesure des valeurs, la monnaie n'est employée que comme monnaie idéale. Cette circonstance a donné lieu aux théories les plus folles54. Mais quoique la monnaie en tant que mesure de valeur ne fonctionne qu'idéalement et que l'or employé dans ce but ne soit par conséquent que de l'or imaginé, le prix des marchandises n'en dépend pas moins complètement de la matière de la monnaie. La valeur, c'est-à-dire le quantum de travail humain qui est contenu, par exemple, dans une tonne de fer, est exprimée en imagination par le quantum de la marchandise monnaie qui coûte précisément autant de travail. Suivant que la mesure de valeur est empruntée à l'or, à l'argent, ou au cuivre, la valeur de la tonne de fer est exprimée en prix complètement différents les uns des autres, ou bien est représentée par des quantités différentes de cuivre, d'argent ou d'or. Si donc deux marchandises différentes, l'or et l'argent, par exemple, sont employées en même temps comme mesure de valeur, toutes les marchandises possèdent deux expressions différentes pour leur prix; elles ont leur prix or et leur prix argent qui courent tranquillement l'un à côté de l'autre, tant que le rapport de valeur de l'argent à l'or reste immuable, tant qu'il se maintient, par exemple, dans la proportion de un à quinze. Toute altération de ce rapport de valeur altère par cela même la proportion qui existe entre les prix or et les prix argent des marchandises et démontre ainsi par le fait que la fonction de mesure des valeurs est incompatible avec sa duplication55.
Les marchandises dont le prix est déterminé, se présentent toutes sous la forme : a marchandise A = x or; b marchandise B = z or; c marchandise C = y or, etc., dans laquelle a, b, c, sont des quantités déterminées des espèces de marchandises A, B, C; x, z, y, des quantités d'or déterminées également. En tant que grandeurs de la même dénomination, ou en tant que quantités différentes d'une même chose, l'or, elles se comparent et se mesurent entre elles, et ainsi se développe la nécessité technique de les rapporter à un quantum d'or fixé et déterminé comme unité de mesure. Cette unité de mesure se développe ensuite elle-même et devient étalon par sa division en parties aliquotes. Avant de devenir monnaie, l'or, l'argent, le cuivre possèdent déjà dans leurs mesures de poids des étalons de ce genre, de telle sorte que la livre, par exemple, sert d'unité de mesure, unité qui se subdivise ensuite en onces, etc., et s'additionne en quintaux et ainsi de suite56. Dans toute circulation métallique, les noms préexistants de l'étalon de poids forment ainsi les noms d'origine de l'étalon monnaie.
Comme mesure des valeurs et comme étalon des prix, l'or remplit deux fonctions entièrement différentes. Il est mesure des valeurs en tant qu'équivalent général, étalon des prix en tant que poids de métal fixe. Comme mesure de valeur il sert à transformer les valeurs des marchandises en prix, en quantités d'or imaginées. Comme étalon des prix il mesure ces quantités d'or données contre un quantum d'or fixe et subdivisé en parties aliquotes. Dans la mesure des valeurs, les marchandises expriment leur valeur propre : l'étalon des prix ne mesure au contraire que des quanta d'or contre un quantum d'or et non la valeur d'un quantum d'or contre le poids d'un autre. Pour l'étalon des prix, il faut qu'un poids d'or déterminé soit fixé comme unité de mesure. Ici comme dans toutes les déterminations de mesure entre grandeurs de même nom, la fixité de l'unité de mesure est chose d'absolue nécessité. L'étalon des prix remplit donc sa fonction d'autant mieux que l'unité de mesure et ses subdivisions sont moins sujettes au changement. De l'autre côté, l'or ne peut servir de mesure de valeur, que parce qu'il est lui-même un produit du travail, c'est-à-dire une valeur variable.
Il est d'abord évident qu'un changement dans la valeur de l'or n'altère en rien sa fonction comme étalon des prix. Quels que soient les changements de la valeur de l'or, différentes quantités d'or restent toujours dans le même rapport les unes avec les autres. Que cette valeur tombe de cent pour cent, douze onces d'or vaudront après comme avant douze fois plus qu'une once, et dans les prix il ne s'agit que du rapport de diverses quantités d'or entre elles. Dun autre côté, attendu qu'une once d'or ne change pas le moins du monde de poids par suite de la hausse ou de la baisse de sa valeur, le poids de ses parties aliquotes ne change pas davantage; il en résulte que l'or comme étalon fixe des prix, rend toujours le même service de quelque façon que sa valeur change.
Le changement de valeur de l'or ne met pas non plus obstacle à sa fonction comme mesure de valeur. Ce changement atteint toutes les marchandises à la fois et laisse par conséquent, cœteris paribus, leurs quantités relatives de valeur réciproquement dans le même état57.
Dans l'estimation en or des marchandises, on suppose seulement que la production d'un quantum déterminé d'or coûte, à une époque donnée, un quantum donné de travail. Quant aux fluctuations des prix des marchandises, elles sont réglées par les lois de la valeur relative simple développées plus haut.
Une hausse générale des prix des marchandises exprime une hausse de leurs valeurs, si la valeur de l'argent reste constante, et une baisse de la valeur de l'argent si les valeurs des marchandises ne varient pas. Inversement, une baisse générale des prix des marchandises exprime une baisse de leurs valeurs si la valeur de l'argent reste constante et une hausse de la valeur de l'argent si les valeurs des marchandises restent les mêmes. Il ne s'ensuit pas le moins du monde qu'une hausse de la valeur de l'argent entraîne une baisse proportionnelle des prix des marchandises et une baisse de la valeur de l'argent une hausse proportionnelle des prix des marchandises. Cela n'a lieu que pour des marchandises de valeur immuable. Les marchandises, par exemple, dont la valeur monte et baisse en même temps et dans la même mesure que la valeur de l'argent, conservent les mêmes prix. Si la hausse ou la baisse de leur valeur s'opère plus lentement ou plus rapidement que celles de la valeur de l'argent, le degré de hausse ou de baisse de leur prix dépend de la différence entre la fluctuation de leur propre valeur et celle de l'argent, etc.
Revenons à l'examen de la forme prix.
On va vu que l'étalon en usage pour les poids des métaux sert aussi avec son nom et ses subdivisions comme étalon des prix. Certaines circonstances historiques amènent pourtant des modifications; ce sont notamment :
1. l'introduction d'argent étranger chez des peuples moins développés, comme lorsque, par exemple, des monnaies d'or et d'argent circulaient dans l'ancienne Rome comme marchandises étrangères. Les noms de cette monnaie étrangère diffèrent des noms de poids indigènes;
2. le développement de la richesse qui remplace dans sa fonction de mesure des valeurs le métal le moins précieux par celui qui l'est davantage, le cuivre par l'argent et ce dernier par l'or, bien que cette succession contredise la chronologie poétique. Le mot livre était, par exemple, le nom de monnaie employé pour une véritable livre d'argent. Dès que l'or. remplace l'argent comme mesure de valeur, le même nom s'attache peut-être à un quinzième de livre d'or suivant la valeur proportionnelle de l'or et de l'argent. Livre comme nom de monnaie et livre comme nom ordinaire de poids d'or, sont maintenant distincts58;
3. la falsification de l'argent par les rois et roitelets prolongée pendant des siècles, falsification qui du poids primitif des monnaies d'argent n'a en fait conservé que le nom59.
La séparation entre le nom monétaire et le nom ordinaire des poids de métal est devenue une habitude populaire par suite de ces évolutions historiques. L'étalon de la monnaie étant d'un côté purement conventionnel et de l'autre ayant besoin de validité sociale, c'est la loi qui le règle en dernier lieu. Une partie de poids déterminée du métal précieux, une once d'or, par exemple, est divisée officiellement en parties aliquotes qui reçoivent des noms de baptême légaux tels que livre, écu, etc. Une partie aliquote de ce genre employée alors comme unité de mesure proprement dite, est à son tour subdivisée en d'autres parties ayant chacune leur nom légal. Shilling, Penny, etc60. Après comme avant ce sont des poids déterminés de métal qui restent étalons de la monnaie métallique. Il n'y a de changé que la subdivision et la nomenclature.
Les prix ou les quanta d'or, en lesquels sont transformées idéalement les marchandises, sont maintenant exprimés par les noms monétaires de l'étalon d'or. Ainsi, au lieu de dire, le quart de froment est égal à une once d'or, on dirait en Angleterre : il est égal à trois livres sterling dix-sept shillings dix pence et demi. Les marchandises se disent dans leurs noms d'argent ce qu'elles valent, et la monnaie sert comme monnaie de compte toutes les fois qu'il s'agit de fixer une chose comme valeur, et par conséquent sous forme monnaie61.
Le nom d'une chose est complètement étranger à sa nature. Je ne sais rien d'un homme quand je sais qu'il s'appelle Jacques. De même, dans les noms d'argent: livre, thaler, franc, ducat, etc., disparaît toute trace du rapport de valeur. L'embarras et la confusion causés par le sens que l'on croit caché sous ces signes cabalistiques sont d'autant plus grands que les noms monétaires expriment en même temps la valeur des marchandises et des parties aliquotes d'un poids d'or62. D'un autre côté, il est nécessaire que la valeur, pour se distinguer des corps variés des marchandises, revête cette forme bizarre, mais purement sociale63.
Le prix est le nom monétaire du travail réalisé dans la marchandise. L'équivalence de la marchandise et de la somme d'argent, exprimée dans son prix, est donc une tautologie64, comme en général l'expression relative de valeur d'une marchandise est toujours l'expression de l'équivalence de deux marchandises. Mais si le prix comme exposant de la grandeur de valeur de la marchandise est l'exposant de son rapport d'échange avec la monnaie, il ne s'ensuit pas inversement que l'exposant de son rapport d'échange avec la monnaie soit nécessairement l'exposant de sa grandeur de valeur. Supposons qu'un quart de froment se produise dans le même temps de travail que deux onces d'or, et que deux livres sterling soient le nom de deux onces d'or. Deux livres sterling sont alors l'expression monnaie de la valeur du quart de froment, ou son prix. Si maintenant les circonstances permettent d'estimer le quart de froment à trois livres sterling, ou forcent de l'abaisser à une livre sterling, dès lors une livre sterling et trois livres sterling sont des expressions qui diminuent ou exagèrent la valeur du froment, mais elles restent néanmoins ses prix, car premièrement elles sont sa forme monnaie et secondement elles sont les exposants de son rapport d'échange avec la monnaie. Les conditions de production ou la force productive du travail demeurant constantes, la reproduction du quart de froment exige après comme avant la même dépense en travail. Cette circonstance ne dépend ni de la volonté du producteur de froment ni de celle des possesseurs des autres marchandises. La grandeur de valeur exprime donc un rapport de production, le lien intime qu'il y a entre un article quelconque et la portion du travail social qu'il faut pour lui donner naissance. Dès que la valeur se transforme en prix, ce rapport nécessaire apparaît comme rapport d'échange d'une marchandise usuelle avec la marchandise monnaie qui existe en dehors d'elle. Mais le rapport d'échange peut exprimer ou la valeur même de la marchandise, ou le plus ou le moins que son aliénation, dans des circonstances données, rapporte accidentellement. Il est donc possible qu'il y ait un écart, une différence quantitative entre le prix d'une marchandise et sa grandeur de valeur, et cette possibilité gît dans la forme prix elle-même. C'est une ambiguïté, qui au lieu de constituer un défaut, est au contraire, une des beautés de cette forme, parce qu'elle l'adapte à un système de production où la règle ne fait loi que par le jeu aveugle des irrégularités qui, en moyenne, se compensent, se paralysent et se détruisent mutuellement.
La forme prix n'admet pas seulement la possibilité d'une divergence quantitative entre le prix et la grandeur de valeur, c'est-à-dire entre cette dernière et sa propre expression monnaie, mais encore elle peut cacher une contradiction absolue, de sorte que le prix cesse tout à fait d'exprimer de la valeur, quoique l'argent ne soit que la forme valeur des marchandises. Des choses qui, par elles-mêmes, ne sont point des marchandises, telles que, par exemple, l'honneur, la conscience, etc., peuvent devenir vénales et acquérir ainsi par le prix qu'on leur donne la forme marchandise. Une chose peut donc avoir un prix formellement sans avoir une valeur. Le prix devient ici une expression imaginaire comme certaines grandeurs en mathématiques. D'un autre côté, la forme prix imaginaire, comme par exemple le prix du sol non cultivé, qui n'a aucune valeur, parce qu'aucun travail humain n'est réalisé en lui, peut cependant cacher des rapports de valeur réels, quoique indirects.
De même que la forme valeur relative en général, le prix exprime la valeur d'une marchandise, par exemple, d'une tonne de fer, de cette façon qu'une certaine quantité de l'équivalent, une once d'or, si l'on veut, est immédiatement échangeable avec le fer, tandis que l'inverse n'a pas lieu; le fer, de son côté, n'est pas immédiatement échangeable avec l'or.
Dans le prix, c'est-à-dire dans le nom monétaire des marchandises, leur équivalence avec l'or est anticipée, mais n'est pas encore un fait accompli. Pour avoir pratiquement l'effet d'une valeur d'échange, la marchandise doit se débarrasser de son corps naturel et se convertir d'or simplement imaginé en or réel, bien que cette transsubstantiation puisse lui coûter plus de peine qu'à " l'Idée " hégélienne son passage de la nécessité à la liberté, au crabe la rupture de son écaille, au Père de l'église Jérôme, le dépouillement du vieil Adam65. A côté de son apparence réelle, celle de fer, par exemple, la marchandise peut posséder dans son prix une apparence idéale ou une-apparence d'or imaginé; mais elle ne peut être en même temps fer réel et or réel. Pour lui donner un prix, il suffit de la déclarer égale à de l'or purement idéal; mais il faut la remplacer par de l'or réel, pour qu'elle rende à celui qui la possède le service d'équivalent général. Si le possesseur du fer, s'adressant au possesseur d'un élégant article de Paris, lui faisait valoir le prix du fer sous prétexte qu'il est forme argent, il en recevrait la réponse que saint Pierre dans le paradis adresse à Dante qui venait de lui réciter les formules de la foi :
" Assai bene è trascorsa
Desta moneta già la lega e'l peso,
Ma dimmi se tu l'hai nella tua borsa66. "
La forme prix renferme en elle-même l'aliénabilité des marchandises contre la monnaie et la nécessité de cette aliénation. D'autre part, l'or ne fonctionne comme mesure de valeur idéale que parce qu'il se trouve déjà sur le marché à titre de marchandise monnaie. Sous son aspect tout idéal de mesure des valeurs se tient donc déjà aux aguets l'argent réel, les espèces sonnantes.
II. - Moyen de circulation
a) La métamorphose des marchandises.
L'échange des marchandises ne peut, comme on l'a vu, s'effectuer qu'en remplissant des conditions contradictoires, exclusives les unes des autres. Son développement qui fait apparaître la marchandise comme chose à double face, valeur d'usage et valeur d'échange, ne fait pas disparaître ces contradictions, mais crée la forme dans laquelle elles peuvent se mouvoir. C'est d'ailleurs la seule méthode pour résoudre des contradictions réelles. C'est par exemple une contradiction qu'un corps tombe constamment sur un autre et cependant le fuie constamment. L'ellipse est une des formes de mouvement par lesquelles cette contradiction se réalise et se résout à la fois.
L'échange fait passer les marchandises des mains dans lesquelles elles sont des non-valeurs d'usage aux mains dans lesquelles elles servent de valeurs d'usage. Le produit d'un travail utile remplace le produit d'un autre travail utile. C'est la circulation sociale des matières. Une fois arrivée au lieu où elle sert de valeur d'usage, la marchandise tombe de la sphère des échanges dans la sphère de consommation. Mais cette circulation matérielle ne s'accomplit que par une série de changements de forme ou une métamorphose de la marchandise que nous avons maintenant à étudier.
Ce côté morphologique du mouvement est un peu difficile à saisir, puisque tout changement de forme d'une marchandise s'effectue par l'échange de deux marchandises. Une marchandise dépouille, par exemple, sa forme usuelle pour revêtir sa forme monnaie. Comment cela arrive-t-il ? Par son échange avec l'or. Simple échange de deux marchandises, voilà le fait palpable; mais il faut y regarder de plus près.
L'or occupe un pôle, tous les articles utiles le pôle opposé.
Des deux côtés, il y a marchandise, unité de valeur d'usage et de valeur d'échange. Mais cette unité de contraires se représente inversement aux deux extrêmes. La forme usuelle de la marchandise en est la forme réelle, tandis que sa valeur d'échange n'est exprimée qu'idéalement, en or imaginé, par son prix. La forme naturelle, métallique de l'or est au contraire sa forme d'échangeabilité générale, sa forme valeur, tandis que sa valeur d'usage n'est exprimée qu'idéalement dans la série des marchandises qui figurent comme ses équivalents. Or, quand une marchandise s'échange contre de l'or, elle change du même coup sa forme usuelle en forme valeur. Quand l'or s'échange contre une marchandise, il change de même sa forme valeur en forme usuelle.
Après ces remarques préliminaires, transportons-nous maintenant sur le théâtre de l'action - le marché. Nous y accompagnons un échangiste quelconque, notre vieille connaissance le tisserand, par exemple. Sa marchandise, vingt mètres de toile, a un prix déterminé, soit de deux livres sterling. Il l'échange contre deux livres sterling, et puis, en homme de vieille roche qu'il est, échange les deux livres sterling contre une bible d'un prix égal. La toile qui, pour lui, n'est que marchandise, porte-valeur, est aliénée contre l'or, et cette figure de sa valeur est aliénée de nouveau contre une autre marchandise, la bible. Mais celle-ci entre dans la maisonnette du tisserand pour y servir de valeur d'usage et y porter réconfort à des âmes modestes.
L'échange ne s'accomplit donc pas sans donner lieu à deux métamorphoses opposées et qui se complètent l'une l'autre transformation de la marchandise en argent et sa retransformation d'argent en marchandise67. - Ces deux métamorphoses de la marchandise présentent à la fois, au point de vue de son possesseur, deux actes - vente, échange de la marchandise contre l'argent; - achat, échange de l'argent contre la marchandise - et l'ensemble de ces deux actes: vendre pour acheter.
Ce qui résulte pour le tisserand de cette affaire, c'est qu'il possède maintenant une bible et non de la toile, à la place de sa première marchandise une autre d'une valeur égale, mais d'une utilité différente. Il se procure de la même manière ses autres moyens de subsistance et de production. De son point de vue, ce mouvement de vente et d'achat ne fait en dernier lieu que remplacer une marchandise par une autre ou qu'échanger des produits.
L'échange de la marchandise implique donc les changements de forme que voici :
Marchandise -
Argent
- Marchandise
M -
A
- M
Considéré sous son aspect purement matériel, le mouvement aboutit à M - M, échange de marchandise contre marchandise, permutation de matières du travail social. Tel est le résultat dans lequel vient s'éteindre le phénomène.
Nous aurons maintenant à examiner à part chacune des deux métamorphoses successives que la marchandise doit traverser.
M. - A. Première métamorphose de la marchandise ou vente. La valeur de la marchandise saute de son propre corps dans celui de l'or. C'est son saut périlleux. S'il manque, elle ne s'en portera pas plus mal, mais son possesseur sera frustré. Tout en multipliant ses besoins, la division sociale du travail a du même coup rétréci sa capacité productive. C'est précisément pourquoi son produit ne lui sert que de valeur d'échange ou d'équivalent général. Toutefois, il n'acquiert cette forme qu'en se convertissant en argent et l'argent se trouve dans la poche d'autrui. Pour le tirer de là, il faut avant tout que la marchandise soit valeur d'usage pour l'acheteur, que le travail dépensé en elle l'ait été sous une forme socialement utile ou qu'il soit légitimé comme branche de la division sociale du travail. Mais la division du travail crée un organisme de production spontané dont les fils ont été tissés et se tissent encore à l'insu des producteurs échangistes. Il se peut que la marchandise provienne d'un nouveau genre de travail destiné à satisfaire ou même à provoquer des besoins nouveaux. Entrelacé, hier encore, dans les nombreuses fonctions dont se compose un seul métier, un travail parcellaire peut aujourd'hui se détacher de cet ensemble, s'isoler et envoyer au marché son produit partiel à titre de marchandise complète sans que rien garantisse que les circonstances soient mûres pour ce fractionnement.
Un produit satisfait aujourd'hui un besoin social; demain, il sera peut-être remplacé en tout ou en partie par un produit rival. Lors même que le travail, comme celui de notre tisserand, est un membre patenté de la division sociale du travail, la valeur d'usage de ses vingt mètres de toile n'est pas pour cela précisément garantie. Si le besoin de toile dans la société, et ce besoin a sa mesure comme toute autre chose, est déjà rassasié par des tisserands rivaux, le produit de notre ami devient superflu et conséquemment inutile. Supposons cependant que la valeur utile de son produit soit constatée et que l'argent soit attiré par la marchandise. Combien d'argent ? Telle est maintenant la question. Il est vrai que la réponse se trouve déjà par anticipation dans le prix de la marchandise, l'exposant de sa grandeur de valeur. Nous faisons abstraction du côté faible du vendeur, de fautes de calcul plus ou moins intentionnelles, lesquelles sont sans pitié corrigées sur le marché. Supposons qu'il n'ait dépensé que le temps socialement nécessaire pour faire son produit. Le prix de sa marchandise n'est donc que le nom monétaire du quantum de travail qu'exige en moyenne tout article de la même sorte. Mais à l'insu et sans la permission de notre tisserand, les vieux procédés employés pour le tissage ont été mis sens dessus-dessous; le temps de travail socialement nécessaire hier pour la production d'un mètre de toile ne l'est plus aujourd'hui; comme l'homme aux écus s'empresse de le lui démontrer par le tarif de ses concurrents. Pour son malheur, il y a beaucoup de tisserands au monde.
Supposons enfin que chaque morceau de toile qui se trouve sur le marché n'ait coûté que le temps de travail socialement nécessaire. Néanmoins, la somme totale de ces morceaux peut représenter du travail dépensé en pure perte. Si l'estomac du marché ne peut pas absorber toute la toile au prix normal de deux shillings par mètre, cela prouve qu'une trop grande partie du travail social a été dépensée sous forme de tissage. L'effet est le même que si chaque tisserand en particulier avait employé pour son produit individuel plus que le travail nécessaire socialement. C'est le cas de dire ici, selon le proverbe allemand : " Pris ensemble, ensemble pendus. " Toute la toile sur le marché ne constitue qu'un seul article de commerce dont chaque morceau n'est qu'une partie aliquote.
Comme on le voit, la marchandise aime l'argent, mais " the course of true love runs never smooth68 ". L'organisme social de production, dont les membres disjoints - membra disjecta - naissent de la division du travail, porte l'empreinte de la spontanéité et du hasard, que l'on considère ou les fonctions mêmes de ses membres ou leurs rapports de proportionnalité. Aussi nos échangistes découvrent-ils que la même division du travail, qui fait d'eux des producteurs privés indépendants, rend la marche de la production sociale, et les rapports qu'elle crée, complètement indépendants de leurs volontés, de sorte que l'indépendance des personnes les unes vis-à-vis des autres trouve son complément obligé en un système de dépendance réciproque, imposée par les choses.
La division du travail transforme le produit du travail en marchandise, et nécessite par cela même sa transformation en argent. Elle rend en même temps la réussite de cette transsubstantiation accidentelle. Ici cependant nous avons à considérer le phénomène dans son intégrité, et nous devons donc supposer que sa marche est normale. Du reste, si la marchandise n'est pas absolument invendable, son changement de forme a toujours lieu quel que soit son prix de vente.
Ainsi, le phénomène qui, dans l'échange, saute aux yeux, c'est que marchandise et or, vingt mètres de toile par exemple, et deux livres sterling, changent de main ou de place. Mais avec quoi s'échange la marchandise ? Avec sa forme de valeur d'échange ou d'équivalent général. Et avec quoi l'or ? Avec une forme particulière de sa valeur d'usage. Pourquoi l'or se présente-t-il comme monnaie à la toile ? Parce que le nom monétaire de la toile, son prix de deux livres sterling, la rapporte déjà à l'or en tant que monnaie. La marchandise se dépouille de sa forme primitive en s'aliénant, c'est-à-dire au moment où sa valeur d'usage attire réellement l'or qui n'est que représenté dans son prix.
La réalisation du prix ou de la forme valeur purement idéale de la marchandise est en même temps la réalisation inverse de la valeur d'usage purement idéale de la monnaie. La transformation de la marchandise en argent est la transformation simultanée de l'argent en marchandise. La même et unique transaction est bipolaire; vue de l'un des pôles, celui du possesseur de marchandise, elle est vente; vue du pôle opposé, celui du possesseur d'or, elle est achat. Ou bien vente est achat, M.-A. est en même temps A.-M.69.
Jusqu'ici nous ne connaissons d'autre rapport économique entre les hommes que celui d'échangistes, rapport dans lequel ils ne s'approprient le produit d'un travail étranger qu'en livrant. le leur. Si donc l'un des échangistes se présente à l'autre comme possesseur de monnaie, il faut de deux choses l'une : Ou le produit de son travail possède par nature la forme monnaie, c'est-à-dire que son produit à lui est or, argent, etc., en un mot, matière de la monnaie; ou sa marchandise a déjà changé de peau, elle a été vendue, et par cela même elle a dépouillé sa forme primitive. Pour fonctionner en qualité de monnaie, l'or doit naturellement se présenter sur le marché en un point quelconque. Il entre dans le marché à la source même de sa production, c'est-à-dire là où il se troque comme produit immédiat du travail contre un autre produit de même valeur.
Mais à partir de cet instant, il représente toujours un prix de marchandise réalisé70. Indépendamment du troc de l'or contre des marchandises, à sa source de production, l'or est entre les mains de chaque producteur-échangiste le produit d'une vente ou de la première métamorphose de sa marchandise, M.-A.71. L'or est devenu monnaie idéale ou mesure des valeurs, parce que les marchandises exprimaient leurs valeurs en lui et en faisaient ainsi leur figure valeur imaginée, opposée à leurs formes naturelles de produits utiles. Il devient monnaie réelle par l'aliénation universelle des marchandises. Ce mouvement les convertit toutes en or, et fait par cela même de l'or leur figure métamorphosée, non plus en imagination, mais en réalité. La dernière trace de leurs formes usuelles et des travaux concrets dont elles tirent leur origine ayant ainsi disparu, il ne reste plus que des échantillons uniformes et indistincts du même travail social. A voir une pièce de monnaie on ne saurait dire quel article a été converti en elle. La monnaie peut donc être de la boue, quoique la boue ne soit pas monnaie.
Supposons maintenant que les deux pièces d'or contre lesquelles notre tisserand a aliéné sa marchandise proviennent de la métamorphose d'un quart de froment. La vente de la toile, M.-A. est en même temps son achat, A-M En tant que la toile est vendue, cette marchandise commence un mouvement qui finit par son contraire, l'achat de la bible; en tant que la toile est achetée, elle finit un mouvement qui a commencé par son contraire, la vente du froment. M.-A. (toile-argent), cette première phase de M.-A.-M. (toile-argent-bible), est en même temps A.-M. (argent-toile), la dernière phase d'un autre mouvement M.-A.-M. (froment-argent-toile). La première métamorphose d'une marchandise, son passage de la forme marchandise à la forme argent est toujours seconde métamorphose tout opposée d'une autre marchandise, son retour de la forme argent à la forme marchandise72.
A.-M. Métamorphose deuxième et finale. - Achat. L'argent est la marchandise qui a pour caractère l'aliénabilité absolue, parce qu'il est le produit de l'aliénation universelle de toutes les autres marchandises. Il lit tous les prix à rebours et se mire ainsi dans les corps de tous les produits, comme dans la matière qui se donne à lui pour qu'il devienne valeur d'usage lui-même. En même temps, les prix, qui sont pour ainsi dire les œillades amoureuses que lui lancent les marchandises, indiquent la limite de sa faculté de conversion, c'est-à-dire sa propre quantité. La marchandise disparaissant dans l'acte de sa conversion en argent, l'argent dont dispose un particulier ne laisse entrevoir ni comment il est tombé sous sa main ni quelle chose a été transformée en lui. Impossible de sentir, non olet, d'où il tire son origine. Si d'un côté, il représente des marchandises vendues, il représente de l'autre des marchandises à acheter73.
A.-M., l'achat, est en même temps vente, M.-A., la dernière métamorphose d'une marchandise, la première d'une autre. Pour notre tisserand, la carrière de sa marchandise se termine à la bible, en laquelle il a converti ses deux livres sterling. Mais le vendeur de la bible dépense cette somme en eau-de-vie.
A.-M., la dernière phase de M.-A.-M. (toile-argent-bible) est en même temps M.-A., la première phase de M.-A.-M. (bible-argent-eau-de-vie).
La division sociale du travail restreint chaque producteur-échangiste à la confection d'un article spécial qu'il vend souvent en gros. De l'autre côté, ses besoins divers et toujours renaissants le forcent d'employer l'argent ainsi obtenu à des achats plus ou moins nombreux. Une seule vente devient le point de départ d'achats divers. La métamorphose finale d'une marchandise forme ainsi une somme de métamorphoses premières d'autres marchandises.
Examinons maintenant la métamorphose complète, l'ensemble des deux mouvements M.-A. et A.-M. Ils s'accomplissent par deux transactions inverses de l'échangiste, la vente et l'achat, qui lui impriment le double caractère de vendeur et d'acheteur. De même que dans chaque changement de forme de la marchandise, ses deux formes, marchandise et argent, existent simultanément, quoique à des pôles opposés, de même dans chaque transaction de vente et d'achat les deux formes de l'échangiste, vendeur et acheteur, se font face. De même qu'une marchandise, la toile par exemple, subit alternativement deux transformations inverses, de marchandise devient argent et d'argent marchandise, de même son possesseur joue alternativement sur le marché les rôles de vendeur et d'acheteur. Ces caractères, au lieu d'être des attributs fixes, passent donc tour à tour d'un échangiste à l'autre.
La métamorphose complète d'une marchandise suppose dans sa forme la plus simple quatre termes. Marchandise et argent, possesseur de marchandise et possesseur d'argent, voilà les deux extrêmes qui se font face deux fois. Cependant un des échangistes intervient d'abord dans son rôle de vendeur, possesseur de marchandise, et ensuite dans son rôle d'acheteur, possesseur d'argent. Il n'y a donc que trois persona, dramatis74. Comme terme final de la première métamorphose, l'argent est en même temps le point de départ de la seconde. De même, le vendeur du premier acte devient l'acheteur dans le second, où un troisième possesseur de marchandise se présente à lui comme vendeur.
Les deux mouvements inverses de la métamorphose d'une marchandise décrivent un cercle : forme marchandise, effacement de cette forme dans l'argent, retour à la forme marchandise.
Ce cercle commence et finit par la forme marchandise. Au point de départ, elle s'attache à un produit qui est non-valeur d'usage pour son possesseur, au point de retour à un autre produit qui lui sert de valeur d'usage. Remarquons encore que l'argent aussi joue là un double rôle. Dans la première métamorphose, il se pose en face de la marchandise, comme la figure de sa valeur qui possède ailleurs, dans la poche d'autrui, une réalité dure et sonnante. Dès que la marchandise est changée en chrysalide d'argent, l'argent cesse d'être un cristal solide. Il n'est plus que la forme transitoire de la marchandise, sa forme équivalente qui doit s'évanouir et se convertir en valeur d'usage.
Les deux métamorphoses qui constituent le mouvement circulaire d'une marchandise forment simultanément des métamorphoses partielles et inverses de deux autres marchandises.
La première métamorphose de la toile, par exemple (toile-argent), est la seconde et dernière métamorphose du froment (froment-argent-toile). La dernière métamorphose de la toile (argent-bible) est la première métamorphose de , bible (bible-argent). Le cercle que forme la série des métamorphoses de chaque marchandise s'engrène ainsi dans les cercles que forment les autres. L'ensemble de tous ces cercles constitue la circulation des marchandises.
La circulation des marchandises se distingue essentiellement de l'échange immédiat des produits. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qui s'est passé. Le tisserand a bien échangé sa toile contre une bible, sa propre marchandise contre une autre; mais ce phénomène n'est vrai que pour lui. Le vendeur de bibles, qui préfère le chaud au froid, ne pensait point échanger sa bible contre de la toile; le tisserand n'a peut-être pas le moindre soupçon que c'était du froment qui s'est échangé contre sa toile, etc.
La marchandise de B est substituée à la marchandise de A; mais A et B n'échangent point leurs marchandises réciproquement. Il se peut bien que A et B achètent l'un de l'autre; mais c'est un cas particulier, et point du tout un rapport nécessairement donné par les conditions générales de la circulation. La circulation élargit au contraire la sphère de la permutation matérielle du travail social, en émancipant les producteurs des limites locales et individuelles, inséparables de l'échange immédiat de leurs produits. De l'autre côté, ce développement même donne lieu à un ensemble de rapports sociaux, indépendants des agents de la circulation, et qui échappent à leur contrôle. Par exemple, si le tisserand peut vendre sa toile, c'est que le paysan a vendu du froment; si Pritchard vend sa bible, c'est que le tisserand a vendu sa toile; le distillateur ne vend son eau brûlée que parce que l'autre a déjà vendu l'eau de la vie éternelle, et ainsi de suite.
La circulation ne s'éteint pas non plus, comme l'échange immédiat, dans le changement de place ou de main des produits. L'argent ne disparaît point, bien qu'il s'élimine à la fin de chaque série de métamorphoses d'une marchandise. Il se précipite toujours sur le point de la circulation qui a été évacué par la marchandise. Dans la métamorphose complète de la toile par exemple, toile-argent-bible, c'est la toile qui sort la première de la circulation. L'argent la remplace. La bible sort après elle; l'argent la remplace encore, et ainsi de suite. Or, quand la marchandise d'un échangiste remplace celle d'un autre, l'argent reste toujours aux doigts d'un troisième. La circulation sue l'argent par tous les pores.
Rien de plus niais que le dogme d'après lequel la circulation implique nécessairement l'équilibre des achats et des ventes, vu que toute vente est achat, et réciproquement. Si cela veut dire que le nombre des ventes réellement effectuées est égal au même nombre d'achats, ce n'est qu'une plate tautologie. Mais ce qu'on prétend prouver, c'est que le vendeur amène au marché son propre acheteur. Vente et achat sont un acte identique comme rapport réciproque de deux personnes polariquement opposées, du possesseur de la marchandise et du possesseur de l'argent. Ils forment deux actes polariquement opposés comme actions de la même personne. L'identité de vente et d'achat entraîne donc comme conséquence que la marchandise devient inutile, si, une fois jetée dans la cornue alchimique de la circulation, elle n'en sort pas argent. Si l'un n'achète pas, l'autre ne peut vendre. Cette identité suppose de plus que le succès de la transaction forme un point d'arrêt, un intermède dans la vie de la marchandise, intermède qui peut durer plus ou moins longtemps. La première métamorphose d'une marchandise étant à la fois vente et achat, est par cela même séparable de sa métamorphose complémentaire. L'acheteur a la marchandise, le vendeur a l'argent, c'est-à-dire une marchandise douée d'une forme qui la rend toujours la bienvenue au marché, à quelque moment qu'elle y réapparaisse. Personne ne peut vendre sans qu'un autre achète; mais personne n'a besoin d'acheter immédiatement, parce qu'il a vendu.
La circulation fait sauter les barrières par lesquelles le temps, l'espace et les relations d'individu à individu rétrécissent le troc des produits. Mais comment ? Dans le commerce en troc, personne ne peut aliéner son produit sans que simultanément une autre personne aliène le sien. L'identité immédiate de ces deux actes, la circulation la scinde en y introduisant l'antithèse de la vente et de l'achat. Après avoir vendu, je ne suis forcé d'acheter ni au même lieu, ni au même temps, ni de la même personne à laquelle j'ai vendu. Il est vrai que l'achat est le complément obligé de la vente, mais il n'est pas moins vrai que leur unité est l'unité de contraires. Si la séparation des deux phases complémentaires l'une de l'autre de la métamorphose des marchandises se prolonge, si la scission entre la vente et l'achat s'accentue, leur liaison intime s'affirme par une crise. - Les contradictions que recèle la marchandise, de valeur usuelle et valeur échangeable, de travail privé qui doit à la fois se représenter comme travail social, de travail concret qui ne vaut que comme travail abstrait; ces contradictions immanentes à la nature de la marchandise acquièrent dans la circulation leurs formes de mouvement. Ces formes impliquent la possibilité, mais aussi seulement la possibilité des crises. Pour que cette possibilité devienne réalité, il faut tout un ensemble de circonstances qui, au point de vue de la circulation simple des marchandises, n'existent pas encore75.
b) Cours de la monnaie.
Le mouvement M-A-M, ou la métamorphose complète d'une marchandise, est circulatoire en ce sens qu'une même valeur, après avoir subi des changements de forme, revient à sa forme première, celle de marchandise. Sa forme argent disparaît au contraire dès que le cours de sa circulation est achevé. Elle n'en a pas encore dépassé la première moitié, tant qu'elle est retenue sous cette forme d'équivalent par son vendeur. Dès qu'il complète la vente par l'achat, l'argent lui glisse aussi des mains. Le mouvement imprimé à l'argent par la circulation des marchandises n'est donc pas circulatoire. Elle l'éloigne de la main de son possesseur sans jamais l'y ramener. Il est vrai que si le tisserand, après avoir vendu vingt mètres de toile et puis acheté la bible, vend de nouveau de la toile, l'argent lui reviendra. Mais il ne proviendra point de la circulation des vingt premiers mètres de toile. Son retour exige le renouvellement ou la répétition du même mouvement circulatoire pour une marchandise nouvelle et se termine par le même résultat qu'auparavant. Le mouvement que la circulation des marchandises imprime à l'argent l'éloigne donc constamment de son point de départ, pour le faire passer sans relâche d'une main à l'autre : c'est ce que l'on a nommé le cours de la monnaie (currency).
Le cours de la monnaie, c'est la répétition constante et monotone du même mouvement. La marchandise est toujours du côté du vendeur, l'argent toujours du côté de l'acheteur, comme moyen d'achat. A ce titre sa fonction est de réaliser le prix des marchandises. En réalisant leurs prix, il les fait passer du vendeur à l'acheteur, tandis qu'il passe lui-même de ce dernier au premier, pour recommencer la même marche avec une autre marchandise.
A première vue ce mouvement unilatéral de la monnaie ne paraît pas provenir du mouvement bilatéral de la marchandise.
La circulation même engendre l'apparence contraire. Il est vrai que dans la première métamorphose, le mouvement de la marchandise est aussi apparent que celui de la monnaie avec laquelle elle change de place, mais sa deuxième métamorphose se fait sans qu'elle y apparaisse. Quand elle commence ce mouvement complémentaire de sa circulation, elle a déjà dépouillé son corps naturel et revêtu sa larve d'or. La continuité du mouvement échoit ainsi à la monnaie seule. C'est la monnaie qui paraît faire circuler des marchandises immobiles par elles-mêmes et les transférer de la main où elles sont des non-valeurs d'usage à la main où elles sont des valeurs d'usage dans une direction toujours opposée à la sienne propre. Elle éloigne constamment les marchandises de la sphère de la circulation, en se mettant constamment à leur place et en abandonnant la sienne. Quoique le mouvement de la monnaie ne soit que l'expression de la circulation des marchandises, c'est au contraire la circulation des marchandises qui semble ne résulter que du mouvement de la monnaie76.
D'un autre côté la monnaie ne fonctionne comme moyen de circulation que parce qu'elle est la forme valeur des marchandises réalisée. Son mouvement n'est donc en fait que leur propre mouvement de forme, lequel par conséquent doit se refléter et devenir palpable dans le cours de la monnaie. C'est aussi ce qui arrive. La toile, par exemple, change d'abord sa forme marchandise en sa forme monnaie. Le dernier terme de sa première métamorphose (M-A), la forme monnaie, est le premier terme de sa dernière métamorphose, sa reconversion en marchandise usuelle, en bible (A-M). Mais chacun de ces changements de forme s'accomplit par un échange entre marchandise et monnaie ou par leur déplacement réciproque. Les mêmes pièces d'or changent, dans le premier acte, de place avec la toile et dans le deuxième, avec la bible. Elles sont déplacées deux fois. La première métamorphose de la toile les fait entrer dans la poche du tisserand et la deuxième métamorphose les en fait sortir. Les deux changements de forme inverses, que la même marchandise subit, se reflètent donc dans le double changement de place, en direction opposée, des mêmes pièces de monnaie.
Si la marchandise ne passe que par une métamorphose partielle, par un seul mouvement qui est vente, considéré d'un pôle, et achat, considéré de l'autre, les mêmes pièces de monnaie ne changent aussi de place qu'une seule fois. Leur second changement de place exprime toujours la seconde métamorphose d'une marchandise, le retour qu'elle fait de sa forme monnaie à une forme usuelle. Dans la répétition fréquente du déplacement des mêmes pièces de monnaie ne se reflète plus seulement la série de métamorphoses d'une seule marchandise, mais encore l'engrenage de pareilles métamorphoses les unes dans les autres77.
Chaque marchandise, à son premier changement de forme, à son premier pas dans la circulation, en disparaît pour y être sans cesse remplacée par d'autres. L'argent, au contraire, en tant que moyen d'échange, habite toujours la sphère de la circulation et s'y promène sans cesse. Il s'agit maintenant de savoir quelle est la quantité de monnaie que cette sphère peut absorber.
Dans un pays il se fait chaque jour simultanément et à côté les unes des autres des ventes plus ou moins nombreuses ou des métamorphoses partielles de diverses marchandises. La valeur de ces marchandises est exprimée par leurs prix, c'est-à-dire en sommes d'or imaginé. La quantité de monnaie qu'exige la circulation de toutes les marchandises présentes au marché est donc déterminée par la somme totale de leurs prix. La monnaie ne fait que représenter réellement cette somme d'or déjà exprimée idéalement dans la somme des prix des marchandises. L'égalité de ces deux sommes se comprend donc d'elle-même. Nous savons cependant que si les valeurs des marchandises restent constantes, leurs prix varient avec la valeur de l'or, (de la matière monnaie), montant proportionnellement à sa baisse et descendant proportionnellement à sa hausse. De telles variations dans la somme des prix à réaliser entraînent nécessairement des changements proportionnels dans la quantité de la monnaie courante. Ces changements proviennent en dernier lieu de la monnaie elle-même, mais, bien entendu, non pas en tant qu'elle fonctionne comme instrument de circulation, mais en tant qu'elle fonctionne comme mesure de la valeur. Dans de pareils cas il y a d'abord des changements dans la valeur de la monnaie. Puis le prix des marchandises varie en raison inverse de la valeur de la monnaie, et enfin la masse de la monnaie courante varie en raison directe du prix des marchandises.
On a vu que la circulation a une porte par laquelle l'or (ou toute autre matière monnaie) entre comme marchandise. Avant de fonctionner comme mesure des valeurs, sa propre valeur est donc déterminée. Vient-elle maintenant à changer, soit à baisser, on s'en apercevra d'abord à la source de la production du métal précieux, là où il se troque contre d'autres marchandises. Leurs prix monteront tandis que beaucoup d'autres marchandises continueront à être estimées dans la valeur passée et devenue illusoire du métal-monnaie. Cet état de choses peut durer plus ou moins longtemps selon le degré de développement du marché universel. Peu à peu cependant une marchandise doit influer sur l'autre par son rapport de valeur avec elle; les prix or ou argent des marchandises se mettent graduellement en équilibre avec leurs valeurs comparatives jusqu'à ce que les valeurs de toutes les marchandises soient enfin estimées d'après la valeur nouvelle du métal-monnaie. Tout ce mouvement est accompagné d'une augmentation continue du métal précieux qui vient remplacer les marchandises troquées contre lui. A mesure donc que le tarif corrigé des prix des marchandises se généralise et qu'il y a par conséquent hausse générale des prix, le surcroît de métal qu'exige leur réalisation, se trouve aussi déjà disponible sur le marché. Une observation imparfaite des faits qui suivirent la découverte des nouvelles mines d'or et d'argent, conduisit au XVII° et notamment au XVIII° siècle, à cette conclusion erronée, que les prix des marchandises s'étaient élevés, parce qu'une plus grande quantité d'or et d'argent fonctionnait comme instrument de circulation. Dans les considérations qui suivent, la valeur de l'or est supposée donnée, comme elle l'est en effet au moment de la fixation des prix.
Cela une fois admis, la masse de l'or circulant sera donc déterminée par le prix total des marchandises à réaliser. Si le prix de chaque espèce de marchandise est donné, la somme totale des prix dépendra évidemment de la masse des marchandises en circulation. On peut comprendre sans se creuser la tête que si un quart de froment coûte deux livres sterling, cent quarts coûteront deux cents livres sterling et ainsi de suite, et qu'avec la masse du froment doit croître la quantité d'or qui, dans la vente, change de place avec lui.
La masse des marchandises étant donnée, les fluctuations de leurs prix peuvent réagir sur la masse de la monnaie circulante. Elle va monter ou baisser selon que la somme totale des prix à réaliser augmente ou diminue. Il n'est pas nécessaire pour cela que les prix de toutes les marchandises montent ou baissent simultanément. La hausse ou la baisse d'un certain nombre d'articles principaux suffit pour influer sur la somme totale des prix à réaliser. Que le changement de prix des marchandises reflète des changements de valeur réels ou provienne de simples oscillations du marché, l'effet produit sur la quantité de la monnaie circulante reste le même.
Soit un certain nombre de ventes sans lien réciproque, simultanées et par cela même s'effectuant les unes à côté des autres, ou de métamorphoses partielles, par exemple, d'un quart de froment, vingt mètres de toile, une bible, quatre fûts d'eau-de-vie. Si chaque article coûte deux livres sterling, la somme de leurs prix est huit livres sterling et, pour les réaliser, il faut jeter huit livres sterling dans la circulation. Ces mêmes marchandises forment-elles au contraire la série de métamorphoses connue : 1 quart de froment - 2 l. st. - 20 mètres de toile - 2 l. st. - 1 bible - 2 l. st. - 4 fûts d'eau-de-vie - 2 l. st., alors les mêmes deux livres sterling font circuler dans l'ordre indiqué ces marchandises diverses, en réalisant successivement leurs prix et s'arrêtent enfin dans la main du distillateur. Elles accomplissent ainsi quatre tours.
Le déplacement quatre fois répété des deux livres sterling résulte des métamorphoses complètes, entrelacées les unes dans les autres, du froment, de la toile et de la bible, qui finissent par la première métamorphose de l'eau-de-vie78. Les mouvements opposés et complémentaires les uns des autres dont se forme une telle série, ont lieu successivement et non simultanément. Il leur faut plus ou moins de temps pour s'accomplir. La vitesse du cours de la monnaie se mesure donc par le nombre de tours des mêmes pièces de monnaie dans un temps donné. Supposons que la circulation des quatre marchandises dure un jour. La somme des prix à réaliser est de huit livres sterling, le nombre de tours de chaque pièce pendant le jour : quatre, la masse de la monnaie circulante : deux livres sterling et nous aurons donc :
Somme des prix des marchandises divisée par le nombre des tours des pièces de la même dénomination dans un temps donné = Masse de la monnaie fonctionnant comme instrument de circulation.
Cette loi est générale. La circulation des marchandises dans un pays, pour un temps donné, renferme bien des ventes isolées (ou des achats), c'est-à-dire des métamorphoses partielles et simultanées où la monnaie ne change qu'une fois de place ou ne fait qu'un seul tour. D'un autre côté, il y a des séries de métamorphoses plus ou moins ramifiées, s'accomplissant côte à côte ou s'entrelaçant les unes dans les autres où les mêmes pièces de monnaie font des tours plus ou moins nombreux. Les pièces particulières dont se compose la somme totale de la monnaie en circulation fonctionnent donc à des degrés d'activité très divers, mais le total des pièces de chaque dénomination réalise, pendant une période donnée, une certaine somme de prix. Il s'établit donc une vitesse moyenne du cours de la monnaie.
La masse d'argent qui, par exemple, est jetée dans la circulation à un moment donné est naturellement déterminée par le prix total des marchandises vendues à côté les unes des autres. Mais dans le courant même de la circulation chaque pièce de monnaie est rendue, pour ainsi dire, responsable pour sa voisine. Si l'une active la rapidité de sa course, l'autre la ralentit, ou bien est rejetée complètement de la sphère de la circulation, attendu que celle-ci ne peut absorber qu'une masse d'or qui, multipliée par le nombre moyen de ses tours, est égale à la somme des prix à réaliser. Si les tours de la monnaie augmentent, sa masse diminue; si ses tours diminuent, sa masse augmente. La vitesse moyenne de la monnaie étant donnée, la masse qui peut fonctionner comme instrument de la circulation se trouve déterminée également. Il suffira donc, par exemple, de jeter dans la circulation un certain nombre de billets de banque d'une livre pour en faire sortir autant de livres sterling en or, - truc bien connu par toutes les banques.
De même que le cours de la monnaie en général reçoit son impulsion et sa direction de la circulation des marchandises, de même la rapidité de son mouvement ne reflète que la rapidité de leurs changements de forme, la rentrée continuelle des séries de métamorphoses les unes dans les autres, la disparition subite des marchandises de la circulation et leur remplacement aussi subit par des marchandises nouvelles. Dans le cours accéléré de la monnaie apparaît ainsi l'unité fluide des phases opposées et complémentaires, transformation de l'aspect usage des marchandises en leur aspect valeur et retransformation de leur aspect valeur en leur aspect usage, ou l'unité de la vente et de l'achat comme deux actes alternativement exécutés par les mêmes échangistes. Inversement, le ralentissement du cours de la monnaie fait apparaître la séparation de ces phénomènes et leur tendance à s'isoler en opposition l'un de l'autre, l'interruption des changements de forme et conséquemment des permutations de matières. La circulation naturellement ne laisse pas voir d'où provient cette interruption; elle ne montre que le phénomène. Quant au vulgaire qui, à mesure que la circulation de la monnaie se ralentit, voit l'argent se montrer et disparaître moins fréquemment sur tous les points de la périphérie de la circulation, il est porté à chercher l'explication du phénomène dans l'insuffisante quantité du métal circulant79.
Le quantum total de l'argent qui fonctionne comme instrument de circulation dans une période donnée est donc déterminé d'un côté par la somme tics prix de toutes les marchandises circulantes, de l'autre par la vitesse relative de leurs métamorphoses. Mais le prix total des marchandises dépend et de la masse et des prix de chaque espèce de marchandise. Ces trois facteurs : mouvement des prix, niasse des marchandises circulantes et enfin vitesse du cours tic la monnaie, peuvent changer dans des proportions diverses et dans une direction différente; la somme des prix à réaliser et par conséquent la masse des moyens de circulation qu'elle exige, peuvent donc également subir des combinaisons nombreuses dont nous ne mentionnerons ici que les plus importantes dans l'histoire des prix.
Les prix restant les mêmes, la masse des moyens de circulation peut augmenter, soit que la masse des marchandises circulantes augmente, soit que la vitesse du cours de la monnaie diminue ou que ces deux circonstances agissent ensemble. Inversement la masse des moyens de circulation peut diminuer si la masse des marchandises diminue ou si la monnaie accélère son cours.
Les prix des marchandises subissant une hausse générale, la masse des moyens de circulation peut rester la même, si la masse des marchandises circulantes diminue dans la même proportion que leur prix s'élève, ou si la vitesse du cours de la monnaie augmente aussi rapidement que la hausse des prix, tandis que la masse des marchandises en circulation reste la même' La masse des moyens de circulation peut décroître, soit que la masse des marchandises décroisse, soit que la vitesse du cours de l'argent croisse plus rapidement que leurs prix.
Les prix des marchandises subissant une baisse générale, la masse des moyens de circulation peut rester la même, si la masse des marchandises croît dans la même proportion que leurs prix baissent ou si la vitesse du cours de l'argent diminue dans la même proportion que les prix. Elle peut augmenter si la masse des marchandises croît plus vite, ou si la rapidité de la circulation diminue plus promptement que les prix ne baissent.
Les variations des différents facteurs peuvent se compenser réciproquement, de telle sorte que malgré leurs oscillations perpétuelles la somme totale des prix à réaliser reste constante et par conséquent aussi la masse de la monnaie courante. En effet, si on considère des périodes d'une certaine durée, on trouve les déviations du niveau moyen bien moindres qu'on s'y attendrait à première vue, à part toutefois de fortes perturbations périodiques qui proviennent presque toujours de crises industrielles et commerciales, et exceptionnellement d'une variation dans la valeur même des métaux précieux.
Cette loi, que la quantité des moyens de circulation est déterminée par la somme des prix des marchandises circulantes et par la vitesse moyenne du cours de la monnaie80, revient à ceci : étant donné et la somme de valeur des marchandises et la vitesse moyenne de leurs métamorphoses, la quantité du métal précieux en circulation dépend de sa propre valeur. L'illusion d'après laquelle les prix des marchandises sont au contraire déterminés par la masse des moyens de circulation et cette masse par l'abondance des métaux précieux dans un pays81, repose originellement sur l'hypothèse absurde que les marchandises et l'argent entrent dans la circulation, les unes sans prix, l'autre sans valeur, et qu'une partie aliquote du tas des marchandises s'y échange ensuite contre la même partie aliquote de la montagne de métal82.
c) Le numéraire ou les espèces. - Le signe de valeur.
Le numéraire tire son origine de la fonction que la monnaie remplit comme instrument de circulation. Les poids d'or, par exemple, exprimés selon l'étalon officiel dans les prix où les noms monétaires des marchandises, doivent leur faire face sur le marché comme espèces d'or de la même dénomination ou comme numéraire. De même que l'établissement de l'étalon des prix, le monnayage est une besogne qui incombe à l'Etat. Les divers uniformes nationaux que l'or et l'argent revêtent, en tant que numéraire, mais dont ils se dépouillent sur le marché du monde, marquent bien la séparation entre les sphères intérieures ou nationales et la sphère générale de la circulation des marchandises.
L'or monnayé et l'or en barre ne se distinguent de prime abord que par la figure, et l'or peut toujours passer d'une de ces formes à l'autre83. Cependant en sortant de la Monnaie le numéraire se trouve déjà sur la voie du creuset. Les monnaies d'or ou d'argent s'usent dans leurs cours, les unes plus, les autres moins. A chaque pas qu'une guinée, par exemple, fait dans sa route, elle perd quelque chose de son poids tout en conservant sa dénomination. Le titre et la matière, la substance métallique et le nom monétaire commencent ainsi à se séparer. Des espèces de même nom deviennent de valeur inégale, n'étant plus de même poids. Le poids d'or indiqué par l'étalon des prix ne se trouve plus dans l'or qui circule, lequel cesse par cela même d'être l'équivalent réel des marchandises dont il doit réaliser les prix. L'histoire des monnaies au moyen âge et dans les temps modernes jusqu'au XVIII° siècle n'est guère que l'histoire de cet embrouillement. La tendance naturelle de la circulation à transformer les espèces d'or en un semblant d'or, ou le numéraire en symbole de son poids métallique officiel, est reconnue par les lois les plus récentes sur le degré de perte de métal qui met les espèces hors de cours ou les démonétise.
Le cours de la monnaie, en opérant une scission entre le contenu réel et le contenu nominal, entre l'existence métallique et l'existence fonctionnelle des espèces, implique déjà, sous forme latente, la possibilité de les remplacer dans leur fonction de numéraire par des jetons de billon, etc. Les difficultés techniques du monnayage de parties de poids d'or ou d'argent tout à fait diminutives, et cette circonstance que des métaux inférieurs servent de mesure de valeur et circulent comme monnaie jusqu'au moment où le métal précieux vient les détrôner, expliquent historiquement leur rôle de monnaie symbolique. Ils tiennent lieu de l'or monnayé dans les sphères de la circulation où le roulement du numéraire est le plus rapide, c'est-à-dire où les ventes et les achats se renouvellent incessamment sur la plus petite échelle. Pour empêcher ces satellites de s'établir à la place de l'or, les proportions dans lesquelles ils doivent être acceptés en payement sont déterminées par des lois. Les cercles particuliers que parcourent les diverses sortes de monnaie s'entrecroisent naturellement. Là monnaie d'appoint, par exemple, apparaît pour payer des fractions d'espèces d'or; l'or entre constamment dans la circulation de détail, mais il en est constamment chassé par la monnaie d'appoint échangée contre lui84.
La substance métallique des jetons d'argent ou de cuivre est déterminée arbitrairement par la loi. Dans leur cours ils s'usent encore plus rapidement que les pièces d'or. Leur fonction devient donc par le fait complètement indépendante de leur poids, c'est-à-dire de toute valeur.
Néanmoins, et c'est le point important, ils continuent de fonctionner comme remplaçants des espèces d'or. La fonction numéraire de l'or entièrement détachée de sa valeur métallique est donc un phénomène produit par les frottements de sa circulation même. Il peut donc être remplacé dans cette fonction par des choses relativement sans valeur aucune, telles que des billets de papier. Si dans les jetons métalliques le caractère purement symbolique est dissimulé jusqu'à un certain point, il se manifeste sans équivoque dans le papier-monnaie. Comme on le voit, ce n'est que le premier pas qui coûte.
Il ne s'agit ici que de papier-monnaie d'Etat avec cours forcé. Il naît spontanément de la circulation métallique. La monnaie de crédit, au contraire, suppose un ensemble de conditions qui, du point de vue de la circulation simple des marchandises, nous sont encore inconnues. Remarquons en passant que si le papier-monnaie proprement dit provient de la fonction de l'argent comme moyen de circulation, la monnaie de crédit a sa racine naturelle dans la fonction de l'argent comme moyen de payement85.
L'Etat jette dans la circulation des billets de papier sur lesquels sont inscrits des dénominations de numéraire tels que une livre sterling, cinq livres sterling, etc. En tant que ces billets circulent réellement à la place du poids d'or de la même dénomination, leur mouvement ne fait que refléter les lois du cours de la monnaie réelle. Une loi spéciale de la circulation du papier ne peut résulter que de son rôle de représentant de l'or ou de l'argent, et cette loi est très simple; elle consiste en ce que l'émission du papier-monnaie doit être proportionnée à la quantité d'or (ou d'argent) dont il est le symbole et qui devrait réellement circuler. La quantité d'or que la circulation peut absorber oscille bien constamment au-dessus ou au-dessous d'un certain niveau moyen; cependant elle ne tombe jamais au-dessous d'un minimum que l'expérience fait connaître en chaque pays. Que cette masse minima renouvelle sans cesse ses parties intégrantes, c'est-à-dire qu'il y ait un va-et-vient des espèces particulières qui y entrent et en sortent, cela ne change naturellement rien ni à ses proportions ni à son roulement continu dans l'enceinte de la circulation. Rien n'empêche donc de la remplacer par des symboles de papier. Si au contraire les canaux de la circulation se remplissent de papier-monnaie jusqu'à la limite de leur faculté d'absorption pour le métal précieux, alors la moindre oscillation dans le prix des marchandises pourra les faire déborder. Toute mesure est dès lors perdue.
Abstraction faite d'un discrédit général, supposons que le papier-monnaie dépasse sa proportion légitime. Après comme avant, il ne représentera dans la circulation des marchandises que le quantum d'or qu'elle exige selon ses lois immanentes et qui, par conséquent, est seul représentable. Si, par exemple, la masse totale du papier est le double de ce qu'elle devrait être, un billet d'une livre sterling, qui représentait un quart d'once d'or, n'en représentera plus que un huitième. L'effet est le même que si l'or, dans sa fonction d'étalon de prix, avait été altéré.
Le papier-monnaie est signe d'or ou signe de monnaie. Le rapport qui existe entre lui et les marchandises consiste tout simplement en ceci, que les mêmes quantités d'or qui sont exprimées idéalement dans leurs prix sont représentées symboliquement par lui. Le papier-monnaie n'est donc signe de valeur qu'autant qu'il représente des quantités d'or qui, comme toutes les autres quantités de marchandises, sont aussi des quantités de valeur86.
On demandera peut-être pourquoi l'or peut être remplacé par des choses sans valeur, par de simples signes. Mais il n'est ainsi remplaçable qu'autant qu'il fonctionne exclusivement comme numéraire ou instrument de circulation. Le caractère exclusif de cette fonction ne se réalise pas, il est vrai, pour les monnaies d'or ou d'argent prises à part, quoiqu'il se manifeste dans le fait que des espèces usées continuent néanmoins à circuler. Chaque pièce d'or n'est simplement instrument de circulation qu'autant qu'elle circule. Il n'en est pas ainsi de la masse d'or minima qui peut être remplacée par le papier-monnaie. Cette masse appartient toujours à la sphère de la circulation, fonctionne sans cesse comme son instrument et existe exclusivement comme soutien de cette fonction. Son roulement ne représente ainsi que l'alternation continuelle des mouvements inverses de la métamorphose M-A-M où la figure valeur des marchandises ne leur fait face que pour disparaître aussitôt après, où le remplacement d'une marchandise par l'autre fait glisser la monnaie sans cesse d'une main dans une autre. Son existence fonctionnelle absorbe, pour ainsi dire, son existence matérielle. Reflet fugitif des prix des marchandises, elle ne fonctionne plus que comme signe d'elle-même et peut par conséquent être remplacée par des signes87. Seulement il faut que le signe de la monnaie soit comme elle socialement valable, et il le devient par le cours forcé. Cette action coercitive de l'Etat ne peut s'exercer que dans l'enceinte nationale de la circulation, mais là seulement aussi peut s'isoler la fonction que la monnaie remplit comme numéraire.
III. - La monnaie ou l'argent.
Jusqu'ici nous avons considéré le métal précieux sous le double aspect de mesure des valeurs et d'instrument de circulation. Il remplit la première fonction comme monnaie idéale, il peut être représenté dans la deuxième par des symboles. Mais il y a des fonctions où il doit se présenter dans son corps métallique comme équivalent réel des marchandises ou comme marchandise-monnaie. Il y a une autre fonction encore qu'il peut remplir ou en personne ou par des suppléants, mais où il se dresse toujours en face des marchandises usuelles comme l'unique incarnation adéquate de leur valeur. Dans tous ces cas, nous dirons qu'il fonctionne comme monnaie ou argent proprement dit par opposition à ses fonctions de mesure des valeurs et de numéraire.
a) Thésaurisation.
Le mouvement circulatoire des deux métamorphoses inverses des marchandises ou l'alternation continue de vente et d'achat se manifeste par le cours infatigable de la monnaie ou dans sa fonction de perpetuum mobile, de moteur perpétuel de la circulation. Il s'immobilise ou se transforme, comme dit Boisguillebert, de meuble en immeuble, de numéraire en monnaie ou argent, dès que la série des métamorphoses est interrompue, dès qu'une vente n'est pas suivie d'un achat subséquent.
Dès que se développe la circulation des marchandises, se développent aussi la nécessité et le désir de fixer et de conserver le produit de la première métamorphose, la marchandise changée en chrysalide d'or ou d'argent88. On vend dès lors des marchandises non seulement pour en acheter d'autres, mais aussi pour remplacer la forme marchandise par la forme argent. La monnaie arrêtée à dessein dans sa circulation se pétrifie, pour ainsi dire, en devenant trésor, et le vendeur se change en thésauriseur.
C'est surtout dans l'enfance de la circulation qu'on n'échange que le superflu en valeurs d'usage contre la marchandise-monnaie. L'or et l'argent deviennent ainsi d'eux-mêmes l'expression sociale du superflu et de la richesse. Cette forme naïve de thésaurisation s'éternise chez les peuples dont le mode traditionnel de production satisfait directement un cercle étroit de besoins stationnaires. Il y a peu de circulation et beaucoup de trésors. C'est ce qui a lieu chez les Asiatiques, notamment chez les Indiens. Le vieux Vanderlint, qui s'imagine que le taux des prix dépend de l'abondance des métaux précieux dans un pays, se demande pourquoi les marchandises indiennes sont à si bon marché ? Parce que les Indiens, dit-il, enfouissent l'argent. Il remarque que de 1602 à 1734 ils enfouirent ainsi cent cinquante millions de livres sterling en argent, qui étaient venues d'abord d'Amérique en Europe89. De 1856 à 1866, dans une période de dix ans, l'Angleterre exporta dans l'Inde et dans la Chine (et le métal importé en Chine tenue en grande partie dans l'Inde), cent vingt millions de livres sterling en argent qui avaient été auparavant échangées contre de l'or australien.
Dès que la production marchande a atteint un certain développement, chaque producteur doit faire provision d'argent. C'est alors le " gage social ", le nervus rerum, le nerf des choses90. En effet, les besoins du producteur se renouvellent sans cesse et lui imposent sans cesse l'achat de marchandises étrangères, tandis que la production et la vente des siennes exigent plus ou moins de temps et dépendent de mille hasards. Pour acheter sans vendre, il doit d'abord avoir vendu sans acheter. Il semble contradictoire que cette opération puisse s'accomplir d'une manière générale. Cependant les métaux précieux se troquent à leur source de production contre d'autres marchandises. Ici la vente a lieu (du côté du possesseur de marchandises) sans achat (du côté du possesseur d'or et d'argent)91. Et des ventes postérieures qui ne sont pas complétées par des achats subséquents ne font que distribuer les métaux précieux entre tous les échangistes. Il se forme ainsi sur tous les points en relation d'affaires des réserves d'or et d'argent dans les proportions les plus diverses. La possibilité de retenir et de conserver la marchandise comme valeur d'échange ou la valeur d'échange comme marchandise éveille la passion de l'or. A mesure que s'étend la circulation des marchandises grandit aussi la puissance de la monnaie, forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale. " L'or est une chose merveilleuse! Qui le possède est maître de tout ce qu'il désire. Au moyen de l'or on peut même ouvrir aux âmes les portes du Paradis. " (Colomb, lettre de la Jamaïque, 1503.)
L'aspect de la monnaie ne trahissant point ce qui a été transformé en elle, tout, marchandise ou non, se transforme en monnaie. Rien qui ne devienne vénal, qui ne se fasse vendre et acheter ! La circulation devient la grande cornue sociale où tout se précipite pour en sortir transformé en cristal monnaie. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les os des saints et encore moins des choses sacrosaintes, plus délicates, res sacrosanctoe, extra commercium hominum92. De même que toute différence de qualité entre les marchandises s'efface dans l'argent, de même lui, niveleur radical, efface toutes les distinctions93. Mais l'argent est lui-même marchandise, une chose qui peut tomber sous les mains de qui que ce soit. La puissance sociale devient ainsi puissance privée des particuliers. Aussi la société antique le dénonce-t-elle comme l'agent subversif, comme le dissolvant le plus actif de son organisation économique et de ses mœurs populaires94.
La société moderne qui, à peine née encore, tire déjà par les cheveux le dieu Plutus des entrailles de la terre, salue dans l'or, son saint Graal, l'incarnation éblouissante du principe même de sa vie.
La marchandise, en tant que valeur d'usage, satisfait un besoin particulier et forme un élément particulier de la richesse matérielle. Mais la valeur de la marchandise mesure le degré de sa force d'attraction sur tous les éléments de cette richesse, et par conséquent la richesse sociale de celui qui la possède. L'échangiste plus ou moins barbare, même le paysan de l'Europe occidentale, ne sait point séparer la valeur de sa forme. Pour lui, accroissement de sa réserve d'or et d'argent veut dire accroissement de valeur. Assurément la valeur du métal précieux change par suite des variations survenues soit dans sa propre valeur soit dans celle des marchandises. Mais cela n'empêche pas d'un côté, que deux cents onces d'or contiennent après comme avant plus de valeur que cent, trois cents plus que deux cents, etc., ni d'un autre côté, que la forme métallique de la monnaie reste la forme équivalente générale de toutes les marchandises, l'incarnation sociale de tout travail humain. Le penchant à thésauriser n'a, de sa nature, ni règle ni mesure. Considéré au point de vue de la qualité ou de la forme, comme représentant universel de la richesse matérielle, l'argent est sans limite parce qu'il est immédiatement transformable en toute sorte de marchandise. Mais chaque somme d'argent réelle a sa limite quantitative et n'a donc qu'une puissance d'achat restreinte. Cette contradiction entre la quantité toujours définie et la qualité de puissance infinie de l'argent ramène sans cesse le thésauriseur au travail de Sisyphe. Il en est de lui comme du conquérant que chaque conquête nouvelle ne mène qu'à une nouvelle frontière.
Pour retenir et conserver le métal précieux en qualité de monnaie, et par suite d'élément de la thésaurisation, il faut qu'on l'empêche de circuler ou de se résoudre comme moyen d'achat en moyens de jouissance. Le thésauriseur sacrifie donc à ce fétiche tous les penchants de sa chair. Personne plus que lui ne prend au sérieux l'évangile du renoncement. D'un autre côté, il ne peut dérober en monnaie à la, circulation que ce qu'il lui donne en marchandises. Plus il produit, plus il peut vendre. Industrie, économie, avarice, telles sont ses vertus cardinales; beaucoup vendre, peu acheter, telle est la somme de son économie politique95.
Le trésor n'a pas seulement une forme brute : il a aussi une forme esthétique. C'est l'accumulation d'ouvrages d'orfèvrerie qui se développe avec l'accroissement de la richesse sociale. " Soyons riches ou paraissons riches. " (Diderot.) Il se forme ainsi d'une part un marché toujours plus étendu pour les métaux précieux, de l'autre une source latente d'approvisionnement à laquelle on puise dans les périodes de crise sociale.
Dans l'économie de la circulation métallique, les trésors remplissent des fonctions diverses. La première tire son origine des conditions qui président au cours de la monnaie. On a vu comment la masse courante du numéraire s'élève ou s'abaisse avec les fluctuations constantes qu'éprouve la circulation des marchandises sous le rapport de l'étendue, des prix et de la vitesse. Il faut donc que cette masse soit capable de contraction et d'expansion.
Tantôt une partie de la monnaie doit sortir de la circulation, tantôt elle y doit rentrer. Pour que la masse d'argent courante corresponde toujours au degré où la sphère de la circulation se trouve saturée, ta quantité d'or ou d'argent qui réellement circule ne doit former qu'une partie du métal précieux existant dans un pays. C'est par la forme trésor de l'argent que cette condition se trouve remplie. Les réservoirs des trésors servent à la fois de canaux de décharge et d'irrigation, de façon que les canaux de circulation ne débordent jamais96.
b) Moyen de payement.
Dans la forme immédiate de la circulation des marchandises examinée jusqu'ici, la même valeur se présente toujours double, marchandise à un pôle, monnaie à l'autre. Les producteurs-échangistes entrent en rapport comme représentants d'équivalents qui se trouvent déjà en face les uns des autres. A mesure cependant que se développe la circulation, se développent aussi des circonstances tendant à séparer par un intervalle de temps l'aliénation de la marchandise et la réalisation de son prix. Les exemples les plus simples nous suffisent ici. Telle espèce de marchandise exige plus de temps pour sa production, telle autre en exige moins. Les saisons de production ne sont pas les mêmes pour des marchandises différentes. Si une marchandise prend naissance sur le lieu même de son marché, une autre doit voyager et se rendre à un marché lointain. Il se peut donc que l'un des échangistes soit prêt à vendre, tandis que l'autre n'est pas encore à même d'acheter. Quand les mêmes transactions se renouvellent constamment entre les mêmes personnes les conditions de la vente et de l'achat des marchandises se régleront peu à peu d'après les conditions de leur production. D'un autre côté, l'usage de certaines espèces de marchandise, d'une maison, par exemple, est aliéné pour une certaine période, et ce n'est qu'après l'expiration du terme que l'acheteur a réellement obtenu la valeur d'usage stipulée. Il achète donc avant de payer. L'un des échangistes vend une marchandise présente, l'autre achète comme représentant d'argent à venir. Le vendeur devient créancier, l'acheteur débiteur. Comme la métamorphose de la marchandise prend ici un nouvel aspect, l'argent lui aussi acquiert une nouvelle fonction. Il devient moyen de payement.
Les caractères de créancier et de débiteur proviennent ici de la circulation simple. Le changement de sa forme imprime au vendeur et à l'acheteur leurs cachets nouveaux. Tout d'abord, ces nouveaux rôles sont donc aussi passagers que les anciens et joués tour à tour par les mêmes acteurs, mais ils n'ont plus un aspect aussi débonnaire, et leur opposition devient plus susceptible de se solidifier97. Les mêmes caractères peuvent aussi se présenter indépendamment de la circulation des marchandises. Dans le monde antique, le mouvement de la lutte des classes a surtout la forme d'un combat, toujours renouvelé entre créanciers et débiteurs, et se termine à Rome par la défaite et la ruine du débiteur plébéien qui est remplacé par l'esclave. Au moyen âge, la lutte se termine par la ruine du débiteur féodal. Celui-là perd la puissance politique dès que croule la base économique qui en faisait le soutien. Cependant ce rapport monétaire de créancier à débiteur ne fait à ces deux époques que réfléchir à la surface des antagonismes plus profonds.
Revenons à la circulation des marchandises. L'apparition simultanée des équivalents marchandise et argent aux deux pôles de la vente a cessé. Maintenant l'argent fonctionne en premier lieu comme mesure de valeur dans la fixation du prix de la marchandise vendue. Ce prix établi par contrat, mesure l'obligation de l'acheteur, c'est-à-dire la somme d'argent dont il est redevable à terme fixe.
Puis il fonctionne comme moyen d'achat idéal. Bien qu'il n'existe que dans la promesse de l'acheteur, il opère cependant le déplacement de la marchandise. Ce n'est qu'à l'échéance du terme qu'il entre, comme moyen de payement, dans la circulation, c'est-à-dire qu'il passe de la main de l'acheteur dans celle du vendeur. Le moyen de circulation s'était transformé en trésor, parce que le mouvement de la circulation s'était arrêté à sa première moitié. Le moyen de payement entre dans la circulation, mais seulement après que la marchandise en est sortie. Le vendeur transformait la marchandise en argent pour satisfaire ses besoins, le thésauriseur pour la conserver sous forme d'équivalent général, l'acheteur-débiteur enfin pour pouvoir payer. S'il ne paye pas, une vente forcée de son avoir a lieu. La conversion de la marchandise en sa figure valeur, en monnaie, devient ainsi une nécessité sociale qui s'impose au producteur-échangiste indépendamment de ses besoins et de ses fantaisies personnelles.
Supposons que le paysan achète du tisserand vingt mètres de toile au prix de deux livres sterling, qui est aussi le prix d'un quart de froment, et qu'il les paye un mois après. Le paysan transforme son froment en toile avant de l'avoir transformé en monnaie. Il accomplit donc la dernière métamorphose de sa marchandise avant la première. Ensuite il vend du froment pour deux livres sterling, qu'il fait passer au tisserand au terme convenu. La monnaie réelle ne lui sert plus ici d'intermédiaire pour substituer la toile au froment. C'est déjà fait. Pour lui la monnaie est au contraire le dernier mot de la transaction en tant qu'elle est la forme absolue de la valeur qu'il doit fournir, la marchandise universelle. Quant au tisserand, sa marchandise a circulé et a réalisé son prix, mais seulement au moyen d'un titre qui ressortit du droit civil. Elle est entrée dans la consommation d'autrui avant d'être transformée en monnaie. La première métamorphose de sa toile reste donc suspendue et ne s'accomplit que plus tard, au terme d'échéance de la dette du paysan98.
Les obligations échues dans une période déterminée représentent le prix total des marchandises vendues. La quantité de monnaie exigée pour la réalisation de cette somme dépend d'abord de la vitesse du cours des moyens de payement. Deux circonstances la règlent :
1. l'enchaînement des rapports de créancier à débiteur, comme lorsque A, par exemple, qui reçoit de l'argent de son débiteur B, le fait passer à son créancier C, et ainsi de suite;
2. l'intervalle de temps qui sépare les divers termes auxquels les payements s'effectuent.
La série des payements consécutifs ou des premières métamorphoses supplémentaires se distingue tout à fait de l'entrecroisement des séries de métamorphoses que nous avons d'abord analysé.
Non seulement la connexion entre vendeurs et acheteurs s'exprime dans le mouvement des moyens de circulation. Mais cette connexion naît dans le cours même de la monnaie. Le mouvement du moyen de payement au contraire exprime un ensemble de rapports sociaux préexistants.
La simultanéité et contiguïté des ventes (ou achats), qui fait que la quantité des moyens de circulation ne peut plus être compensée par la vitesse de leur cours, forme un nouveau levier dans l'économie des moyens de payement. Avec la concentration des payements sur une même place se développent spontanément des institutions et des méthodes pour les balancer les uns par les autres. Tels étaient, par exemple, à Lyon, au moyen âge, les virements. Les créances de A sur B, de B sur C, de C sur A, et ainsi de suite, n'ont besoin que d'être confrontées pour s'annuler réciproquement, dans une certaine mesure, comme quantités positives et négatives. Il ne reste plus ainsi qu'une balance de compte à solder. Plus est grande la concentration des payements, plus est relativement petite leur balance, et par cela même la masse des moyens de payement en circulation.
La fonction de la monnaie comme moyen de payement implique une contradiction sans moyen terme. Tant que les payements se balancent, elle fonctionne seulement d'une manière idéale, comme monnaie de compte et mesure des valeurs. Dès que les payements doivent s'effectuer réellement, elle ne se présente plus comme simple moyen de circulation, comme forme transitive servant d'intermédiaire au déplacement des produits, mais elle intervient comme incarnation individuelle du travail social, seule réalisation de la valeur d'échange, marchandise absolue. Cette contradiction éclate dans le moment des crises industrielles ou commerciales auquel on a donné le nom de crise monétaire99.
Elle ne se produit que là où l'enchaînement des payements et un système artificiel destiné à les compenser réciproquement se sont développés. Ce mécanisme vient-il, par une cause quelconque, à être dérangé, aussitôt la monnaie, par un revirement brusque et sans transition, ne fonctionne plus sous sa forme purement idéale de monnaie de compte. Elle est réclamée comme argent comptant et ne peut plus être remplacée par des marchandises profanes. L'utilité de la marchandise ne compte pour rien et sa valeur disparaît devant ce qui n'en est que la forme. La veille encore, le bourgeois, avec la suffisance présomptueuse que lui donne la prospérité, déclarait que l'argent est une vaine illusion. La marchandise seule est argent, s'écriait-il. L'argent seul est marchandise! Tel est maintenant le cri qui retentit sur le marché du monde. Comme le cerf altéré brame après la source d'eau vive, ainsi son âme appelle à grands cris l'argent, la seule et unique richesse100. L'opposition qui existe entre la marchandise et sa forme valeur est, pendant la crise, poussée à l'outrance. Le genre particulier de la monnaie n'y fait rien. La disette monétaire reste la même, qu'il faille payer en or ou en monnaie de crédit, en billets de banque, par exemple101.
Si nous examinons maintenant la somme totale de la monnaie qui circule dans un temps déterminé, nous trouverons qu'étant donné la vitesse du cours des moyens de circulation et des moyens de payement, elle est égale à la somme des prix des marchandises à réaliser, plus la somme des payements échus, moins celle des payements qui se balancent, moins enfin l'emploi double ou plus fréquent des mêmes pièces pour la double fonction de moyen de circulation et de moyen de payement. Par exemple, le paysan a vendu son froment moyennant deux livres sterling qui opèrent comme moyen de circulation. Au terme d'échéance, il les fait passer au tisserand. Maintenant elles fonctionnent comme moyen de payement. Le tisserand achète avec elles une bible, et dans cet achat elles fonctionnent de nouveau comme moyen de circulation, et ainsi de suite.
Etant donné la vitesse du cours de la monnaie, l'économie des payements et les prix des marchandises, on voit que la masse des marchandises en circulation ne correspond plus à la masse de la monnaie courante dans une certaine période, un jour, par exemple. Il court de la monnaie qui représente des marchandises depuis longtemps dérobées à la circulation. Il court des marchandises dont l'équivalent en monnaie ne se présentera que bien plus tard. D'un autre côté, les dettes contractées et les dettes échues chaque jour sont des grandeurs tout à fait incommensurables102.
La monnaie de crédit a sa source immédiate dans la fonction de l'argent comme moyen de payement. Des certificats constatant les dettes contractées pour des marchandises vendues circulent eux-mêmes à leur tour pour transférer à d'autres personnes les créances. A mesure que s'étend le système de crédit, se développe de plus en plus la fonction que la monnaie remplit comme moyen de payement. Comme tel, elle revêt des formes d'existence particulières dans lesquelles elle hante la sphère des grandes transactions commerciales, tandis que les espèces d'or et d'argent sont refoulées principalement dans la sphère du commerce de détail103.
Plus la production marchande se développe et s'étend, moins la fonction de la monnaie comme moyen de payement est restreinte à la sphère de la circulation des produits. La monnaie devient la marchandise générale des contrats104. Les rentes, les impôts, etc., payés jusqu'alors en nature, se payent désormais en argent. Un fait qui démontre, entre autres, combien ce changement dépend des conditions générales de la production, c'est que I'empire romain échoua par deux fois dans sa tentative de lever toutes les contributions en argent. La misère énorme de la population agricole en France sous Louis XIV, dénoncée avec tant d'éloquence par Boisguillebert, le maréchal Vauban, etc., ne provenait pas seulement de l'élévation de l'impôt, mais aussi de la substitution de sa forme monétaire à sa forme naturelle105. En Asie, la rente foncière constitue l'élément principal des impôts et se paye en nature. Cette forme de la rente, qui repose là sur des rapports de production stationnaires, entretient par contrecoup l'ancien mode de production. C'est un des secrets de la conservation de l'empire turc. Que le libre commerce, octroyé par l'Europe au Japon, amène dans ce pays la conversion de la rente-nature en rente-argent, et c'en est fait de son agriculture modèle, soumise à des conditions économiques trop étroites pour résister à une telle révolution.
Il s'établit dans chaque pays certains termes généraux où les payements se font sur une grande échelle. Si quelques-uns de ces termes sont de pure convention, ils reposent en général sur les mouvements périodiques et circulatoires de la reproduction liés aux changements périodiques des saisons, etc. Ces termes généraux règlent également l'époque des payements qui ne résultent pas directement de la circulation des marchandises, tels que ceux de la rente, du loyer, des impôts, etc. La quantité de monnaie qu'exigent à certains jours de l'année ces payements disséminés sur toute la périphérie d'un pays occasionne des perturbations périodiques, mais tout à fait superficielles106.
Il résulte de la loi sur la vitesse du cours des moyens de payement, que pour tous les payements périodiques, quelle qu'en soit la source, la masse des moyens de payement nécessaire est en raison inverse de la longueur des périodes107.
La fonction que l'argent remplit comme moyen de payement nécessite l'accumulation des sommes exigées pour les dates d'échéance. Tout en éliminant la thésaurisation comme forme propre d'enrichissement, le progrès de la société bourgeoise la développe sous la forme de réserve des moyens de payement.
c) La monnaie universelle.
A sa sortie de la sphère intérieure de la circulation, l'argent dépouille les formes locales qu'il y avait revêtues, forme de numéraire, de monnaie d'appoint, d'étalon des prix, de signe de valeur, pour retourner à sa forme primitive de barre ou lingot. C'est dans le commerce entre nations que la valeur des marchandises se réalise universellement. C'est là aussi que leur figurevaleur leur fait vis-à-vis, sous l'aspect de monnaie universelle monnaie du monde (money of the world), comme l'appelle James Steuart, monnaie de la grande république commerçante, comme disait après lui Adam Smith. C'est sur le marché du monde et là seulement que la monnaie fonctionne dans toute la force du terme, comme la marchandise dont la forme naturelle est en même temps l'incarnation sociale du travail humain en général. Sa manière d'être y devient adéquate à son idée. Dans l'enceinte nationale de la circulation, ce n'est qu'une seule marchandise qui peut servir de mesure de valeur et par suite de monnaie. Sur le marché du monde règne une double mesure de valeur, l'or et l'argent108.
La monnaie universelle remplit les trois fonctions de moyen de payement, de moyen d'achat et de matière sociale de la richesse, en général (universal wealth). Quand il s'agit de solder les balances internationales, la première fonction prédomine. De là le mot d'ordre du système mercantile - balance de commerce109. L'or et l'argent servent essentiellement de moyen d'achat international toutes les fois que l'équilibre ordinaire dans l'échange des matières entre diverses nations se dérange. Enfin, ils fonctionnent comme forme absolue de la richesse, quand il ne s'agit plus ni d'achat ni de payement, mais d'un transfert de richesse d'un pays à un autre, et que ce transfert, sous forme de marchandise, est empêché, soit par les éventualités du marché, soit par le but même qu'on veut atteindre110.
Chaque pays a besoin d'un fonds de réserve pour son commerce étranger, aussi bien que pour sa circulation intérieure. Les fonctions de ces réserves se rattachent donc en partie à la fonction de la monnaie comme moyen de circulation et de payement à l'intérieur, et en partie à sa fonction de monnaie universelle111. Dans cette dernière fonction, la monnaie matérielle, c'est-à-dire l'or et l'argent, est toujours exigée; c'est pourquoi James Steuart, pour distinguer l'or et l'argent de leurs remplaçants purement locaux, les désigne expressément sous le nom de money of the world.
Le fleuve aux vagues d'argent et d'or possède un double courant. D'un côté, il se répand à partir de sa source sur tout le marché du monde où les différentes enceintes nationales le détournent en proportions diverses, pour qu'il pénètre leurs canaux de circulation intérieure, remplace leurs monnaies usées, fournisse la matière des articles de luxe, et enfin se pétrifie sous forme de trésor112. Cette première direction lui est imprimée par les pays dont les marchandises s'échangent directement avec l'or et l'argent aux sources de leur production. En même temps, les métaux précieux courent de côté et d'autre, sans fin ni trêve, entre les sphères de circulation des différents pays, et ce mouvement suit les oscillations incessantes du cours du changes113.
Les pays dans lesquels la production a atteint un haut degré de développement restreignent au minimum exigé par leurs fonctions spécifiques les trésors entassés dans les réservoirs de banque114 . A part certaines exceptions, le débordement de ces réservoirs par trop au-dessus de leur niveau moyen est un signe de stagnation dans la circulation des marchandises ou d'une interruption dans le cours de leurs métamorphoses115.
1 Karl MARX, Contribution à la critique de l'économie politique, Berlin, 1859, p. 3.
2 " Le désir implique le besoin ; c'est l'appétit de l'esprit, lequel lui est aussi naturel que la faim l'est au corps. C'est de là que la plupart des choses tirent leur valeur. " (Nicholas BARBON, A Discourse concerning coining the new money lighter, in answer to Mr Locke's Considerations, etc., London, 1696, p. 2 et 3.)
3 " Les choses ont une vertu intrinsèque (virtue, telle est chez Barbon la désignation spécifique pour valeur d'usage) qui en tout lieu ont la même qualité comme l'aimant, par exemple, attire le fer " (ibid., p. 6). La propriété qu'a l'aimant d'attirer le fer ne devint utile que lorsque, par son moyen, on eut découvert la polarité magnétique.
4 " Ce qui fait la valeur naturelle d'une chose, c'est la propriété qu'elle a de satisfaire les besoins ou les convenances de la vie humaine. " (John LOCKE, Some Considerations on the Consequences of the Lowering of Interest, 1691 ; in Works, Londres, 1777, t. II, p. 28.) Au XVIIe siècle on trouve encore souvent chez les écrivains anglais le mot Worth pour valeur d'usage et le mot Value pour valeur d'échange, suivant l'esprit d'une langue qui aime à exprimer la chose immédiate en termes germaniques et la chose réfléchie en termes romans.
5 Dans la société bourgeoise " nul n'est censé ignorer la loi ". - En vertu d'une fictio juris [fiction juridique] économique, tout acheteur est censé posséder une connaissance encyclopédique des marchandises.
6 " La valeur consiste dans le rapport d'échange qui se trouve entre telle chose et telle autre, entre telle mesure d'une production et telle mesure des autres. " (LE TROSNE, De l'intérêt social , in Physiocrates, Ed. Daire, Paris, 1846, t. XII, p. 889.)
7 " Rien ne peut avoir une valeur intrinsèque. " (N. BARBON, op. cit., p. 6) ; ou, comme dit Butler : The value of a thing
Is just as much as it will bring.
8 " One sort of wares are as good as another, if the value be equal ... There is no difference or distinction in things of equal value. " Barbon ajoute : " Cent livres sterling en plomb ou en fer ont autant de valeur que cent livres sterling en argent ou en or. " (N. BARBON, op. cit., p. 53 et 7.)
9 " Dans les échanges, la valeur des choses utiles est réglée par la quantité de travail nécessairement exigée et ordinairement employée pour leur production. " (Some Thoughts on the Interest of Money in general, and particulary in the Public Fonds, etc., London, p. 36.) Ce remarquable écrit anonyme du siècle dernier ne porte aucune date. D'après son contenu, il est évident qu'il a paru sous George II, vers 1739 ou 1740. [Note à la deuxième édition]
10 " Toutes les productions d'un même genre ne forment proprement qu'une masse, dont le prix se détermine en général et sans égard aux circonstances particulières. " (Le Trosne, op. cit., p. 893.)
11 (Et non simplement pour d'autres. Le paysan au Moyen Age produisait la redevance en blé pour le seigneur féodal, la dîme en blé pour la prêtraille. Mais ni le blé de la redevance, ni le blé de la dîme ne devenaient marchandise, du fait d'être produits pour d'autres. Pour devenir marchandise, le produit doit être livré à l'autre, auquel il sert de valeur d'usage, par voie d'échange.)
J'intercale ici ce passage entre parenthèses, parce qu'en l'omettant, il est arrivé souvent que le lecteur se soit mépris en croyant que chaque produit, qui est consommé par un autre que le producteur, est considéré par Marx comme une marchandise. (F. E.) [Friedrich Engels pour la 4° édition allemande]
12 K. MARX, Contribution..., op. cit., p. 12, 13 et suivantes.
13 " Tous les phénomènes de l'univers, qu'ils émanent de l'homme ou des lois générales de la nature, ne nous donnent pas l'idée de création réelle, mais seulement d'une modification de la matière. Réunir et séparer - voilà les seuls éléments que l'esprit humain saisisse en analysant l'idée de la reproduction. C'est aussi bien une reproduction de valeur (valeur d'usage, bien qu'ici Verri, dans sa polémique contre les physiocrates, ne sache pas lui-même de quelle sorte de valeur il parle) et de richesse, que la terre, l'air et l'eau se transforment en grain, ou que la main de l'homme convertisse la glutine d'un insecte en soie, ou lorsque des pièces de métal s'organisent par un arrangement de leurs atomes. " (Pietro VERRI, Meditazioni sulla Economia politica, imprimé pour la première fois en 1773, Edition des économistes italiens de Custodi, Parte moderna, 1804, t. xv, p. 21-22.)
14 Le lecteur doit remarquer qu'il ne s'agit pas ici du salaire ou de la valeur que l'ouvrier reçoit pour une journée de travail, mais de la valeur de la marchandise dans laquelle se réalise cette journée de travail. Aussi bien la catégorie du salaire n'existe pas encore au point où nous en sommes de notre exposition.
15 Pour démontrer que " le travail ... est la seule mesure réelle et définitive qui puisse servir dans tous les temps et dans tous les lieux à apprécier et à comparer la valeur de toutes les marchandises ", A. Smith dit : " Des quantités égales de travail doivent nécessairement, dans tous les temps et dans tous les lieux, être d'une valeur égale pour celui qui travaille. Dans son état habituel de santé, de force et d'activité, et d'après le degré ordinaire d'habileté ou de dextérité qu'il peut avoir, il faut toujours qu'il donne la même portion de son repos, de sa liberté, de son bonheur. " (Wealth of nations, l. 1, ch. v.) D'un côté, A. Smith confond ici (ce qu'il ne fait pas toujours) la détermination de la valeur de la marchandise par le quantum de travail dépensé dans sa production, avec la détermination de sa valeur par la valeur du travail, et cherche, par conséquent, a prouver que d'égales quantités de travail ont toujours la même valeur. D'un autre côté, il pressent, il est vrai, que tout travail n'est qu'une dépense de force humaine de travail, en tant qu'il se représente dans la valeur de la marchandise; mais il comprend cette dépense exclusivement comme abnégation, comme sacrifice de repos, de liberté et de bonheur, et non, en même temps, comme affirmation normale de la vie. Il est vrai aussi qu'il a en vue le travailleur salarié moderne. Un des prédécesseurs de A. Smith, cité déjà par nous, dit avec beaucoup plus de justesse : " Un homme s'est occupé pendant une semaine à fournir une chose nécessaire à la vie... et celui qui lui en donne une autre en échange ne peut pas mieux estimer ce qui en est l'équivalent qu'en calculant ce que lui a coûté exactement le même travail et le même temps. Ce n'est en effet que l'échange du travail d'un homme dans une chose durant un certain temps contre le travail d'un autre homme dans une autre chose durant le même temps. " (Some Thoughts on the interest of money in general, etc., p. 39.) [Note à la deuxième édition]
La langue anglaise a l'avantage d'avoir deux mots différents pour ces différents aspects du travail. Le travail qui crée des valeurs d'usage et qui est déterminé qualitativement s'appelle work, par opposition à labour; le travail qui crée de la valeur et qui n'est mesuré que quantitativement s'appelle labour, par opposition à work. Voyez la note de la traduction anglaise, p. 14. (F. E.) [Note d'Engels à la quatrième édition]
16 Les économistes peu nombreux qui ont cherché, comme Bailey, à faire l'analyse de la forme de la valeur, ne pouvaient arriver à aucun résultat : premièrement, parce qu'ils confondent toujours la valeur avec sa forme; secondement, parce que sous l'influence grossière de la pratique bourgeoise, ils se préoccupent dès l'abord exclusivement de la quantité. " The command of quantity... constitutes value [Le pouvoir de disposer de la quantité... constitue la valeur]. " (S. BAYLEY, Money and its vicissitudes, London, 1837, p. 11.)
17 Sous un certain rapport, il en est de l'homme comme de la marchandise. Comme il ne vient point au monde avec un miroir, ni en philosophe à la Fichte dont le Moi n'a besoin de rien pour s'affirmer, il se mire et se reconnaît d'abord seulement dans un autre homme. Aussi cet autre, avec peau et poil, lui semble-t-il la forme phénoménale du genre homme.
18 L'expression valeur est employée ici, comme plusieurs fois déjà de temps à autre, pour quantité de valeur.
19 Dans un écrit dirigé principalement contre la théorie de la valeur de Ricardo, on lit ; " Vous n'avez qu'à admettre que le travail nécessaire à sa production restant toujours le même, A baisse parce que B, avec lequel il s'échange, hausse, et votre principe général au sujet de la valeur tombe... En admettant que B baisse relativement à A, quand la valeur de A hausse relativement à B, Ricardo détruit lui-même la base de son grand axiome que la valeur d'une marchandise est toujours déterminée par la quantité de travail incorporée en elle; car si un changement dans les frais de A change non seulement sa valeur relativement à B, avec lequel il s'échange, mais aussi la valeur de B relativement à A, quoique aucun changement n'ait eu lieu dans la quantité de travail exigé pour la production de B : alors tombent non seulement la doctrine qui fait de la quantité de travail appliquée à un article la mesure de sa valeur, mais aussi la doctrine qui affirme que la valeur est réglée par les frais de production. " (J. BROADHURST, Political Economy. London, 1842, p. 11, 14.) Maître Broadhurst pouvait aussi bien dire : Que l'on considère les fractions 10/20, 10/50, 10/100, le nombre 10 reste toujours le même, et cependant sa valeur proportionnelle décroît constamment, parce que la grandeur des dénominateurs augmente. Ainsi tombe le grand principe d'après lequel la grandeur des nombres entiers est déterminée par la quantité des unités qu'ils contiennent. [Note à la deuxième édition]
20 Dans un autre ordre d'idées il en est encore ainsi. Cet homme, par exemple, n'est roi que parce que d'autres hommes se considèrent comme ses sujets et agissent en conséquence. Ils croient au contraire être sujets parce qu'il est roi.
21 F. L. A. FERRIER (sous-inspecteur des douanes), Du gouvernement considéré dans ses rapports avec le commerce, Paris, 1805 ; et Charles GANILH, Des systèmes d'économie politique, 2° édit., Paris, 1821. [Note à la deuxième édition]
22 Par exemple chez Homère, la valeur d'une chose est exprimée en une série de choses différentes. [note à la 2° édition]
23 Voilà pourquoi l'on parle de la valeur habit de la toile quand on exprime sa valeur en habits, de sa valeur blé, quand on l'exprime en blé, etc. Chaque expression semblable donne à entendre que c'est sa propre valeur qui se manifeste dans ces diverses valeurs d'usage.
" La valeur d'une marchandise dénote son rapport d'échange [avec une autre marchandise quelconque] nous pouvons donc parler [de cette valeur comme] de sa valeur blé, sa valeur habit, par rapport à la marchandise à laquelle elle est comparée; et alors il y a des milliers d'espèces de valeur, autant d'espèces de valeur qu'il y a de genres de marchandises, et toutes sont également réelles et également nominales. " (A Critical Dissertation on the Nature, Measure and Causes of Value : chiefly in reference to the writings of Mr. Ricardo and his followers. By the author of Essays on the Formation, etc., of Opinions, London, 1825, p. 39.) S. Bailey, l'auteur de cet écrit anonyme qui fit dans son temps beaucoup de bruit en Angleterre, se figure avoir anéanti tout concept positif de valeur par cette énumération des expressions relatives variées de la valeur d'une même marchandise. Quelle que fût l'étroitesse de son esprit, il n'en a pas moins parfois mis à nu les défauts de la théorie de Ricardo. Ce qui le prouve, c'est l'animosité avec laquelle il a été attaqué par l'école ricardienne, par exemple dans la Westminster Review.
24 La forme d'échangeabilité immédiate et universelle n'indique pas le moins du monde au premier coup d'œil qu'elle est une forme polarisée, renfermant en elle des oppositions, et tout aussi inséparable de la forme contraire sous laquelle l'échange immédiat n'est pas possible, que le rôle positif d'un des pôles d'un aimant l'est du rôle négatif de l'autre pôle. On peut donc s'imaginer qu'on a la faculté de rendre toutes les marchandises immédiatement échangeables, comme on peut se figurer que tous les catholiques peuvent être faits papes en même temps. Mais, en réalité, la forme valeur relative générale et la forme équivalent général sont les deux pôles opposés, se supposant et se repoussant réciproquement, du même rapport social des marchandises.
Cette impossibilité d'échange immédiat entre les marchandises est un des principaux inconvénients attachés à la forme actuelle de la production dans laquelle cependant l'économiste bourgeois voit le nec plus ultra de la liberté humaine et de l'indépendance individuelle. Bien des efforts inutiles, utopiques, ont été tentés pour vaincre cet obstacle. J'ai fait voir ailleurs que Proudhon avait été précédé dans cette tentative par Bray, Gray et d'autres encore.
Cela n'empêche pas ce genre de sagesse de sévir aujourd'hui en France, sous le nom de " science ". Jamais une école n'avait plus abusé du mot " science " que l'école proudhonienne, car ... là où manquent les idées, se présente à point un mot.
25 La traduction exacte des mots allemands " Geld, Geldform " présente une difficulté. L'expression : " forme argent " peut indistinctement s'appliquer à toutes les marchandises sauf les métaux précieux. On ne saurait pas dire, par exemple, sans amener une certaine confusion dans l'esprit des lecteurs : " forme argent de l'argent ", ou bien " l'or devient argent. Maintenant l'expression " forme monnaie " présente un autre inconvénient, qui vient de ce qu'en français le mot " monnaie " est souvent employé dans le sens de pièces monnayées. Nous employons alternativement les mots " forme monnaie " et " forme argent " suivant les cas, mais toujours dans le même sens.
26 L'économie politique classique n'a jamais réussi à déduire de son analyse de la marchandise, et spécialement de la valeur de cette marchandise, la forme sous laquelle elle devient valeur d'échange, et c'est là un de ses vices principaux. Ce sont précisément ses meilleurs représentants, tels qu'Adam Smith et Ricardo, qui traitent la forme valeur comme quelque chose d'indifférent ou n'ayant aucun rapport intime avec la nature de la marchandise elle-même. Ce n'est pas seulement parce que la valeur comme quantité absorbe leur attention. La raison en est plus profonde. La forme valeur du produit du travail est la forme la plus abstraite et la plus générale du mode de production actuel, qui acquiert par cela même un caractère historique, celui d'un mode particulier de production sociale. Si on commet l'erreur de la prendre pour la forme naturelle, éternelle, de toute production dans toute société, on perd nécessairement de vue le côté spécifique de la forme valeur, puis de la forme marchandise, et à un degré plus développé, de la forme argent, forme capital, etc. C'est ce qui explique pourquoi on trouve chez des économistes complètement d'accord entre eux sur la mesure de la quantité de valeur par la durée de travail les idées les plus diverses et les plus contradictoires sur l'argent, c'est-à-dire sur la forme fixe de l'équivalent général. On remarque cela surtout dès qu'il s'agit de questions telles que celle des banques par exemple ; c'est alors à n'en plus finir avec les définitions de la monnaie et les lieux communs constamment débités à ce propos. - Je fais remarquer une fois pour toutes que j'entends par économie politique classique toute économie qui, à partir de William Petty, cherche à pénétrer l'ensemble réel et intime des rapports de production dans la société bourgeoise, par opposition à l'économie vulgaire qui se contente des apparences, rumine sans cesse pour son propre besoin et pour la vulgarisation des plus grossiers phénomènes les matériaux déjà élaborés par ses prédécesseurs, et se borne à ériger pédantesquement en système et à proclamer comme vérités éternelles les illusions dont le bourgeois aime à peupler son monde à lui, le meilleur des mondes possibles.
27 On se souvient que la Chine et les tables commencèrent à danser, lorsque tout le reste du monde semblait ne pas bouger - pour encourager les autres.
28 Chez les anciens Germains la grandeur d'un arpent de terre était calculée d'après le travail d'un jour, et de là son nom Tagwerk, Mannwerk, etc. (Jurnale ou jurnalis, terra jurnalis ou diurnalis.) D'ailleurs l'expression de " journal " de terre subsiste encore dans certaines parties de la France (voir Georg Ludwig von MAURER, Einleitung zur Geschichte der Mark-, Hof-, Dorf- und Stadt-Verfassung..., Munich, 1854, p. 129 et suiv.). [Deuxième édition]
29 Quand donc Galiani dit : " La valeur est un rapport entre deux personnes "! La Richezza è une ragione tra due persone. (GALIANI, Della Moneta, p. 221, t. III du recueil de Custodi : Scrittori classici italiani di Economia politica. - Parte moderna, Milan, 1803), il aurait dû ajouter : un rapport caché sous l'enveloppe des choses. [Deuxième édition]
30 " Que doit-on penser d'une loi qui ne peut s'exécuter que par des révolutions périodiques ? C'est tout simplement une loi naturelle fondée sur l'inconscience de ceux qui la subissent. " (Friedrich ENGELS " Umrisse, zu einer Kritik der Nationalökonomie ", p. 103, dans les Annales franco-allemandes, éditées par Arnold Ruge et Karl Marx, Paris, 1844.)
31 Ricardo lui-même a sa Robinsonade. Le chasseur et le pêcheur primitifs sont pour lui des marchands qui échangent le poisson et le gibier en raison de la durée du travail réalisé dans leurs valeurs. A cette occasion, il commet ce singulier anachronisme, que le chasseur et le pêcheur consultent, pour le calcul de leurs instruments de travail, les tableaux d'annuités en usage à la Bourse de Londres en 1817. Les " parallélogrammes de M. Owen " paraissent être la seule forme de société qu'il connaisse en dehors de la société bourgeoise (K. Marx, Contribution..., op. cit., p. 38-39). [Deuxième édition]
32 C'est un préjugé ridicule, répandu ces derniers temps, de croire que la propriété collective primitive est une forme de propriété spécifiquement slave, voire exclusivement russe. C'est la forme primitive dont on peut établir la présence chez les Romains, les Germains, les Celtes, mais dont on rencontre encore, aux Indes, tout un échantillonnage aux spécimens variés, bien qu'en partie à l'état de vestiges. Une étude rigoureuse des formes de la propriété collective en Asie, et spécialement aux Indes, montrerait qu'en se dissolvant les différentes formes de la propriété collective primitive ont donné naissance à différentes formes de propriété. C'est ainsi que l'on peut, par exemple, déduire les différents types originaux de propriété privée à Rome et chez les Germains de différentes formes de propriété collective aux Indes (K. Marx, Contribution..., op. cit., p. 13).[Deuxième édition]
33 Un des premiers économistes qui après William Petty ait ramené la valeur à son véritable contenu, le célèbre Franklin, peut nous fournir un exemple de la manière dont l'économie bourgeoise procède dans son analyse. Il dit : " Comme le commerce en général n'est pas autre chose qu'un échange de travail contre travail, c'est par le travail qu'on estime le plus exactement la valeur de toutes choses " (The Works of Benjamin Franklin. etc., éditions Sparks, Boston, 1836, t. II. p. 267). Franklin trouve tout aussi naturel que les choses aient de la valeur, que le corps de la pesanteur. A son point de vue, il s'agit tout simplement de trouver comment cette valeur sera estimée le plus exactement possible. Il ne remarque même pas qu'en déclarant que " c'est par le travail qu'on estime le plus exactement la valeur de toute chose ", il fait abstraction de la différence des travaux échangés et les réduit à un travail humain égal. Autrement il aurait dû dire : puisque l'échange de bottes ou de souliers contre des tables n'est pas autre chose qu'un échange de cordonnerie contre menuiserie, c'est par le travail du menuisier qu'on estimera avec le plus d'exactitude la valeur des bottes ! En se servant du mot travail en général, il fait abstraction du caractère utile et de la forme concrète des divers travaux.
L'insuffisance de l'analyse que Ricardo a donnée de la grandeur de la valeur - et c'est la meilleure - sera démontrée dans les Livres III et IV de cet ouvrage. Pour ce qui est de la valeur en général, l'économie politique classique ne distingue jamais clairement ni expressément le travail représenté dans la valeur du même travail en tant qu'il se représente dans la valeur d'usage du produit. Elle fait bien en réalité cette distinction, puisqu'elle considère le travail tantôt au point de vue de la qualité, tantôt à celui de la quantité. Mais il ne lui vient pas à l'esprit qu'une différence simplement quantitative des travaux suppose leur unité ou leur égalité qualitative, c'est-à-dire leur réduction au travail humain abstrait. Ricardo, par exemple, se déclare d'accord avec Destutt de Tracy quand celui-ci dit : " Puisqu'il est certain que nos facultés physiques et morales sont notre seule richesse originaire, que l'emploi de ces facultés, le travail quelconque, est notre seul trésor primitif, et que c'est toujours de cet emploi que naissent toutes les choses que nous appelons des biens... il est certain même que tous ces biens ne font que représenter le travail qui leur a donné naissance, et que, s'ils ont une valeur, ou même deux distinctes, ils ne peuvent tenir ces valeurs que de celle du travail dont ils émanent. " (DESTUTT DE TRACY, Eléments d'idéologie, IVe et Ve parties, Paris, 1826, p. 35, 36.) (Comp. RICARDO, The Principles of Political Economy, 3e éd., London, 1821, p. 334.) Ajoutons seulement que Ricardo prête aux paroles de Destutt un sens trop profond. Destutt dit bien d'un côté que les choses qui forment la richesse représentent le travail qui les a créées ; mais, de l'autre, il prétend qu'elles tirent leurs deux valeurs différentes (valeur d'usage et valeur d'échange) de la valeur du travail. Il tombe ainsi dans la platitude de l'économie vulgaire qui admet préalablement la valeur d'une marchandise (du travail, par exemple) pour déterminer la valeur des autres.
Ricardo le comprend comme s'il disait que le travail (non sa valeur) se représente aussi bien dans la valeur d'usage que dans la valeur d'échange. Mais lui-même distingue si peu le caractère à double face du travail que dans tout son chapitre " Valeur et Richesse ", il est obligé de discuter les unes après les autres les trivialités d'un J.-B. Say. Aussi est-il à la fin tout étonné de se trouver d'accord avec Destutt sur le travail comme source de valeur, tandis que celui-ci, d'un autre côté, se fait de la valeur la même idée que Say.
34 " Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a pour eux que deux sortes d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en cela aux théologiens, qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu... Ainsi il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus. " (Karl MARX, Misère de la philosophie. Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, 1847, p. 113.) Le plus drôle est Bastiat, qui se figure que les Grecs et les Romains n'ont vécu que de rapine. Mais quand on vit de rapine pendant plusieurs siècles, il faut pourtant qu'il y ait toujours quelque chose à prendre ou que l'objet des rapines continuelles se renouvelle constamment. Il faut donc croire que les Grecs et les Romains avaient leur genre de production à eux, conséquemment une économie, qui formait la base matérielle de leur société, tout comme l'économie bourgeoise forme la base de la nôtre. Ou bien Bastiat penserait-il qu'un mode de production fondé sur le travail des esclaves est un système de vol ? Il se place alors sur un terrain dangereux. Quand un géant de la pensée, tel qu'Aristote, a pu se tromper dans son appréciation du travail esclave, pourquoi un nain comme Bastiat serait-il infaillible dans son appréciation du travail salarié? - Je saisis cette occasion pour dire quelques mots d'une objection qui m'a été faite par un journal allemand-américain à propos de mon ouvrage : Contribution à la critique de l'économie politique, paru en 1859. Suivant lui, mon opinion que le mode déterminé de production et les rapports sociaux qui en découlent, en un mot que la structure économique de la société est la base réelle sur laquelle s'élève ensuite l'édifice juridique et politique, de telle sorte que le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle - suivant lui, cette opinion est juste pour le monde moderne dominé par les intérêts matériels mais non pour le Moyen Age où régnait le catholicisme, ni pour Athènes et Rome où régnait la politique. Tout d'abord, il est étrange qu'il plaise à certaines gens de supposer que quelqu'un ignore ces manières de parler vieillies et usées sur le Moyen Age et l'Antiquité. Ce qui est clair, c'est que ni le premier ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde de la politique. Les conditions économiques d'alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal. La moindre connaissance de l'histoire de la République romaine, par exemple, fait voir que le secret de cette histoire, c'est l'histoire de la propriété foncière. D'un autre côté, personne n'ignore que déjà don Quichotte a eu à se repentir pour avoir cru que la chevalerie errante était compatible avec toutes les formes économiques de la société.
35 " Value is a property of things, riches of man. Value, in this sense, necessarily implies exchanges, riches do not. " (Observations on certain verbal Disputas in Political Economy, particularly relating to value and to demand and supply, London, 1821, p. 16.)
36 " Riches are the attribute of men, value is the attribute of commodities. A man or a community is rich, a pearl or a diamond is valuable... A pearl or a diamond is valuable as a pearl or diamond. " (S. Bailey, op. cit., p. 165.)
37 L'auteur des Observations et S. BAILEY accusent Ricardo d'avoir fait de la valeur d'échange, chose purement relative, quelque chose d'absolu. Tout au contraire, il a ramené la relativité apparente que ces objets, tels que perle et diamant, par exemple, possèdent comme valeur d'échange, au vrai rapport caché sous cette apparence, à leur relativité comme simples expressions de travail humain. Si les partisans de Ricardo n'ont su répondre à Bailey que d'une manière grossière et pas du tout concluante, c'est tout simplement parce qu'ils n'ont trouvé chez Ricardo lui-même rien qui les éclairât sur le rapport intime qui existe entre la valeur et sa forme, c'est-à-dire la valeur d'échange.
38 Dans le XII° siècle, si renommé pour sa piété, on trouve souvent parmi les marchandises des choses très délicates. Un poète français de cette époque signale, par exemple, parmi les marchandises qui se voyaient sur le marché du Landit, à côté des étoffes, des chaussures, des cuirs et des instruments d'agriculture, " des femmes folles de leurs corps ".
39 Bien des gens puisent leur idéal de justice dans les rapports juridiques qui ont leur origine dans la société basée sur la production marchande, ce qui, soit dit en passant, leur fournit agréablement la preuve que ce genre de production durera aussi longtemps que la justice elle-même. Ensuite, dans cet idéal, tiré de la société actuelle, ils prennent lent point d'appui pour réformer cette société et son droit. Que penserait-on d'un chimiste qui, au lieu d'étudier les lois des combinaisons matérielles et de résoudre sur cette base des problèmes déterminés, voudrait transformer ces combinaisons d'après les " idées éternelles de l'affinité et de la naturalité ? " Sait-on quelque chose de plus sur " l'usure ", par exemple, quand on dit qu'elle est en contradiction avec la " justice éternelle " et l'" équité éternelle ", que n'en savaient les Pères de l'Église quand ils en disaient autant en proclamant sa contradiction avec la " grâce éternelle, la foi éternelle et la volonté éternelle de Dieu " ?
40 " Car l'usage de chaque chose est de deux sortes : l'une est propre à la chose comme telle, l'autre non ; une sandale, par exemple, sert de chaussure et de moyen d'échange. Sous ces deux points de vue, la sandale est une valeur d'usage, car celui qui l'échange pour ce qui lui manque, la nourriture, je suppose, se sert aussi de la sandale comme sandale, mais non dans son genre d'usage naturel, car elle n'est pas là précisément pour l'échange. " (ARISTOTE, De Rep., l. I, ch. IX.)
41 " Ils ont tous un même dessein et ils donneront à la bête leur force et leur puissance. " (Apocalypse, XVII, 13) " Et que personne ne puisse ni acheter, ni vendre, que celui qui aura le caractère ou le nom de la bête, ou le nombre de son nom. " (Apocalypse, XIII, 17, trad. Lemaistre de Sacy.)
42 On peut d'après cela apprécier le socialisme bourgeois qui veut éterniser la production marchande et, en même temps, abolir " l'opposition de marchandise et argent ", c'est-à-dire l'argent lui-même, car il n'existe que dans cette opposition. Voir sur ce sujet : Contribution..., p. 61.
43 Tant que deux objets utiles différents ne sont pas encore échangés, mais qu'une masse chaotique de choses est offerte comme équivalent pour une troisième, ainsi que nous le voyons chez les sauvages, l'échange immédiat des produits n'est lui-même qu'à son berceau.
44 Karl MARX, Contribution..., p. 121, - " Les métaux précieux ... sont naturellement monnaie " (GALIANI, Della Monetta, dans le recueil de Custodi, Parte moderna, t. III, p. 137).
45 V. de plus amples détails à ce sujet dans mon ouvrage déjà cité, ch. " Les métaux précieux ".
46 " L'argent est la marchandise universelle. " (VERRI, Meditazioni sulla Economia Politica, p. 16.)
47 " L'argent et l'or eux-mêmes, auxquels nous pouvons donner le nom général de lingots, sont ... des marchandises ... dont la valeur ... hausse et baisse. Le lingot a une plus grande valeur là où, avec un moindre poids, on achète une plus grande quantité de produits ou de marchandises du pays. " (A Discourse on the general notions of Money, Trade and Exchange, as they stand in relations to each other, by a Merchant, London, 1695, p. 7.) " L'argent et l'or, monnayés ou non, quoiqu'ils servent de mesure à toutes les autres choses, sont des marchandises tout aussi bien que le vin, l'huile, le tabac, le drap et les étoffes. " (A Discourse concerning Trade, and that in particular of the East Indies, etc., London, 1689, p. 2.) " Les fonds et les richesses du royaume ne peuvent pas consister exclusivement en monnaie, et* l'or et l'argent ne doivent pas être exclus du nombre des marchandises. " (The East India Trade, a most profitable Trade..., London, 1677, p. 4.)
48 " L'or et l'argent ont leur valeur comme métaux avant qu'ils deviennent monnaie. "(GALIANI, op. cit., p. 72.) Locke dit : " Le commun consentement des hommes assigna une valeur imaginaire à l'argent, à cause de ses qualités qui le rendaient propre à la monnaie. " Law, au contraire : " Je ne saurais concevoir comment différentes nations pourraient donner une valeur imaginaire à aucune chose ... ou comment cette valeur imaginaire pourrait avoir été maintenue ? " Mais il n'entendait rien lui-même à cette question, car ailleurs il s'exprime ainsi : " L'argent s'échangeait sur le pied de ce qu'il était évalué pour les usages ", c'est-à-dire d'après sa valeur réelle ; " il reçut une valeur additionnelle ... de son usage comme monnaie ". (Jean LAW, Considérations sur le numéraire et le commerce, Éd. Daire, " Économistes financiers du XVIIIe siècle ", p. 469-470.)
49 " L'argent en [des denrées] est le signe " (V. DE FORBONNAIS, Eléments du commerce, nouv. éd. Leyde, 1766, t. II, p. 143). - " Comme signe il est attiré par les denrées " (op. cit., p. 155). - " L'argent est un signe d'une chose et la représente " (MONTESQUIEU, Esprit des lois [Œuvres, Londres, 1766, t. II, p. 148]). L'argent " n'est pas simple signe, car il est lui-même richesse ; il ne représente pas les valeurs, il les équivaut " (LE TROSNE, op. cit., p. 910).
" Si on considère le concept de valeur, la chose elle-même n'est prise que comme un signe, et elle ne représente pas ce qu'elle est elle-même, mais ce qu'elle vaut. " HEGEL, Philosophie du droit. [Première édition]
[Longtemps avant les économistes, les juristes avaient mis en vogue cette idée que l'argent n'est qu'un simple signe et que les métaux précieux n'ont qu'une valeur imaginaire. Valets et sycophantes du pouvoir royal, ils ont pendant tout le Moyen Age appuyé le droit des rois à la falsification des monnaies sur les traditions de l'Empire romain et sur le concept du rôle de l'argent tel qu'il se trouve dans les Pandectes. " Que aucun puisse ne doit faire doute, dit leur habile disciple Philippe de Valois dans un décret de 1346 (16 janvier), que à Nous et à Nostre Majesté royal, n'appartiengne seulement ... le mestier, le fait, la provision et toute l'Ordenance de monoie et de faire monnoier teles monnoyes et donner tel cours, pour tel prix comme il Nous plaist et bon Nous semble " [Ordonnances des rois de France de la 3e race..., Paris, 1729, t. II, p. 254]. C'était un dogme du droit romain que l'empereur décrétât la valeur de l'argent. Il était défendu expressément de le traiter comme une marchandise. Pecunias veto nulli emere fas erit, nam in usu publico constitutas oportet non esse mercem. [Il ne peut être permis à personne d'acheter de l'argent, car, créé pour l'usage public, il ne peut être marchandise.] On trouve d'excellents commentaires là-dessus dans G.F. PAGNINI, Saggio sopra il giusto pregio delle cose, 1751, dans Custodi, Parte moderna, t. II. Dans la seconde partie de son écrit notamment, Pagnini dirige sa polémique contre les juristes.
50 " Si un homme peut livrer à Londres une once d'argent extraite des mines du Pérou, dans le même temps qu'il lui faudrait pour produire un boisseau de grain, alors l'un est le prix naturel de l'autre. Maintenant, si un homme, par l'exploitation de mines plus nouvelles et plus riches, peut se procurer aussi facilement deux onces d'argent qu'auparavant une seule, le grain sera aussi bon marché à 10 shillings le boisseau qu'il l'était auparavant à 5 shillings, caeteris paribus [toutes choses égales d'ailleurs] (William PETTY, A Treatise of Taxes and Contributions, London, 1667, p. 31).
51 Maître Roscher, le professeur, nous apprend d'abord : " Que les fausses définitions de l'argent peuvent se diviser en deux groupes principaux : il y a celles d'après lesquelles il est plus et celles d'après lesquelles il est moins qu'une marchandise. " Puis il nous fournit un catalogue des écrits les plus bigarrés sur la nature de l'argent, ce qui ne jette pas la moindre lueur sur l'histoire réelle de la théorie. A la fin, arrive la morale: " On ne peut nier, dit-il, que la plupart des derniers économistes ont accordé peu d'attention aux particularités qui distinguent l'argent des autres marchandises [il est donc plus ou moins qu'une marchandise ?]. En ce sens, la réaction mi-mercantiliste de Ganilh, etc., n'est pas tout à fait sans fondement. " (Wilhelm ROSCHER, Die Grundlagen der Nationalökonomie, 3e édit., 1858, p. 207-210.) Plus - moins - trop peu - en ce sens - pas tout à fait - quelle clarté et quelle précision dans les idées et le langage ! Et c'est un tel fatras d'éclectisme professoral que maître Roscher baptise modestement du nom de " méthode anatomico-physiologique " de l'économie politique ! On lui doit cependant une découverte, à savoir que l'argent est " une marchandise agréable ".
52 Poser la question de savoir pourquoi la monnaie ne représente pas immédiatement le temps de travail lui-même, de telle sorte, par exemple, qu'un billet représente un travail de x heures, revient tout simplement à ceci : pourquoi, étant donné la production marchande, les produits du travail doivent-ils revêtir la forme de marchandises ? Ou à cette autre : pourquoi le travail privé ne peut-il pas être traité immédiatement comme travail social, c'est-à-dire comme son contraire ? J'ai rendu compte ailleurs avec plus de détails de l'utopie d'une " monnaie ou bon de travail " dans le milieu actuel de production (I c., p. 61 et suiv.). Remarquons encore ici que le bon de travail d'Owen, par exemple, est aussi peu de l'argent qu'une contremarque de théâtre. Owen suppose d'abord un travail socialisé, ce qui est une forme de production diamétralement opposée à la production marchande. Chez lui le certificat de travail constate simplement la part individuelle du producteur au travail commun et son droit individuel à la fraction du produit commun destinée à la consommation. Il n'entre point dans l'esprit d'Owen de supposer d'un côte la production marchande et de vouloir de l'autre échapper à ses conditions inévitables par des bousillages d'argent.
53 Le sauvage ou le demi-sauvage se sert de sa langue autrement. Le capitaine Parry remarque, par exemple, des habitants de la côte ouest de la baie de Baffin : " Dans ce cas (l'échange des produits) ils passent la langue deux fois sur la chose présentée à eux, après quoi ils semblent croire que le traité est dûment conclu. " Les Esquimaux de l'est léchaient de même les articles qu'on leur vendait à mesure qu'ils les recevaient. Si la langue est employée dans le nord comme organe d'appropriation, rien d'étonnant que dans le sud le ventre passe pour l'organe de la propriété accumulée et que le Caffre juge de la richesse d'un homme d'après son embonpoint et sa bedaine. Ces Caffres sont des gaillards très clairvoyants, car tandis qu'un rapport officiel de 1864 sur la santé publique en Angleterre s'apitoyait sur le manque de substances adipogènes facile à constater dans la plus grande partie de la classe ouvrière, un docteur Harvey, qui pourtant n'a pas inventé la circulation du sang, faisait sa fortune dans la même année avec des recettes charlatanesques qui promettaient à la bourgeoisie et à l'aristocratie de les délivrer de leur superflu de graisse.
54 V. Karl Marx : Critique de l'économie politique, etc., la partie intitulée : Théories sur l'unité de mesure de l'argent.
55 Partout où l'argent et l'or se maintiennent légalement l'un à côte de l'autre comme monnaie, c'est-à-dire comme mesure de valeurs, c'est toujours en vain qu'on a essayé de les traiter comme une seule et même matière. Supposer que la même quantité de travail se matérialise immuablement dans la même proportion d'or et d'argent, c'est supposer en fait que l'argent et l'or sont la même matière et qu'un quantum donné d'argent, du métal qui a la moindre valeur, est une fraction immuable d'un quantum donne d'or. Depuis le règne d'Edouard III jusqu'aux temps de George II, l'histoire de l'argent en Angleterre présente une série continue de perturbations provenant de la collision entre le rapport de valeur légale de l'argent et de l'or et les oscillations de leur valeur réelle. Tantôt c'était l'or qui était estimé trop haut, tantôt c'était l'argent. Le métal estimé au-dessous de sa valeur était dérobé à la circulation, refondu et exporté. Le rapport de valeur des deux métaux était de nouveau légalement changé ; mais, comme l'ancienne, la nouvelle valeur nominale entrait bientôt en conflit avec le rapport réel de valeur.
A notre époque même, une baisse faible et passagère de l'or par rapport à l'argent, provenant d'une demande d'argent dans l'Inde et dans la Chine, a produit en France le même phénomène sur la plus grande échelle, exportation de l'argent et son remplacement par l'or dans la circulation. Pendant les années 1855, 1856 et 1857, l'importation de l'or en France dépassa son exportation de quarante et un millions cinq cent quatre-vingt mille livres sterling, tandis que l'exportation de l'argent dépassa son importation de quatorze millions sept cent quarante mille. En fait, dans les pays comme la France où les deux métaux sont des mesures de valeurs légales et ont tous deux un cours forcé, de telle sorte que chacun peut payer à volonté soit avec l'un, soit avec l'autre, le métal en hausse porte un agio et mesure son prix, comme toute autre marchandise, dans le métal surfait, tandis que ce dernier est employé seul comme mesure de valeur. L'expérience fournie par l'histoire à ce sujet se réduit tout simplement à ceci, que là où deux marchandises remplissent légalement la fonction de mesure de valeur, il n'y en a en fait qu'une seule qui se maintienne à ce poste. (Karl Marx , l. c., p. 52, 53.)
56 Ce fait étrange que l'unité de mesure de la monnaie anglaise, l'once d'or, n'est pas subdivisée en parties aliquotes, s'explique de la manière suivante : " A l'origine notre monnaie était adaptée exclusivement à l'argent, et c'est pour cela qu'une once d'argent peut toujours être divisée dans un nombre de pièces aliquotes; mais l'or n'ayant été introduit qu'à une période postérieure dans un système de monnayage exclusivement adapté à l'argent, une once d'or ne saurait pas être monnayée en un nombre de pièces aliquotes. " (Maclaren : History of the Currency, etc., p. 16. London, 1858.)
57 " L'argent peut continuellement changer de valeur et néanmoins servir de mesure de valeur aussi bien que s'il restait parfaitement stationnaire. " (Bailey : Money and its vicissitudes. London, 1837, p. 11.)
58 Les monnaies qui sont aujourd'hui idéales, sont les plus anciennes de toute nation, et toutes étaient à une certaine période réelles (cette dernière assertion n'est pas juste dans une aussi large mesure), et parce qu'elles étaient réelles, elles servaient de monnaie de compte. " (Galiani, l. c., p. 153.)
59 C'est ainsi que la livre anglaise ne désigne à peu près que 1/4 de son poids primitif, la livre écossaise avant l'Union de 1701 1/36 seulement, la livre française 1/94, le maravédi espagnol moins de 1/100, le réis portugais une fraction encore bien plus petite. M. David Urquhart remarque dans ses " Familiar Words ", à propos de ce fait qui le terrifie, que la livre anglaise (l. st.) comme unité de mesure monétaire ne vaut plus que 1/4 d'once d'or : " C'est falsifier une mesure et non pas établir un étalon. " Dans cette fausse dénomination de l'étalon monétaire il voit, comme partout, la main falsificatrice de la civilisation.
60 Dans différents pays, l'étalon légal des prix est naturellement différent. En Angleterre, par exemple, l'once comme poids de métal est divisée en Pennyweights, Grains et Karats Troy; mais l'once comme unité de mesure monétaire est divisée en 37/8 sovereigns, le sovereign en 20 shillings, le shilling en 12 pence, de sorte que 100 livres d'or à 22 karats (1 200 onces) T 4 672 sovereigns et 10 shillings.
61 " Comme on demandait à Anacharsis, de quel usage était l'argent chez les Grecs, il répondit : ils s'en servent pour compter. " (Athenæus, Deipn., I, IV.)
62 L'or possédant comme étalon des prix les mêmes noms que les prix des marchandises, et de plus étant monnayé suivant les parties aliquotes de l'unité de mesure, que ces noms désignent, de l'once, par exemple, de sorte qu'une once d'or peut être exprimée tout aussi bien que le prix d'une tonne de fer par 3 l. 17 s. 10 1/2 d., on a donné à ces expressions le nom de prix de monnaie. C'est ce qui a fait naître l'idée merveilleuse que l'or pouvait être estimé en lui-même, sans comparaison avec aucune autre marchandise, et qu'à la différence de toutes les autres marchandises il recevait de l'Etat un prix fixe. On a confondu la fixation des noms de monnaie de compte pour des poids d'or déterminés avec la fixation de la valeur de ce poids. La littérature anglaise possède d'innombrables écrits dans lesquels ce quiproquo est délayé à l'infini. lis ont inoculé la même folie à quelques auteurs de l'autre côte du détroit.
63 Comparez " Théories sur l'unité de mesure de l'argent " dans l'ouvrage déjà cité (Critique de l'économie politique, p. 53 et suiv.). - Les fantaisies à propos de l'élévation ou de l'abaissement du " prix de monnaie " qui consistent de la part de l'Etat à donner les noms légaux déjà fixés pour des poids déterminés d'or ou d'argent à des poids supérieurs ou inférieurs, c'est-à-dire par exemple, à frapper 14 d'once d'or en 40 shillings au lieu de 20, de telles fantaisies, en tant qu'elles ne sont point de maladroites opérations financières contre les créanciers de l'Etat ou des particuliers, mais ont pour but d'opérer des " cures merveilleuses " économiques, ont été traitées d'une manière si complète par W. Petty, dans son ouvrage : " Quantulumcumque concerning money. To the Lord Marquis of Halifax ", 1682, que ses successeurs immédiats, Sir Dudley North et John Locke, pour ne pas parler des plus récents, n'ont pu que délayer et affaiblir ses explications. " Si la richesse d'une nation pouvait être décuplée par de telles proclamations, il serait étrange que nos maîtres ne les eussent pas faites depuis longtemps ", dit-il entre autres, l. c., p. 36.
64 " Ou bien il faut consentir à dire qu'une valeur d'un million en argent vaut plus qu'une valeur égale en marchandises " (Le Trosne, l. c., p, 922), ainsi qu'une valeur vaut plus qu'une valeur égale.
65 Si dans sa jeunesse saint Jérôme avait beaucoup à lutter contre la chair matérielle, parce que des images de belles femmes obsédaient sans cesse son imagination, il luttait de même dans sa vieillesse contre la chair spirituelle. Je me figurai, dit-il, par exemple, en présence du souverain juge. " Qui es-tu ? " Je suis un chrétien. " Non, tu mens, répliqua le juge d'une voix de tonnerre, tu n'es qu'un Cicéronien. "
66 " L'alliage et le poids de cette monnaie sont très bien examinés, mais, dis-moi, l'as-tu dans ta bourse ? "
67 " E? de t??... p??? ??t?µe?s?e??a? pa?? d ?????e?t??, ?a? p?? ?p??t??, ?spe? ?????? ???µ?ta ?a? ???µ?t?? ???s?? " F. Lassalle, La philosophie d'Héraclite l'obscur. Berlin, 1858, t. I, p. 222. " Le feu, comme dit Héraclite, se convertit en tout, et tout se convertit en eu, de même que les marchandises en or et l'or en marchandises. "
68 " Le véritable amour est toujours cahoté dans sa course. " (Shakespeare.)
69 " Toute vente est achat. " (Dr Quesnay, Dialogues sur le commerce et les travaux des artisans. Physiocrates, éd. Daire, I° partie, Paris, 1846, p. 170), ou, comme le dit le même auteur, dans ses Maximes générales : Vendre est acheter.
70 " Le prix d'une marchandise ne pouvant être payé que par le prix d'une autre marchandise. " (Mercier de la Rivière : l'Ordre naturel et essentiel (les sociétés politiques. Physiocrates, éd. Daire, II° partie, p. 554.)
71 " Pour avoir cet argent, il faut avoir vendu. " (L. c., p. 545.)
72 Ici, comme nous l'avons déjà fait remarquer, le producteur d'or ou d'argent fait exception : il vend son produit sans avoir préalablement acheté.
73 " Si l'argent représente, dans nos mains, les choses que nous pouvons désirer d'acheter, il y représente aussi les choses que nous avons vendues pour cet argent. " (Mercier de la Rivière, l. c., p. 586.)
74 " Il y a donc quatre termes et trois contractants, dont l'un intervient deux fois. " (Le Trosne, l. c., p. 908.)
75 V. mes remarques sur James Mill, l. c., p. 74-76. Deux points principaux caractérisent à ce sujet la méthode apologétique des économistes. D'abord ils identifient la circulation des marchandises et l'échange immédiat des produits, en faisant tout simplement abstraction de leurs différences. En second lieu, ils. essaient d'effacer les contradictions de la production capitaliste en réduisant les rapports de ses agents aux rapports simples qui résultent de la circulation des marchandises. Or, circulation des marchandises et production des marchandises sont des phénomènes qui appartiennent aux modes de production les plus différents, quoique dans une mesure et une portée qui ne sont pas les mêmes, On ne sait donc encore rien de la différence spécifique des modes de production, et on ne peut les juger, si l'on ne connaît que les catégories abstraites de la circulation des marchandises qui leur sont communes. Il n'est pas de science où, avec des lieux communs élémentaires, l'on fasse autant l'important que dans l'économie politique. J. B. Say, par exemple, se fait fort de juger les crises, parce qu'il sait que la marchandise est un produit.
76 " Il (l'argent) n'a d'autre mouvement que celui qui lui est imprimé par les productions. " (Le Trosne, l. c., p. 885.)
77 Il faut bien remarquer que le développement donné dans le texte n'a trait qu'à la forme simple de la circulation, la seule que nous étudiions à présent.
78 " Ce sont les productions qui le mettent en mouvement (l'argent) et le font circuler... La célérité de son mouvement supplée à sa quantité. Lorsqu'il en est besoin, il ne fait que glisser d'une main dans l'autre sans s'arrëter un instant. " (Le Trosne, l. c., p. 915, 916.)
79 " L'argent étant la mesure commune des ventes et des achats, quiconque a quelque chose à vendre et ne peut se procurer des acheteurs est enclin à penser que le manque d'argent dans le royaume est la cause qui fait que ses articles ne se vendent pas, et dès lors chacun de s'écrier que l'argent manque, ce qui est une grande méprise... Que veulent donc ces gens qui réclament de l'argent à grands cris ?... Le fermier se plaint, il pense que s'il y avait plus d'argent dans le pays il trouverait un prix pour ses denrées. Il semble donc que ce n'est pas l'argent, mais un prix qui fait défaut pour son blé et son bétail... et pourquoi ne trouve-t-il pas de prix ? ... 1° Ou bien il y a trop de blé et de bétail dans le pays, de sorte que la plupart de ceux qui viennent au marché ont besoin de vendre comme lui et peu ont besoin d'acheter; 2° ou bien le débouché ordinaire par exportation fait défaut... ou bien encore 3° la consommation diminue, comme lorsque bien des gens, pour raison de pauvreté, ne peuvent plus dépenser autant dans leur maison qu'ils le faisaient auparavant. Ce ne serait donc pas l'accroissement d'argent qui ferait vendre les articles du fermier, mais la disparition d'une de ces trois causes. C'est de la même façon que le marchand et le boutiquier manquent d'argent, c'est-à-dire qu'ils manquent d'un débouché pour les articles dont ils trafiquent, par la raison que le marché leur fait défaut... Une nation n'est jamais plus prospère que lorsque les richesses ne font qu'un bond d'une main à l'autre. " (Sir Dudley North : Discourses upon Trade, London, 1691, p. 11-15 passim.)
Toutes les élucubrations d'Herrenschwand se résument en ceci, que les antagonismes qui résultent de la nature de la marchandise et qui se manifestent nécessairement dans la circulation pourraient être écartés en y jetant une masse plus grande de monnaie. Mais si c'est une illusion d'attribuer un ralentissement ou un arrêt dans la marche de la production et de la circulation au manque de monnaie, il ne s'ensuit pas le moins du monde qu'un manque réel de moyens de circulation provenant de limitations législatives ne puisse pas de son côté provoquer des stagnations.
80 " Il y a une certaine mesure et une certaine proportion de monnaie nécessaire pour faire marcher le commerce d'une nation, au-dessus ou au-dessous desquelles ce commerce éprouverait un préjudice. Il faut de même une certaine proportion de farthings (liards) dans un petit commerce de détail pour échanger la monnaie d'argent et surtout pour les comptes qui ne pourraient être réglés complètement avec les plus petites pièces d'argent... De même que la proportion du nombre de farthings exigée par le commerce doit être calculée d'après le nombre des marchands, la fréquence de leurs échanges, et surtout d'après la valeur des plus petites pièces de monnaie d'argent; de même la proportion de monnaie (argent ou or) requise par notre commerce doit être calculée sur le nombre des échanges et la grosseur des payements à effectuer. " (William Petty, A Treatise on Taxes and Contributions, London, 1667, p. 17.)
La théorie de Hume, d'après laquelle " les prix dépendent de l'abondance de l'argent ", fut défendue contre Sir James Steuart et d'autres par A. Young, dans sa Political Arithmetic, London, 1774, p. 112 et suiv. Dans mon livre : Zur Kritik, etc., p. 183, j'ai dit qu'Adam Smith passa sous silence cette question de la quantité de la monnaie courante. Cela n'est vrai cependant qu'autant qu'il traite la question de l'argent ex professo. A l'occasion, par exemple dans sa critique des systèmes antérieurs d'économie politique, il s'exprime correctement à ce sujet : " La quantité de monnaie dans chaque pays est réglée par la valeur des marchandises qu'il doit faire circuler... La valeur des articles achetés et vendus annuellement dans un pays requiert une certaine quantité de monnaie pour les faire circuler et les distribuer à leurs consommateurs et ne peut en employer davantage. Le canal de la circulation attire nécessairement une somme suffisante pour le remplir et n'admet jamais rien de plus. "
Adam Smith commence de même son ouvrage, ex professo, par une apothéose de la division du travail. Plus tard, dans le dernier livre sur les sources du revenu de l'Etat, il reproduit les observations de A. Ferguson, son maître, contre la division du travail. (Wealth of Nations, l. IV, c. 1.)
81 " Les prix des choses s'élèvent dans chaque pays à mesure que l'or et l'argent augmentent dans la population; si donc l'or et l'argent diminuent dans un pays, les prix de toutes choses baisseront proportionnellement à cette diminution de monnaie. " (Jacob Vanderlint, Money answers all things, London, 1734, p. 5.) - Une comparaison plus attentive de l'écrit de Vanderlint et de l'essai de Hume ne me laisse pas le moindre doute que ce dernier connaissait l'œuvre de son prédécesseur et en tirait parti. On trouve aussi chez Barbon et beaucoup d'autres écrivains avant lui cette opinion que la masse des moyens de circulation détermine les prix. " Aucun inconvénient, dit-il, ne peut provenir de la liberté absolue du commerce, mais au contraire un grand avantage... puisque si l'argent comptant d'une nation en éprouve une diminution, ce que les prohibitions sont chargées de prévenir, les autres nations qui acquièrent l'argent verront certainement les prix de toutes choses s'élever chez elles, à mesure que la monnaie y augmente... et nos manufactures parviendront à livrer à assez bas prix, pour faire incliner la balance du commerce en notre faveur et faire revenir ainsi la monnaie chez nous (l. c., p. 44).
82 Il est évident que chaque espèce de marchandise forme, par son prix, un élément du prix total de toutes les marchandises en circulation. Mais il est impossible de comprendre comment un tas de valeurs d'usage incommensurables entre elles peut s'échanger contre la masse d'or ou d'argent qui se trouve dans un pays. Si l'on réduisait l'ensemble des marchandises à une marchandise générale unique, dont chaque marchandise ne formerait qu'une partie aliquote, on obtiendrait cette équation absurde : Marchandise générale = x quintaux d'or, marchandise A = partie aliquote de la marchandise générale = même partie aliquote de x quintaux d'or. Ceci est très naïvement exprimé par Montesquieu : " Si l'on compare la masse de l'or et de l'argent qui est dans le monde, avec la somme des marchandises qui y sont, il est certain que chaque denrée ou marchandise, en particulier, pourra être comparée à une certaine portion de l'autre. Supposons qu'il n'y ait qu'une seule denrée ou marchandise dans le monde, ou qu'il n'y en ait qu'une seule qui s'achète, et qu'elle se divise comme l'argent; une partie de cette marchandise répondra à une partie de la masse d'argent; la moitié du total de l'une à la moitié du total de l'autre, etc. L'établissement du prix des choses dépend toujours fondamentalement de la raison du total des choses au total des signes. " (Montesquieu, l. c., t. III, p. 12, 13.) Pour les développements donnés à cette théorie par Ricardo, par son disciple James Mill, Lord Overstone, etc., V. mon écrit : Zur Kritik, etc., p. 140-146 et p. 150 et suiv. M. J. St. Mill, avec la logique éclectique qu'il manie si bien, s'arrange de façon à être tout à la fois de l'opinion de son père James Mill et de l'opinion opposée. Si l'on compare le texte de son traité : Principes d'economie politique, avec la préface de la première édition dans laquelle il se présente lui-même comme l'Adam Smith de notre époque, on ne sait quoi le plus admirer, de la naïveté de l'homme ou de celle du public qui l'a pris, en effet, pour un Adam Smith, bien qu'il ressemble à ce dernier comme le général Williams de Kars au duc de Wellington. Les recherches originales, d'ailleurs peu étendues et peu profondes de M. J. Si. Mill dans le domaine de l'économie politique, se trouvent toutes rangées en bataille dans son petit écrit paru en 1844, sous le titre : Some unsettled questions of political economy. - Quant à Locke, il exprime tout crûment la liaison entre sa théorie de la non-valeur des métaux précieux et la détermination de leur valeur par leur seule quantité. " L'humanité ayant consenti à accorder à l'or et à l'argent une valeur imaginaire... la valeur intrinsèque considérée dans ces métaux n'est rien autre chose que quantité. " (Locke, " Some Considerations, etc. ", 1691. Ed. de 1777, vol. 11, p. 15.)
83 Je n'ai pas à m'occuper ici du droit de seigneuriage et d'autres détails de ce genre. Je mentionnerai cependant à l'adresse du sycophante Adam Muller, qui admire " la grandiose libéralité avec laquelle le gouvernement anglais monnaye gratuitement ", le jugement suivant de Sir Dudley North : " L'or et l'argent, comme les autres marchandises, ont leur flux et leur reflux. En arrive-t-il des quantités d'Espagne... on le porte à la Tour et il est aussitôt monnayé. Quelque temps après vient une demande de lingots pour l'exportation. S'il n'y en a pas et que tout soit en monnaie, que faire ? Eh bien! qu'on refonde tout de nouveau; il n'y a rien à y perdre, puisque cela ne coûte rien au possesseur. C'est ainsi qu'on se moque de la nation et qu'on lui fait payer le tressage de la paille à donner aux ânes. Si le marchand (North lui-même était un des premiers négociants du temps de Charles II) avait à payer le prix du monnayage, il n'enverrait pas ainsi son argent à la Tour sans plus de réflexion, et la monnaie conserverait toujours une valeur supérieure à celle du métal non monnayé. " (North, l. c., p. 18.)
84 " Si l'argent ne dépassait jamais ce dont on a besoin pour les petits payements, il ne pourrait être ramassé en assez grande quantité pour les payements plus importants... L'usage de l'or dans les gros payements implique donc son usage dans le commerce de détail. Ceux qui ont de la monnaie d'or l'offrent pour de petits achats et reçoivent avec la marchandise achetée un solde d'argent en retour. Par ce moyen, le surplus d'argent qui sans cela encombrerait le commerce de détail est dispersé dans la circulation générale. Mais, s'il y a autant d'argent qu'en exigent les petits payements, indépendamment de l'or, le marchand en détail recevra alors de l'argent pour les petits achats et le verra nécessairement s'accumuler dans ses mains. " (David Buchanan, Inquiry into the Taxation and commercial Policy of Great Britain. Edinburgh, 1844, p. 248, 249.)
85 Le mandarin des finances Wan-mao-in s'avisa un jour de présenter au fils du ciel un projet dont le but caché était de transformer les assignats de l'Empire chinois en billets de banque convertibles. Le comité des assignats d'avril 1854 se chargea de lui laver la tête, et proprement. Lui fit-il administrer la volée de coups de bambous traditionnelle, c'est ce qu'on ne dit pas. " Le comité ", telle est la conclusion du rapport, " a examiné ce projet avec attention et trouve que tout en lui a uniquement en vue l'intérêt des marchands, mais que rien n'y est avantageux pour la couronne. " (Arbeiten der Kaiserlich Russischen Gesandtschaft zu Peking fiber China. Aus dem Russischen von Dr. K. Abel und F. A. Mecklenburg. Erster Band. Berlin, 1858, p. 47 et suiv.) - Sur la perte métallique éprouvée par les monnaies d'or dans leur circulation, voici ce que dit le gouverneur de la Banque d'Angleterre, appelé comme témoin devant la Chambre des lords (Bank-acts Committee). - " Chaque année, une nouvelle classe de souverains (non politique - le souverain est le nom d'une l. st.) est trouvée trop légère. Cette classe qui telle année possède le poids légal perd assez par le frottement pour faire pencher, l'année après, le plateau de Ia balance contre elle. "
86 Le passage suivant, emprunté à Fullarton, montre quelle idée confuse se font même les meilleurs écrivains de la nature de l'argent et de ses fonctions diverses. " Un fait qui, selon moi, n'admet point de dénégation, c'est que pour tout ce qui concerne nos échanges à l'intérieur, les fonctions monétaires que remplissent ordinairement les monnaies d'or et d'argent peuvent être remplies avec autant d'efficacité par des billets inconvertibles, n'ayant pas d'autre valeur que cette valeur factice et conventionnelle qui leur vient de la loi. Une valeur de ce genre peut être réputée avoir tous les avantages d'une valeur intrinsèque et permettra même de se passer d'un étalon de valeur, à la seule condition qu'on en limitera, comme il convient, le nombre des émissions. " (John Fuilarton, Régulation of Currencies, 2° éd., London, 1845, p. 21.) - Ainsi donc, parce que la marchandise argent peut être remplacée dans la circulation par de simples signes de valeur, son rôle de mesure des valeurs et d'étalon des prix est déclaré superflu !
87 De ce fait, que l'or et l'argent en tant que numéraire ou dans la fonction exclusive d'instrument de circulation arrivent à n'être que des simples signes d'eux-mêmes, Nicolas Barbon fait dériver le droit des gouvernements " to raise money ", c'est-à-dire de donner à un quantum d'argent, qui s'appellerait franc, le nom d'un quantum plus grand, tel qu'un écu, et de ne donner ainsi à leurs créanciers qu'un franc, au lieu d'un écu. " La monnaie s'use et perd de son poids en passant par un grand nombre de mains... C'est sa dénomination et son cours que l'on regarde dans les marches et non sa qualité d'argent. Le métal n'est fait monnaie que par l'autorité publique. " (N. Barbon, l. c., p. 29, 30, 45.)
88 " Une richesse en argent n'est que... richesse en productions, converties en argent. " (Mercier de la Rivière, l. c., p. 557.) " Une valeur en productions n'a fait que changer de forme. " (Id., p. 485.)
89 " C'est grâce à cet usage qu'ils maintiennent leurs articles et leurs manufactures à des taux aussi bas. " (Vanderlint, l. c., p. 95, 96.)
90 " Money is a pledge. " (John Bellers, Essay about the Poor, manufactures, trade, plantations and immorality, London, 1699, p. 13.)
91 Achat, dans le sens catégorique, suppose en effet que l'or ou l'argent dans les mains de l'èchangiste proviennent, non pas directement de son industrie, mais de la vente de sa marchandise.
92 Henri III, roi très-chrétien de France, dépouille les cloîtres, les monastères, etc., de leurs reliques pour en faire de l'argent. On sait quel rôle a joué dans l'histoire grecque le pillage des trésors du temple de Delphes par les Phocéens. Les temples, chez les anciens, servaient de demeure au dieu des marchandises. C'étaient des " banques sacrées ". Pour les Phéniciens, peuple marchand par excellence, l'argent était l'aspect transfiguré de toutes choses. Il était donc dans l'ordre que les jeunes filles qui se livraient aux étrangers pour de l'argent dans les fêtes d'Astarté offrissent à la déesse les pièces d'argent reçues comme emblème de leur virginité immolée sur son autel.
93 Gold, yellow, glittering precious Gold !
Thus much of this will make black white; foul, fair;
Wrong, right; base, noble; old, young; coward, valiant
... What this, you Gods! why ibis
Will lug your priests and servants front your sides;
This yellow slave
Will knit and break religions; bless the accursed;
Make the hoar leprosy adored; place thieves
And give them, title, knee and approbation,
With senators of the bench; this is it,
That makes, the wappend widow wed again
... Come damned earth,
Thou common whore of mankind
" Or précieux, or jaune et luisant' en voici assez pour rendre le noir blanc, le laid beau, l'injuste juste, le vil noble, le vieux jeune, le lâche vaillant !... Qu'est-ce, cela, ô dieux immortels ? Cela, c'est ce qui détourne de vos autels vos prêtres et leurs acolytes Cet esclave jaune bâtit et démolit vos religions, fait bénir les maudits, adorer la lèpre blanche; place les voleurs au banc des sénateurs et leur donne titres, hommages et génuflexions. C'est lui qui fait une nouvelle mariée de la veuve vieille et usée. Allons, argile damnée, catin du genre humain... " (Shakespeare, Timon of Athens.)
94 " Rien n'a, comme l'argent, suscité parmi les hommes de mauvaises lois et tic mauvaises moeurs; c'est lui qui met la discussion dans les villes et chasse les habitants de leurs demeures; c'est lui qui détourne les âmes les plus belles vers tout ce qu'il y a de honteux et de funeste à l'homme et leur apprend à e xtraire de chaque chose le mal et l'impiété. " (Sophocle, Antigone.)
95 " Accroître autant que possible le nombre des vendeurs de toute marchandise, diminuer autant que possible le nombre des acheteurs, tel est le résumé des opérations de l'économie politique. " (Verri, l. c., p. 52.)
96 " Pour faire marcher le commerce d'une nation, il faut une somme de monnaie déterminée, qui varie et se trouve tantôt plus grande, tantôt plus petite... Ce flux et reflux de la monnaie s'équilibre de lui-même, sans le secours des politiques... Les pistons travaillent alternativement; si la monnaie est rare, on monnaye les lingots; si les lingots sont rares, on fond la monnaie. " (Sir D. North, l. c., p. 22.) John Stuart Mill, longtemps fonctionnaire de la Compagnie des Indes, confirme ce fait que les ornements et bijoux en argent sont encore employés dans l'Inde comme réserves. " On sort les ornements d'argent et on les monnaye quand le taux de l'intérêt est élevé, et ils retournent à leurs possesseurs quand le taux de l'intérêt baisse. " (J. St. Mill, Evidence, Reports on Bankacts, 1857, n° 2084). D'après un document parlementaire de 1864 sur l'importation et l'exportation de l'or et de l'argent dans l'Inde, l'importation en 1863 dépassa l'exportation de dix-neuf millions trois cent soixante-sept mille sept cent soixante-quatre livres sterling. Dans les huit années avant 1864, l'excédent de l'importation des métaux précieux sur leur exportation atteignit cent neuf millions six cent cinquante-deux mille neuf cent dix-sept livres sterling. Dans le cours de ce siècle, il a été monnayé dans l'Inde plus de deux cents millions de livres sterling.
97 Voici quels étaient les rapports de créanciers à débiteurs en Angleterre au commencement du XVIII° siècle : " Il règne ici, en Angleterre, un tel esprit de cruauté parmi les gens de commerce qu'on ne pourrait rencontrer rien de semblable dans aucune autre société d'hommes, ni dans aucun autre pays du monde. " (An Essay on Credit and the Bankrupt Act, London, 1707, p. 2).
98 La citation suivante empruntée à mon précédent ouvrage, Critique de l'économie politique, 1859, montre pourquoi je n'ai pas parlé dans le texte d'une forme opposée. " Inversement, dans le procédé A - M, l'argent peut être mis dehors comme moyen d'achat et le prix de la marchandise être ainsi réalisé avant que la valeur d'usage de l'argent soit réalisée ou la marchandise aliénée. C'est ce qui a lieu tous les jours, par exemple, sous forme de prénumération, et c'est ainsi que le gouvernement anglais achète dans l'Inde l'opium des Ryots. Dans ces cas cependant, l'argent agit toujours comme moyen d'achat et n'acquiert aucune nouvelle forme particulière... Naturellement, le capital est aussi avance sous forme argent; mais il ne se montre pas encore à l'horizon de la circulation simple. " (L. c., p. 112-120.)
99 Il faut distinguer la crise monétaire dont nous parlons ici, et qui est une phase de n'importe quelle crise, de cette espèce de crise particulière, à laquelle on donne le même nom, mais qui peut former néanmoins un phénomène indépendant, de telle sorte que son action n'influe que par contrecoup sur l'industrie et le commerce. Les crises de ce genre ont pour pivot le capital-argent et leur sphère immédiate est aussi celle de ce capital, - la Banque, la Bourse et la Finance.
100 " Le revirement subit du système de crédit en système monétaire ajoute l'effroi théorique à la panique pratique, et les agents de la circulation tremblent devant le mystère impénétrable de leurs propres rapports. " (Karl Marx, l. c., p. 126.) - " Le pauvre reste morne et étonne de ce que le riche n'a plus d'argent pour le faire travailler, et cependant le même soi et les mêmes mains qui fournissent la nourriture et les vêtements, sont toujours là - et c'est là ce qui constitue la véritable richesse d'une nation, et non pas l'argent. " (John Bellers, Proposals for raising a College of Industry, London, 1696, p. 33.)
101 Voici de quelle façon ces moments-là sont exploités : " Un jour (1839), un vieux banquier de la Cité causant avec un de ses amis dans son cabinet, souleva le couvercle du pupitre devant lequel il était assis et se mit à déployer des rouleaux de billets de banque. En voilà, dit-il d'un air tout joyeux, pour cent mille livres sterling. Ils sont là en réserve pour tendre la situation monétaire (to make the money tight) et ils seront tous dehors à 3 heures, cet après-midi. " (The Theory of the Exchanges, the Bank Charter Art of 1844, London, 1864 p. 81.) L'organe semi-officiel, l'Observer, publiait à la date du 28 avril 1864 : " Il court certains bruits vraiment curieux sur les moyens auxquels on a eu recours pour créer une disette de billets de banque. Bien qu'il soit fort douteux, qu'on ait eu recours à quelque artifice de ce genre, la rumeur qui s'en est répandue a été si générale qu'elle mérite réellement d'être mentionnée. "
102 " Le montant des ventes ou achats contractés dans le cours d'un jour quelconque n'affectera en rien la quantité de la monnaie en circulation ce jour-là même, mais pour la plupart des cas, il se résoudra en une multitude de traites sur la quantité d'argent qui peut se trouver en circulation à des dates ultérieures plus ou moins éloignées. - Il n'est pas nécessaire que les billets signés ou les crédits ouverts aujourd'hui aient un rapport quelconque relativement, soit à la quantité, au montant ou à la durée, avec ceux qui seront signés ou contractés demain ou après-demain; bien plus, beaucoup de billets et de crédits d'aujourd'hui se présentent à l'échéance avec une masse de payements, dont l'origine embrasse une suite de dates antérieures absolument indéfinies; ainsi, souvent des billets à douze, six, trois et un mois, réunis ensemble, entrent dans la masse commune des payements à effectuer le même jour. " (The Currency question reviewed; a letter to the Scotch people by a banker in England, Edimburg, 1845, p. 29, 30, passim.)
103 Pour montrer par un exemple dans quelle faible proportion l'argent comptant entre dans les opérations commerciales proprement dites, nous donnons ici le tableau des recettes et des dépenses annuelles d'une des plus grandes maisons de commerce de Londres. Ses transactions dans l'année 1856, lesquelles comprennent bien des millions de livres sterling, sont ici ramenées à l'échelle d'un million :
Recettes
Dépenses
Traites de banquiers et de marchands payables à terme
£ 533 596
Traites payables à terme
£ 302 674
Chèques de banquiers, etc., payables à vue
£ 357 715
Chèques sur des banquiers de Londres
£ 663 672
Billets des banques provinciales
£ 9 627
Billets de la Banque d'Angleterre
£ 68 554
Billets de la Banque d'Angleterre
£ 22 743
Or
£ 28089
Or
£ 9 427
Argent et cuivre
£ 1 486
Argent et cuivre
£ 1 484
Mandats de poste
£ 933
Total
£ 1 000 000
Total
£ 1 000 000
(Report from the select Committee on the Bank-acts, juillet 1858, p. 71.)
104 . " Des que le train du commerce est ainsi changé, qu'on n'échange plus marchandise contre marchandise, mais qu'on vend et qu'on paie, tous les marchés s'établissant sur le pied d'un prix en monnaie. " (An Essay upon Publick Credit, 2° éd., London, 1710, p. 8.)
105 " L'argent est devenu le bourreau de toutes choses. " - " La finance est l'alambic qui a fait évaporer une quantité effroyable de biens et de denrées pour faire ce fatal précis. - L'argent déclare la guerre à tout le genre humain. " (Boisguillebert, Dissertation sur la nature des richesses, de l'argent et des tributs, édit. Daire; Economistes financiers, Paris, 1843, p. 413, 417, 419.)
106 " Le lundi de la Pentecôte 1824, raconte M. Kraig à la Commission d'enquête parlementaire de 1826, il y eut une demande si considérable de billets de banque à Edimbourg, qu'à 11 heures du matin nous n'en avions plus un seul dans notre portefeuille. Nous en envoyâmes chercher dans toutes les banques, les unes après les autres, sans pouvoir en obtenir, et beaucoup d'atfaires ne purent être conclues que sur des morceaux de papier. A 3 heures de l'après-midi, cependant, tous les billets étaient de retour aux banques d'où ils étaient partis; ils n'avaient fait que changer de mains. " Bien que la circulation effective moyenne des billets de banque en Ecosse n'atteigne pas trois millions de livres sterling, il arrive cependant qu'à certains termes de payement dans l'année, tous les billets qui se trouvent entre les mains des banquiers, à peu près sept millions de livres sterling, sont appelés à l'activité. " Dans les circonstances de ce genre, les billets n'ont qu'une seule fonction à remplir, et dès qu'ils s'en sont acquittés, ils reviennent aux différentes banques qui les ont émis. " (John Fullarton, Regulation of Currencies, 2° éd., London, 1845, p. 86, note.) Pour faire comprendre ce qui précède il est bon d'ajouter qu'au temps de Fullarton les banques d'Écosse donnaient contre les dépôts, non des chèques, mais des billets.
107 " Dans un cas où il faudrait quarante millions par an, les mêmes six millions (en or) pourraient-ils suffire aux circulations et aux évolutions commerciales ? " " Oui répond Petty avec sa supériorité habituelle. Si les évolutions se font dans des cercles rapprochés, chaque semaine par exemple, comme cela a lieu pour les pauvres ouvriers et artisans qui reçoivent et payent tous les samedis, alors 40/52 de un million en monnaie, permettront d'atteindre le but. Si les cercles d'évolution sont trimestriels, suivant notre coutume de payer la rente ou de percevoir l'impôt, dix millions seront nécessaires. Donc si nous supposons que les payements en général s'effectuent entre une semaine et trois, il faudra alors ajouter dix millions à 40/52, dont la moitié est cinq millions et demi de sorte que si nous avons cinq millions et demi, nous avons assez. " (William Petty, Political anatomy of Ireland, 1672, édit., London, 1691, p. 13, 14.)
108 C'est ce qui démontre l'absurdité de toute législation qui prescrit aux banques nationales de ne tenir en réserve que le métal précieux qui fonctionne comme monnaie dans l'intérieur du pays. Les difficultés que s'est ainsi créées volontairement la banque d'Angleterre, par exemple, sont connues. Dans le Bank-act de 1844, Sir Robert Peel chercha à remédier aux inconvénients, en permettant à la banque d'émettre des billets sur des lingots d'argent, à la condition cependant que la réserve d'argent ne dépasserait jamais d'un quart la réserve d'or. Dans ces circonstances, la valeur de l'argent est estimée chaque fois d'après son prix en or sur le marché de Londres. - Sur les grandes époques historiques du changement de la valeur relative de l'or et de l'argent, V. Karl Marx, l. c., p. 136 et suiv.
109 Les adversaires du système mercantile, d'après lequel le but du commerce international n'est pas autre chose que le solde en or ou en argent de l'excédent d'une balance de commerce sur l'autre, méconnaissaient complètement de leur côté la fonction de la monnaie universelle. La fausse interprétation du mouvement international des métaux précieux, n'est que le reflet de la fausse interprétation des lois qui règlent la masse des moyens de la circulation intérieure, ainsi que je l'ai montré par l'exemple de Ricardo (l. c., p. 150). Son dogme erroné : " Une balance de commerce défavorable ne provient jamais que de la surabondance de la monnaie courante... " " l'exportation de la monnaie est causée par son bas prix, et n'est point l'effet, mais la cause d'une balance défavorable " se trouve dêiâ chez Barbon : " La balance du commerce, s'il y en a une, n'est point la cause de l'exportation de la monnaie d'une nation ci l'étranger,, mais elle provient de la différence de valeur de l'or ou de l'argent en lingots dans chaque pays. " (N. Barbon, l. c., p. 59, 60.) Mac Culloch, dans sa Literature of Political Economy, a classified catalogue, London, 1845, loue Barbon pour cette anticipation, mais évite avec soin de dire un seul mot des formes naïves sous lesquelles se montrent encore chez ce dernier les suppositions absurdes du " currency principle ". L'absence de critique et même la déloyauté de ce catalogue éclatent surtout dans la partie qui traite de l'histoire de la théorie de l'argent. La raison en est que le sycophante Mac Culloch fait ici sa cour à Lord Overstone (l'ex-banquier Loyd), qu'il désigne sous le nom de " facile princeps argentariorum ".
110 Par exemple, la forme-monnaie de la valeur peut être de rigueur dans les cas de subsides, d'emprunts contractés pour faire la guerre ou mettre une banque à même de reprendre le payement de ses billets, etc.
111 " Il n'est pas, selon moi, de preuve plus convaincante de l'aptitude des fonds de réserve à mener à bon terme toutes les affaires internationales, sans aucun recours à la circulation générale, que la facilité avec laquelle la France, à peine revenue du choc d'une invasion étrangère, compléta dans l'espace de vingt-sept mois le payement d'une contribution forcée de près de vingt millions de livres exigés par les Puissances alliées, et en fournit la plus grande partie en espèces, sans le moindre dérangement dans son commerce intérieur et même sans fluctuations alarmantes dans ses échanges. " (Fullarton, l. c., p. 141.)
112 " L'argent se partage entre les nations relativement au besoin qu'elles en ont... étant toujours attiré par les productions. " (Le Trosne, l. c., p. 916.) " Les mines qui fournissent continuellement de l'argent et de l'or en fournissent assez pour subvenir aux besoins de tous les pays. " (Vanderlint, l. c., p. 80.)
113 " Le change subit chaque semaine des alternations de hausse et de baisse; il se tourne à certaines époques de l'année contre un pays et se tourne en sa faveur à d'autres époques. " (N. Barbon, l. c., p. 39).
114 Ces diverses fonctions peuvent entrer en un conflit dangereux, dès qu'il s'y joint la fonction d'un fonds de conversion pour les billets de banque.
115 " Tout ce qui, en fait de monnaie, dépasse le strict nécessaire pour un commerce intérieur, est un capital mort et ne porte aucun profit au pays dans lequel il est retenu. " (John Bellers, l. c., p 12.) - " Si nous avons trop de monnaie, que faire ? Il faut fondre celle qui a le plus de poids et la transformer en vaisselle splendide, en vases ou ustensiles d'or et d'argent, ou l'exporter comme une marchandise là où on la désire, ou la placer à intérêt là où l'intérêt est élevé. " (W. Petty, Quantulumeumque, p. 39.) - " La monnaie n'est, pour ainsi dire, que la graisse du corps politique; trop nuit à son agilité, trop peu le rend malade... de même que la graisse lubrifie les muscles et favorise leurs mouvements, entretient le corps quand la nourriture fait défaut, remplit les cavités et donne un aspect de beauté à tout l'ensemble; de même la monnaie, dans un Etat accélère son action, le fait vivre du dehors dans un temps de disette au-dedans, règle les comptes... et embellit le tout, mais plus spécialement, ajoute Petty avec ironie, les particuliers qui la possèdent en abondance. " (W. Petty, Political anatomy of Ireland, p. 14.)
K . Marx : Le Capital (Livre I - Section I)
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Karl Marx
Le Capital
Livre I
Section II :
Transformation de l'argent en capital
Table des matières
Chapitre IV : La formule générale du capital 2
Chapitre V : Les contradictions de la formule générale du Capital 7
Chapitre VI : Achat et vente de la force de travail 11
Chapitre IV : La formule générale du capital
La circulation des marchandises est le point de départ du capital. Il n'apparaît que là où la production marchande et le commerce ont déjà atteint un certain degré de développement. L'histoire moderne du capital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au XVI° siècle.
Si nous faisons abstraction de l'échange des valeurs d'usage, c'est-à-dire du côté matériel de la circulation des marchandises, pour ne considérer que les formes économiques qu'elle engendre, nous trouvons pour dernier résultat l'argent. Ce produit final de la circulation est la première forme d'apparition du capital.
Lorsqu'on étudie le capital historiquement, dans ses origines, on le voit partout se poser en face de la propriété foncière sous forme d'argent, soit comme fortune monétaire, soit comme capital commercial et comme capital usuraire1. Mais nous n'avons pas besoin de regarder dans le passé, il nous suffira d'observer ce qui se passe aujourd'hui même sous nos yeux. Aujourd'hui comme jadis, chaque capital nouveau entre en scène, c'est-à-dire sur le marché - marché des produits, marché du travail, marché de la monnaie - sous forme d'argent, d'argent qui par des procédés spéciaux doit se transformer en capital.
L'argent en tant qu'argent et l'argent en tant que capital ne se distinguent de prime abord que par leurs différentes formes de circulation.
La forme immédiate de la circulation des marchandises est M-A-M, transformation de la marchandise en argent et retransformation de l'argent en marchandise, vendre pour acheter. Mais, à côté de cette forme, nous en trouvons une autre, tout à fait distincte, la forme A-M-A (argent-marchandise-argent), transformation de l'argent en marchandise et retransformation de la marchandise en argent, acheter pour vendre. Tout argent qui dans son mouvement décrit ce dernier cercle se transforme en capital, devient capital et est déjà par destination capital.
Considérons de plus près la circulation A-M-A. Comme la circulation simple, elle parcourt deux phases opposées. Dans la première phase A-M, achat, l'argent est transformé en marchandise. Dans la seconde M-A, vente, la marchandise est transformée en argent. L'ensemble de ces deux phases s'exprime par le mouvement qui échange monnaie contre marchandise et de nouveau la même marchandise contre de la monnaie, achète pour vendre, ou bien, si on néglige les différences formelles d'achat et de vente, achète avec de l'argent la marchandise et avec la marchandise l'argent2.
Ce mouvement aboutit à l'échange d'argent contre argent, A-A. Si j'achète pour 100 l. st. 2000 livres de coton, et qu'ensuite je vende ces 2000 livres de coton pour 110 l. st., j'ai en définitive échangé 100 l. st. contre 110 liv. st., monnaie contre monnaie.
Il va sans dire que la circulation A-M-A serait un procédé bizarre, si l'on voulait par un semblable détour échanger des sommes d'argent équivalentes, 100 l. st., par exemple, contre 100 1. st. Mieux vaudrait encore la méthode du thésauriseur qui garde solidement ses 100 l. st. au lieu de les exposer aux risques de la circulation. Mais, d'un autre côté, que le marchand revende pour 110 l. st. le coton qu'il a acheté avec 100 l. st. ou qu'il soit obligé de le livrer à 100 et même à 50 l. st, dans tous ces cas son argent décrit toujours un mouvement particulier et original, tout à fait différent de celui que parcourt par exemple l'argent du fermier qui vend du froment et achète un habit. Il nous faut donc tout d'abord constater les différences caractéristiques entre les deux formes de circulation A-M-A et M-A-M. Nous verrons en même temps quelle différence réelle gît sous cette différence formelle.
Considérons en premier lieu ce que les deux formes ont de commun.
Les deux mouvements se décomposent dans les deux mêmes phases opposées, M-A, vente, et A-M, achat. Dans chacune des deux phases les deux mêmes éléments matériels se font face, marchandise et argent, ainsi que deux personnes sous les mêmes masques économiques, acheteur et vendeur. Chaque mouvement est l'unité des mêmes phases opposées, de l'achat et de la vente, et chaque fois il s'accomplit par l'intervention de trois contractants dont l'un ne fait que vendre, l'autre qu'acheter, tandis que le troisième achète et vend tour à tour.
Ce qui distingue cependant tout d'abord les mouvements M-A-M et A-M-A, c'est l'ordre inverse des mêmes phases opposées. La circulation simple commence par la vente et finit par l'achat; la circulation de l'argent comme capital commence par l'achat et finit par la vente. Là, c'est la marchandise qui forme le point de départ et le point de retour ; ici, c'est l'argent. Dans la première forme, c'est l'argent qui sert d'intermédiaire; dans la seconde, c'est la marchandise.
Dans la circulation M-A-M, l'argent est enfin converti en marchandise qui sert de valeur d'usage; il est donc définitivement - dépensé. Dans la forme inverse A-M-A, l'acheteur donne son argent pour le reprendre comme vendeur. Par l'achat de la marchandise, il jette dans la circulation de l'argent, qu'il en retire ensuite par la vente de la même marchandise. S'il le laisse partir, c'est seulement avec l'arrière-pensée perfide de le rattraper. Cet argent est donc simplement avancé3.
Dans la forme M-A-M, la même pièce de monnaie change deux fois de place. Le vendeur la reçoit de l'acheteur et la fait passer à un autre vendeur. Le mouvement commence par une recette d'argent pour marchandise et finit par une livraison d'argent pour marchandise. Le contraire a lieu dans la forme A-M-A. Ce n'est pas la même pièce de monnaie, mais la même marchandise qui change ici deux fois de place. L'acheteur la reçoit de la main du vendeur et la transmet à un antre acheteur. De même que, dans la circulation simple, le changement de place par deux fois de la même pièce de monnaie a pour résultat son passage définitif d'une main dans l'autre, de même ici le changement de place par deux fois de la même marchandise a pour résultat le reflux de l'argent à son premier point de départ.
Le reflux de l'argent à son point de départ ne dépend pas de ce que la marchandise est vendue plus cher qu'elle a été achetée. Cette circonstance n'influe que sur la grandeur de la somme qui revient. Le phénomène du reflux lui-même a lieu dès que la marchandise achetée est de nouveau vendue, c'est-à-dire dès que le cercle A-M-A est complètement décrit. C'est là une différence palpable entre la circulation de l'argent comme capital et sa circulation comme simple monnaie.
Le cercle M-A-M est complètement parcouru dès que la vente d'une marchandise apporte de l'argent que remporte l'achat d'une autre marchandise. Si, néanmoins, un reflux d'argent a lieu ensuite, ce ne peut-être que parce que le parcours tout entier du cercle est de nouveau décrit. Si je vends un quart de froment pour 3 l. st. et que j'achète des habits avec cet argent, les 3 l. st. sont pour moi définitivement dépensées. Elles ne me regardent plus; le marchand d'habits les a dans sa poche. J'ai beau vendre un second quart de froment, l'argent que je reçois ne provient pas de la première transaction, mais de son renouvellement, il s'éloigne encore de moi si je mène à terme la seconde transaction et que j'achète de nouveau. Dans la circulation M-A-M, la dépense de l'argent n'a donc rien de commun avec son retour. C'est tout le contraire dans la circulation A-M-A. Là, si l'argent ne reflue pas, l'opération est manquée; le mouvement est interrompu ou inachevé, parce que sa seconde phase, c'est-à-dire la vente qui complète l'achat, fait défaut.
Le cercle M-A-M a pour point initial une marchandise et pour point final une autre marchandise qui ne circule plus et tombe dans la consommation. La satisfaction d'un besoin, une valeur d'usage, tel est donc son but définitif. Le cercle A-M-A, au contraire, a pour point de départ l'argent et y revient ; son motif, son but déterminant est donc la valeur d'échange.
Dans la circulation simple, les deux termes extrêmes ont la même forme économique ; ils sont tous deux marchandise. Ils sont aussi des marchandises de même valeur. Mais ils sont en même temps des valeurs d'usage de qualité différente, par exemple, froment et habit. Le mouvement aboutit à l'échange des produits, à la permutation des matières diverses dans lesquelles se manifeste le travail social. La circulation A-M-A, au contraire, parait vide de sens au premier coup d'œil, parce qu'elle est tautologique. Les deux extrêmes ont la même forme économique. ils sont tous deux argent. Ils ne se distinguent point qualitativement, comme valeurs d'usage, car l'argent est l'aspect transformé des marchandises dans lequel leurs valeurs d'usage particulières sont éteintes. Echanger 100 1. st. contre du coton et de nouveau le même coton contre 100 l. st., c'est-à-dire échanger par un détour argent contre argent, idem contre idem, une telle opération semble aussi sotte qu'inutile4. Une somme d'argent, en tant qu'elle représente de la valeur, ne peut se distinguer d'une autre somme que par sa quantité. Le mouvement A-M-A ne tire sa raison d'être d'aucune différence qualitative de ses extrêmes, car ils sont argent tous deux, mais seulement de leur différence quantitative. Finalement il est soustrait à la circulation plus d'argent qu'il n'y en a été jeté. Le coton acheté 100 l. st. est revendu 100+10 ou 110 l. st. La forme complète de ce mouvement est donc A-M-A', dans laquelle A' = A + ?A, c'est-à-dire égale la somme primitivement avancée plus un excédent. Cet excédent ou ce surcroît, je l'appelle plus-value (en anglais surplus value). Non seulement donc la valeur avancée se conserve dans la circulation, mais elle y change encore sa grandeur, y ajoute un plus, se fait valoir davantage, et c'est ce mouvement qui la transforme en capital.
Il se peut aussi que les extrêmes M, M, de la circulation M-A-M, froment - argent - habit par exemple, soient quantitativement5 de valeur inégale. Le fermier peut vendre son froment au-dessus de sa valeur ou acheter l'habit au-dessous de la sienne. A son tour, il peut être floué par le marchand d'habits. Mais l'inégalité des valeurs échangées n'est qu'un accident pour cette forme de circulation. Son caractère normal, c'est l'équivalence de ses deux extrêmes, laquelle au contraire enlèverait tout sens au mouvement A-M-A.
Le renouvellement ou la répétition de la vente de marchandises pour l'achat d'autres marchandises rencontre, en dehors de la circulation, une limite dans la consommation, dans la satisfaction de besoins déterminés. Dans l'achat pour la vente, au contraire, le commencement et la fin sont une seule et même chose, argent, valeur d'échange, et cette identité même de ses deux termes extrêmes fait que le mouvement n'a pas de fin. Il est vrai que A est devenu A + ?A, que nous avons 100 + 10 l. st., au lieu de 100; mais, sous le rapport de la qualité, 110 l. st. sont la même chose que 100 l. st., c'est-à-dire argent, et sous le rapport de la quantité, la première somme n'est qu'une valeur limitée aussi bien que la seconde. Si les 100 l. st. sont dépensées comme argent, elles changent aussitôt de rôle et cessent de fonctionner comme capital. Si elles sont dérobées à la circulation, elles se pétrifient sous forme trésor et ne grossiront pas d'un liard quand elles dormiraient là jusqu'au jugement dernier. Dès lors que l'augmentation de la valeur forme le but final du mouvement, 110 l. st. ressentent le même besoin de s'accroître que 100 l. st.
La valeur primitivement avancée se distingue bien, il est vrai, pour un instant de la plus-value qui s'ajoute à elle dans la circulation; mais cette distinction s'évanouit aussitôt. Ce qui, finalement, sort de la circulation, ce n'est pas d'un côté la valeur première de 100 l. st., et de l'autre la plus-value de 10 l. st.; c'est une valeur de 110 l. st., laquelle se trouve dans la même forme et les mêmes conditions que les 100 premières l. st., prête à recommencer le même jeu6. Le dernier terme de chaque cercle A-M-A, acheter pour vendre, est le premier terme d'une nouvelle circulation du même genre. La circulation simple - vendre pour acheter - ne sert que de moyen d'atteindre un but situé en dehors d'elle-même, c'est-à-dire l'appropriation de valeurs d'usage, de choses propres à satisfaire des besoins déterminés. La circulation de l'argent comme capital possède au contraire son but en elle-même; car ce n'est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur continue à se faire valoir. Le mouvement du capital n'a donc pas de limite7.
C'est comme représentant, comme support conscient de ce mouvement que le possesseur d'argent devient capitaliste. Sa personne, ou plutôt sa poche, est le point de départ de l'argent et son point de retour. Le contenu objectif de la circulation A-M-A', c'est-à-dire la plus-value qu'enfante la valeur, tel est son but subjectif, intime. Ce n'est qu'autant que l'appropriation toujours croissante de la richesse abstraite est le seul motif déterminant de ses opérations, qu'il fonctionne comme capitaliste, ou, si l'on veut, comme capital personnifié, doué de conscience et de volonté. La valeur d'usage ne doit donc jamais être considérée comme le but immédiat du capitaliste8, pas plus que le gain isolé; mais bien le mouvement incessant du gain toujours renouvelé9. Cette tendance absolue à l'enrichissement, cette chasse passionnée à la valeur d'échange10 lui sont communes avec le thésauriseur. Mais, tandis que celui-ci n'est qu'un capitaliste maniaque, le capitaliste est un thésauriseur rationnel. La vie éternelle de la valeur que le thésauriseur croit s'assurer en sauvant l'argent des dangers de la circulation11, plus habile, le capitaliste la gagne en lançant toujours de nouveau l'argent dans la circulation12.
Les formes indépendantes, c'est-à-dire les formes argent ou monnaie que revêt la valeur des marchandises dans la circulation simple, servent seulement d'intermédiaire pour l'échange des produits et disparaissent dans le résultat final du mouvement. Dans la circulation A-M-A', au contraire, marchandise et argent ne fonctionnent l'une et l'autre que comme des formes différentes de la valeur elle-même, de manière que l'un en est la forme générale, l'autre la forme particulière et, pour ainsi dire, dissimulée13. La valeur passe constamment d'une forme à l'autre sans se perdre dans ce mouvement. Si l'on s'arrête soit à l'une soit à l'autre de ces formes, dans lesquelles elle se manifeste tour à tour, on arrive aux deux définitions: le capital est argent, le capital est marchandise14 mais, en fait, la valeur se présente ici comme une substance automatique, douée d'une vie propre, qui, tout en échangeant ses formes sans cesse, change aussi de grandeur, et, spontanément, en tant que valeur mère, produit une pousse nouvelle, une plus-value, et finalement s'accroît par sa propre vertu. En un mot, la valeur semble avoir acquis la propriété occulte d'enfanter de la valeur parce qu'elle est valeur, de faire des petits, ou du moins de pondre des œufs d'or.
Comme la valeur, devenue capital, subit des changements continuels d'aspect et de grandeur, il lui faut avant tout une forme propre au moyen de laquelle son identité avec elle-même soit constatée. Et cette forme propre, elle ne la possède que dans l'argent. C'est sous la forme argent qu'elle commence, termine et recommence son procédé de génération spontanée. Elle était 100 l. st., elle est maintenant 110 l. st., et ainsi de suite. Mais l'argent lui-même n'est ici qu'une forme de la valeur, car celle-ci en a deux. Que la forme marchandise soit mise de côté et l'argent ne devient pas capital. C'est le changement de place par deux fois de la même marchandise: premièrement dans l'achat où elle remplace l'argent avancé, secondement dans la vente où l'argent est repris de nouveau ; c'est ce double déplacement seul qui occasionne le reflux de l'argent à son point de départ, et de plus d'argent qu'il n'en avait été jeté dans la circulation. L'argent n'a donc point ici une attitude hostile, vis-à-vis de la marchandise, comme c'est le cas chez le thésauriseur. Le capitaliste sait fort bien que toutes les marchandises, quelles que soient leur apparence et leur odeur, " sont dans la foi et dans la vérité " de l'argent, et de plus des instruments merveilleux pour faire de l'argent.
Nous avons vu que: dans la circulation simple, il s'accomplit une séparation formelle entre les marchandises et leur valeur, qui se pose en face d'elles sous l'aspect argent. Maintenant, la valeur se présente tout à coup comme une substance motrice d'elle-même, et pour laquelle marchandise et argent ne sont que de pures formes. Bien plus, au lieu de représenter des rapports entre marchandises, elle entre, pour ainsi dire, en rapport privé avec elle-même. Elle distingue an soi sa valeur primitive de sa plus-value, de la même façon que Dieu distingue en sa personne le père et le fils, et que tous les deux ne font qu'un et sont du même âge, car ce n'est que par la plus-value de 10 l. st. que les 100 premières l. st. avancées deviennent capital; et dès que cela est accompli, dès que le fils a été engendré par le père et réciproquement, toute différence s'évanouit et il n'y a plus qu'un seul être : 110 l. st.
La valeur devient donc valeur progressive, argent toujours bourgeonnant, poussant et, comme tel, capital. Elle sort de la circulation, y revient, s'y maintient et s'y multiplie, en sort de nouveau accrue et recommence sans cesse la même rotation15. A-A', argent qui pond de l'argent, monnaie qui fait des petits - money which begets money - telle est aussi la définition du capital dans la bouche de ses premiers interprètes, les mercantilistes.
Acheter pour vendre, ou mieux, acheter pour vendre plus cher, A-M-A', voilà une forme qui ne semble propre qu'à une seule espèce de capital, au capital commercial. Mais le capital industriel est aussi de l'argent qui se transforme en marchandise et, par la vente de cette dernière, se retransforme en plus d'argent. Ce qui se passe entre l'achat et la vente, en dehors de la sphère de circulation, ne change rien à cette forme de mouvement. Enfin, par rapport au capital usuraire, la forme A-M-A' est réduite à ses deux extrêmes sans terme moyen ; elle se résume, en style lapidaire, en A-A', argent qui vaut plus d'argent, valeur qui est plus grande qu'elle-même.
A-M-A' est donc réellement la formule générale du capital, tel qu'il se montre dans la circulation.
Chapitre V :
Les contradictions de la formule générale du Capital
La forme de circulation par laquelle l'argent se métamorphose en capital contredit toutes les lois développées jusqu'ici sur la nature de la marchandise, de la valeur, de l'argent et de la circulation elle-même. Ce qui distingue la circulation du capital de la circulation simple, c'est l'ordre de succession inverse des deux mêmes phases opposées, vente et achat. Comment cette différence purement formelle pourrait-elle opérer dans la nature même de ces phénomènes un changement aussi magique ?
Ce n'est pas tout. L'inversion des phases complémentaires n'existe que pour un seul des trois " amis du commerce " qui trafiquent ensemble. Comme capitaliste, j'achète de A une marchandise que je vends à B, tandis que, comme simple échangiste, je vends de la marchandise à B et en achète de A. A et B n'y font pas de distinction, ils fonctionnent seulement comme acheteurs ou vendeurs. En face d'eux, je suis moi-même ou simple possesseur d'argent ou simple possesseur de marchandise, et, à vrai dire, dans les deux séries de transactions, je fais toujours face à une personne comme acheteur, à une autre comme vendeur, au premier comme argent, au second comme marchandise. Pour aucun d'eux je ne suis ni capital, ni capitaliste, ni représentant de n'importe quoi de supérieur à la marchandise ou à l'argent. A mon point de vue, mon achat de A et ma vente à B constituent une série, mais l'enchaînement de ces termes n'existe que pour moi. A ne s'inquiète point de ma transaction avec B, ni B de ma transaction avec A. Si j'entreprenais de leur démontrer le mérite particulier que je me suis acquis par le renversement de l'ordre des termes, ils me prouveraient qu'en cela même je suis dans l'erreur, que la transaction totale n'a pas commencé par un achat et fini par une vente, mais tout au contraire. En réalité, mon premier acte, l'achat, était, au point de vue de A, une vente, et mon second acte, la vente, était, au point de vue de B, un achat. Non contents de cela, A et B finiront par déclarer que l'ensemble de la transaction n'a été qu'une simagrée, et désormais le premier vendra directement au second, et le second achètera directement du premier. Tout se réduit alors à un seul acte de circulation ordinaire, simple vente du point de vue de A et simple achat du point de vue de B. Le renversement de l'ordre de succession de ses phases ne nous a donc pas fait dépasser la sphère de la circulation des marchandises, et il nous reste forcément à examiner si, par sa nature, elle permet un accroissement des valeurs qui y entrent, c'est-à-dire la formation d'une plus-value.
Prenons le phénomène de la circulation dans une forme sous laquelle il se présente comme simple échange de marchandises. Cela arrive toutes les fois que deux producteurs-échangistes achètent l'un de l'autre et que leurs créances réciproques s'annulent au jour de l'échéance. L'argent n'y entre qu'idéalement comme monnaie de compte pour exprimer les valeurs des marchandises par leurs prix. Dès qu'il s'agit de la valeur d'usage, il est clair que nos échangistes peuvent gagner tous les deux. Tous deux aliènent des produits qui ne leur sont d'aucune utilité et en acquièrent d'autres dont ils ont besoin. De plus, A qui vend du vin et achète du blé produit peut-être plus de vin que n'en pourrait produire B dans le même temps de travail, et B dans le même temps de travail plus de blé que n'en pourrait produire A. Le premier obtient ainsi pour la même valeur d'échange plus de blé et le second plus de vin que si chacun des deux, sans échange, était obligé de produire pour lui-même les deux objets de consommation. S'il est question de la valeur d'usage, on est donc fondé à dire que " l'échange est une transaction dans laquelle on gagne des deux côtés16 ". Il n'en est plus de même pour la valeur d'échange. " Un homme qui possède beaucoup de vin et point de blé commerce avec un autre homme qui a beaucoup de blé et point de vin: entre eux se fait un échange d'une valeur de 50 en blé, contre une valeur de 50 en vin. Cet échange n'est accroissement de richesses ni pour l'un ni pour l'autre car chacun d'eux avant l'échange, possédait une valeur égale à celle qu'il s'est procurée, par ce moyen17 ." Que l'argent, comme instrument de circulation, serve d'intermédiaire entre les marchandises, et que les actes de la vente et de l'achat soient ainsi séparés, cela ne change pas la question18. La valeur est exprimée dans les prix des marchandises avant qu'elles entrent dans la circulation, au lieu d'en résulter19.
Si l'on fait abstraction des circonstances accidentelles qui ne proviennent point des lois immanentes à la circulation, il ne s'y passe, en dehors du remplacement d'un produit utile par un autre, rien autre chose qu'une métamorphose ou un simple changement de forme de la marchandise. La même valeur, c'est-à-dire le même quantum de travail social réalisé, reste toujours dans la main du même échangiste, quoiqu'il la tienne tour à tour sous la forme de son propre produit, de l'argent et du produit d'autrui. Ce changement de forme n'entraîne aucun changement de la quantité de valeur. Le seul changement qu'éprouve la valeur de la marchandise se borne à un changement de sa forme argent. Elle se présente d'abord comme prix de la marchandise offerte à la vente, puis comme la même somme d'argent exprimée dans ce prix, enfin comme prix d'une marchandise équivalente. Ce changement de forme n'affecte pas plus la quantité de valeur que le ferait le change d'un billet de cent francs contre quatre louis et quatre pièces de cent sous. Or, comme la circulation, par rapport à la valeur des marchandises, n'implique qu'un changement de forme, il n'en peut résulter qu'un échange d'équivalents. C'est pourquoi même l'économie vulgaire, toutes les fois qu'elle veut étudier le phénomène dans son intégrité, suppose toujours que l'offre et la demande s'équilibrent, c'est-à-dire que leur effet sur la valeur est nul. Si donc, par rapport à la valeur d'usage, les deux échangistes peuvent gagner, ils ne peuvent pas gagner tous deux par rapport à la valeur d'échange. Ici s'applique, au contraire, le dicton : " Là où il y a égalité, il n'y a pas de lucre20. " Des marchandises peuvent bien être vendues à des prix qui s'écartent de leurs valeurs; mais Cet écart apparaît comme une infraction de la loi de l'échange21. Dans sa forme normale, l'échange des marchandises est un échange d'équivalents, et ne peut être par conséquent un moyen de bénéficier22.
Les tentatives faites pour démontrer que la circulation des marchandises est source de plus-value trahissent presque toujours chez leurs auteurs un quiproquo, une confusion entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, témoin Condillac : " Il est faux, dit cet écrivain, que, dans les échanges, on donne valeur égale pour valeur égale. Au contraire, chacun des contractants en donne toujours une moindre pour une plus grande ... En effet, si on échangeait toujours valeur égale pour valeur égale, il n'y aurait de gain à faire pour aucun des contractants. Or, tous les deux en font, ou en devraient faire. Pourquoi ? C'est que les choses n'ayant qu'une valeur relative à nos besoins, ce qui est plus pour l'un est moins pour l'autre, et réciproquement ... Ce ne sont pas les choses nécessaires à notre consommation que nous sommes censés mettre en vente : c'est notre surabondant ... Nous voulons livrer une chose qui nous est inutile, pour nous en procurer une qui nous est nécessaire23. " Il fut " naturel de juger qu'on donnait, dans les échanges, valeur égale pour valeur égale, toutes les fois que les choses qu'on échangeait étaient estimées égales en valeur chacune à une même quantité d'argent ... il y a encore une considération qui doit entrer dans le calcul ; c'est de savoir si nous échangeons tous deux un surabondant pour une chose nécessaire ". Non seulement Condillac confond l'une avec l'autre, valeur d'usage et valeur d'échange, mais encore il suppose avec une simplicité enfantine, que, dans une société fondée sur la production marchande, le producteur doit produire ses propres moyens de subsistance, et ne jeter dans la circulation que ce qui dépasse ses besoins personnels, le superflu24. On trouve néanmoins l'argument de Condillac souvent reproduit par des économistes modernes, quand ils essayent de prouver que la forme développée de l'échange, c'est-à-dire le commerce, est une source de plus-value. " Le commerce, est-il dit, par exemple, ajoute de la valeur aux produits, car ces derniers ont plus de valeur dans les mains du consommateur que dans celles du producteur, on doit donc le considérer rigoureusement (strictly) comme un acte de production25. " Mais on ne paye pas les marchandises deux fois, une fois leur valeur d'usage et l'autre fois leur valeur d'échange. Et si la valeur d'usage de la marchandise est plus utile à l'acheteur qu'au vendeur, sa forme argent est plus utile au vendeur qu'à l'acheteur. Sans cela la vendrait-il ? On pourrait donc dire tout aussi bien que l'acheteur accomplit rigoureusement un acte de production, quand il transforme par exemple les chaussettes du bonnetier en monnaie.
Tant que des marchandises, ou des marchandises et de l'argent de valeur égale, c'est-à-dire des équivalents, sont échangés, il est évident que personne ne tire de la circulation plus de valeur qu'il y en met. Alors aucune formation de plus-value ne peut avoir lieu. Mais quoique la circulation sous sa forme pure n'admette d'échange qu'entre équivalents, on sait bien que dans la réalité les choses se passent rien moins que purement. Supposons donc qu'il y ait échange entre non-équivalents.
Dans tous les cas, il n'y a sur le marché qu'échangiste en face d'échangiste, et la puissance qu'exercent ces personnages les uns sur les autres n'est que la puissance de leurs marchandises. La différence matérielle qui existe entre ces dernières est le motif matériel de l'échange et place les échangistes en un rapport de dépendance réciproque les uns avec les autres, en ce sens qu'aucun d'eux n'a entre les mains l'objet dont il a besoin et que chacun d'eux possède l'objet des besoins d'autrui. A part cette différence entre leurs utilités, il n'en existe plus qu'une autre entre les marchandises, la différence entre leur forme naturelle et leur forme valeur, l'argent. De même les échangistes ne se distinguent entre eux qu'à ce seul point de vue : les uns sont vendeurs, possesseurs de marchandises, les autres acheteurs, possesseurs d'argent.
Admettons maintenant que, par on ne sait quel privilège mystérieux, il soit donné au vendeur de vendre sa marchandise au-dessus de sa valeur, 110 par exemple quand elle ne vaut que 100, c'est-à-dire avec un enchérissement de 10 %. Le vendeur encaisse donc une plus-value de 10. Mais après avoir été vendeur, il devient acheteur. Un troisième échangiste se présente à lui comme vendeur et jouit à son tour du privilège de vendre la marchandise 10 % trop cher. Notre homme a donc gagné 10 d'un côté pour perdre 10 de l'autre26. Le résultat définitif est en réalité que tous les échangistes se vendent réciproquement leurs marchandises 10 % au-dessus de leur valeur ce qui est la même chose que s'ils les vendaient à leur valeur réelle. Une semblable hausse générale des prix produit le même effet que si les valeurs des marchandises, au lieu d'être estimées en or, l'étaient, par exemple, en argent. Leurs noms monétaires c'est-à-dire leurs prix nominaux s'élèveraient, mais leurs rapports de valeur resteraient les mêmes.
Supposons, au contraire, que ce soit le privilège de l'acheteur de payer les marchandises au-dessous de leur valeur. Il n'est pas même nécessaire ici de rappeler que l'acheteur redevient vendeur. Il était vendeur avant de devenir acheteur. Il a perdu déjà 10 % dans sa vente : qu'il gagne 10 % dans son achat et tout reste dans le même état27.
La formation d'une plus-value et, conséquemment, la transformation de l'argent en capital ne peuvent donc provenir ni de ce que les vendeurs vendent les marchandises au-dessus de ce qu'elles valent, ni de ce que les acheteurs les achètent au-dessous28.
Le problème n'est pas le moins du monde simplifié quand on y introduit des considérations étrangères, quand on dit, par exemple, avec Torrens : " La demande effective consiste dans le pouvoir et dans l'inclination [!] des consommateurs, que l'échange soit immédiat ou ait lieu par un intermédiaire, à donner pour les marchandises une certaine portion de tout ce qui compose le capital plus grande que ce que coûte leur production29 ". Producteurs et consommateurs ne se présentent les uns aux autres dans la circulation que comme vendeurs et acheteurs. Soutenir que la plus-value résulte, pour les producteurs, de ce que les consommateurs payent les marchandises plus cher qu'elles ne valent, c'est vouloir déguiser cette proposition : les échangistes ont, en tant que vendeurs, le privilège de vendre trop cher. Le vendeur a produit lui-même la marchandise ou il en représente le producteur; mais l'acheteur, lui aussi, a produit la marchandise convertie en argent, ou il tient la place de son producteur. Il y a donc aux deux pôles des producteurs ; ce qui les distingue, c'est que l'un achète et que l'autre vend. Que le possesseur de marchandises, sous le nom de producteur, vende les marchandises plus qu'elles valent, et que, sous le nom de consommateur, il les paye trop cher, cela ne fait pas faire un pas à la question30.
Les défenseurs conséquents de cette illusion, à savoir que la plus-value provient d'une surélévation nominale des prix, ou du privilège qu'aurait le vendeur de vendre trop cher sa marchandise, sont donc forcés d'admettre une classe qui achète toujours et ne vend jamais, ou qui consomme sans produire. Au point de vue où nous sommes arrivés, celui de la circulation simple, l'existence d'une pareille classe est encore inexplicable. Mais anticipons! L'argent avec lequel une telle classe achète constamment doit constamment revenir du coffre des producteurs dans le sien, gratis, sans échange, de gré ou en vertu d'un droit acquis. Vendre à cette classe les marchandises au-dessus de leur valeur, c'est recouvrer en partie de l'argent dont on avait fait son deuil31. Les villes de l'Asie Mineure, par exemple, payaient chaque année, à l'ancienne Rome, leurs tributs en espèces. Avec cet argent, Rome leur achetait des marchandises et les payait trop cher. Les Asiatiques écorchaient les Romains, et reprenaient ainsi par la voie du commerce une partie du tribut extorqué par leurs conquérants. Mais, en fin de compte, ils n'en restaient pas moins les derniers dupés. Leurs marchandises étaient, après comme avant, payées avec leur propre monnaie. Ce n'est point là une méthode de s'enrichir ou de créer une plus-value.
Force nous est donc de rester dans les limites de l'échange des marchandises où les vendeurs sont acheteurs, et les acheteurs vendeurs. Notre embarras provient peut-être de ce que, ne tenant aucun compte des caractères individuels des agents de circulation, nous en avons fait des catégories personnifiées. Supposons que l'échangiste A soit un fin matois qui mette dedans ses collègues B et C, et que ceux-ci, malgré la meilleure volonté du monde, ne puissent prendre leur revanche. A vend à B du vin dont la valeur est de 40 l. st., et obtient en échange du blé pour une valeur de 50 l. st. Il a donc fait avec de l'argent plus d'argent, et transformé sa marchandise en capital. Examinons la chose de plus près. Avant l'échange nous avions pour 40 l. st. de vin dans la main de A, et pour 50 l. st. de blé dans la main de B, une valeur totale de 90 l. st. Après l'échange, nous avons encore la même valeur totale. La valeur circulante n'a pas grossi d'un atome ; il n'y a de changé que sa distribution entre A et B. Le même changement aurait eu lieu si A avait volé sans phrase à B 10 l. st. Il est évident qu'aucun changement dans la distribution des valeurs circulantes ne peut augmenter leur somme, pas plus qu'un Juif n'augmente dans un pays la masse des métaux précieux, en vendant pour une guinée un liard de la reine Anne. La classe entière des capitalistes d'un pays ne peut pas bénéficier sur elle-même32.
Qu'on se tourne et retourne comme on voudra, les choses restent au même point. Echange-t-on des équivalents ? Il ne se produit point de plus-value ; il ne s'en produit pas non plus si l'on échange des non-équivalents33. La circulation ou l'échange des marchandises ne crée aucune valeur34.
On comprend maintenant pourquoi, dans notre analyse du capital, ses formes les plus populaires et pour ainsi dire antédiluviennes, le capital commercial et le capital usuraire, seront provisoirement laissées de côté.
La forme A-M-A', acheter pour vendre plus cher, se révèle le plus distinctement dans le mouvement du capital commercial. D'un autre côté, ce mouvement s'exécute tout entier dans l'enceinte de la circulation. Mais comme il est impossible d'expliquer par la circulation elle-même la transformation de l'argent en capital, la formation d'une plus-value, le capital commercial paraît impossible dès que l'échange se fait entre équivalents35. Il ne semble pouvoir dériver que du double bénéfice conquis sur les producteurs de marchandises dans leur qualité d'acheteurs et de vendeurs, par le commerçant qui s'interpose entre eux comme intermédiaire parasite. C'est dans ce sens que Franklin dit : " La guerre n'est que brigandage, le commerce que fraude et duperie36."
Ce que nous venons de dire du capital commercial est encore plus vrai du capital usuraire. Quant au premier, les deux extrêmes, c'est-à-dire l'argent jeté sur le marché et l'argent qui en revient plus ou moins accru, ont du moins pour intermédiaire l'achat et la vente, le mouvement même de la circulation. Pour le second, la forme A-M-A' se résume sans moyen terme dans les extrêmes A-A', argent qui s'échange contre plus d'argent, ce qui est en contradiction avec sa nature et inexplicable au point de vue de la circulation des marchandises. Aussi lisons-nous dans Aristote : " La chrématistique est une science double ; d'un côté elle se rapporte au commerce, de l'autre à l'économie ; sous ce dernier rapport, elle est nécessaire et louable; sous le premier, qui a pour base la circulation, elle est justement blâmable (car elle se fonde non sur la nature des choses, mais sur une duperie réciproque) ; c'est pourquoi l'usurier est haï à juste titre, parce que l'argent lui-même devient ici un moyen d'acquérir et ne sert pas à l'usage pour lequel il avait été inventé. Sa destination était de favoriser l'échange des marchandises ; mais l'intérêt fait avec de l'argent plus d'argent. De là son nom (?????, né, engendré), car les enfants sont semblables aux parents. De toutes les manières d'acquérir, c'est celle qui est le plus contre nature37. "
Nous verrons dans la suite de nos recherches que le capital usuraire et le capital commercial sont des formes dérivées, et alors nous expliquerons aussi pourquoi ils se présentent dans l'histoire avant le capital sous sa forme fondamentale, qui détermine l'organisation économique de la société moderne.
Il a été démontré que la somme des valeurs jetée dans la circulation n'y peut s'augmenter, et que, par conséquent, en dehors d'elle, il doit se passer quelque chose qui rende possible la formation d'une plus-value38. Mais celle-ci peut-elle naître en dehors de la circulation qui, après tout, est la somme totale des rapports réciproques des producteurs-échangistes ? En dehors d'elle, l'échangiste reste seul avec sa marchandise qui contient un certain quantum de son propre travail mesuré d'après des lois sociales fixes. Ce travail s'exprime dans la valeur du produit, comme cette valeur s'exprime en monnaie de compte, soit par le prix de 10 l. st. Mais ce travail ne se réalise pas, et dans la valeur du produit et dans un excédent de cette valeur, dans un prix de 10 qui serait en même temps un prix de 11, c'est-à-dire une valeur supérieure à elle-même. Le producteur peut bien, par son travail, créer des valeurs, mais non point des valeurs qui s'accroissent par leur propre vertu, il peut élever la valeur d'une marchandise en ajoutant par un nouveau travail une valeur nouvelle à une valeur présente, en faisant, par exemple, avec du cuir des bottes. La même matière vaut maintenant davantage parce qu'elle a absorbé plus de travail. Les bottes ont donc plus de valeur que le cuir; mais la valeur du cuir est restée ce qu'elle était, elle ne s'est point ajouté une plus-value pendant la fabrication des bottes. Il paraît donc tout à fait impossible qu'en dehors de la circulation, sans entrer en contact avec d'autres échangistes, le producteur-échangiste puisse faire valoir la valeur, ou lui communiquer la propriété d'engendrer une plus-value. Mais sans cela, pas de transformation de son argent ou de sa marchandise en capital.
Nous sommes ainsi arrivés à un double résultat.
La transformation de l'argent en capital doit être expliquée en prenant pour base les lois immanentes de la circulation des marchandises, de telle sorte que l'échange d'équivalents serve de point de départ39. Notre possesseur d'argent, qui n'est encore capitaliste qu'à l'état de chrysalide, doit d'abord acheter des marchandises à leur juste valeur, puis les vendre ce qu'elles valent, et cependant, à latin, retirer plus de valeur qu'il en avait avancé. La métamorphose de l'homme aux écus en capitaliste doit se passer dans la sphère de la circulation et en même temps doit ne point s'y passer. Telles sont les conditions du problème. Hic Rhodus, hic salta !
Chapitre VI : Achat et vente de la force de travail
L'accroissement de valeur par lequel l'argent doit se transformer en capital, ne peut pas provenir de cet argent lui-même. S'il sert de moyen d'achat ou de moyen de payement, il ne fait que réaliser le prix des marchandises qu'il achète ou qu'il paye.
S'il reste tel quel, s'il conserve sa propre forme, il n'est plus, pour ainsi dire, qu'une valeur pétrifiée40.
Il faut donc que le changement de valeur exprimé par A-M-A', conversion de l'argent en marchandise et reconversion de la même marchandise en plus d'argent, provienne de la marchandise. Mais il ne peut pas s'effectuer dans le deuxième acte M-A', la revente, où la marchandise passe tout simplement de sa forme naturelle à sa forme argent. Si nous envisageons maintenant le premier acte A-M, l'achat, nous trouvons qu'il y a échange entre équivalents et que, par conséquent, la marchandise n'a pas plus de valeur échangeable que l'argent converti en elle. Reste une dernière supposition, à savoir que le changement procède de la valeur d'usage de la marchandise c'est-à-dire de son usage ou sa consommation. Or, il s'agit d'un changement dans la valeur échangeable, de son accroissement. Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d'une marchandise, il faudrait que l'homme aux écus eût l'heureuse chance de découvrir au milieu de la circulation, sur le marché même, une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d'être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer, serait réaliser du travail et par conséquent, créer de la valeur.
Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique, elle s'appelle puissance de travail ou force de travail.
Sous ce nom il faut comprendre l'ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d'un homme dans sa personnalité vivante, et qu'il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles.
Pour que le possesseur d'argent trouve sur le marché la force de travail à titre de marchandise, il faut cependant que diverses conditions soient préalablement remplies. L'échange des marchandises, par lui-même, n'entraine pas d'autres rapports de dépendance que ceux qui découlent de sa nature. Dans ces données, la force de travail ne peut se présenter sur le marché comme marchandise, que si elle est offerte ou vendue par son propre possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c'est-à-dire être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa propre personne41. Le possesseur d'argent et lui se rencontrent sur le marché et entrent en rapport l'un avec l'autre comme échangistes au même titre. Ils ne diffèrent qu'en ceci : l'un achète et l'autre vend, et par cela même, tous deux sont des personnes juridiquement égales.
Pour que ce rapport persiste, il faut que le propriétaire de la force de travail ne la vende jamais que pour un temps déterminé, car s'il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend lui-même, et de libre qu'il était se fait esclave, de marchand, marchandise. S'il veut maintenir sa personnalité, il ne doit mettre sa force de travail que temporairement à la disposition de l'acheteur, de telle sorte qu'en l'aliénant il ne renonce pas pour cela à sa propriété sur elle42.
La seconde condition essentielle pour que l'homme aux écus trouve à acheter la force de travail, c'est que le possesseur de cette dernière, au lieu de pouvoir vendre des marchandises dans lesquelles son travail s'est réalisé, soit forcé d'offrir et de mettre en vente, comme une marchandise, sa force de travail elle-même, laquelle ne réside que dans son organisme.
Quiconque veut vendre des marchandises distinctes de sa propre force de travail doit naturellement posséder des moyens de production tels que matières premières, outils, etc. Il lui est impossible, par exemple, de faire des bottes sans cuir, et de plus il a besoin de moyens de subsistance. Personne, pas même le musicien de l'avenir, ne peut vivre des produits de la postérité, ni subsister au moyen de valeurs d'usage dont la production n'est pas encore achevée; aujourd'hui, comme au premier jour de son apparition sur la scène du monde, l'homme est obligé de consommer avant de produire et pendant qu'il produit. Si les produits sont des marchandises, il faut qu'ils soient vendus pour pouvoir satisfaire les besoins du producteur. Au temps nécessaire à la production, s'ajoute le temps nécessaire à la vente.
La transformation de l'argent en capital exige donc que le possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre à un double point de vue. Premièrement le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui; secondement, il doit n'avoir pas d'autre marchandise à vendre; être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse.
Pourquoi ce travailleur libre se trouve-t-il dans la sphère de la circulation ? C'est là une question qui n'intéresse guère le possesseur d'argent pour lequel le marché du travail n'est qu'un embranchement particulier du marché des marchandises; et pour le moment elle ne nous intéresse pas davantage. Théoriquement nous nous en tenons au fait, comme lui pratiquement. Dans tous les cas il y a une chose bien claire : la nature ne produit pas d'un côté des possesseurs d'argent ou de marchandises et de l'autre des possesseurs de leurs propres forces de travail purement et simplement. Un tel rapport n'a aucun fondement naturel, et ce n'est pas non plus un rapport social commun à toutes les périodes de l'histoire. Il est évidemment le résultat d'un développement historique préliminaire, le produit d'un grand nombre de révolutions économiques, issu de la destruction de toute une série de vieilles formes de production sociale.
De même les catégories économiques que nous avons considérées précédemment portent un cachet historique. Certaines conditions historiques doivent être remplies pour que le produit du travail puisse se transformer en marchandise. Aussi longtemps par exemple qu'il n'est destiné qu'à satisfaire immédiatement les besoins de son producteur, il ne devient pas marchandise. Si nous avions poussé plus loin nos recherches, si nous nous étions demandé, dans quelles circonstances tous les produits ou du moins la plupart d'entre eux prennent la forme de marchandises, nous aurions trouvé que ceci n'arrive que sur la base d'un mode de production tout à fait spécial, la production capitaliste. Mais une telle étude eût été tout à fait en dehors de la simple analyse de la marchandise. La production et la circulation marchandes peuvent avoir lieu, lors même que la plus grande partie des produits, consommés par leurs producteurs mêmes, n'entrent pas dans la circulation à titre de marchandises. Dans ce cas-là, il s'en faut de beaucoup que la production sociale soit gouvernée dans toute son étendue et toute sa profondeur par la valeur d'échange. Le produit, pour devenir marchandise, exige dans la société une division du travail tellement développée que la séparation entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, qui ne commence qu'à poindre dans le commerce en troc, soit déjà accomplie. Cependant un tel degré de développement est, comme l'histoire le prouve, compatible avec les formes économiques les plus diverses de la société.
De l'autre côté, l'échange des produits doit déjà posséder la forme de la circulation des marchandises pour que la monnaie puisse entrer en scène. Ses fonctions diverses comme simple équivalent, moyen de circulation, moyen de payement, trésor, fonds de réserve, etc., indiquent à leur tour, par la prédominance comparative de l'une sur l'autre, des phases très diverses de la production sociale. Cependant l'expérience nous apprend qu'une circulation marchande relativement peu développée suffit pour faire éclore toutes ces formes. Il n'en est pas ainsi du capital. Les conditions historiques de son existence ne coïncident pas avec la circulation des marchandises et de la monnaie. Il ne se produit que là où le détenteur des moyens de production et de subsistance rencontre sur le marché le travailleur libre qui vient y vendre sa force de travail et cette unique condition historique recèle tout un monde nouveau. Le capital s'annonce dès l'abord comme une époque de la production sociale43.
Il nous faut maintenant examiner de plus près la force de travail. Cette marchandise, de même que toute autre, possède une valeur44. Comment la détermine-t-on ? Par le temps de travail nécessaire à sa production.
En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail social réalisé en elle. Mais elle n'existe en fait que comme puissance ou faculté de l'individu vivant. L'individu étant donné, il produit sa force vitale en se reproduisant ou en se conservant lui-même. Pour son entretien ou pour sa conservation, il a besoin d'une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance; ou bien la force de travail a juste la valeur des moyens de subsistance nécessaires à celui qui la met en jeu.
La force de travail se réalise par sa manifestation extérieure. Elle s'affirme et se constate par le travail, lequel de son côté nécessite une certaine dépense des muscles, des nerfs, du cerveau de l'homme, dépense qui doit être compensée. Plus l'usure est grande, plus grands sont les frais de réparation45. Si le propriétaire de la force de travail a travaillé aujourd'hui, il doit pouvoir recommencer demain dans les mêmes conditions de vigueur et de santé. Il faut donc que la somme des moyens de subsistance suffise pour l'entretenir dans son état de vie normal.
Les besoins naturels, tels que nourriture, vêtements, chauffage, habitation, etc., diffèrent suivant le climat et autres particularités physiques d'un pays. D'un autre côté le nombre même de soi-disant besoins naturels, aussi bien que le mode de les satisfaire, est un produit historique, et dépend ainsi, en grande partie, du degré de civilisation atteint. Les origines de la classe salariée dans chaque pays, le milieu historique où elle s'est formée, continuent longtemps à exercer la plus grande influence sur les habitudes, les exigences et par contrecoup les besoins qu'elle apporte dans la vie46. La force de travail renferme donc, au point de vue de la valeur, un élément moral et historique; ce qui la distingue des autres marchandises. Mais pour un pays et une époque donnés, la mesure nécessaire des moyens de subsistance est aussi donnée.
Les propriétaires des forces de travail sont mortels. Pour qu'on en rencontre toujours sur le marché, ainsi que le réclame la transformation continuelle de l'argent en capital, il faut qu'ils s'éternisent, " comme s'éternise chaque individu vivant, par la génération47. " Les forces de travail, que l'usure et la mort viennent enlever au marché, doivent être constamment remplacées par un nombre au moins égal. La somme des moyens de subsistance nécessaires à la production de la force de travail comprend donc les moyens de subsistance des remplaçants, c'est-à-dire des enfants des travailleurs, pour que cette singulière race d'échangistes se perpétue sur le marché48.
D'autre part, pour modifier la nature humaine de manière à lui faire acquérir aptitude, précision et célérité dans un genre de travail déterminé, c'est-à-dire pour en faire une force de travail développée dans un sens spécial, il faut une certaine éducation qui coûte elle-même une somme plus ou moins grande d'équivalents en marchandises. Cette somme varie selon le caractère plus ou moins complexe de la force de travail. Les frais d'éducation, très minimes d'ailleurs pour la force de travail simple, rentrent dans le total des marchandises nécessaires à sa production.
Comme la force de travail équivaut à une somme déterminée de moyens de subsistance, sa valeur change donc avec leur valeur, c'est-à-dire proportionnellement au temps de travail nécessaire à leur production.
Une partie des moyens de subsistance, ceux qui constituent, par exemple, la nourriture, le chauffage, etc., se détruisent tous les jours par la consommation et doivent être remplacés tous les jours. D'autres, tels que vêtements, meubles, etc., s'usent plus lentement et n'ont besoin d'être remplacés qu'à de plus longs intervalles. Certaines marchandises doivent être achetées ou payées quotidiennement, d'autres chaque semaine, chaque semestre, etc. Mais de quelque manière que puissent se distribuer ces dépenses dans le cours d'un an, leur somme doit toujours être couverte par la moyenne de la recette journalière. Posons la masse des marchandises exigée chaque jour pour la production de la force de travail = A, celle exigée chaque semaine = B, celle exigée chaque trimestre = C, et ainsi de suite, et la moyenne de ces marchandises, par jour, sera (365 A + 52 B + 4 C)/365, etc.
La valeur de cette masse de marchandises nécessaire pour le jour moyen ne représente que la somme de travail dépensée dans leur production, mettons six heures. Il faut alors une demi-journée de travail pour produire chaque jour la force de travail. Ce quantum de travail qu'elle exige pour sa production quotidienne détermine sa valeur quotidienne. Supposons encore que la somme d'or qu'on produit en moyenne, pendant une demi-journée de six heures, égale trois shillings ou un écu49. Alors le prix d'un écu exprime la valeur journalière de la force de travail. Si son propriétaire la vend chaque jour pour un écu, il la vend donc à sa juste valeur, et, d'après notre hypothèse, le possesseur d'argent en train de métamorphoser ses écus en capital s'exécute et paye cette valeur.
Le prix de la force de travail atteint son minimum lorsqu'il est réduit à la valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables, c'est-à-dire à la valeur d'une somme de marchandises qui ne pourrait être moindre sans exposer la vie même du travailleur. Quand il tombe à ce minimum, le prix est descendu au-dessous de la valeur de la force de travail qui alors ne fait plus que végéter. Or, la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire pour qu'elle puisse être livrée en qualité normale.
C'est faire de la sentimentalité mal à propos et à très bon marché que de trouver grossière cette détermination de la valeur de la force de travail et de s'écrier, par exemple, avec Rossi : " Concevoir la puissance de travail en faisant abstraction des moyens de subsistance des travailleurs pendant l'œuvre de la production, c'est concevoir un être de raison. Qui dit travail, qui dit puissance de travail, dit à la fois travailleurs et moyens de subsistance, ouvrier et salaire50. " Rien de plus faux. Qui dit puissance de travail ne dit pas encore travail, pas plus que puissance de digérer ne signifie pas digestion. Pour en arriver là, il faut, chacun le sait, quelque chose de plus qu'un bon estomac. Qui dit puissance de travail ne fait point abstraction des moyens de subsistance nécessaires à son entretien; leur valeur est au contraire exprimée par la sienne. Mais que le travailleur ne trouve pas à la vendre, et au lieu de s'en glorifier, il sentira au contraire comme une cruelle nécessité physique que sa puissance de travail qui a déjà exigé pour sa production un certain quantum de moyens de subsistance, en exige constamment de nouveaux pour sa reproduction. Il découvrira alors avec Sismondi, que cette puissance, si elle n'est pas vendue, n'est rien51.
Une fois le contrat passé entre acheteur et vendeur, il résulte de la nature particulière de l'article aliéné que sa valeur d'usage n'est pas encore passée réellement entre les mains de l'acheteur. Sa valeur, comme celle de tout autre article, était déjà déterminée avant qu'il entrât dans la circulation, car sa production avait exigé la dépense d'un certain quantum de travail social; mais la valeur usuelle de la force de travail consiste dans sa mise en œuvre qui naturellement n'a lieu qu'ensuite. L'aliénation de la force et sa manifestation réelle ou son service comme valeur utile, en d'autres termes sa vente et son emploi ne sont pas simultanés. Or, presque toutes les fois qu'il s'agit de marchandises de ce genre dont la valeur d'usage est formellement aliénée par la vente sans être réellement transmise en même temps à l'acheteur, l'argent de celui-ci fonctionne comme moyen de payement, c'est-à-dire le vendeur ne le reçoit qu'à un terme plus ou moins éloigné, quand sa marchandise a déjà servi de valeur utile. Dans tous les pays où règne le mode de production capitaliste, la force de travail n'est donc payée que lorsqu'elle a déjà fonctionné pendant un certain temps fixé par le contrat, à la fin de chaque semaine, par exemple52. Le travailleur fait donc partout au capitaliste l'avance de la valeur usuelle de sa force; il la laisse consommer par l'acheteur avant d'en obtenir le prix; en un mot il lui fait partout crédit53. Et ce qui prouve que ce crédit n'est pas une vaine chimère, ce n'est point seulement la perte du salaire quand le capitaliste fait banqueroute, mais encore une foule d'autres conséquences moins accidentelles54. Cependant que l'argent fonctionne comme moyen d'achat ou comme moyen de payement, cette circonstance ne change rien à la nature de l'échange des marchandises. Comme le loyer d'une maison, le prix de la force de travail est établi par contrat, bien qu'il ne soit réalisé que postérieurement. La force de travail est vendue, bien qu'elle ne soit payée qu'ensuite.
Provisoirement, nous supposerons, pour éviter des complications inutiles, que le possesseur de la force de travail en reçoit, dès qu'il la vend, le prix contractuellement stipulé.
Nous connaissons maintenant le mode et la manière dont se détermine la valeur payée au propriétaire de cette marchandise originale, la force de travail. La valeur d'usage qu'il donne en échange à l'acheteur ne se montre que dans l'emploi même, c'est-à-dire dans la consommation de sa force. Toutes les choses nécessaires à l'accomplissement de cette œuvre, matières premières, etc., sont achetées sur le marché des produits par l'homme aux écus et payées à leur juste prix. La consommation de la force de travail est en même temps production de marchandises et de plus-value. Elle se fait comme la consommation de toute autre marchandise, en dehors du marché ou de la sphère de circulation. Nous allons donc, en même temps que le possesseur d'argent et le possesseur de force de travail, quitter cette sphère bruyante où tout se passe à la surface et aux regards de tous, pour les suivre tous deux dans le laboratoire secret de la production, sur le seuil duquel il est écrit : No admittance except on business55. Là, nous allons voir non seulement comment le capital produit, mais encore comment il est produit lui-même. La fabrication de la plus-value, ce grand secret de la société moderne, va enfin se dévoiler.
La sphère de la circulation des marchandises, où s'accomplissent la vente et l'achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l'homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c'est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham. Liberté ! car ni l'acheteur ni le vendeur d'une marchandise n'agissent par contrainte; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité ! car ils n'entrent en rapport l'un avec l'autre qu'à titre de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car pour chacun d'eux il ne s'agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu'à lui, personne ne s'inquiète de l'autre, et c'est précisément pour cela qu'en vertu d'une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d'une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l'utilité générale, à l'intérêt commun.
Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre-échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir et le critérium de son jugement sur le capital et le salariat, nous voyons, à ce qu'il semble, s'opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière comme son travailleur à lui; celui-là le regard narquois, l'air important et affairé; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu'un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s'attendre qu'à une chose : à être tanné.
1 L'opposition qui existe entre la puissance de la propriété foncière basée sur des rapports personnels de domination et de dépendance et la puissance impersonnelle de l'argent se trouve clairement exprimée dans les deux dictons français " Nulle terre sans seigneur. " " L'argent n'a pas de maître ".
2 " Avec de l'argent on achète des marchandises, et avec des marchandises, on achète de l'argent. " (MERCIER DE LA RIVIERE, L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, op. cit., p. 543.)
3 " Quand une chose est achetée pour être vendue ensuite, la somme employée à l'achat est dite monnaie avancée ; si elle n'est pas achetée pour être vendue, la somme peut être dite dépensée " (James STEUART, Works, etc., edited by General sir James Steuart, his son, London, 1805, v. 1, p. 274.)
4 " On n'échange pas de l'argent contre de l'argent ", crie Mercier de la Rivière aux mercantilistes (op. cit., p. 486). Voici ce qu'on lit dans un ouvrage qui traite ex professo [d'un point de vue technique] du commerce et de la spéculation: " Tout commerce consiste dans l'échange de choses d'espèce différente; et le profit [pour le marchand ?] provient précisément de cette différence. Il n'y aurait aucun profit ... à échanger une livre de pain contre une livre de pain ..., c'est ce qui explique le contraste avantageux qui existe entre le commerce et le jeu, ce dernier n'étant que l'échange d'argent contre argent. " (Th. CORBET, An Inquiry into the Causes and Modes of the Wealth of Individuals ; or the Principles of Trade and Speculation explained, London, 1841, p.5) Bien que Corbet ne voie pas que A-A, l'échange d'argent contre argent, est la forme de circulation caractéristique non seulement du capital commercial, mais encore de tout capital, il admet cependant que cette forme d'un genre de commerce particulier, de la spéculation, est la forme du jeu ; mais ensuite vient Mac Culloch, qui trouve qu'acheter pour vendre, c'est spéculer, et qui fait tomber ainsi toute différence entre la spéculation et le commerce : " Toute transaction dans laquelle un individu achète des produits pour les revendre est, en fait, une spéculation. " (Mac CULLOCH, A Dictionary practical, etc., of Commerce, London, 1847, p. 1009.) Bien plus naïf sans contredit est Pinto, le Pindare de la Bourse d'Amsterdam : " Le commerce est un jeu [proposition empruntée à Locke] ; et ce n'est pas avec des gueux qu'on peut gagner. Si l'on gagnait longtemps en tout avec tous, il faudrait rendre de bon accord les plus grandes parties du profit, pour recommencer le jeu. " (PINTO, Traité de la circulation et du crédit, Amsterdam, 1771, p. 231.)
5 Le mot " quantitativement " a été rétabli d'après l'édition allemande.
6 " Le capital se divise en deux parties, le capital primitif et le gain, le surcroît du capital ... Mais dans la pratique le gain est réuni de nouveau au capital et mis en circulation avec lui. " (F. ENGELS, Umrisse zu einer Kritik der Nationalökonomie dans les Annales franco-allemandes, Paris, 1844, p. 99.)
7 Aristote oppose l'économique à la chrématistique. La première est son point de départ. En tant qu'elle est l'art d'acquérir, elle se borne à procurer les biens nécessaires à la vie et utiles soit au foyer domestique, soit à l'État. " La vraie richesse (??????????????????) consiste en des valeurs d'usage de ce genre, car la quantité des choses qui peuvent suffire pour rendre la vie heureuse n'est pas illimitée. Mais il est un autre art d'acquérir auquel on peut donner à juste titre le nom de chrématistique, qui fait qu'il semble n'y avoir aucune limite à la richesse et à la possession. Le commerce des marchandises (??????????), mot à mot : commerce de détail, (et Aristote adopte cette forme parce que la valeur d'usage y prédomine) n'appartient pas de sa nature à la chrématistique, parce que l'échange n'y a en vue que ce qui est nécessaire aux acheteurs et aux vendeurs ". Plus loin, il démontre que le troc a été la forme primitive du commerce, mais que son extension a fait naître l'argent. A partir de la découverte de l'argent, l'échange dut nécessairement se développer, devenir (????????) ou commerce de marchandises, et celui-ci, en contradiction avec sa tendance première, se transforma en chrématistique ou en art de faire de l'argent. La chrématistique se distingue de l'économique en ce sens que " pour elle la circulation est la source de la richesse (????????????????????????????????????????????) et elle semble pivoter autour de l'argent, car l'argent est le commencement et la fin de ce genre d'échange (????????????????????????????????????????????????????). C'est pourquoi aussi la richesse, telle que l'a en vue la chrématistique, est illimitée. De même que tout art qui a son but en lui-même, peut être dit infini dans sa tendance, parce qu'il cherche toujours à s'approcher de plus en plus de ce but, à la différence des arts dont le but tout extérieur est vite atteint, de même la chrématistique est infinie de sa nature, car ce qu'elle poursuit est la richesse absolue. L'économique est limitée, la chrématistique, non... ; la première se propose autre chose que l'argent, la seconde poursuit son augmentation... C'est pour avoir confondu ces deux formes que quelques-uns ont cru à tort que l'acquisition de l'argent et son accroissement à l'infini étaient le but final de l'économique ". (ARISTOTE, De Republica, édit. Bekker, lib. I, chap. VIII et IX, passim.)
8 Les marchandises (prises ici dans le sens de valeurs d'usage) ne sont pas l'objet déterminant du capitaliste qui fait des affaires... son objet déterminant, c'est l'argent. (TH. CHALMERS, On Political Economy, etc., 2éme éd., Glasgow, 1832, p. 165, 166.) [1ère édition]
9 " Le marchand ne compte pour rien le bénéfice présent ; il a toujours en vue le bénéfice futur ". (A. GENOVESI, Lezioni di Economia civile (1765), édit. des Economistes italiens de Custodi, Parte moderna, t. VIII, p. 139.)
10 " La soif insatiable du gain, l'auri sacra fames, caractérise toujours le capitaliste. " (Mac CULLOCH, The Principles of Politic Econ., London. 1830 p. 179.) - Cet aphorisme n'empêche pas naturellement le susdit Mac Culloch et consorts, à propos de difficultés théoriques, quand il s'agit, par exemple, de traiter la question de l'encombrement du marché, de transformer le capitaliste en un bon citoyen qui ne s'intéresse qu'à la valeur d'usage, et qui même a une vraie faim d'ogre pour les œufs, le coton, les chapeaux, les bottes et une foule d'autres articles ordinaires.
11 ??????, sauver, est une des expressions caractéristiques des Grecs pour la manie de thésauriser. De même le mot anglais to save signifie " sauver " et épargner.
12 " Cet infini que les choses n'atteignent pas dans la progression, elles l'atteignent dans la rotation " (GALIANI, Della Moneta, op. cit., p. 156.)
13 " Ce n'est pas la matière qui fait le capital, mais la valeur de cette matière. " (J.B. SAY, Traité d'économie politique, 3° édit., Paris, 1817, t. II, p. 429, note.)
14 " L'argent (currency !) employé dans un but de production est capital. " (Mac LEOD, The Theory and Practice of Banking, London, 1855, v. I, ch. I.) " Le capital est marchandise. " (James MILL, Elements of Pol. Econ., London, 1821, p. 74.)
15 " Capital ... valeur permanente, multipliante... " (SISMONDI, Nouveaux principes d'économie politique, Paris, 1819, t. I, p. 89.)
16 " L'échange est une transaction admirable dans laquelle les deux contractants gagnent toujours [!]. " (DESTUTT DE TRACY, Traité de la volonté et de ses effets. Paris, 1826, p.68.) Ce livre a paru plus tard sous le titre de Traité d'éc. polit.
17 MERCIER DE LA RIVIERE, op. cit., p.544.
18 " Que l'une de ces deux valeurs soit argent, ou qu'elles soient toutes deux marchandises usuelles, rien de plus indifférent en sol. " (MERCIER DE LA RIVIERE, op. cit., p. 543.)
19 " Ce ne sont ... pas les contractants qui prononcent sur la valeur ; elle est décidée avant la convention. " (LE TROSNE, op. cit., p. 906.)
20 " Dove è eguaglità, non è lucro. " (GALIANI, Della Moneta, Custodi, Parte moderna, t. IV, p. 244.)
21 L'échange " devient désavantageux pour l'une des parties lorsque quelque chose étrangère vient diminuer ou exagérer le prix : alors l'égalité est blessée, mais la lésion procède de cette cause et non de l'échange ". (LE TROSNE, op. cit., p. 904.)
22 " L'échange est de sa nature un contrat d'égalité qui se fait de valeur pour valeur égale. Il n'est donc pas un moyen de s'enrichir, puisque l'on donne autant que l'on reçoit. " (LE TROSNE, op. cit., p. 903 et suiv.)
23 CONDILLAC, Le Commerce et le gouvernement (1776), Edit. Daire et Molinari, dans les Mélanges d'économie politique, Paris, 1847, p. 267.
24 Le Trosne répond avec beaucoup de justesse à son ami Condillac : " Dans une société formée ... il n'y a de surabondant en aucun genre " [LE TROSNE, op. cit., p. 907.] En même temps, il le taquine en lui faisant remarquer que : " si les deux échangistes reçoivent également plus pour également moins, ils reçoivent tous deux autant l'un que l'autre " [ibid., p. 904]. C'est parce que Condillac n'a pas la moindre idée de la nature de la valeur d'échange que le professeur Roscher l'a pris pour patron de ses propres notions enfantines. V. son livre : Die Grundlagen der Nationalökonomie, 3° édit., 1858.
25 S. P. NEWMAN, Elements of polit. econ., Andover and New York, 1835. p. 175.
26 " L'augmentation de la valeur nominale des produits ... n'enrichit pas les vendeurs puisque ce qu'ils gagnent comme vendeurs, ils le perdent précisément en qualité d'acheteurs. " (The Essential Principles of the Wealth of Nations, etc., London, 1797, p. 66.)
27 " Si l'on est forcé de donner pour 18 livres une quantité de telle production qui en valait 24, lorsqu'on emploiera ce même argent à acheter, on aura également pour 18 livres ce que l'on payait 24 livres. " (LE TROSNE, op. cit., p. 897.)
28 " Chaque vendeur ne peut donc parvenir à renchérir habituellement ses marchandises, qu'en se soumettant aussi à payer habituellement plus cher les marchandises des autres vendeurs; et, parla même raison, chaque consommateur se peut parvenir à payer habituellement moins cher ce qu'il achète, qu'en se soumettant aussi à une diminution semblable sur le prix des choses qu'il vend. " (MERCIER DE LA RIVIERE, op. cit., p. 555.)
29 R. TORRENS, An Essay on the Production of Wealth, London, 1821, p.349.
30 " L'idée de profits payés par les consommateurs est tout à fait absurde. Quels sont les consommateurs ? " (G. RAMSAY, An Essay on the Distribution of Wealth, Edinburgh, 1836, p. 183.)
31 " Si un homme manque d'acheteurs pour ses marchandises. Mr Malthus lui recommandera-t-il de payer quelqu'un pour les acheter ? " demande un ricardien abasourdi à Malthus qui, de même que son élève, le calotin Chalmers, n'a pas assez d'éloges, au point de vue économique, pour la classe des simples acheteurs ou consommateurs. (V. An Inquiry into those principles respecting the nature of demand and the necessity of consumption, lately advocated by Mr Malthus, etc., London. 1821. p. 55.)
32 Destutt de Tracy, quoique, ou peut-être parce que, membre de l'Institut, est d'un avis contraire. D'après lui, les capitalistes tirent leurs profits " en vendant tout ce qu'ils produisent plus cher que cela ne leur a coûté à produire " ; et à qui vendent-ils ? " Primo : à eux-mêmes " (op. cit., p. 239).
33 " L'échange qui se fait de deux valeurs égales n'augmente ni ne diminue la masse des valeurs existantes dans la société. L'échange de deux valeurs inégales ... ne change rien non plus à la somme des valeurs sociales, bien qu'il ajoute à la fortune de l'un ce qu'il ôte de la fortune de l'autre ". (J. B. SAY, Traité d'économie politique, 3° éd., 1817, t II, p.443 et suiv.) Say, qui ne s'inquiète point naturellement des conséquences de cette proposition, l'emprunte presque mot pour mot aux physiocrates. On peut juger par l'exemple suivant de quelle manière il augmenta sa propre valeur en pillant les écrits de ces économistes passés de mode à son époque. L'aphorisme le plus célèbre de J. B. Say : " On n'achète des produits qu'avec des produits " [ibid. t. II, p. 441], possède dans l'original physiocrate la forme suivante : " Les productions ne se payent qu'avec des productions. " (LE TROSNE, op. cit., p. 899.)
34 " L'échange ne confère aucune valeur aux produits. " (F. WAYLANLI, The Elements of Polit. Econ., Boston, 1843. p. 169.)
35 Le commerce serait impossible s'il avait pour règle l'échange d'équivalents invariables. (voir G. OPDYKE, A treatise on Polit. Econ., New York, 1851, p. 66-69). " La différence entre la valeur réelle et la valeur d'échange se fonde sur ce fait : que la valeur d'une chose diffère du prétendu équivalent qu'on donne pour elle dans le commerce, ce qui veut dire que cet équivalent n'en est pas un. " (F. ENGELS, Umrisse zu einer Kritik der Nationalökonomie, op. cit., p. 95-96.)
36 Benjamin FRANKLIN, Works, vol. II, édit. Sparks dans Positions to be examined concerning national Wealth.
37 ARISTOTE, op. cit., Livre 1, ch. x.
38 " Le profit, dans les conditions usuelles du marché, ne provient pas de l'échange. S'il n'avait pas existé auparavant, il ne pourrait pas exister davantage après cette transaction. " (RAMSAY, op. cit,p. 184.)
39 D'après les explications qui précèdent, le lecteur comprend que cela veut tout simplement dire : la formation du capital doit être possible lors même que le prix des marchandises est égal à leur valeur. Elle ne peut pas être expliquée par une différence, par un écart entre ces valeurs et ces prix. Si ceux-ci diffèrent de celles-là, il faut les y ramener, c'est-à-dire faire abstraction de cette circonstance comme de quelque chose de purement accidentel, afin de pouvoir observer le phénomène de la formation du capital dans son intégrité, sur la base de l'échange des marchandises, sans être troublé par des incidents qui se font que compliquer le problème. On sait du reste que cette réduction n'est pas un procédé purement scientifique.
Les oscillations continuelles des prix du marché, leur baisse et leur hausse se compensent et s'annulent réciproquement et se réduisent d'elles-mêmes au prix moyen comme à leur règle intime. C'est cette règle qui dirige le marchand ou l'industriel dans toute entreprise qui exige un temps un peu considérable, il sait que si l'on envisage une période assez longue, les marchandises ne se vendent ni au-dessus ni au-dessous, mais à leur prix moyen. Si donc l'industriel avait intérêt à y voir clair, il devrait se poser le problème de la manière suivante :
Comment le capital peut-il se produire si les prix sont réglés par le prix moyen, c'est-à-dire, en dernière instance, par la valeur des marchandises ? Je dis " en dernière instance ", parce que les prix moyens ne coïncident pas directement avec les valeurs des marchandises, comme le croient A. Smith, Ricardo et d'autres.
40 " Sous forme de monnaie... le capital ne produit aucun profit. " (Ricardo, Princ. of Pol. it. Econ., p.267)
41 On trouve souvent chez les historiens cette affirmation aussi erronée qu'absurde, que dans l'antiquité classique le capital était complètement développé, à l'exception près que " le travailleur libre et le système de credit faisaient défaut. " M. Mommsen lui aussi, dans son Histoire romaine, entasse de semblables quiproquos les uns sur les autres.
42 Diverses législations établissent un maximum pour le contrat du travail. Tous les codes des peuples chez lesquels le travail est libre règlent les conditions de résiliation de ce contrat. Dans différents pays, notamment au Mexique, l'esclavage est dissimulé sous une forme qui porte le nom de péonage (Il en était ainsi dans les territoires détachés du Mexique avant la guerre civile américaine et, sinon de nom au moins de fait, dans les provinces danubiennes jusqu'au temps de Couza). Au moyen d'avances qui sont à déduire sur le travail et qui se transmettent d'une génération à l'autre, non seulement le travailleur mais encore sa famille, deviennent la propriété d'autres personnes et de leurs familles. Juarez avait aboli le péonage au Mexique. Le soi-disant empereur Maximilien le rétablit par un décret que la Chambre des représentants à Washington dénonça à juste titre comme un décret pour le rétablissement de l'esclavage au Mexique.
" Je puis aliéner à un autre, pour un temps déterminé, l'usage de mes aptitudes corporelles et intellectuelles et de mon activité possible, parce que dans cette limite elles ne conservent qu'un rapport extérieur avec la totalité et la généralité de mon être; mais l'aliénation de tout mon temps réalisé dans le travail et de la totalité de ma production ferait de ce qu'il y a là-dedans de substantiel, c'est-à-dire de mon activité générale et de ma personnalité, la propriété d'autrui. " (Hegel, Philosophie du droit, Berlin, 1870, p.104, § 67.)
43 Ce qui caractérise l'époque capitaliste, c'est donc que la force de travail acquiert pour le travailleur lui-même la forme d'une marchandise qui lui appartient, et son travail, par conséquent, la forme de travail salarié. D'autre part, ce n'est qu'à partir de ce moment que la forme marchandise des produits devient la forme sociale dominante.
44 " La valeur d'un homme est, comme celle de toutes les autres choses, son prix, c'est-à-dire autant qu'il faudrait donner pour l'usage de sa puissance. " Th. Hobbes : Leviathan, dans ses œuvres. édit. Molesworth. London, 1839-1844, v. IIl, p. 76.
45 Dans l'ancienne Rome, le villicus, l'économe qui était à la tête des esclaves agricoles, recevait une ration moindre que ceux-ci, parce que son travail était moins pénible. V. Th. Mommsen : Hist. Rom., 1856, p.810.
46 Dans son écrit : Overpopulation and its remedy, London, 1846, W. Th. Thornton fournit à ce sujet des détails intéressants.
47 Petty.
48 " Le prix naturel du travail consiste en une quantité des choses nécessaires à la vie, telle que la requièrent la nature du climat et les habitudes du pays, qui puisse entretenir le travailleur et lui permettre d'élever une famille suffisante pour que le nombre des travailleurs demandés sur le marché n'éprouve pas de diminution. " R. Torrens : An Essay on the external Corn Trade. London, 1815, p.62 - Le mot travail est ici employé à faux pour force de travail.
49 Un écu allemand vaut trois shillings anglais.
50 Rossi : Cours d'Econ. Polit., Bruxelles, 1842, p.370.
51 Sismondi : Nouv. Princ., etc., t.I, p.112.
52 " Tout travail est payé quand il est terminé. " An inquiry into those Principles respecting the Nature of demand, etc., p.104. " Le crédit commercial a dû commencer au moment où l'ouvrier, premier artisan de la production, a pu, au moyen de ses économies, attendre le salaire de son travail, jusqu'à la fin de la semaine, de la quinzaine, du mois, du trimestre, etc. " (Ch. Ganilh : Des systèmes de l'Econ. Polit., 2° édit. Paris, 1821, t.I, p. 150.)
53 " L'ouvrier prête son industrie ", Mais, ajoute Storch cauteleusement, " il ne risque rien, excepté de perdre son salaire... l'ouvrier ne transmet rien de matériel. " (Storch : Cours d'Econ. Polit. Pétersbourg, 1815, t.II, p, 37)
54 Un exemple entre mille. Il existe à Londres deux sortes de boulangers, ceux qui vendent le pain à sa valeur réelle, les full priced, et ceux qui le vendent au-dessous de cette valeur, les undersellers. Cette dernière classe forme plus des trois quarts du nombre total des boulangers (p.XXXII dans le " Report " du commissaire du gouvernement H. S. Tremenheere sur les "Grievances complained of by the journeymen bakers ", etc., London 1862). Ces undersellers, presque sans exception, vendent du pain falsifié avec des mélanges d'alun, de savon, de chaux, de plâtre et autres ingrédients semblables, aussi sains et aussi nourrissants. (V. le livre bleu cité plus haut, le rapport du " Comittee of 1855 on the adulteration of bread " et celui du Dr. Hassal : Adulterations detected, 2° édit., London, 1862.) Sir John Gordon déclarait devant le Comité de 1855 que " par suite de ces falsifications, le pauvre qui vit journellement de deux livres de pain, n'obtient pas maintenant le quart des éléments nutritifs qui lui seraient nécessaires, sans parler de l'influence pernicieuse qu'ont de pareils aliments sur sa santé. " Pour expliquer comment une grande partie de la classe ouvrière, bien que parfaitement au courant de ces falsifications, les endure néanmoins, Tremenheere donne cette raison (I.c., p.XLVII) " que c'est une nécessité pour elle de prendre le pain chez le boulanger ou dans la boutique du détaillant, tel qu'on veut bien le lui donner. " Comme les ouvriers ne sont payés qu'à la fin de la semaine, ils ne peuvent payer eux-mêmes qu'à ce terme le pain consommé pendant ce temps par leur famille, et Tremenheere ajoute, en se fondant sur l'affirmation de témoins oculaires : " Il est notoire que le pain préparé avec ces sortes mixtures est fait expressément pour ce genre de pratiques. " (It is notorious that bread composed of those mixtures is made expressly for sale in this manner.) " Dans beaucoup de districts agricoles en Angleterre (mais bien plus en Ecosse) le salaire est payé par quinzaine et même par mois. L'ouvrier est obligé d'acheter ses marchandises à crédit en attendant sa paye. On lui vend tout à des prix très élevés, et il se trouve, en fait, lié à la boutique qui l'exploite, et le met à sec. C'est ainsi que, par exemple, à Horningsham in Wilts, où il n'est payé que par mois, la même quantité de farine (huit liv.) que partout ailleurs il a pour un shilling dix pence, lui coûte deux shillings quatre pence. " (Sixth Report on Public Health by The Medical Officer of the Privy Council, etc., 1864, p.264) " En 1853, les ouvriers imprimeurs de Paisley et de Kilmarnoch (ouest de l'Ecosse) eurent recours à une grève pour forcer leurs patrons à les payer tous quinze jours au lieu de tous les mois. " (Reports of The Inspectors of Factories for 31 st. Oct. 1853, p.34.) Comme exemple de l'exploitation qui résulte pour l'ouvrier du crédit qu'il donne au capitaliste, on peut citer encore la méthode employée en Angleterre par un grand nombre d'exploiteurs de mines de charbon. Comme ils ne payent les travailleurs qu'une fois par mois, ils leur font en attendant le terme des avances, surtout en marchandises que ceux-ci sont obligés d'acheter au-dessus du prix courant (Truck system). "C'est une pratique usuelle chez les propriétaires de mines de houille de payer leurs ouvriers une fois par mois et de leur avancer de l'argent à la fin de chaque semaine intermédiaire. Cet argent leur est donné dans le tommy shop, c'est-à-dire dans la boutique de détail qui appartient au maître, de telle sorte que ce qu'ils reçoivent d'une main ils le rendent de l'autre. " (Children's Employment Commission. III Report, London, 1864, p.38, n.192.)
55 On n'entre pas ici, sauf pour affaires !
K. Marx : Le Capital (Livre I - section II)
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Karl Marx
Le Capital
Livre I
Section III :
La production de la plus-value absolue
Table des matières
Chapitre VII : Production de valeurs d'usage et production de la plus-value 3
I. - Production de valeurs d'usage 3
II. - Production de la plus-value 6
Chapitre VIII : Capital constant et capital variable 11
Chapitre IX : Le taux de la plus-value 16
I. - Le degré d'exploitation de la force de travail 16
II. - Expression de la valeur du produit en parties proportionnelles du même produit 20
III. - La " dernière heure " de Senior 22
IV. - Le produit net 24
Chapitre X : La journée de travail 25
V. - Limite de journée de travail 25
VI. - Le Capital affamé de surtravail - Boyard et fabricant 27
VII. - La journée de travail dans les branches de l'industrie où l'exploitation n'est pas limitée par la loi 31
VIII. - Travail de jour et nuit. - Le système des relais 37
IX. - Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail depuis le milieu du XIV° jusqu'à la fin du XVII° siècle 41
X. - Lutte pour la journée de travail normale - Limitation légale du temps de travail - la législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864 48
XI. - La lutte pour la journée de travail normale. Contrecoup de la législation anglaise sur les autres pays. 58
Chapitre XI : Taux et masse de la plus-value 61
Chapitre VII : Production de valeurs d'usage et production de la plus-value
I. - Production de valeurs d'usage
L'usage ou l'emploi de la force de travail, c'est le travail. L'acheteur de cette force la consomme en faisant travailler le vendeur. Pour que celui-ci produise des marchandises, son travail doit être utile, c'est-à-dire se réaliser en valeurs d'usage. C'est donc une valeur d'usage particulière, un article spécial que le capitaliste fait produire par son ouvrier. De ce que la production de valeurs d'usage s'exécute pour le compte du capitaliste et sous sa direction, il ne s'ensuit pas, bien entendu, qu'elle change de nature. Aussi, il nous faut d'abord examiner le mouvement du travail utile en général, abstraction faite de tout cachet particulier que peut lui imprimer telle ou telle phase du progrès économique de la société.
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement, sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ, c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n'est pas momentanée. L'œuvre exige pendant toute sa durée, outre l'effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'une tension constante de la volonté. Elle l'exige d'autant plus que par son objet et son mode d'exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu'il se fait moins sentir à lui, comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles; en un mot, qu'il est moins attrayant.
Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail1 se décompose : 1° activité personnelle de l'homme, ou travail proprement dit; 2° objet sur lequel le travail agit; 3° moyen par lequel il agit.
La terre (et sous ce terme, au point de vue économique, on comprend aussi l'eau), de même qu'elle fournit à l'homme, dès le début, des vivres tout préparés2, est aussi l'objet universel de travail qui se trouve là sans son fait. Toutes les choses que le travail ne fait que détacher de leur connexion immédiate avec la terre sont des objets de travail de par la grâce de la nature. Il en est ainsi du poisson que la pêche arrache à son élément de vie, l'eau; du bois abattu dans la forêt primitive; du minerai extrait de sa veine. L'objet déjà filtré par un travail antérieur, par exemple, le minerai lavé, s'appelle matière première. Toute matière première est objet de travail, mais tout objet de travail n'est point matière première; il ne le devient qu'après avoir subi déjà une modification quelconque effectuée par le travail.
Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l'homme interpose entre lui et l'objet de son travail comme constructeurs de son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur d'autres choses, conformément à son but3. Si nous laissons de côté la prise de possession de subsistances toutes trouvées - la cueillette des fruits par exemple, où ce sont les organes de l'homme qui lui servent d'instrument, - nous voyons que le travailleur s'empare immédiatement, non pas de l'objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi des choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu'il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. Comme la terre est son magasin de vivres primitif, elle est aussi l'arsenal primitif de ses moyens de travail. Elle lui fournit, par exemple, la pierre dont il se sert pour frotter, trancher, presser, lancer, etc. La terre elle-même devient moyen de travail, mais ne commence pas à fonctionner comme tel dans l'agriculture, sans que toute une série d'autres moyens de travail soit préalablement donnée4. Dès qu'il est tant soit peu développé, le travail ne saurait se passer de moyens déjà travaillés. Dans les plus anciennes cavernes on trouve des instruments et des armes de pierre. A côté des coquillages, des pierres, des bois et des os façonnés, on voit figurer au premier rang parmi les moyens de travail primitifs l'animal dompté et apprivoisé, c'est-à-dire déjà modifié par le travail5. L'emploi et la création de moyens de travail, quoiqu'ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales, caractérisent éminemment le travail humain. Aussi Franklin donne-t-il cette définition de l'homme : l'homme est un animal fabricateur d'outils " a toolmaking animal ". Les débris des anciens moyens de travail ont pour l'étude des formes économiques des sociétés disparues la même importance que la structure des os fossiles pour la connaissance de l'organisation des races éteintes. Ce qui distingue une époque économique d'une autre, c'est moins ce que l'on fabrique, que la manière de fabriquer, les moyens de travail par lesquels on fabrique6. Les moyens de travail sont les gradimètres du développement du travailleur, et les exposants des rapports sociaux dans lesquels il travaille. Cependant les moyens mécaniques, dont l'ensemble peut être nommé le système osseux et musculaire de la production, offrent des caractères bien plus distinctifs d'une époque économique que les moyens qui ne servent qu'à recevoir et à conserver les objets ou produits du travail, et dont l'ensemble forme comme le système vasculaire de la production, tels que, par exemple, vases, corbeilles, pots et cruches, etc. Ce n'est que dans la fabrication chimique qu'ils commencent à jouer un rôle plus important.
Outre les choses qui servent d'intermédiaires, de conducteurs de l'action de l'homme sur son objet, les moyens du travail comprennent, dans un sens plus large, toutes les conditions matérielles qui, sans rentrer directement dans ses opérations, sont cependant indispensables ou dont l'absence le rendrait défectueux. L'instrument général de ce genre est encore la terre, car elle fournit au travailleur le locus standi, sa base fondamentale, et à son activité le champ où elle peut se déployer, son field of employment. Des moyens de travail de cette catégorie, mais déjà dus à un travail antérieur, sont les ateliers, les chantiers, les canaux, les routes, etc.
Dans le procès de travail, l'activité de l'homme effectue donc à l'aide des moyens de travail une modification voulue de son objet. Le procès s'éteint dans le produit, c'est-à-dire dans une valeur d'usage, une matière naturelle assimilée aux besoins humains par un changement de forme. Le travail, en se combinant avec son objet, s'est matérialisé et la matière est travaillée. Ce qui était du mouvement chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit comme une propriété en repos. L'ouvrier a tissé et le produit est un tissu.
Si l'on considère l'ensemble de ce mouvement au point de vue de son résultat, du produit, alors tous les deux, moyen et objet de travail, se présentent comme moyens de production7, et le travail lui-même comme travail productif8.
Si une valeur d'usage est le produit d'un procès de travail, il y entre comme moyens de production d'autres valeurs d'usage, produits elles-mêmes d'un travail antérieur. La même valeur d'usage, produit d'un travail, devient le moyen de production d'un autre. Les produits ne sont donc pas seulement des résultats, mais encore des conditions du procès de travail.
L'objet du travail est fourni par la nature seule dans l'industrie extractive, - exploitation des mines, chasse, pêche, etc., - et même dans l'agriculture en tant qu'elle se borne à défricher des terres encore vierges. Toutes les autres branches d'industrie manipulent des matières premières, c'est-à-dire des objets déjà filtrés par le travail, comme, par exemple, les semences en agriculture. Les animaux et les plantes que d'habitude on considère comme des produits naturels sont, dans leurs formes actuelles, les produits non seulement du travail de l'année dernière, mais encore, d'une transformation continuée pendant des siècles sous la surveillance et par l'entremise du travail humain. Quant aux instruments proprement dits, la plupart d'entre eux montrent au regard le plus superficiel les traces d'un travail passé.
La matière première peut former la substance principale d'un produit ou n'y entrer que sous la forme de matière auxiliaire. Celle-ci est alors consommée par le moyen de travail, comme la houille, par la machine à vapeur, l'huile par la roue, le foin par le cheval de trait; ou bien elle est jointe à la matière première pour y opérer une modification, comme le chlore à la toile écrue, le charbon au fer, la couleur à la laine, ou bien encore elle aide le travail lui-même à s'accomplir, comme, par exemple, les matières usées dans l'éclairage et le chauffage de l'atelier. La différence entre matières principales et matières auxiliaires se confond dans la fabrication chimique proprement dite, où aucune des matières employées ne reparaît comme substance du produit9.
Comme toute chose possède des propriétés diverses et prête, par cela même, à plus d'une application, le même produit est susceptible de former la matière première de différentes opérations. Les grains servent ainsi de matière première au meunier, à l'amidonnier, au distillateur, à l'éleveur de bétail, etc.; ils deviennent, comme semence, matière première de leur propre production. De même le charbon sort comme produit de l'industrie minière et y entre comme moyen de production.
Dans la même opération, le même produit peut servir et de moyen de travail et de matière première; - dans l'engraissement du bétail, par exemple, - l'animal, la matière travaillée, fonctionne aussi comme moyen pour la préparation du fumier.
Un produit, qui déjà existe sous une forme qui le rend propre à la consommation, peut cependant devenir à son tour matière première d'un autre produit; le raisin est la matière première du vin. Il y a aussi des travaux dont les produits sont impropres à tout autre service que celui de matière première. Dans cet état, le produit n'a reçu, comme on dit, qu'une demi-façon et il serait mieux de dire qu'il n'est qu'un produit sériel ou gradué, comme, par exemple, le coton, les filés, le calicot, etc. La matière première originaire, quoique produit elle-même, peut avoir à parcourir toute une échelle de remaniements dans lesquels, sous une forme toujours modifiée, elle fonctionne toujours comme matière première jusqu'à la dernière opération qui l'élimine comme objet de consommation ou moyen de travail.
On le voit : le caractère de produit, de matière première ou de moyen de travail ne s'attache à une valeur d'usage que suivant la position déterminée qu'elle remplit dans le procès de travail, que d'après la place qu'elle y occupe, et son changement de place change sa détermination.
Toute valeur d'usage entrant dans des opérations nouvelles comme moyen de production, perd donc son caractère de produit, et ne fonctionne plus que comme facteur du travail vivant. Le fileur traite les broches et le lin simplement comme moyen et objet de son travail. Il est certain qu'on ne peut filer sans instruments et sans matière; aussi l'existence de ces produits est-elle déjà sous-entendue, au début du filage. Mais, dans ce dernier acte, il est tout aussi indifférent que lin et broches soient des produits d'un travail antérieur, qu'il est indifférent dans l'acte de la nutrition que le pain soit le produit des travaux antérieurs du cultivateur, du meunier, du boulanger, et ainsi de suite. Tout au contraire, ce n'est que par leurs défauts qu'une fois l'œuvre mise en train, les moyens de production font valoir leur caractère de produits. Des couteaux qui ne coupent pas, du fil qui se casse à tout moment, éveillent le souvenir désagréable de leurs fabricants. Le bon produit ne fait pas sentir le travail dont il tire ses qualités utiles.
Une machine qui ne sert pas au travail est inutile. Elle se détériore en outre sous l'influence destructive des agents naturels. Le fer se rouille, le bois pourrit, la laine non travaillée est rongée par les vers. Le travail vivant doit ressaisir ces objets, les ressusciter des morts et les convertir d'utilités possibles en utilités efficaces. Léchés par la flamme du travail, transformés en ses organes, appelés par son souffle à remplir leurs fonctions propres, ils sont aussi consommés, mais pour un but déterminé, comme éléments formateurs de nouveaux produits.
Or, si des produits sont non seulement le résultat, mais encore la condition d'existence du procès de travail, ce n'est qu'en les y jetant, qu'en les mettant en contact avec le travail vivant, que ces résultats du travail passé peuvent être conservés et utilisés.
Le travail use ses éléments matériels, son objet et ses moyens, et est par conséquent un acte de consommation. Cette consommation productive se distingue de la consommation individuelle en ce que celle-ci consomme les produits comme moyens de jouissance de l'individu, tandis que celle-là les consomme comme moyens de fonctionnement du travail. Le produit de la consommation individuelle est, par conséquent, le consommateur lui-même; le résultat de la consommation productive est un produit distinct du consommateur.
En tant que ses moyens et son objet sont déjà des produits, le travail consomme des produits pour créer des produits, ou bien emploie les produits comme moyens de production de produits nouveaux. Mais le procès de travail qui primitivement se passe entre l'homme et la terre - qu'il trouve en dehors de lui - ne cesse jamais non plus d'employer des moyens de production de provenance naturelle, ne représentant aucune combinaison entre les éléments naturels et le travail humain.
Le procès de travail tel que nous venons de l'analyser dans ces moments simples et abstraits, - l'activité qui a pour but la production de valeurs d'usage, l'appropriation des objets extérieurs aux besoins - est la condition générale des échanges matériels entre l'homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également commune à toutes. Nous n'avions donc pas besoin de considérer les rapports de travailleur à travailleur. L'homme et son travail d'un côté, la nature et ses matières de l'autre, nous suffisaient. Pas plus que l'on ne devine au goût du froment qui l'a cultivé, on ne saurait, d'après les données du travail utile, conjecturer les conditions sociales dans lesquelles il s'accomplit. A-t-il été exécuté sous le fouet brutal du surveillant d'esclaves ou sous l'œil inquiet du capitaliste ? Avons-nous affaire à Cincinnatus labourant son lopin de terre ou au sauvage abattant du gibier d'un coup de pierre ? Rien ne nous l'indique10.
Revenons à notre capitaliste en herbe. Nous l'avons perdu de vue au moment où il vient d'acheter sur le marché tous les facteurs nécessaires à l'accomplissement du travail, les facteurs objectifs - moyens de production - et le facteur subjectif - force de travail. Il les a choisis en connaisseur et en homme avisé, tels qu'il les faut pour son genre d'opération particulier, filage, cordonnerie, etc. Il se met donc à consommer la marchandise qu'il a achetée, la force de travail, ce qui revient à dire qu'il fait consommer les moyens de production par le travail. La nature générale du travail n'est évidemment point du tout modifiée, parce que l'ouvrier accomplit son travail non pour lui-même, mais pour le capitaliste. De même l'intervention de celui-ci ne saurait non plus changer soudainement les procédés particuliers par lesquels on fait des bottes ou des filés. L'acheteur de la force de travail doit la prendre telle qu'il la trouve sur le marché, et par conséquent aussi le travail tel qu'il s'est développé dans une période où il n'y avait pas encore de capitalistes. Si le mode de production vient lui-même à se transformer profondément en raison de la subordination du travail au capital, cela n'arrive que plus tard, et alors seulement nous en tiendrons compte.
Le procès de travail, en tant que consommation de la force de travail par le capitaliste, ne montre que deux phénomènes particuliers.
L'ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste auquel son travail appartient. Le capitaliste veille soigneusement à ce que la besogne soit proprement faite et les moyens de production employés suivant le but cherché, à ce que la matière première ne soit pas gaspillée et que l'instrument de travail n'éprouve que le dommage inséparable de son emploi.
En second lieu, le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail, dont, par conséquent, l'usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d'un cheval qu'il a loué à la journée. L'usage de la marchandise appartient à l'acheteur et en donnant son travail, le possesseur de la force de travail ne donne en réalité que la valeur d'usage qu'il a vendue. Dès son entrée dans l'atelier, l'utilité de sa force, le travail, appartenait au capitaliste. En achetant la force de travail, le capitaliste a incorporé le travail comme ferment de vie aux éléments passifs du produit, dont il était aussi nanti. A son point de vue, le procès de travail n'est que la consommation de la force de travail, de la marchandise qu'il a achetée, mais qu'il ne saurait consommer sans lui ajouter moyens de production. Le procès de travail est une opération entre choses qu'il a achetées, qui lui appartiennent. Le produit de cette opération lui appartient donc au même titre que le produit de la fermentation dans son cellier11.
II. - Production de la plus-value
Le produit - propriété du capitaliste - est une valeur d'usage, telle que des filés, de la toile, des bottes, etc. Mais bien que des bottes, par exemple, fassent en quelque sorte marcher le monde, et que notre capitaliste soit assurément homme de progrès, s'il fait des bottes, ce n'est pas par amour des bottes. En général, dans la production marchande, la valeur d'usage n'est pas chose qu'on aime pour elle-même. Elle n'y sert que de porte-valeur. Or, pour notre capitaliste, il s'agit d'abord de produire un objet utile qui ait une valeur échangeable, un article destiné à la vente, une marchandise. Et, de plus, il veut que la valeur de cette marchandise surpasse celle des marchandises nécessaires pour la produire, c'est-à-dire la somme de valeurs des moyens de production et de la force de travail, pour lesquels il a dépensé son cher argent. Il veut produire non seulement une chose utile, mais une valeur, et non seulement une valeur, mais encore une plus-value.
En fait, jusqu'ici nous n'avons considéré la production marchande qu'à un seul point de vue, celui de la valeur d'usage. Mais de même que la marchandise est à la fois valeur d'usage et valeur d'échange, de même sa production doit être à la fois formation de valeurs d'usage et formation de valeur.
Examinons donc maintenant la production au point de vue de la valeur.
On sait que la valeur d'une marchandise est déterminée par le quantum de travail matérialisé en elle, par le temps socialement nécessaire à sa production. Il nous faut donc calculer le travail contenu dans le produit que notre capitaliste a fait fabriquer, soit dix livres de filés.
Pour produire les filés, il avait besoin d'une matière première, mettons dix livres de coton. Inutile de chercher maintenant quelle est la valeur de ce coton, car le capitaliste l'a acheté sur le marché ce qu'il valait, par exemple dix shillings. Dans ce prix le travail exigé par la production du coton est déjà représenté comme travail social moyen. Admettons encore que l'usure des broches - et elles nous représentent tous les autres moyens de travail employés - s'élève à deux shillings. Si une masse d'or de douze shillings est le produit de vingt-quatre heures de travail, il s'ensuit qu'il y a deux journées de travail réalisées dans les filés.
Cette circonstance, que le coton a changé de forme et que l'usure a fait disparaître une quote-part des broches, ne doit pas nous dérouter. D'après la loi générale des échanges, dix livres de filés sont l'équivalent de dix livres de coton et un quart de broche, si la valeur de quarante livres de filés égale la valeur de quarante livres de coton, plus une broche entière, c'est-à-dire si le même temps de travail est nécessaire pour produire l'un ou l'autre terme de cette équation. Dans ce cas le même temps de travail se représente une fois en filés, l'autre fois en coton et broche. Le fait que broche et coton, au lieu de rester en repos l'un à côté de l'autre, se sont combinés pendant le filage qui, en changeant leurs formes usuelles, les a convertis en filés, n'affecte pas plus leur valeur que ne le ferait leur simple échange contre un équivalent en filés.
Le temps de travail nécessaire pour produire les filés, comprend le temps de travail nécessaire pour produire leur matière première, le coton. Il en est de même du temps nécessaire pour reproduire les broches usées12.
En calculant la valeur des filés, c'est-à-dire le temps nécessaire à leur production, on doit donc considérer les différents travaux, - séparés par le temps et l'espace qu'il faut parcourir, d'abord pour produire coton et broches, ensuite pour faire des filés - comme des phases successives de la même opération. Tout le travail contenu dans les filés est du travail passé, et peu importe que le travail exigé pour produire leurs éléments constitutifs soit écoulé avant le temps dépensé dans l'opération finale, le filage. S'il faut trente journées, par exemple, pour construire une maison, la somme de travail qui y est incorporée ne change pas de grandeur, bien que la trentième journée de travail n'entre dans la production que vingt-neuf jours après la première. De même le temps de travail contenu dans la matière première et les instruments du filage doit être compté comme s'il eût été dépensé durant le cours de cette opération même.
Il faut, bien entendu, que deux conditions soient remplies : en premier lieu, que les moyens aient réellement servi à produire une valeur d'usage, dans notre cas des filés. Peu importe à la valeur le genre de valeur d'usage qui la soutient, mais elle doit être soutenue par une valeur d'usage. Secondement, il est sous-entendu qu'on n'emploie que le temps de travail nécessaire dans les conditions normales de la production. Si une livre de coton suffit en moyenne pour faire une livre de filés, ce n'est que la valeur d'une livre de coton qui sera imputée à la valeur d'une livre de filés. Le capitaliste aurait la fantaisie d'employer des broches d'or, qu'il ne serait néanmoins compté dans la valeur des filés que le temps de travail nécessaire pour produire l'instrument de fer.
Nous connaissons à présent la valeur que le coton et l'usure des broches donnent aux filés. Elle est égale à douze shillings - l'incorporation de deux journées de travail. Reste donc à chercher combien la valeur que le travail du fileur ajoute au produit.
Ce travail se présente maintenant sous un nouvel aspect. D'abord c'était l'art de filer. Plus valait le travail, plus valaient les filés, toutes les autres circonstances restant les mêmes. Le travail du fileur se distinguait d'autres travaux productifs par son but, ses procédés techniques, les propriétés de son produit et ses moyens de production spécifiques. Avec le coton et les broches qu'emploie le fileur, on ne saurait faire des canons rayés. Par contre, en tant qu'il est source de valeur, le travail du fileur ne diffère en rien de celui du foreur de canons, ou, ce qui vaut mieux, de celui du planteur de coton ou du fabricant de broches, c'est-à-dire des travaux réalisés dans les moyens de production des filés. Si ces travaux, malgré la différence de leurs formes utiles, n'étaient pas d'une essence identique, ils ne pourraient pas constituer des portions, indistinctes quant à leur qualité, du travail total réalisé dans le produit. Dès lors les valeurs coton et broches ne constitueraient pas non plus des parties intégrantes de la valeur totale des filés. En effet, ce qui importe ici, ce n'est plus la qualité mais la quantité du travail; c'est elle seule qui entre en ligne de compte. Admettons que le filage soit du travail simple, moyen. On verra plus tard que la supposition contraire ne changerait rien à l'affaire.
Pendant le procès de la production, le travail passe sans cesse de la forme dynamique à la forme statique. Une heure de travail par exemple, c'est-à-dire la dépense en force vitale du fileur durant une heure, se représente dans une quantité déterminée de filés.
Ce qui est ici d'une importance décisive, c'est que pendant la durée de la transformation du coton en filés, il ne se dépense que le temps de travail socialement nécessaire. Si dans les conditions normales, c'est-à-dire sociales, moyennes de la production, il faut que durant une heure de travail A livres de coton soient converties en B livres de filés, on ne compte comme journée de travail de douze heures que la journée de travail qui convertit 12 x A livres de coton en 12 x B livres de filés. Le temps de travail socialement nécessaire est en effet le seul qui compte dans la formation de la valeur.
On remarquera que non seulement le travail, mais aussi les moyens de production et le produit ont maintenant changé de rôle. La matière première ne fait que s'imbiber d'une certaine quantité de travail. Il est vrai que cette absorption la convertit en filés, attendu que la force vitale de l'ouvrier a été dépensée sous forme de filage, mais le produit en filés ne sert que de gradimètre indiquant la quantité de travail imbibée par le coton, - par exemple dix livres de filés indiqueront six heures de travail, s'il faut une heure pour filer une livre deux tiers de coton. Certaines quantités de produit déterminées d'après les données de l'expérience ne représentent que des masses de travail solidifié - la matérialité d'une heure, de deux heures, d'un jour de travail social.
Que le travail soit précisément filage, sa matière coton et son produit filé, cela est tout à fait indifférent, comme il est indifférent que l'objet même du travail soit déjà matière première, c'est-à-dire un produit. Si l'ouvrier, au lieu d'être occupé dans une filature, était employé dans une houillère, la nature lui fournirait son objet de travail. Néanmoins un quantum déterminé de houille extrait de sa couche, un quintal par exemple, représenterait un quantum déterminé de travail absorbé.
Lors de la vente de la force de travail, il a été sous-entendu que sa valeur journalière = 3 shillings, - somme d'or dans laquelle six heures de travail sont incorporées - et que, par conséquent, il faut travailler six heures pour produire la somme moyenne de subsistances nécessaires à l'entretien quotidien du travailleur. Comme notre fileur convertit pendant une heure une livre deux tiers de coton en une livre deux tiers de filés, il convertira en six heures dix livres de coton en dix livres de filés13. Pendant la durée du filage le coton absorbe donc six heures de travail. Le même temps de travail est fixé dans une somme d'or de trois shillings. Le fileur a donc ajouté au coton une valeur de trois shillings.
Faisons maintenant le compte de la valeur totale du produit. Les dix livres de filés contiennent deux journées et demie de travail; coton et broche contiennent deux journées; une demi-journée a été absorbée durant le filage. La même somme de travail est fixée dans une masse d'or de quinze shillings. Le prix de quinze shillings exprime donc la valeur exacte de dix livres de filés; le prix de un shilling six pence celle d'une livre.
Notre capitaliste reste ébahi. La valeur du produit égale la valeur du capital avancé. La valeur avancée n'a pas fait de petits; elle n'a point enfanté de plus-value et l'argent, par conséquent, ne s'est pas métamorphosé en capital. Le prix de dix livres de filés est de quinze shillings et quinze shillings ont été dépensés sur le marché pour les éléments constitutifs du produit, ou, ce qui revient au même, pour les facteurs du procès de travail, dix shillings pour le coton, deux shillings pour l'usure des broches, et trois shillings pour la force de travail. Il ne sert de rien que la valeur des filés soit enflée, car elle n'est que la somme des valeurs distribuées auparavant sur ces facteurs, et en les additionnant on ne les multiplie pas14. Toutes ces valeurs sont maintenant concentrées sur un objet, mais elles l'étaient aussi dans la somme de quinze shillings avant que le capitaliste les sortit de son gousset pour les subdiviser en trois achats.
Il n'y a rien d'étrange dans ce résultat. La valeur d'une livre de filés revient à un shilling six pence et au marché notre capitaliste aurait à payer quinze shillings pour dix livres de filés. Qu'il achète sa demeure toute faite, ou qu'il la fasse bâtir à ses propres frais, aucune de ces opérations n'augmentera l'argent employé à l'acquisition de sa maison.
Le capitaliste, qui est à cheval sur son économie politique vulgaire, s'écriera peut-être qu'il n'a avancé son argent qu'avec l'intention de le multiplier. Mais le chemin de l'enfer est payé de bonnes intentions, et personne ne peut l'empêcher d'avoir l'intention de faire de l'argent sans produire15. Il jure qu'on ne l'y rattrapera plus; à l'avenir il achètera, sur le marché, des marchandises toutes faites au lieu de les fabriquer lui-même. Mais si tous ses compères capitalistes font de même, comment trouver des marchandises sur le marché ? Pourtant il ne peut manger son argent. Il se met donc à nous catéchiser : on devrait prendre en considération son abstinence, il pouvait faire ripaille avec ses quinze shillings; au lieu de cela il les a consommés productivement et en a fait des filés. C'est vrai, mais aussi a-t-il des filés et non des remords. Qu'il prenne garde de partager le sort du thésauriseur qui nous a montré où conduit l'ascétisme.
D'ailleurs là où il n'y a rien, le roi perd ses droits. Quel que soit le mérite de son abstinence, il ne trouve pas de fonds pour la payer puisque la valeur de la marchandise qui sort de la production est tout juste égale à la somme des valeurs qui y sont entrées. Que son baume soit cette pensée consolante : la vertu ne se paie que par la vertu. Mais non ! Il devient importun. Il n'a que faire de ses filés; il les a produits pour la vente. Eh bien, qu'il les vende donc ! Ou ce qui serait plus simple, qu'il ne produise à l'avenir que des objets nécessaires à sa propre consommation : Mac Culloch, son Esculape ordinaire, lui a déjà donné cette panacée contre les excès épidémiques de production. Le voilà qui regimbe. L'ouvrier aurait-il la prétention de bâtir en l'air avec ses dix doigts, de produire des marchandises avec rien ? Ne lui a-t-il pas fourni la matière dans laquelle et avec laquelle seule il peut donner un corps à son travail ? Et, comme la plus grande partie de la société civile se compose de pareils va-nu-pieds, n'a-t-il pas avec ses moyens de production, son coton et ses broches, rendu un service immense à la susdite société, et plus particulièrement à l'ouvrier auquel il a avancé par-dessus le marché la subsistance ? Et il ne prendrait rien pour ce service ! Mais est-ce que l'ouvrier ne lui a pas en échange rendu le service de convertir en filés son coton et ses broches ? Du reste, il ne s'agit pas ici de services16. Le service n'est que l'effet utile d'une valeur d'usage, que celle-ci soit marchandise ou travail17. Ce dont il s'agit c'est de la valeur d'échange. Il a payé à l'ouvrier une valeur de trois shillings. Celui-ci lui en rend l'équivalent exact en ajoutant la valeur de trois shillings au coton, valeur contre valeur. Notre ami tout à l'heure si gonflé d'outrecuidance capitaliste, prend tout à coup l'attitude modeste d'un simple ouvrier. N'a-t-il pas travaillé lui aussi ? Son travail de surveillance et d'inspection, ne forme-t-il pas aussi de la valeur ? Le directeur de sa manufacture et son contremaître en haussent les épaules. Sur ces entrefaites le capitaliste a repris, avec un sourire malin, sa mine habituelle. Il se gaussait de nous avec ses litanies. De tout cela il ne donnerait pas deux sous. Il laisse ces subterfuges, ces finasseries creuses aux professeurs d'économie politique, ils sont payés pour cela, c'est leur métier. Quant à lui, il est homme pratique et s'il ne réfléchit pas toujours à ce qu'il dit en dehors des affaires, il sait toujours en affaires ce qu'il fait.
Regardons-y de plus près. La valeur journalière de la force de travail revient à trois shillings parce qu'il faut une demi-journée de travail pour produire quotidiennement cette force, c'est-à-dire que les subsistances nécessaires pour l'entretien journalier de l'ouvrier coûtent une demi-journée de travail. Mais le travail passé que la force de travail recèle et le travail actuel qu'elle peut exécuter, ses frais d'entretien journaliers et la dépense qui s'en fait par jour, ce sont là deux choses tout à fait différentes. Les frais de la force en déterminent la valeur d'échange, la dépense de la force en constitue la valeur d'usage. Si une demi-journée de travail suffit pour faire vivre l'ouvrier pendant vingt-quatre heures, il ne s'ensuit pas qu'il ne puisse travailler une journée tout entière. La valeur que la force de travail possède et la valeur qu'elle peut créer, diffèrent donc de grandeur. C'est cette différence de valeur que le capitaliste avait en vue, lorsqu'il acheta la force de travail. L'aptitude de celle-ci, à faire des filés ou des bottes, n'était qu'une conditio sine qua non, car le travail doit être dépensé sous une forme utile pour produire de la valeur. Mais ce qui décida l'affaire, c'était l'utilité spécifique de cette marchandise, d'être source de valeur et de plus de valeur qu'elle n'en possède elle-même. C'est là le service spécial que le capitaliste lui demande. Il se conforme en ce cas aux lois éternelles de l'échange des marchandises. En effet le vendeur de la force de travail, comme le vendeur de toute autre marchandise, en réalise la valeur échangeable et en aliène la valeur usuelle.
Il ne saurait obtenir l'une sans donner l'autre. La valeur d'usage de la force de travail, c'est-à-dire le travail, n'appartient pas plus au vendeur que n'appartient à l'épicier la valeur d'usage de l'huile vendue. L'homme aux écus a payé la valeur journalière de la force de travail; usage pendant le jour, le travail d'une journée entière lui appartient donc. Que l'entretien journalier de cette force ne coûte qu'une demi-journée de travail, bien qu'elle puisse opérer ou travailler pendant la journée entière, c'est-à-dire que la valeur créée par son usage pendant un jour soit le double de sa propre valeur journalière, c'est là une chance particulièrement heureuse pour l'acheteur, mais qui ne lèse en rien le droit du vendeur.
Notre capitaliste a prévu le cas, et c'est ce qui le fait rire. L'ouvrier trouve donc dans l'atelier les moyens de production nécessaires pour une journée de travail non pas de six mais de douze heures. Puisque dix livres de coton avaient absorbé six heures de travail et se transformaient en dix livres de filés, vingt livres de coton absorberont douze heures de travail et se transformeront en vingt livres de filés. Examinons maintenant le produit du travail prolongé. Les vingt livres de filés contiennent cinq journées de travail dont quatre étaient réalisées dans le coton et les broches consommés, une absorbée par le coton pendant l'opération du filage. Or l'expression monétaire de cinq journées de travail est trente shillings. Tel est donc le prix des vingt livres de filés. La livre de filés coûte après comme avant un shilling six pence. Mais la somme de valeur des marchandises employées dans l'opération ne dépassait pas vingt-sept shillings et la valeur des filés atteint trente shillings. La valeur du produit s'est accrue de un neuvième sur la valeur avancée pour sa production. Les vingt-sept shillings avancés se sont donc transformés en trente shillings. Ils ont enfanté une plus-value de trois shillings. Le tour est fait. L'argent s'est métamorphosé en capital.
Le problème est résolu dans tous ses termes. La loi des échanges a été rigoureusement observée, équivalent contre équivalent. Sur le marché, le capitaliste achète à sa juste valeur chaque marchandise - coton, broches, force de travail. Puis il fait ce que fait tout autre acheteur, il consomme leur valeur d'usage. La consommation de la force de travail, étant en même temps production de marchandises rend un produit de vingt livres de filés, valant trente shillings. Alors le capitaliste qui avait quitté le marché comme acheteur y revient comme vendeur. Il vend les filés à un shilling six pence la livre, pas un liard au-dessus ou au-dessous de leur valeur et cependant il retire de la circulation trois shillings de plus qu'il n'y avait mis. Cette transformation de son argent en capital se passe dans la sphère de la circulation, et ne s'y passe pas. La circulation sert d'intermédiaire. C'est là sur le marché, que se vend la force de travail, pour être exploitée dans la sphère de la production, où elle devient source de plus-value, et tout est ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Le capitaliste, en transformant l'argent en marchandises qui servent d'éléments matériels d'un nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivant, transforme la valeur - du travail passé, mort, devenu chose - en capital, en valeur grosse de valeur, monstre animé qui se met à travailler comme s'il avait le diable au corps.
La production de plus-value n'est donc autre chose que la production de valeur, prolongée au-delà d'un certain point. Si le procès de travail ne dure que jusqu'au point où la valeur de la force de travail payée par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple production de valeur; quand il dépasse cette limite, il y a production de plus-value.
Comparons maintenant la production de valeur avec la production de valeur d'usage. Celle-ci consiste dans le mouvement du travail utile. Le procès de travail se présente ici au point de vue de la qualité. C'est une activité qui, ayant pour but de satisfaire des besoins déterminés, fonctionne avec des moyens de production conformes à ce but, emploie des procédés spéciaux, et finalement aboutit à un produit usuel. Par contre, comme production de valeur, le même procès ne se présente qu'au point de vue de la quantité. Il ne s'agit plus ici que du temps dont le travail a besoin pour son opération, ou de la période pendant laquelle le travailleur dépense sa force vitale en efforts utiles. Les moyens de production fonctionnent maintenant comme simples moyens d'absorption de travail et ne représentent eux-mêmes que la quantité de travail réalisé en eux. Que le travail soit contenu dans les moyens de production ou qu'il soit ajouté par la force de travail, on ne le compte désormais que d'après sa durée; il est de tant d'heures, de tant de jours, et ainsi de suite. Et de plus il ne compte qu'autant que le temps employé à la production de la valeur d'usage est le temps socialement nécessaire. Cette condition présente plusieurs aspects différents. La force de travail doit fonctionner dans des conditions normales. Si dans le milieu social donné, la machine à filer est l'instrument normal de la filature, il ne faut pas mettre un rouet entre les mains du fileur. De plus le coton doit être de bonne qualité et non de la pacotille se brisant à chaque instant, Sans cela le travailleur emploierait dans les deux cas plus que le temps nécessaire à la production d'une livre de filés, et cet excès de temps ne créerait ni valeur ni argent. Mais le caractère normal des facteurs matériels du travail dépend du capitaliste et non pas de l'ouvrier. D'autre part, le caractère normal de la force de travail elle-même est indispensable. Elle doit posséder dans la spécialité à laquelle on l'emploie le degré moyen d'habileté, d'adresse et de célérité; aussi notre capitaliste a pris bien garde de l'acheter telle sur le marché. Cette force doit de plus fonctionner avec le degré d'intensité habituel. Aussi le capitaliste veille-t-il anxieusement à ce que l'ouvrier ne ralentisse pas ses efforts et ne perde pas son temps. Il a acheté cette force pour un temps déterminé; il tient à avoir son compte. Il ne veut pas être volé. Enfin la consommation des moyens de production doit se faire d'une manière normale, parce que le gaspillage des instruments et des matières premières représente une dépense inutile en travail déjà réalisé, lequel, par conséquent, n'est pas compté dans le produit et ne lui ajoute pas de valeurs18.
On le voit, la différence entre le travail utile et le travail source de valeur que nous constations au commencement de nos recherches par l'analyse de la marchandise, vient de se manifester comme différence entre les deux faces de la production marchande. Dès qu'elle se présente non plus simplement comme unité du travail utile et du travail créateur de valeur, mais encore comme unité du travail utile et du travail créateur de plus-value, la production marchande devient production capitaliste, c'est-à-dire production marchande sous la forme capitaliste.
En examinant la production de la plus-value, nous avons supposé que le travail, approprié par le capital, est du travail simple moyen. La supposition contraire n'y changerait rien. Admettons, par exemple, que, comparé au travail du fileur, celui du bijoutier est du travail à une puissance supérieure, que l'un est du travail simple et l'autre du travail complexe où se manifeste une force plus difficile à former et qui rend dans le même temps plus de valeur. Mais quel que soit le degré de différence entre ces deux travaux, la portion de travail où le bijoutier produit de la plus-value pour son maître ne diffère en rien qualitativement de la portion de travail où il ne fait que remplacer la valeur de son propre salaire. Après comme avant, la plus-value ne provient que de la durée prolongée du travail, qu'il soit celui du fileur ou celui du bijoutier19.
D'un autre côté, quand il s'agit de production de valeur, le travail supérieur doit toujours être réduit à la moyenne du travail social, une journée de travail complexe, par exemple, à deux journées de travail simple20. Si des économistes comme il faut se sont récriés contre cette " assertion arbitraire ", n'est-ce pas le cas de dire, selon le proverbe allemand, que les arbres les empêchent de voir la forêt ! Ce qu'ils accusent d'être un artifice d'analyse, est tout bonnement un procédé qui se pratique tous les jours dans tous les coins du monde. Partout les valeurs des marchandises les plus diverses sont indistinctement exprimées en monnaie, c'est-à-dire dans une certaine masse d'or ou d'argent. Par cela même, les différents genres de travail, représentés par ces valeurs, ont été réduits, dans des proportions différentes, à des sommes déterminées d'une seule et même espèce de travail ordinaire, le travail qui produit l'or ou l'argent.
Chapitre VIII : Capital constant et capital variable
Les différents facteurs du procès de travail prennent une part différente à la formation de la valeur des produits.
L'ouvrier communique une valeur nouvelle à l'objet du travail par l'addition d'une nouvelle dose de travail, quel qu'en soit le caractère utile. D'autre part, nous retrouvons les valeurs des moyens de production consommés comme élément dans la valeur du produit, par exemple la valeur du coton et des broches dans celle des filés. Les valeurs des moyens de production sont donc conservées par leur transmission au produit. Cette transmission a lieu dans le cours du travail, pendant la transformation des moyens de production en produit. Le travail en est donc l'intermédiaire. Mais de quelle manière ?
L'ouvrier ne travaille pas doublement dans le même temps, une fois pour ajouter une nouvelle valeur au coton, et l'autre fois pour en conserver l'ancienne, ou, ce qui revient absolument au même pour transmettre au produit, aux filés, la valeur des broches qu'il use et celle du coton qu'il façonne. C'est par la simple addition d'une nouvelle valeur qu'il maintient l'ancienne. Mais comme l'addition d'une valeur nouvelle à l'objet du travail et la conservation des valeurs anciennes dans le produit sont deux résultats tout à fait différents que l'ouvrier obtient dans le même temps, ce double effet ne peut évidemment résulter que du caractère double de son travail. Ce travail doit, dans le même moment, en vertu d'une propriété, créer, et en vertu d'une autre propriété, conserver ou transmettre de la valeur.
Comment l'ouvrier ajoute-t-il du travail et par conséquent de la valeur ? N'est-ce pas sous la forme d'un travail utile et particulier et seulement sous cette forme ? Le fileur n'ajoute de travail qu'en filant, le tisserand qu'en tissant, le forgeron qu'en forgeant. Mais c'est précisément cette forme de tissage, de filage, etc., en un mot la forme productive spéciale dans laquelle la force de travail est dépensée, qui convertit les moyens de production tels que coton et broche, fil et métier à tisser, fer et enclume en éléments formateurs d'un produit, d'une nouvelle valeur d'usage21. L'ancienne forme de leur valeur d'usage ne disparaît que pour revêtir une forme nouvelle. Or, nous avons vu que le temps de travail qu'il faut pour produire un article comprend aussi le temps de travail qu'il faut pour produire les articles consommés dans l'acte de sa production. En d'autres termes, le temps de travail nécessaire pour faire les moyens de production consommés compte dans le produit nouveau.
Le travailleur conserve donc la valeur des moyens de production consommés, il la transmet au produit comme partie constituante de sa valeur, non parce qu'il ajoute du travail en général, mais par le caractère utile, par la forme productive de ce travail additionnel. En tant qu'il est utile, qu'il est activité productive, le travail, par son simple contact avec les moyens de production, les ressuscite des morts, en fait les facteurs de son propre mouvement et s'unit avec eux pour constituer des produits.
Si le travail productif spécifique de l'ouvrier n'était pas le filage, il ne ferait pas de filés et, par conséquent, ne leur transmettrait pas les valeurs du coton et des broches. Mais, par une journée de travail, le même ouvrier, s'il change de métier et devient par exemple menuisier, ajoutera, après comme avant, de la valeur à des matières.
Il l'ajoute donc par son travail considéré non comme travail de tisserand ou de menuisier, mais comme travail humain en général, et il ajoute une quantité déterminée de valeur, non parce que son travail a un caractère utile particulier, mais parce qu'il dure un certain temps. C'est donc en vertu de sa propriété générale, abstraite, comme dépense de force vitale humaine, que le travail du fileur ajoute une valeur nouvelle aux valeurs du coton et des broches, et c'est en vertu de sa propriété concrète, particulière, de sa propriété utile comme filage, qu'il transmet la valeur de ces moyens de production au produit et la conserve ainsi dans celui-ci. De là le double caractère de son résultat dans le même espace de temps.
Par une simple addition, par une quantité nouvelle de travail, une nouvelle valeur est ajoutée; par la qualité du travail ajouté les anciennes valeurs des moyens de production sont conservées dans le produit. Ce double effet du même travail par suite de, son double caractère devient saisissable dans une multitude de phénomènes.
Supposez qu'une invention quelconque permette à l'ouvrier de filer en six heures autant de coton qu'il en filait auparavant en trente-six. Comme activité utile, productive, la puissance de son travail a sextuplé et son produit est six fois plus grand, trente-six livres de filés au lieu de six. Mais les trente-six livres de coton n'absorbent pas plus de temps de travail que n'en absorbaient six dans le premier cas. Il leur est ajouté seulement un sixième du travail qu'aurait exigé l'ancienne méthode et par conséquent un sixième seulement de nouvelle valeur. D'autre part la valeur sextuple de coton existe maintenant dans le produit, les trente-six livres de filés. Dans les six heures de filage une valeur six fois plus grande en matières premières est conservée et transmise au produit, bien que la valeur nouvelle ajoutée à cette même matière soit six fois plus petite. Ceci montre comment la propriété en vertu de laquelle le travail conserve de la valeur, est essentiellement différente de la propriété en vertu de laquelle, durant le même acte, il crée de la valeur. Plus il se transmet pendant le filage de travail nécessaire à la même quantité de coton, plus grande est la valeur nouvelle ajoutée à celui-ci; mais plus il se file de livres de coton dans un même temps de travail, plus grande est la valeur ancienne qui est conservée dans le produit.
Admettons au contraire que la productivité du travail reste constante, qu'il faut par conséquent au fileur toujours le même temps pour transformer une livre de coton en filés, mais que Ia valeur d'échange du coton varie et qu'une livre de coton vaille six fois plus ou moins qu'auparavant. Dans les deux cas le fileur continue à ajouter le même quantum de travail à la même quantité de coton, c'est-à-dire la même valeur, et dans les deux cas il produit dans le même temps la même quantité de filés. Cependant la valeur qu'il transmet du coton aux filés, au produit, est dans un cas six fois plus petite et dans l'autre cas six fois plus grande qu'auparavant. Il en est de même quand les instruments du travail renchérissent ou se vendent à meilleur marché, mais rendent cependant toujours le même service.
Si les conditions techniques du filage restent les mêmes et que ses moyens de production n'éprouvent aucun changement de valeur, le fileur continue à consommer dans des temps de travail donnés des quantités données de matière première et de machines dont la valeur reste conséquemment toujours la même. La valeur qu'il conserve dans le produit est alors en raison directe de la valeur nouvelle qu'il ajoute. En deux semaines il ajoute deux fois plus de travail qu'en une, deux fois plus de valeur donc, et en même temps il use deux fois plus de matières et deux fois plus de machines; il conserve ainsi dans le produit de deux semaines deux fois plus de valeur que dans le produit d'une seule. Dans des conditions invariables l'ouvrier conserve d'autant plus de valeur qu'il en ajoute davantage. Cependant, il ne conserve pas plus de valeur parce qu'il en ajoute davantage, mais parce qu'il l'ajoute dans des circonstances invariables et indépendantes du son travail.
Néanmoins, on peut dire, dans un sens relatif, que I'ouvrier conserve toujours des valeurs anciennes à mesure qu'il ajoute une valeur nouvelle. Que le coton hausse ou baisse d'un shilling, sa valeur conservée dans le produit d'une heure ne sera jamais celle qui se trouve dans le produit de deux heures. De même si la productivité du travail du fileur varie, si elle augmente ou diminue, il filera en une heure par exemple, plus ou moins de coton qu'auparavant, et par suite conservera dans le produit d'une heure la valeur de plus ou moins de coton. Mais dans n'importe quel cas il conservera toujours en deux heures de travail deux fois plus de valeur qu'en une seule.
Abstraction faite de sa représentation purement symbolique par des signes, la valeur n'existe que dans une chose utile, un objet. (L'homme lui-même, en tant que simple existence de force de travail, est un objet naturel, un objet vivant et conscient, et le travail n'est que la manifestation externe, matérielle de cette force.) Si donc la valeur d'usage se perd, la valeur d'échange se perd également. Les moyens de production qui perdent leur valeur d'usage ne perdent pas en même temps leur valeur, parce que le procès de travail ne leur fait en réalité perdre la forme primitive d'utilité que pour leur donner dans le produit la forme d'une utilité nouvelle. Et, si important qu'il soit pour la valeur d'exister dans un objet utile quelconque, la métamorphose des marchandises nous a prouvé qu'il lui importe peu quel est cet objet. Il suit de là que le produit n'absorbe dans le cours du travail, la valeur du moyen de production, qu'au fur et à mesure que celui-ci, en perdant son utilité, perd aussi sa valeur. Il ne transmet au produit que la valeur qu'il perd comme moyen de production. Mais sous ce rapport les facteurs matériels du travail se comportent différemment.
Le charbon avec lequel on chauffe la machine disparaît sans laisser de trace, de même le suif avec lequel on graisse l'axe de la roue, et ainsi de suite. Les couleurs et d'autres matières auxiliaires disparaissent également, mais se montrent dans les propriétés du produit, dont la matière première forme la substance, mais après avoir changé de forme. Matière première et matières auxiliaires perdent donc l'aspect qu'elles avaient en entrant comme valeurs d'usage dans le procès de travail. Il en est tout autrement des instruments proprement dits. Un instrument quelconque, une machine, une fabrique, un vase ne servent au travail que le temps pendant lequel ils conservent leur forme primitive De même que pendant leur vie, c'est-à-dire pendant le cours du travail, ils maintiennent leur forme propre vis-à-vis du produit, de même ils la maintiennent encore après leur mort. Les cadavres de machines, d'instruments, d'ateliers, etc., continuent à exister indépendamment et séparément des produits qu'ils ont contribué à fabriquer. Si l'on considère la période entière pendant laquelle un instrument de travail fait son service, depuis le jour de son entrée dans l'atelier jusqu'au jour où il est mis au rebut, on voit que sa valeur d'usage pendant cette période a été consommée entièrement par le travail, et que par suite sa valeur s'est transmise tout entière au produit. Une machine à filer, par exemple, a-t-elle duré dix ans, pendant son fonctionnement de dix ans sa valeur totale s'est incorporée aux produits de dix ans. La période de vie d'un tel instrument comprend ainsi un plus ou moins grand nombre des mêmes opérations sans cesse renouvelées avec son aide. Et il en est de l'instrument de travail comme de l'homme. Chaque homme meurt tous les jours de vingt-quatre heures; mais il est impossible de savoir au simple aspect d'un homme de combien de jours il est déjà mort. Cela n'empêche pas cependant les compagnies d'assurances de tirer de la vie moyenne de l'homme des conclusions très sûres, et ce qui leur importe plus, très profitables. On sait de même par expérience combien de temps en moyenne dure un instrument de travail, par exemple une machine à tricoter. Si l'on admet que son utilité se maintient seulement six jours dans le travail mis en train, elle perd chaque jour en moyenne un sixième de sa valeur d'usage et transmet par conséquent un sixième de sa valeur d'échange au produit quotidien. On calcule de cette manière l'usure quotidienne de tous les instruments de travail et ce qu'ils transmettent par jour de leur propre valeur à celle du produit.
On voit ici d'une manière frappante qu'un moyen de production ne transmet jamais au produit plus de valeur qu'il n'en perd lui-même par son dépérissement dans le cours du travail. S'il n'avait aucune valeur à perdre, c'est-à-dire s'il n'était pas lui-même un produit du travail humain, il ne pourrait transférer au produit aucune valeur. Il servirait à former des objets usuels sans servir à former des valeurs. C'est le cas qui se présente avec tous les moyens de production que fournit la nature, sans que l'homme y soit pour rien, avec la terre, l'eau, le vent, le fer dans la veine métallique, le bois dans la forêt primitive, et ainsi de suite.
Nous rencontrons ici un autre phénomène intéressant. Supposons qu'une machine vaille, par exemple, mille livres sterling et qu'elle s'use en mille jours; dans ce cas un millième de la valeur de la machine se transmet chaque jour à son produit journalier; mais la machine, quoique avec une vitalité toujours décroissante, fonctionne toujours tout entière dans le procès de travail. Donc quoiqu'un facteur du travail entre tout entier dans la production d'une valeur d'usage, il n'entre que par parties dans la formation de la valeur. La différence entre les deux procès se reflète ainsi dans les facteurs matériels, puisque dans la même opération un seul et même moyen de production compte intégralement comme élément du premier procès et par fractions seulement comme élément du second22.
Inversement un moyen de production peut entrer tout entier dans la formation de la valeur, quoique en partie seulement dans la production des valeurs d'usage. Supposons que dans l'opération du filage, sur cent quinze livres de coton il y en ait quinze de perdues, c'est-à-dire qui forment au lieu de filés ce que les Anglais appellent la poussière du diable (devil's dust). Si néanmoins, ce déchet de quinze pour cent est normal et inévitable en moyenne dans la fabrication, la valeur des quinze livres de coton, qui ne forment aucun élément des filés entre tout autant dans leur valeur que les cent livres qui en forment la substance. Il faut que quinze livres de coton s'en aillent au diable pour qu'on puisse faire cent livres de filés. C'est précisément parce que cette perte est une condition de la production que le coton perdu transmet aux filés sa valeur. Et il en est de même pour tous les excréments du travail, autant bien entendu qu'ils ne servent plus à former de nouveaux moyens de production et conséquemment de nouvelles valeurs d'usage. Ainsi, on voit dans les grandes fabriques de Manchester des montagnes de rognures de fer, enlevées par d'énormes machines comme des copeaux de bois par le rabot, passer le soir de la fabrique à la fonderie, et revenir le lendemain de la fonderie à la fabrique en blocs de fer massif.
Les moyens de production ne transmettent de valeur au nouveau produit qu'autant qu'ils en perdent sous leurs anciennes formes d'utilité. Le maximum de valeur qu'ils peuvent perdre dans le cours du travail a pour limite la grandeur de valeur originaire qu'ils possédaient en entrant dans l'opération, ou le temps de travail que leur production a exigé. Les moyens de production ne peuvent donc jamais ajouter au produit plus de valeur qu'ils n'en possèdent eux-mêmes. Quelle que soit l'utilité d'une matière première, d'une machine, d'un moyen de production, s'il coûte cent cinquante livres sterling, soit cinq cents journées de travail, il n'ajoute au produit total qu'il contribue à former jamais plus de cent cinquante livres sterling. Sa valeur est déterminée non par le travail où il entre comme moyen de production, mais par celui d'où il sort comme produit. Il ne sert dans l'opération à laquelle on l'emploie que comme valeur d'usage, comme chose qui possède des propriétés utiles; si avant d'entrer dans cette opération, il n'avait possédé aucune valeur, il n'en donnerait aucune au produit23.
Pendant que le travail productif transforme les moyens de production en éléments formateurs d'un nouveau produit, leur valeur est sujette à une espèce de métempsycose. Elle va du corps consommé au corps nouvellement formé. Mais cette transmigration s'effectue à l'insu du travail réel. Le travailleur ne peut pas ajouter un nouveau travail, créer par conséquent une valeur nouvelle, sans conserver des valeurs anciennes, car il doit ajouter ce travail sous une forme utile et cela ne peut avoir lieu sans qu'il transforme des produits en moyens de production d'un produit nouveau auquel il transmet par cela même leur valeur. La force de travail en activité, le travail vivant a donc la propriété de conserver de la valeur en ajoutant de la valeur; c'est là un don naturel qui ne coûte rien au travailleur, mais qui rapporte beaucoup au capitaliste; il lui doit la conservation de la valeur actuelle de son capital24 . Tant que les affaires vont bien, il est trop absorbé dans la fabrication de la plus-value pour distinguer ce don gratuit du travail. Des interruptions violentes, telles que les crises, le forcent brutalement à s'en apercevoir25.
Ce qui se consomme dans les moyens de production, c'est leur valeur d'usage dont la consommation par le travail forme des produits. Pour ce qui est de leur valeur, en réalité elle n'est pas consommée26. et ne peut pas, par conséquent, être reproduite. Elle est conservée, non en vertu d'une opération qu'elle subit dans le cours du travail, mais parce que l'objet dans lequel elle existe à l'origine ne disparaît que pour prendre une nouvelle forme utile. La valeur des moyens de production reparaît donc dans la valeur du produit; mais elle n'est pas, à proprement parler, reproduite. Ce qui est produit, c'est la nouvelle valeur d'usage dans laquelle la valeur ancienne apparaît de nouveau27.
Il en est tout autrement du facteur subjectif de la production, c'est-à-dire de la force du travail en activité. Tandis que, par la forme que lui assigne son but, le travail conserve et transmet la valeur des moyens de production au produit, son mouvement crée à chaque instant une valeur additionnelle, une valeur nouvelle. Supposons que la production s'arrête au point où le travailleur n'a fourni que l'équivalent de la valeur journalière de sa propre force, lorsqu'il a, par exemple, ajouté par un travail de six heures une valeur de trois shillings. Cette valeur forme l'excédent de la valeur du produit sur les éléments de cette valeur provenant des moyens de production. C'est la seule valeur originale qui s'est produite, la seule partie de la valeur du produit qui ait été enfantée dans le procès de sa formation. Elle compense l'argent que le capitaliste avance pour l'achat de la force de travail, et que le travailleur dépense ensuite en subsistances. Par rapport aux trois shillings dépensés, la valeur nouvelle de trois shillings apparait comme une simple reproduction; mais cette valeur est reproduite en réalité, et non en apparence, comme la valeur des moyens de production. Si une valeur est ici remplacée par une autre, c'est grâce à une nouvelle création.
Nous savons déjà cependant que la durée du travail dépasse le point où un simple équivalent de la valeur de la force de travail serait reproduit et ajouté à l'objet travaillé. Au lieu de six heures qui suffiraient pour cela, l'opération dure douze ou plus. La force de travail en action ne reproduit donc pas seulement sa propre valeur; mais elle produit encore de la valeur en plus. Cette plus-value forme l'excédent de la valeur du produit sur celle de ses facteurs consommés, c'est-à-dire des moyens de production et de la force de travail.
En exposant les différents rôles que jouent dans la formation de la valeur du produit les divers facteurs du travail, nous avons caractérisé en fait les fonctions des divers éléments du capital dans la formation de la plus-value. L'excédent de la valeur du produit sur la valeur de ses éléments constitutifs est l'excédent du capital accru de sa plus-value sur le capital avancé. Moyens de production aussi bien que force de travail, ne sont que les diverses formes d'existence qu'a revêtues la valeur-capital lorsqu'elle s'est transformée d'argent en facteurs du procès de travail.
Dans le cours de la production, la partie du capital qui se transforme en moyens de production, c'est-à-dire en matières premières, matières auxiliaires et instruments de travail, ne modifie donc pas la grandeur de sa valeur. C'est pourquoi nous la nommons partie constante du capital, ou plus brièvement : capital constant.
La partie du capital transformée en force de travail change, au contraire, de valeur dans le cours de la production. Elle reproduit son propre équivalent et de plus un excédent, une plus-value qui peut elle-même varier et être plus ou moins grande. Cette partie du capital se transforme sans cesse de grandeur constante en grandeur variable. C'est pourquoi nous la nommons partie variable du capital, ou plus brièvement : capital variable. Les mêmes éléments du capital qui, au point de vue de la production des valeurs d'usage, se distinguent entre eux comme facteurs objectifs et subjectifs, comme moyens de production et force de travail, se distinguent au point de vue de la formation de valeur en capital constant et en capital variable.
La notion de capital constant n'exclut en aucune manière un changement de valeur de ses parties constitutives. Supposons que la livre de coton coûte aujourd'hui un demi-shilling et que demain, par suite d'un déficit dans la récolte de coton, elle s'élève à un shilling. Le coton ancien qui continue à être façonné a été acheté au prix de un demi-shilling; mais il ajoute maintenant au produit une valeur de un shilling. Et celui qui est déjà filé, et qui circule même peut-être sur le marché sous forme de filés, ajoute également au produit le double de sa valeur première. On voit cependant que ces changements sont indépendants de l'accroissement de valeur qu'obtient le coton par le filage même. Si le coton ancien n'était pas encore en train d'être travaillé, il pourrait être maintenant revendu un shilling au lieu de un demi-shilling. Moins il a subi de façons, plus ce résultat est certain. Aussi, lorsque surviennent de semblables révolutions dans la valeur, est-ce une loi de la spéculation d'agioter sur la matière première dans sa forme la moins modifiée par le travail, sur les filés plutôt que sur le tissu, et sur le coton plutôt que sur les filés. Le changement de valeur prend ici naissance dans le procès qui produit le coton et non dans celui où le coton fonctionne comme moyen de production, et par suite comme capital constant. La valeur, il est vrai, se mesure par le quantum de travail fixé dans une marchandise; mais ce quantum lui-même est déterminé socialement. Si le temps de travail social qu'exige la production d'un article subit des variations, - et le même quantum de coton, par exemple, représente un quantum plus considérable de travail lorsque la récolte est mauvaise que lorsqu'elle est bonne, - alors la marchandise ancienne, qui ne compte jamais que comme échantillon de son espèce28, s'en ressent immédiatement, parce que sa valeur est toujours mesurée par le travail socialement nécessaire, ce qui veut dire par le travail nécessaire dans les conditions actuelles de la société.
Comme la valeur des matières, la valeur des instruments de travail déjà employés dans la production, machines, constructions, etc., peut changer, et par cela même la portion de valeur qu'ils transmettent au produit. Si, par exemple, à la suite d'une invention nouvelle, telle machine peut être reproduite avec une moindre dépense de travail, la machine ancienne de même espèce perd plus ou moins de sa valeur et en donne par conséquent proportionnellement moins au produit. Mais dans ce cas, comme dans le précédent, le changement de valeur prend naissance en dehors du procès de production où la machine fonctionne comme instrument. Dans ce procès, elle ne transfère jamais plus de valeur qu'elle n'en possède elle-même.
De même qu'un changement dans la valeur des moyens de production, malgré la réaction qu'il opère sur eux, même après leur entrée dans le procès de travail, ne modifie en rien leur caractère de capital constant, de même un changement survenu dans la proportion entre le capital constant et le capital variable n'affecte en rien leur différence fonctionnelle. Admettons que les conditions techniques du travail soient transformées de telle sorte que là où, par exemple, dix ouvriers avec dix instruments de petite valeur façonnaient une masse proportionnellement faible de matière première, un ouvrier façonne maintenant avec une machine coûteuse une masse cent fois plus grande. Dans ce cas, le capital constant, c'est-à-dire la valeur des moyens de production employés, serait considérablement accrue, et la partie du capital convertie en force de travail considérablement diminuée. Ce changement ne fait que modifier le rapport de grandeur entre le capital constant et le capital variable, ou la proportion suivant laquelle le capital total se décompose en éléments constants et variables, mais n'affecte pas leur différence fonctionnelle.
Chapitre IX : Le taux de la plus-value
I. - Le degré d'exploitation de la force de travail
La plus-value que le capital avancé C a engendrée dans le cours de la production se présente d'abord comme excédent de la valeur du produit sur la valeur de ses éléments.
Le capital C se décompose en deux parties : une somme d'argent c (capital constant), qui est dépensée pour les moyens de production, et une autre somme d'argent v (capital variable), qui est dépensée en force de travail. A l'origine donc, C = c + v ou, pour prendre un exemple, le capital avancé de 500 l. st. =
c
v
410 l. st.
+
90 l. st.
L'opération productive terminée, on a pour résultat une marchandise dont la valeur = c + v + p, (p étant la plus-value), soit :
c
v
p
410 l. st.
+
90 l. st.
+
90 l. st.
Le capital primitif C s'est transformé en C', de cinq cents en cinq cent quatre-vingt-dix livres sterling. La différence entre les deux = p, une plus-value de quatre-vingt-dix. La valeur des éléments de production étant égale à la valeur du capital avancé, c'est une vraie tautologie de dire que l'excédant de la valeur du produit sur la valeur de ses éléments est égale au surcroît du capital avancé, ou à la plus-value produite.
Cette tautologie exige cependant un examen plus approfondi. Ce qui est comparé avec la valeur du produit, c'est la valeur des éléments de production consommés dans sa formation. Mais nous avons vu que cette partie du capital constant employé, qui consiste en instruments de travail, ne transmet qu'une fraction de sa valeur au produit, tandis que l'autre fraction persiste sous son ancienne forme. Comme celle-ci ne joue aucun rôle dans la formation de la valeur, il faut en faire complètement abstraction. Son entrée en ligne de compte ne changerait rien. Supposons que c = 410 livres sterling, soit trois cent douze livres sterling pour matières premières, quarante-quatre livres sterling pour matières auxiliaires et cinquante-quatre livres sterling pour usure de la machine, mais que la valeur de tout l'appareil mécanique employé réellement se monte à mille cinquante-quatre livres sterling. Nous ne comptons comme avance faite que la valeur de cinquante-quatre livres sterling perdues par la machine dans son fonctionnement et transmise par cela même au produit. Si nous voulions compter les mille livres sterling qui continuent à exister sous leur ancienne forme comme machine à vapeur, etc., il nous faudrait les compter doublement, du côté de la valeur avancée et du côté du produit obtenu29. Nous obtiendrions ainsi mille cinq cents livres sterling et mille cinq cent quatre-vingt-dix livres sterling de sorte que la plus-value serait, après comme avant, de quatre-vingt-dix livres sterling. Sous le nom de capital constant avancé pour la production de la valeur, et c'est cela dont il s'agit ici, nous ne comprenons donc jamais que la valeur des moyens consommés dans le cours de la production.
Ceci admis, revenons à la formule C = c + v, qui est devenue C' = c + v + p, de sorte que C s'est transformé en C'. On sait que la valeur du capital constant ne fait que réapparaître dans le produit. La valeur réellement nouvelle, engendrée dans le cours de la production même, est donc différente de la valeur du produit obtenu. Elle n'est pas, comme il semblerait au premier coup d'œil, ou c + v + p ou :
c
v
p
410 l. st.
+
90 l. st.
+
90 l. st.
Mais v + p ou :
v
p
90 l. st.
+
90 l. st.
Elle n'est pas cinq cent quatre-vingt-dix, mais cent quatre-vingts livres sterling. Si le capital constant c égalait zéro, en d'autres termes s'il y avait des branches d'industrie où le capitaliste n'aurait à employer aucun moyen de production créé par le travail, ni matière première, ni matières auxiliaires, ni instruments, mais seulement la force de travail et des matériaux fournis par la nature, aucune portion constante de valeur ne pourrait être transmise au produit. Cet élément de la valeur du produit, dans notre exemple quatre cent dix livres sterling, serait éliminé, mais la valeur produite de cent quatre-vingts livres sterling, laquelle contient quatre-vingt-dix livres sterling de plus-value, serait tout aussi grande que si c représentait une valeur incommensurable. Nous aurions C = 0 + v = v et C' (le capital accru de la plus-value) = v + p; C' - C, après comme avant = p. Si, au contraire, p égalait zéro, en d'autres termes si la force de travail, dont la valeur est avancée dans le capital variable, ne produisait que son équivalent, alors C = c + v et C' (la valeur du produit) = c + v + 0; par conséquent C = C'. Le capital avancé ne se serait point accru.
Nous savons déjà que la plus-value est une simple conséquence du changement de valeur qui affecte v (la partie du capital transformée en force de travail) que par conséquent v + p = v + ?v (v plus un incrément de v). Mais le caractère réel de ce changement de valeur ne perce pas à première vue; cela provient de ce que, par suite de l'accroissement de son élément variable, le total du capital avancé s'accroît aussi. Il était cinq cents et il devient cinq cent quatre-vingt-dix. L'analyse pure exige donc qu'il soit fait abstraction de cette partie de la valeur du produit, où ne réapparaît que la valeur du capital constant et que l'on pose ce dernier = 0. C'est l'application d'une loi mathématique employée toutes les fois qu'on opère avec des quantités variables et des quantités constantes et que la quantité constante n'est liée à la variable que par addition ou soustraction.
Une autre difficulté provient de la forme primitive du capital variable. Ainsi, dans l'exemple précédent, C' = quatre cent dix livres sterling de capital constant, quatre-vingt-dix livres sterling de capital variable et quatre-vingt-dix livres sterling de plus-value. Or, quatre-vingt-dix livres sterling sont une grandeur donnée, constante, qu'il semble absurde de traiter comme variable. Mais 90 livres sterling (v) ou quatre-vingt-dix livres sterling de capital variable ne sont qu'un symbole pour la marche que suit cette valeur. En premier lieu deux valeurs constantes sont échangées l'une contre l'autre, un capital de quatre-vingt-dix livres sterling contre une force de travail qui vaut aussi quatre-vingt-dix livres sterling. Cependant dans le cours de la production les quatre-vingt-dix livres sterling avancées viennent d'être remplacées, non par la valeur de la force de travail, mais par son mouvement, le travail mort par le travail vivant, une grandeur fixe par une grandeur fluide, une constante par une variable. Le résultat est la reproduction de v plus un incrément de v. Du point de vue de la production capitaliste, tout cet ensemble est un mouvement spontané, automatique de la valeur-capital transformée en force de travail. C'est à elle que le procès complet et son résultat sont attribués. Si donc la formule " quatre-vingt-dix livres sterling de capital variable ", laquelle exprime une valeur qui fait des petits, semble contradictoire, elle n'exprime qu'une contradiction immanente à la production capitaliste.
Il peut paraître étrange au premier coup d'œil que l'on pose ainsi le capital constant = 0, mais c'est là une opération que l'on fait tous les jours dans la vie ordinaire. Quelqu'un veut-il calculer le bénéfice obtenu par la Grande-Bretagne dans l'industrie cotonnière, il commence par éliminer le prix du coton payé aux Etats-Unis, à l'Inde, à l'Egypte, etc., c'est-à-dire, il pose = 0 la partie du capital qui ne fait que réapparaître dans la valeur du produit.
Assurément le rapport de la plus-value non seulement avec la partie du capital d'où elle provient immédiatement, et dont elle représente le changement de valeur, mais encore avec le total du capital avancé, a une grande importance économique. Aussi traiterons-nous cette question avec tous les détails dans le troisième livre. Pour qu'une partie du capital gagne en valeur par sa transformation en force de travail, il faut qu'une autre partie du capital soit déjà transformée en moyens de production. Pour que le capital variable fonctionne, il faut qu'un capital constant soit avancé dans des proportions correspondantes, d'après le caractère technique de l'entreprise. Mais parce que, dans toute manipulation chimique, on emploie des cornues et d'autres vases, il ne s'ensuit pourtant pas que dans l'analyse on ne fasse abstraction de ces ustensiles. Dès que l'on examine la création de valeur et la modification de valeur purement en elles-mêmes, les moyens de production, ces représentants matériels du capital constant, ne fournissent que la matière dans laquelle la force fluide, créatrice de valeur, peut se figer. Coton ou fer, peu importent donc la nature et la valeur de cette matière. Elle doit tout simplement se trouver là en quantité suffisante pour pouvoir absorber le travail à dépenser dans le cours de la production. Cette quantité de matière une fois donnée, que sa valeur monte ou baisse, ou même qu'elle n'ait aucune valeur, comme la terre vierge et la mer, la création de valeur et son changement de grandeur n'en seront pas affectés30.
Nous posons donc tout d'abord la partie constante du capital égale à zéro. Le capital avancé c + v se réduit conséquemment à v, et la valeur du produit c + v + p à la valeur produite v + p. Si l'on admet que celle-ci = 180 livres sterling dans lesquelles se manifeste le travail qui s'écoule pendant toute la durée de la production; il nous faut soustraire la valeur du capital variable, soit quatre-vingt-dix livres sterling, pour obtenir la plus-value de quatre-vingt-dix livres sterling. Ces quatre-vingt-dix livres sterling expriment ici la grandeur absolue de la plus-value produite. Pour ce qui est de sa grandeur proportionnelle, c'est-à-dire du rapport suivant lequel le capital variable a gagné en valeur, elle est évidemment déterminée par le rapport de la plus-value au capital variable et s'exprime par p/v. Dans l'exemple qui précède, elle est donc 90/90 = 100 %. Cette grandeur proportionnelle est ce que nous appelons taux de la plus-value31.
Nous avons vu que l'ouvrier, pendant une partie du temps qu'exige une opération productive donnée, ne produit que la valeur de sa force de travail, c'est-à-dire la valeur des subsistances nécessaires à son entretien. Le milieu dans lequel il produit étant organisé par la division spontanée du travail social, il produit sa subsistance, non pas directement, mais sous la forme d'une marchandise particulière, sous la forme de filés, par exemple, dont la valeur égale celle de ses moyens de subsistance, ou de l'argent avec lequel il les achète. La partie de sa journée de travail qu'il y emploie est plus ou moins grande, suivant la valeur moyenne de sa subsistance journalière ou le temps de travail moyen exigé chaque jour pour la produire. Lors même qu'il ne travaillerait pas pour le capitaliste, mais seulement pour lui-même, il devrait, toutes circonstances restant égales, travailler en moyenne, après comme avant, la même partie aliquote du jour pour gagner sa vie. Mais comme dans la partie du jour où il produit la valeur quotidienne de sa force de travail, soit trois shillings, il ne produit que l'équivalent d'une valeur déjà payée par le capitaliste, et ne fait ainsi que compenser une valeur par une autre, cette production de valeur n'est en fait qu'une simple reproduction. Je nomme donc temps de travail nécessaire, la partie de la journée où cette reproduction s'accomplit, et travail nécessaire le travail dépensé pendant ce temps32 ; nécessaire pour le travailleur, parce qu'il est indépendant de la forme sociale de son travail; nécessaire pour le capital et le monde capitaliste, parce que ce monde a pour base l'existence du travailleur.
La période d'activité, qui dépasse les bornes du travail nécessaire, coûte, il est vrai, du travail à l'ouvrier, une dépense de force, mais ne forme aucune valeur pour lui. Elle forme une plus-value qui a pour le capitaliste tous les charmes d'une création ex nihilo. Je nomme cette partie de la journée de travail, temps extra et le travail dépensé en elle surtravail. S'il est d'une importance décisive pour l'entendement de la valeur en général de ne voir en elle qu'une simple coagulation de temps de travail, que du travail réalisé, il est d'une égale importance pour l'entendement de la plus-value de la comprendre comme une simple coagulation de temps de travail extra, comme du surtravail réalisé. Les différentes formes économiques revêtues par la société, l'esclavage, par exemple, et le salariat, ne se distinguent que par le mode dont ce surtravail est imposé et extorqué au producteur immédiat, à l'ouvrier33.
De ce fait, que la valeur du capital variable égale la valeur de la force de travail qu'il achète; que la valeur de cette force de travail détermine la partie nécessaire de la journée de travail et que la plus-value de son côté est déterminée par la partie extra de cette même journée, il suit que : la plus-value est au capital variable ce qu'est le surtravail au travail nécessaire ou le taux de la plus-value p/v = surtravail/travail nécessaire. Les deux proportions présentent le même rapport sous une forme différente; une fois sous forme de travail réalisé, une autre fois, sous forme de travail en mouvement.
Le taux de la plus-value est donc l'expression exacte du degré d'exploitation de la force de travail par le capital ou du travailleur par le capitaliste34.
D'après notre supposition, la valeur du produit =
c
v
p
410 l. sterling
+
90 l. sterling
+
90 l. sterling
Le capital avancé = 500 livres sterling. De ce que la plus-value = 90 livres sterling et le capital avancé = 500 livres sterling, on pourrait conclure d'après le mode ordinaire de calcul, que le taux de la plus-value (que l'on confond avec le taux du profit) = 18 %, chiffre dont l'infériorité relative remplirait d'émotion le sieur Carey et les autres harmonistes du même calibre.
Mais en réalité le taux de la plus-value égale non pas p/C ou p/(c + v) mais p/v c'est-à-dire, il est non pas 90/500 mais 90/90 = 100 %, plus de cinq fois le degré d'exploitation apparent. Bien que dans le cas donné, nous ne connaissions ni la grandeur absolue de la journée de travail, ni la période des opérations (jour, semaine, etc.), ni enfin le nombre des travailleurs que le capital variable de quatre-vingt-dix livres sterling met en mouvement simultanément, néanmoins le taux de la plus-value p/v par sa convertibilité dans l'autre formule (surtravail / travail nécessaire) nous montre exactement le rapport des deux parties constituantes de la journée de travail l'une avec l'autre. Ce rapport est cent pour cent. L'ouvrier a donc travaillé une moitié du jour pour lui-même et l'autre moitié pour le capitaliste.
Telle est donc, en résumé, la méthode à employer pour le calcul du taux de la plus-value. Nous prenons la valeur entière du produit et nous posons égale à zéro la valeur du capital constant qui ne fait qu'y reparaître; la somme de valeur qui reste est la seule valeur réellement engendrée pendant la production de la marchandise. Si la plus-value est donnée, il nous faut la soustraire de cette somme pour trouver le capital variable. C'est l'inverse qui a lieu si ce dernier est donné et que l'on cherche la plus-value. Tous les deux sont-ils donnés, il ne reste plus que l'opération finale, le calcul de p/v du rapport de la plus-value au capital variable.
Si simple que soit cette méthode, il convient d'y exercer le lecteur par quelques exemples qui lui en faciliteront l'application.
Entrons d'abord dans une filature. Les données suivantes appartiennent à l'année 1871 et m'ont été fournies par le fabricant lui-même. La fabrique met en mouvement dix mille broches, file avec du coton américain des filés n°32, et produit chaque semaine une livre de filés par broche. Le déchet du coton se monte à six pour cent. Ce sont donc par semaine dix mille six cents livres de coton que le travail transforme en dix mille livres de filés et six cents livres de déchet. En avril 1871, ce coton coûtait sept pence trois quarts par livre et conséquemment pour dix mille six cents livres, la somme ronde de trois cent quarante-deux livres sterling. Les dix mille broches, y compris la machine à filer et la machine à vapeur, coûtent une livre sterling la pièce, c'est-à-dire dix mille livres sterling. Leur usure se monte à 10 % = 1 000 livres sterling, ou chaque semaine vingt livres sterling. La location des bâtiments est de trois cents livres sterling ou de six livres sterling par semaine. Le charbon (quatre livres par heure et par force de cheval, sur une force de cent chevaux donnée par l'indicateur35 et soixante heures par semaine, y compris le chauffage du local) atteint par semaine le chiffre de onze tonnes et à huit shillings six pence par tonne, coûte chaque semaine quatre livres sterling dix shillings; la consommation par semaine est également pour le gaz d'une livre sterling, pour l'huile de quatre livres sterling dix shillings, pour toutes les matières auxiliaires de dix livres sterling. - La portion de valeur constante par conséquent = 378 livres sterling. Puisqu'elle ne joue aucun rôle dans la formation de la valeur hebdomadaire, nous la posons égale à zéro.
Le salaire des ouvriers se monte à cinquante-deux livres sterling par semaine; le prix des filés, à douze pence un quart la livre, est, pour dix mille livres, de cinq cent dix livres sterling. La valeur produite chaque semaine est par conséquent = 510 livres sterling - 378 livres sterling, ou = 132 livres sterling. Si maintenant nous en déduisons le capital variable (salaire des ouvriers) = 52 livres sterling, il reste une plus-value de quatre-vingts livres sterling. Le taux de la plus-value est donc = 80/52 = 153 11/13 %. Pour une journée de travail moyenne de dix heures par conséquent, le travail nécessaire = 3 h 31/33 et le surtravail = 6 h 2/33.
Voici un autre calcul, très défectueux, il est vrai, parce qu'il y manque plusieurs données, mais suffisant pour notre but. Nous empruntons les faits à un livre de Jacob à propos des lois sur les céréales (1815). Le prix du froment est de quatre-vingts shillings par quart (huit boisseaux), et le rendement moyen de l'arpent est de vingt-deux boisseaux, de sorte que l'arpent rapporte onze livres sterling.
Production de valeur par arpent.
Semences (froment)
1 l. st. 9 sh.
Dîmes, taxes
1 l. st. 1 sh
Engrais
2 l. st. 10 sh.
Rente foncière
1 l. st. 8 sh
Salaires
3 l. st. 10 sh.
Profit du fermier et intérêts
1 l. st. 2 sh.
Somme
7 l. st. 9 sh.
Somme
3 l. st. 11 sh.
La plus-value, toujours en admettant que le prix du produit est égal à sa valeur, se trouve ici répartie entre diverses rubriques, profit, intérêt, dîmes, etc. Ces rubriques nous étant indifférentes. nous les additionnons toutes ensemble et obtenons ainsi une plus-value de trois livres sterling onze shillings. Quant aux trois livres sterling dix-neuf shillings pour semence et engrais nous les posons égales à zéro comme partie constante du capital. Reste le capital variable avancé de trois livres sterling dix shillings, à la place duquel une valeur nouvelle de 3 livres sterling 10 shillings + 3 livres sterling 11 shillings a été produite. Le taux de la plus-value p/v égale :
(3 livres sterling 11 shillings) /(3 livres sterling 10 shillings) = plus de 100 %.
Le laboureur emploie donc plus de la moitié de sa journée de travail à la production d'une plus-value que diverses personnes se partagent entre elles sous divers prétextes36.
II. - Expression de la valeur du produit en parties proportionnelles du même produit
Reprenons l'exemple qui nous a servi à montrer comment le capitaliste transforme son argent en capital. Le travail nécessaire de son fileur se montait à six heures, de même que le surtravail; le degré d'exploitation du travail s'élevait donc à cent pour cent.
Le produit de la journée de douze heures est vingt livres de filés d'une valeur de trente shillings. Pas moins des huit dixièmes de cette valeur, ou vingt-quatre shillings, sont formés par la valeur des moyens de production consommés, des vingt livres de coton à vingt shillings, des broches à quatre shillings, valeur qui ne fait que réapparaître; autrement dit huit dixièmes de la valeur des filés consistent en capital constant. Les deux dixièmes qui restent sont la valeur nouvelle de six shillings engendrée pendant le filage, dont une moitié remplace la valeur journalière de la force de travail qui a été avancée, c'est-à-dire le capital variable de trois shillings et dont l'autre moitié forme la plus-value de trois shillings. La valeur totale de vingt livres de filés est donc composée de la manière suivante : Valeur en filés de
c
v
p
30 shillings
=
24 shillings
+
3 shillings
+
3 shillings
Puisque cette valeur totale se représente dans le produit de vingt livres de filés, il faut que les divers éléments de cette valeur puissent être exprimés en parties proportionnelles du produit.
S'il existe une valeur de trente shillings dans vingt livres de filés, huit dixièmes de cette valeur, ou sa partie constante de vingt-quatre shillings, existeront dans huit dixièmes du produit, ou dans seize livres de filés. Sur celles-ci treize livres un tiers représentent la valeur de la matière première, des vingt livres de coton qui ont été filées, soit vingt shillings, et deux livres deux tiers la valeur des matières auxiliaires et des instruments de travail consommés, broches, etc., soit quatre shillings.
Dans treize livres un tiers de filés, il ne se trouve, à vrai dire, que treize livres un tiers de coton d'une valeur de treize shillings un tiers; mais leur valeur additionnelle de six shillings deux tiers forme un équivalent pour le coton contenu dans les six livres deux tiers de filés qui restent. Les treize livres un tiers de filés représentent donc tout le coton contenu dans le produit total de vingt livres de filés, la matière première du produit total, mais aussi rien de plus. C'est donc comme si tout le coton du produit entier eût été comprimé dans treize livres un tiers de filés et qu'il ne s'en trouvât plus un brin dans les six livres deux tiers restantes. Par contre, ces treize livres un tiers de filés ne contiennent dans notre cas aucun atome ni de la valeur des matières auxiliaires et des instruments de travail consommés, ni de la valeur nouvelle créée par le filage.
De même les autres deux livres deux tiers de filés qui composent le reste du capital constant = 4 shillings, ne représentent rien autre chose que la valeur des matières auxiliaires et des instruments de travail consommés pendant tout le cours de la production.
Ainsi donc huit dixièmes du produit ou seize livres de filés, bien que formés, en tant que valeurs d'usage, par le travail du fileur, tout comme les parties restantes du produit, ne contiennent dans cet ensemble pas le moindre travail absorbé pendant l'opération même du filage. C'est comme si ces huit dixièmes s'étaient transformés en filés sans l'intermédiaire du travail, et que leur forme filés ne fût qu'illusion. Et en fait, quand le capitaliste les vend vingt-quatre shillings et rachète avec cette somme ses moyens de production, il devient évident que seize livres de filés ne sont que coton, broches, charbon, etc., déguisés. D'un autre côté, les deux dixièmes du produit qui restent, ou quatre livres de filés, ne représentent maintenant rien autre chose que la valeur nouvelle de six shillings produite dans les douze heures qu'a duré l'opération. Ce qu'ils contenaient de la valeur des matières et des instruments de travail consommés leur a été enlevé pour être incorporé aux seize premières livres de filés. Le travail du fileur, matérialisé dans le produit de vingt livres de filés, est maintenant concentré dans quatre livres, dans deux dixièmes du produit. C'est comme si le fileur avait opéré le filage de ces quatre livres dans l'air, ou bien avec du coton et des broches, qui, se trouvant là gratuitement, sans l'aide du travail humain, n'ajouteraient aucune valeur au produit. Enfin de ces quatre livres de filés, où se condense toute la valeur produite en douze heures de filage, une moitié ne représente que l'équivalent de la force de travail employée, c'est-à-dire que les trois shillings de capital variable avancé, l'autre moitié que la plus-value de trois shillings.
Puisque douze heures de travail du fileur se matérialisent en une valeur de six shillings, la valeur des filés montant à trente shillings représente donc soixante heures de travail. Elles existent dans vingt livres de filés dont huit dixièmes ou seize livres sont la matérialisation de quarante-huit heures de travail qui ont précédé l'opération du filage, du travail contenu dans les moyens de production des filés; et dont deux dixièmes ou quatre livres de filés sont la matérialisation des douze heures de travail dépensées dans l'opération du filage.
Nous avons vu plus haut comment la valeur totale des filés égale la valeur enfantée dans leur production plus les valeurs déjà préexistantes dans leurs moyens de production. Nous venons de voir maintenant comment les éléments fonctionnellement différents de la valeur peuvent être exprimés en parties proportionnelles du produit.
Cette décomposition du produit, - du résultat de la production - en une quantité qui ne représente que le travail contenu dans les moyens de production, ou la partie constante du capital, en un autre quantum qui ne représente que le travail nécessaire ajouté pendant le cours de la production, ou la partie variable du capital, et en un dernier quantum, qui ne représente que le surtravail ajouté dans ce même procédé, ou la plus-value : cette décomposition est aussi simple qu'importante, comme le montrera plus tard son application à des problèmes plus complexes et encore sans solution.
Au lieu de décomposer ainsi le produit total obtenu dans une période, par exemple une journée, en quote-parts représentant les divers éléments de sa valeur, on peut arriver au même résultat en représentant les produits partiels comme provenant de quote-parts de la journée de travail. Dans le premier cas nous considérons le produit entier comme donné, dans l'autre nous le suivons dans ses phases d'évolution.
Le fileur produit en douze heures vingt livres de filés, en une heure par conséquent une livre deux tiers et en huit heures treize livres un tiers, c'est-à-dire un produit partiel valant à lui seul tout le coton filé pendant la journée. De la même manière le produit partiel de l'heure et des trente-six minutes suivantes égale deux livres deux tiers de filés, et représente par conséquent la valeur des instruments de travail consommés pendant les douze heures de travail; de même encore le fileur produit dans les soixante-quinze minutes qui suivent deux livres de filés valant trois shillings, - une valeur égale à toute la valeur qu'il crée en six heures de travail nécessaire. Enfin, dans les dernières soixante-quinze minutes il produit également deux livres de filés dont la valeur égale la plus-value produite par sa demi-journée de surtravail. Le fabricant anglais se sert pour son usage personnel de ce genre de calcul; il dira, par exemple, que dans les huit premières heures ou deux tiers de la journée de travail il couvre les frais de son coton. Comme on le voit, la formule est juste; c'est en fait la première formule transportée de l'espace dans le temps; de l'espace où les parties du produit se trouvent toutes achevées et juxtaposées les unes aux autres, dans le temps, où elles se succèdent. Mais cette formule peut en même temps être accompagnée de tout un cortège d'idées barbares et baroques, surtout dans la cervelle de ceux qui, intéressés en pratique à l'accroissement de la valeur, ne le sont pas moins en théorie à se méprendre sur le sens de ce procès. On peut se figurer, par exemple, que notre fileur produit ou remplace dans les huit premières heures de son travail la valeur du coton, dans l'heure et les trente-six minutes suivantes la valeur des moyens de production consommés, dans l'heure et les douze minutes qui suivent le salaire, et qu'il ne consacre au fabricant pour la production de la plus-value que la célèbre " Dernière heure ". On attribue ainsi au fileur un double miracle, celui de produire coton, broches, machine à vapeur, charbon, huile, etc., à l'instant même où il file au moyen d'eux, et de faire ainsi d'un jour de travail cinq. Dans notre cas, par exemple, la production de la matière première et des instruments de travail exige quatre journées de travail de douze heures, et leur transformation en filés exige de son côté une autre journée de travail de douze heures. Mais la soif du lucre fait croire aisément à de pareils miracles et n'est jamais en peine de trouver le sycophante doctrinaire qui se charge de démontrer leur rationalité. C'est ce que va nous prouver l'exemple suivant d'une célébrité historique.
III. - La " dernière heure " de Senior
Par un beau matin de l'année 1836, Nassau W. Senior, que l'on pourrait appeler le normalien des économistes anglais, également fameux par sa science économique et " son beau style ", fut invité à venir apprendre à Manchester l'économie politique qu'il professait à Oxford. Les fabricants l'avaient élu leur défenseur contre le Factory Act nouvellement promulgué, et l'agitation des dix heures qui allait encore au-delà. Avec leur sens pratique ordinaire, ils avaient cependant reconnu que M. le professeur " wanted a good deal of finishing ", avait grand besoin du coup de pouce de la fin pour être un savant accompli. Ils le firent donc venir à Manchester. Le professeur mit en style fleuri la leçon que lui avaient faite les fabricants, dans le pamphlet intitulé : Letters on the Factorv act, as it affects the cotton manufacture. London, 1837. Il est d'une lecture récréative comme on peut en juger par le morceau suivant :
" Avec la loi actuelle, aucune fabrique qui emploie des personnes au-dessous de dix-huit ans, ne peut travailler plus de onze heures et demie par jour, c'est-à-dire douze heures pendant les cinq premiers jours de la semaine et neuf heures le samedi. Eh bien, l'analyse (!) suivante démontre que, dans une fabrique de ce genre, tout le profit net provient de la dernière heure. Un fabricant dépense cent mille livres sterling : quatre-vingt mille livres sterling en bâtiments et en machines, vingt mille en matière première et en salaires. En supposant que le capital fasse une seule évolution par an et que le profit brut atteigne quinze pour cent, la fabrique doit livrer chaque année des marchandises pour une valeur de cent quinze mille livres sterling. Chacune des vingt-trois demi-heures de travail produit chaque jour cinq cents quinzièmes ou un vingt-troisième de cette somme. Sur ces vingt-trois vingt-troisièmes qui forment l'entier des cent quinze mille livres sterling (constituting the whole 115 000 l. st.) vingt vingt-troisièmes, c'est-à-dire cent mille livres sterling sur les cent quinze mille, remplacent ou compensent seulement le capital; un vingt-troisième ou cinq mille livres sterling sur les quinze mille de profit brut (!) couvrent l'usure de la fabrique et des machines. Les deux vingt-troisièmes qui restent, les deux dernières demi-heures de chaque jour produisent le profit net de dix pour cent. Si donc, les prix restant les mêmes, la fabrique pouvait travailler treize heures au lieu de onze et demie, et qu'on augmentât le capital circulant d'environ deux mille six cents livres sterling, le profit net serait plus que doublé. D'un autre côté, si les heures de travail étaient réduites d'une heure par jour, le profit net disparaîtrait; si la réduction allait jusqu'à une heure et demie, le profit brut disparaîtrait également37. "
Et voilà ce que M. le professeur appelle une analyse ! S'il ajoutait foi aux lamentations des fabricants, s'il croyait que les travailleurs consacrent la meilleure partie de la journée à la reproduction ou au remplacement de la valeur des bâtiments, des machines, du coton, du charbon, etc., alors toute analyse devenait chose oiseuse. " Messieurs, avait-il à répondre tout simplement, si vous faites travailler dix heures au lieu de onze heures et demie, la consommation quotidienne du coton, des machines, etc., toutes circonstances restant égales, diminuera de une heure et demie. Vous gagnerez donc tout juste autant que vous perdrez. Vos ouvriers dépenseront à l'avenir une heure et demie de moins à la reproduction ou au remplacement du capital avancé. " Pensait-il au contraire que les paroles de ces messieurs demandaient réflexion, et jugeait-il en qualité d'expert une analyse nécessaire; alors il devait avant tout, dans une question qui roule exclusivement sur le rapport du bénéfice net à la grandeur de la journée de travail, prier les fabricants de ne pas mettre ensemble dans le même sac des choses aussi disparates que machines, bâtiments, matière première et travail, et de vouloir bien être assez bons pour poser le capital constant contenu dans ces machines, matières premières, etc., d'un côté, et le capital avancé en salaires, de l'autre. S'il trouvait ensuite par hasard, que d'après le calcul des fabricants le travailleur reproduit ou remplace le salaire dans deux vingt-troisièmes de sa journée, ou dans une heure, l'analyste avait alors à continuer ainsi :
" Suivant vos données, le travailleur produit dans l'avant-dernière heure son salaire et dans la dernière votre plus-value ou bénéfice net. Puisqu'il produit des valeurs égales dans des espaces de temps égaux, le produit de l'avant-dernière heure est égal au produit de la dernière. De plus, il ne produit de valeur qu'autant qu'il dépense de travail, et le quantum de son travail a pour mesure sa durée. Cette durée, d'après vous, est de onze heures et demie par jour. Il consomme une partie de ces onze heures et demie pour la production ou le remboursement de son salaire, l'autre partie pour la production de votre profit net. Il ne fait rien de plus tant que dure la journée de travail. Mais puisque, toujours d'après vous, son salaire et la plus-value qu'il vous livre sont des valeurs égales, il produit évidemment son salaire en cinq heures trois quarts et votre profit net dans les autres cinq heures trois quarts. Comme de plus les filés produits en deux heures équivalent à son salaire plus votre profit net, cette valeur doit être mesurée par onze heures et demie de travail, le produit de l'avant-dernière heure par cinq heures trois quarts, celui de la dernière également. Nous voici arrivés à un point délicat; ainsi, attention ! L'avant-dernière heure de travail est une heure de travail tout comme la première. Ni plus ni moins. Comment donc le fileur peut-il produire en une heure de travail une valeur qui représente cinq heures trois quarts ? En réalité, il n'accomplit point un tel miracle. Ce qu'il produit en valeur d'usage dans une heure de travail est un quantum déterminé de filés. La valeur de ces filés est mesurée par cinq heures trois quarts de travail, dont quatre heures trois quarts sont contenues, sans qu'il y soit pour rien, dans les moyens de production, coton, machines, etc., consommés, et dont quatre quarts ou une heure a été ajoutée pour lui-même. Puisque son salaire est produit en cinq heures et trois quarts, et que les filés qu'il fournit en une heure contiennent la même somme de travail, il n'y a pas la moindre sorcellerie à ce qu'il ne produise en cinq heures et trois quarts de filage qu'un équivalent des filés qu'il produit dans une seule heure. Mais vous êtes complètement dans l'erreur, si vous vous figurez que l'ouvrier perde un seul atome de son temps à reproduire ou à remplacer la valeur du coton, des machines, etc. Par cela même que son travail convertit coton et broches en filés, par cela même qu'il file, la valeur du coton et des broches, passe dans les filés. Ceci n'est point dû à la quantité, mais à la qualité de son travail. Assurément il transmettra une plus grande valeur de coton, etc., en une heure qu'en une demi-heure, mais tout simplement parce qu'il file plus de coton dans le premier cas que dans le second. Comprenez-le donc bien une fois pour toutes : quand vous dites que l'ouvrier, dont la journée compte onze heures et demie, produit dans l'avant-dernière heure la valeur de son salaire et dans la dernière le bénéfice net, cela veut dire tout bonnement que dans son produit de deux heures, que celles-ci se trouvent au commencement ou à la fin de la journée, juste autant d'heures de travail sont incorporées, qu'en contient sa journée de travail entière. Et quand vous dites qu'il produit dans les premières cinq heures trois quarts son salaire et dans les dernières cinq heures trois quarts votre profit net, cela veut dire encore tout simplement que vous payez les premières et que pour les dernières vous ne les payez pas. Je parle de payement du travail au lieu de payement de la force de travail, pour me conformer à votre jargon. Si maintenant vous examinez le rapport du temps de travail que vous payez au temps de travail que vous ne payez point, vous trouverez que c'est demi-journée pour demi-journée, c'est-à-dire cent pour cent, ce qui assurément est le taux d'un bénéfice assez convenable. Il n'y a pas non plus le moindre doute que si vous faites travailler vos bras treize au lieu de onze heures et demie et que vous annexiez simplement cet excédent au domaine du surtravail, ce dernier comprendra sept un quart au lieu de cinq heures trois quarts, et le taux de la plus-value s'élèvera de cent pour cent à cent vingt-six pour cent. Mais vous allez par trop loin, si vous espérez que l'addition de cette heure et demie élèvera votre profit de cent à deux cents pour cent ou davantage, ce qui ferait " plus que le doubler ". D'un autre côté, - le cœur de l'homme est quelque chose d'étrange, surtout quand l'homme le porte dans sa bourse - votre pessimisme frise la folie si vous craignez que la réduction de la journée de onze heures et demie à dix heures et demie fasse disparaître tout votre profit net. Toutes circonstances restant les mêmes, le surtravail tombera de cinq heures trois quarts à quatre heures trois quarts, ce qui fournira encore un taux de plus-value tout à fait respectable, à savoir quatre-vingt-deux quatorze vingt-troisièmes pour cent. Les mystères de cette " Dernière heure38 " sur laquelle vous avez débité plus de contes que les Chiliastes sur la fin du monde, tout cela est " all bosh ", de la blague. Sa perte n'aura aucune conséquence funeste; elle n'ôtera, ni à vous votre profit net, ni aux enfants des deux sexes, que vous consommez productivement, cette " pureté d'âme " qui vous est si chère39. Quand, une bonne fois, votre dernière heure sonnera, pensez au professeur d'Oxford. Et maintenant, c'est dans un monde meilleur que je désire faire avec vous plus ample connaissance. Salut. "
C'est en 1836 que Senior avait fait la découverte de sa " Dernière heure ". Huit ans plus tard, le 15 avril 1848, un des principaux mandarins de la science économique officielle, James Wilson, dans l'Economiste, de Londres, à propos de la loi des dix heures, entonna la même ritournelle sur le même air.
IV. - Le produit net
Nous nommons produit net (surplus produce) la partie du produit qui représente la plus-value. De même que le taux de celle-ci se détermine par son rapport, non avec la somme totale, mais avec la partie variable du capital, de même le montant du produit net est déterminé par son rapport, non avec la somme restante, mais avec la partie du produit qui représente le travail nécessaire. De même que la production d'une plus-value est le but déterminant de la production capitaliste, de même le degré d'élévation de la richesse se mesure, non d'après la grandeur absolue du produit brut, mais d'après la grandeur relative du produit net40.
La somme du travail nécessaire et du surtravail, des parties de temps dans lesquelles l'ouvrier produit l'équivalent de sa force de travail et la plus-value, cette somme forme la grandeur absolue de son temps de travail, c'est-à-dire la journée de travail (working day).
Chapitre X : La journée de travail
V. - Limite de journée de travail
Nous sommes partis de la supposition que la force de travail est achetée et vendue à sa valeur. Cette valeur, comme celle de toute autre marchandise, est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production. Si donc la production des moyens de subsistance journaliers, tels qu'il les faut en moyenne pour le travailleur, coûte six heures, il doit travailler en moyenne six heures par jour pour produire journellement sa force de travail, ou pour reproduire la valeur qu'il a obtenue en la vendant. La partie nécessaire de sa journée comprend alors six heures; toutes circonstances restant égales, c'est une grandeur donnée. Mais il ne s'ensuit pas que la grandeur de la journée elle-même soit donnée.
Admettons que la ligne a---b représente la durée ou la longueur du temps de travail nécessaire, soit six heures. Suivant que le travail sera prolongé au-delà de ab de une, de trois ou de six heures, nous obtiendrons trois lignes différentes :
Journée de travail I.
Journée de travail II.
Journée de travail III.
a------b-c
a------b---c
a------b------c
qui représentent trois journées de travail différentes de sept, de neuf et de douze heures. La ligne de prolongation bc représente la longueur du travail extra. Puisque la journée de travail = ab + bc ou bien est ac, elle varie avec la grandeur variable de bc. Puisque ab nous est donné, le rapport de bc à ab peut toujours être mesuré. Ce rapport s'élève dans la journée de travail I à 1/6; dans la journée de travail Il à 3/4, et dans la journée de travail III à 6/6, de ab. Enfin, puisque la proportion
(temps de travail extra) / (temps de travail nécessaire)
détermine le taux de la plus-value, ce taux est donné par le rapport ci-dessus. Il est respectivement dans les trois différentes journées de travail de seize deux tiers, de cinquante et de cent pour cent. Mais le taux de la plus-value seul ne nous donnerait point réciproquement la grandeur de la journée de travail. S'il était, par exemple, de cent pour cent, la journée de travail pourrait être de son côté de huit, de dix, de douze heures, et ainsi de suite. Il indiquerait que les deux parties constitutives de la journée, travail nécessaire et surtravail, sont de grandeur égale; mais il n'indiquerait pas la grandeur de chacune de ces parties.
La journée de travail n'est donc pas une grandeur constante, mais une grandeur variable. Une de ses parties est bien déterminée par le temps de travail qu'exige la reproduction continue de l'ouvrier lui-même; mais sa grandeur totale varie suivant la longueur ou la durée du surtravail. La journée de travail est donc déterminable; mais, par elle-même, elle est indéterminée41.
Bien que la journée de travail ne soit rien de fixe, elle ne peut néanmoins varier que dans certaines limites. Sa limite minima, cependant, ne peut être déterminée. Assurément, si nous posons la ligne de prolongation bc, ou le surtravail = 0, nous obtenons ainsi une limite minima, c'est-à-dire la partie de la journée pendant laquelle l'ouvrier doit nécessairement travailler pour sa propre conservation. Mais le mode de production capitaliste une fois donné, le travail nécessaire ne peut jamais former qu'une partie de la journée de travail, et cette journée elle-même ne peut, par conséquent, être réduite à ce minimum. Par contre, la journée de travail possède une limite maxima. Elle ne peut être prolongée au-delà d'un certain point. Cette limite maxima est doublement déterminée, et d'abord par les bornes physiques de la force de travail. Un homme ne peut dépenser pendant le jour naturel de vingt-quatre heures qu'un certain quantum de sa force vitale. C'est ainsi qu'un cheval ne peut, en moyenne, travailler que huit heures par jour. Pendant une partie du jour, la force doit se reposer, dormir; pendant une autre partie, l'homme a des besoins physiques à satisfaire; il lui faut se nourrir, se vêtir, etc. Cette limitation purement physique n'est pas la seule. La prolongation de la journée de travail rencontre des limites morales. Il faut au travailleur du temps pour satisfaire ses besoins intellectuels et sociaux, dont le nombre et le caractère dépendent de l'état général de la civilisation. Les variations de la journée de travail ne dépassent donc pas le cercle formé par ces limites qu'imposent la nature et la société. Mais ces limites sont par elles-mêmes très élastiques et laissent la plus grande latitude. Aussi trouvons-nous des journées de travail de dix, douze, quatorze, seize, dix-huit heures, c'est-à-dire avec les plus diverses longueurs.
Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur journalière. Il a donc acquis le droit de faire travailler pendant tout un jour le travailleur à son service. Mais qu'est-ce qu'un jour de travail42 ? Dans tous les cas, il est moindre qu'un jour naturel. De combien ? Le capitaliste a sa propre manière de voir sur cette ultima Thule, la limite nécessaire de la journée de travail. En tant que capitaliste, il n'est que capital personnifié; son âme et l'âme du capital ne font qu'un. Or le capital n'a qu'un penchant naturel, qu'un mobile unique; il tend à s'accroître, à créer une plus-value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse possible de travail extra43. Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s'anime qu'en suçant le travail vivant, et sa vie est d'autant plus allègre qu'il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l'ouvrier travaille, est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu'il lui a achetées44. Si le salarié consomme pour lui-même le temps qu'il a de disponible, il vole le capitaliste45.
Le capitaliste en appelle donc à la loi de l'échange des marchandises. Il cherche, lui, comme tout autre acheteur, à tirer de la valeur d'usage de sa marchandise le plus grand parti possible. Mais tout à coup s'élève la voix du travailleur qui jusque-là était comme perdu dans le tourbillon de la production :
La marchandise que je t'ai vendue se distingue de la tourbe des autres marchandises, parce que son usage crée de la valeur, et une valeur plus grande qu'elle ne coûte elle-même. C'est pour cela que tu l'as achetée. Ce qui pour toi semble accroissement de capital, est pour moi, excédant de travail. Toi et moi, nous ne connaissons sur le marché qu'une loi, celle de l'échange des marchandises. La consommation de la marchandise appartient non au vendeur qui l'aliène, mais à l'acheteur qui l'acquiert. L'usage de ma force de travail t'appartient donc. Mais par le prix quotidien de sa vente, je dois chaque jour pouvoir la reproduire et la vendre de nouveau. Abstraction faite de l'âge et d'autres causes naturelles de dépérissement, je dois être aussi vigoureux et dispos demain qu'aujourd'hui, pour reprendre mon travail avec la même force. Tu me prêches constamment l'évangile de " l'épargne ", de " l'abstinence " et de " l'économie ". Fort bien ! Je veux, en administrateur sage et intelligent, économiser mon unique fortune, ma force de travail, et m'abstenir de toute folle prodigalité. Je veux chaque jour n'en mettre en mouvement, n'en convertir en travail, en un mot n'en dépenser que juste ce qui sera compatible avec sa durée normale et son développement régulier. Par une prolongation outre mesure de la journée de travail, tu peux en un seul jour mobiliser une plus grande quantité de ma force que je n'en puis remplacer en trois. Ce que tu gagnes en travail je le perds en substance. Or, l'emploi de ma force et sa spoliation sont deux choses entièrement différentes. Si la période ordinaire de la vie d'un ouvrier, étant donné une moyenne raisonnable de travail, est de trente ans, la valeur moyenne de ma force que tu me payes par jour, forme 1/(365 x 30) ou 1/10950 de sa valeur totale. La consommes-tu dans dix ans, eh bien ! Tu ne payes, dans ce cas, chaque jour, que 1/10950 au lieu de 1/3650 de sa valeur entière, c'est-à-dire tu ne me payes que un tiers de sa valeur journalière, tu me voles donc chaque jour deux tiers de ma marchandise. Tu payes une force de travail d'un jour quand tu en uses une de trois. Tu violes notre contrat et la loi des échanges. Je demande donc une journée de travail de durée normale, et je la demande sans faire appel à ton cœur, car, dans les affaires, il n'y a pas de place pour le sentiment. Tu peux être un bourgeois modèle, peut-être membre de la société protectrice des animaux, et, par-dessus le marché, en odeur de sainteté; peu importe. La chose que tu représentes vis-à-vis de moi n'a rien dans la poitrine; ce qui semble y palpiter, ce sont les battements de mon propre cœur. J'exige la journée de travail normal, parce que je veux la valeur de ma marchandise, comme tout autre vendeur46. dirigée principalement vers la satisfaction des besoins s,
Comme on le voit, à part des limites tout élastiques, la nature même de l'échange des marchandises n'impose aucune limitation à la journée de travail, et au travail extra. Le capitaliste soutient son droit comme acheteur, quand il cherche à prolonger cette journée aussi longtemps que possible et à faire deux jours d'un.
D'autre part, la nature spéciale de la marchandise vendue exige que sa consommation par l'acheteur ne soit pas illimitée, et le travailleur soutient son droit comme vendeur quand il veut restreindre la journée de travail à une durée normalement déterminée. Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portent le sceau de la loi qui règle l'échange des marchandises. Entre deux droits égaux qui décide ? La Force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l'histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c'est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur, c'est-à-dire la classe ouvrière.
VI. - Le Capital affamé de surtravail - Boyard et fabricant
Le capital n'a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d'ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production47. Que ce propriétaire soit ????? ??????? athénien, théocrate étrusque, citoyen romain, baron normand, maître d'esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne, peu importe48 ! Avant d'aller plus loin, constatons d'abord un fait. Quand la forme d'une société est telle, au point de vue économique, que ce n'est point la valeur d'échange mais la valeur d'usage qui y prédomine, le surtravail est plus ou moins circonscrit par le cercle de besoins déterminés; mais le caractère de la production elle-même n'en fait point naître un appétit dévorant. Quand il s'agit d'obtenir la valeur d'échange sous sa forme spécifique, par la production de l'or et de l'argent, nous trouvons déjà dans l'antiquité le travail le plus excessif et le plus effroyable. Travailler jusqu'à ce que mort s'ensuive devient alors la loi. Qu'on lise seulement à ce sujet Diodore de Sicile49. Cependant dans le monde antique ce sont là des exceptions. Mais dès que des peuples, dont la production se meut encore dans les formes inférieures de l'esclavage et du servage, sont entraînés sur un marché international dominé par le mode de production capitaliste, et qu'à cause de ce fait la vente de leurs produits à l'étranger devient leur principal intérêt, dès ce moment les horreurs du surtravail, ce produit de la civilisation, viennent s'enter sur la barbarie de l'esclavage et du servage. Tant que la production dans les Etats du Sud de l'Union américaine était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats, le travail des nègres présentait un caractère modéré et patriarcal.
Mais à mesure que l'exportation du coton devint l'intérêt vital de ces Etats, le nègre fut surmené et la consommation de sa vie en sept années de travail devint partie intégrante d'un système froidement calculé. Il ne s'agissait plus d'obtenir de lui une certaine masse de produits utiles. Il s'agissait de la production de la plus-value quand même. Il en a été de même pour le serf, par exemple dans les principautés danubiennes.
Comparons maintenant le surtravail dans les fabriques anglaises avec le surtravail dans les campagnes danubiennes où le servage lui donne une forme indépendante et qui tombe sous les sens.
Etant admis que la journée de travail compte six heures de travail nécessaire et six heures de travail extra, le travailleur libre fournit au capitaliste 6 x 6 ou trente-six heures de surtravail par semaine. C'est la même chose que s'il travaillait trois jours pour lui-même et trois jours gratis pour le capitaliste. Mais ceci ne saute pas aux yeux; surtravail et travail nécessaire se confondent l'un dans l'autre. On pourrait, en effet, exprimer le même rapport en disant, par exemple, que l'ouvrier travaille dans chaque minute trente secondes pour le capitaliste et trente pour lui-même. Il en est autrement avec la corvée. L'espace sépare le travail nécessaire que le paysan valaque, par exemple, exécute pour son propre entretien, de son travail extra pour le boyard.
Il exécute l'un sur son champ à lui et l'autre sur la terre seigneuriale. Les deux parties du temps de travail existent ainsi l'une à côté de l'autre d'une manière indépendante. Sous la forme de corvée, le surtravail est rigoureusement distinct du travail nécessaire. Cette différence de forme ne modifie assurément en rien le rapport quantitatif des deux travaux. Trois jours de surtravail par semaine restent toujours trois jours d'un travail qui ne forme aucun équivalent pour le travailleur lui-même, quel que soit leur nom, corvée ou profit. Chez le capitaliste, cependant, l'appétit de surtravail se manifeste par son âpre passion à prolonger la journée de travail outre mesure; chez le boyard, c'est tout simplement une chasse aux jours corvéables50.
Dans les provinces danubiennes, la corvée se trouvait côte à côte des rentes en nature et autres redevances; mais elle formait le tribut essentiel payé à la classe régnante. Dans de pareilles conditions, la corvée provient rarement du servage; mais le servage, au contraire, a la plupart du temps la corvée pour origine. Ainsi en était-il dans les provinces roumaines. Leur forme de production primitive était fondée sur la propriété commune, différente cependant des formes slaves et indiennes. Une partie des terres était cultivée comme propriété privée, par les membres indépendants de la communauté; une autre partie, - l'ager publicus, - était travaillée par eux en commun. Les produits de ce travail commun servaient d'une part comme fonds d'assurance contre les mauvaises récoltes et autres accidents; d'autre part, comme trésor public pour couvrir les frais de guerre, de culte et autres dépenses communales. Dans le cours du temps, de grands dignitaires de l'armée et de l'Église usurpèrent la propriété commune et avec elle les prestations en usage. Le travail du paysan, libre cultivateur du sol commun, se transforma en corvée pour les voleurs de ce sol. De là naquirent et se développèrent des rapports de servage, qui ne reçurent de sanction légale que lorsque la libératrice du monde, la Sainte Russie, sous prétexte d'abolir le servage, l'érigea en loi. Le Code de la corvée, proclamé en 1831 par le général russe Kisseleff, fut dicté par les boyards. La Russie conquit ainsi du même coup les magnats des provinces du Danube et les applaudissements du crétinisme libéral de l'Europe entière.
D'après le Règlement organique, tel est le nom que porte ce code, tout paysan valaque doit au soi-disant propriétaire foncier, outre une masse très détaillée de prestations en nature : 1° douze jours de travail en général-, 2° un jour pour le travail des champs, et 3° un jour pour le charriage du bois. En tout quatorze jours par an. Or, avec une profonde sagacité économique, on a eu besoin d'entendre par journée de travail non pas ce qu'on entend ordinairement par ce mot, mais la journée de travail nécessaire pour obtenir un produit journalier moyen, et ce produit journalier moyen a été déterminé avec tant de rouerie, qu'un cyclope n'en viendrait pas à bout en vingt-quatre heures. Le " règlement " lui-même déclare donc, avec un sans-façon d'ironie vraiment russe, qu'il faut entendre par douze jours de travail le produit d'un travail manuel de trente-six jours; par un jour de travail des champs, trois jours; et par un jour de charriage de bois, trois jours également. Total: quarante-deux jours de corvée Mais il faut ajouter à ceci ce qu'on appelle la jobagie, ensemble de prestations dues au propriétaire foncier pour services agricoles extraordinaires. Chaque village, en raison de sa population, doit fournir pour la jobagie un contingent annuel. Ce travail de corvée supplémentaire est estimé à quatorze jours pour chaque paysan valaque. Ces quatorze jours, ajoutés aux quarante-deux ci-dessus, forment ainsi cinquante-six jours de travail par an. Mais l'année agricole ne compte, en Valachie, que deux cent dix jours, à cause du climat. Si l'on en déduit quarante jours pour dimanches et fêtes, trente en moyenne pour mauvais temps, soit soixante-dix jours, il en reste cent quarante. Le rapport du travail de corvée au travail nécessaire 56/84 ou 66 2/3 % exprime un taux de plus-value beaucoup moins élevé que celui qui règle le travail des ouvriers manufacturiers et agricoles de l'Angleterre. Mais ce n'est encore là que la corvée prescrite légalement. Et le " règlement organique ", dans un esprit encore plus " libéral " que la législation manufacturière anglaise, a su faciliter sa propre violation. Ce n'était pas assez d'avoir fait cinquante-quatre jours avec douze, on a de nouveau déterminé de telle sorte l'œuvre nominale qui incombe à chacun des cinquante-quatre jours de corvée, qu'il faut toujours un supplément à prendre sur les jours suivants. Tel jour, par exemple, une certaine étendue de terre doit être sarclée, et cette opération, surtout dans les plantations de maïs, exige le double de temps. Pour quelques travaux agricoles particuliers, la besogne légale de la journée se prête à une interprétation si large, que souvent cette journée commence en mai et finit en octobre. Pour la Moldavie, les conditions sont encore plus dures. Aussi un boyard s'est-il écrié, dans l'enivrement du triomphe : " Les douze jours de corvée du Règlement organique s'élèvent à trois cent soixante-cinq jours par an ! "51
Si le Règlement organique des provinces danubiennes atteste et légalise article par article une faim canine de surtravail, les Factory acts (lois de fabriques), en Angleterre, révèlent la même maladie, mais d'une manière négative. Ces lois refrènent la passion désordonnée du capital à absorber le travail en imposant une limitation officielle à la journée de travail et cela au nom d'un Etat gouverné par les capitalistes et les landlords. Sans parler du mouvement des classes ouvrières, de jour en jour plus menaçant, la limitation du travail manufacturier a été dictée par la nécessité, par la même nécessité qui a fait répandre le guano sur les champs de l'Angleterre. La même cupidité aveugle qui épuise le sol, attaquait jusqu'à sa racine la force vitale de la nation. Des épidémies périodiques attestaient ce dépérissement d'une manière aussi claire que le fait la diminution de la taille du soldat en Allemagne et en France52.
Le Factory Act de 1850 maintenant en vigueur accorde pour le jour moyen dix heures, douze heures pour les cinq premiers jours de la semaine, de 6 heures du matin à 6 heures du soir, sur lesquelles une demi-heure pour le déjeuner et une heure pour le dîner sont prises légalement, de sorte qu'il reste dix heures et demie de travail, - et huit heures pour le samedi, de 6 heures du matin à 2 heures de l'après-midi, dont une demi-heure est déduite pour le déjeuner. Restent soixante heures de travail, dix heures et demie pour les cinq premiers jours de la semaine, sept heures et demie pour le dernier53. Pour faire observer cette loi on a nommé des fonctionnaires spéciaux, les inspecteurs de fabrique, directement subordonnés au ministère de l'Intérieur dont les rapports sont publiés tous les six mois par ordre du Parlement. Ces rapports fournissent une statistique courante et officielle qui indique le degré de l'appétit capitaliste.
Ecoutons un instant les inspecteurs54 : :
" Le perfide fabricant fait commencer le travail environ quinze minutes, tantôt plus, tantôt moins, avant 6 heures du matin, et le fait terminer quinze minutes, tantôt plus, tantôt moins, après 6 heures de l'après-midi. Il dérobe cinq minutes sur le commencement et la fin de la demi-heure accordée pour le déjeuner et en escamote dix sur le commencement et la fin de l'heure accordée pour le dîner. Le samedi, il fait travailler environ quinze minutes, après 2 heures de l'après-midi. Voici donc son bénéfice :
Avant 6 h du matin.
15 mn
Après 6 h du soir.
15 mn
Sur le temps du déjeuner.
10 mn
Sur le temps du dîner.
20 mn60 mn
?
Somme en 5 jours : 300 minutes.
Le samedi.
Avant 6 h du matin.
15 mn
Au déjeuner.
10 mn
Après 2 h de l'après-midi.
15 mn40 mn
?
Profit de toute la semaine : 340 minutes.
Ou cinq heures quarante minutes, ce qui, multiplié par cinquante semaines de travail, déduction faite de deux semaines pour jours de fête et quelques interruptions accidentelles, donne vingt-sept journées de travail55. "
" La journée de travail est-elle prolongée de cinq minutes chaque jour au-delà de sa durée normale, cela fournit deux jours et demi de production par an56. " " Une heure de plus, gagnée en attrapant par-ci par-là et à plusieurs reprises quelques lambeaux de temps, ajoute un treizième mois aux douze dont se compose chaque année57. "
Les crises, pendant lesquelles la production est suspendue, où on ne travaille que peu de temps et même très peu de jours de la semaine, ne changent naturellement rien au penchant qui porte le capital à prolonger la journée de travail. Moins il se fait d'affaires, plus le bénéfice doit être grand sur les affaires faites; moins on travaille de temps, plus ce temps doit se composer de surtravail. C'est ce que prouvent les rapports des inspecteurs sur la période de crise de 1857-58 :
" On peut trouver une inconséquence à ce qu'il y ait quelque part un travail excessif, alors que le commerce va si mal; mais c'est précisément ce mauvais état du commerce qui pousse aux infractions les gens sans scrupules; ils s'assurent par ce moyen un profit extra. " " Au moment même, dit Leonhard Horner, où cent vingt-deux fabriques de mon district sont tout à fait abandonnées, où cent quarante-trois chôment et toutes les autres travaillent très peu de temps, le travail est prolongé au-delà des bornes prescrites par la loi58. " M. Howell s'exprime de la même manière : " Bien que dans la plupart des fabriques on ne travaille que la moitié du temps, à cause du mauvais état des affaires, je n'en reçois pas moins comme par le passé le même nombre de plaintes, sur ce que tantôt une demi-heure, tantôt trois quarts d'heure sont journellement extorqués (snatched) aux ouvriers sur les moments de répit que leur accorde la loi pour leurs repas et leurs délassements59. "
Le même phénomène s'est reproduit sur une plus petite échelle pendant la terrible crise cotonnière de 1861-6560.
" Quand nous surprenons des ouvriers en train de travailler pendant les heures de repas ou dans tout autre moment illégal, on nous donne pour prétexte qu'ils ne veulent pas pour rien au monde abandonner la fabrique, et que l'on est même obligé de les forcer à interrompre le travail (nettoyage des machines, etc.), particulièrement le samedi dans l'après-midi. Mais si " les bras " restent dans la fabrique quand les machines sont arrêtées, cela provient tout simplement de ce qu'entre 6 heures du matin et 6 heures du soir, dans les heures de travail légales, il ne leur a été accordé aucun moment de répit pour accomplir ces sortes d'opérations61. "
" Le profit extra que donne le travail prolongé au-delà du temps fixé par la loi semble être pour beaucoup de fabricants une tentation trop grande pour qu'ils puissent y résister. Ils comptent sur la chance de n'être pas surpris en flagrant délit et calculent que, même dans le cas où ils seraient découverts, l'insignifiance des amendes et des frais de justice leur assure encore un bilan en leur faveur62. " " Quand le temps additionnel est obtenu dans le cours de la journée par une multiplication de petits vols (a multiplication of small thefts), les inspecteurs éprouvent, pour constater les délits et établir leurs preuves, des difficultés presque insurmontables63. " Ils désignent aussi ces petits vols du capital sur le temps des repas et les instants de délassement des travailleurs sous le nom de " petty pilferings of minutes ", petits filoutages de minutes64, " snatching a few minutes " escamotage de minutes65; ou bien encore ils emploient les termes techniques des ouvriers : " Nibbling and cribbling at mealtimes66 ".
On le voit, dans cette atmosphère, la formation de la plus-value par le surtravail ou le travail extra n'est pas un secret. " Si vous me permettez, me disait un honorable fabricant, de faire travailler chaque jour dix minutes de plus que le temps légal, vous mettrez chaque année mille livres sterling dans ma poche67. " " Les atomes du temps sont les éléments du gain68! "
Rien n'est plus caractéristique que la distinction entre les " full times " - les ouvriers qui travaillent la journée entière - et les " half times69 " - les enfants au-dessous de treize ans, qui ne doivent travailler que six heures. Le travailleur n'est plus ici que du temps de travail personnifié. Toutes les différences individuelles se résolvent en une seule; il n'y a plus que des " temps entiers " et des " demi-temps ".
VII. - La journée de travail dans les branches de l'industrie où l'exploitation n'est pas limitée par la loi
Jusqu'ici nous n'avons étudié l'excès de travail que là où les exactions monstrueuses du capital, à peine surpassées par les cruautés des Espagnols contre les Peaux-rouges de I'Amérique70, l'ont fait enchaîner par la loi. Jetons maintenant un coup d'œil sur quelques branches d'industrie où l'exploitation de la force de travail est aujourd'hui sans entraves ou l'était hier encore.
" M. Broughton, magistrat de comté, déclarait comme président d'un meeting, tenu à la mairie de Nottingham le 14 janvier 1860, qu'il règne dans la partie de la population de la ville occupée à la fabrication des dentelles un degré de misère et de dénuement inconnu au reste du monde civilisé... Vers 2, 3 et 4 heures du matin, des enfants de neuf à dix ans, sont arrachés de leurs lits malpropres et forcés à travailler pour leur simple subsistance jusqu'à 10, 11 et 12 heures de la nuit. La maigreur les réduit à l'état de squelettes, leur taille se rabougrit, les traits de leur visage s'effacent et tout leur être se raidit dans une torpeur telle que l'aspect seul en donne le frisson... Nous ne sommes pas étonnés que M. Mallet et d'autres fabricants se soient présentés pour protester contre toute espèce de discussion... Le système, tel que l'a décrit le Rév. M. Montagu Valpu, est un système d'esclavage sans limites, esclavage à tous les points de vue, social, physique, moral et intellectuel... Que doit-on penser d'une ville qui organise un meeting public pour demander que le temps de travail quotidien pour les adultes soit réduit à dix-huit heures !... Nous déclamons contre les planteurs de la Virginie et de la Caroline. Leur marché d'esclaves nègres avec toutes les horreurs des coups de fouet, leur trafic de chair humaine sont-ils donc plus horribles que cette lente immolation d'hommes qui n'a lieu que dans le but de fabriquer des voiles et des cols de chemise, pour le profit des capitalistes71 ? "
La poterie de Staffordshire a pendant les vingt-deux dernières années donné lieu à trois enquêtes parlementaires. Les résultats en sont contenus dans le rapport de M. Scriven adressé en 1841 aux " Children's Employment Commissioners ", dans celui du docteur Greenhow publié en 1860 sur l'ordre du fonctionnaire médical du Privy Council (Public Health, 3d. Report, 1, 102-113), enfin dans celui de M. Longe adjoint au First Report of the Children's Employment Commission, du 13 juin 1863. Il nous suffit pour notre but d'emprunter aux rapports de 1860 et 1863 quelques dépositions des enfants mêmes qui travaillaient dans la fabrique. D'après les enfants on pourra juger des adultes, et surtout des femmes et des jeunes filles, dans une branche d'industrie à côté de laquelle, il faut l'avouer, les filatures de coton, peuvent paraître des lieux admirablement sains et agréables72 .
Wilhelm Wood, âgé de neuf ans, " avait sept ans et dix mois quand il commença à travailler ". Il " ran moulds " (portait les pots dans le séchoir et rapportait ensuite le moule vide). C'est ce qu'il a toujours fait. Il vient chaque jour de la semaine vers 6 heures du matin et cesse de travailler environ vers 9 heures du soir. " Je travaille tous les jours jusqu'à 9 heures du soir; ainsi par exemple pendant les sept à huit dernières semaines. " Voilà donc un enfant qui, dès l'âge de sept ans, a travaillé quinze heures ! - J. Murray, un enfant de douze ans s'exprime ainsi : " I run moulds and turn th' jigger " (je porte les moules et tourne la roue). Je viens à 6 heures, quelquefois à 4 heures du matin. J'ai travaillé toute la nuit dernière jusqu'à ce matin 8 heures. Je ne me suis pas couché depuis ; huit ou neuf autres garçons ont travaillé comme moi toute cette nuit. Je reçois chaque semaine 3 shillings 6 pence (4 F 40 c). Je ne reçois pas davantage quand je travaille toute la nuit. J'ai travaillé deux nuits dans la dernière semaine. " - Ferryhough, un enfant de dix ans : " Je n'ai pas toujours une heure pour le dîner; je n'ai qu'une demi-heure, les jeudis, vendredis et samedis73. "
Le docteur Greenhow déclare que dans les districts de Stoke-upon-Trent et de Wolstanton, où se trouvent les poteries, la vie est extraordinairement courte. Quoique il n'y ait d'occupés aux poteries dans le district de Stoke que trente un sixième pour cent et dans celui de Woistanton que trente un quatrième pour cent de la population mâle au-dessus de vingt ans, plus de la moitié des cas de mort causés par les maladies de poitrine se rencontrent parmi les potiers du premier district, et environ les deux cinquièmes, parmi ceux du second.
Le docteur Boothroyd, médecin à Hanley, affirme de son côte que " chaque génération nouvelle des potiers est plus petite et plus faible que la précédente ". De même un autre médecin M. Mac Bean : " Depuis vingt-cinq ans que j'exerce ma profession parmi les potiers, la dégénérescence de cette classe s'est manifestée d'une manière frappante par la diminution de la taille et du poids du corps. " Ces dépositions sont empruntées au rapport du docteur Greenhow en 186074.
Extrait du rapport des commissaires publié en 1863 : le docteur J. T. Ardlege, médecin en chef de la maison de santé du North Staffordshire, dit dans sa déposition :
" Comme classe, les potiers hommes et femmes ... représentent une population dégénérée au moral et au physique. Ils sont en général de taille rabougrie, mal faits et déformés de la poitrine. Ils vieillissent vite et vivent peu de temps; phlegmatiques et anémiques ils trahissent la faiblesse de leur constitution par des attaques opiniâtres de dyspepsie, des dérangements du foie et des reins, et des rhumatismes. Ils sont avant tout sujets aux maladies de poitrine, pneumonie, phthisie, bronchite et asthme. La scrofulose qui attaque les glandes, les os et d'autres parties du corps est la maladie de plus des deux tiers des potiers. Si la dégénérescence de la population de ce district n'est pas beaucoup plus grande, elle le doit exclusivement à son recrutement dans les campagnes avoisinantes et à son croisement par des mariages avec des races plus saines... "
M. Charles Pearson, chirurgien du même hospice, écrit entre autres dans une lettre adressée au commissaire Longe :
" Je ne puis parler que d'après mes observations personnelles et non d'après la statistique; mais je certifie que j'ai été souvent on ne peut plus révolté à la vue de ces pauvres enfants, dont la santé est sacrifiée, pour satisfaire par un travail excessif la cupidité de leurs parents et de ceux qui les emploient. "
Il énumère les causes de maladies des potiers et clôt sa liste par la principale, " The Long Hauts " (les longues heures de travail). La commission dans son rapport exprime l'espoir " qu'une industrie qui a une si haute position aux yeux du monde, ne supportera pas plus longtemps l'opprobre de voir ses brillants résultats accompagnés de la dégénérescence physique, des innombrables souffrances corporelles et de la mort précoce de la population ouvrière par le travail et l'habileté de laquelle ils ont été obtenu75. " Ce qui est vrai des fabriques de poterie d'Angleterre, l'est également de celles d'Écosse76.
La fabrication des allumettes chimiques date de 1833, époque où l'on a trouvé le moyen de fixer le phosphore sur le bois. Depuis 1845 elle s'est rapidement développée en Angleterre, où des quartiers les plus populeux de Londres elle s'est ensuite répandue à Manchester, Birmingham, Liverpool, Bristol, Norwich, Newcastle, Glasgow, accompagnée partout de cette maladie des mâchoires qu'un médecin de Vienne déclarait déjà en 1845 être spéciale aux faiseurs d'allumettes chimiques.
La moitié des travailleurs sont des enfants au-dessous de treize ans et des adolescents au-dessous de dix-huit. Cette industrie est tellement insalubre et répugnante, et par cela même tellement décriée, qu'il n'y a que la partie la plus misérable de la classe ouvrière qui lui fournisse des enfants, " des enfants déguenillés, à moitié morts de faim et corrompus77 ". Parmi les témoins que le commissaire White entendit (1863), il y en avait deux cent soixante-dix au-dessous de dix-huit ans, quarante au-dessous de dix, douze de huit ans et cinq de six ans seulement. La journée de travail varie entre douze, quatorze et quinze heures; on travaille la nuit; les repas irréguliers se prennent la plupart du temps dans le local de la fabrique empoisonné par le phosphore. - Dante trouverait les tortures de son enfer dépassées par celles de ces manufactures.
Dans la fabrique de tapisseries, les genres les plus grossiers de tentures sont imprimés avec des machines, les plus fines avec la main (block printing). La saison la plus active commence en octobre et finit en avril. Pendant cette période le travail dure fréquemment et presque sans interruption de 6 heures du matin à 10 heures du soir et se prolonge même dans la nuit.
Ecoutons quelques déposants. - J. Leach : " L'hiver dernier (1862), sur dix-neuf jeunes filles six ne parurent plus par suite de maladies causées par l'excès de travail. Pour tenir les autres éveillées je suis obligé de les secouer. " - W. Duffy : " Les enfants sont tellement fatigués qu'ils ne peuvent tenir les yeux ouverts, et en réalité souvent nous-mêmes nous ne le pouvons pas davantage. " - J. Lightbourne : " Je suis âgé de treize ans... Nous avons travaillé l'hiver dernier jusqu'à 9 heures du soir et l'hiver précédent jusqu'à 10 heures. Presque tous les soirs, cet hiver, mes pieds étaient tellement blessés, que j'en pleurais de douleur. " - G. Apsden : " Mon petit garçon que voici, j'avais coutume de le porter sur mon dos, lorsqu'il avait sept ans, aller et retour de la fabrique, à cause de la neige, et il travaillait ordinairement seize heures !... Bien souvent je me suis agenouillé pour le faire manger pendant qu'il était à la machine, parce qu'il ne devait ni l'abandonner, ni interrompre son travail. " - Smith, l'associé gérant d'une fabrique de Manchester : " Nous (il veut dire ses " bras78 " qui travaillent pour " nous ") travaillons sans suspension de travail pour les repas, de sorte que la journée habituelle de dix heures et demie est terminée vers 4 h 30 de l'après-midi, et tout le reste est temps de travail en plus79. (On se demande si ce M. Smith ne prend réellement aucun repas pendant dix heures et demie !) Nous (le laborieux Smith) finissons rarement avant 6 heures du soir (de consommer " nos machines humaines ", veut-il dire), de sorte que nous (iterum Crispinus) travaillons en réalité toute l'année avec un excédant de travail... Les enfants et les adultes (cent cinquante-deux enfants et adolescents au-dessous de dix-huit ans et cent quarante au-dessus) ont travaillé régulièrement et en moyenne pendant les derniers dix-huit mois pour le moins sept jours et cinq heures ou soixante-dix-huit heures et demie par semaine. Pour les six semaines finissant au 2 mai de cette année (1863), la moyenne était plus élevée : huit jours ou quatre-vingt-quatre heures par semaine ! Mais, - ajoute le susdit Smith avec un ricanement de satisfaction, " le travail à la machine n'est pas pénible. " Il est vrai que les fabricants qui emploient le block printing disent de leur côté : " Le travail manuel est plus sain que le travail à la machine. " En somme, messieurs les fabricants se prononcent énergiquement contre toute proposition tendant à arrêter les machines même pendant l'heure des repas. " Une loi, dit M. Otley, directeur d'une fabrique de tapisseries à Borough, une loi qui nous accorderait des heures de travail de 6 heures du matin à 9 heures du soir serait fort de notre goût; mais les heures du Factory Act de 6 heures du matin à 6 heures du soir ne nous vont point... Nous arrêtons notre machine pendant le dîner (quelle générosité !). Pour ce qui est de la perte en papier et en couleur occasionnée par cet arrêt, il ne vaut pas la peine d'en parler; " telle quelle cependant, observe-t-il d'un air bonhomme, je comprends qu'elle ne soit pas du goût de tout le monde. " Le rapport exprime naïvement l'opinion que la crainte de faire perdre quelque profit en diminuant quelque peu le temps du travail d'autrui n'est pas " une raison suffisante " pour priver de leur dîner pendant douze à seize heures des enfants au-dessous de treize ans et des adolescents au-dessous de dix-huit, ou pour le leur servir comme on sert à la machine à vapeur du charbon et de l'eau, à la roue de l'huile, etc., en un mot comme on fournit la matière auxiliaire à l'instrument de travail dans le cours de la production80.
Abstraction faite de la fabrication du pain à la mécanique, encore toute récente, il n'y a pas d'industrie en Angleterre qui ait conservé un mode de production aussi suranné que la boulangerie, comme le prouverait plus d'un passage chez les poètes de l'empire romain. Mais le capital, nous en avons fait la remarque, s'inquiète fort peu du caractère technique du genre de travail dont il s'empare. Il le prend tout d'abord tel qu'il le trouve.
L'incroyable falsification du pain, principalement à Londres, fut mise en lumière pour la première fois (1855-56) par le comité de la Chambre des communes " sur la falsification des subsistances " et dans l'écrit du docteur Hassal : " Adulterations détected81 ". Ces révélations eurent pour conséquence la loi du 6 août 1860 : " For preventing the adulteration of articles of food and drink " (pour empêcher l'adultération des aliments et des boissons), - loi qui resta sans effet, attendu qu'elle est pleine de délicatesses pour tout libre-échangiste qui, par l'achat et la vente de marchandises falsifiées, se propose de ramasser un honnête magot " to turn an honest penny82 ". Le comité lui-même formula plus ou moins naïvement sa conviction, que commerce libre veut dire essentiellement commerce avec des matières falsifiées ou, selon la spirituelle expression des Anglais, " sophistiquées ". Et en réalité, ce genre de sophistique s'entend mieux que Protagoras à rendre le blanc noir et le noir blanc, et mieux que les Eleates à démontrer ad oculos que tout n'est qu'apparence83.
Dans tous les cas, le comité avait appelé l'attention du public sur ce " pain quotidien " et en même temps sur la boulangerie. Sur ces entrefaites, les clameurs des garçons boulangers de Londres à propos de leur travail excessif se firent entendre à la fois dans des meetings et dans des pétitions adressées au Parlement. Ces clameurs devinrent si pressantes que M. H. S. Tremenheere, déjà membre de la commission de 1863, mentionnée plus haut, fut nommé commissaire royal pour faire une enquête à ce sujet. Son rapport84 et les dépositions qu'il contient, émurent non le cœur du public, mais son estomac. L'Anglais, toujours à califourchon sur la Bible, savait bien que l'homme est destiné à manger son pain à la sueur de son front, si la grâce n'a pas daigné faire de lui un capitaliste, un propriétaire foncier ou un budgétivore; mais il ignorait qu'il fut condamné à manger chaque jour dans son pain " une certaine quantité de sueur humaine délayée avec des toiles d'araignées, des cadavres de cancrelats, de la levure pourrie et des évacuations d'ulcères purulents, sans parler de l'alun, du sable et d'autres ingrédients minéraux tout aussi agréables ". Sans égard pour sa Sainteté, " le Libre commerce ", la " libre " boulangerie, fut soumise à la surveillance d'inspecteurs nommés par l'Etat (fin de la session parlementaire de 1863), et le travail de 9 heures du soir à 5 heures du matin fut interdit par le même acte du Parlement pour les garçons boulangers au-dessous de dix-huit ans. La dernière clause contient des volumes sur l'abus qui se fait des forces du travailleur dans cet honnête et patriarcal métier.
" Le travail d'un ouvrier boulanger de Londres commence régulièrement vers 11 heures du soir. Il fait d'abord le levain, opération pénible qui dure de une demi-heure à trois quarts d'heure, suivant la masse et la finesse de la pâte. il se couche ensuite sur la planche qui couvre le pétrin et dort environ deux heures avec un sac de farine sous la tête et un autre sac vide sur le corps. Ensuite commence un travail rapide et ininterrompu de quatre heures pendant lesquelles il s'agit de pétrir, peser la pâte, lui donner une forme, la mettre au four, l'en retirer, etc. La température d'une boulangerie est ordinairement de 75 à 90 degrés, elle est même plus élevée quand le local est petit. Les diverses opérations qui constituent la fabrication du pain une fois terminées, on procède à sa distribution, et une grande partie des ouvriers, après leur dur travail de nuit, portent le pain pendant le jour dans des corbeilles, de maison en maison, ou le traînent sur des charrettes, ce qui ne les empêche pas de travailler de temps à autre dans la boulangerie. Suivant la saison de l'année et l'importance de la fabrication, le travail finit entre 1 et 4 heures de l'après-midi, tandis qu'une autre partie des ouvriers est encore occupée à l'intérieur, jusque vers minuit85. "
Pendant la saison à Londres, les ouvriers des boulangers " full priced " (ceux qui vendent le pain au prix normal) travaillent de 11 heures du soir à 8 heures du lendemain matin presque sans interruption; on les emploie ensuite à porter le pain jusqu'à 4, 5, 6, même 7 heures, ou quelquefois à faire du biscuit dans la boulangerie. Leur ouvrage terminé, il leur est permis de dormir à peu près six heures; souvent même ils ne dorment que cinq ou quatre heures. Le vendredi le travail commence toujours plus tôt, ordinairement à 10 heures du soir et dure sans aucun répit, qu'il s'agisse de préparer le pain ou de le porter, jusqu'au lendemain soir 8 heures, et le plus souvent jusqu'à 4 ou 5 heures de la nuit qui précède le dimanche. Dans les boulangeries de premier ordre, où le pain se vend au " prix normal ", il y a même le dimanche quatre ou cinq heures de travail préparatoire pour le lendemain. Les ouvriers des " underselling masters " (boulangers qui vendent le pain au-dessous du prix normal) et ces derniers composent, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, plus des trois quarts des boulangers de Londres, sont soumis à des heures de travail encore plus longues; mais leur travail s'exécute presque tout entier dans la boulangerie, parce que leurs patrons, à part quelques livraisons faites à des marchands en détail, ne vendent que dans leur propre boutique. Vers " la fin de la semaine ", c'est-à-dire le jeudi, le travail commence chez eux à 10 heures de la nuit et se prolonge jusqu'au milieu et plus de la nuit du dimanche86.
En ce qui concerne les " underselling masters ", le patron lui-même va jusqu'à reconnaître que c'est " le travail non payé " des ouvriers (the unpaid labour, of the men), qui permet leur concurrence87. Et le boulanger " full priced " dénonce ces "underselling " concurrents à la commission d'enquête comme des voleurs de travail d'autrui et des falsificateurs. " Ils ne réussissent, s'écrie-t-il, que parce qu'ils trompent le public et qu'ils tirent de leurs ouvriers dix-huit heures de travail pour un salaire de douze88. "
La falsification du pain et la formation d'une classe de boulangers vendant au-dessous du prix normal datent en Angleterre du commencement du XVIII° siècle; elles se développèrent dès que le métier perdit son caractère corporatif et que le capitaliste, sous la forme de meunier fit du maître boulanger son homme-lige89. Ainsi fut consolidée la base de la production capitaliste et de la prolongation outre mesure du travail de jour et de nuit, bien que ce dernier, même à Londres, n'ait réellement pris pied qu'en 182490.
On comprend d'après ce qui précède, que les garçons boulangers soient classés dans le rapport de la commission parmi les ouvriers dont la vie est courte et qui, après avoir par miracle échappé à la décimation ordinaire des enfants dans toutes les couches de la classe ouvrière, atteignent rarement l'âge de quarante-deux ans. Néanmoins leur métier regorge toujours de postulants. Les sources d'approvisionnement de " ces forces de travail " pour Londres, sont l'Ecosse, les districts agricoles de l'ouest de l'Angleterre et l'Allemagne.
Dans les années 1858-60, les garçons boulangers en Irlande organisèrent à leurs frais de grands meetings pour protester contre le travail de nuit et le travail du dimanche. Le public, conformément à la nature aisément inflammable de l'Irlandais, prit vivement parti pour eux en toute occasion, par exemple au meeting de mai à Dublin. Par suite de ce mouvement, le travail de jour exclusif fut établi en fait à Wexford, Kilkenny, Clonnel, Waterford, etc. A Limerick, où de l'aveu général, les souffrances des ouvriers dépassaient toute mesure, le mouvement échoua contre l'opposition des maîtres boulangers et surtout des boulangers meuniers. L'exemple de Limerik réagit sur Ennis et Tipperary. A Cork, où l'hostilité du public se manifesta de la manière la plus vive, les maîtres firent échouer le mouvement en renvoyant leurs ouvriers. A Dublin ils opposèrent la plus opiniâtre résistance et, en poursuivant les principaux meneurs de l'agitation, forcèrent le reste à céder et à se soumettre au travail de nuit et au travail du dimanche91.
La commission du gouvernement anglais qui, en Irlande, est armé jusqu'aux dents, prodigua de piteuses remontrances aux impitoyables maîtres boulangers de Dublin, Limerik, Cork, etc.
" Le comité croit que les heures de travail sont limitées par des lois naturelles qui ne peuvent être violées impunément. Les maîtres, en forçant leurs ouvriers par la menace de les chasser, à blesser leurs sentiments religieux, à désobéir à la loi du pays et à mépriser l'opinion publique (tout ceci se rapporte au travail du dimanche), les maîtres sèment la haine entre le capital et le travail et donnent un exemple dangereux pour la religion, la moralité et l'ordre public... Le comité croit que la prolongation du travail au-delà de douze heures est une véritable usurpation, un empiétement sur la vie privée et domestique du travailleur, qui aboutit à des résultats moraux désastreux; elle l'empêche de remplir ses devoirs de famille comme fils, frère, époux et père. Un travail de plus de douze heures tend à miner la santé de l'ouvrier; il amène pour lui la vieillesse et la mort prématurées, et, par suite, le malheur de sa famille qui se trouve privée des soins et de l'appui de son chef au moment même où elle en a le plus besoin92. "
Quittons maintenant l'Irlande. De l'autre côté du canal, en Ecosse, le travailleur des champs, l'homme de la charrue, dénonce ses treize et quatorze heures de travail dans un climat des plus rudes, avec un travail additionnel de quatre heures pour le dimanche (dans ce pays des sanctificateurs du sabbat93 !), au moment même où devant un grand jury de Londres sont traînés trois ouvriers de chemins de fer, un simple employé, un conducteur de locomotive et un faiseur de signaux. Une catastrophe sur la voie ferrée a expédié dans l'autre monde une centaine de voyageurs. La négligence des ouvriers est accusée d'être la cause de ce malheur. Ils déclarent tous d'une seule voix devant les jurés que dix ou douze ans auparavant leur travail ne durait que huit heures par jour. Pendant les cinq et six dernières années on l'a fait monter à quatorze, dix-huit et vingt heures, et dans certains moments de presse pour les amateurs de voyage, dans la période des trains de plaisir, etc., il n'est pas rare qu'il dure de quarante à cinquante heures. Ils sont des hommes ordinaires, et non des Argus. A un moment donné, leur force de travail refuse son service; la torpeur les saisit; leur cerveau cesse de penser et leur oeil de voir. Le respectable jury anglais leur répond par un verdict qui les renvoie pour " manslaughter " (homicide involontaire) devant les prochaines assises. Cependant il exprime dans un appendice charitable le pieux désir que messieurs les capitalistes, ces magnats des chemins de fer, voudront bien à l'avenir montrer plus de prodigalité dans l'achat d'un nombre suffisant de " forces de travail " et moins " d'abnégation " dans l'épuisement des forces payées94.
Dans la foule bigarrée des travailleurs de toute profession, de tout âge et de tout sexe qui se pressent devant nous plus nombreux que les âmes des morts devant Ulysse aux enfers, et sur lesquels, sans ouvrir les Livres Bleus qu ils portent sous le bras, on reconnaît au premier coup d'œil l'empreinte du travail excessif, saisissons encore au passage deux figures dont le contraste frappant prouve que devant le capital tous les hommes sont égaux - une modiste et un forgeron.
Dans les dernières semaines de juin 1863, tous les journaux de Londres publiaient un article avec ce titre à sensation : " Death from simple overwork " (mort par simple excès de travail). Il s'agissait de la mort de la modiste Mary Anne Walkley, âgée de vingt ans, employée dans un très respectable atelier qu'exploitait une dame portant le doux nom d'Elise, fournisseuse de la cour. C'était la vieille histoire si souvent racontée95. Il était bien vrai que les jeunes ouvrières ne travaillaient en moyenne que seize heures et demie par jour, et pendant la saison seulement trente heures de suite sans relâche; il était vrai aussi que pour ranimer leurs forces de travail défaillantes, on leur accordait quelques verres de Sherry, de Porto ou de café. Or on était en pleine saison. Il s'agissait de bâtir en un clin d'œil des toilettes pour de nobles ladies allant au bal donné en l'honneur de la princesse de Galles, fraîchement importée. Mary-Anne Walkley avait travaillé vingt-six heures et demie sans interruption avec soixante autres jeunes filles. Il faut dire que ces jeunes filles se trouvaient trente dans une chambre contenant à peine un tiers de la masse cubique d'air nécessaire, et la nuit dormaient à deux dans un taudis où chaque chambre à coucher était faite à l'aide de diverses cloisons en planches96. Et c'était là un des meilleurs ateliers de modes. Mary-Anne Walkley tomba malade le vendredi et mourut le dimanche sans avoir, au grand étonnement de dame Elise, donné à son ouvrage le dernier point d'aiguille. Le médecin appelé trop tard au lit de mort, M. Keys, déclara tout net devant le Coroner's Jury que : Marie-Anne Walkley était morte par suite de longues heures de travail dans un local d'atelier trop plein et dans une chambre à coucher trop étroite et sans ventilation. Le " Coroner's Jury ", pour donner au médecin une leçon de savoir-vivre, déclara au contraire que : la défunte était morte d'apoplexie, mais qu'il y avait lieu de craindre que sa mort n'eût été accélérée par un excès de travail dans un atelier trop plein, etc. " Nos esclaves blancs, s'écria le Morning Star, l'organe des libres-échangistes Cobden et Bright, nos esclaves blancs sont les victimes du travail qui les conduit au tombeau; ils s'épuisent et meurent sans tambour ni trompette97. "
" Travailler à mort, tel est l'ordre du jour, non seulement dans le magasin des modistes, mais encore dans n'importe quel métier. Prenons pour exemple le forgeron. Si l'on en croit les poètes, il n'y a pas d'homme plus robuste, plus débordant de vie et de gaieté que le forgeron. Il se lève de bon matin et fait jaillir des étincelles avant le soleil. Il mange et boit et dort comme pas un. Au point de vue physique, il se trouve en fait, si son travail est modéré, dans une des meilleures conditions humaines. Mais suivons-le à la ville et examinons quel poids de travail est chargé sur cet homme fort et quel rang il occupe sur la liste de mortalité de notre pays. A Marylebone (un des plus grands quartiers de Londres), les forgerons meurent dans la proportion de trente et un sur mille annuellement, chiffre qui dépasse de onze la moyenne de mortalité des adultes en Angleterre. Cette occupation, un art presque instinctif de l'humanité, devient par la simple exagération du travail, destructive de l'homme. Il peut frapper par jour tant de coups de marteau, faire tant de pas, respirer tant de fois, exécuter tant de travail et vivre en moyenne cinquante ans. On le force à frapper tant de coups de plus, à faire un si grand nombre de pas en plus, à respirer tant de fois davantage, et le tout pris ensemble, à augmenter d'un quart sa dépense de vie quotidienne. Il l'essaie, quel en est le résultat ? C'est que pour une période limitée il accomplit un quart de plus de travail et meurt à trente-sept ans au lieu de cinquante98. "
VIII. - Travail de jour et nuit. - Le système des relais
Les moyens de production, le capital constant, considérés au point de vue de la fabrication de la plus-value, n'existent que pour absorber avec chaque goutte de travail un quantum proportionnel de travail extra. Tant qu'ils ne s'acquittent pas de cette fonction, leur simple existence forme pour le capitaliste une perte négative, car ils représentent pendant tout le temps qu'ils restent, pour ainsi dire, en friche, une avance inutile de capital, et cette perte devient positive dès qu'ils exigent pendant les intervalles de repos des dépenses supplémentaires pour préparer la reprise de l'ouvrage. La prolongation de la journée de travail au-delà des bornes du jour naturel, c'est-à-dire jusque dans la nuit, n'agit que comme palliatif, n'apaise qu'approximativement la soif de vampire du capital pour le sang vivant du travail. La tendance immanente de la production capitaliste est donc de s'approprier le travail pendant les vingt-quatre heures du jour. Mais comme cela est physiquement impossible, si l'on veut exploiter toujours les mêmes forces sans interruption, il faut, pour triompher de cet obstacle physique, une alternance entre les forces de travail employées de nuit et de jour, alternance qu'on peut obtenir par diverses méthodes. Une partie du personnel de l'atelier peut, par exemple, faire pendant une semaine le service de jour et pendant l'autre semaine le service de nuit. Chacun sait que ce système de relais prédominait dans la première période de l'industrie cotonnière anglaise et qu'aujourd'hui même, à Moscou, il est en vigueur dans cette industrie.
Le procès de travail non interrompu durant les heures de jour et de nuit est appliqué encore dans beaucoup de branches d'industrie de la Grande-Bretagne " libres " jusqu'à présent, entre autres dans les hauts fourneaux, les forges, les laminoirs et autres établissements métallurgiques d'Angleterre, du pays de Galles et d'Écosse. Outre les heures des jours ouvrables de la semaine, le procès de la production comprend encore les heures du dimanche. Le personnel se compose d'hommes et de femmes, d'adultes et d'enfants des deux sexes. L'âge des enfants et des adolescents parcourt tous les degrés depuis huit ans (dans quelques cas six ans) jusqu'à dix-huit99. Dans certaines branches d'industrie, hommes, femmes, jeunes filles travaillent pêle-mêle pendant la nuit100.
Abstraction faite de l'influence généralement pernicieuse du travail de nuit101, la durée ininterrompue des opérations pendant vingt-quatre heures offre l'occasion toujours cherchée et toujours bienvenue de dépasser la limite nominale de la journée de travail. Par exemple dans les branches d'industrie extrêmement fatigantes que nous venons de citer, la journée de travail officielle comprend pour chaque travailleur douze heures au plus, heures de nuit ou heures de jour. Mais le travail en plus au-delà de cette limite est dans beaucoup de cas, pour nous servir des expressions du rapport officiel anglais, " réellement épouvantable " (truly fearful102). " Aucun être humain, y est-il dit, ne peut réfléchir à la masse de travail qui, d'après les dépositions des témoins, est exécutée par des enfants de neuf à douze ans, sans conclure irrésistiblement que cet abus de pouvoir de la part des parents et des entrepreneurs ne doit pas être permis une minute de plus103. "
" La méthode qui consiste en général à faire travailler des enfants alternativement jour et nuit, conduit à une prolongation scandaleuse de la journée de travail, aussi bien quand les opérations sont pressées que lorsqu'elles suivent leur marche ordinaire. Cette prolongation est dans un grand nombre de cas non seulement cruelle, mais encore incroyable. Il arrive évidemment que pour une cause ou l'autre un petit garçon de relais fasse défaut çà et là. Un ou plusieurs de ceux qui sont présents et qui ont déjà terminé leur journée doivent alors prendre la place de l'absent. Ce système est si connu, que le directeur d'une laminerie auquel je demandais comment s'effectuait le remplacement des relayeurs absents me répondit : " Vous le savez aussi bien que moi ", et il ne fit aucune difficulté pour m'avouer que les choses se passaient ainsi104. "
" Dans une laminerie où la journée de travail nominale pour chaque ouvrier était de onze heures et demie, un jeune garçon travaillait au moins quatre nuits par semaine jusqu'à 8 h 30 du soir du jour suivant et cela dura pendant les six mois pour lesquels il était engagé. Un autre âgé de neuf ans travaillait jusqu'à trois services de relais successifs, de douze heures chacun et à l'âge de dix ans deux jours et deux nuits de suite. Un troisième maintenant âgé de dix ans travaillait depuis 8 heures du matin jusqu'à minuit pendant trois nuits et jusqu'à 9 heures du soir les autres nuits de la semaine. Un quatrième maintenant âgé de treize ans travaillait depuis 6 heures du soir jusqu'au lendemain midi pendant toute une semaine et parfois trois services de relais l'un après l'autre depuis le matin du lundi jusqu'à la nuit du mardi. Un cinquième qui a aujourd'hui douze ans a travaillé dans une fonderie de fer à Stavely depuis 6 heures du matin jusqu'à minuit pendant quatorze jours; il est incapable de continuer plus longtemps. George Allinsworth âgé de neuf ans : " Je suis venu ici vendredi dernier. Le lendemain nous devions commencer à 3 heures du matin. Je suis donc resté toute la nuit ici. J'habite à cinq milles d'ici. J'ai dormi dans les champs avec un tablier de cuir sous moi et une petite jaquette par-dessus. Les deux autres jours j'étais ici vers 6 heures du matin. Ah! c'est un endroit où il fait chaud ! Avant de venir ici, j'ai travaillé également dans un haut fourneau pendant toute une année. C'était une bien grande usine dans la campagne. Je commençais aussi le samedi matin à 3 heures; mais je pouvais du moins aller dormir chez moi, parce que ce n'était pas loin. Les autres jours je commençais à 6 heures du matin et finissais à 6 ou 7 heures du soir, etc105. "
Ecoutons maintenant le capital lui-même exprimant sa manière de voir sur ce travail de vingt-quatre heures sans interruption. Les exagérations de ce système, ses abus, sa cruelle et incroyable prolongation de la journée, sont naturellement passés sous silence. Il ne parle du système que dans sa forme normale.
MM. Naylor et Wickers, fabricants d'acier, qui emploient de six cents à sept cents personnes, dont dix pour cent au-dessous de dix-huit ans, sur lesquels vingt petits garçons seulement font partie du personnel de nuit, s'expriment de la manière suivante :
" Les jeunes garçons ne souffrent pas le moins du monde de la chaleur. La température est probablement de 86 à 90 degrés Fahrenheit. A la forge et au laminoir, les bras travaillent jour et nuit en se relayant; mais, par contre, tout autre ouvrage se fait. le jour, de 6 heures du matin à 6 heures du soir. Dans la forge, le travail a lieu de midi à minuit. Quelques ouvriers travaillent continuellement de nuit sans alterner, c'est-à-dire jamais le jour. Nous ne trouvons pas que le travail, qu'il s'exécute le jour ou la nuit, fasse la moindre différence pour la santé (de MM. Naylor et Wickers bien entendu ?), et vraisemblablement les gens dorment mieux quand ils jouissent de la même période de repos que lorsque cette période varie... Vingt enfants environ travaillent la nuit avec les hommes... Nous ne pourrions bien aller (not well do) sans le travail de nuit de garçons au-dessous de dix-huit ans. Notre grande objection serait l'augmentation des frais de production... Il est difficile d'avoir des contremaîtres habiles et des " bras " intelligents : mais des jeunes garçons, on en obtient tant qu'on en veut... Naturellement, eu égard à la faible proportion de jeunes garçons que nous employons, une limitation du travail de nuit serait de peu d'importance ou de peu d'intérêt pour nous106. "
M. J. Ellis, de la maison John Brown et Cie, fabricants de fer et d'acier, employant trois mille ouvriers, hommes et jeunes garçons, " jour et nuit , par relais ", pour la partie difficile du travail, déclare que dans la pénible fabrication de l'acier, les jeunes garçons forment le tiers ou la moitié des hommes. Leur usine en compte cinq cents au-dessous de dix-huit ans, dont un tiers ou cent soixante-dix de moins de treize ans. Il dit, à propos de la réforme législative proposée :
" Je ne crois pas qu'il y aurait beaucoup à redire (very objectionable) de ne faire travailler aucun adolescent au-dessous de dix-huit ans que douze heures sur vingt-quatre. Mais je ne crois pas qu'on puisse tracer une ligne quelconque de démarcation pour nous empêcher d'employer des garçons au-dessus de douze ans dans le travail de nuit. Nous, accepterions bien plutôt, ajoute-t-il dans le même style, une loi d'après laquelle il nous serait interdit d'employer la nuit des garçons au-dessous de treize et même de quatorze ans, qu'une défense de nous servir pour le travail de nuit de ceux que nous avons une bonne fois. Les garçons qui travaillent dans la série de jour doivent aussi alternativement travailler dans la série de nuit, parce que les hommes ne peuvent pas exécuter constamment le travail de nuit, cela ruinerait leur santé. Nous croyons cependant que le travail de nuit, quand il se fait à une semaine d'intervalle, ne cause aucun dommage (MM. Naylor et Wickers affirmaient le contraire pour justifier le travail de nuit sans intermittence, tel qu'il se pratique chez eux). Nous trouvons que les gens qui accomplissent le travail de nuit en alternant possèdent une santé tout aussi bonne que ceux qui ne travaillent que le jour... Nos objections contre le non-emploi de garçons au-dessous de dix-huit ans au travail de nuit seraient tirées de ce que nos dépenses subiraient une augmentation; mais c'est aussi la seule raison (on ne saurait être plus naïvement cynique !). Nous croyons que cette augmentation serait plus grande que notre commerce (the trade), avec la considération que l'on doit à son exécution prospère, ne pourrait convenablement le supporter. (As the trade with due regard to, etc., could fairly bear !) (Quelle phraséologie !) Le travail est rare ici et pourrait devenir insuffisant par suite d'un règlement de ce genre. "
(C'est-à-dire, Ellis, Brown et Cie pourraient tomber dans le fatal embarras d'être obligés de payer la force de travail tout ce qu'elle vaut107.)
Les " forges cyclopéennes de fer et d'acier " de MM. Cammell et Cie sont dirigées de la même manière que les précédentes. Le directeur gérant avait remis de sa propre main son témoignage écrit au commissaire du gouvernement, M. White, mais plus tard il trouva bon de supprimer son manuscrit qu'on lui avait rendu sur le désir exprimé par lui de le réviser. M. White cependant a une mémoire tenace. Il se souvient très exactement que, pour messieurs les cyclopes, l'interdiction du travail de nuit des enfants et des adolescents est une " chose impossible; ce serait vouloir arrêter tous leurs travaux ", et cependant leur personnel compte un peu moins de six pour cent de garçons au-dessous de dix-huit ans, et un pour cent seulement audessous de treize108 !
M. E. F. Sanderson, de la raison sociale Sanderson, Bros et Cie, fabrication d'acier, laminage et forge à Attercliffe, exprime ainsi son opinion sur le même sujet :
" L'interdiction du travail de nuit pour les garçons au-dessous de dix-huit ans ferait naître de grandes difficultés. La principale proviendrait de l'augmentation de frais qu'entraînerait nécessairement le remplacement des enfants par des hommes. A combien ces frais se monteraient-ils ? Je ne puis le dire; mais vraisemblablement ils ne s'élèveraient pas assez haut pour que le fabricant pût élever le prix de l'acier, et conséquemment toute la perte retomberait sur lui, attendu que les hommes (quel manque de dévouement) refuseraient naturellement de la subir. "
Maître Sanderson ne sait pas combien il paye le travail des enfants, mais
" peut-être monte-t-il jusqu'à quatre ou cinq shillings par tête et par semaine... Leur genre de travail est tel qu'en général (mais ce n'est pas toujours le cas) la force des enfants y suffit exactement, de sorte que la force supérieure des hommes ne donnerait lieu à aucun bénéfice pour compenser la perte, si ce n'est dans quelques cas peu nombreux, alors que le métal est difficile à manier. Aussi bien les enfants doivent commencer jeunes pour apprendre le métier. Le travail de jour seul ne les mènerait pas à ce but. "
Et pourquoi pas ? Qu'est-ce qui empêcherait les jeunes garçons d'apprendre leur métier pendant le jour ? Allons ! Donne ta raison !
" C'est que les hommes, qui chaque semaine travaillent alternativement tantôt le jour, tantôt la nuit, séparés pendant ce temps des garçons de leur série, perdraient la moitié des profits qu'ils en tirent. La direction qu'ils donnent est comptée comme partie du salaire de ces garçons et permet aux hommes d'obtenir ce jeune travail à meilleur marché. Chaque homme perdrait la moitié de son profit. (En d'autres termes, les MM. Sanderson seraient obligés de payer une partie du salaire des hommes de leur propre poche, au lieu de le payer avec le travail de nuit des enfants. Le profit de MM. Sanderson diminuerait ainsi quelque peu, et telle est la vraie raison sandersonienne qui explique pourquoi les enfants ne pourraient pas apprendre leur métier pendant le jour)109. Ce n'est pas tout. Les hommes qui maintenant sont relayés par les jeunes garçons verraient retomber sur eux tout le travail de nuit régulier et ne pourraient pas le supporter. Bref, les difficultés seraient si grandes qu'elles conduiraient vraisemblablement à la suppression totale du travail de nuit. " -
" Pour ce qui est de la production même de l'acier, dit E. F. Sanderson, ça ne ferait pas la moindre différence, mais ! "
Mais MM. Sanderson ont autre chose à faire qu'à fabriquer de l'acier. La fabrication de l'acier est un simple prétexte pour la fabrication de la plus-value. Les fourneaux de forge, les laminoirs, etc., les constructions, les machines, le fer, le charbon ont autre chose à faire qu'à se transformer en acier. Ils sont là pour absorber du travail extra, et ils en absorbent naturellement plus en vingt-quatre heures qu'en douze. De par Dieu et de par le Droit ils donnent à tous les Sandersons une hypothèque de vingt-quatre heures pleines par jour sur le temps de travail d'un certain nombre de bras, et perdent leur caractère de capital, c'est-à-dire sont pure perte pour les Sandersons, dès que leur fonction d'absorber du travail est interrompue. " Mais alors il y aurait la perte de machines si coûteuses qui chômeraient la moitié du temps, et pour une masse de produits, telle que nous sommes capables de la livrer avec le présent système, il nous faudrait doubler nos bâtiments et nos machines, ce qui doublerait la dépense. " Mais pourquoi précisément ces Sandersons jouiraient-ils du privilège de l'exploitation du travail de nuit, de préférence à d'autres capitalistes qui ne font travailler que le jour et dont les machines, les bâtiments, les matières premières chôment par conséquent la nuit ?
" C'est vrai, répond E. F. Sanderson au nom de tous les Sandersons, c'est très vrai. La perte causée par le chômage des machines atteint toutes les manufactures où l'on ne travaille que le jour. Mais l'usage des fourneaux de forge causerait dans notre cas une perte extra. Si on les entretenait en marche, il se dilapiderait du matériel combustible (tandis que maintenant c'est le matériel vital des travailleurs qui est dilapidé); si on arrêtait leur marche, cela occasionnerait une perte de temps pour rallumer le feu et obtenir le degré de chaleur nécessaire (tandis que la perte du temps de sommeil subie même par des enfants de huit ans est gain de travail pour la tribu des Sandersons) ; enfin les fourneaux eux-mêmes auraient à souffrir des variations de température ",
tandis que ces mêmes fourneaux ne souffrent aucunement des variations de travail110.
IX. - Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail depuis le milieu du XIV° jusqu'à la fin du XVII° siècle
Qu'est-ce qu'une journée de travail ? Quelle est la durée du temps pendant lequel le capital a le droit de consommer la force de travail dont il achète la valeur pour un jour ? Jusqu'à quel point la journée peut-elle être prolongée au-delà du travail nécessaire à la reproduction de cette force ? A toutes ces questions, comme on a pu le voir, le capital répond : la journée de travail comprend vingt-quatre heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident par soi-même que le travailleur n'est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu'en conséquence tout son temps disponible est de droit et naturellement temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l'éducation, pour le développement intellectuel, pour l'accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l'esprit, même pour la célébration du dimanche, et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche111, pure niaiserie ! Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu'exigent la croissance, le développement et l'entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l'air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l'incorpore, toutes les fois qu'il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l'huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraichir la force vitale, au minimum d'heures de lourde torpeur sans lequel l'organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l'entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c'est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu'elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l'ouvrier. Le capital ne s'inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l'intéresse uniquement, c'est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu'un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité.
La production capitaliste, qui est essentiellement production de plus-value, absorption de travail extra, ne produit donc pas seulement par la prolongation de la journée qu'elle impose la détérioration de la force de travail de l'homme, en la privant de ses conditions normales de fonctionnement et de développement, soit au physique, soit au moral; - elle produit l'épuisement et la mort précoce de cette force112. Elle prolonge la période productive du travailleur pendant un certain laps de temps en abrégeant la durée de sa vie.
Mais la valeur de la force de travail comprend la valeur des marchandises sans lesquelles la reproduction du salarié ou la propagation de sa classe seraient impossibles. Si donc la prolongation contre nature de la journée de travail, à laquelle aspire nécessairement le capital en raison de son penchant démesuré à se faire valoir toujours davantage, raccourcit la période vitale des ouvriers, et par suite la durée de leurs forces de travail, la compensation des forces usées doit être nécessairement plus rapide, et en même temps la somme des frais qu'exige leur reproduction plus considérable, de même que pour une machine la portion de valeur qui doit être reproduite chaque jour est d'autant plus grande que la machine s'use plus vite. Il semblerait en conséquence que l'intérêt même du capital réclame de lui une journée de travail normale.
Le propriétaire d'esclaves achète son travailleur comme il achète son bœuf. En perdant l'esclave il perd un capital qu'il ne peut rétablir que par un nouveau déboursé sur le marché. Mais,
" si fatale et si destructive que soit l'influence des champs de riz de la Géorgie et des marais du Mississipi sur la constitution de l'homme, la destruction qui s'y fait de la vie humaine n'y est jamais assez grande pour qu'elle ne puisse être réparée par le trop-plein des réservoirs de la Virginie et du Kentucky. Les considérations économiques qui pourraient jusqu'à un certain point garantir à l'esclave un traitement humain, si sa conservation et l'intérêt de son maître étaient identiques, se changent en autant de raisons de ruine absolue pour lui quand le commerce d'esclaves est permis. Dès lors, en effet, qu'il peut être remplacé facilement par des nègres étrangers, la durée de sa vie devient moins importante que sa productivité. Aussi est-ce une maxime dans les pays esclavagistes que l'économie la plus efficace consiste à pressurer le bétail humain (human chaule), de telle sorte qu'il fournisse le plus grand rendement possible dans le temps le plus court. C'est sous les tropiques, là même où les profits annuels de la culture égalent souvent le capital entier des plantations, que la vie des nègres est sacrifiée sans le moindre scrupule. C'est l'agriculture de l'Inde occidentale, berceau séculaire de richesses fabuleuses, qui a englouti des millions d'hommes de race africaine. C'est aujourd'hui à Cuba, dont les revenus se comptent par millions, et dont les planteurs sont des nababs, que nous voyons la classe des esclaves non seulement nourrie de la façon la plus grossière et en butte aux vexations les plus acharnées, mais encore détruite directement en grande partie par la longue torture d'un travail excessif et le manque de sommeil et de repos113. "
Mutato nomine de te fabula narratur ! Au lieu de commerce d'esclaves lisez marché du travail, au lieu de Virginie et Kentucky, lisez Irlande et les districts agricoles d'Angleterre, d'Écosse et du pays de Galles; au lieu d'Afrique, lisez Allemagne. Il est notoire que l'excès de travail moissonne les raffineurs de Londres, et néanmoins le marché du travail à Londres regorge constamment de candidats pour la raffinerie, allemands la plupart, voués à une mort prématurée. La poterie est également une des branches d'industrie qui fait le plus de victimes. Manque-t-il pour cela de potiers ? Josiah Wedgwood, l'inventeur de la poterie moderne, d'abord simple ouvrier lui-même, déclarait en 1785 devant la Chambre des communes que toutes les manufactures occupaient de quinze à vingt mille personnes114. En 1861, la population seule des sièges de cette industrie, disséminée dans les villes de la Grande-Bretagne, en comprenait cent un mille trois cent deux.
" L'industrie cotonnière date de quatre-vingt-dix ans... En trois générations de la race anglaise, elle a dévoré neuf générations d'ouvriers115. "
A vrai dire, dans certaines époques d'activité fiévreuse, le marché du travail a présenté des vides qui donnaient à réfléchir. Il en fut ainsi, par exemple, en 1834; mais alors messieurs les fabricants proposèrent aux Poor Law Commissioners d'envoyer dans le Nord l'excès de population des districts agricoles, déclarant " qu'ils se chargeaient de les absorber et de les consommer116 ". C'étaient leurs propres paroles.
" Des agents furent envoyés à Manchester avec l'autorisation des Poor Law Commissioners. Des listes de travailleurs agricoles furent confectionnées et remises aux susdits agents. Les fabricants coururent dans les bureaux, et après qu'ils eurent choisi ce qui leur convenait, les familles furent expédiées du sud de l'Angleterre. Ces paquets d'hommes furent livrés avec des étiquettes comme des ballots de marchandises, et transportés par la voie des canaux, ou dans des chariots à bagages. Quelques-uns suivaient à pied, et beaucoup d'entre eux erraient çà et là égarés et demi-morts de faim dans les districts manufacturiers. La Chambre des communes pourra à peine le croire, ce commerce régulier, ce trafic de chair humaine ne fit que se développer, et les hommes furent achetés et vendus par les agents de Manchester aux fabricants de Manchester, tout aussi méthodiquement que les nègres aux planteurs des Etats du Sud... L'année 1860 marque le zénith de l'industrie cotonnière. Les bras manquèrent de nouveau, et de nouveau les fabricants s'adressèrent aux marchands de chair, et ceux-ci se mirent à fouiller les dunes de Dorset, les collines de Devon et les plaines de Wilts; mais l'excès de population était déjà dévoré. Le Bury Guardian se lamenta; après la conclusion du traité de commerce anglo-français, s'écria-t-il, dix mille bras de plus pourraient être absorbés, et bientôt il en faudra trente ou quarante mille encore ! Quand les agents et sous-agents du commerce de chair humaine eurent parcouru à peu près sans résultat, en 1860, les districts agricoles, les fabricants envoyèrent une députation à M. Villiers, le président du Poor Law Board, pour obtenir de nouveau qu'on leur procurât comme auparavant des enfants pauvres ou des orphelins des Workhouses117. "
L'expérience montre en général au capitaliste qu'il y a un excès constant de population, c'est-à-dire excès par rapport au besoin momentané du capital, bien que cette masse surabondante soit formée de générations humaines mal venues, rabougries, promptes à s'éteindre, s'éliminant hâtivement les unes les autres et cueillies, pour ainsi dire, avant maturité118. L'expérience montre aussi, à l'observateur intelligent, avec quelle rapidité la production capitaliste qui, historiquement parlant, date d'hier, attaque à la racine même la substance et la force du peuple, elle lui montre comment la dégénérescence de la population industrielle n'est ralentie que par l'absorption constante d'éléments nouveaux empruntés aux campagnes, et comment les travailleurs des champs, malgré l'air pur et malgré le principe de " sélection naturelle " qui règne si puissamment parmi eux et ne laisse croître que les plus forts individus, commencent eux-même à dépérir119. Mais le capital, qui a de si " bonnes raisons " pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l'entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la pourriture de l'humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. Dans toute affaire de spéculation, chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu'elle emportera son voisin après qu'il aura lui-même recueilli la pluie d'or au passage et l'aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s'inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s'il n'y est pas contraint par la société120. A toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : " Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu'ils augmentent nos joies (nos profits)121 ? " Il est vrai qu'à prendre les choses dans leur ensemble, cela ne dépend pas non plus de la bonne ou mauvaise volonté du capitaliste individuel. La libre concurrence impose aux capitalistes les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes122.
L'établissement d'une journée de travail normale est le résultat d'une lutte de plusieurs siècles entre le capitaliste et le travailleur. Cependant l'histoire de cette lutte présente deux courants opposés. Que l'on compare, par exemple, la législation manufacturière anglaise de notre époque avec les statuts du travail en Angleterre depuis le XIV° jusqu'au-delà de la moitié du XVIII° siècle123. Tandis que la législation moderne raccourcit violemment la journée de travail, ces anciens statuts essayent violemment de la prolonger. Assurément les prétentions du capital encore à l'état d'embryon, alors qu'en train de grandir il cherche à s'assurer son droit à l'absorption d'un quantum suffisant de travail extra, non par la puissance seule des conditions économiques, mais avec l'aide des pouvoirs publics, nous paraissent tout à fait modestes, si nous les comparons aux concessions que, une fois arrivé à l'âge mûr, il est contraint de faire en rechignant. Il faut, en effet, des siècles pour que le travailleur " libre ", par suite du développement de la production capitaliste, se prête volontairement, c'est-à-dire soit contraint socialement à vendre tout son temps de vie active, sa capacité de travail elle-même, pour le prix de ses moyens de subsistance habituels, son droit d'aînesse pour un plat de lentilles. Il est donc naturel que la prolongation de la journée de travail, que le capital, depuis le milieu du XIV° jusqu'à la fin du XVII° siècle, cherche à imposer avec l'aide de l'État aux hommes, corresponde à peu de chose près à la limite du temps de travail que l'Etat décrète et impose çà et là dans la seconde moitié du XIX° siècle pour empêcher la transformation du sang d'enfants en capital. Ce qui aujourd'hui, par exemple, dans le Massachusetts, tout récemment encore l'Etat le plus libre de l'Amérique du Nord, est proclamé la limite légale du temps de travail d'enfants au-dessous de douze ans, était en Angleterre, au milieu du XVII° siècle, la journée de travail normale de vigoureux artisans, de robustes garçons de ferme et d'athlétiques forgerons124.
Le premier " Statute of Labourers " (Edouard III, 1349) trouva son prétexte immédiat, - non sa cause, car la législation de ce genre dure des siècles après que le prétexte a disparu - dans la grande peste qui décima la population, à tel point que, suivant l'expression d'un écrivain Tory, " la difficulté de se procurer des ouvriers à des prix raisonnables, (c'est-à-dire à des prix qui laissassent à leurs patrons un quantum raisonnable de travail extra) devint en réalité insupportable125 ". En conséquence la loi se chargea de dicter des salaires raisonnables ainsi que de fixer la limite de la journée de travail. Ce dernier point qui nous intéresse seul ici est reproduit dans le statut de 1496 (sous Henri VIII). La journée de travail pour tous les artisans (artificiers) et travailleurs agricoles, de mars en septembre, devait alors durer, ce qui cependant ne fut jamais mis à exécution, de 5 heures du matin à 7 heures et 8 heures du soir; mais les heures de repas comprenaient une heure pour le déjeuner, une heure et demie pour le dîner et une demi-heure pour la collation vers 4 heures, c'est-à-dire précisément le double du temps fixé par le Factory Act aujourd'hui en vigueur126. En hiver le travail devait commencer à 5 heures du matin et finir au crépuscule du soir avec les mêmes interruptions. Un statut d'Elisabeth (1562) pour tous les ouvriers " loués par jour ou par semaine " laisse intacte la durée de la journée de travail, mais cherche à réduire les intervalles à deux heures et demie pour l'été et deux heures pour l'hiver. Le dîner ne doit durer qu'une heure, et " le sommeil d'une demi-heure l'après-midi " ne doit être permis que de la mi-mai à la mi-août. Pour chaque heure d'absence il est pris sur le salaire un penny (10 centimes). Dans la pratique cependant les conditions étaient plus favorables aux travailleurs que dans le livre des statuts. William Petty, le père de l'économie politique et jusqu'à un certain point l'inventeur de la statistique, dit dans un ouvrage qu'il publia dans le dernier tiers du XVII° siècle :
" Les travailleurs (labouring men, à proprement parler alors les travailleurs agricoles) travaillent dix heures par jour et prennent vingt repas par semaine, savoir trois les jours ouvrables et deux le dimanche. Il est clair d'après cela que s'ils voulaient jeûner le vendredi soir et prendre leur repas de midi en une heure et demie, tandis qu'ils y emploient maintenant deux heures, de 11 heures du matin à 1 heure, en d'autres termes s'ils travaillaient un vingtième de plus et consommaient un vingtième de moins, le dixième de l'impôt cité plus haut serait prélevable127. "
Le docteur Andrew Ure n'avait-il pas raison de décrier le bill des douze heures de 1833 comme un retour aux temps des ténèbres ? Les règlements contenus dans les statuts et mentionnés par Petty concernent bien aussi les apprentis; mais on voit immédiatement par les plaintes suivantes où en était encore le travail des enfants même à la fin du XVII° siècle :
" Nos jeunes garçons, ici en Angleterre, ne font absolument rien jusqu'au moment où ils deviennent apprentis, et alors ils ont naturellement besoin de beaucoup de temps (sept années) pour se former et devenir des ouvriers habiles. "
Par contre l'Allemagne est glorifiée, parce que là les enfants sont dès le berceau " habitués au moins à quelque peu d'occupation128 ".
Pendant la plus grande partie du XVIII° siècle, jusqu'à l'époque de la grande industrie, le capital n'était pas parvenu en Angleterre, en payant la valeur hebdomadaire de la force de travail, à s'emparer du travail de l'ouvrier pour la semaine entière, à l'exception cependant de celui du travailleur agricole. De ce qu'ils pouvaient vivre toute une semaine avec le salaire de quatre jours, les ouvriers ne concluaient pas le moins du monde qu'ils devaient travailler les deux autres jours pour le capitaliste. Une partie des économistes anglais au service du capital dénonça cette obstination avec une violence extrême; l'autre partie défendit les travailleurs. Ecoutons par exemple la polémique entre Postlethwaite dont le dictionnaire de commerce jouissait alors de la même renommée qu'aujourd'hui ceux de Mac Culloch, de Mac Gregor etc., et l'auteur déjà cité de l'Essay on Trade and Commerce 129.
Postlethwaite dit entre autres :
" Je ne puis terminer ces courtes observations sans signaler certaine locution triviale et malheureusement trop répandue. Quand l'ouvrier, disent certaines gens, peut dans cinq jours de travail obtenir de quoi vivre, il ne veut pas travailler six jours entiers. Et partant de là, ils concluent à la nécessité d'enchérir même les moyens de subsistance nécessaires par des impôts ou d'autres moyens quelconques pour contraindre l'artisan et l'ouvrier de manufacture à un travail ininterrompu de six jours par semaine. Je demande la permission d'être d'un autre avis que ces grands politiques tout prêts à rompre une lance en faveur de l'esclavage perpétuel de la population ouvrière de ce pays " the perpetual slavery of the working people "; ils oublient le proverbe : " All work and no play, etc. " (Rien que du travail et pas de jeu rend imbécile.) Les Anglais ne se montrent-ils pas tout fiers de l'originalité et de l'habileté de leurs artisans et ouvriers de manufactures qui ont procuré partout aux marchandises de la Grande-Bretagne crédit et renommée ? A quoi cela est-il dû, si ce n'est à la manière gaie et originale dont les travailleurs savent se distraire ? S'ils étaient obligés de trimer l'année entière, tous les six jours de chaque semaine, dans la répétition constante du même travail, leur esprit ingénieux ne s'émousserait-il pas; ne deviendraient-ils pas stupides et inertes, et par un semblable esclavage perpétuel, ne perdraient-ils pas leur renommée, au lieu de la conserver ? Quel genre d'habileté artistique pourrions-nous attendre d'animaux si rudement menés ? " hard driven animals "... Beaucoup d'entre eux exécutent autant d'ouvrage en quatre jours qu'un Français dans cinq ou six. Mais si les Anglais sont forcés de travailler comme des bêtes de somme, il est à craindre qu'ils ne tombent (degenerate) encore au-dessous des Français. Si notre peuple est renommé par sa bravoure dans la guerre, ne disons-nous pas que ceci est dû d'un côté au bon roastbeef anglais et au pudding qu'il a dans le ventre, et de l'autre à son esprit de liberté constitutionnelle ? Et pourquoi l'ingéniosité, l'énergie et l'habileté de nos artisans et ouvriers de manufactures ne proviendraient-elles pas de la liberté avec laquelle ils s'amusent à leur façon ? J'espère qu'ils ne perdront jamais ces privilèges ni le bon genre de vie d'où découlent également leur habileté au travail et leur courage130. "
Voici ce que répond l'auteur de l'Essay on Trade and Commerce:
" Si c'est en vertu d'une ordonnance divine que le septième jour de la semaine est fêté, il en résulte évidemment que les autres jours appartiennent au travail (il veut dire au capital, ainsi qu'on va le voir plus loin), et contraindre à exécuter ce commandement de Dieu n'est point un acte que l'on puisse traiter de cruel. L'homme, en général, est porté par nature à rester oisif et à prendre ses aises; nous en faisons la fatale expérience dans la conduite de notre plèbe manufacturière, qui ne travaille pas en moyenne plus de quatre jours par semaine, sauf le cas d'un enchérissement des moyens de subsistance... Supposons qu'un boisseau de froment représente tous les moyens de subsistance du travailleur, qu'il coûte cinq shillings et que le travailleur gagne un shilling tous les jours. Dans ce cas il n'a besoin de travailler que cinq jours par semaine; quatre seulement, si le boisseau coûte quatre shillings. Mais comme le salaire, dans ce royaume, est beaucoup plus élevé en comparaison du prix des subsistances, l'ouvrier de manufacture qui travaille quatre jours possède un excédent d'argent avec lequel il vit sans rien faire le reste de la semaine... J'espère avoir assez dit pour faire voir clairement qu'un travail modéré de six jours par semaine n'est point un esclavage. Nos ouvriers agricoles font cela, et d'après ce qu'il paraît, ils sont les plus heureux des travailleurs (labouring poor)131. Les Hollandais font de même dans les manufactures et paraissent être un peuple très heureux. Les Français, sauf qu'ils ont un grand nombre de jours fériés, travaillent également toute la semaine132... Mais notre plèbe manufacturière s'est mis dans la tête l'idée fixe qu'en qualité d'Anglais tous les individus qui la composent ont par droit de naissance le privilège d'être plus libres et plus indépendants que les ouvriers de n'importe quel autre pays de l'Europe. Cette idée peut avoir son utilité pour les soldats, dont elle stimule la bravoure, mais moins les ouvriers des manufactures en sont imbus, mieux cela vaut pour eux-mêmes et pour l'État. Des ouvriers ne devraient jamais se tenir pour indépendants de leurs supérieurs. Il est extrêmement dangereux d'encourager de pareils engouements dans un Etat commercial comme le nôtre, où peut-être les sept huitièmes de la population n'ont que peu ou pas du tout de propriété133. La cure ne sera pas complète tant que nos pauvres de l'industrie ne se résigneront pas à travailler six jours pour la même somme qu'ils gagnent maintenant en quatre134. "
Dans ce but, ainsi que pour extirper la paresse, la licence, les rêvasseries de liberté chimérique, et de plus, pour " diminuer la taxe des pauvres, activer l'esprit d'industrie et faire baisser le prix du travail dans les manufactures ", notre fidèle champion du capital propose un excellent moyen, et quel est-il ? C'est d'incarcérer les travailleurs qui sont à la charge de la bienfaisance publique, en un mot les pauvres, dans une maison idéale de travail " an ideal Workhouse ". Cette maison doit être une maison de terreur (house of terror). Dans cet idéal de Workhouse, on fera travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que le temps des repas soustrait, il reste douze heures de travail pleines et entières135.
Douze heures de travail par jour, tel est l'idéal, le nec plus ultra dans le Workhouse modèle, dans la maison de terreur de 1770 ! Soixante-trois ans plus tard, en 1833, quand le Parlement anglais réduisit dans quatre industries manufacturières la journée de travail pour les enfants de treize ans à dix-huit ans à douze heures de travail pleines, il sembla que le glas de l'industrie anglaise sonnerait. En 1852, quand Louis Bonaparte, pour s'assurer la bourgeoisie, voulut toucher à la journée de travail légale, la population ouvrière française cria tout d'une voix : " La loi qui réduit à douze heures la journée de travail est le seul bien qui nous soit resté de la législation de la République136. " A Zurich, le travail des enfants au-dessous de dix ans a été réduit à douze heures; dans l'Argovie le travail des enfants entre treize et seize ans a été réduit, en 1862, de douze heures et demie à douze; il en a été de même en Autriche, en 1860, pour les enfants entre quinze et seize ans137. " Quel progrès, depuis 1770 ! s'écrierait Macaulay avec " exultation ".
La " maison de terreur " pour les pauvres que l'âme du capital rêvait encore en 1770, se réalisa quelques années plus tard dans la gigantesque " maison de travail " bâtie pour les ouvriers manufacturiers, son nom était Fabrique, et l'idéal avait pâli devant la réalité.
X. - Lutte pour la journée de travail normale - Limitation légale du temps de travail - la législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864
Après des siècles d'efforts quand le capital fut parvenu à prolonger la journée de travail jusqu'à sa limite normale maxima et au-delà jusqu'aux limites du jour naturel de douze heures138, alors la naissance de la grande industrie amena dans le dernier tiers du XVIII° siècle une perturbation violente qui emporta comme une avalanche toute barrière imposée par la nature et les mœurs, l'âge et le sexe, le jour et la nuit. Les notions mêmes de jour et de nuit, d'une simplicité rustique dans les anciens statuts, s'obscurcirent tellement qu'en l'an de grâce 1860, un juge anglais dut faire preuve d'une sagacité talmudique pour pouvoir décider " en connaissance de cause " ce qu'était la nuit et ce qu'était le jour. Le capital était en pleine orgie139.
Dès que la classe ouvrière abasourdie par le tapage de la production fut tant soit peu revenue à elle-même, sa résistance commença, et tout d'abord dans le pays même où s'implantait la grande industrie, c'est-à-dire en Angleterre, Mais pendant trente ans les concessions qu'elle arracha restèrent purement nominales. De 1802 à 1833 le Parlement émit trois lois sur le travail, mais il eut bien soin de ne pas voter un centime pour les faire exécuter140, aussi restèrent-elles lettre morte. " Le fait est qu'avant la loi de 1833, les enfants et les adolescents étaient excédés de travail (were worked) toute la nuit, tout le jour, jour et nuit ad libitum141. "
C'est seulement à partir du Factory Act de 1833 s'appliquant aux manufactures de coton, de laine, de lin et de soie que date pour l'industrie moderne une journée de travail normale. Rien ne caractérise mieux l'esprit du capital que l'histoire de la législation manufacturière anglaise de 1833 à 1864.
La loi de 1833 déclare
" que la journée de travail ordinaire dans les fabriques doit commencer à 5 h 30 du matin et finir à 8 h 30 du soir. Entre ces limites qui embrassent une période de quinze heures, il est légal d'employer des adolescents (young persons, c'est-à-dire des personnes entre treize et dix-huit ans), dans n'importe quelle partie du jour; mais il est sous-entendu qu'individuellement personne de cette catégorie ne doit travailler plus de douze heures dans un jour, à l'exception de certains cas spéciaux et prévus. "
Le sixième article de cette loi arrête
" que dans le cours de chaque journée il doit être accordé à chaque adolescent dont le temps de travail est limité, une heure et demie au moins pour les repas ".
L'emploi des enfants au-dessus de neuf ans, sauf une exception que nous mentionnerons plus tard, fut interdit : le travail des enfants de neuf à treize ans fut limité à huit heures par jour. Le travail de nuit, c'est-à-dire d'après cette loi, le travail entre 8 h 30 du soir et 5 h 30 du matin, fut interdit pour toute personne entre neuf et dix-huit ans.
Les législateurs étaient si éloignés de vouloir toucher à la liberté du capital dans son exploitation de la force de travail adulte, ou suivant leur manière de parler, à la liberté du travail, qu'ils créèrent un système particulier pour prévenir les conséquences effroyables qu'aurait pu avoir en ce sens le Factory Act.
" Le plus grand vice du système des fabriques, tel qu'il est organisé à présent, est-il dit dans le premier rapport du conseil central de la commission du 25 juin 1833, c'est qu'il crée la nécessité de mesurer la journée des enfants à la longueur de celle des adultes. Pour corriger ce vice sans diminuer le travail de ces derniers, ce qui produirait un mal plus grand que celui qu'il s'agit de prévenir, le meilleur plan à suivre semble être d'employer une double série d'enfants. "
Sous le nom de système des relais (system of relays, ce mot désigne en anglais comme en français le changement des chevaux de poste à différentes stations), ce plan fut donc exécuté, de telle sorte par exemple que de 5 h 30 du matin jusqu'à 1 h 30 de l'après-midi une série d'enfants entre neuf et treize ans fut attelée au travail, et une autre série de 1 h 30 de l'après-midi jusqu'à 8 h 30 du soir et ainsi de suite.
Pour récompenser messieurs les fabricants d'avoir ignoré de la façon la plus insolente toutes les lois promulguées sur le travail des enfants pendant les vingt-deux dernières années, on se crut obligé de leur dorer encore la pilule. Le Parlement arrêta qu'après le I° mars 1834 aucun enfant au-dessous de onze ans, après le I° mars 1835 aucun enfant au-dessous de douze ans, et après le I° mars 1836 aucun enfant au-dessous de treize ans ne devrait travailler plus de huit heures dans une fabrique. Ce "libéralisme " si plein d'égards pour le capital méritait d'autant plus de reconnaissance que le Dr Farre, Sir A. Carlisle, Sir C. Bell, M. Guthrie, etc., en un mot les premiers médecins et chirurgiens de Londres avaient déclaré dans leurs dépositions comme témoins devant la Chambre des communes que tout retard était un danger, periculum in mora ! Le docteur Farre s'exprima d'une façon encore plus brutale : " Il faut une législation, s'écria-t-il, pour empêcher que la mort puisse être infligée prématurément sous n'importe quelle forme et celle dont nous parlons (celle à la mode dans les fabriques) doit être assurément regardée comme une des méthodes les plus cruelles de l'infliger142. " Le Parlement " réformé " qui, par tendresse pour messieurs les fabricants, condamnait pour de longues années encore des enfants au-dessous de treize ans, à soixantedouze heures de travail par semaine dans l'enfer de la fabrique, ce même Parlement, dans l'acte d'émancipation où il versait aussi la liberté goutte à goutte, défendait de prime abord aux planteurs de faire travailler aucun esclave nègre plus de quarante-cinq heures par semaine.
Mais le capital parfaitement insensible à toutes ces concessions, commença alors à s'agiter bruyamment et ouvrit une nouvelle campagne qui dura plusieurs années. De quoi s'agissait-il ? De déterminer l'âge des catégories qui sous le nom d'enfants ne devaient travailler que huit heures et étaient de plus obligées à fréquenter l'école. L'anthropologie capitaliste décréta que l'enfance ne devait durer que jusqu'à dix ans, tout au plus jusqu'à onze. Plus s'approchait le terme fixé pour l'entière mise en vigueur de l'acte de fabrique, la fatale année 1836, plus les fabricants faisaient rage. Ils parvinrent en fait à intimider le gouvernement à tel point que celui-ci proposa en 1835 d'abaisser la limite d'âge des enfants de treize à douze. Sur ces entrefaites la pression du dehors (pressure from without) devenait de plus en plus menaçante. La Chambre des communes sentit le cœur lui manquer. Elle refusa de jeter plus de huit heures par jour des enfants de treize ans sous la roue du Jagernaut capitaliste, et l'acte de 1833 fut appliqué. Il ne subit aucune modification jusqu'au mois de juin 1844.
Pendant les dix ans qu'il régla, d'abord en partie, puis complètement le travail des fabriques, les rapports officiels des inspecteurs fourmillent de plaintes concernant l'impossibilité de son exécution. Comme la loi de 1833 permettait aux seigneurs du capital de disposer des quinze heures comprises entre 5 h 30 du matin et 8 h 30 du soir, de faire commencer, interrompre ou finir le travail de douze ou de huit heures par tout enfant, et tout adolescent à n'importe quel moment, et même d'assigner aux diverses personnes des heures diverses pour les repas, ces messieurs inventèrent bientôt un " nouveau système de relais " d'après lequel les chevaux de peine au lieu d'être remplacés à des stations fixes étaient attelés toujours de nouveau à des stations nouvelles. Nous ne nous arrêterons pas à contempler la perfection de ce système, parce que nous devons y revenir plus tard. Mais on peut voir du premier coup d'œil qu'il supprimait entièrement la loi de fabrique, n'en respectant ni l'esprit ni la lettre. Comment les inspecteurs auraient-ils pu faire exécuter les articles de la loi concernant le temps de travail et les repas avec cette tenue de livres si complexe pour chaque enfant et chaque adolescent ? Dans un grand nombre de fabriques la même brutalité et le même scandale reprirent leur règne. Dans une entrevue avec le ministre de l'Intérieur (1844) les inspecteurs de fabrique démontrèrent l'impossibilité de tout contrôle avec le système de relais nouvellement mis en pratique143. Cependant les circonstances s'étaient grandement modifiées. Les ouvriers manufacturiers, surtout depuis 1838, avaient fait du bill des dix heures leur cri de ralliement économique, comme ils avaient fait de la Charte leur cri de ralliement politique. Même des fabricants qui avaient réglé leurs fabriques d'après la loi de 1833, adressèrent au Parlement mémoire sur mémoire pour dénoncer la " concurrence " immorale des " faux frères " auxquels plus d'impudence et des circonstances locales plus favorables permettaient de violer la loi. De plus, en dépit du désir que tout fabricant avait de lâcher bride à sa cupidité native, leur classe recevait comme mot d'ordre de ses directeurs politiques, de changer de manières et de langage à l'égard des ouvriers. Elle avait besoin en effet de leur appui pour triompher dans la campagne qui venait de s'ouvrir pour l'abolition de la loi sur les céréales. On promit donc non seulement de " doubler la ration de pain ", mais encore d'appuyer le bill des dix heures, lequel ferait désormais partie du règne millénaire du libre-échange144. Dans ces circonstances il aurait été par trop imprudent de venir combattre une mesure seulement destinée à faire de la loi de 1833 une vérité. Menacés enfin dans leur intérêt le plus sacré, la rente foncière, les aristocrates furieux tonnèrent philanthropiquement contre les " abominables pratiques145 " de leurs ennemis bourgeois.
Telle fut l'origine du Factory Act additionnel du 7 juin 1844, qui entra en vigueur le 10 septembre de la même année. Il place sous la protection de la loi une nouvelle catégorie de travailleurs, savoir les femmes au-dessus de dix-huit ans. Elles furent mises à tous égards sur un pied d'égalité avec les adolescents; leur temps de travail fut limité à douze heures, le travail de nuit leur fut interdit, etc. Pour la première fois la législation se vit contrainte de contrôler directement et officiellement le travail de personnes majeures. Dans le rapport de fabrique de 1844-45 il est dit ironiquement : " Jusqu'ici nous n'avons point connaissance que des femmes parvenues à majorité se soient plaintes une seule fois de cette atteinte portée à leurs droits146. " Le travail des enfants au-dessous de treize ans fut réduit à six heures et demie par jour et, dans certains cas, à sept heures147.
Pour écarter les abus du " faux système de relais ", la loi établit quelques règlements de détail d'une grande importance, entre autres les suivants :
" La journée de travail pour enfants et adolescents doit être comptée à partir du moment où, soit un enfant soit un adolescent, commence à travailler le matin dans la fabrique. "
De sorte que si A par exemple commence son travail à 8 heures du matin et B à 10 heures, la journée de travail pour B doit finir à la même heure que pour A.
" Le commencement de la journée de travail doit être indiqué par une horloge publique, par l'horloge au chemin de fer voisin par exemple, sur lequel la cloche de la fabrique doit se régler. Il faut que le fabricant affiche dans la fabrique un avis imprimé en grosses lettres dans lequel se trouvent fixés le commencement, la fin et les pauses de la journée de travail. Les enfants qui commencent leur travail avant midi ne doivent plus être employés après 1 heure de l'après-midi. La série d'après-midi sera donc composée d'autres enfants que celle du matin. L'heure et demie pour les repas doit être octroyée à tous les travailleurs protégés par la foi aux mêmes périodes du jour, une heure au moins avant 3 heures de l'après-midi. Aucun enfant, ou adolescent ne doit être employé avant 1 heure de l'après-midi plus de cinq heures sans une pause d'une demi-heure au moins pour leur repas. Aucun enfant, adolescent, ou femme, ne doit rester pendant un repas quelconque dans l'atelier de la fabrique, tant qu'il s'y fait n'importe quelle opération, etc. "
On le voit, ces édits minutieux, qui règlent militairement et au son de la cloche la période, les limites et les pauses du travail, ne furent point le produit d'une fantaisie parlementaire. Ils naquirent des circonstances et se développèrent peu à peu comme lois naturelles du mode de production moderne. Il fallut une longue lutte sociale entre les classes avant qu'ils fussent formulés, reconnus officiellement et promulgués au nom de l'Etat. Une de leurs conséquences les plus immédiates fut que, dans la pratique, la journée de travail des ouvriers mâles adultes se trouva du même coup limitée, parce que dans la plupart des travaux de la grande industrie la coopération d'enfants, d'adolescents et de femmes est indispensable. La journée de travail de douze heures resta donc en vigueur généralement et uniformément pendant la période de 1844-47 dans toutes les fabriques soumises à la législation manufacturière.
Les fabricants ne permirent pas néanmoins ce " progrès ", sans qu'il fût compensé par un " recul ". Sur leurs instances la Chambre des communes réduisit de neuf à huit ans l'âge minimum des exploitables, pour assurer au capital " l'approvisionnement additionnel d'enfants de fabrique ", qui lui est dû de par Dieu et de par la Loi148.
Les années 1846-47 font époque dans l'histoire économique de l'Angleterre. Abrogation de la loi des céréales, abolition des droits d'entrée sur le coton et autres matières premières, proclamation du libre-échange comme guide de la législation commerciale ! En un mot le règne millénaire commençait à poindre. D'autre part c'est dans les mêmes années que le mouvement chartiste et l'agitation des dix heures atteignirent leur point culminant. Ils trouvèrent des alliés dans les Tories qui ne respiraient que vengeance. Malgré la résistance fanatique de l'armée libre-échangiste parjure, en tête de laquelle marchaient Bright et Cobden, le bill des dix heures, objet de tant de luttes, fut adopté par le Parlement.
La nouvelle loi sur les fabriques du 8 juin 1847 établit qu'au 1° juillet de la même année la journée de travail serait préalablement réduite à onze heures pour " les adolescents " (de treize à dix-huit ans) et pour toutes les ouvrières, mais qu'au 1° mai 1848 aurait lieu la limitation définitive à dix heures. Pour le reste ce n'était qu'un amendement des lois de 1833 et 1844.
Le capital entreprit alors une campagne préliminaire dont le but était d'empêcher la mise en pratique de la loi au 1 er mai 1848. C'étaient les travailleurs eux-mêmes qui censés instruits par l'expérience devaient, d'après le plan des maîtres, servir d'auxiliaires pour la destruction de leur propre ouvrage. Le moment était habilement choisi. " On doit se souvenir que par suite de la terrible crise de 1846-47, il régnait une profonde misère, provenant de ce qu'un grand nombre de fabriques avaient raccourci le travail et que d'autres l'avaient complètement suspendu. Beaucoup d'ouvriers se trouvaient dans la gêne et étaient endettés. Il y avait donc toute apparence qu'ils accepteraient volontiers un surcroît de travail pour réparer leurs pertes passées, payer leurs dettes, retirer leurs meubles engagés, remplacer leurs effets vendus, acheter de nouveaux vêtements pour eux mêmes et pour leurs familles, etc.,149. " Messieurs les fabricants cherchèrent à augmenter l'effet naturel de ces circonstances en abaissant d'une manière générale le salaire de dix pour cent. C'était pour payer la bienvenue de l'ère libre-échangiste. Une seconde baisse de huit un tiers pour cent se fit lors de la réduction de la journée à onze heures et une troisième de quinze pour cent quand la journée descendit définitivement à dix heures. Partout où les circonstances le permirent, les salaires furent réduits d'au moins vingt-cinq pour cent150. Avec des chances si heureuses on commença à semer l'agitation parmi les ouvriers pour l'abrogation de la loi de 1847. Aucun des moyens que peuvent fournir le mensonge, la séduction et la menace ne fut dédaigné; mais tout fut inutile. On réunit à grand-peine une demi-douzaine de pétitions où des ouvriers durent se plaindre " de l'oppression qu'ils subissaient en vertu de cette loi ", mais les pétitionnaires eux-mêmes déclarèrent dans leurs interrogatoires qu'on les avait contraints à donner leurs signatures, " qu'en réalité ils étaient bien opprimés, mais non point par la loi susdite151 ". Les fabricants ne réussissant point à faire parler les ouvriers dans leur sens, se mirent eux-mêmes à crier d'autant plus haut dans la presse et dans le Parlement au nom des ouvriers. Ils dénoncèrent les inspecteurs comme une espèce de commissaires révolutionnaires qui sacrifiaient impitoyablement le malheureux travailleur à leurs fantaisies humanitaires. Cette manœuvre n'eut 'pas plus de succès que la première. L'inspecteur de fabrique, Leonhard Horner, en personne et accompagné de ses sous-inspecteurs, procéda dans le Lancashire à de nombreux interrogatoires. Environ soixante-dix pour cent des ouvriers entendus se déclarèrent pour dix heures, un nombre peu considérable pour onze heures, et enfin une minorité tout à fait insignifiante pour les douze heures anciennes152.
Une autre manœuvre à l'amiable consista à faire travailler de douze à quinze heures les ouvriers mâles adultes et à proclamer ce fait comme la véritable expression des désirs du cœur des prolétaires. Mais
" l'impitoyable " Leonhard Horner revint de nouveau à la charge. La plupart de ceux qui travaillaient plus que le temps légal déclarèrent " qu'ils préféreraient de beaucoup travailler dix heures pour un moindre salaire, mais qu'ils n'avaient pas le choix; un si grand nombre d'entre eux se trouvaient sans travail - tant de fileurs étaient forcés de travailler comme simples rattacheurs (piecers), que s'ils se refusaient à la prolongation du temps de travail, d'autres prendraient aussitôt leur place, de sorte que la question pour eux se formulait ainsi : ou travailler plus longtemps ou rester sur le pavé153 ".
Le ballon d'essai du capital creva et la loi de dix heures entra en vigueur le 1° mai 1848. Mais la défaite du parti chartiste dont les chefs furent emprisonnés et l'organisation détruite, venait d'ébranler la confiance de la classe ouvrière anglaise en sa force. Bientôt après, l'insurrection de Juin à Paris, noyée dans le sang, réunit sous le même drapeau, en Angleterre comme sur le continent, toutes les fractions des classes régnantes - propriétaires fonciers et capitalistes, loups de bourse et rats de boutique, protectionnistes et libre-échangistes, gouvernement et opposition, calotins et esprits forts, jeunes catins et vieilles nonnes, et leur cri de guerre fut : sauvons la caisse, la propriété, la religion, la famille et la société. La classe ouvrière, déclarée criminelle, fut frappée d'interdiction et placée sous " la loi des suspects ". Messieurs les fabricants n'eurent plus dès lors besoin de se gêner. Ils se déclarèrent en révolte ouverte, non seulement contre la loi des dix heures, mais encore contre toute la législation qui depuis 1833 cherchait à refréner dans une certaine mesure la " libre " exploitation de la force de travail. Ce fut une rébellion esclavagiste (Proslavery Rebellion) en miniature, poursuivie pendant plus de deux ans avec l'effronterie la plus cynique, la persévérance la plus féroce et le terrorisme le plus implacable, à d'autant meilleur compte que le capitaliste révolté ne risquait que la peau de ses ouvriers.
Pour comprendre ce qui suit, il faut se souvenir que les lois de 1833, 1844 et 1847 sur le travail dans les fabriques, étaient toutes trois en vigueur, en tant du moins que l'une n'amendait pas l'autre; qu'aucune ne limitait la journée de travail de l'ouvrier mâle âgé de plus de dix-huit ans, et que depuis 1833 la période de quinze heures, entre 5 h 30 du matin et 8 h 30 du soir, était restée le " jour " légal dans les limites duquel le travail des adolescents et des femmes, d'abord de douze heures, plus tard de dix, devait s'exécuter dans les conditions prescrites.
Les fabricants commencèrent par congédier çà et là une partie et parfois la moitié des adolescents et des ouvrières employés par eux; puis ils rétablirent en revanche parmi les ouvriers adultes le travail de nuit presque tombé en désuétude. " La loi des dix heures, s'écrièrent-ils, ne nous laisse pas d'autre alternative154. "
Leur seconde agression eut pour objet les intervalles légaux prescrits pour les repas. Ecoutons les inspecteurs :
" Depuis la limitation des heures de travail à dix, les fabricants soutiennent, bien que dans la pratique ils ne poussent pas leur manière de voir à ses dernières conséquences, que s'ils font travailler, par exemple, de 9 heures du matin à 7 heures du soir, ils satisfont aux prescriptions de la loi en donnant une heure et demie pour les repas de la façon suivante : une heure le matin avant 9 heures et une demi-heure le soir après 7 heures. Dans certains cas ils accordent maintenant une demi-heure pour le dîner, mais ils prétendent en même temps que rien ne les oblige à accorder une partie quelconque de l'heure et demie légale dans le cours de la journée de travail de dix heures155. "
Messieurs les fabricants soutenaient donc que les articles de la loi de 1844, qui règlent si minutieusement les heures de repas, donnaient tout simplement aux ouvriers la permission de manger et de boire avant leur entrée dans la fabrique et après leur sortie, c'est-à-dire de prendre leurs repas chez eux. Pourquoi, en effet, les ouvriers ne dîneraient-ils pas avant 9 heures du matin ? Les juristes de la couronne décidèrent pourtant que, le temps prescrit pour les repas devait être accordé pendant la journée de travail réelle, par intervalles, et qu'il était illégal de faire travailler sans interruption dix heures entières, de 9 heures du matin à 7 heures du soir156.
Après ces aimables démonstrations, le capital préluda à sa révolte par une démarche qui était conforme à la loi de 1844 et par conséquent légale.
La loi de 1844 défendait bien, passé 1 heure de l'après-midi, d'employer de nouveau les enfants de huit à treize ans qui avaient été occupés avant midi; mais elle ne réglait en aucune manière les six heures et demie de travail des enfants qui se mettaient à l'ouvrage à midi ou plus tard. Des enfants de huit ans pouvaient donc, à partir de midi, être employés jusqu'à 1 heure, puis de 2 heures à 4 heures et enfin de 5 heures à 8 h 30, en tout six heures et demie, conformément à la loi ! Mieux encore. Pour faire coïncider leur travail avec celui des ouvriers adultes jusqu'à 8 h 30 du soir, il suffisait aux fabricants de ne leur donner aucun ouvrage avant 2 heures de l'après-midi, et de les retenir ensuite, sans interruption dans la fabrique jusqu'à 8 h 30.
" Aujourd'hui, l'on avoue expressément, que par suite de la cupidité des fabricants et de leur envie de tenir leurs machines en haleine pendant plus de dix heures, la pratique s'est glissée en Angleterre de faire travailler jusqu'à 8 h 30 du soir des enfants des deux sexes, de huit à treize ans, seuls avec les hommes, après le départ des adolescents et des femmes157. "
Ouvriers et inspecteurs protestèrent au nom de la morale et de l'hygiène. Mais le capital pense comme Shylock :
" Que le poids de mes actes retombe sur ma tête ! Je veux mon droit, l'exécution de mon bail et tout ce qu'il a stipulé. "
En réalité, d'après les chiffres produits devant la Chambre des communes le 26 juillet 1850, et malgré toutes les protestations, il y avait le 15 juillet 1850, trois mille sept cent quarante-deux enfants dans deux cent soixante-quinze fabriques soumis à cette " pratique " nouvelle158. Ce n'était pas encore assez ! L'œil de lynx du capital découvrit que la loi de 1844 défendait bien, il est vrai, de faire travailler plus de cinq heures avant midi sans une pause d'au moins trente minutes pour se restaurer, mais aussi qu'il ne prescrivait rien de pareil pour le travail postérieur. Il demanda donc et obtint la jouissance non seulement de faire trimer de 2 à 9 heures du soir, sans relâche, des enfants de huit ans, mais encore de les faire jeûner et de les affamer.
" C'est la chair qu'il me faut, disait Shylock; ainsi le porte le billet159. "
Cette façon de s'accrocher à la lettre de la loi, en tant qu'elle règle le travail des enfants, n'avait pour but que de préparer la révolte ouverte contre la même loi, en tant qu'elle règle le travail des adolescents et des femmes. On se souvient que l'objet principal de cette loi était l'abolition du faux système de relais. Les fabricants commencèrent leur révolte en déclarant tout simplement que les articles de la loi de 1844 qui défendent d'employer ad libitum les adolescents et les femmes en leur faisant suspendre et reprendre leur travail à n'importe quel moment de la journée, n'étaient qu'une bagatelle comparativement tant que le temps de travail demeurait fixé, à douze heures, mais que depuis la loi des dix heures il ne fallait plus parler de s'y soumettre160. Ils firent donc entendre aux inspecteurs avec le plus grand sang-froid qu'ils sauraient se placer au-dessus de la lettre de la loi et rétabliraient l'ancien système de leur propre autorité161. Ils agissaient ainsi, du reste, dans l'intérêt même des ouvriers mal conseillés, " pour pouvoir leur payer des salaires plus élevés ". " C'était en outre le seul et unique moyen de conserver, avec la loi des dix heures, la suprématie industrielle de la GrandeBretagne162. " " Possible que la pratique du système des relais rende quelque peu difficile la découverte des infractions à la loi; mais quoi ? (What of that ?) Le grand intérêt manufacturier du pays doit-il être traité par-dessous la jambe, pour épargner un peu de peine (some little trouble) aux inspecteurs de fabrique et aux sous-inspecteurs163 ? "
Toutes ces balivernes ne produisirent naturellement aucun effet. Les inspecteurs des fabriques procédèrent juridiquement. Mais bientôt le ministre de l'Intérieur, Sir George Grey, fut tellement bombardé de pétitions des fabricants, que dans une circulaire du 5 août 1848, il recommanda aux inspecteurs " de ne point intervenir pour violation de la lettre de la loi, tant qu'il ne serait pas prouvé suffisamment qu'on avait abusé du système des relais pour faire travailler des femmes et des adolescents plus de dix heures ". Aussitôt l'inspecteur de fabrique, J. Stuart, autorisa le susdit système dans toute l'Écosse, où il refleurit de plus belle. Les inspecteurs anglais, au contraire, déclarèrent que le ministre ne possédait aucun pouvoir dictatorial qui lui permît de suspendre les lois et continuèrent à poursuivre juridiquement les rebelles.
Mais à quoi bon traîner les capitalistes à la barre de la justice, puisque les county magistrates164 prononcent l'acquittement ? Dans ces tribunaux, messieurs les fabricants siégeaient comme juges de leur propre cause. Un exemple : un certain Eskrigge, filateur, de la raison sociale Kershaw, Leese et Cie, avait soumis à l'inspecteur de son district le plan d'un système de relais destiné à sa fabrique. Econduit avec un refus, il se tint d'abord coi. Quelques mois plus tard un individu nommé Robinson, filateur de coton également, et dont le susdit Eskrigge était le parent, sinon le Vendredi, comparaissait devant le tribunal du bourg de Stockport, pour avoir mis à exécution un plan de relais ne différant en rien de celui qu'Eskrigge avait inventé. Quatre juges siégeaient, dont trois filateurs de coton, à la tête desquels l'inventif Eskrigge. Eskrigge acquitta Robinson, puis fut d'avis que ce qui était juste pour Robinson était équitable pour Eskrigge. S'appuyant donc sur son propre arrêt, il établit immédiatement le système dans sa propre fabrique165. La composition de ce tribunal était déjà assurément une violation flagrante de la loi166. " Ce genre de farces juridiques ", s'écrie l'inspecteur Howell, " exige qu'on y mette bon ordre... Ou bien accommodez la loi à ces sortes de jugements, ou bien confiez-la à un tribunal moins sujet à faillir et qui sache mettre ses décisions en accord avec elle... Dans tous les cas semblables, combien ne désire-t-on pas un juge payé167 ! "
Les juristes de la couronne déclarèrent absurde l'interprétation donnée par les fabricants à la loi de 1844, mais les sauveurs de la société ne s'émurent pas pour si peu.
" Après avoir essayé en vain, rapporte Leonhard Horner, de faire exécuter la loi, au moyen de dix poursuites dans sept circonscriptions judiciaires différentes, et n'avoir été soutenu qu'en un seul cas par les magistrats, je regarde toute poursuite pour entorse donnée à la loi comme désormais inutile. La partie de la loi qui a été rédigée pour créer l'uniformité dans les heures de travail, n'existe plus dans le Lancashire. D'autre part mes sous-agents et moi, nous ne possédons aucun moyen de nous assurer que les fabriques, où règne le système des relais, n'occupent pas les adolescents et les femmes au-delà de dix heures. Depuis la fin d'avril 1849, il y a déjà dans mon district cent dix-huit fabriques qui travaillent d'après cette méthode et leur nombre augmente tous les jours rapidement. En général elles travaillent maintenant treize heures et demie, de 6 heures du matin à 7 h 30 du soir; dans quelques cas quinze heures, de 5 h 30 du matin à 8 h 30 du soir168. " En décembre 1848, Leonhard Horner possédait déjà une liste de soixante-cinq fabricants et de vingt-neuf surveillants de fabrique qui déclaraient tous d'une voix, qu'avec le système des relais en usage, aucun système d'inspection ne pouvait empêcher le travail extra d'avoir lieu sur la plus grande échelle169. Les mêmes enfants et les mêmes adolescents étaient transférés (shifted) tantôt de la salle à filer dans la salle à tisser, tantôt d'une fabrique dans une autre170. Comment contrôler un système " qui abuse du mot relais pour mêler les " bras " comme des cartes les unes avec les autres en mille combinaisons diverses et pour varier chaque jour les heures de travail et de répit à tel point pour les différents individus, qu'un seul et même assortiment de " bras " complet ne travaille jamais à la même place et dans le même temps "171 !
Indépendamment de l'excès de travail qu'il créait, ce susdit système de relais était un produit de la fantaisie capitaliste, tel que Fourier n'a pu le dépasser dans ses esquisses les plus humoristiques " des courtes séances "; mais il faut dire que le système remplaçait l'attraction du travail par l'attraction du capital. il suffit, pour s'en assurer, de jeter un coup d'œil sur les cadres fournis par les fabricants, sur cette organisation que la presse honnête et modérée exaltait comme un modèle " de ce qu'un degré raisonnable de soin et de méthode peut accomplir " (what a reasonable degree of care and method can accomplish). Le personnel des travailleurs était divisé parfois en douze et quatorze catégories, dont les parties constitutives subissaient de nouveau des modifications continuelles. Pendant la période de quinze heures formant la journée de fabrique, le capital appelait l'ouvrier, maintenant pour trente minutes, puis pour une heure, et le renvoyait ensuite pour le rappeler de nouveau et le renvoyer encore, le ballottant de côté et d'autre par lambeaux de temps disséminés, sans jamais le perdre de l'œil ni de la main jusqu'à ce que le travail de dix heures fût accompli. Comme sur un théâtre les mêmes comparses avaient à paraître tour à tour dans les différentes scènes des différents actes. Mais de même qu'un acteur pendant toute la durée du drame appartient à la scène, de même les ouvriers appartenaient à la fabrique pendant quinze heures, sans compter le temps d'aller et de retour. Les heures de répit se transformaient ainsi en heures d'oisiveté forcée qui entraînaient le jeune ouvrier au cabaret et la jeune ouvrière au bordel. Chaque fois que le capitaliste inventait quelque chose de neuf - ce qui avait lieu tous les jours - pour tenir ses machines en haleine pendant douze ou quinze heures, sans augmenter son personnel, le travailleur était obligé, tantôt de perdre son temps, tantôt d'en profiter à la hâte pour avaler son repas. Lors de l'agitation des dix heures, les fabricants criaient partout que si la canaille ouvrière faisait des pétitions, c'était dans l'espoir d'obtenir un salaire de douze heures pour un travail de dix. Ils avaient maintenant retourné la médaille; ils payaient un salaire de dix heures pour une exploitation de douze et quinze heures172 ! Voilà comment la loi des dix heures était interprétée par les fabricants ! C'étaient cependant les mêmes hommes, les mêmes libre-échangistes confits d'onction, suant par tous les pores l'amour de l'humanité, qui pendant dix ans, tant que dura l'agitation contre la loi des céréales, ne se lassaient pas de démontrer aux ouvriers, par sous et liards, que dix heures de leur travail quotidien suffiraient amplement pour enrichir les capitalistes, si un nouvel essor était donné à l'industrie anglaise par la libre importation des grains173.
La révolte du capital, après avoir duré deux années, fut enfin couronnée par l'arrêt d'une des quatre hautes cours d'Angleterre, la cour de l'Echiquier. A propos d'un cas qui lui fut présenté le 8 février 1850, cette cour décida que les fabricants agissaient, il est vrai, contre le sens de la loi de 1844, mais que cette loi elle-même contenait certains mots qui la rendaient absurde. " Par suite de cette décision la loi des dix heures fut en réalité abolie174. " Une foule de fabricants qui jusqu'alors n'avaient pas osé employer le système des relais pour les adolescents et les ouvrières, y allèrent désormais des deux mains à la fois175.
Mais ce triomphe du capital en apparence définitif fut aussitôt suivi d'une réaction. Les travailleurs avaient opposé jusqu'alors une résistance passive, quoique indomptable et sans cesse renaissante. Ils se mirent maintenant à protester dans le Lancashire et le Yorkshire, par des meetings de plus en plus menaçants. " La prétendue loi des dix heures, s'écriaient-ils, n'aurait donc été qu'une mauvaise farce, une duperie parlementaire, et n'aurait jamais existé ? " Les inspecteurs de fabrique avertirent avec instances le gouvernement que l'antagonisme des classes était monté à un degré incroyable. Des fabricants eux-mêmes se mirent à murmurer. Ils se plaignirent de ce que
" grâce aux décisions contradictoires des magistrats il régnait une véritable anarchie. Telle loi était en vigueur dans le Yorkshire, telle autre dans le Lancashire, telle autre dans une paroisse de ce dernier comté, telle autre enfin dans le voisinage immédiat. Si les fabricants des grandes villes pouvaient éluder la loi, il n'en était pas de même des autres qui ne trouvaient point le personnel nécessaire pour le système de relais et encore moins pour le ballottage des ouvriers d'une fabrique dans une autre, et ainsi de suite. "
Or le premier droit du capital n'est-il pas l'égalité dans l'exploitation de la force du travail ?
Ces diverses circonstances amenèrent un compromis entre fabricants et ouvriers, lequel fut scellé parlementairement par la loi additionnelle sur les fabriques, le 5 août 1850. La journée de travail fut élevée de dix heures à dix heures et demie dans les cinq premiers jours de la semaine et restreinte à sept heures et demie le samedi pour " les adolescents et les femmes ". Le travail doit avoir lieu de 6 heures du matin à 6 heures du soir176, avec des pauses d'une heure et demie pour les repas, lesquelles doivent être accordées en même temps, conformément aux prescriptions de 1844, etc. Le système des relais fut ainsi aboli une fois pour toutes177. Pour ce qui est du travail des enfants, la loi de 1844 resta en vigueur.
Une autre catégorie de fabricants s'assura cette fois comme précédemment, des privilèges seigneuriaux sur les enfants des prolétaires. Ce furent les fabricants de soie. En 1833 ils avaient hurlé comminatoirement que " si on leur ôtait la liberté d'exténuer pendant dix heures par jour des enfants de tout âge, c'était arrêter leur fabrique (if the liberty of working children of any age for ten hours a day was taken away, it would stop their works); qu'il leur était impossible d'acheter un nombre suffisant d'enfants au-dessus de treize ans ", et ils avaient ainsi extorqué le privilège désiré. Des recherches ultérieures démontrèrent que ce prétexte était un pur mensonge178, ce qui ne les empêcha pas, dix années durant, de filer de la soie chaque jour pendant dix heures avec le sang d'enfants si petits qu'on était obligé de les mettre sur de hautes chaises pendant toute la durée de leur travail. La loi de 1844 les " dépouilla " bien, à vrai dire, de la " liberté " de faire travailler plus de six heures et demie des enfants au-dessous de onze ans, mais leur assura en retour le privilège d'employer pendant dix heures des enfants entre onze et treize ans, et de défendre à leurs victimes de fréquenter l'école obligatoire pour les enfants des autres fabriques. Cette fois le prétexte était que : " la délicatesse du tissu exigeait une légèreté de toucher qu'ils ne pouvaient acquérir qu'en entrant de bonne heure dans la fabrique "179. Pour la finesse des tissus de soie les enfants furent immolés en masse, comme les bêtes à cornes le sont dans le sud de la Russie pour leur peau et leur graisse. Le privilège accordé en 1844 fut enfin limité en 1850 aux ateliers de dévidage de soie; mais ici, pour dédommager la cupidité de sa " liberté " ravie, le temps de travail des enfants de onze à treize ans fut élevé de dix heures à dix heures et demie. Sous quel nouveau prétexte ? " Parce que le travail est beaucoup plus facile dans les manufactures de soie que dans les autres et de beaucoup moins nuisible à la santé180. " Une enquête médicale officielle prouva ensuite que bien au contraire " le chiffre moyen de mortalité, dans les districts où se fabrique la soie, est exceptionnellement élevé et dépasse même, pour la partie féminine de la population, celui des districts cotonniers du Lancashire "181. Malgré les protestations des inspecteurs renouvelées tous les six mois le même privilège dure encore182.
La loi de 1850 ne convertit que pour " les adolescents et les femmes " la période de quinze heures, de 5 h 30 du matin à 8 h 30 du soir, en une période de douze heures, de 6 heures du matin à 6 heures du soir. Elle n'améliora en rien la condition des enfants qui pouvaient toujours être employés une demi-heure avant le commencement et deux heures et demie après la fin de cette période, bien que la durée totale de leur travail ne dût pas dépasser six heures et demie. Pendant la discussion de la loi les inspecteurs de fabrique présentaient au Parlement une statistique des abus infâmes auxquels donnait lieu cette anomalie. Mais tout fut inutile. L'intention secrète cachée au fond de ces manœuvres était, en mettant en jeu les enfants, de faire remonter à quinze heures pendant les années de prospérité, la journée de travail des ouvriers adultes. L'expérience des trois années suivantes fit voir qu'une semblable tentative échouerait contre la résistance de ces derniers183. La loi de 1850 fut donc complétée en 1853 par la défense " d'employer les enfants le matin avant et le soir après les adolescents et les femmes ". A partir de ce moment, la loi de 1850 régla, à peu d'exceptions près, la journée de travail de tous les ouvriers dans les branches d'industrie qui lui étaient soumises184. Depuis la publication du premier Factory Act il s'était écoulé un demi-siècle185.
La législation manufacturière sortit pour la première fois de sa sphère primitive par le Printwork's Act de 1845 (loi concernant les fabriques de cotons imprimés). Le déplaisir avec lequel le capital accepta cette nouvelle " extravagance " perce à chaque ligne de la loi ! Elle restreint la journée de travail pour enfants et pour femmes, à seize heures comprises entre 6 heures du matin et 10 heures du soir sans aucune interruption légale pour les repas. Elle permet de faire travailler les ouvriers mâles, au-dessus de treize ans, tout le jour et toute la nuit à volonté186. C'est un avortement parlementaire187.
Néanmoins, par la victoire dans les grandes branches d'industrie, qui sont la création propre du mode de production moderne, le principe avait définitivement triomphé. Leur développement merveilleux de 1853 à 1860 marchant de pair avec la renaissance physique et morale des travailleurs, frappa les yeux des moins clairvoyants. Les fabricants eux-mêmes, auxquels la limitation légale et les règlements de la journée de travail avaient été arrachés lambeaux par lambeaux par une guerre civile d'un demi-siècle, firent ressortir avec ostentation le contraste qui existait entre les branches d'exploitation encore " libres " et les établissements soumis à la loi188. Les pharisiens de " l'économie politique " se mirent à proclamer que la découverte nouvelle et caractéristique de leur " science " était d'avoir reconnu la nécessité d'une limitation légale de la journée de travail189. On comprend facilement que lorsque les magnats de l'industrie se furent soumis à ce qu'ils ne pouvaient empêcher et se furent même réconciliés avec les résultats acquis, la force de résistance du capital faiblit graduellement, tandis que la force d'attaque de la classe ouvrière grandit avec le nombre de ses alliés dans les couches de la société qui n'avaient dans la lutte aucun intérêt immédiat. De là, comparativement, des progrès rapides depuis 1850.
Les teintureries et les blanchisseries190 furent soumises en 1860, les fabriques de dentelles et les bonneteries en 1861, à la loi sur les fabriques de 1850. A la suite du premier rapport de la " Commission des enfants ", les manufactures de toute espèce d'articles d'argile (non pas seulement les poteries) partagèrent le même sort, ainsi que les fabriques d'allumettes chimiques, de capsules, de cartouches, de tapis, et un grand nombre de procédés industriels compris sous le nom de " finishing ", (dernier apprêt). En 1863, les blanchisseries en plein air191 et les boulangeries furent soumises également à deux lois particulières, dont la première défend le travail de nuit (de 8 heures du soir à 6 heures du matin) pour enfants, femmes et adolescents, et la seconde l'emploi de garçons boulangers au-dessous de dix-huit ans, entre 9 heures du soir et 5 heures du matin. Nous reviendrons plus tard sur les propositions ultérieures de la même commission, qui, à l'exception de l'agriculture, des mines et des transports, menacent de priver de leur " liberté " toutes les branches importantes de l'industrie anglaise192.
XI. - La lutte pour la journée de travail normale. Contrecoup de la législation anglaise sur les autres pays.
Le lecteur se souvient que l'objet spécial, le but réel de la production capitaliste, c'est la production d'une plus-value ou l'extorsion de travail extra, abstraction faite de tout changement dans le mode de production, provenant de la subordination du travail au capital. Il se souvient qu'au point de vue développé jusqu'ici, il n'y a que le travailleur indépendant, légalement émancipé, qui, en qualité de possesseur de marchandise, puisse passer contrat avec le capitaliste. Si dans notre esquisse historique nous avons donné un rôle important d'une part à l'industrie moderne, d'autre part au travail d'enfants et de personnes mineures physiquement et juridiquement, cette industrie n'était cependant pour nous qu'une sphère particulière, et ce travail qu'un exemple particulier de l'exploitation du travail. Cependant, sans empiéter sur les développements qui viendront plus tard, voici ce qui résulte du simple exposé des faits :
Premièrement, le penchant du capital à prolonger la journée de travail sans trêve ni merci, trouve d'abord à se satisfaire dans les industries révolutionnées par l'eau, la vapeur et la mécanique, dans les premières créations du mode de production moderne, telles que les filatures de coton, de laine, de lin et de soie. Les changements du mode matériel de production et les changements correspondants dans les rapports sociaux de production193 sont la première cause de cette transgression démesurée qui réclame ensuite, pour lui faire équilibre, l'intervention sociale, laquelle, à son tour, limite et règle uniformément la journée de travail avec ses temps de repos légaux. Cette intervention ne se présente donc, pendant la première moitié du XIX° siècle, que comme législation exceptionnelle194. A peine avait-elle conquis ce terrain primitif du mode de production nouveau, il se trouva, sur ces entrefaites, que non seulement beaucoup d'autres branches de production étaient entrées dans le régime de fabrique proprement dit, mais encore que des manufactures avec un genre d'exploitation plus ou moins suranné, telles que les verreries, les poteries, etc., des métiers de vieille roche, tels que la boulangerie, et enfin même les travaux à l'établi disséminés çà et là, tels que celui du cloutier195, étaient tombés dans le domaine de l'exploitation capitaliste, tout aussi bien que la fabrique elle-même. La législation fut donc forcée d'effacer peu à peu son caractère exceptionnel, ou de procéder, comme en Angleterre, suivant la casuistique romaine, déclarant, d'après sa convenance, que n'importe quelle maison où l'on travaille est une fabrique (factory196).
Secondement : l'histoire de la réglementation de la journée de travail dans quelques branches de la production, et, dans les autres branches, la lutte qui dure encore au sujet de cette réglementation, démontrent jusqu'à l'évidence que le travailleur isolé, le travailleur, en tant que vendeur " libre " de sa force de travail, succombe sans résistance possible, dès que la production capitaliste a atteint un certain degré. La création d'une journée de travail normale est par conséquent le résultat d'une guerre civile longue, opiniâtre et plus ou moins dissimulée entre la classe capitaliste et la classe ouvrière. La lutte ayant commencé dans le domaine de l'industrie moderne, elle devait par conséquent être déclarée d'abord dans la patrie même de cette industrie, l'Angleterre197. Les ouvriers manufacturiers anglais furent les premiers champions de la classe ouvrière moderne et leurs théoriciens furent les premiers qui attaquèrent la théorie du capital198. Aussi le philosophe manufacturier, le docteur Ure, déclare-t-il que c'est pour la classe ouvrière anglaise une honte ineffaçable d'avoir inscrit sur ses drapeaux " l'esclavage des lois de fabrique ", tandis que le capital combattait virilement pour " la liberté pleine et entière du travail199. "
La France marche à pas lents sur les traces de l'Angleterre. Il lui faut la révolution de Février (1848) pour enfanter la loi des douze heures200, bien plus défectueuse que son original anglais. Toutefois la méthode révolutionnaire française a aussi ses avantages particuliers. Elle dicte du même coup à tous les ateliers et à toutes les fabriques, sans distinction, une même limite de la journée de travail, tandis que la législation anglaise, cédant malgré elle à la pression des circonstances, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, prend toujours le meilleur chemin pour faire éclore toute une nichée de difficultés juridiques201. D'autre part, la loi française proclame, au nom des principes, ce qui n'est conquis en Angleterre qu'au nom des enfants, des mineurs et des femmes, et n'a été réclamé que depuis peu de temps à titre de droit universel202.
Dans les Etats-Unis du nord de l'Amérique, toute velléité d'indépendance de la part des ouvriers est restée paralysée aussi longtemps que l'esclavage souillait une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s'émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri. Mais la mort de l'esclavage fit éclore immédiatement une vie nouvelle. Le premier fruit de la guerre fut l'agitation des huit heures, qui courut, avec les bottes de sept lieues de la locomotive, de l'océan Atlantique à l'océan Pacifique, depuis la Nouvelle-Angleterre jusqu'en Californie. Le congrès général des ouvriers à Baltimore (16 août 1866) fit la déclaration suivante :
" Le premier et le plus grand besoin du présent, pour délivrer le travail de ce pays de l'esclavage capitaliste, est la promulgation d'une loi d'après laquelle la journée de travail doit se composer de huit heures dans tous les Etats de l'Union américaine. Nous sommes décidés à mettre en oeuvre toutes nos forces jusqu'à ce que ce glorieux résultat soit atteint203. "
En même temps (au commencement de septembre 1866) le congrès de l'Association Internationale des Travailleurs, à Genève, sur la proposition du Conseil général de Londres, prenait une décision semblable :
" Nous déclarons que la limitation de la journée de travail est la condition préalable sans laquelle tous les efforts en vue de l'émancipation doivent échouer. Nous proposons huit heures pour limite légale de la journée de travail. "
C'est ainsi que le mouvement de la classe ouvrière, né spontanément des deux côtés de l'Atlantique, des rapports mêmes de la production, sanctionne les paroles de l'inspecteur de fabrique anglais R. J. Saunders :
" Il est impossible de faire un pas vers la réforme de la société, avec quelque espoir de réussite, si la journée de travail n'est pas d'abord limitée, et si la limitation prescrite n'est pas strictement et obligatoirement observée204 . "
Notre travailleur, il faut l'avouer, sort de la serre chaude de la production autrement qu'il n'y est entré. Il s'était présenté sur le marché comme possesseur de la marchandise " force de travail ", vis-à-vis de possesseurs d'autres marchandises, marchand en face de marchand. Le contrat par lequel il vendait sa force de travail semblait résulter d'un accord entre deux volontés libres, celle du vendeur et celle de l'acheteur. L'affaire une fois conclue, il se découvre qu'il n'était point " un agent libre "; que le temps pour lequel il lui est permis de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre205, et qu'en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point tant qu'il lui reste un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter206. Pour se défendre contre " le serpent de leurs tourments207 ", il faut que les ouvriers ne fassent plus qu'une tête et qu'un cœur; que par un grand effort collectif, par une pression de classe, ils dressent une barrière infranchissable, un obstacle social qui leur interdise de se vendre au capital par " contrat libre ", eux et leur progéniture, jusqu'à l'esclavage et la mort208.
Le pompeux catalogue des " droits de l'homme " est ainsi remplacé par une modeste " grande charte " qui détermine légalement la journée de travail et " indique enfin clairement quand finit le temps que vend le travailleur, et quand commence le temps qui lui appartient209 ". Quantum mutatus ab illo !
Chapitre XI : Taux et masse de la plus-value
Dans ce chapitre, comme dans les précédents, la valeur journalière de la force de travail, et par conséquent la partie de la journée où l'ouvrier ne fait que reproduire ou maintenir cette force, sont censées être des grandeurs constantes.
Posons que la valeur journalière d'une force de travail moyenne soit de trois shillings ou un écu, et qu'il faut six heures par jour pour la reproduire. Pour acheter une telle force, le capitaliste doit donc avancer un écu. Combien de plus-value lui rapportera cet écu ? Cela dépend du taux de la plus-value. S'il est de cinquante pour cent, la plus-value sera un demi-écu, représentant trois heures de surtravail; s'il est de cent pour cent, elle montera à un écu représentant six heures de surtravail. Le taux de la plus-value détermine donc la somme de plus-value produite par un ouvrier individuel, la valeur de sa force étant donnée.
Le capital variable est l'expression monétaire de la valeur de toutes les forces de travail que le capitaliste emploie à la fois. Sa valeur égale la valeur moyenne d'une force de travail multipliée par le nombre de ces forces individuelles; la grandeur du capital variable est donc proportionnelle au nombre des ouvriers employés. Il se monte à cent écus par jour, si le capitaliste exploite quotidiennement cent forces, à n écus, s'il exploite n forces.
De même, si un écu, le prix d'une force de travail, produit une plus-value quotidienne d'un écu, un capital variable de cent écus, produira une plus-value de cent écus, un capital de n écus une plus-value de 1 écu x n. La somme de plus-value produite par un capital variable est donc déterminée, par le nombre des ouvriers qu'il paye, multipliée par la somme de plus-value que rapporte par jour l'ouvrier individuel; et cette somme, étant connue la valeur de la force individuelle, dépend du taux de la plus-value, en d'autres termes, du rapport du surtravail de l'ouvrier à son travail nécessaire210. Nous obtenons donc cette loi : la somme de la plus-value produite par un capital variable, est égale à la valeur de ce capital avancé, multipliée par le taux de la plus-value, ou bien, elle est égale à la valeur d'une force de travail, multipliée par le degré de son exploitation, multipliée par le nombre des forces. employées conjointement.
Ainsi, si nous nommons la somme de plus-value P, la plus-value quotidiennement produite par l'ouvrier individuel p, le capital variable avancé pour le payement d'un ouvrier v, la valeur totale du capital variable V, la valeur d'une force moyenne de travail f, son degré d'exploitation
t' (surtravail)
t (travail nécessaire)
et le nombre des ouvriers employés n, nous aurons :
P
?
= (p/v) x V.
= f x (t'/t) x n.Or, un produit ne change pas de grandeur numérique, quand celle de ses facteurs change simultanément et en raison inverse.
Dans la production d'une masse déterminée de plus-value, le décroissement de l'un de ses facteurs peut donc être compensé par l'accroissement de l'autre.
Ainsi, une diminution du taux de la plus-value n'en affecte pas la masse produite, si le capital variable ou le nombre des ouvriers employés croissent proportionnellement.
Un capital variable de cent écus, qui exploite cent ouvriers au taux de cent pour cent, produit cent écus de plus-value. Diminuez de moitié le taux de la plus-value, et sa somme reste la même, si vous doublez en même temps le capital variable.
Par contre : la somme de plus-value reste la même quand le capital variable diminue, tandis que le taux de la plus-value augmente en proportion inverse. Supposez que le capitaliste paie quotidiennement cent écus à cent ouvriers, dont le temps de travail nécessaire s'élève à six heures et le surtravail à trois heures. Le capital avancé de cent écus se fait valoir au taux de cinquante pour cent, et produit une plus-value de cinquante écus ou de 100 x 3 heures de travail = 300 heures. Si le capitaliste réduit maintenant ses avances de moitié, de cent à cinquante écus, ou n'embauche plus que cinquante ouvriers; s'il réussit en même temps à doubler le taux de la plus-value, ou, ce qui revient au même, à prolonger le surtravail de trois à six heures, il gagnera toujours la même somme, car 50 écus x (100/100) = 100 écus x (50/100) = 50 écus. Calculant par heures de travail, on obtient : 50 forces de travail x 6 heures = 100 forces de travail x 3 heures = 300 heures.
Une diminution du capital variable peut donc être compensée par une élévation proportionnelle du taux de la plus-value ou bien une diminution des ouvriers employés, par une prolongation proportionnelle de leur journée de travail. Jusqu'à un certain point, la quantité de travail exploitable par le capital devient ainsi indépendante du nombre des ouvriers211.
Cependant, cette sorte de compensation rencontre une limite infranchissable. Le jour naturel de vingt-quatre heures est toujours plus grand que la journée moyenne de travail; celle-ci ne peut donc jamais rendre une valeur quotidienne de quatre écus, si l'ouvrier moyen produit la valeur de un sixième d'écu par heure; car il lui faudrait vingt-quatre heures pour produire une valeur de quatre écus. Quant à la plus-value, sa limite est encore plus étroite. Si la partie de la journée nécessaire pour remplacer le salaire quotidien s'élève à six heures, il ne reste du jour naturel que dix-huit heures, dont les lois biologiques réclament une partie pour le repos de la force; posons six heures comme limite minima de ce repos, en prolongeant la journée de travail à la limite maxima de dix-huit heures, le surtravail ne sera que de douze heures, et ne produira par conséquent qu'une valeur de deux écus.
Un capital variable de cinq cents écus, qui emploie cinq cents ouvriers à un taux de plus-value de cent pour cent, ou avec un travail de douze heures, dont six appartiennent au surtravail, produit chaque jour une plus-value de cinq cents écus ou 6 x 500 heures de travail. Un capital de cent écus qui emploie chaque jour cent ouvriers à un taux de plus-value de deux cents pour cent ou avec une journée de travail de dix-huit heures, ne produit qu'une plus-value de deux cents écus ou 12 x 100 heures de travail. Son produit en valeur totale ne peut jamais, par journée moyenne, atteindre la somme de quatre cents écus ou 24 x 100 heures de travail. Une diminution du capital variable ne peut donc être compensée par l'élévation du taux de la. plus-value, ou, ce qui revient au même, une réduction du nombre des ouvriers employés, par une hausse du degré d'exploitation, que dans les limites physiologiques de la journée de travail, et, par conséquent, du surtravail qu'elle renferme.
Cette loi, d'une évidence absolue, est importante pour l'intelligence de phénomènes compliqués. Nous savons déjà que le capital s'efforce de produire le maximum possible de plus-value, et nous verrons plus tard qu'il tâche en même temps de réduire au minimum, comparativement aux dimensions de l'entreprise, sa partie variable ou le nombre d'ouvriers qu'il exploite. Ces tendances deviennent contradictoires dès que la diminution de l'un des facteurs qui déterminent la somme de la plus-value, ne peut plus être compensée par l'augmentation de l'autre.
Comme la valeur n'est que du travail réalisé, il est évident que la masse de valeur qu'un capitaliste fait produire dépend exclusivement de la quantité de travail qu'il met en mouvement. Il en peut mettre en mouvement plus ou moins, avec le même nombre d'ouvriers, selon que leur journée est plus ou moins prolongée. Mais, étant donné et la valeur de la force de travail et le taux de la plus-value, en d'autres termes, - les limites de la journée et sa division en travail nécessaire et surtravail, - la masse totale de valeur, y inclus la plus-value, qu'un capitaliste réalise, est exclusivement déterminée par le nombre des ouvriers qu'il exploite, et ce nombre lui-même dépend de la grandeur du capital variable qu'il avance.
Les masses de plus-value produites sont alors en raison directe de la grandeur des capitaux variables avancés. Or, dans les diverses branches d'industrie, la division proportionnelle du capital entier en capital variable et en capital constant diffère grandement. Dans le même genre d'entreprise cette division se modifie selon les conditions techniques et les combinaisons sociales du travail. Mais on sait que la valeur du capital constant reparaît dans le produit, tandis que la valeur ajoutée aux moyens de production ne provient que du capital variable, de cette partie du capital avancé qui se convertit en force de travail. De quelque manière qu'un capital donné se décompose en partie constante et en partie variable, que celle-là soit à celle-ci comme deux est à un, comme dix est à un, etc.; que la valeur des moyens de production, comparée à la valeur des forces de travail employées, croisse, diminue, reste constante, qu'elle soit grande ou petite, peu importe; elle reste sans la moindre influence sur la masse de valeur produite. Si l'on applique la loi émise plus haut aux différentes branches d'industries, quelle que puisse y être la division proportionnelle du capital avancé en partie constante et en partie variable, on arrive à la loi suivante : La valeur de la force moyenne de travail et le degré moyen de son exploitation étant supposés égaux dans différentes industries, les masses de plus-value produites sont en raison directe de la grandeur des parties variables des capitaux employés, c'est-à-dire en raison directe de leurs parties converties en force de travail.
Cette loi est en contradiction évidente avec toute expérience fondée sur les apparences. Chacun sait qu'un filateur, qui emploie relativement beaucoup de capital constant et peu de capital variable, n'obtient pas, à cause de cela, un bénéfice ou une plus-value moindre que le boulanger, qui emploie relativement beaucoup de capital variable et peu de capital constant. La solution de cette contradiction apparente exige bien des moyens termes, de même qu'en algèbre, il faut bien des moyens termes pour comprendre que 0/0 peut représenter une grandeur réelle. Bien que l'économie classique n'ait jamais formulé cette loi, elle y tient instinctivement, parce qu'elle découle de la nature même de la valeur. On verra plus tard212 comment l'école de Ricardo est venue buter contre cette pierre d'achoppement. Quant à l'économie vulgaire, elle se targue ici comme partout des apparences pour nier la loi des phénomènes. Contrairement à Spinoza, elle croit que " l'ignorance est une raison suffisante ".
Le travail qui est mis en mouvement, un jour portant l'autre, par tout le capital d'une société, peut être considéré comme une seule journée de travail. Le nombre des travailleurs est-il, par exemple, d'un million, et la journée de travail moyenne est-elle de dix heures, la journée de travail sociale consiste en dix millions d'heures. La longueur de cette journée étant donnée, que ses limites soient fixées physiquement ou socialement, la masse de la plus-value ne peut être augmentée que par l'augmentation du nombre des travailleurs, c'est-à-dire de la population ouvrière. L'accroissement de la population forme ici la limite mathématique de la production de la plus-value par le capital social. Inversement : étant donné la grandeur de la population, cette limite est formée par la prolongation possible de la journée de travail213. On verra dans le chapitre suivant que cette loi n'est valable que pour la forme de la plus-value traitée jusqu'à présent.
Il résulte de l'examen que nous venons de faire de la production de la plus-value, que toute somme de valeur ou de monnaie ne peut pas être transformée en capital. Cette transformation ne peut s'opérer sans qu'un minimum d'argent ou de valeur d'échange se trouve entre les mains du postulant à la dignité capitaliste. Le minimum du capital variable est le prix moyen d'une force de travail individuelle employée l'année entière à la production de plus-value. Si le possesseur de cette force était nanti de moyens de production à lui, et se contentait de vivre comme ouvrier, il lui suffirait de travailler le temps nécessaire pour payer ses moyens de subsistance, mettons huit heures par jour. Il n'aurait également besoin de moyens de production que pour huit heures de travail; tandis que le capitaliste qui, outre ces huit heures, lui fait exécuter un surtravail de quatre heures, par exemple, a besoin d'une somme d'argent supplémentaire pour fournir le surplus des moyens de production. D'après nos données, il devrait déjà employer deux ouvriers, pour pouvoir vivre comme un seul ouvrier, de la plus-value qu'il empoche chaque jour, c'est-à-dire satisfaire ses besoins de première nécessité. Dans ce cas, le but de sa production serait tout simplement l'entretien de sa vie, et non l'acquisition de richesse; or celle-ci est l'objet sous-entendu de la production capitaliste. Pour qu'il vécût seulement deux fois aussi bien qu'un ouvrier ordinaire, et transformât en capital la moitié de la plus-value produite, il lui faudrait augmenter de huit fois le capital avancé, en même temps que le nombre des ouvriers. Assurément, il peut lui-même, comme son ouvrier, mettre la patte à l'œuvre mais alors il n'est plus qu'un être hybride, qu'une chose intermédiaire entre capitaliste et travailleur, un " petit patron ". A un certain degré de développement, il faut que le capitaliste puisse employer à l'appropriation et à la surveillance du travail d'autrui et à la vente des produits de ce travail tout le temps pendant lequel il fonctionne comme capital personnifié214. L'industrie corporative du moyen âge cherchait à empêcher le maître, le chef de corps de métier, de se transformer en capitaliste, en limitant à un maximum très restreint le nombre des ouvriers qu'il avait le droit d'employer. Le possesseur d'argent ou de marchandises ne devient en réalité capitaliste que lorsque la somme minima qu'il avance pour la production dépasse déjà de beaucoup le maximum du moyen âge. Ici, comme dans les sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel dans sa Logique, loi d'après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité215.
Le minimum de la somme de valeur dont un possesseur d'argent ou de marchandise doit pouvoir disposer pour se métamorphoser en capitaliste, varie suivant les divers degrés de développement de la production. Le degré de développement donné, il varie également dans les différentes industries, suivant leurs conditions techniques particulières. A l'origine même de la production capitaliste, quelques-unes de ces industries exigeaient déjà un minimum de capital qui ne se trouvait pas encore dans les mains de particuliers. C'est ce qui rendit nécessaires les subsides d'Etat accordés à des chefs d'industrie privée, - comme en France du temps de Colbert, et comme de nos jours cela se pratique encore dans plusieurs principautés de l'Allemagne, - et la formation de sociétés avec monopole légal pour l'exploitation de certaines branches d'industrie et de commerce216, autant d'avant-coureurs des sociétés modernes par actions.
Le capital, comme nous l'avons vu, se rend maître du travail, c'est-à-dire parvient à courber sous sa loi la force de travail en mouvement ou le travailleur lui-même. Le capitaliste veille à ce que l'ouvrier exécute son ouvrage soigneusement et avec le degré d'intensité requis.
Le capital s'offre en outre comme rapport coercitif obligeant la classe ouvrière à exécuter plus de travail que ne l'exige le cercle resserré de ses besoins. Comme producteur et metteur en oeuvre de l'activité d'autrui, comme exploiteur de la force de travail et soutireur de travail extra, le système capitaliste dépasse en énergie, en efficacité et en puissance illimitée tous les systèmes précédents de production fondés directement sur les différents systèmes de travaux forcés.
Le capital s'empare d'abord du travail dans les conditions techniques données par le développement historique. Il ne modifie pas immédiatement le mode de production. La production de plus-value, sous la forme considérée précédemment, par simple prolongation de la journée, s'est donc présentée indépendante de tout changement dans le mode de produire. De nos jours elle n'est pas moins active dans les boulangeries où s'appliquent encore des procédés primitifs, que dans les filatures automatiques. Quand nous examinions la production au simple point de vue de la valeur d'usage, les moyens de production ne jouaient point vis-à-vis de l'ouvrier le rôle de capital, mais celui de simples moyens et matériaux de son activité productive. Dans une tannerie, par exemple, il tanne le cuir et non le capital.
Il en a été autrement dès que nous avons considéré la production au point de vue de la plus-value. Les moyens de production se sont transformés immédiatement en moyens d'absorption du travail d'autrui. Ce n'est plus le travailleur qui les emploie, mais ce sont au contraire eux qui emploient le travailleur. Au lieu d'être consommés par lui comme éléments matériels de son activité productive, ils le consomment lui-même comme ferment indispensable à leur propre vie; et la vie du capital ne consiste que dans son mouvement comme valeur perpétuellement en voie de multiplication. Les hauts fourneaux et les bâtiments de fabrique qui se reposent la nuit et n'absorbent aucun travail vivant, sont perte pure (a mere loss) pour le capitaliste. Voilà pourquoi les hauts fourneaux et les bâtiments de fabrique constituent " un titre, un droit au travail de nuit " des ouvriers. Inutile pour le moment d'en dire davantage. Montrons seulement par un exemple comment cette interversion des rôles qui caractérise la production capitaliste, comment ce renversement étrange du rapport entre le travail mort et le travail vivant, entre la valeur et la force créatrice de valeur, se reflète dans la conscience des seigneurs du capital.
Pendant la révolte des fabricants anglais de 1848-1860, le chef de la filature de lin et de coton de Paisley, une des raisons sociales les plus anciennes et les plus respectables de l'Écosse occidentale, de la société Carlisle et fils, qui existe depuis 1752, et, de génération en génération, est toujours dirigée par la même famille, - ce gentleman possesseur d'une intelligence hors ligne, écrivit dans la " Glasgow Daily Mail " du 25 avril 1849 une lettre217 intitulée : " Le système des relais ", où se trouve, entre autres, le passage suivant, d'un grotesque naïf :
" Considérons les maux qui découlent d'une réduction du temps de travail de douze heures à dix,... ils portent le plus sérieux préjudice aux prérogatives et à la propriété du fabricant. Si, après avoir travaillé douze heures (il veut dire : fait travailler ses bras), il ne travaillait plus que dix, alors chaque douze machines ou broches, par exemple, de son établissement se rapetisseraient à dix (then every twelve machines or spindles, in his etablishment, shrink to ten), et s'il voulait vendre sa fabrique, on ne les estimerait que dix en réalité, de sorte que chaque fabrique, dans tout le pays, perdrait un sixième de sa valeur218. "
Pour cette forte tête d'Écosse, la valeur des instruments de production se confond entièrement, comme on le voit, avec la propriété qu'ils possèdent, en tant que capital, de se faire valoir ou de s'assimiler chaque jour un quantum déterminé de travail gratuit; et ce chef de la maison Carlisle et Cie s'illusionne au point de croire que, dans la vente de sa fabrique, il lui est payé non seulement la valeur de ses machines, mais encore, par-dessus le marché, leur mise en valeur; non seulement le travail qu'elles recèlent, et qui est nécessaire à la production de machines semblables, mais encore le surtravail qu'elles servent à soutirer chaque jour des braves Écossais de Paisley : et voilà pourquoi, selon lui, une réduction de deux heures de la journée de travail ferait réduire le prix de vente de ses machines. Une douzaine n'en vaudrait plus qu'une dizaine !
1 En allemand Arbeits-Process (Procès de travail). Le mot " process ", qui exprime un développement considéré dans l'ensemble de ses conditions réelles, appartient depuis longtemps à la langue scientifique de toute l'Europe. En France on l'a d'abord introduit d'une manière timide sous sa forme latine - processus. Puis il s'est glissé, dépouillé de ce déguisement pédantesque, dans les livres de chimie, physiologie, etc., et dans quelques œuvres de métaphysique. Il finira par obtenir ses lettres de grande naturalisation. Remarquons en passant que les Allemands, comme les Français, dans le langage ordinaire, emploient le mot " procès " dans son sens juridique.
2 " Les productions spontanées de la terre ne se présentent qu'en petite quantité et tout à fait indépendamment de l'homme. Il semblerait qu'elles ont été fournies par la nature de la même manière que l'on donne à un jeune homme une petite somme d'argent pour le mettre à même de se frayer une route dans l'industrie et de faire fortune. " (James Steuart : Principles of Polit. Econ., Edit. Dublin, 1770, v. 1, p. 116.)
3 " La raison est aussi puissante que rusée. Sa ruse consiste en général, dans cette activité entremetteuse qui en laissant agir les objets les uns sur les autres conformément à leur propre nature, sans se mêler directement à leur action réciproque, en arrive néanmoins à atteindre uniquement le but qu'elle se propose. " (Hegel : Encyclopédie, Erster Theil. - Die Logik. Berlin, 1840, p.382)
4 Dans son ouvrage d'ailleurs pitoyable : Théorie de l'Econ. Polit, Paris, 1815, Ganilh objecte aux physiocrates, et énumère très bien la grande série de travaux qui forment la base préliminaire de l'agriculture proprement dite.
5 Dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, 1776, Turgot fait parfaitement ressortir l'importance de l'animal apprivoisé et dompté pour les commencements de la culture.
6 De toutes les marchandises, les marchandises de luxe proprement dites sont les plus insignifiantes pour ce qui concerne la comparaison technologique des différentes époques de production. Bien que les histoires écrites jusqu'ici témoignent d'une profonde ignorance de tout ce qui regarde la production matérielle, base de toute vie sociale, et par conséquent de toute histoire réelle, on a néanmoins par suite des recherches scientifiques des naturalistes qui n'ont rien de commun avec les recherches soi-disant historiques, caractérisé les temps préhistoriques d'après leur matériel d'armes et d'outils, sous les noms d'âge de pierre, d'âge de bronze et d'âge de fer.
7 Il semble paradoxal d'appeler par exemple le poisson qui n'est pas encore pris un moyen de production pour la pêche. Mais jusqu'ici on n'a pas encore trouvé le moyen de prendre des poissons dans les eaux où il n'y en a pas.
8 Cette détermination du travail productif devient tout à fait insuffisante dès qu'il s'agit de la production capitaliste.
9 Storch distingue la matière première proprement dite qu'il nomme simplement " matière ", des matières auxiliaires qu'il désigne sous le nom de " matériaux ", et que Cherbuliez appelle " matières instrumentales ".
10 C'est probablement pour cela que, par un procédé de " haute " logique, le colonel Torrens a découvert dans la pierre du sauvage, - l'origine du capital. " Dans la première pierre que le sauvage lance sur le gibier qu'il poursuit, dans le premier bâton qu'il saisit pour abattre le fruit qu'il ne peut atteindre avec la main, nous voyons l'appropriation d'un article dans le but d'en acquérir un autre, et nous découvrons ainsi - l'origine du capital. " (R. Torrens : An Essay on the Production of Wealth, etc. p. 79.) C'est probablement aussi grâce à ce premier bâton, en vieux français estoc, en allemand stock, qu'en anglais stock devient le synonyme de capital.
11 " Les produits sont appropriés avant d'être transformés en capital; leur transformation ne les dérobe pas à cette appropriation. " (Cherbuliez : Riche ou Pauvre, édit. Paris 1841, p.53, 54.) " Le prolétaire en vendant son travail contre un quantum déterminé d'approvisionnement, renonce complètement à toute participation au produit. L'appropriation des produits reste la même qu'auparavant; elle n'est modifiée en aucune sorte par la convention mentionnée. Le produit appartient exclusivement au capitaliste qui a livré les matières premières et l'approvisionnement. C'est là une conséquence rigoureuse de là loi d'appropriation dont le principe fondamental était au contraire le droit de propriété exclusif de chaque travailleur à son produit. " (l.c., p.58.) " Quand les ouvriers travaillent pour un salaire, le capitaliste est propriétaire non seulement du capital (moyens de production), mais encore du travail (of labour also). Si l'on comprend, comme c'est l'usage, dans la notion de capital, ce qui est payé pour salaire, il est absurde de parler séparément du capital et du travail. Le mot capital dans ce sens renferme deux choses, capital et travail " (James Mill : Elements of Polit. Econ., etc. p.15)
12 " Non seulement le travail appliqué aux marchandises affecte leur valeur, mais encore le travail incorporé dans les fournitures, les outils et les constructions sans lesquels un tel travail ne pourrait avoir lieu. " (Ricardo, l.c., p.16).
13 Les chiffres sont ici tout à fait arbitraires.
14 C'est principalement sur cette proposition que les physiocrates fondent leur doctrine de l'improductivité de tout travail non agricole, et elle est irréfutable pour les économistes - en titre. " Cette façon d'imputer à une seule chose la valeur de plusieurs autres (par exemple au lin la consommation du tisserand), d'appliquer, pour ainsi dire, couche sur couche, plusieurs valeurs sur une seule, fait que celle-ci grossit d'autant. Le terme d'addition peint très bien la manière dont se forme le prix des ouvrages de main-d'œuvre; ce prix n'est qu'un total de plusieurs valeurs consommées et additionnées ensemble; or additionner n'est pas multiplier. " (Mercier de la Rivière, l.c., p.599.)
15 C'est ainsi par exemple, que de 1844-1847 il retira une partie de son capital de la production pour spéculer sur les actions de chemin de fer. De même, pendant la guerre civile américaine il ferma sa fabrique et jeta ses ouvriers sur le pavé pour jouer sur les cotons bruts à la bourse de Liverpool.
16 " Fais chanter tes louanges, tant que tu voudras... mais quiconque prend plus ou mieux qu'il ne donne, celui-là est un usurier et ceci s'appelle non rendre un service mais faire tort à son prochain, comme qui filoute et pille. N'est pas service ou bienfait tout ce qu'on appelle de ce nom. Un homme et une femme adultères se rendent service l'un à l'autre et se font grand plaisir. Un reître rend à un assassin incendiaire grand service de reître en lui prêtant aide pour faire ses exploits de meurtre et de pillage sur les grands chemins, et pour attaquer les propriêtés et les personnes. Les papistes rendent aux nôtres un grand service, en ce qu'ils ne noient pas, ne brûlent pas, ne tuent pas, ne laissent pas pourrir dans les cachots tous les nôtres, et en laissant vivre quelques-uns qu'ils se contentent de chasser en leur prenant d'abord tout ce qu'ils possèdent. Le diable lui-même rend à ses serviteurs un grand, un incommensurable service... En somme, le monde entier regorge de grands, d'excellents, de quotidiens services et bienfaits. " (Martin Luther : An die Pfarherrn, wider den wucher zu predigen, etc. Wittemberg, 1540.)
17 " On comprend le service que la catégorie service doit rendre à une espèce d'économistes comme J. B. Say et F. Bastiat. " Karl Marx : " Zur Kritik ", etc., p.14.
18 Cette circonstance est une de celles qui renchérissent la production fondée sur l'esclavage. Là, d'après l'expression frappante des anciens, le travailleur est censé se distinguer seulement comme instrumentum vocale de l'instrumentum semi-vocale, l'animal, et de l'instrumentum mutum, les instruments inanimés. Mais l'esclave lui-même fait bien sentir aux animaux et aux instruments de travail qu'ils sont loin d'être ses égaux, qu'il est homme. Pour se donner cette jouissance, il les maltraite con amore. Aussi est-ce un principe économique, accepté dans ce mode de production, qu'il faut employer les instruments de travail les plus rudes et les plus lourds, parce que leur grossièreté et leur poids les rendent plus difficiles à détériorer. Jusqu'à l'explosion de la guerre civile, on trouvait dans les Etats à esclaves situés sur le golfe du Mexique des charrues de construction chinoise qui fouillaient le sol comme le porc et la taupe, sans le fendre ni le retourner. V. J. C. Cairns : The Slave Power. London, 1862, p.46 et suiv. - Voici en outre ce que raconte Oirnsted dans son ouvrage intitulé Slave states : " On m'a montré ici des instruments que chez nous nul homme sensé ne voudrait mettre entre les mains d'un ouvrier; car leur grossièreté rendraient le travail de dix pour cent au moins plus difficile qu'il ne l'est avec ceux que nous employons. Et je suis persuadé qu'il faut aux esclaves des instruments de ce genre parce que ce ne serait point une économie de leur en fournir de plus légers et de moins grossiers. Les instruments que nous donnons à nos ouvriers et avec lesquels nous trouvons du profit, ne dureraient pas un seul jour dans les champs de blé de la Virginie, bien que la terre y soit plus légère et moins pierreuse que chez nous. De même, lorsque je demande pourquoi les mules sont universellement substituées aux chevaux dans la ferme, la première raison qu'on me donne, et la meilleure assurément, c'est que les chevaux ne peuvent supporter les traitements auxquels ils sont en butte de la part des nègres. Ils sont toujours excédés de fatigue ou estropiés, tandis que les mules reçoivent des volées de coups et se passent de manger de temps à autre sans être trop incommodées. Elles ne prennent pas froid et ne deviennent pas malades quand on les néglige ou qu'on les accable de besogne. Je n'ai pas besoin d'aller plus loin que la fenêtre de la chambre où j'écris pour être témoin à chaque instant des mauvais traitements exercés sur les bêtes de somme, tels qu'aucun fermier du Nord ne pourrait les voir, sans chasser immédiatement valet de ferme. "
19 La distinction entre le travail complexe et le travail simple (unskilled labour) repose souvent sur de pures illusions, ou du moins sur des différences qui ne possèdent depuis longtemps aucune réalité et ne vivent plus que par une convention traditionnelle. C'est aussi souvent une maniére de parler qui prétend colorer le fait brutal que certains groupes de la classe ouvrière, par exemple les laboureurs, sont plus mal placés que d'autres pour arracher la valeur de leur force de travail. Des circonstances accidentelles jouent même ici un si grand rôle que l'on peut voir des travaux du même genre changer tour à tour de place. Là où, par exemple, la constitution physique des travailleurs est affaiblie ou relativement épuisée par le régime industriel, des travaux réellement brutaux, demandant beaucoup de force musculaire, montent sur l'échelle, tandis que des travaux bien plus délicats descendent au rang de travail simple. Le travail d'un maçon (bricklayer) occupe en Angleterre un rang bien plus élevé que celui d'un damassier. D'un autre côté, le travail d'un coupeur (fustian cutter) figure comme travail simple, bien qu'il exige beaucoup d'efforts corporels et de plus qu'il soit très malsain. D'ailleurs il ne faut pas s'imaginer que le travail prétendu supérieur " skilled " occupe une large place dans le travail national. D'après le calcul de Laing, il y avait en 1843, en Angleterre, y compris le pays de Galles, onze millions d'habitants dont l'existence reposait sur le travail simple. Déduction faite d'un million d'aristocrates et d'un million correspondant de pauvres, de vagabonds, de criminels, de prostituées, etc., sur les dix-sept millions qui composaient la population au moment où il écrivait, il reste quatre millions pour la classe moyenne, y compris les petits rentiers, les employés, les écrivains, les artistes, les instituteurs,, etc. Pour obtenir ces quatre millions, il compte dans la partie travailleuse de la classe moyenne, outre les banquiers, les financiers, etc., les ouvriers de fabrique les mieux payés ! Les maçons eux-mêmes figurent parmi les travailleurs élevés à la seconde puissance; il lui reste alors les onze millions sus-mentionnés qui tirent leur subsistance du travail simple. (Laing : National distress, etc., London, 1844.) " La grande classe qui n'a à donner pour sa nourriture que du travail ordinaire, forme la grande masse du peuple. " (James Mill, Art. Colony, supplément of the Encyclop. Brit., 1831).
20 " Quand on s'en rapporte au travail pour mesurer la valeur, on entend nécessairement un travail d'une certaine espèce... dont la proportion avec les autres espèces est aisément déterminée. " (Outlines of Polit. Econ. London, 1832, p.22, 23.)
21 " Le travail fournit une création nouvelle pour une qui est éteinte. " An Essay on the polit. Econ. of Nations. London, 1821, p. 13.
22 Il ne s'agit pas ici de travaux de réparation des outils, des machines, des constructions, etc. Une machine qu'on répare ne fonctionne pas comme moyen mais comme objet de travail. On ne travaille pas avec elle; c'est elle-même qu'on travaille pour raccommoder sa valeur d'usage. Pour nous de pareil, raccommodages peuvent toujours être censés inclus dans le travail qu'exige la production la de l'instrument. Dans le texte il s'agit de l'usure qu'aucun docteur ne peut guérir et qui amène peu à peu la mort, " de ce genre d'usure auquel on ne peut porter remède de temps en temps et qui, s'il s'agit d'un couteau par exemple, le réduit finalement à un état tel que le coutelier dit de lui : il ne vaut plus la peine d'une nouvelle lame. " On a vu plus haut, qu'une machine, par exemple, entre tout entière dans chaque opération productive mais par fractions seulement dans la formation simultanée de la valeur. On peut juger d'après cela du quiproquo suivant : " M. Ricardo parle de la portion du travail de l'ingénieur dans la construction d'une machine à faire des bas, comme contenue, par exemple, dans la valeur d'une paire de bas. Cependant le travail total qui produit chaque paire de bas, renferme le travail entier de l'ingénieur et non une portion; car une machine fait plusieurs paires et aucune de ces paires n'aurait pu être faite sans employer toutes les parties de la machine. " (Observations on certain verbal disputes in Pol. Econ. particularly relating to value, and to demand and supply. London 1821, p.54.) L'auteur, d'ailleurs pédant plein de suffisance, a raison dans sa polémique, jusqu'à un certain point, en ce sens que ni Ricardo ni aucun économiste, avant ou après lui, n'ont distingué exactement les deux côtés du travail et encore moins analysé leur influence diverse sur la formation de la valeur.
23 On peut juger d'après cela de l'idée lumineuse de J.B. Say qui veut faire dériver la plus-value (intérêt, profit , rente), des services productifs que les moyens de production : terre, instruments, cuir, etc., rendent au travail par leurs valeurs d'usage. Le professeur Roscher qui ne perd jamais une occasion de coudre noir sur blanc et de présenter des explications ingénieuses faites de pièces et de morceaux, s'écrie à ce propos : " J.B.. Say, dans son Traité, t.I, ch.IV,, fait cette remarque, très juste, que la valeur produite par un moulin à huile, déduction faite de tous frais, est quelque chose de neuf, essentiellement différent du travail par lequel le moulin lui-même a été créé. " (L c., p. 82, note.) C'est en effet très juste ! " L'huile " produite par le moulin est quelque chose de bien différent du travail que ce moulin coûte. Et sous le nom de " valeur ", maître Roscher comprend des choses comme " l'huile ", puisque l'huile a de la valeur mais comme " dans la nature " il se trouve de l'huile de pétrole, quoique relativement peu, il en déduit cet autre dogme : " Elle (la nature !) ne produit presque pas de valeurs d'échange. " La nature de M. Roscher, avec sa valeur d'échange, ressemble à la jeune fille qui avouait bien avoir eu un enfant, " mais si petit ! " Le même savant sérieux dit encore en une autre occasion : " L'école de Ricardo a coutume de faire entrer le capital dans le concept du travail, en le définissant du travail accumulé. Ceci est malhabile (!) parce que certes le possesseur du capital a fait évidemment bien plus (!) que le produire simplement (!) et le conserver. " Et qu'a-t-il donc fait ? Eh bien ! " il s'est abstenu de jouir autant qu'il l'aurait pu, c'est pourquoi (!) par exemple, il veut et demande de l'intérêt. " Cette méthode que M. Roscher baptise du nom " d'anatomico-physiologique de l'économie politique " qu'elle est habile ! Elle convertit un simple désir de la volonté en source inépuisable de valeur !
24 De tous les instruments employés par le cultivateur, le travail de l'homme est celui sur lequel il doit le plus faire fonds pour le remboursement de son capital. Les deux autres, d'un côté les bêtes de trait et de labour, de l'autre, les charrues, tombereaux, pioches, bêches et ainsi de suite, ne sont absolument rien sans une portion donnée du premier. " (Edmond Burke : Thoughts and details on scarcity originally presented to the R. Hon. W. Pitt in the month of November 1695, Edit. London, 1800, p.10.)
25 Dans le Times du 26 nov. 1862, un fabricant dont la filature occupe huit cent ouvriers et consomme par semaine cent cinquante balles de coton indien en moyenne, ou environ cent trente balles de coton américain, fatigue le public de ses jérémiades sur les frais annuels que lui coûte la suspension intermittente du travail dans sa fabrique. Il les évalue à six mille livres sterling. Parmi ces frais se trouve nombre d'articles dont nous n'avons pas à nous occuper, tels que rente foncière, impôts, prime d'assurance, salaire d'ouvriers engagés à l'année, surveillant, teneur de livres, ingénieur et ainsi de suite. Il compte ensuite cent cinquante livres sterling de charbon pour chauffer la fabrique de temps à autre et mettre la machine à vapeur en mouvement, et de plus le salaire des ouvriers dont le travail est occasionnellement nécessaire. Enfin douze cents livres sterling pour les machines, attendu que " la température et les principes naturels de détérioration ne suspendent pas leur action parce que les machines ne fonctionnent pas. " Il remarque emphatiquernent que si son évaluation ne dépasse pas de beaucoup cette somme de douze cents livres sterling c'est que tout son matériel est bien près d'être hors d'usage.
26 Consommation productive : quand la consommation d'une marchandise fait partie du procédé de production... dans de telles circonstances il n'y a point de consommation de valeur. " (S. P. Newman, l.c.., p. 296.)
27 On lit dans un manuel imprimé aux Etats-Unis et qui est peut-être à sa vingtième édition : " Peu importe la forme sous laquelle le capital réapparaît ". Après une énumération à dormir debout de tous les ingrédients possibles de la production dont la valeur se montre de nouveau dans le produit, on trouve pour conclusion : : " Les différentes espèces d'aliments, de vêtements, de logements nécessaires pour l'existence et le confort de l'être humain sont ainsi transformées. Elles sont consommées de temps en temps et leur valeur réapparaît dans cette nouvelle vigueur communiquée à son corps et à son esprit, laquelle forme un nouveau capital qui sera employé de nouveau dans l'œuvre de la production " (Weyland, l.c., p 31, 32.) Abstraction faite d'autres bizarreries, remarquons que ce n'est pas le prix du pain, mais bien ses substances formatrices du sang qui réapparaissent dans la force renouvelée de l'homme. Ce qui au contraire réapparait comme valeur de la force, ce ne sont pas les moyens de subsistance, mais leur valeur. Les mêmes moyens de subsistance, à moitié prix seulement, produisent tout autant de muscles, d'os, etc., en un mot la même force, mais non pas une force de même valeur. Cette confusion entre " valeur " et " force " et toute cette indécision pharisaïque n'ont pour but que de dissimuler une tentative inutile, celle d'expliquer une plus-value par la simple réapparition de valeurs avancées.
28 " Toutes les productions d'un même genre ne forment proprement qu'une masse, dont le prix se détermine en général et sans égard aux circonstances particulières. " (Le Trosne, l.c., p. 893.)
29 " Si nous comptons la valeur du capital fixe employé comme faisant partie des avances, nous devons cornpter à la fin de l'année la valeur persistante de ce capital comme faisant partie de ce qui nous revient annuellement. " (Malthus : Princ. of Pol. Econ. 2° édit., London, 1836, p.269.)
30 Il est évident, comme dit Lucrèce, " nil posse creari de nihilo ", que rien ne peut être créé de rien. Création de valeur est transformation de force de travail en travail. De son côté la force de travail est avant tout un ensemble de substances naturelles transformées en organisme humain.
31 On dit de même, taux du profit, taux de l'intérêt, etc., (en anglais, rate of profit, etc.). On verra dans le livre III, que le taux du profit est facile à déterminer dès que l'on connaît les lois de la plus-value. Par la voie opposée on ne trouve ni l'un ni l'autre.
32 Nous avons employé jusqu'ici le mot " temps de travail nécessaire " pour désigner le temps de travail socialement nécessaire à la production d'une marchandise quelconque. Désormais nous l'emploierons aussi pour désigner le temps de travail nécessaire à la production de la marchandise spéciale - force de travail. L'usage des mêmes termes techniques dans un sens différent a certes des inconvénients; mais cela ne peut être évité dans aucune science. Que l'on compare, par exemple, les parties supérieures et élémentaires des mathématiques.
33 Maître Wilhelm Thucydides Roscher est vraiment impayable ! Il découvre que si la formation d'une plus-value ou d'un produit net et l'accumulation qui en résulte sont dus aujourd'hui à l'épargne et à l'abstinence du capitaliste, ce qui l'autorise à " exiger des intérêts ", " dans un état inférieur de civilisation au contraire, ce sont les faibles qui sont contraints par les forts à économiser et à s'abstenir. " (L.c., p.78.) A s'abstenir de travailler ? Ou à économiser un excédent de produits qui n'existe pas ? Ce qui entraîne les Roscher et consorts à traiter comme raisons d'être de la plus-value, les raisons plus ou moins plausibles par lesquelles le capitaliste cherche à justifier son appropriation de toute plus-value créée, c'est évidemment, outre une ignorance candide, l'appréhension que leur cause toute analyse consciencieuse et leur crainte d'arriver malgré eux à un résultat qui ne satisferait pas la police.
34 Le taux de la plus-value n'exprime pas la grandeur absolue de l'exploitation bien qu'il en exprime exactement le degré. Supposons par exemple que le travail nécessaire = 5 heures et le surtravail = 5 heures également, le degré d'exploitation est alors de cent pour cent et la grandeur absolue de l'exploitation est de cinq heures. Si au contraire le travail nécessaire = 6 heures et que le surtravail = 6 heures, le degré d'exploitation reste le même, c'est-à-dire de cent pour cent; mais la grandeur de l'exploitation s'est accrue de vingt pour cent de cinq à six heures.
35 Il est à remarquer qu'en Angleterre l'ancienne force de cheval était calculée d'après le diamètre du cylindre, et que la nouvelle au contraire se calcule sur la force réelle que montre l'indicateur.
36 Ces chiffres n'ont de valeur qu'à titre d'explication. En effet il a été suppose que les prix = les valeurs. Or, on verra dans le livre III que cette égalisalion, même pour les prix moyens, ne se fait pas d'une manière aussi simple.
37 Senior, l.c., p.12, 13 - Nous n'entrons pas dans les détails plus ou moins curieux, mais indifférents à notre but. Nous n'examinons point, par exemple, cette assertion que les fabricants font entrer la compensation de l'usure des machines, etc., c'est-à-dire d'une partie constitutive du capital, dans leur profit, brut ou net, propre ou malpropre. Nous ne contrôlons pas non plus l'exactitude ou la fausseté des chiffres avancés. Leonhard Horner dans " A letter to Mr. Senior, etc., London, 1837 ", a démontré qu'ils n'avaient pas plus de valeur que la prétendue " analyse ". Leonhard Horner, un des Factory Inquiry Commissioners de 1833, inspecteur, ou plutôt en réalité censeur des fabriques jusqu'en 1859, s'est acquis des droits immortels à la reconnaissance de la classe ouvrière anglaise. Sa vie n'a été qu'un long combat non seulement contre les fabricants exaspérés, mais encore contre les ministres qui trouvaient infiniment plus important de compter " les voix " des maîtres fabricants dans la Chambre des communes que les heures de travail des " bras " dans la fabrique.
L'exposition de Senior est confuse, indépendamment de la fausseté de son contenu. Voici, à proprement parler, ce qu'il voulait dire :
Le fabricant occupe les ouvriers onze heures et demie ou vingt-trois demi-heures chaque jour. Le travail de l'année entière comme celui de chaque journée particulière, consiste en onze heures et demie ou vingt-trois demi-heures (c'est-à-dire en vingt-trois demi-heures multipliées par le nombre des jours de travail pendant l'année). Ceci admis, les vingt-trois demi-heures de travail donnent le produit annuel de cent quinze mille livres sterling, une demi-heure de travail produit 1/23 x 115 000 livres sterling, 20/2 heures de travail produisent 20/23 x 115 000 livres sterling = 115 000 livres sterling, c'est-à-dire compensent seulement le capital avancé. Restent trois demi-heures de travail qui produisent 3/33 x 115 000 livres sterling = 15 000 livres sterling, le profit brut. Sur ces trois demi-heures de travail une demi-heure produit 1/25 x 115 000 livres sterling = 5 000 livres sterling, ou compense seulement l'usure de la fabrique et des machines. Les deux dernières demi-heures, c'est-à-dire la dernière heure de travail produit 2/23 x 115 000 livres sterling = 10 000 livres sterling qui forment le profit net. Dans le texte, Senior transforme les vingt-troisièmes parties du produit, en parties de la journée de travail elle-même.
38 Si Senior a prouvé que le bénéfice net des fabricants, l'existence de l'industrie cotonnière anglaise et le marché de la Grande-Bretagne dépendent " de la Dernière heure de travail " le docteur Andrew Ure a par-dessus le marché démontré pour sa part, que si au lieu d'exténuer de travail les enfants et les adolescents au-dessous de huit ans dans l'atmosphère brûlante mais morale de la fabrique, on les renvoyait une heure plus tôt dans le monde extérieur aussi froid que frivole, l'oisiveté et le vice leur feraient perdre le salut de leurs âmes. Depuis 1848 les inspecteurs ne se lassent jamais dans leurs rapports semestriels de railler et d'agacer les fabricants avec " la dernière, la fatale dernière heure ".
On lit, par exemple, dans le rapport de M. Howell, du 31 mai 1855 : " Si l'ingénieux calcul suivant (il cite Senior) était juste, toutes les fabriques de coton dans le Royaume-Uni auraient travaillé avec perte depuis 1850. " (Reports of the Insp. of Fact. for the half-year ending 30 th. April 1855, p.19,20.) Lorsque le bill des dix heures passa au Parlement en 1848, les fabricants firent signer par quelques travailleurs des localités disséminées entre les comtés de Dorset et de Sommerset une contre-pétition dans laquelle on lit entre autres choses ce qui suit : " Vos pétitionnaires, tous pères de familles, croient qu'une heure de loisir additionnelle n'aurait d'autre effet que de démoraliser leurs enfants, car l'oisiveté est la mère de tous les vices. " Le rapport de fabrique du 31 octobre 1848 fait à ce propos quelques observations : " L'atmosphère des filatures de lin, dans lesquelles travaillent les enfants de ces tendres et vertueux parents, est remplie d'une si énorme quantité de particules de poussière, de fil et autres matières qu'il est extraordinairement désagréable d'y passer seulement dix minutes; on ne le peut même pas sans éprouver la sensation la plus pénible, car les yeux, les oreilles, les narines et la bouche se remplissent aussitôt de nuages de poussière de lin, dont il est impossible de se garer. Le travail lui-même exige, en raison de la marche vertigineuse de la machine, une dépense continue de mouvements rapides et faits à propos, soumis à une attention infatigable, et il semble assez cruel de faire appliquer par des parents le terme de " fainéantise " à leurs enfants qui, déduction faite du temps des repas, sont cloués dix heures entières à une pareille occupation et dans une telle atmosphère... Ces enfants travaillent plus longtemps que les garçons de ferme des villages voisins. Ces propos sans cesse rebattus sur " l'oisiveté et la paresse " sont du cant le plus pur et doivent être flétris comme l'hypocrisie la plus éhontée... La partie du public qui, il y a quelques années, fut si stupéfaite de l'assurance avec laquelle on proclama ouvertement et publiquement, sous la sanction des plus hautes autorités, que le " bénéfice net " des fabricants provenait tout entier du travail de la dernière heure, de sorte qu'une réduction d'une heure sur la journée de travail anéantirait ce bénéfice, cette partie du public en croira à peine ses yeux quand elle verra quels progrès, a fait depuis cette théorie qui comprend maintenant dans les vertus de la dernière heure la morale et le profit ex aequo, si bien que la réduction du travail des enfants à dix heures pleines ferait aller à la dérive la morale des petits enfants et le profit net de leurs patrons, morale et profit qui dépendent tous deux de cette heure fatale. " (Rpts Insp. of Fact. 31 st. Oct. 1848, p.101.) Le même rapport nous fournit ensuite des échantillons de la " morale " et de la " vertu " de messieurs les fabricants; il mentionne tout au long les intrigues, les détours, les menées, les ruses, les séductions, les menaces, les falsifications, etc., qu'ils emploient pour faire signer des pétitions de ce genre par un petit nombre d'ouvriers intimidés et les présenter ensuite au Parlement comme pétitions de toute une branche d'industrie et de tout un comté ou de plusieurs. - Reste un fait qui caractérise fort bien l'état actuel de la " science " soi-disant économique; c'est que ni Senior lui-même qui, à son honneur, se déclara plus tard énergiquement pour la limitation légale de la journée de travail, ni ses premiers et récents contradicteurs n'ont su découvrir les paralogismes de la " découverte originale ". Force leur a été d'en appeler à l'expérience pour toute solution. Le comment et le pourquoi sont restés un mystère.
39 M. le professeur a pourtant tiré quelque profit de sa brillante campagne à Manchester. Dans ses Letters on the Factory Act le bénéfice net tout entier " profit " et " intérêt " et même " quelque chose de plus " dépendent d'une heure de travail non payée de l'ouvrier. Une année auparavant, dans son livre intitulê : Outlines of Political Economy, composé pour la délectation des étudiants d'Oxford et des " classes éclairées ", il avait " découvert ", contrairement à la doctrine de Ricardo, suivant laquelle la valeur est déterminée par le temps de travail, que le profit provient du travail du capitaliste et l'intérêt de son abstinence. La bourde était vieille, mais le mot nouveau. Maître Roscher l'a assez bien traduit et germanisé par le mot Enthaltung qui a le même sens. Ses compatriotes moins frottés de latin, les Wirth, les Schulze et autres Michel, l'ont vainement encapuchonné. L'abstinence (Enthaltung) est devenue renoncement (Enisagung).
40 " Pour un individu qui possède un capital de vingt mille livres sterling et dont les profits se montent annuellement à deux mille livres sterling, ce serait chose absolument indifférente, si son capital occupait cent ou mille ouvriers et si les marchandises produites se vendaient à dix mille ou à vingt mille livres sterling, pourvu que dans tous les cas ses profits ne tombassent pas au-dessous de deux mille livres sterling. Est-ce qu'il n'en est pas de même de l'intérêt réel d'une nation ? En supposant que ses revenus nets, ses rentes et ses profits restent les mêmes, il n'y a pas la moindre importance à ce que la nation se compose de dix ou douze millions d'habitants. " (Ricardo, l.c., p.416.) Longtemps avant Ricardo, un fanatique du produit net, Arthur Young, écrivain aussi prolixe et bavard que dépourvu de jugement, dont la renommée est en raison inverse de son mérite, disait entre autres : " De quelle utilité serait dans un pays moderne une province entière dont le sol serait cultivé, selon l'ancien mode romain, par de petites paysans indépendants, fût-il même le mieux cultivé possible ? A quoi cela aboutirait-il ? Sinon uniquement à élever des hommes (the mere purpose of breeding men) ce qui en soi n'a pas le moindre but (is a useless purpose). " Arthur Young : Political arithmetic, etc., London, 1774, p.47.) Hopkins fait cette remarque fort juste : " Il est étrange que l'on soit si fortement enclin à représenter le produit net comme avantageux pour la classe ouvrière, parce qu'il permet de la faire travailler. Il est pourtant bien évident que s'il a ce pouvoir, ce n'est point parce qu'il est net. " (Thomas Hopkins : On Rent of Land, etc., London, 1828, p. 126.)
41 " Travail d'un jour, c'est très vague; ça peut être long ou court. " (An Essay on Trade and Commerce, containing Observations on Taxation, etc., London, 1770, p.73.)
42 Cette question est infiniment plus importante que la célèbre question de Sir Robert Peel à la Chambre de commerce de Birmingham : " Qu'est-ce qu'une livre sterling ? " question qui ne pouvait être posée, que parce que Robert Peel n'en savait pas plus sur la nature de la monnaie que les " little shilling men " auxquels il s'adressait.
43 " C'est la tâche du capitaliste d'obtenir du capital dépensé la plus forte somme de travail possible. " (J. G. Courcelle Seneuil : Traité théorique et pratique des entreprises industrielles. 2° édit., Paris, 1857. p.63.)
44 " Une heure de travail perdue par jour porte un immense préjudice à un état commercial. " - " Il se fait une consommation de luxe extraordinaire parmi les pauvres travailleurs du royaume et particulièrement dans la populace manufacturière : elle consiste dans la consommation de leur temps, consommation la plus fatale de toutes. " (An Essay on Trade and Commerce, etc., p.47 et 153.)
45 " Si le manouvrier libre prend un instant de repos, l'économie sordide qui le suit des yeux avec inquiétude, prétend qu'il la vole. " (N. Linguet: Théorie des lois civiles, etc. Londres, 1767, t. II, p.466.)
46 Pendant la grande agitation des ouvriers en bâtiment à Londres, 1860-61, pour la réduction de la journée de travail à neuf heures, leur comité publia un manifeste qui contient à peu de chose près le plaidoyer de notre travailleur. Il y est fait allusion, non sans ironie, à ce que Sir M. Peto, le maître entrepreneur le plus âpre au gain, devenu depuis célèbre par sa gigantesque banqueroute, était en odeur de sainteté.
47 " Ceux qui travaillent... nourrissent en réalité tout à la fois et les pensionnaires qu'on appelle les riches et eux-mêmes. " (Edmond Burke, l.c., p.2.)
48 Niebuhr, dans son Histoire romaine, laisse échapper cette naïve remarque : " On ne peut se dissimuler que des ouvrages, comme ceux des Étrusques, dont les ruines nous étonnent encore aujourd'hui, supposent dans les petits Etats des seigneurs et des serfs. " Sismondi est bien plus dans le vrai quand il dit que les " dentelles de Bruxelles " supposent des capitalistes et des salariés.
49 " Il est impossible de voir ces malheureux (dans les mines d'or situées entre l'Égypte, l'Éthiopie et l'Arabie) qui ne peuvent pas même entretenir la propreté de leur corps, ni couvrir leur nudité, sans être forcés de s'apitoyer sur leur lamentable destin. Là point d'égards ni de pitié pour les malades, les estropiés, les vieillards, ni même pour la faiblesse des femmes. Tous, forcés par les coups, doivent travailler et travailler encore jusqu'à ce que la mort mette un terme à leur misère et à leurs tourments. " (Diod. Sic. Bibliothèque historique, liv. III, ch.13.)
50 Ce qui suit se rapporte aux conditions des provinces roumaines avant les changements opérés depuis la guerre de Crimée.
51 Pour plus de détails consulter E. Regnault : Histoire politique et sociale des principautés Danubiennes. Paris, 1855.
52 " En général et dans de certaines limites, c'est un témoignage en faveur de la bonne venue et de la prospérité des êtres organisés, quand ils dépassent la taille moyenne de leur espèce. Pour ce qui est de l'homme, sa taille s'amoindrit dès que sa croissance régulière trouve des obstacles dans n'importe quelles circonstances, soit physiques, soit sociales. Dans tous les pays de l'Europe où règne la conscription, depuis son établissement, la taille moyenne des hommes faits s'est amoindrie et ils sont en général devenus moins propres au service militaire. Avant la Révolution (1789) la taille minimum du soldat d'infanterie en France était de cent soixante-cinq centimètres; en 1818 (loi du 10 mars) de cent cinquante-sept; enfin après la loi du 21 mars 1832, de cent cinquante-six seulement. Plus de la moitié des hommes sont généralement déclarés impropres au service pour défaut de taille et vices de constitution. La taille militaire en Saxe était en 1780 de cent soixante-dix-huit centimètres; elle est aujourd'hui de cent cinquante-cinq; en Prusse de cent cinquante-sept. D'après les données fournies par le docteur Meyer dans la Gazette de Bavière du 9 mai 1862, il résulte d'une moyenne de neuf ans qu'en Prusse sur mille conscrits sept cent seize sont impropres au service, trois cent dix-sept pour défaut de taille et trois cent quatre-vingt-dix-neuf pour vices de constitution, etc. En 1858, Berlin ne put fournir son contingent pour la réserve, il manquait cent cinquante-six hommes. " (J. V. Liebig : La chimie dons son application à l'agriculture et à la physiologie, 1862, 7° édition, v.I, p.116, 118.)
53 On trouvera l'histoire du Factory Act de 1850 dans le cours de ce chapitre.
54 Je ne m'occupe que de temps à autre de la période qui s'étend du début de la grande industrie en Angleterre jusqu'en 1845, et sur cette matière je renvoie le lecteur au livre de Friedrich Engels sur la situation des classes ouvrières anglaises. (Die Lage der arbeitenden Masse in England, von Friedrich Engels, Leipzig, 1845.) Les Factory Reports, Reports on Mines, etc., qui ont paru depuis 1845 témoignent de la profondeur avec laquelle il a saisi l'esprit du mode de production capitaliste, et la comparaison la plus superficielle de son écrit avec les rapports officiels de la " Children's Employment Commission " publiés vingt ans plus tard, montrent avec quel art admirable il a su peindre la situation dans tous ses détails. Ces derniers rapports traitent spécialement de branches d'industrie où la législation manufacturière n'était pas encore introduite en 1862 et en partie ne l'est même pas aujourd'hui. L'état des choses, tel que l'a dépeint Engels, n'y a donc pas subi de modification bien sensible. J'emprunte mes exemples principalement à la période de liberté commerciale qui a suivi 1848, à cette époque paradisiaque dont les commis voyageurs du libre-échange aussi terriblement bavards que pitoyablement ignorants racontent tant de merveilles. - Du reste, si l'Angleterre figure au premier rang, c'est qu'elle est la terre classique de la production capitaliste, et qu'elle possède seule une statistique continue et officielle des matières que nous traitons.
55 " Suggestions, etc., by M. L. Horner, Inspector of Factories " dans le " Factory Regulation act, ordered by the House of Commons to be printed, 9 août 1859 ", p.4, 5.
56 Reports of the Insp. of Fact. for the hall-year ended, 1856, p.34.
57 Reports, etc., 30 April 1858, p.7.
58 Reports, etc., l. c., p.43.
59 Reports, etc., l. c., p. 25.
60 Reports, etc., for half-.year ending, 30 th. April 1861. V. Appendix n°2, Reports, etc., 31 st. Octobre 1862, p.7, 52, 53. Les infractions deviennent plus nombreuses dans le dernier semestre de 1863. Comp. Reports, etc., ending 31 Oct. 1863, p.7.)
61 Reports, etc., 31 st. Oct. 1860, p.23. Pour montrer avec quel fanatisme, d'après les dépositions des fabricants devant la justice, " leurs bras " s'opposent à toute interruption du travail dans la fabrique, il suffit de citer ce cas curieux , Au commencement de juin 1836, des dénonciations furent adressées aux magistrats de Dewsbury (Yorkshire) d'après lesquelles les propriétaires de huit grandes fabriques dans le voisinage de Butley auraient violé le Factory Act. Une partie de ces messieurs étaient accusés d'avoir exténué de travail cinq garçons âgés de douze à quinze ans, depuis vendredi, 6 heures du matin jusqu'au samedi, 4 heures du soir, sans leur permettre le moindre répit excepté pour les repas, et une heure de sommeil vers minuit. Et ces enfants avaient eu à exécuter ce travail incessant de trente heures dans le " shoddy hole ", ainsi se nomme le bouge où les chiffons de laine sont mis en pièces et où une épaisse atmosphère de poussière force même le travailleur adulte à se couvrir constamment la, bouche avec des mouchoirs pour protéger ses poumons ! Les accusés certifièrent - en qualité de quakers ils étaient trop scrupuleusement religieux pour prêter serment - que dans leur grande compassion pour ces pauvres enfants ils leur avaient permis de dormir quatre heures, mais que ces entêtés n'avaient absolument pas voulu aller au lit. MM. les quakers furent condamnés à une amende de vingt livres sterling. Dryden pressentait ces quakers, quand il disait :
" Renard tout fourré de sainteté,
Qui craint un serment, mais mentirait comme le diable,
Qui, avec un air de carême, roule pieusement des regards obliques,
Et n'oserait commettre un péché, non ! sans avoir dit sa prière. "
62 Rep., etc., 31 Oct. 1856, p.34.
63 L.c., p.35.
64 L.c., p.48.
65 L.c.
66 L.c.
67 L.c., p.48
68 " Moments are the elements of Profit. " Rep. of the Inspect, etc., 30 th., April 1860, p.56
69 Cette expression est admise officiellement, aussi bien dans la fabrique que dans les rapports des inspecteurs.
70 C'est un économiste bourgeois qui s'exprime ainsi : " La cupidité des maîtres de fabriques leur fait commettre dans la poursuite du gain des cruautés que les Espagnols, lors de la conquête de l'Amérique, ont à peine surpassées dans leur poursuite de l'or. " John Wade : History of the Middle and Working Classes, 3° édit. Lond., 1835, p.114. La partie théorique de cet ouvrage, sorte d'esquisse de l'économie politique, contient pour son époque, des choses originales, principalement sur les crises commerciales. La partie historique est trop souvent un impudent plagiat de l'ouvrage de Sir M. Eden, History of the Poor. London, 1799.
71 London Daily Telegraph du 14 janvier 1860.
72 Voir. Engels : Lage, etc., p. 249, 51.
73 Children's Employment Commission. First Report, etc., 1863, Appendix, p. 16, 17, 18.
74 Public Health. Third Report, etc., p. l02, 104, 105.
75 Children's Employment Commission, 1863, p. 22, et xi.
76 L.c., p. XLVII
77 L.c., p. LIV
78 Dans la langue distinguée des fabricants anglais les ouvriers sont appelés " hands ", littéralement " mains ". Quand ce mot se trouve dans nos citations anglaises, nous le traduisons toujours par " bras ".
79 Ceci ne doit pas être pris dans le sens que nous avons donné au temps de surtravail. Ces messieurs considèrent les dix heures et demie de travail comme constituant la journée normale, laquelle renferme aussi le surtravail normal. Alors commence ce " temps de travail en plus " qui est payé un peu plus cher; mais on verra plus tard que, par contre, l'emploi de la force de travail pendant la prétendue journée normale est payé au-dessous de sa valeur.
80 L.c. Appendix, p. 123, 124, 125, 140 et LIV.
81 L'alun réduit en poudre fine, ou mêlé avec du sel, est un article ordinaire de commerce qui porte le nom significatif de " baker's stuff " (matière de boulanger).
82 Chacun sait que la suie est une forme très pure du carbone et constitue un engrais que des ramoneurs capitalistes vendent aux fermiers anglais. Or il y eut un procès en 1862, dans lequel le jury anglais avait à décider si de la suie à laquelle se trouvent mêlés à l'insu de l'acheteur, quatre-vingt-dix pour cent de poussière et de sable, est de la suie " réelle " dans le sens " commercial " ou de la suie " falsifiée " dans le sens " légal ". Les jurés, " amis du commerce ", décidèrent que c'était de la suie " réelle " du commerce et déboutèrent le fermier de sa plainte en lui faisant payer par-dessus le marché tous les frais du procès.
83 Dans un traité sur les falsifications des marchandises, le chimiste français Chevallier passe en revue six cents et quelques articles et compte pour beaucoup d'entre eux dix, vingt, trente méthodes de falsification. Il ajoute qu'il ne connaît pas toutes les méthodes et ne mentionne pas toutes celles qu'il connaît. Il indique six espèces de falsifications pour le sucre, neuf pour l'huile d'olive, dix pour le beurre, douze pour le sel, dix-neuf pour le lait, vingt pour le pain, vingt-trois pour l'eau-de-vie, vingt-quatre pour la farine, vingt-huit pour le chocolat, trente pour le vin, trente-deux pour le café, etc. Même le bon Dieu n'est pas épargné comme le prouve l'ouvrage de M. Ronard de Card " De la falsification des substances sacramentelles, Paris, 1856. "
84 Report, etc., relating to the Grievances complained of by the Journeymen Bakers, etc. London, 1862, et Second Report, etc. London, 1863.
85 First Report, l.c., p. XL.
86 L.c., p. LXXI.
87 George Read; The History of Baking. London, 1848, p.16.
88 First Report, etc. Evidence. Déposition de M. Cheesman, boulanger " full priced ".
89 George Read, l.c. A la fin du XVII° siècle et au commencement du XVIII° on dénonçait officiellement comme une peste publique les agents ou hommes d 'affaires qui se faufilent dans toutes les branches d'industrie. C'est ainsi, par exemple, que dans la session trimestrielle des juges de paix du comté de Somerset, le grand jury adressa à la Chambre des communes un " presentment " dans lequel, il est dit entre autres : " Ces agents (les facteurs de Blackwell Hall) sont une calamité publique et portent préjudice au commerce des draps et vêtements; on devrait les réprimer comme une peste. " (The Case of our English Waal, etc., London, 1685, p. 67.)
90 First Report, etc., p. VIII.
91 Report of Committee on the Baking Trade in Ireland for 1861.
92 L.c.
93 Meeting public des travailleurs agricoles à Lasswade, près de Glasgow, du 5 janvier 1866. (Voy. Workman's Advocate du 13 janv. 1866.) La formation depuis la fin de 1865 d'une Trade-Union parmi les travailleurs agricoles, d'abord en Ecosse, est un véritable événement historique.
94 " Reynolds's News Paper " du 20 janv. 1866. Chaque semaine ce même journal publie avec des titres à sensation (sensational headings), tels que ceux-ci : " Fearful and fatal accidents ", " Appallings tragédies " etc., toute une liste de nouvelles catastrophes de chemins de fer. Un ouvrier de la ligne de North Stafford fait à ce propos les observations suivantes : " Chacun sait ce qui arrive quand l'attention du mécanicien et du chauffeur faiblit un instant. Et comment pourrait-il en être autrement, étant donné la prolongation démesurée du travail sans une pause ou un moment de répit ? Prenons pour exemple de ce qui arrive tous les jours, un cas qui vient de se passer : lundi dernier un chauffeur se mit à son travail le matin de très bonne heure. Il le termina après 14 h 50. Avant qu'il eût eu le temps de prendre seulement son thé, il fut de nouveau appelé au travail et il lui fallut ainsi trimer vingt-neuf heures quinze minutes sans interruption. Le reste de son travail de la semaine se distribuait comme suit : mercredi, quinze heures; jeudi, quinze heures trente-cinq minutes; vendredi, quatorze heures et demie; samedi, quatorze heures dix minutes. Total pour toute la semaine, quatre-vingt-huit heures quarante minutes. Et maintenant figurez-vous son étonnement lorsqu'il reçut une paye de six jours seulement. Notre homme était novice; il demanda ce que l'on entendait par ouvrage d'une journée. Réponse : treize heures, et conséquemment soixante-dix-huit heures par semaine. Mais alors où est la paye des dix heures quarante minutes supplémentaires ? Après de longues contestations, il obtint une indemnité de dix pence (un F) ". L.c. N° du 10 février 1866.
95 Comp. Fr. Engels, l. c. p. 253, 254.
96 Dr Letheby, médecin employé au Board of Health déclarait alors...
" Le minimum d'air nécessaire à un adulte dans une chambre à coucher est de trois cents pieds cubes, et dans une chambre d'habitation de cinq cents. " Dr Richardson, médecin en chef d'un hôpital de Londres, dit : " Les couturières de toute espèce, modistes, tailleuses en robes, etc., sont frappées par trois fléaux : excès de travail, manque d'air et manque de nourriture ou manque de digestion. En général, ce genre (le travail convient mieux en toute circonstance aux femmes qu'aux hommes. Mais le malheur pour le métier, surtout à Londres, c'est qu'il a été monopolisé par vingt-six capitalistes qui, par des moyens coercitifs résultant du capital même " that spring from capital " économisent la dépense en prodiguant la force de travail. Cette puissance se fait sentir dans toutes les branches de la couture. Une tailleuse en robes par exemple parvient-elle à se faire un petit cercle de pratiques, la concurrence la force de travailler à mort pour le conserver, et d'accabler de travail ses ouvrières. Si ses affaires ne vont pas, ou qu'elle ne puisse s'établir d'une manière indépendante, elle s'adresse à un établissement où le travail n'est pas moindre, mais le payement plus sur. Dans ces conditions elle devient une pure esclave, ballottée çà et là par chaque fluctuation de la société, tantôt chez elle, dans une petite chambre et mourant de faim ou peu s'en faut; tantôt dans un atelier, occupée quinze, seize et dix-huit heures sur vingt-quatre, dans une atmosphère à peine supportable, et avec une nourriture qui, fût-elle bonne, ne peut être digérée, faute d'air pur. Telles sont les victimes offertes chaque jour à la phtisie et qui perpétuent son règne; car cette maladie n'a pas d'autre origine que l'air vicié. " (Dr Richardson : " Death front simple overwork " dans la " Social Science Review ", juillet 1863).
97 Morning Star, 23 juin 1863. Le Times profita de la circonstance pour défendre les esclavagistes américains contre Bright et Cie. " Beaucoup d'entre nous, dit-il, sont d'avis que tant que nous ferons travailler à mort nos jeunes femmes, en employant l'aiguillon de la faim au lieu du claquement du fouet, nous aurons à peine le droit d'invoquer le fer et le feu contre des familles qui sont nées esclavagistes, et nourrissent du moins bien leurs esclaves et les font travailler modérément. " (Times 2 juillet 1863). Le Standard, journal Tory, sermonna de la même manière le Rev. Newman Hall : " Vous excommuniez, lui dit-il, les possesseurs d'esclaves, mais vous priez avec les braves gens qui sans remords font travailler seize heures par jour et pour un salaire dont un chien ne voudrait pas, les cochers et les conducteurs d'omnibus de Londres. " Enfin parla la Sibylle de Chelsea, Thomas Carlyle, l'inventeur du culte des génies (hero worship), à propos duquel j'écrivais déjà en 1850 : " Le génie s'en est allé au diable, mais le culte est resté. " Dans une piètre parabole il réduit le seul grand événement de l'époque actuelle, la guerre civile américaine, à ce simple fait : Pierre du Nord veut à toute force casser la tête à Paul du Sud, parce que Pierre du Nord loue son travailleur quotidiennement, tandis que Paul du Sud le loue pour la vie. Macmillian's Magazine. Ilias Americana in nuce (livraison d'août 1863). Enfin les Tories ont dit le dernier mot de leur philanthropie : Esclavage !
98 Dr Richardson, l.c.
99 " Children's Employment Commission. " Third Report. London, 1864, p.4, 5, 6.
100 " Dans le Staffordshire et le sud du pays de Galles, des jeunes filles et des femmes sont employées au bord des fosses et aux tas de coke, non seulement le jour, mais encore la nuit. Cette coutume a été souvent mentionnée dans des rapports présentés au Parlement comme entraînant à sa suite des maux notoires. Ces femmes employées avec les hommes, se distinguant à peine d'eux dans leur accoutrement, et toutes couvertes de fange et de fumée, sont exposées à perdre le respect d'elles-mêmes et par suite à s'avilir, ce que ne peut manquer d'amener un genre de travail si peu féminin. " L.c., 194, p. 36. Comp. Fourth Report (1865) 61, p. 13. Il en est de même dans les verreries.
101 " Il semble naturel ", remarque un fabricant d'acier qui emploie des enfants au travail de nuit, " que les jeunes garçons qui travaillent la nuit ne puissent ni dormir le jour, ni trouver un moment de repos régulier, mais ne cessent de rôder çà et là pendant le jour. " L.c. Fourth Rep., 63, p. 13. Quant à l'importance de la lumière du soleil pour la conservation et le développement du corps, voici ce qu'en dit un médecin : " La lumière agit directement sur les tissus du corps auxquels elle donne à la fois solidité et élasticité. Les muscles des animaux que l'on prive de la quantité normale de lumière, deviennent spongieux et mous; la force des nerfs n'étant plus stimulée perd son ton, et rien de ce qui est en travail de croissance n'arrive à bon terme. Pour ce qui est des enfants, l'accès d'une riche lumière et l'action directe des rayons du soleil pendant une partie du jour sont absolument indispensables à leur santé. La lumière favorise l'élaboration des aliments pour la formation d'un bon sang plastique et durcit la fibre une fois qu'elle est formée. Elle agit aussi comme stimulant sur l'organe de la vue et évoque par ce la même une plus grande activité dans les diverses fonctions du cerveau. " M. W. Strange, médecin en chef du " General Hospital " de Worcester, auquel nous empruntons ce passage de son livre sur la Santé (1864), écrit dans une lettre à l'un des commissaires d'enquête, M. White : " J'ai eu l'occasion dans le Lancashire d'observer les effets du travail de nuit sur les enfants employés dans les fabriques, et contradictoirement aux assertions intéressées de quelques patrons, je déclare et je certifie que la santé des enfants en souffre beaucoup. " (L.c., 284, p.55). Il est vraiment merveilleux qu'un pareil sujet puisse fournir matière à des controverses sérieuses. Rien ne montre mieux l'effet de la production capitaliste sur les fonctions cérébrales de ses chefs et de leur domesticité.
102 L.c., 57, p.12.
103 L. c., (4th. Report, 1865) 58, p.12.
104 L.c.
105 L.c., p.13. Le degré de culture de ces " forces de travail " doit naturellement être tel que nous le montrent les dialogues suivants avec un des commissaires d'enquête : Jérémias Haynes, âge de douze ans : " Quatre fois quatre fait huit, mais quatre quatre (quatre l'ours) font 16... Un roi est lui qui a tout l'or et tout l'argent. (A king is Nor that has all the money and gold.) Nous avons un roi, on dit que c'est une reine, elle s'appelle princesse Alexandra. On dit qu'elle a épousé le fils du roi. Une princesse est un homme. " Win. Turner, âgé de douze ans : " Ne vit pas en Angleterre, pense qu'il y a bien un pays comme ça, n'en savait rien auparavant. " John Morris, quatorze ans: "J'ai entendu dire que Dieu a fait le monde et que tout le peuple a été noyé, excepté un; j'ai entendu dire qu'il y en avait un qui était un petit oiseau. " William Smith, quinze ans : " Dieu a fait l'homme; l'homme a fait la femme. " Edward Taylor, quinze ans : " Ne sait rien de Londres. " Henry Matthewmann, dix-sept ans : " Vais parfois à l'église. Un nom sur quoi ils prêchent, était un certain Jésus-Christ, mais je puis pas nommer d'autres noms et je puis pas non plus rien dire sur celui-là. Il ne fut pas massacré, mais mourut comme u un autre. D'une façon il n'était pas comme d'autres, parce qu'il était religieux d'une façon, et d'autres ne le sont pas. " (He was not the same as other people in some ways, because he was religious in some ways, and others, is n't. " (L.c. 74, p.15.) " Le diable est un bon homme. Je ne sais pas où il vit. Christ était un mauvais gars. (The devil is a good person. I don't know where he lives. Christ was a wicked man.) " Ch. Empl. Report Comm. V. 1866, p. 55, n° 278, etc. Le même système règne dans les verreries et les papeteries tout comme dans les établissements métallurgiques que nous avons cités. Dans les papeteries où le papier est fait avec des machines, le travail de nuit est la règle pour toute opération, sauf pour le délissage des chiffons, Dans quelques cas le travail de nuit est continué, par relais, pendant la semaine entière, depuis la nuit du dimanche ordinairement jusqu'à minuit du samedi suivant. L'équipe d'ouvriers de la série de jour, travaille cinq jours de douze heures et un jour de dix-huit heures, et l'équipe de la série de nuit travaille cinq nuits de douze heures et une de six heures, chaque semaine. Dans d'autres cas chaque série travaille vingt-quatre heures alternativement Une série travaille six heures le lundi et dix-huit le samedi pour coinpléter les vingt-quatre heures. Dans d'autres cas encore on met en pratique un système intermédiaire, dans lequel tous ceux qui sont attachés à la machine des faiseurs de papier travaillent chaque jour de la semaine quinze à seize heures. Ce système, dit un des commissaires d'enquête, M. Lord, paraît réunir tous les maux qu'entraînent les relais de douze et de vingt-quatre heures. Des enfants au-dessous de treize ans, des adolescents au-dessous de dix-huit ans et des femmes sont employés dans ce système au travail de nuit. Maintes fois dans le système de douze heures, il leur fallait travailler, par suite de l'absence des relayeurs, la double série de vingt-quatre heures. Les dépositions des témoins prouvent que des jeunes garçons et des jeunes filles sont très souvent accablés d'un travail extra qui ne dure pas moins de vingt-quatre et même trente-six heures sans interruption. Dans les ateliers de vernissage on trouve des jeunes filles de douze ans qui travaillent quatorze heures par jour pendant le mois entier, sans autre répit régulier que deux ou trois demi-heures au plus pour les repas. Dans quelques fabriques, où l'on a complètement renoncé au travail de nuit, le travail dure effroyablement au-delà du temps légitime, et " précisément là où il se compose des opérations les plus sales, les plus échauffantes et les plus monotones. " (Children's Employment Commission Report IV, 1865, p.38 et 39.)
106 Fourth Report. etc., 1865, 79, p. xvi.
107 L.c., 80.
108 L.c., 82.
109 " Dans notre époque raisonneuse à outrance, il faut vraiment n'être pas fort pour ne pas trouver une bonne raison pour tout, même pour ce qu'il y a de pis et de plus pervers. Tout ce qui s'est corrompu et dépravé dans le monde s'est corrompu et dépravé pour de bonnes raisons. " (Hegel, l. c., p. 249.)
110 L.c., p. 85. Les scrupules semblables des tendres fabricants verriers d'après lesquels " les repas réguliers fiers des enfants sont impossibles parce qu'un certain quantum de chaleur rayonné pendant ce temps par les fourneaux serait pure perte pour eux ", ne produisent aucun effet sur le commissaire d'enquête, M. White. " L'abstinence ou l'abnégation " ou " l'économie " avec laquelle les capitalistes dépensent leur argent et la " prodigalité " digne d'un Tamerlan avec laquelle ils gaspillent la vie des autres hommes, ne l'émeuvent pas comme elles ont ému MM. Ure, Senior, etc., et leurs plats plagiaires allemands, tels que Roscher et Cie. Aussi leur répond-il : " Il est possible qu'un peu plus de chaleur soit perdu par suite de l'établissement de repas réguliers; mais même estimée en argent cette perte n'est rien en comparaison de la dilapidation de force vitale (the waste of animal power) causée dans le royaume par ci, fait que les enfants en voie de croissance, employés dans les verreries, ne trouvent aucun moment de repos pour prendre à l'aise leur nourriture et la digérer. " (L.c., p. XLV.) Et cela dans l'année de progrès 1865 ! Sans parler de la dépense de force qu'exige de leur part l'action de lever et de porter des fardeaux, la plupart des enfants, dans les verreries où l'on fait des bouteilles et du flintglass, sont obligés de faire en six heures, pour exécuter leur travail, de quinze à vingt milles anglais, et cela dure souvent quatorze à quinze heures sans interruption. Dans beaucoup de ces verreries règne, comme dans les filatures de Moscou, le système des relais de six heures. " Pendant la semaine, la plus grande période de répit comprend au plus six heures, sur lesquelles il faut prendre le temps d'aller et de venir de la fabrique, de se laver, de s'habiller, de manger, etc., de sorte qu'il reste à peine un moment pour se reposer. Pas un instant pour jouer, pour respirer l'air pur, si ce n'est aux dépens du sommeil si indispensable à des enfants qui exécutent de si durs travaux dans une atmosphère aussi brûlante... Le court sommeil lui-même est interrompu par cette raison que les enfants doivent s'éveiller eux-mêmes la nuit ou sont troublés dans le jour par le bruit extérieur. " M. White cite des cas où un jeune garçon a travaillé trente-six heures de suite, d'autres où des enfants de douze ans s'exténuent jusqu'à 2 heures de la nuit et dorment ensuite jusqu'à 5 heures du matin (trois heures !) pour reprendre leur travail de plus belle. " La masse de travail, disent les rédacteurs du rapport général, Tremenheere et Turnell, que des enfants, des jeunes filles et des femmes exécutent dans le cours de leur incantation de jour et de nuit (spell of labour) est réellement fabuleuse. " (L.c., XLIII et XLIV.) Et cependant quelque nuit peut-être le capital verrier, pour prouver son abstinence, sort du club fort tard, la tête tournée par le vin de Porto; il rentre chez lui en vacillant et fredonne comme un idiot : " Britons never, never shall be slaves ! (Jamais l'Anglais, non jamais l'Anglais ne sera esclave !) "
111 En Angleterre, par exemple, on voit de temps à autre dans les districts ruraux quelque ouvrier condamné à la prison pour avoir profané le sabbat en travaillant devant sa maison dans son petit jardin. Le même ouvrier est puni pour rupture de contrat, s'il s'absente le dimanche de la fabrique, papeterie, verrerie, etc., même par dévotion. Le Parlement orthodoxe ne s'inquiète pas de la profanation du sabbat quand elle a lieu en l'honneur et dans l'intérêt du Dieu Capital. Dans un mémoire des journaliers de Londres employés chez des marchands de poisson et de volaille, où l'abolition du travail du dimanche est demandée (août 1863), il est dit que leur travail dure en moyenne quinze heures chacun des six premiers jours de la semaine et huit à dix heures le dimanche. On voit par ce mémoire que c'est surtout la gourmandise délicate des bigots aristocratiques de Exeter Hall qui encourage cette profanation du jour du Seigneur. Ces saints personnages si zélés " in cute curanda ", autrement dit, dans le soin de leur peau, attestent leur qualité de chrétien par la résignation avec laquelle ils supportent le travail excessif, la faim et les privations d'autrui. Obsequium ventris istis (c'est-à-dire aux travailleurs) perniciosius est.
112 " Nous avons donné dans nos rapports antérieurs l'opinion de plusieurs manufacturiers expérimentés au sujet des heures de travail extra... il est certain que d'après eux ces heures tendent à épuiser prématurément la force de travail de l'homme. " (L.c., 64, p. XIII.)
113 Cairns, l.c., p.110, 111.
114 John Ward : History of the Borough of Stoke-upon-Trent. London, 1843, p.42.
115 Discours de Ferrand à la Chambre des communes, du 27 avril 1863.
116 " That the manufacturers would absorb it and use it up. Those were the very words used by the cotton manufacturers. " L.c.
117 L.c. M. Villiers, malgré la meilleure volonté du monde, était " légalement " forcé de repousser la demande des fabricants. Ces messieurs atteignirent néanmoins leur but grâce à la complaisance des administrations locales. M. A. Redgrave, inspecteur de fabrique, assure que cette fois le système d'après lequel les orphelins et les enfants des pauvres sont traités " légalement " comme apprentis ne fut pas accompagné des mêmes abus que par le passé. (Voy. sur ces abus Fred. Engels, l.c.) Dans un cas néanmoins " on abusa du système à l'égard de jeunes filles et de jeunes femmes qui des districts agricoles de l'Écosse furent conduites dans le Lancashire et le Cheshire... " - Dans ce système le fabricant passe un traité avec les administrateurs dos maisons de pauvres pour un temps déterminé. Il nourrit, habille et loge les enfants et leur donne un petit supplément en argent. Une remarque de M. Redgrave, que nous citons plus loin, paraît assez étrange, si l'on prend en considération que parmi les époques de prospérité de l'industrie cotonnière anglaise l'année 1860 brille entre toutes et que les salaires étaient alors très élevés, parce que la demande extraordinaire de travail rencontrait toutes sortes de difficultés. L'Irlande était dépeuplée; les districts agricoles d'Angleterre et d'Écosse se vidaient par suite d'une émigration sans exemple pour l'Australie et l'Amérique; dans quelques districts agricoles anglais régnait une diminution positive de la population qui avait pour causes en partie une restriction voulue et obtenue de la puissance génératrice et en partie l'épuisement de la population disponible déjà effectué par les trafiquants de chair humaine. Et malgré tout cela M. Redgrave nous dit : " Ce genre de travail (celui des enfants des hospices) n'est recherché que lorsqu'on ne peut pas en trouver d'autre, car c'est un travail qui coûte cher (high priced labour). Le salaire ordinaire pour un garçon de treize ans est d'environ quatre shillings (5 F) par semaine. Mais loger, habiller, nourrir cinquante ou cent de ces enfants, les surveiller convenablement, les pourvoir des soins médicaux et leur donner encore une petite paie en monnaie, c'est une chose infaisable pour quatre shillings par tête et par semaine. " (Report of the Insp. of Factories for 30 th, April 1862, p.27.) M. Redgrave oublie de nous dire comment l'ouvrier lui-même pourra s'acquitter de tout cela à l'égard de ses enfants avec leurs quatre shillings de salaire, si le fabricant ne le peut pas pour cinquante ou cent enfants qui sont logés, nourris et surveillés en commun. - Pour prévenir toute fausse conclusion que l'on pourrait tirer du texte, je dois faire remarquer ici que l'industrie cotonnière anglaise, depuis qu'elle est soumise au Factory Act de 1850, à son règlement du temps de travail, etc., peut être considérée comme l'industrie modèle en Angleterre. L'ouvrier anglais dans cette industrie est sous tous les rapports dans une condition supérieure à celle de son compagnon de peine sur le continent. " L'ouvrier de fabrique prussien travaille au moins dix heures de plus par semaine que son rival anglais, et quand il est occupé chez lui à son propre métier, ses heures de travail n'ont même plus de limite. " (Rap. of Insp. of Fact. 31 Oct. 1855, p.103). L'inspecteur Redgrave cité plus haut fit un voyage sur le continent après l'exposition industrielle de 1851, spécialement en France et en Prusse, pour y étudier la situation manufacturière de ces deux pays. " L'ouvrier des manufactures prussiennes, nous dit-il, obtient un salaire suffisant pour le genre de nourriture simple et le peu de confort auxquels il est habitué et dont il se trouve satisfait... il vit plus mal et travaille plus durement que son rival anglais. " (Rep. of Insp. of Fact. 31 Oct. 1853, p.85.)
118 " Les travailleurs soumis à un travail excessif meurent avec une rapidité surprenante; mais les places de ceux qui périssent sont aussitôt remplies de nouveau, et un changement fréquent des personnes ne produit aucune modification sur la scène. " England and America, London, 1833 (par E. G. Wakefield).
119 Voy. " Public Health. Sixth Report of the Médical Officer of the Privy Council, 1863, " publié à Londres en 1864. Ce rapport traite des travailleurs agricoles. " On a présenté le comté de Sutherland comme un comté où on a fait de grandes améliorations; mais de nouvelles recherches ont prouvé que dans ces districts autrefois renommés pour la beauté des hommes et la bravoure des soldats, les habitants dégénérés ne forment plus qu'une race amaigrie et détériorée. Dans les endroits les plus sains, sur le penchant des collines qui regardent la mer, les visages de leurs enfants sont aussi amincis et aussi pâles que ceux que l'on peut rencontrer dans l'atmosphère corrompue d'une impasse de Londres. " (Thornton, l.c., p. 74, 75.) Ils ressemblent en réalité aux trente mille " gallant Highlanders " que Glasgow fourre dans ses " wynds and closes " et accouple avec des voleurs et des prostituées.
120 " Quoique la santé de la population soit un élément important du capital national, nous craignons d'être obligés d'avouer que les capitalistes ne sont pas disposés à conserver ce trésor et à l'apprécier à sa valeur. Les fabricants ont été contraints d'avoir des ménagements pour la santé du travailleur. " (Times, octobre 1861.) " Les hommes du West Riding sont devenus les fabricants de drap de l'humanité entière, la santé du peuple des travailleurs a été sacrifiée et deux générations auraient suffi pour faire dégénérer la race, s'il ne s'était pas opéré une réaction. Les heures de travail des enfants ont été limitées, etc. " (Report of the Registrar Général for October 1861.)
121 Paroles de Goethe.
122 C'est pourquoi nous trouvons, par exemple, qu'au commencement de l'année 1863 vingt-six propriétaires de poteries importantes dans le Staffordshire, parmi lesquels MM. J. Wedgwood et fils, pétitionnaient dans un mémoire pour l'intervention autoritaire de l'État. " La concurrence avec les autres capitalistes ne nous permet pas de limiter volontairement le temps de travail des enfants, etc. " - " Si fort que nous déplorions les maux que nous venons de mentionner, il serait impossible de les empêcher au moyen de n'importe quelle espèce d'entente entre les fabricants... Tout bien considéré, nous sommes arrivés à la conviction qu'une loi coercitive est nécessaire. " Children's Emp. Comm. Rep. 1, 1863, p.322. - Voici un exemple plus remarquable et de date toute récente ! L'élévation des prix du coton dans une époque d'activité industrielle fiévreuse avait engagé les propriétaires des manufactures de Blackburn à diminuer, d'une commune entente, le temps de travail dans leurs fabriques pendant une période déterminée, dont le terme arriva vers la fin de novembre 1871. Sur ces entrefaites les fabricants plus riches, à la fois manufacturiers et filateurs, mirent à profit le ralentissement de la production occasionné par cette entente, pour faire travailler à mort chez eux, étendre leurs propres affaires et réaliser de grands profits aux dépens des petits manufacturiers. Ces derniers aux abois firent appel aux ouvriers, les excitèrent à mener vivement et sérieusement l'agitation des neuf heures et promirent de contribuer à ce but de leur propre argent !
123 Ces statuts du travail que l'on trouve aussi en France, dans les Pays-Bas, etc., ne furent abolis en Angleterre formellement qu'en 1813. Depuis longtemps les conditions de la production les avaient rendus surannés.
124 " Aucun enfant au-dessous de douze ans ne doit être employé dans un établissement manufacturier quelconque plus de dix heures par jour. " General Statures of Massachusetts, 63, ch.12. (Les ordonnances ont été publiées de 1836 à 1858.) " Le travail exécuté pendant une période de dix heures par jour dans les manufactures de coton, de laine, de soie, de papier, de verres et de lin, ainsi que dans les établissements métallurgiques doit être considéré comme journée de travail légale. Il est arrêté que désormais aucun mineur engagé dans une fabrique, ne doit être employé au travail plus de dix heures par jour ou soixante heures par semaine, et que désormais aucun mineur ne doit être admis comme ouvrier au-dessous de dix ans dans n'importe quelle fabrique de cet Etat. " State of New Jersey. An act to limit the hours of abour, etc., 61 et 52 (loi du 11 mars 1855). " Aucun mineur qui a atteint l'âge de douze ans et pas encore celui de quinze, ne doit être employé dans un établissement manufacturier plus de onze heures par jour, ni avant 5 heures du matin, ni après 7 h 30 du soir. " Revised Statutes of Rhode Island, etc., chap. xxxix, § 23, (I° juillet 1857).
125 Sophisms of Free Trade, 7° édit. Lond. 1850, p.205. Le même Tory en convient d'ailleurs : " Les actes du Parlement sur le règlement des salaires faits contre les ouvriers en faveur de ceux qui les emploient, durèrent la longue période de quatre cent soixante-quatre ans. La population augmenta. Ces lois devinrent superflues et importunes. " (L.c., p.206.)
126 J. Wade fait à propos de ce statut une remarque fort juste : " Il résulte du statut de 1496 que la nourriture comptait comme l'équivalent du tiers de ce que recevait l'ouvrier, et des deux tiers de ce que recevait le travailleur agricole. Cela témoigne d'un plus haut degré d'indépendance parmi les travailleurs que celui qui règne aujourd'hui; car la nourriture des ouvriers de n'importe quelle classe, représente maintenant une fraction bien plus élevée de leur salaire. " (J. Wade, l.c., p. 24, 25 et 577.) Pour réfuter l'opinion d'après laquelle cette différence serait due à la différence par exemple du rapport de prix entre les aliments et les vêtements, alors et aujourd'hui, il suffit de jeter le moindre coup d'œil sur le Chronicon Pretiosurn, etc., par l'évêque Fletwood, I° édit. London, 1707. 2° édit. London, 1745.
127 W. Petty : Political Anatomy of Ireland, 1672, édit. 1691, p.10.
128 A discussion on the Necessity of Encouraging rnechanick Industry, London, 1689, p. 13. Macaulay qui a falsifié l'histoire d'Angleterre dans l'intérêt Whig et bourgeois, se livre à la déclamation suivante : " L'usage de faire travailler les enfants prématurément, régnait au XVII° siècle à un degré presque incroyable pour l'état de l'industrie d'alors. A Norwich, le siège principal de l'industrie cotonnière, un enfant de six ans était censé capable de travail. Divers écrivains de ce temps, dont quelques-uns passaient pour extrêmement bien intentionnés, mentionnent avec enthousiasme, " exultation " le fait que, dans cette ville seule, les garçons et les jeunes filles créaient une richesse qui dépassait chaque année de douze mille livres sterling les frais de leur propre entretien. Plus nous examinons attentivement l'histoire du passé, plus nous trouvons de motifs pour rejeter l'opinion de ceux qui prétendent que notre époque est fertile en maux nouveaux dans la société. Ce qui est vraiment nouveau, c'est l'intelligence qui découvre le mal, et l'humanité qui le soulage. " (History of England, v. I p. 419.) Macaulay aurait pu rapporter encore qu'au XVII° siècle des amis du commerce " extrêmement bien intentionnés " racontent avec " exultation " comment, dans un hôpital de Hollande un enfant de quatre ans fut employé au travail, et comment cet exemple de " vertu mise en pratique " fut cité pour modèle dans tous les écrits des humanitaires à la Macaulay, jusqu'au temps d'Adam Smith. Il est juste de dire qu'à mesure que la manufacture prit la place du métier, on trouve des traces de l'exploitation des enfants. Cette exploitation a existé de tout temps dans une certaine mesure chez le paysan, d'autant plus développée, que le joug qui pèse sur lui est plus dur. La tendance du capital n'est point méconnaissable; mais les faits restent encore aussi isolés que le phénomène des enfants à deux têtes. C'est pourquoi ils sont signalés avec "exultation " par des " amis du commerce " clairvoyants, comme quelque chose de particulièrement digne d'admiration, et recommandés à l'imitation des contemporains et de la postérité. Le même sycophante écossais, le beau diseur Macaulay ajoute : " On n'entend parler aujourd'hui que de rétrogradation, et l'on ne voit que progrès. " Quels yeux et surtout quelles oreilles !
129 Parmi les accusateurs de la classe ouvrière, le plus enragé est l'auteur anonyme de I'écrit mentionne dans le texte : An Essay on Trade and Commerce containing Observations on Taxation, etc., London, 1770. Il avait déjà préludé dans un autre ouvrage : Considerations on Taxes, London, 1765. Sur la même ligne vient de suite le faiseur de statistiques, Polonius Arthur Young. Parmi les défenseurs on trouve au premier rang Jacob Vanderlint, dans son ouvrage Money answers ail things. London, 1734; Rev. Nathaniel Forster, D. D, dans An Enquiry into the Causes of the Prescrit Price of Provisions. London, 1766; Dr Price, et aussi Postlethwaite dans un supplément à son " Universal Dictionary of Trade and Commerce ", et dans : Great Britain's Commercial Interest explained and improved, 2° édit. London, 1775. Les faits eux-mêmes sont constatés par beaucoup d'autres auteurs contemporains, entre autres, par Rev. Josiah Tucker.
130 Postlethwaite, l.c., First Preliminary Discourse, p.4.
131 An Essay, etc. Il nous raconte lui-même, p.96, en quoi consistait déjà en 1770 " le bonheur " des laboureurs anglais. " Leurs forces de travail (their working powers) sont tendues à l'extrême (on the stretch); ils ne peuvent pas vivre à meilleur marché qu'ils ne font (they cannot live cheaper than they do), ni travailler plus durement (nor work harder). "
132 Le protestantisme joue déjà par la transformation qu'il opère de presque tous les jours fériés en jours ouvrables, un rôle important dans la genèse du capital.
133 An Essay, etc., p.15, 57, passim.
134 L.c., p.69. Jacob Vanderlint déclarait déjà en 1734, que tout le secret des plaintes des capitalistes à propos de la fainéantise de la population ouvrière n'avait qu' un motif, la revendication de six jours de travail au lieu de quatre pour le même salaire.
135 L. c., p. 260 : " Such ideal workhouse must be made an House of Terror and not an asylum for the poor, etc. In this ideal Workhouse the poor shall work fourteen hours, in a day, allowing proper time for rneals, in such manner that there shall rernain twelve hours of neat labour. " Les Français, dit-il, rient de nos idées enthousiastes de liberté. (L.c., p. 78.)
136 Report of Insp. of. Fact., 31 oct. 1856, p.80. La loi française des douze heures du 5 septembre 1850, édition bourgeoise du décret du gouvernement provisoire du 2 mars 1848, s'étend à tous les ateliers sans distinction. Avant cette loi, la journée de travail en France n'avait pas de limites. Elle durait dans les fabriques quatorze, quinze heures et davantage. Voy. : Des classes ouvrières en France, pendant l'année 1848, par M. Blanqui, l'économiste, non le révolutionnaire, qui avait été chargé par le gouvernement d'une enquête sur la situation des travailleurs.
137 En ce qui regarde le règlement de la journée de travail, la Belgique maintient son rang d'Etat bourgeois modèle. Lord Howard de Welden, plénipotentiaire anglais à la cour de Bruxelles, écrit dans un rapport au Foreign Office du 12 mai 1862 : " Le ministre Rogier m'a déclaré que le travail des enfants n'était limité ni par une loi générale, ni par des règlements locaux; que le gouvernement, pendant les trois dernières années, avait eu le dessein à chaque session, de présenter aux Chambres une loi à ce sujet, mais que toujours il avait trouvé un obstacle invincible dans l'inquiétude jalouse qu'inspire toute Iégislation qui ne repose pas sur le principe de liberté absolue du travail. " Les soi-disant " socialistes belges ", ne font que répéter, sous une forme amphigourique, ce mot d'ordre donné par leur bourgeoisie !
138 " Il est certainement très regrettable qu'une classe quelconque de sonnes doive chaque jour s'exténuer pendant douze heures. Ajoute-t-on a per- cela les repas et les aller et retour de l'atelier, c'est quatorze heures par jour sur vingt-quatre... Question de santé à part, personne ne niera, je l'espère, qu'au point de vue moral, une absorption si complète du temps des classes travailleuses, sans relâche, depuis l'âge de treize ans, et dans les branches d'industrie " libres " depuis un âge plus tendre encore ne constitue un mal extrêmement nuisible, un mal effroyable. Dans l'intérêt de la morale publique, dans le but d'élever une population solide et habile, et pour procurer à la grande masse du peuple une jouissance raisonnable de la vie, il faut exiger que dans toutes les branches d'industrie, une partie de chaque journée de travail soit réservée aux repas et au délassement. " (Leonhard Horner dans : lnsp. of Fact. Reports 31 déc. 1841.)
139 Voyez : Judgment of M. J. H . Otwey. Belfast. Hilary Sessions, 1860.
140 Un fait qui caractérise on ne peut mieux le gouvernement de Louis-Philippe, le roi bourgeois, c'est que l'unique loi manufacturière promulguée sous son règne, la loi du 22 mars 1841 ne fut jamais mise en vigueur. Et cette loi n'a trait qu'au travail des enfants. 'Elle établit huit heures pour les enfants entre huit et douze ans, douze heures pour les enfants entre douze et seize ans, etc., avec un grand nombre d'exceptions qui accordent le travail de nuit, même pour les enfants de huit ans. Dans un pays où le moindre rat est administré policièrement, la surveillance et l'exécution de cette loi furent confiées à la bonne volonté " des amis du commerce ". C'est depuis 1853 seulement que le gouvernement paye un inspecteur dans un seul département, celui du Nord. Un autre fait qui caractérise également bien le développement de la société française, c'est que la loi de Louis-Philippe restait seule et unique jusqu'à la révolution de 1848, dans cette immense fabrique de lois qui, en France, enserre toutes choses.
141 Rep. of Insp. of Fact., 30 avril 1860, p.5 1
142 " Legislation is equally necessary for the prevention of death, in any form in which it can be prematurely inflicted, and certainly this must be viewed as a most cruel mode, of inflicting it ".
143 Rep. of lnsp. of Fact., 31 oct, 1849, p 6.
144 Rep. of Insp. of Fact., 31 oct . 1848, p.98.
145 Cette expression " nefarious practices ", se trouve également dans le rapport officiel de Leonhard Horner (Rep. of lnsp. of Fact., 31 oct. 1859, p.7).
146 Rep. etc., for 30 th. sept. 1844, p.15.
147 L'acte permet d'employer des enfants pendant dix heures, quand au lieu de travailler tous les jours ils travaillent seulement un jour sur deux. En général, cette clause resta sans effet.
148 " Comme une réduction des heures de travail des enfants serait cause qu'un grand nombre d'entre eux serait employé, on a pensé qu'un approvisionnement additionnel d'enfants de huit à neuf ans couvrirait l'augmentation de la demande. " (L.c., p.13.)
149 Rep. of insp. of Fact., 31 st. oct. 1848, p.16.
150 " Je vis qu'on prélevait un shilling sur les gens qui avaient reçu dix shillings par semaine, en raison de la baisse générale du salaire de dix pour cent, et un shilling six pence en plus, à cause de la diminution du temps de travail, soit en tout deux shillings six pence; mais cela n'empêcha point le plus grand nombre de tenir ferme pour le bill des dix heures. " (L.c.)
151 " En signant la pétition, je déclarai que je n'agissais pas bien. - Alors, pourquoi avez-vous signe ? - Parce qu'en cas de refus on m'aurait jeté sur le pavé. " Le pétitionnaire se sentait en réalité " opprimé " mais pas précisément par la loi sur les fabriques. " (L.c., p. 102.)
152 p.17, l.c. Dans le district de M. Horner, dix mille deux cent soixante-dix ouvriers adultes furent interrogés dans cent quatre-vingt-une fabriques. On trouve leurs dépositions dans l'appendice du rapport de fabrique semestriel d'octobre 1848. Ces témoignages offrent des matériaux qui ont beaucoup d'importance sous d'autres rapports.
153 L.c. Voy. les dépositions rassemblées par Leonhard Horner lui-même, n° 69, 70, 71, 72, 92, 93, et celles recueillies par le sous-inspecteur A, n° 51, 52, 58, 59, 60, 62, 70 de l'Appendice. Un fabricant dit même la vérité toute nue. Voy. n° 14 après n° 265, l.c.
154 Reports, etc., for 31 st. october 1848, p.133, 134.
155 Reports, etc., for 30th. april 1848, p. 47.
156 Reports, etc., for 31st. oct. 1848, p.130.
157 Reports, etc., 1.c. p.42.
158 Reports, etc., for 31 st. oct. 1850, p.5, 6.
159 La nature du capital reste toujours la même, que ses formes soient à peine ébauchées ou développées complètement. Dans un code octroyé au territoire du Nouveau-Mexique, par les propriétaires d'esclaves, à la veille de la guerre civile américaine, on lit : " L'ouvrier, en tant que le capitaliste a acheté sa force de travail, est son argent (l'argent du capitaliste) " The labourer is his (the capitalist's) money. " La même manière de voir régnait chez les patriciens de Rome. L'argent qu'ils avaient avancé au débiteur plébéien, se transsubstantiait par l'intermédiaire des moyens de subsistance, dans la chair et le sang du malheureux. Cette " chair " et ce sang étaient donc " leur argent ". De là la loi des douze tables, toute à la Shylock ! Nous passons naturellement sur l'hypothèse de Linguet, d'après laquelle les créanciers patriciens s'invitaient de temps à autre, de l'autre côté du Tibre, à des festins composés de la chair de débiteurs, cuite à point, ainsi que sur l'hypothèse de Daumer à propos de l'eucharistie chrétienne.
160 Reports, etc., for 31 st. oct. 1848, p.133.
161 C'est ce que fit, entre autres, le philanthrope Ashworth dans une lettre suintant le quakerisme, adressée à Leonhard Horner.
162 L.c., p.134.
163 L c., p.140.
164 Ces " county magistrales ", les " grands non-payés " (great unpaid), comme les nomme W. Cobbett, sont des juges de paix, pris parmi les notables des comtés et remplissant leurs fonctions gratuitement. Ils forment en réalité la juridiction patrimoniale des classes régnantes.
165 Reports, etc., for 30 th. april 1849, p. 21, 22. V. des exemples semblables, ibid., p.4, 5.
166 Par les art. 1 et 2, IV, ch. 24, p.10, connus sous le nom de Factory Act de Sir John Hobhouse, il est défendu à n'importe quel propriétaire de filature ou de tisseranderie, et de même aux père, fils et frère d'un tel propriétaire, de fonctionner comme juges de paix dans les questions qui ressortissent du Factory Act.
167 L.c.
168 Reports, etc., for 30 th. april 1849, p.5.
169 Reports, etc., for 31 oct. 1849, p.6.
170 Reports, etc., for 30 th. april 1849, p.2 1.
171 Reports, etc., for 1° déc. 1848, p.95.
172 Voy. " Reports, etc., for 30 th. april 1849, p.6, et l'explication détaillée du " Shifting system " donnée par les inspecteurs de fabrique Howell et Saunders dans les Reports for 31 oct. 1848. Voy. de même la pétition du clergé d'Ashton et des alentours, adressée à la reine (avril 1849) contre le " Shift system ".
173 Comp. par ex. " The Factory Question and the Ten Hauts Bill. By R. H. Greg., 1837 ".
174 F. Engels : Die Englische Zehnstundenbill (dans la Neue Rh. Zeitung, revue politique et économique, éditée par Karl Marx, liv. d'avril 1850, p.13). Cette même " haute " cour découvrit aussi pendant la guerre civile américaine une ambiguité de mots qui changeait complètement le sens de la loi dirigée contre l'armement des navires de pirates, et la transformait en sens contraire.
175 Reports, etc., for 30 th. april 1850.
176 En hiver, de 7 heures du matin à 7 heures du soir, si l'on veut.
177 " La présente loi (de 1850) a été un compromis par lequel les ouvriers employés livraient le bénéfice de la loi des dix heures en retour d'une période uniforme, pour le commencement et la fin du travail de ceux dont le travail est restreint. " (Reports, etc., for 30 th. april 1852, p.14.)
178 Reports, etc., for 30 th. sept. 1844, p.13. - 2. L.c.
179 " The délicate texture of the fabric in which they were employed requiring a lightness of touch, only to be acquired by their early introduction to these factories. " (L.c., p.20.)
180 Reports, etc., for 31 oct. 1861, p.26.
181 L.c., p.27. En général la population ouvrière soumise à la loi des fabriques, s'est physiquement beaucoup améliorée. Néanmoins on trouve dans les rapports officiels du Dr Grennhow le tableau suivant :
Tant pour 100 des adultes occupés dans les manufactures
Chiffre de mortalité pour affection des poumons sur 100 000 hommes
Nom du district
Chiffre de mortalité pour affection des poumons sur 100 000 femmes
Tant pour 100 des femmes occupées dans les manufactures
Genre d'occupation
14,9
598
Wigan
644
18,0
Coton
42 , 6
708
Blackburn
734
34,9
-
37,3
547
Halifax
564
20,4
Worsted
(Laine filée)
41,9
611
Bradford
606
30,0
-
21,0
691
Macclesfield
804
26,0
Soie
14,9
588
Leek
705
17,2
-
36,6
721
Stoke upon Trent
665
19,3
Poterie
30,4
726
Woolstanton
665
13,9
-305
Huit districts agricoles
340182 On sait avec quelle répugnance les " libre-échangistes " anglais renoncèrent aux droits protecteurs des manufactures de soie. Le service que leur rendait la protection contre l'importation française, leur rend maintenant le manque de protection pour les enfants employés dans leurs fabriques.
183 Reports, etc., for 30 th. april 1853, p.31.
184 Pendant les années de la plus haute prospérité pour l'industrie cotonnière anglaise, 1859 et 1860, quelques fabricants essayèrent, en offrant des salaires plus élevés pour le temps de travail extra, de déterminer les fileurs adultes, etc., à accepter une prolongation de la journée. Ceux-ci mirent fin à toute tentative de ce genre par un mémoire adressé aux fabricants, dans lequel il est dit entre autres : " Pour dire toute la vérité, notre vie nous est à charge, et tant que nous serons enchaînés à la fabrique presque deux jours de plus (vingt heures) par semaine que les autres ouvriers, nous nous sentirons comme des ilotes dans le pays, et nous nous reprocherons d'éterniser un système qui est une cause de dépérissement moral et physique pour nous et notre race... Nous vous avertissons donc respectueusement qu'à partir du premier jour de la nouvelle année, nous ne travaillerons plus une seule minute au-delà de soixante heures par semaine, de 5 h du matin à 6 h du soir, déduction faite des pauses légales de une heure et demie. " (Reports, etc., for 30 th. april 1860, p.30.)
185 Sur les moyens que fournit la rédaction de cette loi pour sa propre violation, compulser le rapport parlementaire : " Factory Regulations Acts " (6 août 1859) et dans ce rapport les observations de Leonhard Horner " Suggestions for Amending the Factory Acts to enable the Inspectors to prevent Illegal Working, now become very prevalent ".
186 " Des enfants de huit ans et d'autres plus âgés ont été réellement exténués de travail dans mon district, de 6 h du matin à 9 h du soir pendant le dernier semestre de l'année 1857. " (Reports, etc., for 31 oct. 1857, p.39)
187 " Il est admis que le " Printwork's Act " est un avortement pour ce qui regarde soit ses règlements protecteurs, soit ses règlements sur l'éducation. " (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p.62.)
188 Ainsi par ex. B. E. Potter dans une lettre adressée au Times du 24 mars 1863. Le Times lui rafraîchit la mémoire et lui rappelle la révolte des fabricants contre la loi des dix heures.
189 Entre autres M. W. Newmarch, collaborateur et éditeur de " L'Histoire des Prix " de Tooke. Est-ce donc un progrès scientifique que de faire de lâches concessions à l'opinion publique ?
190 La loi concernant les blanchisseries et les teintureries publiée en 1860, arrête que la journée de travail sera réduite provisoirement à douze heures le 1° août 1861, et à dix heures définitivement le 1° août 1862, C'est-à-dire dix heures et demie pour les jours ordinaires, et sept heures et demie pour les samedis. Or, lorsque arriva la fatale année 1862, la même vieille farce se renouvela. Messieurs les fabricants adressèrent au Parlement pétitions sur pétitions, pour obtenir qu'il leur fût permis, encore une petite année, pas davantage, de faire travailler douze heures les adolescents et les femmes... Dans la situation actuelle, disaient-ils (pendant la crise cotonnière), ce serait un grand avantage pour les ouvriers, si on leur permettait de travailler douze heures par jour et d'obtenir ainsi le plus fort salaire possible... La Chambre des communes était déjà sur le point d'adopter un bill dans ce sens; mais l'agitation ouvrière dans les blanchisseries de l'Écosse l'arrêta. (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p.14, 15.) Battu par les ouvriers au nom desquels il prétendait parler, le capital empruntant les besicles des juristes découvrit que la foi de 1860, comme toutes les lois du Parlement " pour la protection du travail " était rédigée en termes équivoques qui lui donnaient un prétexte d'exclure de la protection de la loi les " calendreurs et les finisseurs " (finishers). La juridiction anglaise, toujours au service du capital, sanctionna la chicanerie par un arrêt de la cour des plaids communs (common pleas). " Cet arrêt souleva un grand mécontentement parmi les ouvriers, et il est très regrettable que les intentions manifestes de la législation soient éludées sous prétexte d'une définition de mots défectueuse. " (L.c., p.18.)
191 Les " blanchisseurs en plein air " s'étaient dérobés à la loi de 1860 sur les blanchisseries, en déclarant faussement qu'ils ne faisaient point travailler de femmes la nuit. Leur mensonge fut découvert par les inspecteurs de fabrique, et en même temps, à la lecture des pétitions ouvrières, le Parlement vit s'évanouir toutes les sensations de fraîcheur qu'il éprouvait à l'idée d'une " blanchisserie en plein air ". Dans cette blanchisserie aérienne on emploie des chambres à sécher de 90 à 100 degrés Fahrenheit dans lesquelles travaillent principalement des jeunes filles. " Cooling" (rafraîchissement), tel est le terme technique qu'elles emploient pour leur sortie de temps à autre du séchoir. " Quinze jeunes filles dans les séchoirs, chaleur de 80 à 90° pour la toile, de 100° et plus pour la batiste (cambrics). Douze jeunes filles repassent dans une petite chambre de dix pieds carrés environ, chauffée par un poêle complètement fermé. Elles se tiennent tout autour de ce poêle qui rayonne une chaleur énorme, et sèche rapidement la batiste pour les repasseuses. Le nombre des heures de travail de " ces bras " est illimité. Quand il y a de l'ouvrage, elles travaillent jusqu'à 9 heures du soir ou jusqu'à minuit plusieurs jours de suite. (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p.56.) Un médecin fait cette déclaration : " Il n'y a point d'heures fixes pour le rafraîchissement, mais quand la température est insoutenable, ou que la sueur commence à salir les mains des ouvrières, on leur permet de sortir deux minutes... Mon expérience dans le traitement des maladies de ces ouvrières me force à constater que leur état de santé est fort au-dessous de celui des ouvrières en coton (et le capital, dans sa pétition au Parlement, les avait dépeintes comme plus roses et plus joufflues que les Flamandes de Rubens). Leurs maladies principales sont : la phtisie, la bronchite, les affections de l'utérus, l'hystérie sous sa forme la plus horrible et le rhumatisme. Elles proviennent toutes, selon moi, de l'atmosphère surchauffée de leurs chambres de travail et du manque de vêtements convenables qui puissent les protéger, quand elles sortent dans les mois d'hiver, contre l'air froid et humide. " (L.c., p.56,57.) Les inspecteurs de fabrique remarquent à propos de la loi arrachées ensuite en 1863, à ces joviaux blanchisseurs en plein air : " Cette loi non seulement n'accorde pas aux ouvriers la protection qu'elle semble accorder, mais elle est formulée de telle sorte, que sa protection n'est exigible que lorsqu'on surprend en flagrant délit de travail, après 8 heures du soir, des femmes et des enfants; et même dans ce cas la méthode prescrite pour faire la preuve a des clauses telles, qu'il est à peine possible de sévir. " (L. c., p. 52.) " Comme loi se proposant un but humain et éducateur, elle est complètement manquée. Car enfin, on ne dira pas qu'il est humain d'autoriser des femmes et des enfants, ou, ce qui revient au même, de les forcer à travailler quatorze heures par jour et peut-être encore plus longtemps, avec ou sans repos, comme cela se rencontre, sans considération d'âge, de sexe, et sans égard pour les habitudes sociales des familles voisines des blanchisseries. " (Reports, etc., for 30 th. april 1863, p. 40.)
192 Depuis 1866, époque à laquelle j'écrivais ceci, il s'est opéré une nouvelle réaction. Les capitalistes, dans les branches d'industrie menacées d'être soumises à la législation des fabriques, ont employé toute leur influence parlementaire pour soutenir leur " droit de citoyen " à l'exploitation illimitée de la force de travail. Ils ont trouvé naturellement dans le ministère libéral Gladstone des serviteurs de bonne volonté.
193 " La conduite de chacune de ces classes (capitalistes et ouvriers) a été le résultat de la situation relative dans laquelle elles ont été placées. " (Reports, etc., for 31 st. oct. 1848, p.112.)
194 " Deux conditions sont requises pour qu'une industrie soit sujette à être inspectée et que le travail puisse y être restreint; il faut qu'on y fasse usage de la force d'eau ou de vapeur et qu'on y fabrique certains tissus spéciaux. " (Reports, etc., for 31 oct. 1864, p.8.)
195 On trouve sur la situation de ce genre d'industrie de très nombreux renseignements dans les derniers rapports de la " Children's employment commission ".
196 " Les lois de la dernière session (1864) embrassent une foule d'industries dont les procédés sont très différents, et l'usage de la vapeur pour mettre en mouvement les machines n'est plus comme précédemment un des éléments nécessaires pour constituer ce que légalement on nomme une fabrique. " (Reports, etc., for 31 oct. 1864, p.8.)
197 La Belgique, ce paradis du libéralisme continental, ne laisse voir aucune trace de ce mouvement. Même dans ses houillères et ses mines de métal, des travailleurs des deux sexes et de tout âge sont consommés avec une " liberté " complète, sans aucune limite de temps. Sur mille personnes employées il y a sept cent trente-trois hommes, quatre-vingt-huit femmes, cent trente-cinq garçons et quarante-quatre jeunes filles au-dessous de seize ans. Dans les hauts fourneaux sur mille également, il y a six cent quatre-vingt-huit hommes, cent quarante-neuf femmes, quatre- vingt-dix-huit garçons et quatre-vingt-cinq jeunes filles au-dessous de seize ans. Ajoutons à cela que le salaire est peu élevé en comparaison de l'exploitation énorme des forces de travail parvenues ou non à maturité; il est par jour en moyenne de deux shillings huit pence pour hommes, un shilling huit pence pour femmes et deux shillings six pence pour les garçons. Aussi la Belgique a-t-elle en 1863, comparativement avec 1850, à peu près doublé la quantité et la valeur de son exportation de charbon, de fer, etc.
198 Quand Robert Owen, immédiatement après les dix premières années de ce siècle, soutint théoriquement non seulement la nécessité d'une limitation de la journée de travail, mais encore établit réellement la journée de dix-heures dans sa fabrique de New-Lamark, on se moqua de cette innovation comme d'une utopie communiste. On persifla son " union du travail productif avec l'éducation des enfants ", et les coopérations ouvrières qu'il appela le premier à la vie. Aujourd'hui la première de ces utopies est une loi de l'Etat, la seconde figure comme phrase officielle dans tous les Factory Acts, et la troisième va jusqu'à servir de manteau pour couvrir des manœuvres réactionnaires.
199 Ure, trad. franc., Philosophie des manufactures. Paris, 1836, t. II, p.39, 40, 67, etc.
200 Dans le compte rendu du congrès international de statistique tenu à Paris en 1855, il est dit entre autres que la loi française, qui restreint à douze heures la durée du travail quotidien dans les fabriques et les ateliers, n'établit pas d'heures fixes entre lesquelles ce travail doit s'accomplir. Ce n'est que pour le travail des enfants que la période entre 5 heures du matin et 9 heures du soir est prescrite. Aussi des fabricants usent-ils du droit que leur accorde ce fatal silence pour faire travailler sans interruption tous les jours, excepté peut-être le dimanche. Ils emploient pour cela deux séries différentes de travailleurs, dont aucune ne passe plus de douze heures à l'atelier; mais l'ouvrage, dans l'établissement, dure jour et nuit. " La loi est satisfaite, mais l'humanité l'est-elle également ? " Outre l'influence destructrive du travail de nuit sur l'organisme humain, on y fait ressortir encore la fatale influence de la confusion pendant la nuit des deux sexes dans les mêmes ateliers très mal éclairés.
201 " Dans mon district, par exemple, un même fabricant est, dans les mêmes établissements, blanchisseur et teinturier, et comme tel soumis à l'acte qui règle les blanchisseries et les teintureries de plus imprimeur, et comme tel soumis au " Printwork's Act "; enfin finisseur (finisher), et comme tel soumis au " Factory Act... " (Reports of M. Redgrave, dans Reports, etc., for 31 oct. 1861, p.20.) Après avoir énuméré les divers articles de ces lois et fait ressortir la complication qui en résulte, M. Redgrave ajoute : " On voit combien il doit être difficile d'assurer l'exécution de ces trois règlements parlementaires, s'il plait au fabricant d'éluder la loi. " Mais ce qui est assuré par là à MM. les juristes, ce sont les procès.
202 Enfin les inspecteurs de fabrique se sentent le courage de dire : " Ces objections (du capital contre la limitation légale du temps de travail) doivent succomber devant le grand principe des droits du travail... Il y a un temps où le droit du patron sur le travail de son ouvrier cesse, et où celui-ci reprend possession de lui-même. " (Reports, etc., for 31 oct. 1862, p.54.)
203 " Nous, les travailleurs de Dunkirk, déclarons que la longueur du temps de travail requise sous le système actuel est trop grande, et que, loin de laisser à l'ouvrier du temps pour se reposer et s'instruire, elle le plonge dans un état de servitude qui ne vaut guère mieux que l'esclavage (a condition of servitude but little better than slavery). C'est pourquoi nous décidons que huit heures suffisent pour une journée de travail et doivent être reconnues légalement comme suffisantes; que nous appelons à notre secours la presse, ce puissant levier... et que nous considérons tous ceux qui nous refuseront cet appui comme ennemis de la réforme du travail et des droits du travailleur. " (Décisions des travailleurs de Dunkirk, Etat de New York, 1866).
204 Reports, etc., for 31 oct. 1848, p.112.
205 " Ces procédés (les manœuvres du capital, par exemple, de 1848 à 1850) ont fourni des preuves incontestables de la fausseté de l'assertion si souvent mise en avant, d'après laquelle les ouvriers n'ont pas besoin de protection, mais peuvent être considérés comme des agents libres dans la disposition de la seule propriété qu'ils possèdent, le travail de leurs mains et la sueur de leurs fronts. " (Reports, etc., for 30 th. april 1851, p.45.) (Le travail libre, si on peut l'appeler ainsi, même dans un pays libre, requiert le bras puissant de la loi pour le protéger. " (Reports, etc., for 31 oct. 1864, p.34.) " Permettre, est la même chose que forcer... de travailler quatorze heures par jour, avec ou sans repos. " (Reports, etc., for 30 th. april 1863, p.40.)
206 Friedrich Engels, l.c., p.5.
207 Paroles de Henri Heine.
208 " Dans les branches d'industrie qui lui sont soumises, le bill des dix heures a sauvé les ouvriers d'une dégénérescence complète et a protégé tout ce qui regarde leur condition physique. " (Reports, etc., for 31 oct. 1849, p. 47-52). " Le capital (dans les fabriques) ne peut jamais entretenir les machines en mouvement au-delà d'une période de temps déterminée sans porter atteinte à la santé et à la moralité des ouvriers, et ceux-ci ne sont point en position de se protéger eux-mêmes. " (L c., p.8.)
209 " Un bienfait encore plus grand, c'est la distinction enfin clairement établie entre le temps propre de l'ouvrier et celui de son maître. L'ouvrier sait maintenant quand le temps qu'il a vendu finit, et quand commence celui qui lui appartient; et cette connaissance le met à même de disposer d'avance de ses propres minutes suivant ses vues et projets. " (L.c., p.52.) " En constituant les ouvriers maîtres de leur propre temps, la législation manufacturière leur a donne une énergie morale qui les conduira un jour à la possession du pouvoir politique."(L.c., p.47). Avec une ironie contenue et en termes très circonspects, les inspecteurs de fabrique donnent à entendre que la loi actuelle des dix heures n'a pas été sans avantages pour le capitaliste. Elle l'a délivré, jusqu'à un certain point, de cette brutalité naturelle qui lui venait de ce qu'il n'était qu'une simple personnification du capital et lui a octroyé quelque loisir pour sa propre éducation. Auparavant " le maître n'avait de temps que pour l'argent; le serviteur que pour le travail ". (L.c., p 48.)
210 Dans le texte, il est toujours supposé, non seulement que la valeur d'une force de travail moyenne est constante, mais encore que tous les ouvriers employés par un capitaliste ne sont que des forces moyennes. Il y a des cas exceptionnels où la plus-value produite n'augmente pas proportionnellement au nombre des ouvriers exploités, mais alors la valeur de la force de travail ne reste pas constante.
211 Cette loi élémentaire semble inconnue à messieurs les économistes vulgaires, qui, nouveaux Archimèdes mais à rebours, croient avoir trouvé dans la détermination des prix du marché du travail par I'offre et la demande le point d'appui au moyen duquel ils ne soulèveront pas le monde, mais le maintiendront en repos.
212 Dans le livre quatrième.
213 " Le travail, qui est le temps économique de la société, est une quantité donnée, soit dix heures par jour d'un million d'hommes, ou dix millions d'heures... Le capital a sa limite d'accroissement. Cette limite peut, à toute période de l'année, être atteinte dans l'extension actuelle du temps économique employé. " An Essay on the political Economy of nations. London, 1821, p.48, 49.
214 " Le fermier ne peut pas compter sur son propre travail; et s'il le fait, je maintiens qu'il y perdra. Sa fonction est de tout surveiller. Il faut qu'il ait l'œil sur son batteur en grange, ses faucheurs, ses moissonneurs, etc. Il doit constamment faire le tour de ses clôtures et voir si rien n'est négligé, ce qui aurait lieu certainement s'il se confinait en une place quelconque. " (An Enquiry into the Connection between, the Price of Provisions, and the Size of Farms, etc., by a Farmer. London, 1773, p. 12) . Cet écrit est très intéressant. On peut y étudier la genèse du " capitalist farmer " ou " merchant farmer ", comme il est appelé en toutes lettres et y lire sa glorification vis-à-vis du " petit fermier " qui n'a qu'un souci, celui de sa subsistance. - " La classe des capitalistes est d'abord en partie et finalement tout à fait délivrée de la nécessité du travail manuel. " Textbook of Lectures on rite Polit. Economy of Nations by the Rev. Richard Jones. Hertford, 1852, lecture III.
215 La théorie moléculaire de la chimie moderne, développée pour la première fois scientifiquement par Laurent et Gerhardt, a pour base cette loi.
216 " Compagnie monopolia ". Tel est le nom que donne Martin Luther à ce genre d'institutions.
217 Reports of Insp. of Fact. for 30th. april 1849, p.59.
218 L.c., p.60. L'inspecteur de fabrique Stuart, écossais lui-même, et contrairement aux inspecteurs anglais, tout à fait imbu de la manière de voir capitaliste, affirme expressément que cette lettre, qu'il annexe à son rapport, est " la communication la plus utile qui lui ait été faite par les fabricants qui emploient le système des relais, et qu'elle a principalement pour but d'écarter les préjugés et de lever les scrupules que sou lève ce système ".
K. Marx : Le Capital (Livre I - section III)
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Karl Marx
Le Capital
Livre I
Section IV :
La production de la plus-value relative
Table des matières
Chapitre XII : La plus-value relative 3
Chapitre XIII : Coopération 6
Chapitre XIV : Division du travail et manufacture 10
I. - Double origine de la manufacture 10
II. - Le travailleur parcellaire et son outil 11
III. - Mécanisme général de la manufacture. Ses deux formes fondamentales. Manufacture hétérogène et manufacture sérielle. 12
IV. - Division du travail dans la manufacture et dans la société 16
V. - Caractère capitaliste de la manufacture 18
Chapitre XV : Machinisme et grande industrie 22
I. - Développement des machines et de la production mécanique 22
II. - Valeur transmise par la machine au produit 27
III. - Réaction immédiate de l'industrie mécanique sur le travailleur 30
A. Appropriation des forces de travail supplémentaires. Travail des femmes et des enfants. 30
B. Prolongation de la journée de travail. 33
C. Intensification du travail. 35
IV. - La fabrique 41
V. - Lutte entre travailleur et machine 44
VI. - Théorie de la compensation 48
VII. - Répulsion et attraction des ouvriers par la fabrique. Crises de l'industrie cotonnière. 52
VIII. - Révolution opérée dans la manufacture, le métier et le travail à domicile par la grande industrie 58
A. Suppression de la coopération fondée sur le métier et la division du travail 58
B. Réaction de la fabrique sur la manufacture et le travail à domicile. 59
C. La manufacture moderne. 59
D. Le travail moderne à domicile 61
E. Passage de la manufacture moderne et du travail à domicile à la grande industrie. 62
IX. - Législation de fabrique 67
X. - Grande industrie et agriculture 76
Chapitre XII : La plus-value relative
Jusqu'ici, nous avons considéré la partie de la journée de travail où l'ouvrier ne fait que compenser la valeur que le capitaliste lui paie, comme une grandeur constante, ce qu'elle est réalité dans des conditions de production invariables. Au-delà de ce temps nécessaire, le travail pouvait être prolongé de deux, trois, quatre, cinq, six, etc., heures. D'après la grandeur de cette prolongation, le taux de la plus-value et la longueur de la journée variaient. Si le temps de travail nécessaire était constant, la journée entière était au contraire variable.
Supposons maintenant une journée de travail dont les limites et la division en travail nécessaire et surtravail soient données. Que la ligne a c
a--------------------b----c
représente par exemple une journée de douze heures, la partie ab x heures de travail nécessaire, et la partie bc deux heures de surtravail. Comment la production de plus-value peut-elle être augmentée, sans prolonger ac ?
Bien que la grandeur ac soit fixe, bc semble pouvoir être prolongé, sinon par son extension au-delà du point fixe c qui en même temps le point final de la journée, du moins en reculant son point initial b dans la direction de a. Supposons que dans la ligne
a------------------b'--b----c
bb' soit égale à la moitié de bc, c'est-à-dire à une heure de travail. Si maintenant dans ac le point b est reculé vers b', le surtravail dévient b'c, il augmente de moitié, de deux à trois heures, bien que la journée entière ne compte toujours que douze heures. Cette extension du surtravail de bc à b'c, de deux à trois heures, est cependant impossible sans une contraction de ab à ab', du travail nécessaire de neuf à dix heures. Le raccourcissement du travail nécessaire correspondrait ainsi à la prolongation du surtravail, ou bien une partie du temps que jusqu'ici l'ouvrier consomme en réalité pour lui-même, se transformerait en temps de travail pour le capitaliste. Les limites de la journée ne seraient pas changées, mais sa division en travail nécessaire et surtravail.
D'autre part, la durée du surtravail est fixée dès que sont données les limites de la journée et la valeur journalière de la force de travail. Si celle-ci s'élève à cinq shillings - somme d'or où sont incorporées dix heures de travail - alors l'ouvrier doit travailler dix heures par jour pour compenser la valeur de sa force payée quotidiennement par le capitaliste, ou pour produire un équivalent des subsistances qu'il lui faut pour son entretien quotidien. La valeur de ces subsistances détermine la valeur journalière de sa force1, et la valeur de celle-ci détermine la durée quotidienne de son travail nécessaire. En soustrayant de la journée entière le temps de travail nécessaire, on obtient la grandeur du surtravail. Dix heures soustraites de douze, il en reste deux, et, dans les conditions données, il est difficile de voir comment le surtravail pourrait être prolongé au-delà de deux heures. Assurément, au lieu de cinq shillings, le capitaliste peut ne payer à l'ouvrier que quatre shillings six pence ou moins encore. Neuf heures de travail suffiraient pour reproduire cette valeur de quatre shillings six pence; le surtravail s'élèverait alors de un sixième à un quatrième de la journée, et la plus-value de un shilling à un shilling six pence. Ce résultat ne serait cependant obtenu qu'en abaissant le salaire de l'ouvrier au-dessous de la valeur de sa force de travail. Avec les quatre shillings six pence qu'il produit en neuf heures, il disposerait de un dixième de moins qu'auparavant pour ses moyens de subsistance, et, par conséquent, ne reproduirait sa propre force que d'une manière défectueuse. Le surtravail serait prolongé, grâce à une transgression de sa limite normale bc, par un vol commis sur le temps de travail nécessaire.
Or, quoique cette pratique joue un rôle des plus importants dans le mouvement réel du salaire, elle n'a aucune place ici où l'on suppose que toutes les marchandises, et par conséquent aussi la force de travail, sont achetées et vendues à leur juste valeur. Ceci une fois admis, le temps de travail nécessaire à l'entretien de l'ouvrier ne peut pas être abrégé en abaissant son salaire au-dessous de la valeur de sa force mais seulement en réduisant cette valeur même. Les limites à la journée étant données, la prolongation du surtravail doit résulter de la contraction du temps de travail nécessaire et non la contraction du travail nécessaire de l'expansion du surtravail. Dans notre exemple, pour que le travail nécessaire diminue de un dixième, descende de dix à neuf heures, et que par cela même le surtravail monte de deux à trois heures, il faut que la valeur de la force de travail tombe réellement de un dixième.
Une baisse de un dixième suppose que la même masse de subsistances produite d'abord en dix heures, n'en nécessite plus que neuf -, chose impossible sans que le travail ne gagne en force productive. - Un cordonnier peut, par exemple, avec des moyens donnés faire en douze heures une paire de bottes. Pour qu'il en fasse dans le même temps deux paires, il faut doubler la force productive de son travail, ce qui n'arrive pas sans un changement dans ses instruments ou dans sa méthode de travail ou dans les deux à la fois. Il faut donc qu'une révolution s'accomplisse dans les conditions de production.
Par augmentation de la force productive ou de la productivité du travail, nous entendons en général un changement dans ses procédés, abrégeant le temps socialement nécessaire à la production d'une marchandise, de telle sorte qu'une quantité moindre de travail acquiert la force de produire plus de valeurs d'usage2. Le mode de production était censé donné quand nous examinions la plus-value provenant de la durée prolongée du travail. Mais dès qu'il s'agit de gagner de la plus-value par la transformation du travail nécessaire en surtravail, il ne suffit plus que le capital, tout en laissant intacts les procédés traditionnels du travail, se contente d'en prolonger simplement la durée. Alors il lui faut au contraire transformer les conditions techniques et sociales c'est-à-dire le mode de la production. Alors seulement il pourra augmenter la productivité du travail, abaisser ainsi la valeur de la force de travail et abréger par cela même le temps exigé pour la reproduire.
Je nomme plus-value absolue la plus-value produite par la simple prolongation de la journée de travail, et plus-value relative la plus-value qui provient au contraire de l'abréviation du temps de travail nécessaire et du changement correspondant dans la grandeur relative des deux parties dont se compose la journée.
Pour qu'il fasse baisser la valeur de la force de travail, l'accroissement de productivité doit affecter des branches d'industrie dont les produits déterminent la valeur de cette force, c'est-à-dire des industries qui fournissent ou les marchandises nécessaires à l'entretien de l'ouvrier ou les moyens de production de ces marchandises. En faisant diminuer leur prix, l'augmentation de la productivité fait en même temps tomber la valeur de la force de travail. Au contraire, dans les branches d'industrie qui ne fournissent ni les moyens de subsistance ni leurs éléments matériels, un accroissement de productivité n'affecte point la valeur de la force de travail.
Le meilleur marché d'un article ne fait déprécier la force de travail que dans la proportion suivant laquelle il entre dans sa reproduction. Des chemises, par exemple, sont un objet de première nécessité, mais il y en a bien d'autres. La baisse de leur prix diminue seulement la dépense de l'ouvrier pour cet objet particulier. La somme totale des choses nécessaires à la vie ne se compose cependant que de tels articles provenant d'industries distinctes. La valeur de chaque article de ce genre entre comme quote-part dans la valeur de la force de travail dont la diminution totale est mesurée par la somme des raccourcissements du travail nécessaire dans toutes ces branches de production spéciales. Ce résultat final, nous le traitons ici comme s'il était résultat immédiat et but direct. Quand un capitaliste, en accroissant la force productive du travail, fait baisser le prix des chemises, par exemple, il n'a pas nécessairement l'intention de faire diminuer par là la valeur de la force de travail et d'abréger ainsi la partie la journée où l'ouvrier travaille pour lui-même; mais au bout du compte, ce n'est qu'en contribuant à ce résultat qu'il contribue à l'élévation du taux général de la plus-value3. Les tendances générales et nécessaires du capital sont à distinguer des formes sous lesquelles elles apparaissent.
Nous n'avons pas à examiner ici comment les tendances immanentes de la production capitaliste se réfléchissent dans le mouvement des capitaux individuels, se font valoir comme lois coercitives de la concurrence et par cela même s'imposent aux capitalistes comme mobiles de leurs opérations.
L'analyse scientifique de la concurrence présuppose en effet l'analyse de la nature intime du capital. C'est ainsi que le mouvement apparent des corps célestes n'est intelligible que pour celui qui connaît leur mouvement réel. Cependant, pour mieux faire comprendre la production de la plus-value relative, nous ajouterons quelques considérations fondées sur les résultats déjà acquis dans le cours de nos recherches.
Mettons que dans les conditions ordinaires du travail on fabrique, en une journée de douze heures, douze pièces (d'un article quelconque) valant douze shillings. Mettons encore qu'une moitié de cette valeur de douze shillings provienne du travail de douze heures, l'autre moitié des moyens de production consommés par lui. Chaque pièce coûtera alors un shilling ou douze pence, soit six pence pour matière première, et six pence pour la valeur ajoutée par le travail. Qu'un capitaliste réussisse grâce à un nouveau procédé à doubler la productivité du travail et à faire ainsi fabriquer en douze heures vingt-quatre pièces. La valeur des moyens de production restant la même, le prix de chaque pièce tombera à neuf pence, soit six pence pour la matière première, et trois pence pour la façon ajoutée par le dernier travail. Bien que la force productive soit doublée, la journée de travail ne crée toujours qu'une valeur de six shillings, mais c'est sur un nombre de produits double qu'elle se distribue maintenant. Il n'en échoit donc plus à chaque pièce que un vingt-quatrième au lieu de un douzième, trois pence au lieu de six pence. Au lieu d'une heure, il n'est plus ajouté qu'une demi-heure de travail aux moyens de production pendant leur métamorphose en produit. La valeur individuelle de chaque pièce, produite dans ces conditions exceptionnelles, va donc tomber au-dessous de sa valeur sociale, ce qui revient à dire qu'elle coûte moins de travail que la masse des mêmes articles produits dans les conditions sociales moyennes. La pièce coûte en moyenne un shilling ou représente deux heures de travail social; grâce au nouveau procédé, elle ne coûte que neuf pence ou ne contient qu'une heure et demie de travail.
Or, valeur d'un article veut dire, non sa valeur individuelle, mais sa valeur sociale, et celle-ci est déterminée par le temps de travail qu'il coûte, non dans un cas particulier, mais en moyenne. Si le capitaliste qui emploie la nouvelle méthode, vend la pièce à sa valeur sociale de un shilling, il la vend trois pence au-dessus de sa valeur individuelle, et réalise ainsi une plus-value extra de trois pence. D'autre part, la journée de douze heures lui rend deux fois plus de produits qu'auparavant. Pour les vendre, il a donc besoin d'un double débit ou d'un marché deux fois plus étendu. Toutes circonstances restant les mêmes, ses marchandises ne peuvent conquérir une plus large place dans le marché qu'en contractant leurs prix. Aussi les vendra-t-il au-dessus de leur valeur individuelle, mais au-dessous de leur valeur sociale, soit à dix pence la pièce. Il réalisera ainsi une plus-value extra de un penny par pièce. Il attrape ce bénéfice, que sa marchandise appartienne ou non au cercle des moyens de subsistance nécessaires qui déterminent la valeur de la force de travail. On voit donc qu'indépendamment de cette circonstance chaque capitaliste est poussé par son intérêt à augmenter la productivité du travail pour faire baisser le prix des marchandises.
Cependant, même dans ce cas, l'accroissement de la plus-value provient de l'abréviation du temps de travail nécessaire et de la prolongation correspondante du surtravail4. Le temps de travail nécessaire s'élevait à dix heures ou la valeur journalière de la force de travail à cinq shillings; le surtravail était de deux heures, la plus-value produite chaque jour de un shilling. Mais notre capitaliste produit maintenant vingt-quatre pièces qu'il vend chacune dix pence, ou ensemble vingt shillings. Comme les moyens de production lui coûtent douze shillings, quatorze deux cinquièmes pièces ne font que compenser le capital constant avancé. Le travail de douze heures s'incorpore donc dans les neuf trois cinquièmes pièces restantes, dont six représentent le travail nécessaire et trois cinquièmes le surtravail. Le rapport de travail nécessaire au surtravail qui, dans les conditions sociales moyennes, était comme cinq est à un, n'est ici que comme cinq est à trois.
On arrive au même résultat de la manière suivante : la valeur du produit de la journée de douze heures est pour notre capitaliste de vingt shillings sur lesquels douze appartiennent aux moyens de production dont la valeur ne fait que reparaître. Restent donc huit shillings comme expression monétaire de la valeur nouvelle produite dans douze heures, tandis qu'en moyenne cette somme de travail ne s'exprime que par six shillings. Le travail d'une productivité exceptionnelle compte comme travail complexe, ou crée dans un temps donné plus de valeur que le travail social moyen du même genre. Mais notre capitaliste continue à payer cinq shillings pour la valeur journalière de la force de travail dont la reproduction coûte maintenant à l'ouvrier sept heures et demie au lieu de dix, de sorte que le surtravail s'accroît de deux heures et demie, et que la plus-value monte de un à trois shillings.
Le capitaliste qui emploie le mode de production perfectionné s'approprie par conséquent sous forme de surtravail une plus grande partie de la journée de l'ouvrier que ses concurrents. Il fait pour son compte particulier ce que le capital fait en grand et en général dans la production de la plus-value relative. Mais d'autre part, cette plus-value extra disparaît dès que le nouveau mode de production se généralise et qu'en même temps s'évanouit la différence entre la valeur individuelle et la valeur sociale des marchandises produites à meilleur marché.
La détermination de la valeur par le temps de travail s'impose comme loi au capitaliste employant des procédés perfectionnés, parce qu'elle le force à vendre ses marchandises au-dessous de leur valeur sociale; elle s'impose à ses rivaux, comme loi coercitive de la concurrence, en les forçant à adopter le nouveau mode de production5. Le taux général de la plus-value n'est donc affecté en définitive que lorsque l'augmentation de la productivité du travail fait baisser le prix des marchandises comprises dans le cercle des moyens de subsistance qui forment des éléments de la valeur de la force de travail.
La valeur des marchandises est en raison inverse de la productivité du travail d'où elles proviennent. Il en est de même de la force de travail, puisque sa valeur est déterminée par la valeur des marchandises. Par contre, la plus-value relative est en raison directe de la productivité du travail. Celle-là monte et descend avec celle-ci. Une journée de travail social moyenne dont les limites sont données, produit toujours la même valeur, et celle-ci, si l'argent ne change pas de valeur, s'exprime toujours dans le même prix, par exemple de six shillings, quelle que soit la proportion dans laquelle cette somme se divise en salaire et plus-value. Mais les subsistances nécessaires deviennent-elles à meilleur marché par suite d'une augmentation de la productivité du travail, alors la valeur journalière de la force de travail subit une baisse, par exemple, de cinq à trois shillings et la plus-value s'accroît de deux shillings. Pour reproduire la force de travail, il fallait d'abord dix heures par jour et maintenant six heures suffisent. Quatre heures sont ainsi dégagées et peuvent être annexées au domaine du surtravail. Le capital a donc un penchant incessant et une tendance constante à augmenter la force productive du travail pour baisser le prix des marchandises, et par suite - celui du travailleur6.
Considérée en elle-même, la valeur absolue des marchandises est indifférente au capitaliste. Ce qui l'intéresse, c'est seulement la plus-value qu'elle renferme et qui est réalisable par la vente. Réalisation de plus-value implique compensation faite de la valeur avancée. Or, comme la plus-value relative croît en raison directe du développement de la force productive du travail, tandis que la valeur des marchandises est en raison inverse du même développement; puisque ainsi les mêmes procédés qui abaissent le prix des marchandises élèvent la plus-value qu'elles contiennent, on a la solution de la vieille énigme; on n'a plus à se demander pourquoi le capitaliste qui n'a à cœur que la valeur d'échange s'efforce sans cesse de la rabaisser.
C'est là une contradiction qu'un des fondateurs de l'économie politique, le docteur Quesnay, jetait à la tête de ses adversaires, qui ne trouvaient rien à répondre :
" Vous convenez, disait-il, que plus on peut, sans préjudice, épargner de frais ou de travaux dispendieux dans la fabrication des ouvrages des artisans, plus cette épargne est profitable par la diminution des prix des ouvrages. Cependant, vous croyez que la production de richesse qui résulte des travaux des artisans consiste dans l'augmentation de la valeur vénale de leurs ouvrages7. "
Dans la production capitaliste, l'économie de travail au moyen du développement de la force productive8 ne vise nullement à abréger la journée de travail. Là, il ne s'agit que de la diminution du travail qu'il faut pour produire une masse déterminée de marchandises. Que l'ouvrier, grâce à la productivité multipliée de son travail, produise dans une heure, par exemple, dix fois plus qu'auparavant, en d'autres termes, qu'il dépense pour chaque pièce de marchandise dix fois moins de travail, cela n'empêche point qu'on continue à le faire travailler douze heures et à le faire produire dans ces douze heures mille deux cents pièces au lieu de cent vingt, ou même qu'on prolonge sa journée à dix-huit heures, pour le faire produire mille huit cents pièces. Chez des économistes de la profondeur d'un Mac Culloch, d'un Senior et tutti quanti, on peut donc lire à une page - que l'ouvrier doit des remerciements infinis au capital, qui, par le développement des forces productives, abrège le temps de travail nécessaire - et à la page suivante, qu'il faut prouver cette reconnaissance en travaillant désormais quinze heures au lieu de dix heures.
Le développement de la force productive du travail, dans la production capitaliste, a pour but de diminuer la partie de la journée où l'ouvrier doit travailler pour lui-même, afin de prolonger ainsi l'autre partie de la journée où il peut travailler gratis pour le capitaliste. Dans certains cas, on arrive au même résultat sans aucune diminution du prix des marchandises, comme nous le montrera l'examen que nous allons faire des méthodes particulières de produire la plus-value relative.
Chapitre XIII : Coopération
La production capitaliste ne commence en fait à s'établir que là où un seul maître exploite beaucoup de salariés à la fois, où le procès de travail, exécuté sur une grande échelle, demande pour l'écoulement de ses produits un marché étendu. Une multitude d'ouvriers fonctionnant en même temps sous le commandement du même capital, dans le même espace (ou si l'on veut sur le même champ de travail), en vue de produire le même genre de marchandises, voilà le point de départ historique de la production capitaliste. C'est ainsi qu'à son début, la manufacture proprement dite se distingue à peine des métiers du moyen âge si ce n'est pas le plus grand nombre d'ouvriers exploités simultanément. L'atelier du chef de corporation n'a fait qu'élargir ses dimensions. La différence commence par être purement quantitative.
Le nombre des ouvriers exploités ne change en rien le degré d'exploitation, c'est-à-dire le taux de la plus-value que rapporte un capital donné. Et des changements ultérieurs qui affecteraient le mode de production, ne semblent pas pouvoir affecter le travail en tant qu'il crée de la valeur. La nature de la valeur le veut ainsi. Si une journée de douze heures se réalise en six shillings, cent journées se réaliseront en 6 shillings x 100; douze heures de travail étaient d'abord incorporées aux produits, maintenant mille deux cents le seront. Cent ouvriers travaillant isolément, produiront donc autant de valeur que s'ils étaient réunis sous la direction du même capital.
Néanmoins, en de certaines limites une modification a lieu. Le travail réalisé en valeur est du travail de qualité sociale moyenne, c'est-à-dire la manifestation d'une force moyenne. Une moyenne n'existe qu'entre grandeurs de même dénomination. Dans chaque branche d'industrie l'ouvrier isolé, Pierre ou Paul, s'écarte plus ou moins de l'ouvrier moyen. Ces écarts individuels ou ce que mathématiquement on nomme erreurs se compensent et s'éliminent dès que l'on opère sur un grand nombre d'ouvriers. Le célèbre sophiste et sycophante Edmund Burke, se basant sur sa propre expérience de fermier, assure que même " dans un peloton aussi réduit " qu'un groupe de cinq garçons de ferme, toute différence individuelle dans le travail disparaît, de telle sorte que cinq garçons de ferme anglais adultes pris ensemble font, dans un temps donné, autant de besogne que n'importe quel cinq autres9. Que cette observation soit exacte ou non, la journée d'un assez grand nombre d'ouvriers exploités simultanément constitue une journée de travail social, c'est-à-dire moyen. Supposons que le travail quotidien dure douze heures. Douze ouvriers travailleront alors cent quarante-quatre heures par jour, et quoique chacun d'eux s'écarte plus ou moins de la moyenne et exige par conséquent plus ou moins temps pour la même opération, leur journée collective comptant cent quarante-quatre heures possède la même qualité sociale moyenne. Pour le capitaliste qui exploite les douze ouvriers la journée de travail est de cent quarante-quatre heures et la journée individuelle de chaque ouvrier ne compte plus que comme quote-part de cette journée collective; il importe peu que les douze coopèrent à un produit d'ensemble, ou fassent simplement la même besogne côte à côte. Mais si au contraire les douze ouvriers étaient répartis entre six petits patrons, ce serait pur hasard si chaque patron tirait de sa paire la même valeur et réalisait par conséquent le taux général de la plus-value. Il y aura des divergences. Si un ouvrier dépense dans la fabrication d'un objet beaucoup plus d'heures qu'il n'en faut socialement et qu'ainsi le temps de travail nécessaire pour lui individuellement s'écarte d'une manière sensible de la moyenne, alors son travail ne comptera plus comme travail moyen, ni sa force comme force moyenne; elle se vendra au-dessous du prix courant ou pas du tout.
Un minimum d'habileté dans le travail est donc toujours sous-entendu et nous verrons plus tard que la production capitaliste sait le mesurer. Il n'en est pas moins vrai que ce minimum s'écarte de la moyenne, et cependant la valeur moyenne de la force de travail doit être payée. Sur les six petits patrons l'un retirera donc plus, l'autre moins que le taux général de la plus-value. Les différences se compenseront pour la société, mais non pour le petit patron. Les lois de la production de la valeur ne se réalisent donc complètement que pour le capitaliste qui exploite collectivement beaucoup d'ouvriers et met ainsi en mouvement du travail social moyen10.
Même si les procédés d'exécution ne subissent pas de changements, l'emploi d'un personnel nombreux amène une révolution dans les conditions matérielles du travail. Les bâtiments, les entrepôts pour les matières premières et marchandises en voie de préparation, les instruments, les appareils de toute sorte, en un mot les moyens de production servent à plusieurs ouvriers simultanément : leur usage devient commun. Leur valeur échangeable ne s'élève pas parce qu'on en tire plus de services utiles mais parce qu'ils deviennent plus considérables. Une chambre où vingt tisserands travaillent avec vingt métiers doit être plus spacieuse que celle d'un tisserand qui n'occupe que deux compagnons. Mais la construction de dix ateliers pour vingt tisserands travaillant deux à deux coûte plus que celle d'un seul où vingt travailleraient en commun. En général, la valeur de moyens de production communs et concentrés ne croît pas proportionnellement à leurs dimensions et à leur effet utile. Elle est plus petite que la valeur de moyens de production disséminés qu'ils remplacent et de plus se répartit sur une masse relativement plus forte de produits. C'est ainsi qu'un élément du capital constant diminue et par cela même la portion de valeur qu'il transfère aux marchandises. L'effet est le même que si l'on avait fabriqué par des procédés moins coûteux les moyens de production. L'économie dans leur emploi ne provient que de leur consommation en commun. Ils acquièrent ce caractère de conditions sociales de travail, qui les distingue des moyens de production éparpillés et relativement plus chers, lors même que les ouvriers rassemblés ne concourent pas à un travail d'ensemble, mais opèrent tout simplement l'un à côté de l'autre dans le même atelier. Donc, avant le travail lui-même, ses moyens matériels prennent un caractère social.
L'économie des moyens de production se présente sous un double point de vue. Premièrement elle diminue le prix de marchandises et par cela même la valeur de la force de travail. Secondement, elle modifie le rapport entre la plus-value et le capital avancé, c'est-à-dire la somme de valeur de ses parties constantes et variables. Nous ne traiterons ce dernier point que dans le troisième livre de cet ouvrage. La marche de l'analyse nous commande ce morcellement de notre sujet; il est d'ailleurs conforme à l'esprit de la production capitaliste. Là les conditions du travail apparaissent indépendantes du travailleur; leur économie se présente donc comme quelque chose qui lui est étranger et tout à fait distinct des méthodes qui servent à augmenter sa productivité personnelle.
Quand plusieurs travailleurs fonctionnent ensemble en vue d'un but commun dans le même procès de production ou dans des procès différents mais connexes, leur travail prend la forme coopérative11.
De même que la force d'attaque d'un escadron de cavalerie ou la force de résistance d'un régiment d'infanterie diffère essentiellement de la somme des forces individuelles, déployées isolément par chacun des cavaliers ou fantassins, de même la somme des forces mécaniques d'ouvriers isolés diffère de la force mécanique qui se développe dès qu'ils fonctionnent conjointement et simultanément dans une même opération indivise, qu'il s'agisse par exemple de soulever un fardeau, de tourner une manivelle ou d'écarter un obstacle12. Dans de telles circonstances le résultat du travail commun ne pourrait être obtenu par le travail individuel, ou ne le serait qu'après un long laps de temps ou sur une échelle tout à fait réduite. Il s'agit non seulement d'augmenter les forces productives individuelles mais de créer par le moyen de la coopération une force nouvelle ne fonctionnant que comme force collective13.
A part la nouvelle puissance qui résulte de la fusion de nombreuses forces en une force commune, le seul contact social produit une émulation et une excitation des esprits animaux (animal spirits) qui élèvent la capacité individuelle d'exécution assez pour qu'une douzaine de personnes fournissent dans leur journée combinée de cent quarante-quatre heures un produit beaucoup plus grand que douze ouvriers isolés dont chacun travaillerait douze heures, ou qu'un seul ouvrier qui travaillerait douze jours de suite14. Cela vient de ce que l'homme est par nature, sinon un animal politique, suivant l'opinion d'Aristote, mais dans tous les cas un animal social15.
Quand même des ouvriers opérant ensemble feraient en même temps la même besogne, le travail de chaque individu en tant que partie du travail collectif, peut représenter une phase différente dont l'évolution est accélérée par suite de la coopération. Quand douze maçons font la chaîne pour faire passer des pierres de construction du pied d'un échafaudage à son sommet, chacun d'eux exécute la même manœuvre et néanmoins toutes les manœuvres individuelles, parties continues d'une opération d'ensemble, forment diverses phases par lesquelles doit passer chaque pierre et les vingt-quatre mains du travailleur collectif la font passer plus vite que ne le feraient les deux mains de chaque ouvrier isolé montant et descendant l'échafaudage16. Le temps dans lequel l'objet de travail parcourt un espace donné, est donc raccourci.
Une combinaison de travaux s'opère encore, bien que les coopérants fassent la même besogne ou des besognes identiques, quand ils attaquent l'objet de leur travail de différents côtés à la fois. Douze maçons, dont la journée combinée compte cent quarante-quatre heures de travail, simultanément occupés aux différents côtés d'une bâtisse, avancent l'œuvre beaucoup plus rapidement que ne le ferait un seul maçon en douze jours ou en cent quarante-quatre heures de travail. La raison est que le travailleur collectif a des yeux et des mains par-devant et par derrière et se trouve jusqu'à un certain point présent partout. C'est ainsi que des parties différentes du produit, séparées par l'espace, viennent à maturité dans le même temps.
Nous n'avons fait que mentionner les cas où les ouvriers se complétant mutuellement, font la même besogne ou des besognes semblables. C'est la plus simple forme de la coopération, mais elle se retrouve, comme élément, dans la forme la plus développée.
Si le procès de travail est compliqué, le seul nombre des coopérateurs permet de répartir les diverses opérations entre différentes mains, de les faire exécuter simultanément et de raccourcir ainsi le temps nécessaire à la confection du produit17.
Dans beaucoup d'industries il y a des époques déterminées, des moments critiques qu'il faut saisir pour obtenir le résultat voulu. S'agit-il de tondre un troupeau de moutons ou d'engranger la récolte, la qualité et la quantité du produit dépendent de ce que le travail commence et finit à des termes fixes. Le laps de temps pendant lequel le travail doit s'exécuter est déterminé ici par sa nature même comme dans le cas de la pêche aux harengs.
Dans le jour naturel l'ouvrier isolé ne peut tailler qu'une journée de travail, soit une de douze heures; mais la coopération de cent ouvriers entassera dans un seul jour douze cents heures de travail. La brièveté du temps disponible est ainsi compensée par la masse du travail jetée au moment décisif sur le champ de production. L'effet produit à temps dépend ici de l'emploi simultané d'un grand nombre de journées combinées et l'étendue de l'effet utile du nombre des ouvriers employés18. C'est faute d'une coopération de ce genre que dans l'ouest des Etats-Unis des masses de blé, et dans certaines parties de l'Inde où la domination anglaise a détruit les anciennes communautés, des masses de coton sont presque tous les ans dilapidées19.
La coopération permet d'agrandir l'espace sur lequel le travail s'étend; certaines entreprises, comme le dessèchement, l'irrigation du sol, la construction de canaux, de routes, de chemins de fer, etc., la réclament à ce seul point de vue. D'autre part, tout en développant l'échelle de la production, elle permet de rétrécir l'espace où le procès du travail s'exécute. Ce double effet, levier si puissant dans l'économie de faux frais, n'est dû qu'à l'agglomération des travailleurs, au rapprochement d'opérations diverses, mais connexes, et à la concentration des moyens de production20.
Comparée à une somme égale de journées de travail individuelles et isolées, la journée de travail combinée rend plus de valeurs d'usage et diminue ainsi le temps nécessaire pour obtenir l'effet voulu. Que la journée de travail combinée acquière cette productivité supérieure en multipliant la puissance mécanique du travail, en étendant son action dans l'espace ou en resserrant le champ de production par rapport à son échelle, en mobilisant aux moments critiques de grandes quantités de travail, en développant l'émulation, en excitant les esprits animaux, en imprimant aux efforts uniformes de plusieurs ouvriers soit le cachet de la multiformité, soit celui de la continuité, en exécutant simultanément des opérations diverses, en économisant des instruments par leur consommation en commun, ou en communiquant aux travaux individuels le caractère de travail moyen; la force productive spécifique de la journée combinée est une force sociale du travail ou une force du travail social. Elle naît de la coopération elle-même. En agissant conjointement avec d'autres dans un but commun et d'après un plan concerté, le travailleur efface les bornes de son individualité et développe sa puissance comme espèce21.
En général, des hommes ne peuvent pas travailler en commun sans être réunis. Leur rassemblement est la condition même de leur coopération. Pour que des salariés puissent coopérer, il faut que le même capital, le même capitaliste les emploie simultanément et achète par conséquent à la fois leurs forces de travail. La valeur totale de ces forces ou une certaine somme de salaires pour le jour, la semaine, etc., doit être amassée dans la poche du capitaliste avant que les ouvriers soient réunis dans le procès de production. Le payement de trois cents ouvriers à la fois, ne fût-ce que pour un seul jour, exige une plus forte avance de capital que le payement d'un nombre inférieur d'ouvriers, par semaine, pendant toute une année. Le nombre des coopérants, ou l'échelle de la coopération, dépend donc en premier lieu de la grandeur du capital qui peut être avancé pour l'achat de forces de travail, c'est-à-dire de la proportion dans laquelle un seul capitaliste dispose des moyens de subsistance de beaucoup d'ouvriers.
Et il en est du capital constant comme du capital variable. Les matières premières, par exemple, coûtent trente fois plus au capitaliste qui occupe trois cents ouvriers qu'à chacun des trente capitalistes n'en employant que dix. Si la valeur et la quantité des instruments de travail usés en commun ne croissent pas proportionnellement au nombre des ouvriers exploités, elles croissent aussi cependant considérablement. La concentration des moyens de production entre les mains de capitalistes individuels est donc la condition matérielle de toute coopération entre des salariés.
Nous avons vu (ch. XI) qu'une somme de valeur ou d'argent, pour se transformer en capital, devait atteindre une certaine grandeur minima, permettant à son possesseur d'exploiter assez d'ouvriers pour pouvoir se décharger sur eux du travail manuel. Sans cette condition, le maître de corporation et le petit patron n'eussent pu être remplacés par le capitaliste, et la production même n'eût pu revêtir le caractère formel de production capitaliste. Une grandeur minima de capital entre les mains de particuliers se présente maintenant à nous sous un tout autre aspect; elle est la concentration de richesses nécessitée pour la transformation des travaux individuels et isolés en travail social et combiné; elle devient la base matérielle des changements que le mode de production va subir.
Aux débuts du capital, son commandement sur le travail a un caractère purement formel et presque accidentel. L'ouvrier ne travaille alors sous les ordres du capital que parce qu'il lui a vendu sa force; il ne travaille pour lui que parce qu'il n'a pas les moyens matériels pour travailler à son propre compte. Mais dès qu'il y a coopération entre des ouvriers salariés, le commandement du capital se développe comme une nécessité pour l'exécution du travail, comme une condition réelle de production. Sur le champ de la production, les ordres du capital deviennent dès lors aussi indispensables que le sont ceux du général sur le champ de bataille.
Tout le travail social ou commun, se déployant sur une assez grande échelle, réclame une direction pour mettre en harmonie les activités individuelles. Elle doit remplir les fonctions générales qui tirent leur origine de la différence existante entre le mouvement d'ensemble du corps productif et les mouvements individuels des membres indépendants dont il se compose. Un musicien exécutant un solo se dirige lui-même, mais un orchestre a besoin d'un chef.
Cette fonction de direction, de surveillance et de médiation devient la fonction du capital dès que le travail qui lui est subordonné devient coopératif, et comme fonction capitaliste elle acquiert des caractères spéciaux.
L'aiguillon puissant, le grand ressort de la production capitaliste, c'est la nécessité de faire valoir le capital; son but déterminant, c'est la plus grande extraction possible de plus-value22, ou ce qui revient au même, la plus grande exploitation possible de la force de travail. A mesure que la masse des ouvriers exploitée simultanément grandit, leur résistance contre le capitaliste grandit, et par conséquent la pression qu'il faut exercer pour vaincre cette résistance. Entre les mains du capitaliste la direction n'est pas seulement cette fonction spéciale qui naît de la nature même du procès de travail coopératif ou social, mais elle est encore, et éminemment, la fonction d'exploiter le procès de travail social, fonction qui repose sur l'antagonisme inévitable entre l'exploiteur et la matière qu'il exploite.
De plus, à mesure que s'accroît l'importance des moyens de production qui font face au travailleur comme propriété étrangère, s'accroît la nécessité d'un contrôle, d'une vérification de leur emploi d'une manière convenable23.
Enfin, la coopération d'ouvriers salariés n'est qu'un simple effet du capital qui les occupe simultanément. Le lien entre leurs fonctions individuelles et leur unité comme corps productif se trouve en dehors d'eux dans le capital qui les réunit et les retient. L'enchaînement de leurs travaux leur apparaît idéalement comme le plan du capitaliste et l'unité de leur corps collectif leur apparaît pratiquement comme son autorité, la puissance d'une volonté étrangère qui soumet leurs actes à son but.
Si donc la direction capitaliste, quant à son contenu, a une double face, parce que l'objet même qu'il s'agit de diriger, est d'un côté, procès de production coopératif, et d'autre côté, procès d'extraction de plus-value, - la forme de cette direction devient nécessairement despotique. - Les formes particulières de ce despotisme se développent à mesure que se développe la coopération.
Le capitaliste commence par se dispenser du travail manuel. Puis, quand son capital grandit et avec lui la force collective qu'il exploite, il se démet de sa fonction de surveillance immédiate et assidue des ouvriers et des groupes d'ouvriers et la transfère à une espèce particulière de salariés. Dès qu'il se trouve à la tête d'une armée industrielle, il lui faut des officiers supérieurs (directeurs, gérants) et des officiers inférieurs (surveillants, inspecteurs, contremaîtres), qui, pendant le procès de travail, commandent au nom du capital. Le travail de la surveillance devient leur fonction exclusive. Quand l'économiste compare le mode de production des cultivateurs ou des artisans indépendants avec l'exploitation fondée sur l'esclavage, telle que la pratiquent les planteurs, il compte ce travail de surveillance parmi les faux frais24. Mais s'il examine le mode de production capitaliste, il identifie la fonction de direction et de surveillance, en tant qu'elle dérive de la nature du procès de travail coopératif, avec cette fonction, en tant qu'elle a pour fondement le caractère capitaliste et conséquemment antagonique de ce même procès25. Le capitaliste n'est point capitaliste parce qu'il est directeur industriel; il devient au contraire chef d'industrie parce qu'il est capitaliste. Le commandement dans l'industrie devient l'attribut du capital, de même qu'aux temps féodaux la direction de la guerre et l'administration de la justice étaient les attributs de la propriété foncière26.
L'ouvrier est propriétaire de sa force de travail tant qu'il en débat le prix de vente avec le capitaliste, et il ne peut vendre que ce qu'il possède, sa force individuelle. Ce rapport ne se trouve en rien modifié, parce que le capitaliste achète cent forces de travail au lieu d'une, ou passe contrat non avec un, mais avec cent ouvriers indépendants les uns des autres et qu'il pourrait employer sans les faire coopérer. Le capitaliste paye donc à chacun des cent sa force de travail indépendante, mais il ne paye pas la force combinée de la centaine. Comme personnes indépendantes, les ouvriers sont des individus isolés qui entrent en rapport avec le même capital mais non entre eux. Leur coopération ne commence que dans le procès de travail; mais là ils ont déjà cessé de s'appartenir. Dès qu'ils y entrent, ils sont incorporés au capital. En tant qu'ils coopèrent, qu'ils forment les membres d'un organisme actif, ils ne sont même qu'un mode particulier d'existence du capital. La force productive que des salariés déploient en fonctionnant comme travailleur collectif, est par conséquent force productive du capital. Les forces sociales du travail se développent sans être payées dès que les ouvriers sont placés dans certaines conditions et le capital les y place. Parce que la force sociale du travail ne coûte rien au capital, et que, d'un autre côté, le salarié ne la développe que lorsque son travail appartient au capital, elle semble être une force dont le capital est doué par nature, une force productive qui lui est immanente.
L'effet de la coopération simple éclate d'une façon merveilleuse dans les oeuvres gigantesques des anciens Asiatiques, des Egyptiens, des Étrusques, etc.
" Il arrivait à des époques reculées que ces Etats de l'Asie, leurs dépenses civiles et militaires une fois réglées, se trouvaient en possession d'un excédent de subsistances qu'ils pouvaient consacrer à des oeuvres de magnificence et d'utilité. Leur pouvoir de disposer du travail de presque toute la population non agricole et le droit exclusif du monarque et du sacerdoce sur l'emploi de cet excédent, leur fournissaient les moyens d'élever ces immenses monuments dont ils couvraient tout le pays... Pour mettre en mouvement les statues colossales et les masses énormes dont le transport excite l'étonnement, on n'employait presque que du travail humain, mais avec la plus excessive prodigalité. Le nombre des travailleurs et la concentration de leurs efforts suffisaient. Ainsi voyons-nous des bancs énormes de corail surgir du fond de l'Océan, former des îles et de la terre ferme, bien que chaque individu qui contribue à les constituer soit faible, imperceptible et méprisable. Les travailleurs non agricoles d'une monarchie asiatique avaient peu de chose à fournir en dehors de leurs efforts corporels; mais leur nombre était leur force, et la despotique puissance de direction sur ces masses donna naissance à leurs oeuvres gigantesques. La concentration en une seule main ou dans un petit nombre de mains des revenus dont vivaient les travailleurs, rendit seule possible l'exécution de pareilles entreprises27. "
Cette puissance des rois d'Asie et d'Egypte, des théocrates étrusques, etc., est, dans la société moderne, échue au capitaliste isolé ou associé par l'entremise des commandites, des sociétés par actions, etc.
La coopération, telle que nous la trouvons à l'origine de la civilisation humaine, chez les peuples chasseurs28, dans l'agriculture des communautés indiennes, etc., repose sur la propriété en commun des conditions de production et sur ce fait, que chaque individu adhère encore à sa tribu ou à la communauté aussi fortement qu'une abeille à son essaim. Ces deux caractères la distinguent de la coopération capitaliste. L'emploi sporadique de la coopération sur une grande échelle, dans l'antiquité, le moyen âge et les colonies modernes, se fonde sur des rapports immédiats de domination et de servitude, généralement sur l'esclavage. Sa forme capitaliste présuppose au contraire le travailleur libre, vendeur de sa force. Dans l'histoire, elle se développe en opposition avec la petite culture des paysans et l'exercice indépendant des métiers, que ceux-ci possèdent ou non la forme corporative29. En face d'eux la coopération capitaliste n'apparaît point comme une forme particulière de la coopération; mais au contraire la coopération elle-même comme la forme particulière de la production capitaliste.
Si la puissance collective du travail, développée par la coopération, apparaît comme force productive du capital, la coopération apparaît comme mode spécifique de la production capitaliste. C'est là la première phase de transformation que parcourt le procès de travail par suite de sa subordination au capital. Cette transformation se développe spontanément. Sa base, l'emploi simultané d'un certain nombre de salariés dans le même atelier, est donnée avec l'existence même du capital, et se trouve là comme résultat historique des circonstances et des mouvements qui ont concouru à décomposer l'organisme de la production féodale.
Le mode de production capitaliste se présente donc comme nécessité historique pour transformer le travail isolé en travail social; mais, entre les mains du capital, cette socialisation du travail n'en augmente les forces productives que pour l'exploiter avec plus de profit.
Dans sa forme élémentaire, la seule considérée jusqu'ici, la coopération coïncide avec la production sur une grande échelle. Sous cet aspect elle ne caractérise aucune époque particulière de la production capitaliste, si ce n'est les commencements de la manufacture encore professionnelle30 et ce genre d'agriculture en grand qui correspond à la période manufacturière et se distingue de la petite culture moins par ses méthodes que par ses dimensions. La coopération simple prédomine aujourd'hui encore dans les entreprises où le capital opère sur une grande échelle, sans que la division du travail ou l'emploi des machines y jouent un rôle important.
Le mode fondamental de la production capitaliste, c'est la coopération dont la forme rudimentaire, tout en contenant le germe de formes plus complexes, ne reparaît pas seulement dans celles-ci comme un de leurs éléments, mais se maintient aussi à côté d'elles comme mode particulier.
Chapitre XIV : Division du travail et manufacture
I. - Double origine de la manufacture
Cette espèce de coopération qui a pour base la division du travail revêt dans la manufacture sa forme classique et prédomine pendant la période manufacturière proprement dite, qui dure environ depuis la moitié du XVI° jusqu'au dernier tiers du XVIII° siècle.
La manufacture a une double origine.
Un seul atelier peut réunir sous les ordres du même capitaliste des artisans de métiers différents, par les mains desquels un produit doit passer pour parvenir à sa parfaite maturité. Un carrosse fut le produit collectif des travaux d'un grand nombre d'artisans indépendants les uns des autres tels que charrons, selliers, tailleurs, serruriers, ceinturiers, tourneurs, passementiers, vitriers, peintres, vernisseurs, doreurs, etc. La manufacture carrossière les a réunis tous dans un même local où ils travaillent en même temps et de la main à la main. On ne peut pas, il est vrai, dorer un carrosse avant qu'il soit fait; mais si l'on fait beaucoup de carrosses à la fois, les uns fournissent constamment du travail aux doreurs tandis que les autres passent par d'autres procédés de fabrication. Jusqu'ici nous sommes encore sur le terrain de la coopération simple qui trouve tout préparé son matériel en hommes et en choses. Mais bientôt il s'y introduit une modification essentielle. Le tailleur, le ceinturier, le serrurier, etc., qui ne sont occupés qu'à la fabrication de carrosses, perdent peu à peu l'habitude et avec elle la capacité d'exercer leur métier dans toute son étendue. D'autre part, leur savoir-faire borné maintenant à une spécialité acquiert la forme la plus propre à cette sphère d'action rétrécie. A l'origine la manufacture de carrosses se présentait comme une combinaison de métiers indépendants. Elle devient peu à peu une division de la production carrossière en ses divers procédés spéciaux dont chacun se cristallise comme besogne particulière d'un travailleur et dont l'ensemble est exécuté par la réunion de ces travailleurs parcellaires. C'est ainsi que les manufactures de drap et un grand nombre d'autres sont sorties de l'agglomération de métiers différents sous le commandement d'un même capital31.
Mais la manufacture peut se produire d'une manière tout opposée. Un grand nombre d'ouvriers dont chacun fabrique le même objet, soit du papier, des caractères d'imprimerie, des aiguilles, etc., peuvent être occupés simultanément par le même capital dans le même atelier. C'est la coopération dans sa forme la plus simple. Chacun de ces ouvriers (peut-être avec un ou deux compagnons) fait la marchandise entière en exécutant l'une après l'autre les diverses opérations nécessaires et en continuant à travailler suivant son ancien mode. Cependant des circonstances extérieures donnent bientôt lieu d'employer d'une autre façon la concentration des ouvriers dans le même local et la simultanéité de leurs travaux. Une quantité supérieure de marchandises doit par exemple être livrée dans un temps fixé. Le travail se divise alors. Au lieu de faire exécuter les diverses opérations par le même ouvrier les unes après les autres, on les sépare, on les isole, puis on confie chacune d'elles à un ouvrier spécial, et toutes ensemble sont exécutées simultanément et côte à côte par les coopérateurs. Cette division faite une première fois accidentellement se renouvelle, montre ses avantages particuliers et s'ossifie peu à peu en une division systématique du travail. De produit individuel d'un ouvrier indépendant faisant une foule de choses, la marchandise devient le produit social d'une réunion d'ouvriers dont chacun n'exécute constamment que la même opération de détail. Les mêmes opérations qui, chez le papetier d'un corps de métier allemand, s'engrenaient les unes dans les autres comme travaux successifs, se changeaient dans la manufacture hollandaise de papier en opérations de détail exécutées parallèlement par les divers membres d'un groupe coopératif. Le faiseur d'épingles de Nuremberg est l'élément fondamental de la manufacture d'épingles anglaise; mais tandis que le premier parcourait une série de vingt opérations successives peut-être, vingt ouvriers dans celle-ci n'exécutèrent bientôt chacun qu'une seule de ces opérations qui, par suite d'expériences ultérieures, ont été subdivisées et isolées encore davantage.
L'origine de la manufacture, sa provenance du métier, présente donc une double face. D'un côté elle a pour point de départ la combinaison de métiers divers et indépendants que l'on désagrège et simplifie jusqu'au point où ils ne sont plus que des opérations partielles et complémentaires les unes des autres dans la production d'une seule et même marchandise; d'un autre côté elle s'empare de la coopération d'artisans de même genre, décompose le même métier en ses opérations diverses, les isole et les rend indépendantes jusqu'au point où chacune d'elles devient la fonction exclusive d'un travailleur parcellaire. La manufacture introduit donc tantôt la division du travail dans un métier ou bien la développe; tantôt elle combine des métiers distincts et séparés. Mais quel que soit son point de départ, sa forme définitive est la même - un organisme de production dont les membres sont des hommes.
Pour bien apprécier la division du travail dans la manufacture, il est essentiel de ne point perdre de vue les deux points suivants : premièrement, l'analyse du procès de production dans ses phases particulières se confond ici tout à fait avec la décomposition du métier de l'artisan dans ses diverses opérations manuelles. Composée ou simple, l'exécution ne cesse de dépendre de la force, de l'habileté, de la promptitude et de la sûreté de main de l'ouvrier dans le maniement de son outil. Le métier reste toujours la base. Cette base technique n'admet l'analyse de la besogne à faire que dans des limites très étroites. Il faut que chaque procédé partiel par lequel l'objet de travail passe, soit exécutable comme main-d'œuvre qu'il forme, pour ainsi dire, à lui seul un métier à part.
Précisément parce que l'habileté de métier reste le fondement de la manufacture, chaque ouvrier y est approprié à une fonction parcellaire pour toute sa vie.
Deuxièmement, la division manufacturière du travail est une coopération d'un genre particulier, et ses avantages proviennent en grande partie non de cette forme particulière, mais de la nature générale de la coopération.
II. - Le travailleur parcellaire et son outil
Entrons dans quelques détails. Il est d'abord évident que l'ouvrier parcellaire transforme son corps tout entier en organe exclusif et automatique de la seule et même opération simple, exécutée par lui sa vie durant, en sorte qu'il y emploie moins de temps que l'artisan qui exécute toute une série d'opérations. Or le mécanisme vivant de la manufacture, le travailleur collectif, n'est composé que de pareils travailleurs parcellaires. Comparée au métier indépendant, la manufacture fournit donc plus de produits en moins de temps, ou, ce qui revient au même, elle multiplie la force productive du travail32. Ce n'est pas tout; dès que le travail parcelle devient fonction exclusive, sa méthode se perfectionne. Quand on répète constamment un acte simple et concentre l'attention sur lui, on arrive peu à peu par l'expérience à atteindre l'effet utile voulu avec la plus petite dépense de force. Et comme toujours diverses générations d'ouvriers vivent et travaillent ensemble dans les mêmes ateliers, les procédés techniques acquis, ce qu'on appelle les ficelles du métier, s'accumulent et se transmettent33. La manufacture produit la virtuosité du travailleur de détail, en reproduisant et poussant jusqu'à l'extrême la séparation des métiers, telle qu'elle l'a trouvée dans les villes du moyen âge. D'autre part, sa tendance à transformer le travail parcelle en vocation exclusive d'un homme sa vie durant, répond à la propension des sociétés anciennes, à rendre les métiers héréditaires, à les pétrifier en castes, ou bien, lorsque des circonstances historiques particulières occasionnèrent une variabilité de l'individu, incompatible avec le régime des castes, à ossifier du moins en corporations les diverses branches d'industries. Ces castes et ces corporations se forment d'après la même loi naturelle qui règle la division des plantes et des animaux en espèces et en variétés, avec cette différence cependant, qu'un certain degré de développement une fois atteint, l'hérédité des castes et l'exclusivisme des corporations sont décrétés lois sociales34.
" Les mousselines de Dakka, pour la finesse, les cotons et autres tissus de Coromandel pour la magnificence et la durée de leurs couleurs, n'ont jamais été dépassés. Et cependant ils sont produits sans capital, sans machines, sans division du travail, sans aucun de ces moyens qui constituent tant d'avantages en faveur de la fabrication européenne. Le tisserand est un individu isolé qui fait le tissu sur la commande d'une pratique, avec un métier de la construction la plus simple, composé parfois uniquement de perches de bois grossièrement ajustées. Il ne possède même aucun appareil pour tendre la chaîne, si bien que le métier doit rester constamment étendu dans toute sa longueur, ce qui le tellement ample et difforme qu'il ne peut trouver place dans la hutte du producteur. Celui-ci est donc obligé de faire son travail en plein air, où il est interrompu par chaque changement de température35. "
Ce n'est que l'aptitude spéciale, accumulée de génération en génération et transmise par héritage de père en fils qui prête à l'Indien comme à l'araignée cette virtuosité. Le travail d'un tisserand indien, comparé à celui des ouvriers de manufacture, est cependant très compliqué.
Un artisan qui exécute les uns après les autres les différents procès partiels qui concourent à la production d'une œuvre doit changer tantôt de place, tantôt d'instruments. La transition d'une opération à l'autre interrompt le cours de son travail forme pour ainsi dire des pores dans sa journée. Ces pores se resserrent dès qu'il emploie la journée entière à une seule opération continue, ou bien ils disparaissent à mesure que le nombre de ces changements d'opération diminue. L'accroissemennt de productivité provient ici soit d'une dépense de plus de force dans un espace de temps donné, c'est-à-dire de l'intensité accrue du travail, soit d'une diminution dans la dépense improductive de la force. L'excédent de dépense en force qu'exige chaque transition du repos au mouvement se trouve compensé si l'on prolonge la durée de la vitesse normale une fois acquise. D'autre part, un travail continu et uniforme finit par affaiblir l'essor et la tension des esprits animaux qui trouvent délassement et charme au changement d'activité.
La productivité du travail ne dépend pas seulement de la virtuosité de l'ouvrier, mais encore de la perfection de ses instruments. Les outils de même espèce, tels que ceux qui servent à forer, trancher, percer, frapper, etc., sont employés dans différents procès de travail, et de même un seul outil peut servir dans le même procès à diverses opérations. Mais dès que les différentes opérations d'un procès de travail sont détachées les unes des autres et que chaque opération partielle acquiert dans la main de l'ouvrier parcellaire la forme la plus adéquate, et par cela même exclusive, il devient nécessaire de transformer les instruments qui servaient auparavant à différents buts. L'expérience des difficultés que leur ancienne forme oppose au travail parcellé indique la direction des changements à faire. Les instruments de même espèce perdent alors leur forme commune. Ils se subdivisent de plus en plus en différentes espèces dont chacune possède une forme fixe pour un seul usage et ne prête tout le service dont elle est capable que dans la main d'un ouvrier spécial. Cette différenciation et spécialisation des instruments de travail caractérisent la manufacture. A Birmingham, on produit environ cinq cents variétés de marteaux, dont chacune ne sert qu'à un seul procès particulier de production, et grand nombre de ces variétés ne servent qu'à des opérations diverses du même procès. La période manufacturière simplifie, perfectionne et multiplie les instruments de travail en les accommodant aux fonctions séparées et exclusives d'ouvriers parcellaires36. Elle crée par cela même une des conditions matérielles de l'emploi des machines, lesquelles consistent en une combinaison d'instruments simples.
Le travailleur parcellaire et son outil, voilà les éléments simples de la manufacture dont nous examinerons maintenant le mécanisme général.
III. - Mécanisme général de la manufacture. Ses deux formes fondamentales. Manufacture hétérogène et manufacture sérielle.
La manufacture présente deux formes fondamentales qui, malgré leur entrelacement accidentel, constituent deux espèces essentiellement distinctes, jouant des rôles très différents lors de la transformation ultérieure de la manufacture en grande industrie. Ce double caractère provient de la nature du produit qui doit sa forme définitive ou à un simple ajustement mécanique de produits partiels indépendants, ou bien à une série de procédés et de manipulations connexes.
Une locomotive, par exemple, contient plus de cinq mille pièces complètement distinctes. Néanmoins elle ne peut pas servir de produit-échantillon de la première espèce de manufacture proprement dite, parce qu'elle provient de la grande industrie. Il en est autrement de la montre que déjà William Petty a choisie pour décrire la division manufacturière du travail. Primitivement œuvre individuelle d'un artisan de Nuremberg, la montre est devenue le produit social d'un nombre immense de travailleurs tels que faiseurs de ressorts, de cadrans, de pitons de spirale, de trous et leviers à rubis, d'aiguilles, de boîtes, de vis, doreurs, etc. Les sous-divisions foisonnent. Il y a, par exemple, le fabricant de roues (roues de laiton et roues d'acier séparément), les faiseurs de pignons, de mouvements, l'acheveur de pignon (qui assujettit les roues et polit les facettes), le faiseur de pivots, le planteur de finissage, le finisseur de barillet (qui dente les roues, donne aux trous la grandeur voulue, affermit l'arrêt), les faiseurs d'échappement, de roues de rencontre, de balancier, le planteur d'échappement, le repasseur de barillet (qui achève l'étui du ressort) , le polisseur d'acier, le polisseur de roues, le polisseur de vis, le peintre de chiffres, le fondeur d'émail sur cuivre, le fabricant de pendants, le finisseur de charnière, le faiseur de secret, le graveur, le ciliceur, le polisseur de boîte, etc., enfin le repasseur qui assemble la montre entière et la livre toute prête au marché. Un petit nombre seulement des parties de la montre passe par diverses mains et tous ces membres disjoints, membra disjecta, se rassemblent pour la première fois dans la main qui en fera définitivement un tout mécanique. Ce rapport purement extérieur du produit achevé avec ses divers éléments rend ici, comme dans tout ouvrage semblable, la combinaison des ouvriers parcellaires dans un même atelier tout à fait accidentelle. Les travaux partiels peuvent même être exécutés comme métiers indépendants les uns des autres; il en est ainsi dans les cantons de Waadt et de Neufchâtel, tandis qu'à Genève, par exemple, il y a pour la fabrication des montres de grandes manufactures, c'est-à-dire coopération immédiate d'ouvriers parcellaires sous le commandement d'un seul capital. Même dans ce cas, le cadran le ressort et la boîte sont rarement fabriqués dans la manufacture. L'exploitation manufacturière ne donne ici de bénéfices que dans des circonstances exceptionnelles, parce que les ouvriers en chambre se font la plus terrible concurrence, parce que le démembrement de la production en une foule de procès hétérogènes n'admet guère de moyens de travail d'un emploi commun, et parce que le capitaliste économise les frais d'atelier, quand la fabrication est disséminée37. Il faut remarquer que la condition de ces ouvriers de détail qui travaillent chez eux, mais pour un capitaliste (fabricant, établisseur), diffère du tout au tout de celle de l'artisan indépendant qui travaille pour ses propres pratiques38.
La seconde espèce de manufacture, c'est-à-dire sa forme parfaite, fournit des produits qui parcourent des phases de développement connexes, toute une série de procès gradués, comme, par exemple, dans la manufacture d'épingles, le fil de laiton passe par les mains de soixante-douze et même de quatre-vingt-douze ouvriers dont pas deux n'exécutent la même opération.
Une manufacture de ce genre, en tant qu'elle combine des métiers primitivement indépendants, diminue l'espace entre les phases diverses de la production. Le temps exigé pour la transition du produit d'un stade à l'autre est ainsi raccourci, de même que le travail de transport39. Comparativement au métier, il y a donc gain de force productive, et ce gain provient du caractère coopératif de la manufacture. D'autre part, la division du travail qui lui est propre réclame l'isolement des différentes opérations, et leur indépendance les unes vis-à-vis des autres. L'établissement et le maintien du rapport d'ensemble entre les fonctions isolées nécessite des transports incessants de l'objet de travail d'un ouvrier à l'autre, et d'un procès à l'autre. Cette source de faux frais constitue un des côtés inférieurs de la manufacture comparée à l'industrie mécanique40.
Avant de parvenir à sa forme définitive, l'objet de travail, des chiffons, par exemple, dans la manufacture de papier, ou du laiton dans celle d'épingles, parcourt toute une série d'opérations successives. Mais, comme mécanisme d'ensemble, l'atelier offre à l'œil l'objet de travail dans toutes ses phases d'évolution à la fois. Le travailleur collectif, Briarée, dont les mille mains sont armées d'outils divers, exécute en même temps la coupe des fils de laiton, la façon des têtes d'épingles, l'aiguisement de leurs pointes, leur attache, etc. Les diverses opérations connexes, successives dans le temps, deviennent simultanées dans l'espace, combinaison qui permet d'augmenter considérablement la masse de marchandises fournies dans un temps donné41.
Cette simultanéité provient de la forme coopérative du travail; mais la manufacture ne s'arrête pas aux conditions préexistantes de la coopération : elle en crée de nouvelles par la décomposition qu'elle opère dans les métiers. Elle n'atteint son but qu'en rivant pour toujours l'ouvrier à une opération de détail.
Comme le produit partiel de chaque travailleur parcellaire n'est en même temps qu'un degré particulier de développement de l'ouvrage achevé, chaque ouvrier ou chaque groupe d'ouvriers fournit à l'autre sa matière première. Le résultat du travail de l'un forme le point de départ du travail de l'autre. Le temps de travail nécessaire pour obtenir dans chaque procès partiel l'effet utile voulu est établi expérimentalement, et le mécanisme total de la manufacture ne fonctionne qu'à cette condition, que dans un temps donné un résultat donné est obtenu. Ce n'est que de cette manière que les travaux divers et complémentaires les uns des autres peuvent marcher côte à côte, simultanément et sans interruption. Il est clair que cette dépendance immédiate des travaux et des travailleurs force chacun à n'employer que le temps nécessaire à sa fonction, et que l'on obtient ainsi une continuité, une régularité, une uniformité et surtout une intensité du travail qui ne se rencontrent ni dans le métier indépendant ni même dans la coopération simple42. Qu'une marchandise ne doive coûter que le temps du travail socialement nécessaire à sa fabrication, cela apparaît dans la production marchande en général l'effet de la concurrence, parce que, à parler superficiellement, chaque producteur particulier est forcé de vendre la marchandise à son prix de marché. Dans la manufacture, au contraire, la livraison d'un quantum de produit donné dans un temps de travail donné devient une loi technique du procès de production lui-même43.
Des opérations différentes exigent cependant des longueurs de temps inégales et fournissent, par conséquent, dans des espaces de temps égaux, des quantités inégales de produits partiels. Si donc le même ouvrier doit, jour par jour, exécuter toujours une seule et même opération, il faut, pour des opérations diverses, employer des ouvriers en proportion diverse : quatre fondeurs, par exemple, pour deux casseurs et un frotteur dans une manufacture de caractères d'imprimerie; le fondeur fond par heure deux mille caractères, tandis que le casseur en détache quatre mille et que le frotteur en polit huit mille. Le principe de la coopération dans sa forme la plus simple reparaît : occupation simultanée d'un certain nombre d'ouvriers à des opérations de même espèce; mais il est maintenant l'expression d'un rapport organique. La division manufacturière du travail simplifie donc et multiplie en même temps non seulement les organes qualitativement différents du travailleur collectif; elle crée, de plus, un rapport mathématique fixe qui règle leur quantité, c'est-à-dire le nombre relatif d'ouvriers ou la grandeur relative du groupe d'ouvriers dans chaque fonction particulière.
Le nombre proportionnel le plus convenable des différents groupes de travailleurs parcellaires est-il une fois établi expérimentalement pour une échelle donnée de la production, on ne peut étendre cette échelle qu'en employant un multiple de chaque groupe spécial44. Ajoutons à cela que le même individu accomplit certains travaux tout aussi bien en grand qu'en petit, le travail de surveillance, par exemple, le transport des produits partiels d'une phase de la production dans une autre, etc. Il ne devient donc avantageux d'isoler ces fonctions ou de les confier à des ouvriers spéciaux, qu'après avoir augmenté le personnel de l'atelier; mais alors cette augmentation affecte proportionnellement tous les groupes.
Quand le groupe isolé se compose d'éléments hétérogènes, d'ouvriers employés à la même fonction parcellaire, il forme un organe particulier du mécanisme total. Dans diverses manufactures, cependant, le groupe est un travailleur collectif parfaitement organisé, tandis que le mécanisme total n'est formé que par la répétition ou la multiplication de ces organismes producteurs élémentaires. Prenons, par exemple, la manufacture de bouteilles. Elle se décompose en trois phases essentiellement différentes : premièrement, la phase préparatoire où se fait la composition du verre, le mélange de chaux, de sable, etc., et la fusion de cette composition en une masse fluide45. Dans cette première phase, des ouvriers parcellaires de divers genres sont occupés ainsi que dans la phase définitive, qui consiste dans l'enlèvement des bouteilles hors des fours à sécher, dans leur triage, leur mise en paquets, etc. Entre les deux phases a lieu la fabrication du verre proprement dite, ou la manipulation de la masse fluide. A l'embouchure d'un même fourneau travaille un groupe qui porte, en Angleterre, le nom de hole (trou), et qui se compose d'un bottle-maker, faiseur de bouteilles ou finisseur, d'un blower, souffleur, d'un gatherer, d'un putter-up ou whetter-of et d'un taker-in. Ces cinq ouvriers forment autant d'organes différents d'une force collective de travail, qui ne fonctionne que comme unité, c'est-à-dire par coopération immédiate des cinq. Cet organisme se trouve paralysé dès qu'il lui manque un seul de ses membres. Le même fourneau a diverses ouvertures, en Angleterre de quatre à six, dont chacune donne accès à un creuset d'argile rempli de verre fondu, et occupe son groupe propre de cinq ouvriers. L'organisme de chaque groupe repose ici sur la division du travail, tandis que le lien entre les divers groupes analogues consiste en une simple coopération qui permet d'économiser un des moyens de production, le fourneau, en le faisant servir en commun. Un fourneau de ce genre, avec ses quatre à six groupes, forme un petit atelier, et une manufacture de verre comprend un certain nombre de ces ateliers avec les ouvriers et les matériaux dont ils ont besoin pour les phases de production préparatoires et définitives.
Enfin la manufacture, de même qu'elle provient en partie d'une combinaison de différents métiers, peut à son tour se développer en combinant ensemble des manufactures différentes. C'est ainsi que les verreries anglaises d'une certaine importance fabriquent elles-mêmes leurs creusets d'argile, parce que la réussite du produit dépend en grande partie de leur qualité. La manufacture d'un moyen de production est ici unie à la manufacture du produit. Inversement, la manufacture du produit peut être unie à des manufactures où il entre comme matière première, ou au produit desquelles il se joint plus tard. C'est ainsi qu'on trouve des manufactures de flintglass combinées avec le polissage des glaces et la fonte du cuivre, cette dernière opération ayant pour but l'enchâssure ou la monture d'articles de verres variés. Les diverses manufactures combinées forment alors des départements plus ou moins séparés de la manufacture totale, et en même temps des procès de production indépendants, chacun avec sa division propre du travail. Malgré les avantages que présente la manufacture combinée, elle n'acquiert néanmoins une véritable unité technique, tant qu'elle repose sur sa propre base. Cette unité ne surgit qu'après la transformation de l'industrie manufacturière en industrie mécanique.
Dans la période manufacturière on ne tarda guère à reconnaître que son principe n'était que la diminution du temps de travail nécessaire à la production des marchandises, et on s'exprima sur ce point très clairement46. Avec la manufacture se développa aussi çà et là l'usage des machines, surtout pour certains travaux préliminaires simples qui ne peuvent être exécutés qu'en grand et avec une dépense de force considérable. Ainsi, par exemple, dans la manufacture de papier, la trituration des chiffons se fit bientôt au moyen de moulins ad hoc, de même que dans les établissements métallurgiques l'écrasement du minerai au moyen de moulins dits brocards47. L'empire romain avait transmis avec le moulin à eau la forme élémentaire de toute espèce de machine productive48. La période des métiers avait légué les grandes inventions de la boussole, de la poudre à canon, de l'imprimerie et de l'horloge automatique. En général, cependant, les machines ne jouèrent dans la période manufacturière que ce rôle secondaire qu'Adam Smith leur assigne à côté de la division du travail49. Leur emploi sporadique devint très important au XVII° siècle, parce qu'il fournit aux grands mathématiciens de cette époque un point d'appui et un stimulant pour la création de la mécanique moderne.
C'est le travailleur collectif formé par la combinaison d'un grand nombre d'ouvriers parcellaires qui constitue le mécanisme spécifique de la période manufacturière. Les diverses opérations que le producteur d'une marchandise exécute tour à tour et qui se confondent dans l'ensemble de son travail, exigent, pour ainsi dire, qu'il ait plus d'une corde à son arc. Dans l'une, il doit déployer plus d'habileté, dans l'autre plus de force, dans une troisième plus d'attention, etc., et le même individu ne possède pas toutes ces facultés à un degré égal. Quand les différentes opérations sont une fois séparées, isolées et rendues indépendantes, les ouvriers sont divisés, classés et groupés d'après les facultés qui prédominent chez chacun d'eux. Si leurs particularités naturelles constituent le sol sur lequel croit la division du travail, la manufacture une fois introduite, développe des forces de travail qui ne sont aptes qu'à des fonctions spéciales. Le travailleur collectif possède maintenant toutes les facultés productives au même degré de virtuosité et les dépense le plus économiquement possible, en n'employant ses organes, individualisés dans des travailleurs ou des groupes de travailleurs spéciaux, qu'à des fonctions appropriées à leur qualité50. En tant que membre du travailleur collectif, le travailleur parcellaire devient même d'autant plus parfait qu'il est plus borné et plus incomplet51. L'habitude d'une fonction unique le transforme en organe infaillible et spontané de cette fonction, tandis que l'ensemble du mécanisme le contraint d'agir avec la régularité d'une pièce de machine52. Les fonctions diverses du travailleur collectif étant plus ou moins simples ou complexes, inférieures ou élevées; ses organes, c'est-à-dire les forces de travail individuelles, doivent aussi être plus ou moins simples ou complexes; elles possèdent par conséquent des valeurs différentes. La manufacture crée ainsi une hiérarchie des forces de travail à laquelle correspond une échelle graduée des salaires. Si le travailleur individuel est approprié et annexé sa vie durant à une seule et unique fonction, les opérations diverses sont accommodées à cette hiérarchie d'habiletés et de spécialités naturelles et acquises53. Chaque procès de production exige certaines manipulations dont le premier venu est capable. Elles aussi sont détachées de leur rapport mobile avec les moments plus importants de l'activité générale et ossifiées en fonctions exclusives. La manufacture produit ainsi dans chaque métier dont elle s'empare une classe de simples manouvriers que le métier du moyen âge écartait impitoyablement. Si elle développe la spécialité isolée au point d'en faire une virtuosité aux dépens de la puissance de travail intégrale, elle commence aussi à faire une spécialité du défaut de tout développement. A côté de la gradation hiérarchique prend place une division simple des travailleurs en habiles et inhabiles. Pour ces derniers les frais d'apprentissage disparaissent; pour les premiers ils diminuent comparativement à ceux qu'exige le métier; dans les deux cas la force de travail perd de sa valeur54; cependant la décomposition du procès de travail donne parfois naissance à des fonctions générales qui, dans l'exercice du métier, ne jouaient aucun rôle ou un rôle inférieur. La perte de valeur relative de la force de travail provenant de la diminution ou de la disparition des frais d'apprentissage entraîne immédiatement pour le capital accroissement de plus-value, car tout ce qui raccourcit le temps nécessaire à la production de la force de travail agrandit ipso facto le domaine du surtravail.
IV. - Division du travail dans la manufacture et dans la société
Nous avons vu comment la manufacture est sortie de la coopération; nous avons étudié ensuite ses éléments simples, l'ouvrier parcellaire et son outil, et en dernier lieu son mécanisme d'ensemble. Examinons maintenant le rapport entre la division manufacturière du travail et sa division sociale, laquelle forme la base générale de toute production marchande.
Si l'on se borne à considérer le travail lui-même, on peut désigner la séparation de la production sociale en ses grandes branches, industrie, agriculture, etc., sous le nom de division du travail en général, la séparation de ces genres de production en espèces et variétés sous celui de division du travail en particulier, et enfin la division dans l'atelier sous le nom du travail en détail55.
La division du travail dans la société et la limitation correspondante des individus à une sphère ou à une vocation particulière, se développent, comme la division du travail dans la manufacture, en partant de points opposés. Dans une famille, et dans la famille élargie, la tribu, une division spontanée de travail s'ente sur les différences d'âge et de sexe, c'est-à-dire sur une base purement physiologique. Elle gagne plus de terrain avec l'extension de la communauté, l'accroissement de la population et surtout le conflit entre les diverses tribus et la soumission de l'une par l'autre. D'autre part, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, l'échange des marchandises prend d'abord naissance sur les points où diverses familles, tribus, communautés entrent en contact; car ce sont des collectivités et non des individus qui, à l'origine de la civilisation, s'abordent et traitent les uns avec les autres en pleine indépendance. Diverses communautés trouvent dans leur entourage naturel des moyens de production et des moyens de subsistance différents. De là une différence dans leur mode de production, leur genre de vie et leurs produits. Des relations entre des communautés diverses une fois établies, l'échange de leurs produits réciproques se développe bientôt et les convertit peu à peu en marchandises. L'échange ne crée pas la différence des sphères de production; il ne fait que les mettre en rapport entre elles et les transforme ainsi en branches plus ou moins dépendantes de l'ensemble de la production sociale. Ici la division sociale du travail provient de l'échange entre sphères de production différentes et indépendantes les unes des autres. Là où la division physiologique du travail forme le point de départ, ce sont au contraire les organes particuliers d'un tout compact qui se détachent les uns des autres, se décomposent, principalement en vertu de l'impulsion donnée par l'échange avec des communautés étrangères, et s'isolent jusqu'au point où le lien entre les différents travaux n'est plus maintenu que par l'échange de leurs produits.
Toute division du travail développée qui s'entretient par l'intermédiaire de l'échange des marchandises a pour base fondamentale la séparation de la ville et de la campagne56. On peut dire que l'histoire économique de la société roule sur le mouvement de cette antithèse, à laquelle cependant nous ne nous arrêterons pas ici.
De même que la division du travail dans la manufacture suppose comme base matérielle un certain nombre d'ouvriers occupés en même temps, de même la division du travail dans la société suppose une certaine grandeur de la population, accompagnée d'une certaine densité, laquelle remplace l'agglomération dans l'atelier57. Cette densité cependant est quelque chose de relatif. Un pays dont la population est proportionnellement clairsemée, possède néanmoins, si ses voies de communication sont développées, une population plus dense qu'un pays plus peuplé, dont les moyens de communication sont moins faciles. Dans ce sens, les États du nord de l'Union américaine possèdent une population bien plus dense que les Indes58.
La division manufacturière du travail ne prend racine que là où sa division sociale est déjà parvenue à un certain degré de développement, division que par contrecoup elle développe et multiplie. A mesure que se différencient les instruments de travail, leur fabrication va se divisant en différents métiers59.
L'industrie manufacturière prend-elle possession d'un métier qui jusque-là était connexe avec d'autres comme occupation principale ou accessoire, tous étant exercés par le même artisan, immédiatement ces métiers se séparent et deviennent indépendants; s'introduit-elle dans une phase particulière de la production d'une marchandise, aussitôt les autres phases constituent autant d'industries différentes. Nous avons déjà remarqué que là où le produit final n'est qu'une simple composition de produits partiels et hétérogènes, les différents travaux parcellés dont ils proviennent peuvent se désagréger et se transformer en métiers indépendants. Pour perfectionner la division du travail dans une manufacture on est bientôt amené à subdiviser une branche de production suivant la variété de ses matières premières, ou suivant les diverses formes que la même matière première peut obtenir, en manufactures différentes et pour une bonne part entièrement nouvelles. C'est ainsi que déjà dans la première moitié du XVIII° siècle on tissait en France plus de cent espèces d'étoffes de soie, et qu'à Avignon par exemple une loi ordonna que " chaque apprenti ne devait se consacrer qu'à un seul genre de fabrication et n'apprendre jamais à tisser qu'un seul genre d'étoffes ". La division territoriale du travail qui assigne certaines branches de production à certains districts d'un pays reçoit également une nouvelle impulsion de l'industrie manufacturière qui exploite partout les spécialités60. Enfin l'expansion du marché universel et le système colonial qui font partie des conditions d'existence générales de la période manufacturière lui fournissent de riches matériaux pour la division du travail dans la société. Ce n'est pas ici le lieu de montrer comment cette division infesta non seulement la sphère économique mais encore toutes les autres sphères sociales, introduisant partout ce développement des spécialités, ce morcellement de l'homme qui arracha au maître d'Adam Smith, à A. Ferguson, ce cri : " Nous sommes des nations entières d'ilotes et nous n'avons plus de citoyens libres61. "
Malgré les nombreuses analogies et les rapports qui existent entre la division du travail dans la société et la division du travail dans l'atelier, il y a cependant entre elles une différence non pas de degré mais d'essence. L'analogie apparaît incontestablement de la manière la plus frappante là où un lien intime entrelace diverses branches d'industrie. L'éleveur de bétail par exemple produit des peaux; le tanneur les transforme en cuir; le cordonnier du cuir fait des bottes. Chacun fournit ici un produit gradué et la forme dernière et définitive est le produit collectif de leurs travaux spéciaux. Joignons à cela les diverses branches de travail qui fournissent des instruments, etc., à l'éleveur de bétail, au tanneur et au cordonnier. On peut facilement se figurer avec Adam Smith que cette division sociale du travail ne se distingue de la division manufacturière que subjectivement, c'est-à-dire que l'observateur voit ici d'un coup d'œil les différents travaux partiels à la fois, tandis que là leur dispersion sur un vaste espace et le grand nombre des ouvriers occupés à chaque travail particulier ne lui permettent pas de saisir leurs rapports d'ensemble62. Mais qu'est-ce qui constitue le rapport entre les travaux indépendants de l'éleveur de bétail, du tanneur et du cordonnier ? C'est que leurs produits respectifs sont des marchandises. Et qu'est-ce qui caractérise au contraire la division manufacturière du travail ? C'est que les travailleurs parcellaires ne produisent pas de marchandises63. Ce n'est que leur produit collectif qui devient marchandise64 . L'intermédiaire des travaux indépendants dans la société c'est l'achat et la vente de leurs produits; le rapport d'ensemble des travaux partiels de la manufacture a pour condition la vente de différentes forces de travail à un même capitaliste qui les emploie comme force de travail collective. La division manufacturière du travail suppose une concentration de moyens de production dans la main d'un capitaliste; la division sociale du travail suppose leur dissémination entre un grand nombre de producteurs marchands indépendants les uns des autres. Tandis que dans la manufacture la loi de fer de la proportionnalité soumet des nombres déterminés d'ouvriers à des fonctions déterminées, le hasard et l'arbitraire jouent leur jeu déréglé dans la distribution des producteurs et de leurs moyens de production entre les diverses branches du travail social.
Les différentes sphères de production tendent, il est vrai, à se mettre constamment en équilibre. D'une part, chaque producteur marchand doit produire une valeur d'usage, c'est-à-dire satisfaire un besoin social déterminé; or, l'étendue de ces besoins diffère quantitativement et un lien intime les enchaîne tous en un système qui développe spontanément leurs proportions réciproques; d'autre part la loi de la valeur détermine combien de son temps disponible la société peut dépenser à la production de chaque espèce de marchandise. Mais cette tendance constante des diverses sphères de la production à s'équilibrer n'est qu'une réaction contre la destruction continuelle de cet équilibre. Dans la division manufacturière de l'atelier le nombre proportionnel donné d'abord par la pratique, puis par la réflexion, gouverne a priori à titre de règle la masse d'ouvriers attachée à chaque fonction particulière; dans la division sociale du travail il n'agit qu'a posteriori, comme nécessité fatale, cachée, muette, saisissable seulement dans les variations barométriques des prix du marché, s'imposant et dominant par des catastrophes l'arbitraire déréglé des producteurs marchands.
La division manufacturière du travail suppose l'autorité absolue du capitaliste sur des hommes transformés en simples membres d'un mécanisme qui lui appartient. La division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne reconnaissent en fait d'autorité que celle de la concurrence, d'autre force que la pression exercée sur eux par leurs intérêts réciproques, de même que dans le règne animal la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes, entretient plus ou moins les conditions d'existence de toutes les espèces. Et cette conscience bourgeoise qui exalte la division manufacturière du travail, la condamnation à perpétuité du travailleur à une opération de détail et sa subordination passive au capitaliste, elle pousse des hauts cris et se pâme quand on parle de contrôle, de réglementation sociale du procès de production ! Elle dénonce toute tentative de ce genre comme une attaque contre les droits de la Propriété, de la Liberté, du Génie du capitaliste. " Voulez-vous donc transformer la société en une fabrique ? " glapissent alors ces enthousiastes apologistes du système de fabrique. Le régime des fabriques n'est bon que pour les prolétaires !
Si l'anarchie dans la division sociale et le despotisme dans la division manufacturière du travail caractérisent la société bourgeoise, des sociétés plus anciennes où la séparation des métiers s'est développée spontanément, puis s'est cristallisée et enfin a été sanctionnée légalement, nous offrent par contre l'image d'une organisation sociale du travail régulière et autoritaire tandis que la division manufacturière y est complètement exclue, ou ne se présente que sur une échelle minime, ou ne se développe que sporadiquement et accidentellement65.
Ces petites communautés indiennes, dont on peut suivre les traces jusqu'aux temps les plus reculés, et qui existent encore en partie, sont fondées sur la possession commune du sol, sur l'union immédiate de l'agriculture et du métier et sur une division du travail invariable, laquelle sert de plan et de modèle toutes les fois qu'il se forme des communautés nouvelles. Etablies sur un terrain qui comprend de cent à quelques milles acres, elles constituent des organismes de production complets se suffisant à elles-mêmes. La plus grande masse du produit est destinée à la consommation immédiate de la communauté; elle ne devient point marchandise, de manière que la production est indépendante de la division du travail occasionnée par l'échange dans l'ensemble de la société indienne. L'excédant seul des produits se transforme en marchandise, et va tout d'abord entre les mains de l'État auquel, depuis les temps les plus reculés, en revient une certaine partie à titre de rente en nature. Ces communautés revêtent diverses formes dans différentes parties de l'Inde. Sous sa forme la plus simple, la communauté cultive le sol en commun et partage les produits entre ses membres, tandis que chaque famille s'occupe chez elle de travaux domestiques, tels que filage, tissage, etc. A côté de cette masse occupée d'une manière uniforme nous trouvons " l'habitant principal " juge, chef de police et receveur d'impôts, le tout en une seule personne; le teneur de livres qui règle les comptes de l'agriculture et du cadastre et enregistre tout ce qui s'y rapporte; un troisième employé qui poursuit les criminels et protège les voyageurs étrangers qu'il accompagne d'un village à l'autre, l'homme-frontière qui empêche les empiètements des communautés voisines; l'inspecteur des eaux qui fait distribuer pour les besoins de l'agriculture l'eau dérivée des réservoirs communs; le bramine qui remplit les fonctions du culte; le maître d'école qui enseigne aux enfants de la communauté à lire et à écrire sur le sable; le bramine calendrier qui en qualité d'astrologue indique les époques des semailles et de la moisson ainsi que les heures favorables ou funestes aux divers travaux agricoles; un forgeron et un charpentier qui fabriquent et réparent tous les instruments d'agriculture; le potier qui fait toute la vaisselle du village; le barbier, le blanchisseur, l'orfèvre et çà et là le poète qui dans quelques communautés remplace l'orfèvre et dans d'autres, le maître d'école. Cette douzaine de personnages est entretenue aux frais de la communauté entière. Quand la population augmente, une communauté nouvelle est fondée sur le modèle des anciennes et s'établit dans un terrain non cultivé. L'ensemble de la communauté repose donc sur une division du travail régulière, mais la division dans le sens manufacturier est impossible puisque le marché reste immuable pour le forgeron, le charpentier, etc., et que tout au plus, selon l'importance des villages, il s'y trouve deux forgerons ou deux potiers au lieu d'un66. La loi qui règle la division du travail de la communauté agit ici avec l'autorité inviolable d'une loi physique, tandis que chaque artisan exécute chez lui, dans son atelier, d'après le mode traditionnel, mais avec indépendance et sans reconnaître aucune autorité, toutes les opérations qui sont de son ressort. La simplicité de l'organisme productif de ces communautés qui se suffisent à elles-mêmes, se reproduisent constamment sous la même forme, et une fois détruites accidentellement se reconstituent au même lieu et avec le même nom67, nous fournit la clef l'immutabilité des sociétés asiatiques, immutabilité qui contraste d'une manière si étrange avec la dissolution et reconstruction incessantes des Etats asiatiques, les changements violents de leurs dynasties. La structure des éléments économiques fondamentaux de la société, reste hors des atteintes de toutes les tourmentes de la région politique.
Les lois des corporations du moyen âge empêchaient méthodiquement la transformation du maître en capitaliste, en limitant par des édits rigoureux le nombre maximum des compagnons qu'il avait le droit d'employer, et encore on lui interdisait l'emploi de compagnons dans tout genre de métier autre que le sien. La corporation se gardait également avec un zèle jaloux contre tout empiétement du capital marchand, la seule forme libre du capital qui lui faisait vis-à-vis. Le marchand pouvait acheter toute sorte de marchandises, le travail excepté. Il n'était souffert qu'à titre de débitant de produits. Quand des circonstances extérieures nécessitaient une division du travail progressive, les corporations existantes se subdivisaient en sous-genres, ou bien il se formait des corporations nouvelles à côté des anciennes, sans que des métiers différents fussent réunis dans un même atelier. L'organisation corporative excluait donc la division manufacturière du travail, bien qu'elle en développât les conditions d'existence en isolant et perfectionnant les métiers. En général le travailleur et ses moyens de production restaient soudés ensemble comme l'escargot et sa coquille. Ainsi la base première de la manufacture, c'est-à-dire la forme capital des moyens de production, faisait défaut.
Tandis que la division sociale du travail, avec ou sans échange de marchandises, appartient aux formations économiques des sociétés les plus diverses, la division manufacturière est une création spéciale du mode de production capitaliste.
V. - Caractère capitaliste de la manufacture
Un nombre assez considérable d'ouvriers sous les ordres du même capital, tel est le point de départ naturel de la manufacture, ainsi que de la coopération simple. Mais la division du travail, tel que l'exige la manufacture, fait de l'accroissement incessant des ouvriers employés une nécessité technique. Le nombre minimum qu'un capitaliste doit employer, lui est maintenant prescrit par la division du travail établie.
Pour obtenir les avantages d'une division ultérieure, il faut non seulement augmenter le nombre des ouvriers, mais l'augmenter par multiple, c'est-à-dire d'un seul coup, selon des proportions fixes, dans tous les divers groupes de l'atelier. De plus, l'agrandissement de la partie variable du capital nécessite celui de sa partie constante, des avances en outils, instruments, bâtiments, etc., et surtout en matières premières dont la quantité requise croît bien plus vite que le nombre des ouvriers employés. Plus se développent les forces productives du travail par suite de sa division, plus il consomme de matières premières dans un temps donné. L'accroissement progressif du capital minimum nécessaire au capitaliste, ou la transformation progressive des moyens sociaux de subsistance et de production en capital, est donc une loi imposée par le caractère technique de la manufacture68.
Le corps de travail fonctionnant dans la manufacture et dont les membres sont des ouvriers de détail, appartient au capitaliste; il n'est qu'une forme d'existence du capital. La force productive, issue de la combinaison des travaux, semble donc naître du capital.
La manufacture proprement dite ne soumet pas seulement le travailleur aux ordres et à la discipline du capital, mais établit encore une gradation hiérarchique parmi les ouvriers eux-mêmes. Si, en général, la coopération simple n'affecte guère le mode de travail individuel, la manufacture le révolutionne de fond en comble et attaque à sa racine la force de travail. Elle estropie le travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de dispositions et d'instincts producteurs, de même que dans les Etats de la Plata, on immole un taureau pour sa peau et son suif.
Ce n'est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c'est l'individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d'une opération exclusive69, de sorte que l'on trouve réalisée la fable absurde de Menennius Agrippa, représentant un homme comme fragment de son propre corps70.
Originairement l'ouvrier vend au capital sa force de travail, parce que les moyens matériels de la production lui manquent. Maintenant sa force de travail refuse tout service sérieux si elle n'est pas vendue. Pour pouvoir fonctionner, il lui faut ce milieu social qui n'existe que dans l'atelier du capitaliste71. De même que le peuple élu portait écrit sur son front qu'il était la propriété de Jéhovah, de même l'ouvrier de manufacture est marqué comme au fer rouge du sceau de la division du travail qui le revendique comme propriété du capital.
Les connaissances, l'intelligence et la volonté que le paysan et l'artisan indépendants déploient, sur une petite échelle, à peu près comme le sauvage pratique tout l'art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne sont désormais requises que pour l'ensemble de l'atelier. Les puissances intellectuelles de la production se développent d'un seul côté parce qu'elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent, se concentre en face d'eux dans le capital72. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d'autrui et comme pouvoir qui les domine. Cette scission commence à poindre dans la coopération simple où le capitaliste représente vis-à-vis du travailleur isolé l'unité et la volonté du travailleur collectif; elle se développe dans la manufacture qui mutile le travailleur au point de le réduire à une parcelle de lui-même; elle s'achève enfin dans la grande industrie qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l'enrôle au service du capital73.
Dans la manufacture l'enrichissement du travailleur collectif, et par suite du capital, en forces productives sociales a pour condition l'appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles.
" L'ignorance est la mère de l'industrie aussi bien que de la superstition. La réflexion et l'imagination sont sujettes à s'égarer; mais l'habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l'une, ni de l'autre. Aussi pourrait-on dire, que la perfection, à l'égard des manufactures, consiste à pouvoir se passer de l'esprit, de manière que, sans effort de tête, l'atelier puisse être considéré comme une machine dont les parties sont des hommes74. "
Aussi un certain nombre de manufactures, vers le milieu du XVIII° siècle, employaient de préférence pour certaines opérations formant des secrets de fabrique, des ouvriers à moitié idiots75.
" L'intelligence de la plupart des hommes ", dit A. Smith, " se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme dont toute la vie se passe à exécuter un petit nombre d'opérations simples... n'a aucune occasion de développer son intelligence ni d'exercer son imagination... Il devient en général aussi ignorant et aussi stupide qu'il soit possible à une créature humaine de le devenir. "
Après avoir dépeint l'engourdissement de l'ouvrier parcellaire, A. Smith continue ainsi :
" L'uniformité de sa vie stationnaire corrompt naturellement la vaillance de son esprit... elle dégrade même l'activité de son corps et le rend incapable de déployer sa force avec quelque vigueur et quelque persévérance, dans tout autre emploi que celui auquel il a été élevé. Ainsi sa dextérité dans son métier est une qualité qu'il semble avoir acquise aux dépens de ses vertus intellectuelles, sociales et guerrières. Or, dans toute société industrielle et civilisée tel est l'état où doit tomber nécessairement l'ouvrier pauvre (the labouring poor), c'est-à-dire la grande masse du peuple76. "
Pour porter remède à cette détérioration complète, qui résulte de la division du travail, A. Smith recommande l'instruction populaire obligatoire, tout en conseillant de l'administrer avec prudence et à doses homoeopathiques. Son traducteur et commentateur français, G. Garnier, ce sénateur prédestiné du premier Empire, a fait preuve de logique en combattant cette idée. L'instruction du peuple, selon lui, est en contradiction avec les lois de la division du travail, et l'adopter " serait proscrire tout notre système social... Comme toutes les autres divisions du travail, celle qui existe entre le travail mécanique et le travail intellectuel77 se prononce d'une manière plus forte et plus tranchante à mesure que la société avance vers un état plus opulent. (Garnier applique ce mot société d'une manière très correcte au capital, à la propriété foncière et à l'Etat qui est leur.) Cette division comme toutes les autres, est un effet des progrès passés et une cause des progrès à venir. ... Le gouvernement doit-il donc travailler à contrarier cette division de travail, et à la retarder dans sa marche naturelle ? Doit-il employer une portion du revenu public pour tâcher de confondre et de mêler deux classes de travail qui tendent d'elles-mêmes à se diviser78 ? "
Un certain rabougrissement de corps et d'esprit est inséparable de la division du travail dans la société. Mais comme la période manufacturière pousse beaucoup plus loin cette division sociale en même temps que par la division qui lui est propre elle attaque l'individu à la racine même de sa vie, c'est elle qui la première fournit l'idée et la matière d'une pathologie industrielle79.
" Subdiviser un homme, c'est l'exécuter, s'il a mérité une sentence de mort; c'est l'assassiner s'il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l'assassinat d'un peuple80. "
La coopération fondée sur la division du travail, c'est-à-dire la manufacture, est à ses débuts une création spontanée et inconsciente. Dès qu'elle a acquis une certaine consistance et une base suffisamment large, elle devient la forme reconnue et méthodique de la production capitaliste. L'histoire de la manufacture proprement dite montre comment la division du travail qui lui est particulière acquiert expérimentalement, pour ainsi dire à l'insu des acteurs, ses formes les plus avantageuses, et comment ensuite, à la manière des corps de métier, elle s'efforce de maintenir ces formes traditionnellement, et réussit quelquefois à les maintenir pendant plus d'un siècle. Cette forme ne change presque jamais, excepté dans les accessoires, que par suite d'une révolution survenue dans les instruments de travail. La manufacture moderne (je ne parle pas de la grande industrie fondée sur l'emploi des machines) ou bien trouve, dans les grandes villes où elle s'établit, ses matériaux tout prêts quoique disséminés et n'a plus qu'à les rassembler, la manufacture des vêtements par exemple; ou bien le principe de la division du travail est d'une application si facile qu'on n'a qu'à approprier chaque ouvrier exclusivement à une des diverses opérations d'un métier, par exemple de la reliure des livres. L'expérience d'une semaine suffit amplement dans de tels cas pour trouver le nombre proportionnel d'ouvriers qu'exige chaque fonction81.
Par l'analyse et la décomposition du métier manuel, la spécialisation des instruments, la formation d'ouvriers parcellaires et leur groupement dans un mécanisme d'ensemble, la division manufacturière crée la différenciation qualitative et la proportionnalité quantitative des procès sociaux de production. Cette organisation particulière du travail en augmente les forces productives.
La division du travail dans sa forme capitaliste - et sur les bases historiques données, elle ne pouvait revêtir aucune autre forme - n'est qu'une méthode particulière de produire de la plus-value relative, ou d'accroître aux dépens du travailleur le rendement du capital, ce qu'on appelle Richesse nationale (Wealth of Nations). Aux dépens du travailleur elle développe la force collective du travail pour le capitaliste. Elle crée des circonstances nouvelles qui assurent la domination du capital sur le travail. Elle se présente donc et comme un progrès historique, une phase nécessaire dans la formation économique de la société, et comme un moyen civilisé et raffiné d'exploitation.
L'économie politique, qui ne date comme science spéciale que de l'époque des manufactures, considère la division sociale du travail en général du point de vue de la division manufacturière82; elle n'y voit qu'un moyen de produire plus avec moins de travail, de faire baisser par conséquent le prix des marchandises et d'activer l'accumulation du capital. Les écrivains de l'antiquité classique, au lieu de donner tant d'importance à la quantité et la valeur d'échange, s'en tiennent exclusivement à la qualité et à la valeur d'usage83. Pour eux, la séparation des branches sociales de la production n'a qu'un résultat : c'est que les produits sont mieux faits et que les penchants et les talents divers des hommes peuvent se choisir les sphères d'action qui leur conviennent le mieux84, car si l'on ne sait pas se limiter, il est impossible de rien produire d'important85. La division du travail perfectionne donc le produit et le producteur. Si, à l'occasion, ils mentionnent aussi l'accroissement de la masse des produits, ils n'ont en vue que l'abondance de valeurs d'usage, d'objets utiles, et non la valeur d'échange ou la baisse dans le prix des marchandises. Platon86 , qui fait de la division du travail la base de la séparation sociale des classes, est là-dessus d'accord avec Xénophon87, qui avec son instinct bourgeois caractéristique, touche déjà de plus près la division du travail dans l'atelier. La république de Platon, en tant du moins que la division du travail y figure comme principe constitutif de l'État, n'est qu'une idéalisation athénienne du régime des castes égyptiennes. L'Égypte, d'ailleurs, passait pour le pays industriel modèle aux yeux d'un grand nombre de ses contemporains, d'Isocrate, par exemple88, et elle resta telle pour les Grecs de l'empire romain89.
Pendant la période manufacturière proprement dite, c'est-à-dire pendant la période où la manufacture resta la forme dominante du mode de production capitaliste, des obstacles de plus d'une sorte s'opposent à la réalisation de ses tendances. Elle a beau créer, comme nous l'avons déjà vu, à côté de la division hiérarchique des travailleurs, une séparation simple entre ouvriers habiles et inhabiles, le nombre de ces derniers reste très circonscrit, grâce à l'influence prédominante des premiers. Elle a beau adapter les opérations parcellaires aux divers degrés de maturité, de force et de développement de ses organes vivants de travail et pousser ainsi à l'exploitation productive des enfants et des femmes, cette tendance échoue généralement contre les habitudes et la résistance des travailleurs mâles. C'est en vain qu'en décomposant les métiers, elle diminue les frais d'éducation, et par conséquent la valeur de l'ouvrier; les travaux de détail difficiles exigent toujours un temps assez considérable pour l'apprentissage; et lors même que celui-ci devient superflu, les travailleurs savent le maintenir avec un zèle jaloux. L'habileté de métier restant la base de la manufacture, tandis que son mécanisme collectif ne possède point un squelette matériel indépendant des ouvriers eux-mêmes, le capital doit lutter sans cesse contre leur insubordination. " La faiblesse de la nature humaine est telle, s'écrie l'ami Ure, que plus un ouvrier est habile, plus il devient opiniâtre et intraitable, et par conséquent moins il est propre à un mécanisme, à l'ensemble duquel ses boutades capricieuses peuvent faire un tort considérable90. " Pendant toute la période manufacturière, on n'entend que plaintes sur plaintes à propos de l'indiscipline des travailleurs91. Et n'eussions-nous pas les témoignages des écrivains de cette époque, le simple fait que, depuis le XVI° siècle jusqu'au moment de la grande industrie, le capital ne réussit jamais à s'emparer de tout le temps disponible des ouvriers manufacturiers, que les manufactures n'ont pas la vie dure, mais sont obligées de se déplacer d'un pays à l'autre suivant les émigrations ouvrières, ces faits, dis-je, nous tiendraient lieu de toute une bibliothèque. " Il faut que l'ordre soit établi d'une manière ou d'une autre ", s'écrie, en 1770, l'auteur souvent cité de l'Essay on Trade and Commerce. L'ordre, répète soixante-six ans plus tard le docteur Andrew Ure, " l'ordre faisait défaut dans la manufacture basée sur le dogme scolastique de la division du travail, et Arkwright a créé l'ordre. "
Il faut ajouter que la manufacture ne pouvait ni s'emparer de la production sociale dans toute son étendue, ni la bouleverser dans sa profondeur. Comme œuvre d'art économique, elle s'élevait sur la large base des corps de métiers des villes et de leur corollaire, l'industrie domestique des campagnes. Mais dès qu'elle eut atteint un certain degré de développement, sa base technique étroite entra en conflit avec les besoins de production qu'elle avait elle-même créés.
Une de ses œuvres les plus parfaites fut l'atelier de construction où se fabriquaient les instruments de travail et les appareils mécaniques plus compliqués, déjà employés dans quelques manufactures. " Dans l'enfance de la mécanique ", dit Ure, " un atelier de construction offrait à l'œil la division des travaux dans leurs nombreuses gradations : la lime, le foret, le tour, avaient chacun leurs ouvriers par ordre d'habileté. "
Cet atelier, ce produit de la division manufacturière du travail, enfanta à son tour les machines. Leur intervention supprima la main-d'œuvre comme principe régulateur de la production sociale. D'une part, il n'y eut plus nécessité technique d'approprier le travailleur pendant toute sa vie à une fonction parcellaire; d'autre part, les barrières que ce même principe opposait encore à la domination du capital, tombèrent.
Chapitre XV : Machinisme et grande industrie
I. - Développement des machines et de la production mécanique
" Il reste encore à savoir ", dit John Stuart Mill, dans ses Principes d'économie politique, " si les inventions mécaniques faites jusqu'à ce jour ont allégé le labeur quotidien d'un être humain quelconque92. " Ce n'était pas là leur but. Comme tout autre développement de la force productive du travail, l'emploi capitaliste des machines ne tend qu'à diminuer le prix des marchandises, à raccourcir la partie de la journée où l'ouvrier travaille pour lui-même, afin d'allonger l'autre où il ne travaille que pour le capitaliste. C'est une méthode particulière pour fabriquer de la plus-value relative.
La force de travail dans la manufacture et le moyen de travail dans la production mécanique sont les points de départ de la révolution industrielle. Il faut donc étudier comment le moyen de travail s'est transformé d'outil en machine et par cela même définir la différence qui existe entre la machine et l'instrument manuel. Nous ne mettrons en relief que les traits caractéristiques : pour les époques historiques, comme pour les époques géologiques, il n'y a pas de ligne de démarcation rigoureuse.
Des mathématiciens et des mécaniciens, dont l'opinion est reproduite par quelques économistes anglais, définissent l'outil une machine simple, et la machine un outil composé. Pour eux, il n'y a pas de différence essentielle et ils donnent même le nom de machines aux puissances mécaniques élémentaires telles que le levier, le plan incliné, la vis, le coin, etc93. En fait, toute machine se compose de ces puissances simples, de quelque manière qu'on déguise et combine. Mais cette définition ne vaut rien au point de vue social, parce que l'élément historique y fait défaut.
Pour d'autres, la machine diffère de l'outil en ce que la force motrice de celui-ci est l'homme et celle de l'autre l'animal, l'eau, le vent, etc94. A ce compte, une charrue attelée de bœufs, instrument commun aux époques de production les plus différentes, serait une machine, tandis que le Circular Loom de Claussen, qui, sous la main d'un seul ouvrier, exécute quatre-vingt-seize mille mailles par minute, serait un simple outil. Mieux encore, ce même loom serait outil, si mû par la main; machine, si mû par la vapeur. L'emploi de la force animale étant une des premières inventions de l'homme, la production mécanique précéderait donc le métier. Quand John Wyalt, en 1735, annonça sa machine à filer, et, avec elle, la révolution industrielle du XVIII° siècle, il ne dit mot de ce que l'homme serait remplacé comme moteur par l'âne, et cependant c'est à l'âne que ce rôle échut. Une machine pour " filer sans doigts ", tel fut son prospectus95.
Tout mécanisme développé se compose de trois parties essentiellement différentes : moteur, transmission et machine d'opération. Le moteur donne l'impulsion à tout le mécanisme. Il enfante sa propre force de mouvement comme la machine à vapeur, la machine électro-magnétique, la machine calorique, etc., ou bien reçoit l'impulsion d'une force naturelle externe, comme la roue hydraulique d'une chute d'eau, l'aile d'un moulin à vent des courants d'air.
La transmission, composée de balanciers, de roues circulaires, de roues d'engrenage, de volants, d'arbres moteurs, d'une variété infinie de cordes, de courroies, de poulies, de leviers, de plans inclinés, de vis, etc., règle le mouvement, le distribue, en change la forme, s'il le faut, de rectangulaire en rotatoire et vice versa, et le transmet à la machine-outil.
Les deux premières parties du mécanisme n'existent, en effet, que pour communiquer à cette dernière le mouvement qui lui fait attaquer l'objet de travail et en modifier la forme. C'est la machine-outil qui inaugure au XVIII° siècle la révolution industrielle; elle sert encore de point de départ toutes les fois qu'il s'agit de transformer le métier ou la manufacture en exploitation mécanique.
En examinant la machine-outil, nous retrouvons en grand, quoique sous des formes modifiées, les appareils et les instruments qu'emploie l'artisan ou l'ouvrier manufacturier, mais d'instruments manuels de l'homme ils sont devenus instruments mécaniques d'une machine. Tantôt la machine entière n'est qu'une édition plus ou moins revue et corrigée du vieil instrument manuel, - c'est le cas pour le métier à tisser mécanique96, - tantôt les organes d'opération, ajustés à la charpente de la machine-outil, sont d'anciennes connaissances, comme les fuseaux de la Mule-Jenny, les aiguilles du métier à tricoter des bas, les feuilles de scie de la machine à scier, le couteau de la machine à hacher, etc. La plupart de ces outils se distinguent par leur origine même de la machine dont ils forment les organes d'opération. En général on les produit aujourd'hui encore par le métier ou la manufacture, tandis que la machine, à laquelle ils sont ensuite incorporés, provient de la fabrique mécanique97.
La machine-outil est donc un mécanisme qui, ayant reçu le mouvement convenable, exécute avec ses instruments les mêmes opérations que le travailleur exécutait auparavant avec des instruments pareils. Dès que l'instrument, sorti de la main de l'homme, est manié par un mécanisme, la machine-outil a pris la place du simple outil. Une révolution s'est accomplie alors même que l'homme reste le moteur. Le nombre d'outils avec lesquels l'homme peut opérer en même temps est limité par le nombre de ses propres organes. On essaya, au XVII° siècle, en Allemagne de faire manœuvrer simultanément deux rouets par un fileur. Mais cette besogne a été trouvée trop pénible. Plus tard on inventa un rouet à pied avec deux fuseaux; mais les virtuoses capables de filer deux fils à la fois étaient presque aussi rares que des veaux à deux têtes. La Jenny, au contraire, même dans sa première ébauche, file avec douze et dix-huit fuseaux; le métier à bas tricote avec plusieurs milliers d'aiguilles. Le nombre d'outils qu'une même machine d'opération met en jeu simultanément est donc de prime abord émancipé de la limite organique que ne pouvait dépasser l'outil manuel.
Il y a bien des instruments dont la construction même met en relief le double rôle de l'ouvrier comme simple force motrice comme exécuteur de la main-d'œuvre proprement dite. Prenons, par exemple, le rouet. Sur sa marchette, le pied agit simplement comme moteur, tandis que les doigts filent en travaillant au fuseau. C'est précisément cette dernière partie de l'instrument, l'organe de l'opération manuelle, que la révolution industrielle saisit tout d'abord, laissant à l'homme, à côté de nouvelle besogne de surveiller la machine et d'en corriger les erreurs de sa main, le rôle purement mécanique de moteur.
Il y a une autre classe d'instruments sur lesquels l'homme agit toujours comme simple force motrice, en tournant, par exemple, la manivelle d'un moulin98, en manœuvrant une pompe, en écart et rapprochant les bras d'un soufflet, en broyant des substances dans un mortier, etc. Là aussi l'ouvrier commence à être remplacé comme force motrice par des animaux, le vent, l'eau99. Beaucoup de ces instruments se transforment en machines longtemps avant et pendant la période manufacturière sans cependant révolutionner le mode de production. Dans l'époque de la grande industrie, il devient évident qu'ils sont des machines en germe, même sous leur forme primitive d'outils manuels.
Les pompes, par exemple, avec lesquelles les Hollandais mirent à sec le lac de Harlem en 1836-37, étaient construites sur le principe des pompes ordinaires, sauf que leurs pistons étaient soulevés par d'énormes machines à vapeur au lieu de l'être à force de bras. En Angleterre, le soufflet ordinaire et très imparfait du forgeron est assez souvent transformé en pompe à air; il suffit pour cela de mettre son bras en communication avec une machine à vapeur. La machine à vapeur elle-même, telle qu'elle exista, pendant la période manufacturière, à partir de son invention vers la fin du XVII° siècle100 jusqu'au commencement de 1780, n'amena aucune révolution dans l'industrie. Ce fut au contraire la création des machines-outils qui rendit nécessaire la machine à vapeur révolutionnée. Dès que l'homme, au lieu d'agir avec l'outil sur l'objet de travail, n'agit plus que comme moteur d'une machine-outil, l'eau, le vent, la vapeur peuvent le remplacer, et le déguisement de la force motrice sous des muscles humains devient purement accidentel. Il va sans dire qu'un changement de ce genre exige souvent de grandes modifications techniques dans le mécanisme construit primitivement pour la force humaine. De nos jours toutes les machines qui doivent faire leur chemin, telles que machines à coudre, machines à pétrir, etc., et dont le but n'exige pas de grandes dimensions, sont construites de double façon, selon que l'homme ou une force mécanique est destiné à les mouvoir.
La machine, point de départ de la révolution industrielle, remplace donc le travailleur qui manie un outil par un mécanisme qui opère à la fois avec plusieurs outils semblables, et reçoit son impulsion d'une force unique, quelle qu'en soit la forme101. Une telle machine-outil n'est cependant que l'élément simple de la production mécanique.
Pour développer les dimensions de la machine d'opération et le nombre de ses outils, il faut un moteur plus puissant, et pour vaincre la force d'inertie du moteur, il faut une force d'impulsion supérieure à celle de l'homme, sans compter que l'homme est un agent très imparfait dans la production d'un mouvement continu et uniforme. Dès que l'outil est remplacé par une machine mue par l'homme, il devient bientôt nécessaire de remplacer l'homme dans le rôle de moteur par d'autres forces naturelles.
De toutes les forces motrices qu'avait léguées la période manufacturière, le cheval était la pire; le cheval a, comme on dit, sa tête, son usage est dispendieux et ne peut trouver place dans les fabriques que d'une manière restreinte102. Néanmoins, la force-cheval fut employée fréquemment dans les débuts de la grande industrie, ainsi qu'en témoignent les lamentations des agronomes de cette époque et l'expression " force de cheval " usitée encore aujourd'hui pour désigner la force mécanique. Le vent était trop inconstant et trop difficile à contrôler; d'ailleurs l'emploi de l'eau comme force motrice, même pendant la période manufacturière, prédominait en Angleterre, ce pays natal de la grande industrie. On avait essayé au XVII° siècle de mettre en mouvement, au moyen d'une seule roue hydraulique, deux meules et deux tournants. Mais le mécanisme de transmission devenu trop pesant rendit la force motrice de l'eau insuffisante, et ce fut là une des circonstances qui conduisirent à l'étude plus approfondie des lois du frottement. L'action inégale de la force motrice dans les moulins mus par percussion et traction conduisit d'autre part à la théorie103 et à l'emploi du volant qui joue plus tard un rôle si important dans la grande industrie dont les premiers éléments scientifiques et techniques furent ainsi peu à peu développés pendant l'époque des manufactures. Les filatures par métiers continus (throstle mills) d'Arkwright furent, dès leur origine, mus par l'eau. Mais l'emploi presque exclusif de cette force offrit des difficultés de plus en plus grandes. Il était impossible de l'augmenter à volonté ou de suppléer à son insuffisance. Elle se refusait parfois et était de nature purement locale104. Ce n'est qu'avec la machine à vapeur à double effet de Watt que fut découvert un premier moteur capable d'enfanter lui-même sa propre force motrice en consommant de l'eau et du charbon et dont le degré de puissance est entièrement réglé par l'homme. Mobile et moyen de locomotion, citadin et non campagnard comme la roue hydraulique, il permet de concentrer la production dans les villes au lieu de la disséminer dans les campagnes105. Enfin, il est universel dans son application technique, et son usage dépend relativement peu des circonstances locales. Le grand génie de Watt se montre dans les considérants du brevet qu'il prit en 1784. Il n'y dépeint pas sa machine comme une invention destinée à des fins particulières, mais comme l'agent général de la grande industrie. Il en fait pressentir des applications, dont quelques-unes, le marteau à vapeur par exemple, ne furent introduites qu'un demi-siècle plus tard. Il doute cependant que la machine à vapeur puisse être appliquée à la navigation. Ses successeurs, Boulton et Watt, exposèrent au palais de l'industrie de Londres, en 1851, une machine à vapeur des plus colossales pour la navigation maritime.
Une fois les outils transformés d'instruments manuels de l'homme en instruments de l'appareil mécanique, le moteur acquiert de son côté une forme indépendante, complètement émancipée des bornes de la force humaine. La machine-outil isolée, telle que nous l'avons étudiée jusqu'ici, tombe par cela même au rang d'un simple organe du mécanisme d'opération. Un seul moteur peut désormais mettre en mouvement plusieurs machines-outils. Avec le nombre croissant des machines-outils auxquelles il doit simultanément donner la propulsion, le moteur grandit tandis que la transmission se métamorphose en un corps aussi vaste que compliqué.
L'ensemble du mécanisme productif nous présente alors deux formes distinctes : ou la coopération de plusieurs machines homogènes ou un système de machines. Dans le premier cas, la fabrication entière d'un produit se fait par la même machine-outil qui exécute toutes les opérations accomplies auparavant par un artisan travaillant avec un seul instrument, comme le tisserand avec son métier, ou par plusieurs ouvriers, avec différents outils, soit indépendants, soit réunis dans une manufacture106. Dans la manufacture d'enveloppes, par exemple, un ouvrier doublait le papier avec le plioir., un autre appliquait la gomme, un troisième renversait la lèvre qui porte la devise, un quatrième bosselait les devises, etc.; à chaque opération partielle, chaque enveloppe devait changer de mains. Une seule machine exécute aujourd'hui, du même coup, toutes ces opérations, et fait en une heure trois mille enveloppes et même davantage. Une machine américaine pour fabriquer des cornets, exposée à Londres en 1862, coupait le papier, collait, pliait et finissait dix-huit mille cornets par heure. Le procès de travail qui, dans la manufacture, était divisé et exécuté successivement, est ici accompli par une seule machine agissant au moyen de divers outils combinés.
Dans la fabrique (factory) - et c'est là la forme propre de l'atelier fondé sur l'emploi des machines - nous voyons toujours reparaître la coopération simple. Abstraction faite de l'ouvrier, elle se présente d'abord comme agglomération de machines outils de même espèce fonctionnant dans le même local et simultanément. C'est sa forme exclusive là où le produit sort tout achevé de chaque machine-outil, que celle-ci soit la simple reproduction d'un outil manuel complexe ou la combinaison de divers instruments ayant chacun sa fonction particulière.
Ainsi une fabrique de tissage est formée par la réunion d'une foule de métiers à tisser mécaniques, etc. Mais il existe ici une véritable unité technique, en ce sens que les nombreuses machines-outils reçoivent uniformément et simultanément leur impulsion du moteur commun, impulsion transmise par un mécanisme qui leur est également commun en partie puisqu'il n'est relié à chacune que par des embranchements particuliers. De même que de nombreux outils forment les organes d'une machine-outil, de même de nombreuses machines-outils forment autant d'organes homogènes d'un même mécanisme moteur.
Le système de machines proprement dit ne remplace la machine indépendante que lorsque l'objet de travail parcourt successivement une série de divers procès gradués exécutés par une chaîne de machines-outils différentes mais combinées les unes avec les autres. La coopération par division du travail qui caractérise la manufacture, reparaît ici comme combinaison de machines d'opération parcellaires. Les outils spéciaux des différents ouvriers dans une manufacture de laine par exemple, ceux du batteur, du cardeur, du tordeur, du fileur, etc., se transforment en autant de machines-outils spéciales dont chacune forme un organe particulier dans le système du mécanisme combiné. La manufacture elle-même fournit au système mécanique, dans les branches où il est d'abord introduit, l'ébauche de la division et, par conséquent, de l'organisation du procès productif107. Cependant une différence essentielle se manifeste immédiatement. Dans la manufacture, chaque procès partiel doit pouvoir être exécuté comme opération manuelle par des ouvriers travaillant isolément ou en groupes avec leurs outils. Si l'ouvrier est ici approprié à une opération, l'opération est déjà d'avance accommodée à l'ouvrier. Ce principe subjectif de la division n'existe plus dans la production mécanique. Il devient objectif, c'est-à-dire émancipé des facultés individuelles de l'ouvrier; le procès total est considéré en lui-même, analysé dans ses principes constituants et ses différentes phases, et le problème qui consiste à exécuter chaque procès partiel et à relier les divers procès partiels entre eux, est résolu au moyen de la mécanique, de la chimie, etc108., ce qui n'empêche pas naturellement que la conception théorique ne doive être perfectionnée par une expérience pratique accumulée sur une grande échelle. Chaque machine partielle fournit à celle qui la suit sa matière première, et, comme toutes fonctionnent en même temps et de concert, le produit se trouve ainsi constamment aux divers degrés de sa fabrication et dans la transition d'une phase à l'autre. De même que dans la manufacture, la coopération immédiate des ouvriers parcellaires crée certains nombres proportionnels déterminés entre les différents groupes, de même dans le système de machines l'occupation continuelle des machines partielles les unes par les autres crée un rapport déterminé entre leur nombre, leur dimension et leur célérité. La machine d'opération combinée, qui forme maintenant un système articulé de différentes machines-outils et de leurs groupes, est d'autant plus parfaite que son mouvement d'ensemble est plus continu, c'est-à-dire que la matière première passe avec moins d'interruption de sa première phase à sa dernière, d'autant plus donc que le mécanisme et non la main de l'homme lui fait parcourir ce chemin. Donc si le principe de la manufacture est l'isolement des procès particuliers par la division du travail, celui de la fabrique est au contraire la continuité non interrompue de ces mêmes procès.
Qu'il se fonde sur la simple coopération de machines-outils homogènes, comme dans le tissage, ou sur une combinaison de machines différentes, comme dans la filature, un système de machinisme forme par lui-même un grand automate, dès qu'il est mis en mouvement par un premier moteur qui se meut lui-même. Le système entier peut cependant recevoir son impulsion d'une machine à vapeur, quoique certaines machines-outils aient encore besoin de l'ouvrier pour mainte opération. C'est ce qui avait lieu dans la filature pour certains mouvements exécutés aujourd'hui par la mule automatique, et dans les ateliers de construction où certaines parties des machines-outils avaient besoin d'être dirigées comme de simples outils par l'ouvrier, avant la transformation du slide rest en facteur-automate. Dès que la machine-outil exécute tous les mouvements nécessaires au façonnement de la matière première sans le secours de l'homme et ne le réclame qu'après coup, dès lors il y a un véritable système automatique, susceptible cependant de constantes améliorations de détail. C'est ainsi que l'appareil qui fait arrêter le laminoir (drawing frame) de lui-même, dès qu'un fil se casse, et le self-acting stop qui arrête le métier à tisser à vapeur dès que la duite s'échappe de la bobine de la navette, sont des inventions tout à fait modernes. La fabrique de papier moderne peut servir d'exemple aussi bien pour la continuité de la production que pour la mise en oeuvre du principe automatique. En général, la production du papier permet d'étudier avantageusement et en détail la différence des modes productifs basée sur la différence des moyens de produire, de même que le rapport entre les conditions sociales de la production et ses procédés techniques. En effet, la vieille fabrication allemande du papier nous fournit un modèle de la production de métier, la Hollande, au XVII° siècle, et la France au XVIII° nous mettent sous les yeux la manufacture proprement dite, et l'Angleterre d'aujourd'hui la fabrication automatique; on trouve encore dans l'Inde et dans la Chine différentes formes primitives de cette industrie.
Le système des machines-outils automatiques recevant leur mouvement par transmission d'un automate central, est la forme la plus développée du machinisme productif. La machine isolée a été remplacée par un monstre mécanique qui, de sa gigantesque membrure, emplit des bâtiments entiers; sa force démoniaque, dissimulée d'abord par le mouvement cadencé et presque solennel de ses énormes membres, éclate dans la danse fiévreuse et vertigineuse de ses innombrables organes d'opération.
Il y avait des métiers mécaniques, des machines à vapeur, etc., avant qu'il y eût des ouvriers occupés exclusivement à leur fabrication. Les grandes inventions de Vaucanson, d'Arkwright, de Watt, etc., ne pouvaient être appliquées que parce que la période manufacturière avait légué un nombre considérable d'ouvriers mécaniciens habiles. Ces ouvriers étaient des artisans indépendants et de diverses professions, ou se trouvaient réunis dans des manufactures rigoureusement organisées d'après le principe de la division du travail. A mesure que les inventions et la demande de machines s'accrurent, leur construction se subdivisa de plus en plus en branches variées et indépendantes, et la division du travail se développa proportionnellement dans chacune de ces branches. La manufacture forme donc historiquement la base technique de la grande industrie.
Dans les sphères de production où l'on introduit les machines fournies par la manufacture, celle-ci, à l'aide de ses propres machines, est supplantée par la grande industrie. L'industrie mécanique s'élève sur une base matérielle inadéquate qu'elle élabore d'abord sous sa forme traditionnelle, mais qu'elle est forcée de révolutionner et de conformer à son propre principe dès qu'elle a atteint un certain degré de maturité.
De même que la machine-outil reste chétive tant que l'homme reste son moteur, et que le système mécanique progresse lentement tant que les forces motrices traditionnelles, l'animal, le vent, et même l'eau ne sont pas remplacés par la vapeur, de même la grande industrie est retardée dans sa marche tant que son moyen de production caractéristique, la machine elle-même, doit son existence à la force et l'habileté humaines, et dépend ainsi du développement musculaire, du coup d'œil et de la dextérité manuelle de l'artisan indépendant du métier et de l'ouvrier parcellaire de la manufacture, maniant leurs instruments nains.
A part la cherté des machines fabriquées de cette façon et cela est affaire du capitaliste industriel - le progrès d'industries déjà fondées sur le mode de production mécanique et son introduction dans des branches nouvelles, restèrent tout à fait soumis à une seule condition, l'accroissement d'ouvriers spécialistes dont le nombre, grâce à la nature presque artistique de travail, ne pouvait s'augmenter que lentement.
Ce n'est pas tout : à un certain degré de son développement, la grande industrie entra en conflit, même au point de vue technologique, avec sa base donnée par le métier et la manufacture.
Les dimensions croissantes du moteur et de la transmission, la variété des machines-outils, leur construction de plus en plus compliquée, la régularité mathématique qu'exigeaient le nombre, la multiformité et la délicatesse de leurs éléments constituants à mesure qu'elles s'écartèrent du modèle fourni par le métier et devenu incompatible avec les formes prescrites par leurs fonctions purement mécaniques109, le progrès du système automatique et l'emploi d'un matériel difficile à manier, du fer, par exemple, à la place du bois - la solution de tous ces problèmes, que les circonstances faisaient éclore successivement, se heurta sans cesse contre les bornes personnelles dont même le travailleur collectif de la manufacture ne sait se débarrasser. En effet, des machines, telles que la presse d'impression moderne, le métier à vapeur et la machine à carder, n'auraient pu être fournies par la manufacture.
Le bouleversement du mode de production dans une sphère industrielle entraîne un bouleversement analogue dans une autre. On s'en aperçoit d'abord dans les branches d'industrie, qui s'entrelacent comme phases d'un procès d'ensemble, quoique la division sociale du travail les ait séparées, et métamorphosé leurs produits en autant de marchandises indépendantes. C'est ainsi que la filature mécanique a rendu nécessaire le tissage mécanique, et que tous deux ont amené la révolution mécanico-chimique de la blanchisserie, de l'imprimerie et de la teinturerie. De même encore la révolution dans le filage du coton a provoqué l'invention du gin pour séparer les fibres de cette plante de sa graine, invention qui a rendu possible la production du coton sur l'immense échelle qui est aujourd'hui devenue indispensable110. La révolution dans l'industrie et l'agriculture a nécessité une révolution dans les conditions générales du procès de production social, c'est-à-dire dans les moyens de communication et de transport. Les moyens de communication et de transport d'une société qui avait pour pivot, suivant l'expression de Fourier, la petite agriculture, et comme corollaire, l'économie domestique et les métiers des villes, étaient complètement insuffisants pour subvenir aux besoins de la production manufacturière, avec sa division élargie du travail social, sa concentration d'ouvriers et de moyens de travail, ses marchés coloniaux, si bien qu'il a fallu les transformer. De même les moyens de communication et de transport légués par la période manufacturière devinrent bientôt des obstacles insupportables pour la grande industrie avec la vitesse fiévreuse de sa production centuplée, son lancement continuel de capitaux et de travailleurs d'une sphère de production dans une autre et les conditions nouvelles du marché universel qu'elle avait créé. A part les changements radicaux introduits dans la construction des navires à voiles, le service de communication et de transport fut peu à peu approprié aux exigences de la grande industrie, au moyen d'un système de bateaux à vapeur, de chemins de fer et de télégraphes. Les masses énormes de fer qu'il fallut dès lors forger, braser, trancher, forer et modeler exigèrent des machines monstres dont la création était interdite au travail manufacturier.
La grande industrie fut donc obligée de s'adapter son moyen caractéristique de production, la machine elle-même, pour produire d'autres machines. Elle se créa ainsi une base technique adéquate et put alors marcher sans lisières. A mesure que dans le premier tiers du XIX° siècle elle s'accrut, le machinisme s'empara peu à peu de la fabrication des machines-outils, et dans le second tiers seulement l'immense construction des voies ferrées et la navigation à vapeur océanique firent naître les machines cyclopéennes consacrées à la construction des premiers moteurs.
La condition sine qua non de la fabrication des machines par des machines, était un moteur susceptible de tout degré de puissance et en même temps facile à contrôler. Il existait déjà dans la machine à vapeur. Mais il s'agissait en même temps de produire mécaniquement ces formes strictement géométriques telles que la ligne, le plan, le cercle, le cône et la sphère qu'exigeaient certaines parties des machines. Au commencement de ce siècle, Henry Maudsley résolut ce problème par l'invention du slide rest, qui fut bientôt rendu automatique; du banc du tourneur pour lequel il était d'abord destiné, il passa ensuite à d'autres machines de construction. Cet engin ne remplace pas seulement un outil particulier, mais encore la main de l'homme qui ne parvient à produire des formes déterminées qu'en dirigeant et en ajustant le tranchant de son outil contre l'objet de travail. On réussit ainsi " à produire les formes géométriques voulues avec un degré d'exactitude, de facilité et de vitesse qu'aucune expérience accumulée ne pourrait prêter à la main de l'ouvrier le plus habile111 ".
Si nous considérons maintenant dans le mécanisme employé à la construction, la partie qui constitue ses organes d'opération proprement dits, nous retrouvons l'instrument manuel, mais dans des proportions gigantesques. L'opérateur de la machine à forer, par exemple, est un foret de dimension énorme mis en mouvement par une machine à vapeur, et sans lequel les cylindres des grandes machines à vapeur et des presses hydrauliques ne pourraient être percés. Le tour à support mécanique n'est que la reproduction colossale du tour ordinaire; la machine à raboter représente, pour ainsi dire, un charpentier de fer qui travaille dans le fer avec les mêmes outils que le charpentier dans le bois; l'outil qui, dans les chantiers de Londres, tranche les plaques qui blindent la carcasse des navires est une espèce de rasoir cyclopéen, et le marteau à vapeur opère avec une tête de marteau ordinaire, mais d'un poids tel que le dieu Thor lui-même ne pourrait le soulever112. Un de ces marteaux à vapeur, de l'invention de Nasmyth, pèse au-delà de six tonnes et tombe sur une enclume d'un poids de trente-six tonnes avec une chute verticale de sept pieds. Il pulvérise d'un seul coup un bloc de granit et enfonce un clou dans du bois tendre au moyen d'une série de petits coups légèrement appliqués113.
Le moyen de travail acquiert dans le machinisme une existence matérielle qui exige le remplacement de la force de l'homme par des forces naturelles et celui de la routine par la science. Dans la manufacture, la division du procès de travail est purement subjective; c'est une combinaison d'ouvriers parcellaires. Dans le système de machines, la grande industrie crée un organisme de production complètement objectif ou impersonnel, que l'ouvrier trouve là, dans l'atelier, comme la condition matérielle toute prête de son travail. Dans la coopération simple et même dans celle fondée sur la division du travail, la suppression du travail isolé par le travailleur collectif semble encore plus ou moins accidentelle. Le machinisme, à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard, ne fonctionne qu'au moyen d'un travail socialisé ou commun. Le caractère coopératif du travail y devient une nécessité technique dictée par la nature même de son moyen.II. - Valeur transmise par la machine au produit
On a vu que les forces productives résultant de la coopération et de la division du travail ne coûtent rien au capital. Ce sont les forces naturelles du travail social. Les forces physiques appropriées à la production telles que l'eau, la vapeur, etc., ne coûtent rien non plus. Mais de même que l'homme a besoin d'un poumon pour respirer, de même il a besoin d'organes façonnés par son industrie pour consommer productivement les forces physiques. Il faut une roue hydraulique pour exploiter la force motrice de l'eau, une machine à vapeur pour exploiter l'élasticité de la vapeur. Et il en est de la science comme des forces naturelles. Les lois des déviations de l'aiguille aimantée dans le cercle d'action d'un courant électrique, et de la production du magnétisme dans le fer autour duquel un courant électrique circule, une fois découvertes, ne coûtent pas un liard114. Mais leur application à la télégraphie, etc., exige des appareils très coûteux et de dimension considérable. L'outil, comme on l'a vu, n'est point supprimé par la machine; instrument nain dans les mains de l'homme, il croît et se multiplie en devenant l'instrument d'un mécanisme créé par l'homme. Dès lors le capital fait travailler l'ouvrier, non avec un outil à lui, mais avec une machine maniant ses propres outils.
Il est évident au premier coup d'œil que l'industrie mécanique, en s'incorporant la science et des forces naturelles augmente d'une manière merveilleuse la productivité du travail, on peut cependant demander si ce qui est gagné d'un côté n'est pas perdu de l'autre, si l'emploi de machines économise plus de travail que n'en coûtent leur construction et leur entretien. Comme tout autre élément du capital constant, la machine ne produit pas de valeur, mais transmet simplement la sienne à l'article qu'elle sert à fabriquer. C'est ainsi que sa propre valeur entre dans celle du produit. Au lieu de le rendre meilleur marché, elle l'enchérit en proportion de ce qu'elle vaut. Et il est facile de voir que ce moyen de travail caractéristique de la grande industrie est très coûteux, comparé aux moyens de travail employés par le métier et la manufacture.
Remarquons d'abord que la machine entre toujours tout entière dans le procès qui crée le produit, et par fractions seulement dans le procès qui en crée la valeur. Elle ne transfère jamais plus de valeur que son usure ne lui en fait perdre en moyenne. Il y a donc une grande différence entre la valeur de la machine et la portion de valeur qu'elle transmet périodiquement à son produit, entre la machine comme élément de valeur et la machine comme élément de production. Plus grande est la période pendant laquelle la même machine fonctionne, plus grande est cette différence. Tout cela, il est vrai, s'applique également à n'importe quel autre moyen de travail. Mais la différence entre l'usage et l'usure est bien plus importante par rapport à la machine que par rapport à l'outil. La raison en est que la machine, construite avec des matériaux plus durables, vit par cela même plus longtemps, que son emploi est réglé par des lois scientifiques précises, et qu'enfin son champ de production est incomparablement plus large que celui de l'outil.
Déduction faite des frais quotidiens de la machine et de l'outil, c'est-à-dire de la valeur que leur usure et leur dépense en matières auxiliaires telles que charbon, huile, etc., transmettent en moyenne au produit journalier, leur aide ne coûte rien. Mais ce service gratuit de l'une et de l'autre est proportionné à leur importance respective. Ce n'est que dans l'industrie mécanique que l'homme arrive à faire fonctionner sur une grande échelle les produits de son travail passé comme forces naturelles, c'est-à-dire gratuitement115.
L'étude de la coopération et de la manufacture nous a montré que des moyens de production tels que bâtisses, etc., deviennent moins dispendieux par leur usage en commun et font ainsi diminuer le prix du produit. Or, dans l'industrie mécanique, ce n'est pas seulement la charpente d'une machine d'opération qui est usée en commun par ses nombreux outils, mais le moteur et une partie de la transmission sont usés en commun par de nombreuses machines d'opération.
Etant donné la différence entre la valeur d'une machine et la quote-part de valeur que son usure quotidienne lui fait perdre et transférer au produit, celui-ci sera enchéri par ce transfert en raison inverse de sa propre quantité. Dans un compte rendu publié en 1858, M. Baynes de Blackburn estime que chaque force de cheval mécanique met en mouvement quatre cent cinquante broches de la mule automatique ou deux cents broches du throstle, ou bien encore quinze métiers pour quarante inch cloth avec l'appareil qui tend la chaîne, etc. Dans le premier cas, les frais journaliers d'un cheval-vapeur et l'usure de la machine qu'il met en mouvement se distribuent sur le produit de quatre cent cinquante broches de la mule; dans le second, sur le produit de deux cents broches du throstle, et dans le troisième, sur celui de quinze métiers mécaniques, de telle sorte qu'il n'est transmis à une once de filés ou à un mètre de tissu qu'une portion de valeur imperceptible. Il en est de même pour le marteau à vapeur cité plus haut. Comme son usure de chaque jour, sa consommation de charbon, etc., se distribuent sur d'énormes masses de fer martelées, chaque quintal de fer n'absorbe qu'une portion minime de valeur; cette portion serait évidemment considérable, si l'instrument-cyclope ne faisait qu'enfoncer de petits clous.
Etant donné le nombre d'outils, ou quand il s'agit de force, la masse d'une machine, la grandeur de son produit dépendra de la vitesse de ses opérations, de la vitesse par exemple avec laquelle tourne la broche, ou du nombre de coups que le marteau frappe une minute. Quelques-uns de ces marteaux colosses donnent soixante-dix coups par minute; la machine de Ryder, qui emploie des marteaux à vapeur de moindre dimension pour forger des broches assène jusqu'à sept cents coups par minute.
Etant donné la proportion suivant laquelle la machine transmet de la valeur au produit, la grandeur de cette quote-part dépendra de la valeur originaire de la machine116. Moins elle contient de travail, moins elle ajoute de valeur au produit. Moins elle transmet de valeur, plus elle est productive et plus le service qu'elle rend se rapproche de celui des forces naturelles. Or la production de machines au moyen de machines diminue évidemment leur valeur, proportionnellement à leur extension à leur efficacité.
Une analyse comparée du prix des marchandises produites mécaniquement et de celles produites par le métier ou la manufacture, démontre qu'en général cette portion de valeur que le produit dérive du moyen de travail, croît dans l'industrie mécanique relativement, tout en décroissant absolument.
En d'autres termes, sa grandeur diminue absolument, mais elle augmente par rapport à la valeur du produit total, d'une livre de filés, par exemple117.
Il est clair qu'un simple déplacement de travail a lieu, c'est-à-dire que la somme totale de travail qu'exige la production d'une marchandise n'est pas diminuée, ou que la force productive du travail n'est pas augmentée, si la production d'une machine coûte autant de travail que son emploi en économise. La différence cependant entre le travail qu'elle coûte et celui qu'elle économise ne dépend pas du rapport de sa propre valeur à celle de l'outil qu'elle remplace. Cette différence se maintient tant que le travail réalisé dans la machine et la portion de valeur, elle ajoute par conséquent au produit, restent inférieurs à la valeur que l'ouvrier avec son outil, ajouterait à l'objet de travail. La productivité de la machine a donc pour mesure la proportion suivant laquelle elle remplace l'homme. D'après M. Baynes, il y a deux ouvriers et demi par quatre cent cinquante broches, y compris l'attirail mécanique, le tout mû par un cheval-vapeur118, et chaque broche de la mule automatique fournit dans une journée de dix heures treize onces de filés (numéro moyen), de sorte que deux ouvriers et demi fournissent par semaine trois cent soixante-cinq livres cinq huitièmes de filés. Dans leur transformation en filés, trois cent soixante-six livres de coton (pour plus de simplicité, nous ne parlons pas du déchet) n'absorbent donc que cent cinquante heures de travail ou quinze journées de dix heures.
Avec le rouet, au contraire, si le fileur livre en soixante heures treize onces de filés, la même quantité de coton absorberait deux mille sept cents journées de dix heures ou vingt-sept mille heures de travail119. Là où la vieille méthode du block-printing ou de l'impression à la main sur toiles de coton a été remplacée par l'impression mécanique, une seule machine imprime avec l'aide d'un homme autant de toiles de coton à quatre couleurs en une heure qu'en imprimaient auparavant deux cents hommes120. Avant qu'Eli Whitney inventât le cottongin en 1793, il fallait, en moyenne, une journée de travail pour détacher une livre de coton de sa graine. Grâce à cette découverte, une négresse peut en détacher cent livres par jour, et l'efficacité du gin a été depuis considérablement accrue. On emploie dans l'Inde, pour la même opération, un instrument moitié machine, la churka, avec lequel un homme et une femme nettoient vingt-huit livres de coton par jour. Le Dr Forbes a, depuis quelques années, inventé une churka qui permet à un homme et à une femme d'en nettoyer sept cent cinquante livres par jour. Si l'on emploie des bœufs, l'eau ou la vapeur comme force motrice, il suffit de quelques jeunes garçons ou jeunes filles pour alimenter la machine. Seize machines de ce genre, mues par des bœufs exécutent chaque jour un ouvrage qui exigeait auparavant une journée moyenne de sept cent cinquante hommes121.
Nous avons vu qu'une charrue à vapeur, dont les dépenses s'élèvent à trois pence ou un quart de shilling par heure, fait autant de besogne que soixante-six laboureurs coûtant quinze shillings par heure. Il est important ici de faire disparaître un malentendu assez commun. Ces quinze shillings ne sont pas l'expression monétaire de tout le travail dépensé dans une heure par les soixante-six hommes. Si le rapport de leur surtravail à leur travail nécessaire est de cent pour cent, les soixante-six laboureurs ajoutent au produit par leur heure collective soixante-six heures de travail ou une valeur de trente shillings dont leur salaire ne forme que la moitié. Or, ce n'est pas leur salaire que la machine remplace, mais leur travail.
En supposant donc que trois mille livres sterling soient le prix ou de cent soixante ouvriers ou de la machine qui les déplace, cette somme d'argent, par rapport à la machine, exprime tout le travail - travail nécessaire et surtravail - réalisé en elle, tandis que par rapport aux ouvriers elle n'exprime que la partie payée de leur travail. Une machine aussi chère que la force du travail qu'elle remplace, coûte donc toujours moins de travail qu'elle n'en remplacé122.
Considéré exclusivement comme moyen de rendre le produit meilleur marché, l'emploi des machines rencontre une limite. Le travail dépensé dans leur production doit être moindre que le travail supplanté par leur usage. Pour le capitaliste cependant cette limite est plus étroite. Comme il ne paye pas le travail mais la force de travail qu'il emploie; il est dirigé dans ses calculs par la différence de valeur entre les machines et les forces de travail qu'elles peuvent déplacer. La division de la journée en travail nécessaire et surtravail diffère, non seulement en divers pays, mais aussi dans le même pays à diverses périodes, et dans la même période en diverses branches d'industrie. En outre, le salaire réel du travailleur monte tantôt au-dessus, et descend tanntôt au-dessous de la valeur de sa force. De toutes ces circonstances, il résulte que la différence entre le prix d'une machine et celui de la force de travail peut varier beaucoup, lors même que la différence entre le travail nécessaire à la production de la machine, et la somme de travail qu'elle remplace reste constante. Mais c'est la première différence seule qui détermine le prix de revient pour le capitaliste, et dont la concurrence le force à tenir compte. Aussi voit-on aujourd'hui des machines inventées en Angleterre qui ne trouvent leur emploi que dans l'Amérique du Nord. Pour la même raison, l'Allemagne aux XVI° et XVII° siècles, inventait des machines dont la Hollande seule se servait; et mainte invention française du XVIII° siècle n'était exploitée que par l'Angleterre.
En tout pays d'ancienne civilisation, l'emploi des machines dans quelques branches d'industrie produit dans d'autres une teIle surabondance de travail (redundancy of labour, dit Ricardo), que la baisse du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail, met ici obstacle à leur usage et le rend superflu, souvent même impossible au point de vue du capital, dont le gain provient en effet de la diminution, non du travail qu'il emploie, mais du travail qu'il paye.
Pendant les dernières années, le travail des enfants a été considérablement diminué, et même çà et là presque supprimé, dans quelques branches de la manufacture de laine anglaise. Pourquoi ?
L'acte de fabrique forçait d'employer une double série d'enfants dont l'une travaillait six heures, l'autre quatre, ou chacune cinq heures seulement. Or, les parents ne voulurent point vendre les demi-temps (half times) meilleur marché que les temps entiers (full times). Dès lors les demi-temps furent remplacés par une machine123. Avant l'interdiction du travail des femmes et des enfants (au-dessous de dix ans) dans les mines, le capital trouvait la méthode de descendre dans les puits des femmes, des jeunes filles et des hommes nus liés ensemble, tellement d'accord avec son code de morale et surtout avec son grand-livre que ce n'est qu'après l'interdiction qu'il eut recours à la machine et supprima ces mariages capitalistes. Les Yankees ont inventé des machines pour casser et broyer les pierres. Les Anglais ne les emploient pas parce que le " misérable " (" wretch ", tel est le nom que donne l'économie politique anglaise à l'ouvrier agricole) qui exécute ce travail reçoit une si faible partie de ce qui lui est dû, que l'emploi de la machine enchérirait le produit pour le capitaliste124. En Angleterre, on se sert encore, le long des canaux, de femmes au lieu de chevaux pour le halage125, parce que les frais des chevaux et des machines sont des quantités données mathématiquement, tandis que ceux des femmes rejetées dans la lie de la population, échappent à tout calcul. Aussi c'est en Angleterre, le pays des machines, que la force humaine est prodiguée pour des bagatelles avec le plus de cynisme.
III. - Réaction immédiate de l'industrie mécanique sur le travailleur
Il a été démontré que le point de départ de la grande industrie est le moyen de travail qui une fois révolutionné revêt sa forme la plus développée dans le système mécanique de la fabrique. Avant d'examiner de quelle façon le matériel humain y est incorporé, il convient d'étudier les effets rétroactifs les plus immédiats de cette révolution sur l'ouvrier.
A. Appropriation des forces de travail supplémentaires. Travail des femmes et des enfants.
En rendant superflue la force musculaire, la machine permet d'employer des ouvriers sans grande force musculaire, mais dont les membres sont d'autant plus souples qu'ils sont moins développés. Quand le capital s'empara de la machine, son cri fut : du travail de femmes, du travail d'enfants ! Ce moyen puissant de diminuer les labeurs de l'homme, se changea aussitôt en moyen d'augmenter le nombre des salariés; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d'âge et de sexe, sous le bâton du capital. Le travail forcé pour le capital usurpa la place des jeux de l'enfance et du travail libre pour l'entretien de la famille; et le support économique des mœurs de famille était ce travail domestique126.
La valeur de la force de travail était déterminée par les frais d'entretien de l'ouvrier et de sa famille. En jetant la famille sur le marché, en distribuant ainsi sur plusieurs forces la valeur d'une seule, la machine la déprécie. Il se peut que les quatre forces, par exemple, qu'une famille ouvrière vend maintenant, lui rapportent plus que jadis la seule force de son chef; mais aussi quatre journées de travail en ont remplacé une seule, et leur prix a baissé en proportion de l'excès du surtravail de quatre sur le surtravail d'un seul. Il faut maintenant que quatre personnes fournissent non seulement du travail, mais encore du travail extra au capital, afin qu'une seule famille vive. C'est ainsi que la machine, en augmentant la matière humaine exploitable, élève en même temps le degré d'exploitation127.
L'emploi capitaliste du machinisme altère foncièrement le contrat, dont la première condition était que capitaliste et ouvrier devaient se présenter en face l'un de l'autre comme personnes libres, marchands tous deux, l'un possesseur d'argent ou de moyens de production, l'autre possesseur de force de travail. Tout cela est renversé dès que le capital achète des mineurs. Jadis, l'ouvrier vendait sa propre force de travail dont il pouvait librement disposer, maintenant il vend femme et enfants; il devient marchand d'esclaves128. Et en fait, la demande du travail des enfants ressemble souvent, même pour la forme, à la demande d'esclaves nègres telle qu'on la rencontra dans les journaux américains. " Mon attention, dit un inspecteur de fabrique anglais, fut attirée par une annonce de la feuille locale d'une des plus importantes villes manufacturières de mon district, annonce dont voici le texte : " On demande de douze à vingt jeunes garçons, pas plus jeunes que ce qui peut passer pour treize ans. Salaire, quatre shillings par semaine. S'adresser, etc.129 " Le passage souligné se rapporte à un article du Factory Act, déclarant que les enfants au-dessous de treize ans ne doivent travailler que six heures. Un médecin ad hoc (certifying surgeon) est chargé de vérifier l'âge. Le fabricant demande donc des jeunes garçons qui aient l'air d'avoir déjà treize ans. La statistique anglaise des vingt dernières années a témoigné parfois d'une diminution subite dans le nombre des enfants au-dessous de cet âge employés dans les fabriques. D'après les dépositions des inspecteurs, cette diminution était en grande partie l'œuvre du trafic sordide des parents protégés par les médecins vérificateurs (certifying surgeons) qui exagéraient l'âge des enfants pour satisfaire l'avidité d'exploitation des capitalistes. Dans le district de Bethnal Green, le plus malfamé de Londres, se tient tous les lundis et mardis matin un marché public où des enfants des deux sexes, à partir de neuf ans, se vendent eux-mêmes aux fabricants de soie. " Les conditions ordinaires sont de un shilling huit pence par semaine (qui appartiennent aux parents), plus deux pence pour moi, avec le thé ", dit un enfant dans sa disposition. Les contrats ne sont valables que pour la semaine. Pendant toute la durée du marché, on assiste à des scènes et on entend un langage qui révolte130. Il arrive encore en Angleterre que des grippe-sous femelles prennent des enfants dans les workhouses et les louent à n'importe quel acheteur pour deux shillings six pence par semaine131. Malgré la législation, le nombre des petits garçons vendus par leurs propres parents pour servir de machines à ramoner les cheminées (bien qu'il existe des machines pour les remplacer) atteint le chiffre d'au moins deux mille132.
Le machinisme bouleversa tellement le rapport juridique entre l'acheteur et le vendeur de la force de travail, que la transaction entière perdit même l'apparence d'un contrat entre personnes libres. C'est ce qui fournit plus tard au Parlement anglais le prétexte juridique pour l'intervention de l'Etat dans le régime des fabriques. Toutes les fois que la loi impose la limite de dix heures pour le travail des enfants dans les branches d'industrie non réglementées, on entend retentir de nouveau les plaintes des fabricants. Nombre de parents, disent-ils, retirent leurs enfants des industries dès qu'elles sont soumises à la loi, pour les vendre à celles où règne encore " la Liberté du travail ", c'est-à-dire où les enfants au-dessous de treize ans sont forcés de travailler comme des adultes et se vendent plus cher. Mais comme le capital est de sa nature niveleur, il exige, au nom de son Droit inné, que dans toutes les sphères de production les conditions de l'exploitation du travail soient égales pour tous. La limitation légale du travail des enfants dans une branche d'industrie entraîne donc sa limitation dans une autre.
Nous avons déjà signalé la détérioration physique des enfants et des jeunes personnes, ainsi que des femmes d'ouvriers que la machine soumet d'abord directement à l'exploitation du capital dans les fabriques dont elle est la base, et ensuite indirectement dans toutes les autres branches d'industrie. Nous nous contenterons ici d'insister sur un seul point, l'énorme mortalité des enfants des travailleurs dans les premières années de leur vie. Il y a en Angleterre seize districts d'enregistrement ou sur cent mille enfants vivants, il n'y a en moyenne que neuf mille cas de mort par année (dans un district sept mille quarante-sept seulement); dans vingt-quatre districts on constate dix à onze mille cas de mort, dans trente-neuf districts onze à douze mille, dans quarante-huit districts douze à treize mille, dans vingt-deux districts plus de vingt mille, dans vingt-cinq districts plus de vingt et un mille, dans dix-sept plus de vingt-deux mille, dans onze plus de vingt-trois mille, dans ceux de Hoo, Wolverhampton, Ashton-under-Lyne et Preston plus de vingt-quatre mille, dans ceux de Nottingham, Stockport et Bradford plus de vingt-cinq mille, dans celui de Wisbeach vingt-six mille, et à Manchester vingt-six mille cent vingt-cinq133. Une enquête médicale officielle de 1861 a démontré qu'abstraction faite de circonstances locales, les chiffres les plus élevés de mortalité sont dus principalement à l'occupation des mères hors de chez elles. Il en résulte, en effet, que les enfants sont négligés, maltraités, mal nourris ou insuffisamment, parfois alimentés avec des opiats, délaissés par leurs mères qui en arrivent à éprouver pour eux une aversion contre nature. Trop souvent ils sont les victimes de la faim ou du poison134. Dans les districts agricoles, " où le nombre des femmes ainsi occupées est à son minimum, le chiffre de la mortalité est aussi le plus bas135 ". La commission d'enquête de 1861 fournit cependant ce résultat inattendu que dans quelques districts purement agricoles des bords de la mer du Nord le chiffre de mortalité des enfants au-dessous d'un an, atteint presque celui des districts de fabrique les plus malfamés. Le docteur Julian Hunter fut chargé d'étudier ce phénomène sur les lieux. Ses conclusions sont enregistrées dans le VI° Rapport sur la Santé publique136. On avait supposé jusqu'alors que la malaria et d'autres fièvres particulières à ces contrées basses et marécageuses décimaient les enfants. L'enquête démontra le contraire, à savoir " que la même cause qui avait chassé la malaria, c'est-à-dire la transformation de ce sol, marais en hiver et lande stérile en été, en féconde terre à froment, était précisément la cause de cette mortalité extraordinaire137 ". Les soixante-dix médecins de ces districts, dont le docteur Hunter recueillit les dépositions, furent " merveilleusement d'accord sur ce point ". La révolution dans la culture du sol y avait en effet introduit le système industriel.
" Des femmes mariées travaillant par bandes avec des jeunes filles et des jeunes garçons sont mises à la disposition d'un fermier pour une certaine somme par un homme qui porte le nom chef de bande (gangmaster) et qui ne vend les bandes qu'entières. Le champ de travail de ces bandes ambulantes est souvent situé à plusieurs lieues de leurs villages. On les trouve matin et soir sur les routes publiques, les femmes vêtues de cotillons courts et de jupes à l'avenant, avec des bottes et parfois des pantalons, fortes et saines, mais corrompues par leur libertinage habituel, et n'ayant nul souci des suites funestes que leur goût pour ce genre de vie actif et nomade entraîne pour leur progéniture qui reste seule à la maison et y dépérit138. "
Tous les phénomènes observés dans les districts de fabrique, entre autres l''infanticide dissimulé et le traitement des enfants avec des opiats, se reproduisent ici à un degré bien supérieur139.
" Ce que je sais là-dessus, dit le docteur Simon, fonctionnaire du Privy Council et rédacteur en chef des rapports sur la Santé publique, doit excuser l'horreur profonde que j'éprouve toutes les fois qu'il est question d'occupation industrielle, dans le sens emphatique du mot, des femmes adultes140. "
" Ce sera, s'écrie l'inspecteur R. Baker dans un rapport officiel, ce sera un grand bonheur pour les districts manufacturiers de l'Angleterre, quand il sera interdit à toute femme mariée et chargée de famille de travailler dans n'importe quelle fabrique141. "
Fr. Engels, dans son ouvrage sur la Situation des classes ouvrières en Angleterre, et d'autres écrivains ont dépeint si complètement la détérioration morale qu'amène l'exploitation capitaliste du travail des femmes et des enfants, qu'il me suffit ici d'en faire mention. Mais le vide intellectuel produit artificiellement par la métamorphose d'adolescents en voie de formation en simples machines à fabriquer de la plus-value, et qu'il faut bien distinguer de cette ignorance naïve qui laisse l'esprit en friche sans attaquer sa faculté de développement, sa fertilité naturelle, ce vide fatal, le Parlement anglais se crut enfin forcé d'y remédier en faisant de l'instruction élémentaire la condition légale de la consommation productive des enfants au-dessous de quatorze ans dans toutes les industries soumises aux lois de fabrique. L'esprit de la production capitaliste éclate dans la rédaction frivole des articles de ces lois concernant cette soi-disant instruction, dans le défaut de toute inspection administrative qui rend illusoire en grande partie l'enseignement forcé, l'opposition des fabricants à cette loi, et dans leurs subterfuges et faux-fuyants pour l'éluder dans la pratique.
" La législation seule est à blâmer, parce qu'elle a promulgué une loi menteuse qui, sous l'apparence de prendre soin de l'éducation des enfants, ne contient en réalité aucun article de nature à assurer la réalisation de ce prétendu but. Elle ne détermine rien, sinon que les enfants devront être renfermés un certain nombre d'heures (trois heures) par jour entre les quatre murs d'un local appelé école, et que ceux qui les emploient auront à en obtenir le certificat chaque semaine d'une personne qui le signera à titre de maître ou de maîtresse d'école142. "
Avant la promulgation de la loi de fabrique révisée de 1844, une foule de ces certificats d'école signés d'une croix prouvaient que les instituteurs ou institutrices ne savaient pas écrire.
" Dans une visite que je fis à une école semblable, je fus tellement choqué de l'ignorance du maître que je lui dis : " Pardon, Monsieur, mais savez-vous lire? - lh jeh summat. " telle fut sa réponse; mais pour se justifier, il ajouta : " Dans tous les cas, je surveille les écoliers. "
Pendant la préparation de la loi de 1844, les inspecteurs de fabrique dénoncèrent l'état piteux des prétendues écoles dont ils devaient déclarer les certificats irréprochables au point de vue légal. Tout ce qu'ils obtinrent, c'est qu'à partir de 1844, les chiffres inscrits sur les certificats, ainsi que les noms et prénoms des instituteurs, devaient être écrits de la propre main de ces derniers143. Sir John Kincaid, inspecteur de fabrique de l'Écosse, cite maints faits du même genre.
" La première école que nous visitâmes était tenue par une certaine Mrs. Ann Killin. Invitée par moi à épeler son nom, elle commit tout d'abord une bévue en commençant par la lettre C; mais elle se corrigea aussitôt, et dit que son nom commençait par un K. En examinant sa signature dans les livres de certificats, je remarquai cependant qu'elle l'épelait de diverses manières et que son écriture ne laissait aucun doute sur son incapacité. Elle avoua elle-même qu'elle ne savait pas tenir son registre... Dans une seconde école je trouvai une salle longue de quinze pieds et large de dix, où je comptai soixante-quinze écoliers qui piaillaient un baragouin inintelligible144. "
Et ce n'est pas seulement dans ces taudis piteux que les enfants obtiennent des certificats mais non de l'instruction; il y a beaucoup d'écoles où le maître est compétent; mais ses efforts échouent presque complètement contre le fouillis inextricable d'enfants de tout âge au-dessus de trois ans.
" Ses appointements, dans le meilleur cas, misérables, dépendent du nombre de pence qu'il reçoit, de la quantité d'enfants qu'il lui est possible de fourrer dans une chambre. Et pour comble, un misérable ameublement, un manque de livres et de tout autre matériel d'enseignement, et l'influence pernicieuse d'un air humide et vicié sur les pauvres enfants. Je me suis trouvé dans beaucoup d'écoles semblables où je voyais des rangées d'enfants qui ne faisaient absolument rien; et c'est là ce qu'on appelle fréquenter l'école, et ce sont de tels enfants qui figurent comme éduqués (educated) dans la statistique officielle145. "
En Ecosse, les fabricants cherchent à se passer le plus possible des enfants qui sont obligés de fréquenter l'école.
" Cela suffit pour démontrer la grande aversion que leur inspirent les articles de la loi à ce sujet146. "
Tout cela devient d'un grotesque effroyable dans les imprimeries sur coton, laine, etc., qui sont réglées par une loi spéciale. D'après les arrêtés de la loi, chaque enfant avant d'entrer dans une fabrique de ce genre doit avoir fréquenté l'école au moins trente jours et pas moins de cent cinquante heures pendant les six mois qui précèdent le premier jour de son emploi. Une fois au travail, il doit également fréquenter l'école trente jours et cent cinquante heures dans le courant d'un des deux semestres de l'année.
Son séjour à l'école doit avoir lieu entre 8 heures du matin et 6 heures du soir. Aucune leçon de moins de deux heures et demie ou de plus de cinq heures dans le même jour ne doit être comptée comme faisant partie des cent cinquante heures.
" Dans les circonstances ordinaires les enfants vont à l'école avant et après midi pendant trente jours, cinq heures par jour, et après ces trente jours quand la somme des cent cinquante heures est atteinte, quand, pour parler leur propre langue, ils ont fini leur livre, ils retournent à la fabrique où ils restent six mois jusqu'à l'échéance d'un nouveau terme, et alors ils retournent à l'école jusqu'à ce que leur livre soit de nouveau fini, et ainsi de suite... Beaucoup de garçons qui ont fréquenté l'école pendant les cent cinquante heures prescrites ne sont pas plus avancés au bout des six mois de leur séjour dans la fabrique qu'auparavant; ils ont naturellement oublié tout ce qu'ils avaient appris. Dans d'autres imprimeries sur coton, la fréquentation de l'école dépend absolument des exigences du travail dans la fabrique. Le nombre d'heures de rigueur y est acquitté dans chaque période de six mois par des acomptes de trois à quatre heures à la fois disséminées sur tout le semestre. L'enfant par exemple se rend à l'école un jour de 8 à 11 heures du matin, un autre jour de 1 à 4 heures de l'après-midi, puis il s'en absente pendant toute une série de jours pour y revenir ensuite de 3 à 6 heures de l'après-midi pendant trois ou quatre jours de suite ou pendant une semaine. Il disparaît de nouveau trois semaines ou un mois, puis revient pour quelques heures, dans certains jours de chômage, quand par hasard ceux qui l'emploient n'ont pas besoin de lui. L'enfant est ainsi ballotté (buffeted) de l'école à la fabrique et de la fabrique à l'école, jusqu'à ce que la somme des cent cinquante heures soit acquittée147. "
Par l'annexion au personnel de travail combiné d'une masse prépondérante d'enfants et de femmes, la machine réussit enfin à briser la résistance que le travailleur mâle opposait encore dans la manufacture au despotisme du capital148.
B. Prolongation de la journée de travail.
Si la machine est le moyen le plus puissant d'accroître la productivité du travail, c'est-à-dire de raccourcir le temps nécessaire à la production des marchandises, elle devient comme support du capital, dans les branches d'industrie dont elle s'empare d'abord, le moyen le plus puissant de prolonger la journée de travail au-delà de toute limite naturelle. Elle crée et des conditions nouvelles qui permettent au capital de lâcher bride à cette tendance constante qui le caractérise, et des motifs nouveaux qui intensifient sa soif du travail d'autrui.
Et tout d'abord le mouvement et l'activité du moyen de travail devenu machine se dressent indépendants devant le travailleur. Le moyen de travail est dès lors un perpetuum mobile industriel qui produirait indéfiniment, s'il ne rencontrait une barrière naturelle dans ses auxiliaires humains, dans la faiblesse de leur corps et la force de leur volonté. L'automate, en sa qualité de capital, est fait homme dans la personne du capitaliste. Une passion l'anime : il veut tendre l'élasticité humaine et broyer toutes ses résistances149.
La facilité apparente du travail à la machine et l'élément plus maniable et plus docile des femmes et des enfants l'aident dans cette œuvre d'asservissement150.
La productivité de la machine est, comme nous l'avons vu, en raison inverse de la part de valeur qu'elle transmet au produit. Plus est longue la période pendant laquelle elle fonctionne, plus grande est la masse de produits sur laquelle se distribue la valeur qu'elle ajoute et moindre est la part qui en revient à chaque marchandise. Or la période de vie active de la machine est évidemment déterminée par la longueur de la journée de travail ou par la durée du procès de travail journalier multipliée par le nombre de jours pendant lesquels ce procès se répète.
L'usure des machines ne correspond pas avec une exactitude mathématique au temps pendant lequel elles servent. Et cela même supposé, une machine qui sert seize heures par jour pendant sept ans et demi embrasse une période de production aussi grande et n'ajoute pas plus de valeur au produit total que la même machine qui pendant quinze ans ne sert que huit heures par jour. Mais dans le premier cas la valeur de la machine se serait reproduite deux fois plus vite que dans le dernier, et le capitaliste aurait absorbé par son entremise autant de surtravail en sept ans et demi qu'autrement en quinze.
L'usure matérielle des machines se présente sous un double aspect. Elles s'usent d'une part en raison de leur emploi, comme les pièces de monnaie par la circulation, d'autre pari par leur inaction, comme une épée se rouille dans le fourreau. Dans ce dernier cas elles deviennent la proie des éléments. Le premier genre d'usure est plus ou moins en raison directe, le dernier est jusqu'à un certain point en raison inverse de leur usage151.
La machine est en outre sujette à ce qu'on pourrait appeler son usure morale. Elle perd de sa valeur d'échange à mesure que des machines de la même construction sont reproduites à meilleur marché, ou à mesure que des machines perfectionnées viennent lui faire concurrence152. Dans les deux cas, si jeune et si vivace qu'elle puisse être, sa valeur n'est plus déterminée par le temps de travail réalisé en elle, mais par celui qu'exige sa reproduction ou la reproduction des machines perfectionnées. Elle se trouve en conséquence plus ou moins dépréciée. Le danger de son usure morale est d'autant moindre que la période où sa valeur totale se reproduit est plus courte, et cette période est d'autant plus courte que la journée de travail est plus longue. Dès la première introduction d'une machine dans une branche de production quelconque, on voit se succéder coup sur coup des méthodes nouvelles pour la reproduire à meilleur marché153, puis viennent des améliorations qui n'atteignent pas seulement des parties ou des appareils isolés, mais sa construction entière. Aussi bien est-ce là le motif qui fait de sa première période de vie, période aiguë de la prolongation du travail154.
La journée de travail étant donnée et toutes circonstances restant les mêmes, l'exploitation d'un nombre double d'ouvriers exige une avance double de capital constant en bâtiments, machines, matières premières, matières auxiliaires, etc. Mais la prolongation de la journée permet d'agrandir l'échelle de la production sans augmenter la portion de capital fixée en bâtiments et en machine155. Non seulement donc la plus-value augmente, mais les dépenses nécessaires pour l'obtenir diminuent. Il est vrai que cela a lieu plus ou moins toutes les fois qu'il y a prolongation de la journée; mais c'est ici d'une tout autre Importance, parce que la partie du capital avancé en moyens de travail pèse davantage dans la balance156. Le développement de la production mécanique fixe en effet une partie toujours croissante du capital sous une forme où il peut d'une part être constamment mis en valeur, et perd d'autre part valeur d'usage et valeur d'échange dès que son contact avec le travail vivant est interrompu. " Si un laboureur ", dit M. Ashworth, un des cotton lords d'Angleterre, faisant la leçon au professeur Nassau W. Senior, " si un laboureur dépose sa pioche, il rend inutile pour tout ce temps un capital de douze pence (1 franc 25 centimes). Quand un de nos hommes abandonne la fabrique, il rend inutile un capital qui a coûté cent mille livres sterling (2 500 000 francs)157. " Il suffit d'y penser ! rendre inutile, ne fût-ce que pour une seconde, un capital de cent mille livres sterling ! C'est à demander vengeance au ciel quand un de nos hommes se permet de quitter la fabrique ! Et le susdit Senior renseigné par Ashworth finit par reconnaître que la proportion toujours croissante du capital fixé en machines rend une prolongation croissante de la journée de travail tout à fait " désirable158 ".
La machine produit une plus-value relative, non seulement en dépréciant directement la force de travail et en la rendant indirectement meilleur marché par la baisse de prix qu'elle occasionne dans les marchandises d'usage commun, mais en ce sens que pendant la période de sa première introduction sporadique, elle transforme le travail employé par le possesseur de machines en travail puissancié dont le produit, doué d'une valeur sociale supérieure à sa valeur individuelle, permet au capitaliste de remplacer la valeur journalière de la force de travail par une moindre portion du rendement journalier. Pendant cette période de transition où l'industrie mécanique reste une espèce de monopole, les bénéfices sont par conséquent extraordinaires et le capitaliste cherche à exploiter à fond cette lune de miel au moyen de la plus grande prolongation possible de la journée. La grandeur du gain aiguise l'appétit.
A mesure que les machines se généralisent dans une même branche de production, la valeur sociale du produit mécanique descend à sa valeur individuelle. Ainsi se vérifie la loi d'après laquelle la plus-value provient non des forces de travail que le capitaliste remplace par la machine, mais au contraire de celles qu'il y occupe. La plus-value ne provient que de la partie variable du capital, et la somme de la plus-value est déterminée par deux facteurs : son taux et le nombre des ouvriers occupés simultanément. Si la longueur de la journée est donnée, sa division proportionnelle en surtravail et travail nécessaire détermine le taux de la plus-value, mais le nombre des ouvriers occupés dépend du rapport du capital variable au capital constant. Quelle que soit la proportion suivant laquelle, par l'accroissement des forces productives, l'industrie mécanique augmente le surtravail aux dépens du travail nécessaire, il est clair qu'elle n'obtient cependant ce résultat qu'en diminuant le nombre des ouvriers occupés, par un capital donné. Elle transforme en machines, en élément constant qui ne rend point de plus-value, une partie du capital qui était variable auparavant, c'est-à-dire se convertissait en force de travail vivante. Il est impossible par exemple d'obtenir de deux ouvriers autant de plus-value que de vingt-quatre. Si chacun des vingt-quatre ouvriers ne fournit sur douze heures qu'une heure de surtravail, ils fourniront tous ensemble vingt-quatre heures de surtravail, tandis que le travail total des deux ouvriers n'est jamais que de vingt-quatre heures, les limites de la journée étant fixées à douze heures. L'emploi des machines dans le but d'accroître la plus-value recèle donc une contradiction, puisque des deux facteurs de la plus-value produite par un capital de grandeur donnée, il n'augmente l'un, le taux de la plus-value, qu'en diminuant l'autre, le nombre des ouvriers. Cette contradiction intime éclate, dès qu'avec la généralisation des machines dans une branche d'industrie la valeur du produit mécanique règle la valeur sociale de toutes les marchandises de même espèce, et c'est cette contradiction qui entraîne instinctivement159 le capitaliste à prolonger la journée de travail avec la plus extrême violence, pour compenser le décroissement du nombre proportionnel des ouvriers exploités par l'accroissement non seulement du surtravail relatif, mais encore du surtravail absolu.
La machine entre les mains du capital crée donc des motifs nouveaux et puissants pour prolonger sans mesure la journée de travail; elle transforme le mode de travail et le caractère social du travailleur collectif, de manière à briser tout obstacle qui s'oppose à cette tendance; enfin, en enrôlant sous le capital des couches de la classe ouvrière jusqu'alors inaccessibles, et en mettant en disponibilité les ouvriers déplacés par la machine, elle produit une population ouvrière surabondante160 qui est forcée de se laisser dicter la loi. De là ce phénomène merveilleux dans l'histoire de l'industrie moderne, que la machine renverse toutes les limites morales et naturelles de la journée de travail. De là ce paradoxe économique, que le moyen le plus puissant de raccourcir le temps de travail devient par un revirement étrange le moyen le plus infaillible de transformer la vie entière du travailleur et de sa famille en temps disponible pour la mise en valeur du capital. " Si chaque outil ", tel était le rêve d'Aristote, le plus grand penseur de l'antiquité, " si chaque outil pouvait exécuter sur sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d'œuvre de Dédale se mouvaient d'eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d'elles-mêmes, le chef d'atelier n'aurait plus besoin d'aides, ni le maître d'esclaves161. " Et Antiparos, un poète grec du temps de Cicéron, saluait l'invention du moulin à eau pour la mouture des grains, cette forme élémentaire de tout machinisme productif, comme l'aurore de l'émancipation des femmes esclaves et le retour de l'âge d'or162 ! Ah ces païens ! Maître Bastiat, après son maître Mac Culloch, a découvert qu'ils n'avaient aucune idée de l'économie politique ni du christianisme. Ils ne comprenaient point, par exemple, qu'il n'y a rien comme la machine pour faire prolonger la journée de travail. Ils excusaient l'esclavage des uns parce qu'elle était la condition du développement intégral des autres; mais pour prêcher l'esclavage des 'masses afin d'élever au rang d' " éminents filateurs ", de " grands banquiers " et d' " influents marchands de cirage perfectionné ", quelques parvenus grossiers ou à demi décrottés, la bosse de la charité chrétienne leur manquait.
C. Intensification du travail163.
La prolongation démesurée du travail quotidien produite par la machine entre des mains capitalistes finit par amener une réaction de la société qui, se sentant menacée jusque dans la racine de sa vie, décrète des limites légales à la journée : dès lors l'intensification du travail, phénomène que nous avons déjà rencontré, devient prépondérante.
L'analyse de la plus-value absolue avait trait à la durée du travail, tandis qu'un degré moyen de son intensité était sous-entendu. Nous allons maintenant examiner la conversion d'un genre de grandeur dans l'autre, de l'extension en intensité.
Il est évident qu'avec le progrès mécanique et l'expérience accumulée d'une classe spéciale d'ouvriers consacrée à la machine, la rapidité et par cela même l'intensité du travail s'augmentent naturellement. C'est ainsi que dans les fabriques anglaises la prolongation de la journée et l'accroissement dans l'intensité du travail marchent de front pendant un demi-siècle.
On comprend cependant que là où il ne s'agit pas d'une activité spasmodique, mais uniforme, régulière et quotidienne, on arrive fatalement à un point où l'extension et l'intensité du travail s'excluent l'une l'autre, si bien qu'une prolongation de la journée n'est plus compatible qu'avec un degré d'intensité moindre, et inversement un degré d'intensité supérieure qu'avec une journée raccourcie.
Dès que la révolte grandissante de la classe ouvrière força l'État à imposer une journée normale, en premier lieu à la fabrique proprement dite, c'est-à-dire à partir du moment où il interdit la méthode d'accroître la production de plus-value par la multiplication progressive des heures de travail, le capital se jeta avec toute son énergie et en pleine conscience sur la production de la plus-value relative au moyen du développement accéléré du système mécanique.
En même temps ce genre de plus-value subit un changement de caractère. En général la plus-value relative est gagnée par une augmentation de la fertilité du travail qui permet à l'ouvrier de produire davantage dans le même temps avec la même dépense de force. Le même temps de travail continue alors à rendre la même valeur d'échange, bien que celle-ci se réalise en plus de produits dont chacun, pris séparément, est par conséquent d'un prix moindre.
Mais cela change avec le raccourcissement légal de la journée. L'énorme impulsion qu'il donne au développement du système mécanique et à l'économie des frais contraint l'ouvrier aussi à dépenser, au moyen d'une tension supérieure, plus d'activité dans le même temps, à resserrer les pores de sa journée, et à condenser ainsi le travail à un degré qu'il ne saurait atteindre sans ce raccourcissement.
Dès lors on commence à évaluer la grandeur du travail doublement, d'après sa durée ou son extension, et d'après son degré d'intensité, c'est-à-dire la masse qui en est comprimée dans un espace de temps donné, une heure par exemple164. L'heure plus dense de la journée de dix heures contient autant ou plus de travail, plus de dépense en force vitale, que l'heure plus poreuse de la journée de douze heures. Une heure de celle-là produit par conséquent autant ou plus de valeur qu'une heure et un cinquième de celle-ci. Trois heures et un tiers de surtravail sur six heures et deux tiers de travail nécessaire fournissent donc au capitaliste au moins la même masse de plus-value relative qu'auparavant quatre heures de surtravail sur huit heures de travail nécessaire.
Comment le travail est-il rendu plus intense ?
Le premier effet du raccourcissement de la journée procède de cette loi évidente que la capacité d'action de toute force animale est en raison inverse du temps pendant lequel elle agit. Dans certaines limites, on gagne en efficacité ce qu'on perd en durée.
Dans les manufactures, telles que la poterie par exemple, où le machinisme ne joue aucun rôle ou un rôle insignifiant, l'introduction des lois de fabrique a démontré d'une manière frappante qu'il suffit de raccourcir la journée pour augmenter merveilleusement la régularité, l'uniformité, l'ordre, la continuité et l'énergie du travail165. Ce résultat paraissait cependant douteux dans la fabrique proprement dite, parce que la subordination de l'ouvrier au mouvement continu et uniforme de la machine y avait créé depuis longtemps la discipline la plus sévère. Lors donc qu'il fut question en 1844 de réduire la journée au-dessous de douze heures, les fabricants déclarèrent presque unanimement " que leurs contremaîtres veillaient dans les diverses salles à ce que leurs bras ne perdissent pas de temps ", " que le degré de vigilance et d'assiduité déjà obtenu était à peine susceptible d'élévation ", et que toutes les autres circonstances, telles que marche des machines, etc., restant les mêmes, " c'était une absurdité d'attendre dans des fabriques bien dirigées le moindre résultat d'une augmentation de la vigilance, etc., des ouvriers166 ". Cette assertion réfutée par les faits. M. R. Gardner fit travailler dans ses deux grandes fabriques à Preston, à partir du 20 avril 1844, onze heures au lieu de douze par jour. L'expérience d'un an environ, démontra que
" le même quantum de produit était obtenu aux mêmes frais et qu'en onze heures les ouvriers ne gagnaient pas un salaire moindre qu'auparavant en douze heures167 ".
Je ne mentionne pas les expériences faites dans les salles de filage et de cardage, attendu que la vitesse des machines y avait été augmentée de deux pour cent. Dans le département du tissage au contraire, où l'on fabriquait diverses sortes d'articles de fantaisie et à ramage, les conditions matérielles de la production n'avaient subi aucun changement. Le résultat fut celui-ci :
" Du 6 janvier au 20 avril 1844, la journée de travail étant de douze heures, chaque ouvrier reçut par semaine un salaire moyen dix shillings un penny et demi, et du 20 avril au 29 juin, la journée de travail étant de onze heures, un salaire moyen dix shillings trois pence et demi par semaine168. "
En onze heures il fut donc produit plus qu'auparavant en douze, et cela était dû exclusivement à l'activité plus soutenue et plus uniforme des ouvriers ainsi qu'à l'économie de leur temps. Tandis qu'ils obtenaient le même salaire et gagnaient une heure de liberté, le capitaliste de son côté obtenait la même masse de produits et une économie d'une heure sur sa consommation de gaz, de charbon, etc. Des expériences semblables furent faites avec le même succès dans les fabriques de MM. Horrocks et Jacson169.
Dès que la loi abrège la journée de travail, la machine se transforme aussitôt entre les mains du capitaliste en moyen systématique d'extorquer à chaque moment plus de labeur. Mais pour que le machinisme exerce cette pression supérieure sur ses servants humains, il faut le perfectionner, sans compter que le raccourcissement de la journée force le capitaliste à tendre tous les ressorts de la production et à en économiser les frais.
En perfectionnant l'engin à vapeur on réussit à augmenter le nombre de ses coups de piston par minute et, grâce à une savante économie de force, à chasser par un moteur du même volume un mécanisme plus considérable sans augmenter cependant la consommation du charbon. En diminuant le frottement des organes de transmission, en réduisant le diamètre et le poids des grands et petits arbres moteurs, des roues, des tambours, etc., à un minimum toujours décroissant, on arrive à faire transmettre avec plus de rapidité la force d'impulsion accrue du moteur à toutes les branches du mécanisme d'opération. Ce mécanisme lui-même est amélioré. Les dimensions des machines-outils sont réduites tandis que leur mobilité et leur efficacité sont augmentées, comme dans le métier à tisser moderne; ou bien leurs charpentes sont agrandies avec la dimension et le nombre des outils qu'elles mènent, comme dans la machine à filer. Enfin ces outils subissent d'incessantes modifications de détail comme celles qui, il y a environ quinze ans, accrurent d'un cinquième la vélocité des broches de la mule automatique.
La réduction de la journée de travail à douze heures date en Angleterre de 1833. Or, un fabricant anglais déclarait déjà en 1836 :
" Comparé à celui d'autrefois le travail à exécuter dans les fabriques est aujourd'hui considérablement accru, par suite de l'attention et de l'activité supérieures que la vitesse très augmentée des machines exige du travailleur170. "
En 1844 Lord Ashley, aujourd'hui comte Shaftesbury, dans son discours sur le bill de dix heures, communiqua a la Chambre des communes les faits suivants :
" Le travail des ouvriers employés dans les opérations de fabrique est aujourd'hui trois fois aussi grand qu'il l'était au moment où ce genre d'opérations a été établi. Le système mécanique a sans aucun doute accompli une œuvre qui demanderait les tendons et les muscles de plusieurs millions d'hommes; mais il a aussi prodigieusement (prodigiously) augmenté le travail de ceux qui sont soumis à son mouvement terrible. Le travail qui consiste à suivre une paire de mules, aller et retour, pendant douze heures, pour filer des filés n° 40, exigeait en 1815 un parcours de huit milles; en 1832 la distance à parcourir était de vingt milles et souvent plus considérable171. En 1825 le fileur avait à faire dans l'espace de douze heures huit cent vingt stretches pour chaque mule ce qui pour la paire donnait une somme de 1640. En 1832 il en faisait deux mille deux cents pour chaque mule ou quatre mille quatre cents par jour; en 1844, deux mille quatre cents pour chaque mule, ensemble quatre mille huit cents; et dans quelques cas la somme de travail (amount of labour) exigé est encore plus considérable. En estimant les fatigues d'une journée de travail il faut encore prendre en considération la nécessité de retourner quatre ou cinq mille fois le corps dans une direction opposée172 aussi bien que les efforts continuels d'inclinaison et d'érection... J'ai ici dans les mains un autre document daté de 1842, qui prouve que le travail augmente progressivement, non seulement parce que la distance à parcourir est plus grande, mais parce que la quantité des marchandises produites s'accroît tandis qu'on diminue en proportion le nombre des bras, et que le coton filé est de qualité inférieure, ce qui rend le travail plus pénible... Dans le cardage le travail a subi également un grand surcroît. Une personne fait aujourd'hui la besogne que deux se partageaient... Dans le tissage où un grand nombre de personnes, pour la plupart du sexe féminin, sont occupées, le travail s'est accru de dix pour cent pendant les dernières années par suite de la vitesse accélérée des machines. En 1838 le nombre des écheveaux filés par semaine était de dix-huit mille; en 1843 il atteignit le chiffre de vingt et un mille. Le nombre des picks au métier à tisser était en 1819 de soixante par minute, il s'élevait à cent quarante en 1842, ce qui indique un grand surcroît de travail173. "
Cette intensité remarquable que le travail avait déjà atteinte en 1844 sous le régime de la loi de douze heures, parut justifier les fabricants anglais déclarant que toute diminution ultérieure de la journée entraînerait nécessairement une diminution proportionnelle dans la production. La justesse apparente de leur point vue est prouvée par le témoignage de leur impitoyable censeur, l'inspecteur Leonhard Horner qui à la même époque s'exprima ainsi sur ce sujet :
" La quantité des produits étant réglée par la vitesse de la machine, l'intérêt des fabricants doit être d'activer cette vitesse jusqu'au degré extrême qui peut s'allier avec les conditions suivantes : préservation des machines d'une détérioration trop rapide, maintien de la qualité des articles fabriqués et possibilité pour l'ouvrier de suivre le mouvement sans plus de fatigue qu'il n'en peut supporter d'une manière continue. Il arrive souvent que le fabricant exagère le mouvement. La vitesse est alors plus que balancée par les pertes que causent la casse et la mauvaise besogne et il est bien vite forcé de modérer la marche des machines. Or, comme un fabricant actif et intelligent sait trouver le maximum normal, j'en ai conclu qu'il est impossible de produire autant en onze heures qu'en douze. De plus, j'ai reconnu que l'ouvrier payé à la pièce s'astreint aux plus pénibles efforts pour endurer d'une manière continue le même degré de travail174. "
Horner conclut donc malgré les expériences de Gardner, etc., qu'une réduction de la journée de travail au-dessous de douze heures diminuerait nécessairement la quantité du produit175. Dix ans après il cite lui-même ses scrupules de 1845 pour démontrer combien il soupçonnait peu encore à cette époque l'élasticité du système mécanique et de la force humaine susceptibles d'être tous deux tendus à l'extrême par la réduction forcée de la journée de travail.
Arrivons maintenant à la période qui suit 1847, depuis l'établissement de la loi des dix heures dans les fabriques anglaises de laine, de lin, de soie et de coton.
" Les broches des métiers continus (Throstles) font cinq cents, celles des mules mille révolutions de plus par minute, c'est-à-dire que la vélocité des premières étant de quatre mille cinq cents révolutions par minute en 1839 est maintenant (1862) de cinq mille, et celle des secondes qui était de cinq mille révolutions est maintenant de six mille; dans le premier cas c'est un surcroît de vitesse de un dixième et dans le second de un cinquième176. "
J. Nasmyth, le célèbre ingénieur civil de Patricroft près de Manchester détailla dans une lettre adressée en 1862 à Leonhard Horner les perfectionnements apportés à la machine à vapeur. Après avoir fait remarquer que dans la statistique officielle des fabriques la force de cheval-vapeur est toujours estimée d'après son ancien effet de l'an 1828177, qu'elle n'est plus que nominale ,et sert tout simplement d'indice de la force réelle, il ajoute entre autres :
" Il est hors de doute qu'une machine à vapeur du même poids qu'autrefois et souvent même des engins identiques auxquels on s'est contenté d'adapter les améliorations modernes, exécutent en moyenne cinquante pour cent plus d'ouvrage qu'auparavant et que, dans beaucoup de cas, les mêmes engins à vapeur qui, lorsque leur vitesse se bornait à deux cent vingt pieds par minute, fournissaient cinquante chevaux-vapeur, en fournissent aujourd'hui plus de cent avec une moindre consommation de charbon... L'engin à vapeur moderne de même force nominale qu'autrefois reçoit une impulsion bien supérieure grâce aux perfectionnements apportés à sa construction, aux dimensions amoindries et à la construction améliorée de sa chaudière, etc. C'est pourquoi, bien que l'on occupe le même nombre de bras qu'autrefois proportionnellement à la force nominale, il y a cependant moins de bras employés proportionnellement aux machines-outils178. "
En 1850 les fabriques du Royaume-uni employèrent une force nominale de cent trente quatre mille deux cent dix-sept chevaux pour mettre en mouvement vingt-cinq millions six cent trente-huit mille sept cent seize broches et trois cent un mille quatre cent quatre-vingt-quinze métiers à tisser. En 1856 le nombre des broches atteignait trente-trois millions cinq cent trois mille cinq cent quatre-vingt et celui des métiers trois cent soixante-neuf mille deux cent cinq. Il aurait donc fallu une force de cent soixante-quinze mille chevaux en calculant d'après la base de 1850; mais les documents officiels n'en accusent que cent soixante et un mille quatre cent trente-cinq, c'est-à-dire plus de dix mille de moins179.
" Il résulte des faits établis par le dernier return (statistique officielle) de 1856, que le système de fabrique s'étendit rapidement, que le nombre des bras a diminué proportionnellement aux machines, que l'engin à vapeur par suite d'économie de force et d'autres moyens meut un poids mécanique supérieur et que l'on obtient un quantum de produit plus considérable grâce au perfectionnement des machines-outils, au changement de méthodes de fabrication, à l'augmentation de vitesse et à bien d'autres causes180. "
" Les grandes améliorations introduites dans les machines de toute espèce ont augmenté de beaucoup leur force productive. Il est hors de doute que c'est le raccourcissement de la journée de travail qui a stimulé ces améliorations. Unies aux efforts plus intenses de l'ouvrier, elles ont amené ce résultat que dans une journée réduite de deux heures ou d'un sixième, il se fait pour le moins autant de besogne qu'autrefois181. "
Un seul fait suffit pour démontrer combien les fabricants se sont enrichis à mesure que l'exploitation de la force de travail est devenue plus intense : c'est que le nombre des fabriques anglaises de coton s'est accru en moyenne de trente-deux pour cent de 1838 à 1850, et de quatre-vingt-six pour cent de 1850 à 1856.
Si grand qu'ait été le progrès de l'industrie anglaise dans les huit années comprises entre 1848 et 1856, sous le règne des dix heures, il a été de beaucoup dépassé dans la période des six années suivantes de 1856 à 1862. Dans la fabrique de soie par exemple on comptait en 1856, un million quatre-vingt-treize mille sept cent quatre-vingt-dix-neuf broches et neuf mille deux cent soixante métiers; en 1862, un million trois cent quatre-vingt-huit mille cinq cent quarante-quatre broches et dix mille sept cent neuf métiers. Mais en 1862 on n'y comptait que cinquante deux mille quatre cent vingt-neuf ouvriers au lieu de cinquante-six mille cent trente et un occupés en 1856. Le nombre broches s'est donc accru de vingt-six neuf pour cent et celui des métiers de quinze six pour cent; tandis que le nombre travailleurs a décru de sept pour cent dans le même temps. En 1858 ; il fut employé dans les fabriques de worsted (longue laine) huit cent soixante-quinze mille huit cent trente broches, en 1856, un million trois cent vingt-quatre mille cinq cent quarante-neuf (augmentation de 51,2 %) et en 1862, un million deux cent quatre-vingt-neuf mille cent soixante-douze (diminution de 2,7 %,). Mais si l'on compte les broches à tordre qui dans le dernier chiffre ne figurent pas comme dans le premier, le nombre des broches est resté à peu près stationnaire depuis 1856. Par contre leur vitesse ainsi que celle des métiers a en beaucoup de cas doublé depuis 1850. Le nombre des métiers à vapeur dans la fabrique de worsted était en 1850 de : trente-deux mille six cent dix-sept, en 1856 de : trente-huit mille neuf cent cinquante-six et en 1862 de : quarante-trois mille quarante-huit. Ils occupaient en 1850, soixante-dix-neuf mille sept cent trente-sept personnes; en 1856, quatre-vingt-sept mille sept cent quatre-vingt-quatorze et en 1862, quatre-vingt-six mille soixante-trois, sur lesquelles il y avait en 1850, neuf mille neuf cent cinquante-six, en 1856, onze mille deux cent vingt-huit et 1862, treize mille cent soixante-dix-huit enfants au-dessous de quatorze ans. Malgré la grande augmentation du nombre des métiers, on voit en comparant 1862 à 1856, que le nombre total des ouvriers a diminué considérablement quoique celui des enfants exploités se soit accru182.
Le 27 avril 1863 un membre du Parlement, M. Ferrand, fit la déclaration suivante dans la Chambre des communes :
" Une délégation d'ouvriers de seize districts de Lancashire et Cheshire, au nom de laquelle je parle, m'a certifié que le travail augmente constamment dans les fabriques, par suite du perfectionnement des machines. Tandis qu'autrefois une seule personne avec deux aides faisait marcher deux métiers, elle en fait marcher trois maintenant sans aucun aide, et il n'est pas rare qu'une seule personne suffise pour quatre, etc. Il résulte des faits qui me sont communiqués que douze heures de travail sont maintenant condensées en moins de dix heures. Il est donc facile de comprendre dans quelle énorme proportion le labeur des ouvriers de fabrique s'est accru depuis les dernières années183. "
Bien que les inspecteurs de fabrique ne se lassent pas, et avec grande raison, de faire ressortir les résultats favorables de la législation de 1844 et de 1850, ils sont néanmoins forcés d'avouer que le raccourcissement de la journée a déjà provoqué une condensation de travail qui attaque la santé de l'ouvrier et par conséquent sa force productive elle-même.
" Dans la plupart des fabriques de coton, de soie, etc., l'état de surexcitation qu'exige le travail aux machines, dont le mouvement a été extraordinairement accéléré dans les dernières années, parait être une des causes de la mortalité excessive par suite d'affection, pulmonaires que le docteur Greenhow a signalée dans son dernier et admirable rapport184. "
Il n'y a pas le moindre doute que la tendance du capital à se rattraper sur l'intensification systématique du travail (dès que la prolongation de la journée lui est définitivement interdite par la loi), et à transformer chaque perfectionnement du système mécanique en un nouveau moyen d'exploitation, doit conduire à un point où une nouvelle diminution des heures de travail deviendra inévitable185. D'un autre côté, la période de dix heures de travail qui date de 1848, dépasse, par le mouvement ascendant de l'industrie anglaise, bien plus la période de douze heures, qui commence en 1833 et finit en 1847, que celle-ci ne dépasse le demi-siècle écoulé depuis l'établissement du système de fabrique, c'est-à-dire la période de la journée illimitée186.IV. - La fabrique
Au commencement de ce chapitre nous avons étudié le corps de la fabrique, le machinisme; nous avons montré ensuite comment entre les mains capitalistes il augmente et le matériel humain exploitable et le degré de son exploitation en s'emparant des femmes et des enfants, en confisquant la vie entière de l'ouvrier par la prolongation outre mesure de sa journée et en rendant son travail de plus en plus intense, afin de produire en un temps toujours décroissant une quantité toujours croissante de valeurs. Nous jetterons maintenant un coup d'œil sur l'ensemble de la fabrique dans sa forme la plus élaborée.
Le Dr Ure, le Pindare de la fabrique en donne deux définitions. Il la dépeint d'une part " comme une coopération de plusieurs classes d'ouvriers, adultes et non-adultes, surveillant avec adresse et assiduité un système de mécaniques productives mises continuellement en action par une force centrale, le premier moteur ". Il la dépeint d'autre part comme " un vaste automate composé de nombreux organes mécaniques et intellectuels, qui opèrent de concert et sans interruption, pour produire un même objet, tous ces organes étant subordonnés à une puissance motrice qui se meut d'elle-même ". Ces deux définitions ne sont pas le moins du monde identiques. Dans l'une le travailleur collectif ou le corps de travail social apparaît comme le sujet dominant et l'automate mécanique comme son objet. Dans l'autre, c'est l'automate même qui est le sujet et les travailleurs sont tout simplement adjoints comme organes conscients à ses organes inconscients et avec eux subordonnés à la force motrice centrale. La première définition s'applique à tout emploi possible d'un système de mécaniques; l'autre caractérise son emploi capitaliste et par conséquent la fabrique moderne. Aussi maître Ure se plaît-il à représenter le moteur central, non seulement comme automate, mais encore comme autocrate. " Dans ces vastes ateliers, dit-il, le pouvoir bienfaisant de la peur appelle autour de lui ses myriades de sujets, et assigne à chacun sa tâche obligée187. "
Avec l'outil, la virtuosité dans son maniement passe de l'ouvrier à la machine. Le fonctionnement des outils étant désormais émancipé des bornes personnelles de la force humaine, la base technique sur laquelle repose la division manufacturière du travail se trouve supprimée. La gradation hiérarchique d'ouvriers spécialisés qui la caractérise est remplacée dans la fabrique automatique par la tendance à égaliser ou à niveler les travaux incombant aux aides du machinisme188. A la place des différences artificiellement produites entre les ouvriers parcellaires, les différences naturelles de l'âge et du sexe deviennent prédominantes.
Dans la fabrique automatique la division du travail reparaît tout d'abord comme distribution d'ouvriers entre les machines spécialisées, et de masses d'ouvriers, ne formant pas cependant des groupes organisés, entre les divers départements de la fabrique, où ils travaillent à des machines-outils homogènes et rangées les unes à côté des autres. Il n'existe donc entre eux qu'une coopération simple. Le groupe organisé de la manufacture est remplacé par le lien entre l'ouvrier principal et ses aides, par exemple le fileur et les rattacheurs.
La classification fondamentale devient celle de travailleurs aux machines-outils (y compris quelques ouvriers chargés de chauffer la chaudière à vapeur) et de manœuvres, presque tous enfants, subordonnés aux premiers. Parmi ces manœuvres se rangent plus ou moins tous les " feeders " (alimenteurs) qui fournissent aux machines leur matière première. A côté de ces classes principales prend place un personnel numériquement insignifiant d'ingénieurs, de mécaniciens, de menuisiers, etc., qui surveillent le mécanisme général et pourvoient aux réparations nécessaires. C'est une classe supérieure de travailleurs, les uns formés scientifiquement, les autres ayant un métier placé en dehors du cercle des ouvriers de fabrique auxquels ils ne sont qu'agrégés189. Cette division du travail est purement technologique.
Tout enfant apprend très facilement à adapter ses mouvements au mouvement continu et uniforme de l'automate. Là, où le mécanisme constitue un système gradué de machines parcellaires, combinées entre elles et fonctionnant de concert, la coopération, fondée sur ce système, exige une distribution des ouvriers entre les machines ou groupes de machines parcellaires. Mais il n'y a plus nécessité de consolider cette distribution en enchaînant, comme dans les manufactures, pour toujours le même ouvrier à la même besogne190. Puisque le mouvement d'ensemble de la fabrique procède de la machine et non de l'ouvrier, un changement continuel du personnel n'amènerait aucune interruption dans le procès de travail. La preuve incontestable en a été donnée par le système de relais dont se servirent les fabricants anglais pendant leur révolte de 1848-50. Enfin la rapidité avec laquelle les enfants apprennent le travail à la machine, supprime radicalement la nécessité de le convertir en vocation exclusive d'une classe particulière de travailleurs191. Quant aux services rendus dans la fabrique par les simples manœuvres, la machine peut les suppléer en grande partie, et en raison de leur simplicité, ces services permettent le changement périodique et rapide des personnes chargées de leur exécution192.
Bien qu'au point de vue technique le système mécanique mette fin à l'ancien système de la division du travail, celui-ci se maintient néanmoins dans la fabrique, et tout d'abord comme tradition léguée par la manufacture; puis le capital s'en empare pour le consolider et le reproduire sous une forme encore plus repoussante, comme moyen systématique d'exploitation. La spécialité qui consistait à manier pendant toute sa vie un outil parcellaire devient la spécialité de servir sa vie durant une machine parcellaire. On abuse du mécanisme pour transformer l'ouvrier dès sa plus tendre enfance en parcelle d'une machine qui fait elle-même partie d'une autre193. Non seulement les frais qu'exige sa reproduction se trouvent ainsi considérablement diminués, mais sa dépendance absolue de la fabrique et par cela même du capital est consommée. Ici comme partout il faut distinguer entre le surcroît de productivité dû au développement du procès de travail social et celui qui provient de son exploitation capitaliste.
Dans la manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de son outil; dans la fabrique il sert la machine. Là le mouvement de l'instrument de travail part de lui; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d'un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux.
" La fastidieuse uniformité d'un labeur sans fin occasionnée par un travail mécanique, toujours le même, ressemble au supplice de Sisyphe; comme le rocher le poids du travail retombe toujours et sans pitié sur le travailleur épuisé194. "
En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l'esprit195. La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l'ouvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant qu'elle ne crée pas seulement des choses utiles mais encore de la plus-value, les conditions du travail maîtrisent l'ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c'est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l'ouvrier pendant le procès de travail même sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.
La grande industrie mécanique achève enfin, comme nous l'avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu'elle transforme en pouvoirs du capital sur le travail. L'habileté de l'ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique, qui constituent la puissance du Maître. Dans le cerveau de ce maître, son monopole sur les machines se confond avec l'existence des machines. En cas de conflit avec ses bras il leur jette à la face ces paroles dédaigneuses :
" Les ouvriers de fabrique feraient très bien de se souvenir que leur travail est des plus inférieurs; qu'il n'en est pas de plus facile à apprendre et de mieux payé, vu sa qualité, car il suffit du moindre temps et du moindre apprentissage pour y acquérir toute l'adresse voulue. Les machines du maître jouent en fait un rôle bien plus important dans la production que le travail et l'habileté de l'ouvrier qui ne réclament qu'une éducation de six mois, et qu'un simple laboureur peut apprendre196. "
La subordination technique de l'ouvrier à la marche uniforme du moyen de travail et la composition particulière du travailleur collectif d'individus des deux sexes et de tout âge créent une discipline de caserne, parfaitement élaborée dans le régime de fabrique. Là, le soi-disant travail de surveillance et la division des ouvriers en simples soldats et sous-officiers industriels, sont poussés à leur dernier degré de développement.
" La principale difficulté ne consistait pas autant dans l'invention d'un mécanisme automatique... la difficulté consistait surtout dans la discipline nécessaire, pour faire renoncer les hommes à leurs habitudes irrégulières dans le travail et les identifier avec la régularité invariable du grand automate. Mais inventer et mettre en vigueur avec succès un code de discipline manufacturière convenable aux besoins et à la célérité du système automatique, voilà une entreprise digne d'Hercule, voilà le noble ouvrage d'Arkwright ! Même aujourd'hui que ce système est organisé dans toute sa perfection, il est presque impossible, parmi les ouvriers qui ont passé l'âge de puberté, de lui trouver d'utiles auxiliaires197. "
Jetant aux orties la division des pouvoirs d'ailleurs si prônée par la bourgeoisie et le système représentatif dont elle raffole, le capitaliste formule en législateur privé et d'après son bon plaisir son pouvoir autocratique sur ses bras dans son code de fabrique. Ce code n'est du reste qu'une caricature de la régulation sociale, telle que l'exigent la coopération en grand, et l'emploi de moyens de travail communs, surtout des machines. Ici, le fouet du conducteur d'esclaves est remplacé par le livre de punitions du contremaître. Toutes ces punitions se résolvent naturellement en amendes et en retenues sur le salaire, et l'esprit retors des Lycurgues de fabrique fait en sorte qu'ils profitent encore plus de la violation que de l'observation de leurs lois198.
Nous ne nous arrêterons pas ici aux conditions matérielles dans lesquelles le travail de fabrique s'accomplit. Tous les sens sont affectés à la fois par l'élévation artificielle de la température, par une atmosphère imprégnée de particules de matières premières, par le bruit assourdissant des machines, sans parler des dangers encourus au milieu d'un mécanisme terrible vous enveloppant de tous côtés et fournissant, avec la régularité des saisons, son bulletin de mutilations et d'homicides industriels199. L'économie des moyens collectifs de travail, activée et mûrie comme en serre chaude par le système de fabrique, devient entre les mains du capital un système de vols commis sur les conditions vitales de l'ouvrier pendant son travail, sur l'espace, l'air, la lumière et les mesures de protection personnelle contre les circonstances dangereuses et insalubres du procès de production, pour ne pas mentionner les arrangements que le confort et la commodité de l'ouvrier réclamaient200. Fourier a-t-il donc tort de nommer les fabriques des bagnes modérés201 ?
V. - Lutte entre travailleur et machine
La lutte entre le capitaliste et le salarié date des origines mêmes du capital industriel et se déchaîne pendant la période manufacturière202 mais le travailleur n'attaque le moyen de travail que lors de l'introduction de la machine. Il se révolte contre cette forme particulière de l'instrument où il voit l'incarnation technique du capital.
Au XVII° siècle, dans presque toute l'Europe des soulèvements ouvriers éclatèrent contre une machine à tisser des rubans et des galons appelée Bandmühle ou Mühlenstuhl. Elle fut inventée en Allemagne. L'abbé italien Lancelotti raconte dans un livre, écrit en 1579 et publié à Venise en 1636 que :
" Anton Müller de Dantzig a vu dans cette ville, il y a à peu près cinquante ans, une machine très ingénieuse qui exécutait quatre à six tissus à la fois. Mais le magistrat craignant que cette invention ne convertît nombre d'ouvriers en mendiants, la supprima et fit étouffer ou noyer l'inventeur. "
En 1629, cette même machine fut pour la première fois, employée à Leyde où les émeutes des passementiers forcèrent les magistrats de la proscrire. " Dans cette ville ", dit à ce propos Boxhorn, "quelques individus inventèrent il y a une vingtaine d'années un métier à tisser, au moyen duquel un seul ouvrier peut exécuter plus de tissus et plus facilement que nombre d'autres dans le même temps. De là des troubles et des querelles de la part des tisserands qui firent proscrire par les magistrats l'usage de cet instrument203. " Après avoir lancé contre ce métier à tisser des ordonnances plus ou moins prohibitives en 1632, 1639, etc., les Etats généraux de la Hollande en permirent enfin l'emploi, sous certaines conditions, par l'ordonnance du 15 décembre 1661.
Le Bandstuhl fut proscrit à Cologne en 1676 tandis que son introduction en Angleterre vers la même époque y provoqua des troubles parmi les tisserands. Un édit impérial du 19 février 1865 interdit son usage dans toute l'Allemagne. A Hambourg il fut brûlé publiquement par ordre du magistrat. L'empereur Charles VI renouvela en février 1719 l'édit de 1685 et ce n'est qu'en 1765 que l'usage public en fut permis dans la Saxe électorale.
Cette machine qui ébranla l'Europe fut le précurseur des machines à filer et à tisser et préluda à la révolution industrielle du XVIII° siècle. Elle permettait au garçon le plus inexpérimenté de faire travailler tout un métier avec ses navettes en avançant et en retirant une perche et fournissait, dans sa forme perfectionnée, de quarante à cinquante pièces à la fois.
Vers la fin du premier tiers du XVII° siècle une scierie à vent, établie par un Hollandais dans le voisinage de Londres, fut détruite par le peuple. Au commencement du XVIII° siècle les scieries à eau ne triomphèrent que difficilement de la résistance populaire soutenue par le Parlement. Lorsque Everet en 1758 construisit la première machine à eau pour tondre la laine, cent mille hommes mis par elle hors de travail la réduisirent en cendres. Cinquante mille ouvriers gagnant leur vie par le cardage de la laine accablèrent le Parlement de pétitions contre les machines à carder et les scribblings mills, inventés par Arkwright. La destruction de nombreuses machines dans les districts manufacturiers anglais pendant les quinze premières années du XIX° siècle, connue sous le nom du mouvement des Luddites, fourrnit au gouvernement antijacobin d'un Sidmouth, d'un Castlereagh et de leurs pareils, le prétexte de violences ultra-réactionnaires.
Il faut du temps et de l'expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d'exploitation204.
Les ouvriers manufacturiers luttèrent pour hausser leurs salaires et non pour détruire les manufactures; ce furent les chefs des corporations et les villes privilégiées (corporate towns) et non les salariés qui mirent des entraves à leur établissement.
Dans la division du travail les écrivains de la période manufacturière voient un moyen virtuel de suppléer au manque d'ouvriers, mais non de déplacer des ouvriers occupés. Cette distinction saute aux yeux. Si l'on dit qu'avec l'ancien rouet il faudrait en Angleterre deux cents millions d'hommes pour filer le coton que filent aujourd'hui cinquante mille, cela ne signifie point que les machines à filer ont déplacé ces millions d'Anglais qui n'ont jamais existé, mais tout simplement qu'il faudrait un immense surcroît de population ouvrière pour remplacer ces machines. Si l'on dit au contraire qu'en Angleterre le métier à vapeur a jeté huit cent mille tisserands sur le payé, alors on ne parle pas de machines existantes dont le remplacement par le travail manuel réclamerait tant d'ouvriers, mais d'une multitude d'ouvriers, autrefois occupés, qui ont été réellement déplacés ou supprimés par les machines.
Le métier, comme nous l'avons vu, reste pendant la période manufacturière la base de l'industrie.
Les ouvriers des villes, légués par le moyen âge, n'étaient pas assez nombreux pour suppléer la demande des nouveaux marchés coloniaux, et les manufactures naissantes se peuplèrent en grande partie de cultivateurs expropriés et expulsés du sol durant la décadence du régime féodal. Dans ces temps-là ce qui frappa surtout les yeux, c'était donc le côté positif de la coopération et de la division du travail dans les ateliers, leur propriété de rendre plus productifs les labeurs des ouvriers occupés205.
Sans doute, longtemps avant la période de la grande industrie, la coopération et la concentration des moyens de travail, appliquées à l'agriculture, occasionnèrent des changements grands, soudains et violents dans le mode de produire et, par conséquent, dans les conditions de vie et les moyens d'occupation de la population rurale. Mais la lutte que ces changements provoquèrent, se passe entre les grands et les petits propriétaires du sol plutôt qu'entre le capitaliste et le salarié. D'autre part, quand des laboureurs furent jetés hors d'emploi par des moyens de production agricoles, par des chevaux, des moutons, etc., c'étaient des actes de violence immédiate qui dans ces cas-là rendirent possible la révolution économique. On chassa les laboureurs des champs pour leur substituer des moutons. C'est l'usurpation violente du sol, telle qu'en Angleterre elle se pratiquait sur une large échelle, qui prépara en premier lieu le terrain de la grande agriculture. Dans ses débuts ce bouleversement agricole a donc l'apparence d'une révolution politique plutôt qu'économique.
Sous sa forme-machine au contraire le moyen de travail devient immédiatement le concurrent du travailleur206. Le rendement du capital est dès lors en raison directe du nombre d'ouvriers dont la machine anéantit les conditions d'existence. Le système de la production capitaliste repose en général sur ce que le travailleur vend sa force comme marchandise. La division du travail réduit cette force à l'aptitude de détail à manier un outil fragmentaire. Donc, dès que le maniement de l'outil échoit à la machine, la valeur d'échange de la force de travail s'évanouit en même temps que sa valeur d'usage. L'ouvrier comme un assignat démonétisé n'a plus de cours. Cette partie de la classe ouvrière que la machine convertit ainsi en population superflue, c'est-à-dire inutile pour les besoins momentanés de l'exploitation capitaliste, succombe dans la lutte inégale de l'industrie mécanique contre le vieux métier et la manufacture, ou encombre toutes les professions plus facilement accessibles où elle déprécie la force de travail.
Pour consoler les ouvriers tombés dans la misère, on lent assure que leurs souffrances ne sont que des " inconvénient, temporaires " (a temporary inconvenience) et que la machine en n'envahissant que par degrés un champ de production, diiiii nue l'étendue et l'intensité de ses effets destructeurs. Mais et-, deux fiches de consolation se neutralisent. Là où la marche conquérante de la machine progresse lentement, elle afflige de la misère chronique les rangs ouvriers forcés de lui faire concurrence; là où elle est rapide, la misère devient aigüe et fait des ravages terribles.
L'histoire ne présente pas de spectacle plus attristant que celui de la décadence des tisserands anglais qui, après s'être traînée en longueur pendant quarante ans, s'est enfin consommée en 1838. Beaucoup de ces malheureux moururent de faim; beaucoup végétèrent longtemps avec leur famille n'ayant que vingt-cinq centimes par jour207. Dans l'Inde au contraire l'importation des calicots anglais fabriqués mécaniquement amena une crise des plus spasmodiques. " Il n'y a pas d'exemple d'une misère pareille dans l'histoire du commerce " dit, dans son rapport de 1834-35, le gouverneur général; " les os des tisserands blanchissent plaines de l'Inde. " En lançant ces tisserands dans l'éternité208, la machine à tisser ne leur avait évidemment causé que des " inconvénients temporaires ". D'ailleurs les effets passagers des machines sont permanents en ce qu'elles envahissent sans cesse de nouveaux champs de production.
Le caractère d'indépendance que la production capitaliste imprime en général aux conditions et au produit du travail vis-à-vis de l'ouvrier, se développe donc avec la machine jusqu'à l'antagonisme le plus prononcé209. C'est pour cela que, la première, elle donne lieu à la révolte brutale de l'ouvrier contre le moyen de travail.
Le moyen de travail accable le travailleur. Cet antagonisme direct éclate surtout lorsque des machines nouvellement introduites viennent faire la guerre aux procédés traditionnels du métier et de la manufacture. Mais dans la grande industrie elle-même, le perfectionnement du machinisme et le développement du système automatique ont des effets analogues.
" Le but constant du machinisme perfectionné est de diminuer le travail manuel, ou d'ajouter un anneau de plus à l'enchainure productive de la fabrique en substituant des appareils de fer à des appareils humains210. "
" L'application de la vapeur ou de la force de l'eau à des machines qui jusqu'ici n'étaient mues qu'avec la main, est l'événement de chaque jour... Les améliorations de détail ayant pour but l'économie de la force motrice, le perfectionnement de l'ouvrage, l'accroissement du produit dans le même temps, ou la suppression d'un enfant, d'une femme ou d'un homme sont constantes, et bien que peu apparentes, elles ont néanmoins des résultats importants211. "
" Partout où un procédé exige beaucoup de dextérité et une main sûre, on le retire au plus tôt des mains de l'ouvrier trop adroit, et souvent enclin à des irrégularités de plusieurs genres pour en charger un mécanisme particulier, dont l'opération automatique est si bien réglée qu'un enfant peut la surveiller212. "
" D'après le système automatique le talent de l'artisan se trouve progressivement remplacé par de simples surveillants de mécaniques213. "
" Non seulement les machines perfectionnées n'exigent pas l'emploi d'un aussi grand nombre d'adultes, pour arriver à un résultat donné, mais elles substituent une classe d'individus à une autre, le moins adroit au plus habile, les enfants aux adultes, les femmes aux hommes. Tous ces changements occasionnent des fluctuations constantes dans le taux du salaire214. "
" La machine rejette sans cesse des adultes215. "
La marche rapide imprimée au machinisme par la réduction de la journée de travail nous a montré l'élasticité extraordinaire dont il est susceptible, grâce à une expérience pratique accumulée, à l'étendue des moyens mécaniques déjà acquis et aux progrès de la technologie. En 1860, alors que l'industrie cotonnière anglaise était à son zénith, qui aurait soupçonné les perfectionnements mécaniques et le déplacement correspondant du travail manuel qui, sous l'aiguillon de la guerre civile américaine, révolutionnèrent cette industrie ? Contentons-nous d'en citer un ou deux exemples empruntés aux rapports officiels des inspecteurs de fabrique.
" Au lieu de soixante-quinze machines à carder, dit un fabricant de Manchester, nous n'en employons plus que douze, et nous obtenons la même quantité de produit en qualité égale sinon meilleure... L'économie en salaires se monte à dix livres sterling par semaine et le déchet du coton a diminué de dix pour cent. "
Dans une filature de la même ville le mouvement accéléré des machines et l'introduction de divers procédés automatiques ont permis de réduire dans un département le nombre des ouvriers employés d'un quart et dans un autre de plus de la moitié. Un autre filateur estime qu'il a réduit de dix pour cent le nombre de ses " bras ".
Les MM. Gilmore, filateurs à Manchester, déclarent de leur côté :
" Nous estimons que dans le nettoyage du coton l'économie de bras et de salaires résultant des machines nouvelles se monte à un bon tiers... Dans deux autres procédés préliminaires la dépense a diminué d'un tiers environ en salaires et autres frais, dans la salle à filer d'un tiers. Mais ce n'est pas tout; quand nos filés passent maintenant aux tisserands, ils sont tellement améliorés qu'ils fournissent plus de tissus de meilleure qualité que les anciens filés mécaniques216. "
L'inspecteur A. Redgrave, remarque à ce propos :
" La diminution dans le nombre d'ouvriers, en même temps que la production s'augmente, progresse rapidement. Dans les fabriques de laine on a depuis peu commencé à réduire le nombre des bras et cette réduction continue. Un maître d'école qui habite Rochdale me disait, il y a quelques jours, que la grande diminution dans les écoles de filles n'était pas due seulement à la pression de la crise mais aux changements introduits dans les mécaniques des fabriques de laine, par suite desquels une réduction moyenne de soixante-dix-neuf demi-temps avait eu lieu217. "
Le résultat général des perfectionnements mécaniques amenés dans les fabriques anglaises de coton par la guerre civile américaine, est résumé dans la table suivante :
Statistique des fabriques de coton du Royaume-Uni en 1858, 861 et 1868.
NOMBRE DES FABRIQUES1858
1861
1868
Angleterre et pays de Galles
2046
2715
2405
Ecosse
152
163
131
Irlande
12
9
13
Royaume-Uni
2210
2887
2549
NOMBRE DES MÉTIERS A TISSER A VAPEUR1858
1861
1868
Angleterre et pays de Galles
275 590
368 125
344 719
Ecosse
21 624
30 110
31 864
Irlande
1633
1 757
2746
Royaume-Uni
298 847
399 992
379 329
NOMBRE DES BROCHES A FILER1858
1861
1868
Angleterre et pays de Galles
25 818 576
28 352 152
30 478 228
Ecosse
2 041 129
1 915 398
1 397 546
Irlande
150 512 3
119 944
124 240
Royaume-Uni
28 010 217
30 387 467
32 000 014
NOMBRE DE PERSONNES EMPLOYEES1858
1861
1868
Angleterre et pays de Galles
341 170
407 598
357 052
Ecosse
34 698
41 237
39 809
Irlande
3 345
2 734
4 203
Royaume-Uni
379 213
451 569
401 064
En 1861-1868 disparurent donc trois cent trente-huit fabriques de coton, c'est-à-dire qu'un machinisme plus productif et plus large se concentra dans les mains d'un nombre réduit de capitalistes; les métiers à tisser mécaniques décrûrent de vingt mille six cent soixante-trois, et comme en même temps leur produit alla augmentant, il est clair qu'un métier amélioré suffit pour faire la besogne de plus d'un vieux métier à vapeur; enfin, les broches augmentèrent de un million six cent douze mille cinq cent quarante et un, tandis que le nombre d'ouvriers employés diminua de cinquante mille cinq cent cinq. Les misères " temporaires " dont la crise cotonnière accabla les ouvriers, furent ainsi rendues plus intenses et consolidées par le progrès rapide et continu du système mécanique.
Et la machine n'agit pas seulement comme un concurrent dont la force supérieure est toujours sur le point de rendre le salarié superflu.
C'est comme puissance ennemie de l'ouvrier que le capital l'emploie, et il le proclame hautement. Elle devient l'arme de guerre la plus irrésistible pour réprimer les grèves, ces révoltes périodiques du travail contre l'autocratie du capital218. D'après Gaskell, la machine à vapeur fut dès le début un antagoniste de la " force de l'homme " et permit au capitaliste d'écraser les prétentions croissantes des ouvriers qui menaçaient d'une crise le système de fabrique à peine naissant219. On pourrait écrire toute une histoire au sujet des inventions faites depuis 1830 pour défendre le capital contre les émeutes ouvrières.
Dans son interrogatoire devant la commission chargée de l'enquête sur les Trades Unions, M. Nasmyth, l'inventeur du marteau à vapeur, énumère les perfectionnements du machinisme auxquels il a eu recours par suite de la longue grève des mécaniciens en 1851.
" Le trait caractéristique, dit-il, de nos perfectionnements mécaniques modernes, c'est l'introduction d'outils automatiques Tout ce qu'un ouvrier mécanicien doit faire, et que chaque garçon peut faire, ce n'est pas travailler, mais surveiller le beau fonctionnement de la machine. Toute cette classe d'hommes dépendant exclusivement de leur dextérité a été écartée. J'employais quatre garçons sur un mécanicien. Grâce à ces nouvelles combinaisons mécaniques, j'ai réduit le nombre des hommes adultes de mille cinq cents à sept cent cinquante. Le résultat fut un grand accroissement dans mon profit220. "
Enfin, s'écrie Ure, à propos d'une machine pour l'impression des indiennes,
" enfin les capitalistes cherchèrent à s'affranchir de cet esclavage insupportable (c'est-à-dire des conditions gênantes du contrat de travail), en s'aidant des ressources de la science, et ils furent réintégrés dans leurs droits légitimes, ceux de la tête sur les autres parties du corps. Dans tous les grands établissements, aujourd'hui, il y a des machines à quatre et a cinq couleurs, qui rendent l'impression en calicot un procédé, expéditif et infaillible ".
Il dit d'une machine pour parer la chaîne des tissus, qu'une grève avait fait inventer :
" La horde des mécontents, qui se croyaient retranchés d'une manière invincible derrière les anciennes lignes de la division du travail, s'est vue prise en flanc, et ses moyens de défense ayant été annulés par la tactique moderne des machinistes, elle a été forcée de se rendre à discrétion. "
Il dit encore à propos de la mule automatique qui marque une nouvelle époque dans le système mécanique :
" Cette création, l'homme de fer, comme l'appellent avec raison les ouvriers, était destinée à rétablir l'ordre parmi les classes industrielles. La nouvelle de la naissance de cet Hercule-fileur répandit la consternation parmi les sociétés de résistance; et longtemps avant d'être sorti de son berceau, il avait déjà étouffé l'hydre de la sédition... Cette invention vient à l'appui de la doctrine déjà développée par nous; c'est que lorsque le capital enrôle la science, la main rebelle du travail apprend toujours à être docile221 ".
Bien que le livre de Ure date de trente-sept ans, c'est-à-dire d'une époque où le système de fabrique n'était encore que faiblement développé, il n'en reste pas moins l'expression classique de l'esprit de ce système, grâce à son franc cynisme et à la naïveté avec laquelle il divulgue les absurdes contradictions qui hantent les caboches des MM. du capital. Après avoir développé par exemple la doctrine citée plus haut, que le capital, avec l'aide de la science prise à sa solde parvient toujours à enchaîner la main rebelle du travail, il s'étonne de ce que quelques raisonneurs " ont accusé la science physico-mécanique de se prêter à l'ambition de riches capitalistes et de servir d'instrument pour opprimer la classe indigente222 ". Après avoir prêché et démontré à qui veut l'entendre que le développement rapide du machinisme est on ne peut plus avantageux aux ouvriers, il avertit ceux-ci comminatoirement, que par leur résistance, leurs grèves, etc., ils ne font qu'activer ce développement. " De semblables révoltes, dit-il, montrent l'aveuglement humain sous aspect le plus méprisable, celui d'un homme qui se fait son propre bourreau. " Quelques pages auparavant il a dit au contraire : " Sans les collisions et les interruptions violentes causées par les vues erronées des ouvriers, le système de fabrique se serait développé encore plus rapidement et plus avantageusement qu'il ne l'a fait jusqu'à ce jour pour toutes les parties intéressées. " Dix lignes après il s'écrie de nouveau : " Heureusement pour la population des villes de la Grande-Bretagne, les perfectionnements en mécanique sont gradués, ou du moins ce n'est que successivement qu'on arrive à en rendre l'usage général. " C'est à tort, dit-il encore, que l'on accuse les machines de réduire le salaire des adultes parce qu'elles les déplacent et créent par conséquent une demande de travail qui surpasse l'offre. " Certainement il y a augmentation d'emploi pour les enfants, et le gain des adultes n'en est que plus considérable. " De l'autre côté ce consolateur universel défend le taux infime du salaire des enfants, sous prétexte que " les parents sont ainsi empêchés de les envoyer trop tôt dans les fabriques ". Tout son livre n'est qu'une apologie de la journée de travail illimitée et son âme libérale se sentit refoulée dans " les ténèbres des siècles passés " lorsqu'il vit la législation défendre le travail forcé des enfants de treize ans, pendant plus de douze heures par jour. Cela ne l'empêche point d'inviter les ouvriers de fabrique à adresser des actions de grâces à la providence, et pourquoi ? parce qu'au moyen des machines elle leur a procuré des " loisirs pour méditer sur leurs intérêts éternels223 ".
VI. - Théorie de la compensation
Une phalange d'économistes bourgeois, James Mill, Mac Culloch, Torrens, Senior, J.-St. Mill, etc., soutiennent qu'en déplaçant des ouvriers engagés, la machine dégage par ce fait même un capital destiné à les employer de nouveau à une autre occupation quelconque224.
Mettons225 que dans une fabrique de tapis on emploie un capital de six mille livres sterling dont une moitié est avancée en matières premières (il est fait abstraction des bâtiments, etc.) et l'autre moitié consacrée au payement de cent ouvriers, chacun recevant un salaire annuel de trente livres sterling. A un moment donné le capitaliste congédie cinquante ouvriers et les remplace par une machine de la valeur de mille cinq cents livres sterling.
Dégage-t-on un capital par cette opération ? Originairement la somme totale de six mille livres sterling se divisait en un capital constant de trois mille livres sterling et un capital variable de trois mille livres sterling. Maintenant elle consiste en un capital constant de quatre mille cinq cents livres sterling trois mille livres sterling pour matières premières et mille cinq cents livres sterling pour la machine - et un capital variable de mille cinq cents livres sterling pour la paye de cinquante ouvriers. L'élément variable est tombé de la moitié à un quart du capital total. Au lieu d'être dégagé, un capital de mille cinq cents livres sterling se trouve engagé sous une forme où il cesse d'être échangeable contre la force de travail, c'est-à-dire que de variable il est devenu constant. A l'avenir le capital total de six mille livres sterling n'occupera jamais plus de cinquante ouvriers et il en occupera moins à chaque perfectionnement de la machine.
Pour faire plaisir aux théoriciens de la compensation, nous admettrons que le prix de la machine est moindre que la somme des salaires supprimés, qu'elle ne coûte que mille livres sterling au lieu de mille cinq cents livres sterling.
Dans nos nouvelles données le capital de mille cinq cents livres sterling, autrefois avancé en salaires, se divise maintenant comme suit : mille livres sterling engagées sous forme de machines et cinq cents livres sterling dégagées de leur emploi dans la fabrique de tapis et pouvant fonctionner comme nouveau capital. Si le salaire reste le même, voilà un fonds qui suffirait pour occuper environ seize ouvriers, tandis qu'il y en a cinquante de congédiés, mais il en occupera beaucoup moins de seize, car, pour se transformer en capital, les cinq cents livres sterling doivent en partie être dépensées en instruments, matières, etc., en un mot renfermer un élément constant, inconvertible en salaires.
Si la construction de la machine donne du travail à un nombre additionnel d'ouvriers mécaniciens, serait-ce là la compensation des tapissiers jetés sur le pavé ? Dans tous les cas sa construction occupe moins d'ouvriers que son emploi n'en déplace. La somme de mille cinq cents livres sterling qui, par rapport aux tapissiers renvoyés, ne représentait que leur salaire, représente, par rapport à la machine, et la valeur des moyens de production nécessaires pour sa construction, et le salaire des mécaniciens, et la plus-value dévolue à leur maître. Encore, une fois faite, la machine n'est à refaire qu'après sa mort, et pour occuper d'une manière permanente le nombre additionnel de mécaniciens, il faut que les manufactures de tapis l'une après l'autre déplacent des ouvriers par des machines.
Aussi ce n'est pas ce dada qu'enfourchent les doctrinaires la compensation. Pour eux, la grande affaire, c'est les subsistances des ouvriers congédiés. En dégageant nos cinquante ouvriers de leur salaire de mille cinq cents livres sterling, la machine dégage de leur consommation mille cinq cents livres sterling de subsistances. Voilà le fait dans sa triste réalité ! Couper les vivres à l'ouvrier, messieurs les ventrus appellent cela rendre des vivres disponibles pour l'ouvrier comme nouveau fonds d'emploi dans une autre industrie. On le voit, tout dépend de la manière de s'exprimer. Nominibus mollire licet mala226.
D'après cette doctrine, les mille cinq cents livres sterling de subsistances étaient un capital mis en valeur par le travail des cinquante ouvriers tapissiers congédiés, et qui perd par conséquent son emploi dès que ceux-ci chôment, et n'a ni trêve ni repos tant qu'il n'a pas rattrapé " un nouveau placement " où les mêmes travailleurs pourront de nouveau le consommer productivement. Un peu plus tôt, un peu plus tard ils doivent donc se retrouver; et alors il y aura compensation. Les souffrances des ouvriers mis hors d'emploi par la machine sont donc passagères comme les biens de cette terre.
Les mille cinq cents livres sterling qui fonctionnaient comme capital, vis-à-vis des tapissiers déplacés, ne représentaient pas en réalité le prix des subsistances qu'ils avaient coutume de consommer, mais le salaire qu'ils recevaient avant la conversion de ces mille cinq cents livres sterling en machine. Cette somme eIle-même ne représentait que la quote-part des tapis fabriqués annuellement par eux qui leur était échue à titre de salaires, non en nature, mais en argent. Avec cet argent - forme-monnaie d'une portion de leur propre produit - ils achetaient des subsistances. Celles-ci existaient pour eux non comme capital, mais comme marchandises, et eux-mêmes existaient pour ces marchandises non comme salariés, mais comme acheteurs. En les dégageant de leurs moyens d'achat, la machine les a convertis d'acheteurs en non-acheteurs. Et par ce fait leur demande comme consommateurs cesse.
Si cette baisse dans la demande des subsistances nécessaires n'est pas compensée par une hausse d'un autre côté, leur prix va diminuer. Est-ce là par hasard une raison pour induire le capital employé dans la production de ces subsistances, à engager comme ouvriers additionnels nos tapissiers désœuvrés ? Bien au contraire, on commencera à réduire le salaire des ouvriers de cette partie, si la baisse des prix se maintient quelque temps. Si le déficit dans le débit des subsistances nécessaires se consolide, une partie du capital consacré à leur production s'en retirera et cherchera à se placer ailleurs. Durant ce déplacement et la baisse des prix qui l'a produite les producteurs des vivres passeront à leur tour par des " inconvénients temporaires ". Donc, au lieu de prouver qu'en privant des ouvriers de leurs subsistances, la machine convertit en même temps celles-ci en nouveau fonds d'emploi pour ceux-là, l'apologiste prouve au contraire, d'après sa loi de l'offre et de la demande, qu'elle frappe non seulement les ouvriers qu'elle remplace, mais aussi ceux dont ils consommaient les produits.
Les faits réels, travestis par l'optimisme économiste, les voici :
Les ouvriers que la machine remplace sont rejetés de l'atelier sur le marché de travail où ils viennent augmenter les forces déjà disponibles pour l'exploitation capitaliste. Nous verrons plus tard, dans la section VII, que cet effet des machines, présenté comme une compensation pour la classe ouvrière en est au contraire le plus horrible fléau. Mais pour le moment passons outre.
Les ouvriers rejetés d'un genre d'industrie peuvent certainement chercher de l'emploi dans un autre, mais s'ils le trouvent, si le lien entre eux et les vivres rendus disponibles avec eux est ainsi renoué, c'est grâce à un nouveau capital qui s'est présenté sur le marché de travail, et non grâce au capital déjà fonctionnant qui s'est converti en machine. Encore leurs chances sont des plus précaires.
En dehors de leur ancienne occupation, ces hommes, rabougris par la division du travail, ne sont bons qu'à peu de chose et ne trouvent accès que dans des emplois inférieurs, mal payés, et à cause de leur simplicité même toujours surchargés de candidats227.
De plus, chaque industrie, la tapisserie par exemple, attire annuellement un nouveau courant d'hommes qui lui apporte le contingent nécessaire à suppléer les forces usées et à fournir l'excédant de forces que son développement régulier réclame. Du moment où la machine rejette du métier ou de la manufacture une partie des ouvriers jusque-là occupés, ce nouveau flot de conscrits industriels est détourné de sa destination et va peu à peu se décharger dans d'autres industries, mais les premières victimes pâtissent et périssent pendant la période de transition.
La machine est innocente des misères qu'elle entraîne; ce n'est pas sa faute si, dans notre milieu social, elle sépare l'ouvrier de ses vivres. Là où elle est introduite elle rend le produit meilleur marché et plus abondant. Après comme avant son introduction, la société possède donc toujours au moins la même somme de vivres pour les travailleurs déplacés, abstraction faite de l'énorme portion de son produit annuel gaspillé par les oisifs.
C'est surtout dans l'interprétation de ce fait que brille l'esprit courtisanesque des économistes.
D'après ces messieurs-là, les contradictions et les antagonismes inséparables de l'emploi des machines dans le milieu bourgeois, n'existent pas parce qu'ils proviennent non de la machine, mais de son exploitation capitaliste !
Donc, parce que la machine, triomphe de l'homme sur les forces naturelles, devient entre les mains capitalistes l'instrument de l'asservissement de l'homme à ces mêmes forces; parce que, moyen infaillible pour raccourcir le travail quotidien, elle le prolonge entre les mains capitalistes; parce que, baguette magique pour augmenter la richesse du producteur, elle l'appauvrit entre les mains capitalistes, parce que... l'économiste bourgeois déclare imperturbablement que toutes ces contradictions criantes ne sont que fausses apparences et vaines chimères et que dans la réalité, et pour cette raison dans la théorie, elles n'existent pas.
Certes, ils ne nient pas les inconvénients temporaires, mais quelle médaille n'a pas son revers ! Et pour eux l'emploi capitaliste des machines en est le seul emploi possible. L'exploitation du travailleur par la machine c'est la même chose que l'exploitation des machines par le travailleur. Qui expose les réalités de l'emploi capitaliste des machines, s'oppose donc à leur emploi et au progrès social228. Ce raisonnement ne rappelle-t-il pas le plaidoyer de Bill Sykes, l'illustre coupe-jarret ?
" Messieurs les jurés, dit-il, la gorge d'un commis-voyageur a sans doute été coupée. Le fait existe, mais ce n'est pas ma faute, c'est celle du couteau. Et voulez-vous supprimer le couteau à cause de ces inconvénients temporaires ? Réfléchissez-y. Le couteau est un des instruments les plus utiles dans les métiers et l'agriculture, aussi salutaire en chirurgie que savant en anatomie et joyeux compagnon dans les soupers. En condamnant le couteau vous allez nous replonger en pleine sauvagerie229 ! "
Quoiqu'elle supprime plus ou moins d'ouvriers dans les métiers et les manufactures où elle vient d'être introduite, la machine peut néanmoins occasionner un surcroît d'emploi dans d'autres branches de production, mais cet effet n'a rien de commun avec la soi-disant théorie de compensation.
Tout produit mécanique, un mètre de tissu exécuté au métier à vapeur, par exemple, étant meilleur marché que le produit manuel auquel il fait concurrence, nous obtenons évidemment cette loi :
Si la quantité totale d'un article, produit mécaniquement, reste égale à celle de l'article manuel qu'il remplace, alors la somme totale du travail employé diminue. Si non, l'ouvrage mécanique coûterait autant, si ce n'est davantage, que l'ouvrage manuel.
Mais, en fait, la somme des articles fabriqués, au moyen des machines, par un nombre d'ouvriers réduit, dépasse de beaucoup la somme des articles du même genre fournis auparavant par le métier ou la manufacture. Mettons qu'un million de mètres de tissu à la main soient remplacés par quatre millions de mètres de tissu à la mécanique. Ceux-ci contiennent quatre fois plus de matière première, de laine par exemple, que ceux-là. Il faut donc quadrupler la production de la laine. Quant aux moyens de travail proprement dits que le tissage mécanique consomme, tels que machines, bâtisses, charbon, etc., le travail employé dans leur production va s'accroître suivant que s'accroît la différence entre la masse du tissu mécanique et celle du tissu manuel qu'un ouvrier peut livrer en moyenne dans le même temps. Néanmoins, quel que soit ce surcroît de travail, il doit toujours rester moindre que le décroissement de travail effectué par l'usage de la machine.
A mesure donc que l'emploi de machines s'étend dans une industrie, il faut que d'autres industries d'où elle tire ses matières premières, etc., augmentent leurs produits. Dans quelle proportion vont-elles alors augmenter le nombre de leurs ouvriers ? Au lieu de l'augmenter, elles n'augmentent peut-être que l'intensité et la durée du travail. Mais celles-ci étant données, tout dépendra de la composition du capital employé, c'est-à-dire de la proportion de sa partie variable avec sa partie constante. Sa partie variable sera relativement d'autant plus petite, que le machinisme s'est emparé davantage des industries qui produisent les matières premières, etc.
Avec le progrès de la production mécanique en Angleterre, le nombre de gens condamnés aux mines de houille et de métal s'élève énormément. D'après le recensement de 1861, il y avait : quarante-six mille six cent treize mineurs, dont soixante-treize mille cinq cent quarante-cinq au-dessous et cent soixante-treize mille soixante-sept au-dessus de vingt ans. Parmi les premiers étaient huit cent trente-cinq de cinq à dix, trente mille sept cent un de dix à quinze, quarante-deux mille dix de quinze à dix-neuf ans. Le nombre des ouvriers employés dans les mines de fer, de cuivre, de plomb, de zinc et autres métaux s'élevait à trois cent dix-neuf mille deux cent vingt-deux230.
Les machines font éclore une nouvelle espèce d'ouvriers exclusivement vouée à leur construction. En Angleterre elle comptait en 1861 à peu près soixante-dix mille personnes231. Nous savons déjà que le machinisme s'empare de cette branche d'industrie sur une échelle de plus en plus étendue. Quant aux matières premières232, il n'y a pas le moindre doute que la marche triomphante des filatures de coton a donné une impulsion immense à la culture du coton dans les Etats-Unis, stimulant à la fois la traite des nègres en Afrique et leur élève dans les Border Slaves States233. En 1790, lorsque l'on fit aux Etats-Unis le premier recensement des esclaves, leur nombre atteignit le chiffre de six cent quatre-vingt-dix-sept mille; en 1861 il s'était élevé à quatre millions. D'un autre côté il n'est pas moins certain que la prospérité croissante de la filature mécanique de la laine provoqua en Angleterre la conversion progressive des terres de labour en pacage qui amena l'expulsion en masse des laboureurs agricoles rendus surnuméraires. L'Irlande subit encore dans ce moment cette opération douloureuse qui déprime sa population déjà réduite de moitié depuis vingt ans au bas niveau correspondant aux besoins de ses propriétaires fonciers et de messieurs les Anglais fabricants de laine.
Si le machinisme s'empare de procédés préliminaires ou intermédiaires par lesquels doit passer un objet de travail avant d'arriver à sa forme finale, les métiers ou les manufactures où le produit mécanique entre comme élément, vont être plus abondamment pourvus de matériel et absorberont plus de travail. Avant l'invention des machines à filer, les tisserands anglais chômaient souvent à cause de l'insuffisance de leur matière première, mais le filage mécanique du coton leur fournit les filés en telle abondance et à si bon marché, que vers la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre une famille de quatre adultes avec deux enfants pour dévider, en travaillant dix heures par jour, gagnait quatre livres sterling en une semaine. Quand le travail pressait, elle pouvait gagner davantage234.
Les ouvriers affluaient alors dans le tissage du coton à la main jusqu'au moment où les huit cent mille tisserands créés par la Jenny, la Mule et le Throstle furent écrasés par le métier à vapeur. De même le nombre des tailleurs, des modistes, des couturières, etc., alla en augmentant avec l'abondance des étoffes fournies par les machines, jusqu'à ce que la machine à coudre fit son apparition.
A mesure que les machines, avec un nombre d'ouvriers relativement faible, font grossir la masse de matières premières, de produits à demi façonnés, d'instruments de travail, etc., les industries qui usent ces matières premières, etc., se subdivisent de plus en plus en différentes et nombreuses branches. La division sociale du travail reçoit ainsi une impulsion plus puissante que par la manufacture proprement dite.
Le système mécanique augmente en premier lieu la plus-value et la masse des produits dans lesquels elle se réalise. A mesure que croît la substance matérielle dont la classe capitaliste et ses parasites s'engraissent, ces espèces sociales croissent et multiplient. L'augmentation de leur richesse, accompagnée comme elle l'est d'une diminution relative des travailleurs engagés dans la production des marchandises de première nécessité, fait naître avec les nouveaux besoins de luxe de nouveaux moyens de les satisfaire. Une partie plus considérable du produit social se transforme en produit net et une plus grande part de celui-ci est livrée à la consommation sous des formes plus variées et plus raffinées. En d'autres termes, la production de luxe s'accroît235.
Le raffinement et la multiplicité variée des produits proviennent également des nouveaux rapports du marché des deux mondes créés par la grande industrie. On n'échange pas seulement plus de produits de luxe étrangers contre les produits indigènes, mais plus de matières premières, d'ingrédients, de produits à demi fabriqués provenant de toutes les parties du monde, etc., entrent comme moyens de production dans l'industrie nationale. La demande de travail augmente ainsi dans l'industrie des transports qui se subdivise en branches nouvelles et nombreuses236.
L'augmentation des moyens de travail et de subsistance et la diminution progressive dans le nombre relatif des ouvriers que leur production réclame poussent au développement d'entreprises de longue haleine et dont les produits tels que canaux, docks, tunnels, ponts, etc., ne portent de fruits que dans un avenir plus ou moins lointain.
Soit directement sur la base du système mécanique, soit par suite des changements généraux qu'il entraîne dans la vie économique, des industries tout à fait nouvelles surgissent, autant de nouveaux champs de travail. La place qu'ils prennent dans la production totale n'est pas cependant très large, même dans les pays les plus développés, et le nombre d'ouvriers qu'ils occupent est en raison directe du travail manuel le plus grossier dont ils font renaître le besoin.
Les principales industries de ce genre sont aujourd'hui les fabriques de gaz, la télégraphie, la photographie, la navigation à vapeur et les chemins de fer. Le recensement de 1861 (pour l'Angleterre et la principauté de Galles) accuse dans l'industrie du gaz (usines, production d'appareils mécaniques, agents des compagnies) quinze mille deux cent onze personnes; dans la télégraphie deux mille trois cent quatre-vingt-dix-neuf; dans la photographie deux mille trois cent soixante-six, dans le service des bateaux à vapeur trois mille cinq cent soixante-dix et dans les chemins de fer soixante-dix mille cinq cent quatre-vingt-dix-neuf. Ce dernier nombre renferme environ vingt-huit mille terrassiers employés d'une manière plus ou moins permanente et tout le personnel commercial et administratif. Le chiffre total des individus occupés dans ces cinq industries nouvelles était donc de quatre-vingt-quatorze mille cent quarante-cinq.
Enfin l'accroissement extraordinaire de la productivité dans les sphères de la grande industrie, accompagné comme il l'est d'une exploitation plus intense et plus extensive de la force de travail dans toutes les autres sphères de la production, permet d'employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs et de reproduire notamment en proportion toujours plus grande sous le nom de classe domestique, composée de laquais, cochers, cuisinières, bonnes, etc., les anciens esclaves domestiques. D'après le recensement de 1861, la population de l'Angleterre et du pays de Galles comprenait vingt millions soixante-six mille deux cent quarante-quatre personnes dont neuf millions sept cent soixante-seize mille deux cent cinquante-neuf du sexe masculin et dix millions deux cent quatre-vingt-neuf mille neuf cent soixante-cinq du sexe féminin. Si l'on en déduit ce qui est trop vieux ou trop jeune pour travailler, les femmes, les adolescents et enfants improductifs, puis les professions " idéologiques " telles que gouvernement, police, clergé, magistrature, armée, savants, artistes, etc., ensuite les gens exclusivement occupés à manger le travail d'autrui sous forme de rente foncière, d'intérêt, de dividendes, etc., et enfin les pauvres, les vagabonds, les criminels, etc., il reste en gros huit millions d'individus des deux sexes et de tout âge, y compris les capitalistes fonctionnant dans la production, le commerce, la finance, etc. Sur ces huit millions on compte :
Travailleurs agricoles (y compris les bergers, les valets et les filles de ferme, habitant chez les fermiers)
1 098 261
Ouvriers des fabriques de coton, de laine, de worsted, de lin, de chanvre, de soie, de dentelle, et ceux des métiers à bas
642 607237
Ouvriers des mines de charbon et de métal
565 835
Ouvriers employés dans les usines métalliques (hauts fourneaux, laminoirs, etc.) et dans les manufactures de métal de toute espèce.
396 998238
Classe servante
1 208 648239
Si nous additionnons les travailleurs employés dans les fabriques textiles et le personnel des mines de charbon et de métal, nous obtenons le chiffre d'un million deux cent huit mille quatre cent quarante-deux; si nous additionnons les premiers et le personnel de toutes les usines et de toutes les manufactures de métal, nous avons un total d'un million trente-neuf mille six cent cinq personnes, c'est-à-dire chaque fois un nombre plus petit que celui des esclaves domestiques modernes. Voilà le magnifique résultat de l'exploitation capitaliste des machines240.
VII. - Répulsion et attraction des ouvriers par la fabrique. Crises de l'industrie cotonnière.
Tous les représentants sérieux de l'économie politique conviennent que l'introduction des machines est une calamité pour les ouvriers manufacturiers et les artisans avec lesquels elles entrent en concurrence; presque tous déplorent l'esclavage des ouvriers de fabrique.
Et pourtant, quel est leur grand argument ? C'est que les désastres qui accompagnent la période d'inauguration et de développement une fois consommés, les machines augmentent en dernier lieu le nombre des esclaves du travail, au lieu de le diminuer ! Oui, le nectar dont l'économie politique s'enivre est ce théorème philanthropique :
Qu'après une période de transition et d'accroissement plus ou moins rapide, le régime de fabrique courbe sous son joug de fer plus de travailleurs qu'à son début il n'en avait affamés par le chômage forcé.
M. Ganilh fait exception. D'après lui, les machines ont pour résultat définitif de réduire le nombre des salariés, aux frais ,desquels va dès lors augmenter le nombre des " gens honnêtes ", développant à leur aise cette " perfectibilité perfectible " raillée avec tant de verve par Fourier. Si peu initié qu'il soit dans les mystères de la production capitaliste, M. Ganilh sent néanmoins le machinisme serait une chose des plus fatales si, tout en écrasant par son introduction des ouvriers occupés, il multipliait les esclaves du travail par son développement. Du reste, le crétinisme de son point de vue ne peut être exprimé que par es propres paroles.
" Les classes condamnées à produire et à consommer diminuent, et les classes qui dirigent le travail, qui soulagent, consolent et éclairent toute la population, se multiplient... et s'approprient tous les bienfaits qui résultent de la diminution des frais du travail, de l'abondance des productions et du bon marché des consommations. Dans cette direction, l'espèce humaine s'élève aux plus hautes conceptions du génie, pénètre dans les profondeurs mystérieuses de la religion, établit les principes salutaires de la morale (qui consiste à s'approprier tous les bienfaits, etc.), les lois salutaires de la liberté (sans doute pour les classes condamnées à produire) et du pouvoir, de l'obéissance et de la justice, du devoir et de l'humanité241. "
Nous avons déjà démontré, par l'exemple des fabriques anglaises de worsted, de soie, etc., qu'à un certain degré de développement un progrès extraordinaire dans la production peut être accompagné d'une diminution non seulement relative mais absolue du nombre des ouvriers employés.
D'après un recensement spécial de toutes les fabriques du Royaume-Uni, fait en 1860 sur l'ordre du Parlement, la circonscription échue à l'inspecteur R. Baker, celle des districts de Lancashire, Cheshire et Yorkshire, comptait six cent cinquante-deux fabriques. Sur ce nombre, cinq cent soixante-dix fabriques contenaient quatre-vingt-cinq mille six cent vingt-deux métiers à vapeur et six millions huit cent dix-neuf mille cent quarante-six broches (non compris les broches à tordre); les engins à vapeur représentaient une force de vingt-sept mille quatre cent trente-neuf chevaux, les roues hydrauliques une force de mille trois cent quatre-vingt-dix, et le personnel comprenait quatre-vingt-quatorze mille cent dix-neuf ouvriers. En 1865, au contraire, ces mêmes fabriques contenant quatre-vingt-quinze mille cent soixante-trois métiers, sept millions vingt-cinq mille trente et une broches et trente mille trois cent soixante-dix forces-cheval, dont vingt-huit mille sept cent vingt-cinq pour les engins à vapeur et mille quatre cent quarante-cinq pour les roues hydrauliques, n'occupaient que quatre-vingt-huit mille neuf cent treize ouvriers.
De 1860 à 1865, il y avait donc une augmentation de onze pour cent en métiers à vapeur, de trois pour cent en broches, de cinq pour cent en force de vapeur, en même temps que le nombre des ouvriers avait diminué de cinq pour cent242.
De 1852 à 1862, l'industrie lainière s'accrut considérablement en Angleterre, tandis que le nombre des ouvriers qu'elle occupait resta presque stationnaire.
" Ceci fait voir dans quelle large mesure les machines nouvellement introduites avaient déplacé le travail des périodes précédentes243. "
Dans certains cas, le surcroît des ouvriers employés n'est qu'apparent, c'est-à-dire qu'il provient, non pas de l'extension des fabriques déjà établies, mais de l'annexion graduelle de branches non encore soumises au régime mécanique.
" Pendant la période de 1838-58, l'augmentation des métiers à tisser mécaniques et du nombre des ouvriers occupés par eux n'était due qu'au progrès des fabriques anglaises de coton; dans d'autres fabriques, au contraire, elle provenait de l'application récente de la vapeur aux métiers à tisser la toile, les rubans, les tapis, etc., mus auparavant par la force musculaire de l'homme244. "
Dans ces derniers cas, l'augmentation des ouvriers de fabrique n'exprima donc qu'une diminution du nombre total des ouvriers occupés. Enfin, il n'est ici nullement fait mention que partout, sauf dans l'industrie métallurgique, le personnel de fabrique est composé, pour la plus grande partie, d'adolescents, d'enfants et de femmes.
Quelle que soit d'ailleurs la masse des travailleurs que les machines déplacent violemment ou remplacent virtuellement, en comprend cependant qu'avec l'établissement progressif de nouvelles fabriques et l'agrandissement continu des anciennes, le nombre des ouvriers de fabrique puisse finalement dans telle ou telle branche d'industrie, dépasser celui des ouvriers manufacturiers ou des artisans qu'ils ont supplantés.
Mettons qu'avec l'ancien mode de production on emploie hebdomadairement un capital de cinq cents livres sterling, dont deux cinquièmes ou deux cents livres sterling forment la partie constante, avancée en matières premières, instruments, etc., et trois cinquièmes ou trois cents livres sterling, la partie variable, avancée en salaires, soit une livre sterling par ouvrier. Dès que le système mécanique est introduit, la composition de ce capital change : sur quatre cinquièmes ou quatre cents livres sterling de capital constant, par exemple, il ne contient plus que cent livres sterling de capital variable, convertible en force de travail. Deux tiers des ouvriers jusque-là occupés sont donc congédiés. Si la nouvelle fabrique fait de bonnes affaires, s'étend et parvient à élever son capital de cinq cents à mille cinq cents livres sterling, et que les autres conditions de la production restent les mêmes, elle occupera alors autant d'ouvriers qu'avant la révolution industrielle, c'est-à-dire trois cents. Le capital employé s'élève-t-il encore jusqu'à deux mille livres sterling, c'est quatre cents ouvriers qui se trouvent dès lors occupés, un tiers de plus qu'avec l'ancien mode d'exploitation. Le nombre des ouvriers s'est ainsi accru de cent; mais relativement, c'est-à-dire proportionnellement au capital avancé, il s'est abaissé de huit cents, car, avec l'ancien mode de production, le capital de deux mille livres sterling aurait enrôlé mille deux cents ouvriers au lieu de quatre cents. Une diminution relative des ouvriers employés est donc compatible avec leur augmentation absolue, et dans le système mécanique, leur nombre ne croit jamais absolument sans diminuer relativement à la grandeur du capital employé et à la masse des marchandises produites.
Nous venons de supposer que l'accroissement du capital total n'amène pas de changement dans sa composition, parce qu'il ne modifie pas les conditions de la production. Mais on sait déjà qu'avec chaque progrès du machinisme, la partie constante du capital, avancée en machines, matières premières, etc., s'accroît, tandis que la partie variable dépensée en force de travail diminue; et l'on sait en même temps que dans aucun autre mode de production les perfectionnements ne sont si continuels, et par conséquent, la composition du capital si sujette à changer. Ces changements sont cependant toujours plus ou moins interrompus par des points d'arrêt et par une extension purement quantitative sur la base technique donnée, et c'est ce qui fait augmenter le nombre des ouvriers occupés. C'est ainsi que, dans les fabriques de coton, de laine, de worsted, de lin et de soie du Royaume-Uni, le nombre total des ouvriers employés n'atteignait en 1835 que le chiffre de trois cent cinquante-quatre mille six cent quatre vingt-quatre, tandis qu'en 1861, le nombre seul des tisseurs à la mécanique (des deux sexes et de tout âge à partir de huit ans) s'élevait à deux cent trente mille six cent cinquante-quatre. Cet accroissement, il est vrai, était acheté en Angleterre par la suppression de huit cent mille tisserands à la main, pour ne pas parler des déplacés de l'Asie et du continent européen245.
Tant que l'exploitation mécanique s'étend dans une branche d'industrie aux dépens du métier ou de la manufacture, ses succès sont aussi certains que le seraient ceux d'une armée pourvue de fusils à aiguille contre une armée d'arbalétriers. Cette première période pendant laquelle la machine doit conquérir son champ d'action est d'une importance décisive, à cause des profits extraordinaires qu'elle aide à produire. Ils ne constituent pas seulement par eux-mêmes un fonds d'accumulation accélérée; ils attirent, en outre, une grande partie du capital social additionnel, partout en voie de formation, et à la recherche de nouveaux placements dans les sphères de production privilégiées. Les avantages particuliers de la première période d'activité fiévreuse se renouvellent partout où les machines viennent d'être introduites. Mais dès que la fabrique a acquis une certaine assiette et un certain degré de maturité; dès que sa base technique, c'est-à-dire la machine, est reproduite au moyen de machines; dès que le mode d'extraction du charbon et du fer, ainsi que la manipulation des métaux et les voies de transport, ont été révolutionnés; en un mot, dès que les conditions générales de production sont adaptées aux exigences de la grande industrie, dès lors ce genre d'exploitation acquiert une élasticité et une faculté de s'étendre soudainement et par bonds qui ne rencontrent d'autres limites que celles de la matière première et du débouché.
D'une part, les machines effectuent directement l'augmentation de matières premières, comme, par exemple, le cotton-gin a augmenté la production du coton246, d'autre part, le bas prix des produits de fabrique et le perfectionnement des voies de communication et de transport fournissent des armes pour la conquête des marchés étrangers. En ruinant par la concurrence leur main-d'oeuvre indigène, l'industrie mécanique les transforme forcément en champs de production des matières premières dont elle a besoin. C'est ainsi que l'Inde a été contrainte de produire du coton, de la laine, du chanvre, de l'indigo, etc., pour la Grande-Bretagne247.
En rendant surnuméraire là où elle réside une partie de la classe productive, la grande industrie nécessite l'émigration, et par conséquent, la colonisation de contrées étrangères qui se transforment en greniers de matières premières pour la mèrepatrie; c'est ainsi que l'Australie est devenue un immense magasin de laine pour l'Angleterre248.
Une nouvelle division internationale du travail, imposée par les sièges principaux de la grande industrie, convertit de cette façon une partie du globe en champ de production agricole pour l'autre partie, qui devient par excellence le champ de production industriel249.
Cette révolution va de pair avec des bouleversements dans l'agriculture, sur lesquels nous ne nous arrêterons pas en ce moment250.
L'expansibilité immense et intermittente du système de fabrique jointe à sa dépendance du marché universel, enfante nécessairement une production fiévreuse suivie d'un encombrement des marchés dont la contraction amène la paralysie. La vie de l'industrie se transforme ainsi en série de périodes d'activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de stagnation. L'incertitude et l'instabilité auxquelles l'exploitation mécanique soumet le travail finissent par se consolider et par devenir l'état normal de l'ouvrier, grâce à ces variations périodiques du cycle industriel. A part les époques de prospérité, la lutte la plus acharnée s'engage entre les capitalistes pour leur place au marché et leurs profits personnels, qui sont en raison directe du bas prix de leurs produits. C'est donc à qui emploiera les machines les plus perfectionnées pour supplanter l'ouvrier, et les méthodes de production les plus savantes. Mais cela même ne suffit pas, et il arrive toujours un moment où ils s'efforcent d'abaisser le prix des marchandises en déprimant le salaire au-dessous de la valeur de la force de travail251.
L'accroissement dans le nombre des ouvriers de la fabrique a pour condition un accroissement proportionnellement beaucoup plus rapide du capital qui s'y trouve engagé. Mais ce mouvement ne s'accomplit que dans les périodes de flux et de reflux du cycle industriel. Il est, en outre, toujours interrompu par le progrès technique qui tantôt remplace des ouvriers virtuellement, et tantôt les supprime actuellement. Ce changement qualitatif dans l'industrie mécanique, éloigne sans cesse des ouvriers de la fabrique ou en ferme la porte aux nouvelles recrues qui se présentent, tandis que l'extension quantitative des fabriques engloutit, avec les ouvriers jetés dehors, les nouveaux contingents. Les ouvriers sont ainsi alternativement attirés et repoussés, ballottés de côté et d'autre, et ce mouvement de répulsion et d'attraction est accompagné de changements continuels dans l'âge, le sexe et l'habileté des enrôlés.
Pour apprécier les vicissitudes de l'ouvrier de fabrique, rien ne vaut comme un coup d'œil rapide jeté sur les vicissitudes de l'industrie cotonnière anglaise.
De 1770 à 1815 l'industrie cotonnière subit cinq années de malaise ou de stagnation. Pendant cette première période de quarante-cinq ans, les fabricants anglais possédaient le monopole des machines et du marché universel. De 1815 à 1821, malaise; 1822 à 1823, prospérité; 1824, les lois de coalition sont abolies; les fabriques prennent de tous côtés une grande extension; 1825, crise; 1826, grande misère et révoltes parmi les ouvriers; 1827, légère amélioration; 1828, grand accroissement dans le nombre des métiers à vapeur et dans l'exportation; 1829, l'exportation, pour l'Inde particulièrement, dépasse celle de toutes les années précédentes; 1830, encombrement des marchés, grande détresse; de 1831 à 1833, malaise persistant; le commerce de l'Asie orientale (Inde et Chine) est arraché au monopole de la Compagnie des Indes; 1834, grand accroissement des fabriques et des machines, manque de bras; la nouvelle loi des pauvres active la migration des ouvriers agricoles dans les districts manufacturiers; rafle d'enfants dans les comtés ruraux, commerce d'esclaves blancs; 1835, grande prospérité, mais en même temps les tisseurs à la main meurent de faim; 1836, point culminant; 1837 et 1838, décadence, malaise, crise; 1839, reprise; 1840, grande dépression, révoltes, intervention de la force armée; 1841 et 1842, souffrances terribles des ouvriers de fabrique; 1842, les fabricants de Manchester chassent les ouvriers des fabriques pour obtenir le rappel des lois sur les céréales. Les ouvriers refoulés par les soldats se jettent par milliers dans le Yorkshire, et leurs chefs comparaissent devant le tribunal de Lancaster; 1843, grande misère; 11844, amélioration; 1845, grande prospérité; 1846, le mouvement ascendant continue d'abord, symptômes de réaction à la fin; abrogation des lois sur les céréales; 1847, crise; réduction générale des salaires de dix pour cent et davantage pour fêter le " big loaf ". (Le pain d'une grosseur immense que messieurs les libre-échangistes avaient promis pendant leur agitation contre les lois céréales.) 1848, gêne persistante; Manchester protégé par les soldats; 1849, reprise; 1850, prospérité; 1851, baisse de prix des marchandises, salaires réduits, grèves fréquentes; 1852, commencement d'amélioration, les grèves continuent, les fabricants menacent de faire venir des ouvriers étrangers; 1853, exportation croissante; grève de huit mois et grande misère à Preston; 1854, prospérité; 1855, encombrement des marchés; des banqueroutes nombreuses sont annoncées des Etats-Unis, du Canada et de l'Asie orientale; 1856, grande prospérité; 1857, crise; 1858, amélioration; 1859, grande prospérité, augmentation du nombre des fabriques; 1860, zénith de l'industrie cotonnière anglaise : les marchés de l'Inde, de l'Australie et d'autres contrées sont tellement encombrés que c'est à peine si, en 1863, ils ont absorbé toute cette pacotille; traité de commerce anglo-français, énorme développement des fabriques et du machinisme; 1861, prospérité momentanée; réaction; guerre civile américaine, crise cotonnière; de 1862 à 1863, écroulement complet.
L'histoire de la disette de coton (coton famine) est trop caractéristique pour que nous ne nous y arrêtions pas un instant. La statistique des marchés de 1860 à 1861 montre que la crise cotonnière arriva fort à propos pour les fabricants et leur fut très avantageuse. Le fait a été reconnu dans les rapports de la Chambre de commerce de Manchester, proclamé dans le Parlement par Lord Palmerston et Lord Derby, confirmé enfin par les événements252. En 1861, parmi les deux mille huit cent quatre-vingt-sept fabriques de coton du Royaume-Uni, il y en avait assurément beaucoup de petites. D'après le rapport de l'inspecteur A. Redgrave, dont la circonscription administrative comprenait deux mille cent neuf fabriques, trois cent quatre-vingt-douze ou dix-neuf pour cent de celles-ci employaient une force de moins de dix chevaux-vapeur, trois cent quarante-cinq ou seize pour cent une force entre dix et vingt chevaux, et mille trois cent soixante-douze au contraire une force de vingt chevaux et davantage253. La plus grande partie des petites fabriques avait été établie pendant la période de prospérité depuis 1858, en général par des spéculateurs dont l'un fournissait les filés, l'autre les machines, un troisième les bâtiments, et elles étaient dirigées par d'anciens contremaîtres ou par d'autres gens sans moyens. Presque tous ces petits patrons furent ruinés. Bien qu'ils formassent un tiers du nombre des fabricants, leurs ateliers n'absorbaient qu'une part comparativement très faible du capital engagé dans l'industrie cotonnière.
En ce qui regarde l'étendue de la crise, il est établi, par des évaluations authentiques, qu'en octobre 1862, soixante pour cent des broches, et cinquante-huit pour cent des métiers ne marchaient plus. Ceci n'a trait qu'à l'ensemble de cette branche d'industrie, et se trouvait naturellement modifié dans les districts pris isolément. Un petit nombre de fabriques seulement travaillaient le temps entier, soixante heures par semaine; le reste ne fonctionnait que de temps à autre.
Même les quelques ouvriers qui travaillaient tout le temps et pour le salaire aux pièces ordinaire, voyaient leur revenu hebdomadaire se réduire infailliblement par suite du remplacement d'une qualité supérieure de coton par une qualité inférieure, du Sea Island par celui d'Égypte, de ce dernier et de celui d'Amérique par le Surate, et du coton pur par un mélange de Surate et de déchet. La fibre plus courte du Surate, sa nature crasseuse, la plus grande fragilité de ses filés, l'emploi de toute espèce d'ingrédients excessivement lourds à la place de la farine pour l'encollage du fil de la chaîne, etc., diminuaient la rapidité de la machine ou le nombre des métiers qu'un tisseur pouvait surveiller, augmentaient le travail en raison des difficultés mécaniques et réduisaient le salaire en même temps que la masse des produits. La perte des ouvriers. causée par l'emploi du Surate, se montait à vingt ou trente pour cent et même davantage, bien qu'ils fussent occupés tout leur temps. Or la plupart des fabricants abaissaient alors aussi le taux du salaire de cinq, sept et demi et dix pour cent.
On pourra donc se représenter la situation des ouvriers qui n'étaient occupés que trois, trois et demi, quatre jours par semaine ou six heures par jour. En 1863, alors que l'état des choses s'était déjà relativement amélioré, les salaires hebdomadaires des tisseurs, fileurs, etc., étaient de trois shillings quatre pence, trois shillings dix pence, quatre shillings six pence, cinq shillings un penny, etc.254. Au milieu de ces circonstances malheureuses, le génie inventeur des fabricants abondait en prétextes pour imaginer des retenues sur ces maigres salaires. C'étaient parfois des amendes que l'ouvrier avait à payer pour les défauts de la marchandise dus à la mauvaise qualité du coton, à l'imperfection des machines, etc. Mais lorsque le fabricant était propriétaire des cottages des ouvriers, il commençait par se payer le prix du loyer sur le salaire nominal. L'inspecteur Redgrave parle de self-acting minders (ouvriers qui surveillent une paire de mules automatiques), lesquels gagnaient huit shilling onze pence après quinze jours pleins de travail. Sur cette somme était d'abord déduit le loyer, dont le fabricant rendait cependant la moitié à titre de don gratuit, de sorte que les ouvriers rentraient chez eux avec six shillings onze pence pour tout potage. Le salaire hebdomadaire des tisseurs n'était souvent que de deux shillings six pence pendant les derniers mois de 1862255. Alors même que les bras ne travaillaient que peu de temps, le loyer n'en était pas moins fort souvent retenu sur le salaire256. Rien d'étonnant si, dans quelques parties du Lancashire, une sorte de peste de famine venait à se déclarer. Mais quelque chose d'encore plus affreux, c'est la manière dont les changements dans les procédés de production s'effectuaient aux dépens de l'ouvrier. C'étaient de véritables expériences in corpore vili, comme celles des vivisecteurs sur les grenouilles et autres animaux à expériences.
" Bien que j'aie fait connaître les recettes réelles des ouvriers dans beaucoup de fabriques, dit l'inspecteur Redgrave, il ne faut pas croire qu'ils perçoivent la même somme par semaine. Ils subissent les fluctuations les plus considérables par suite des expérimentations (expérimentalizing) continuelles des fabricants... leurs salaires s'élèvent et s'abaissent suivant la qualité des mélanges faits avec le coton; tantôt ils ne s'écartent que de quinze pour cent de leur taux normal, et une ou deux semaines après, l'écart est de cinquante à soixante pour cent257. "
Et ces essais ne coûtaient pas seulement à l'ouvrier une bonne partie de ses vivres, il les lui fallait payer encore avec les souffrances de ses cinq sens à la fois.
" Ceux qui sont chargés de nettoyer le coton m'assurent que l'odeur insupportable qui s'en dégage les rend malades... Dans la salle où l'on carde et où l'on fait les mélanges, la poussière et la saleté causent des irritations dans toutes les ouvertures de la tête, excitent la toux et rendent la respiration difficile... Pour l'encollage des filés dont les fibres sont courtes, on emploie au lieu de la farine d'abord usitée une multitude de matières différentes. C'est là une cause de nausée et de dyspepsie chez les tisseurs. La poussière occasionne des bronchites, des inflammations de la gorge, et les saletés contenues dans le Surate engendrent des maladies cutanées par suite de l'irritation de la peau. "
D'autre part les matières substituées à la farine étaient pour les fabricants, grâce au poids qu'elles ajoutaient aux filés, un vrai sac de Fortunatus.
" Grâce à elles, quinze livres de matières premières une fois tissées pesaient vingt livres258. "
On lit dans les rapports des inspecteurs de fabrique du 30 avril 1864.
" L'industrie exploite aujourd'hui cette source de profits d'une manière vraiment indécente. Je sais de bonne source qu'un tissu de huit livres est fait avec cinq livres de coton et deux livres trois quarts de colle. Il entrait deux livres de colle dans un autre tissu de cinq livres un quart. C'étaient des chemises ordinaires pour l'exportation. Dans d'autres espèces de tissus la colle constituait parfois cinquante pour cent du tout, de sorte que les fabricants pouvaient se vanter et se vantaient, en effet, de devenir riches en vendant des tissus pour moins d'argent que n'en coûtaient nominalement les filés qu'ils contenaient259. "
Mais les ouvriers n'avaient pas seulement à souffrir des expériences des fabricants et des municipalités, du manque de travail et de la réduction des salaires, de la pénurie et de l'aumône, des éloges des lords et des membres de la Chambre des communes.
" De malheureuses filles, sans occupation par suite de la crise cotonnière, devinrent le rebut de la société et restèrent telles... Le nombre des jeunes prostituées s'est plus accru que depuis les vingt-cinq dernières années260. "
On ne trouve donc dans les quarante-cinq premières années de l'industrie cotonnière anglaise, de 1770 à 1815, que cinq années de crise et de stagnation; mais c'était alors l'époque de son monopole sur le monde entier. La seconde période de quarante-huit ans, de 1815 à 1863, ne compte que vingt années de reprise et de prospérité contre vingt-huit de malaise et de stagnation. De 1815 à 1830, commence la concurrence avec l'Europe continentale et les Etats-Unis. A partir de 1833 les marchés de l'Asie sont conquis et développés au prix " de la destruction de la race humaine ". Depuis l'abrogation de la loi des céréales, de 1846 à 1863, pour huit années d'activité et de prospérité on en compte neuf de crise et de stagnation. Quant à ce qui est de la situation des ouvriers adultes de l'industrie cotonnière, même pendant les temps de prospérité, on peut en juger par la note ci-dessous261.
VIII. - Révolution opérée dans la manufacture, le métier et le travail à domicile par la grande industrie
A. Suppression de la coopération fondée sur le métier et la division du travail
Nous avons vu comment l'exploitation mécanique supprime la coopération fondée sur le métier et la manufacture basée sur la division du travail manuel. La machine à faucher nous fournit un exemple du premier mode de suppression. Elle remplace la coopération d'un certain nombre de faucheurs. La machine à fabriquer les épingles nous fournit un exemple frappant du second. D'après Adam Smith, dix hommes fabriquaient de son temps, au moyen de la division du travail, plus de quarante-huit mille épingles par jour. Une seule machine en fournit aujourd'hui cent quarante-cinq mille dans une journée de travail de onze heures. Il suffit d'une femme ou d'une jeune fille pour surveiller quatre machines semblables et pour produire environ six cent mille épingles par jour et plus de trois millions par semaine262.
Quand une machine-outil isolée prend la place de la coopération ou de la manufacture, elle peut elle-même devenir la base d'un nouveau métier. Cependant cette reproduction du métier d'un artisan sur la base de machines ne sert que de transition au régime de fabrique, qui apparaît d'ordinaire dès que l'eau ou la vapeur remplacent les muscles humains comme force motrice. Çà et là la petite industrie peut fonctionner transitoirement avec un moteur mécanique, en louant la vapeur, comme dans quelques manufactures de Birmingham, ou en se servant de petites machines caloriques, comme dans certaines branches du tissage, etc263.
A Coventry, l'essai des Cottage-Factories (fabriques dans des cottages) se développa d'une manière spontanée pour le tissage de la soie. Au milieu de rangées de cottages bâtis en carré, on construisit un local dit Engine-House (maison-machine) pour l'engin à vapeur, mis en communication par des arbres avec les métiers à tisser des cottages. Dans tous les cas, la vapeur était louée, par exemple, à deux shillings et demi par métier. Ce loyer était payable par semaine, que les métiers fonctionnassent ou non. Chaque cottage contenait de deux à six métiers, appartenant aux travailleurs, achetés à crédit ou loués. La lutte entre la fabrique de ce genre et la fabrique proprement dite dura plus de douze ans; elle se termina par la ruine complète des trois cents Cottage-Factories264.
Quand le procès de travail n'exigeait pas par sa nature même la production sur une grande échelle, les industries écloses dans les trente dernières années, telles que, par exemple, celles des enveloppes, des plumes d'acier, etc., passaient régulièrement, d'abord par l'état de métier, puis par la manufacture, comme phases de transition rapide, pour arriver finalement au régime de fabrique. Cette métamorphose rencontre les plus grandes difficultés, lorsque le produit manufacturier, au lieu de parcourir une série d'opérations graduées, résulte d'une multitude d'opérations disparates. Tel est l'obstacle qu'eut à vaincre la fabrication des plumes d'acier. On a inventé néanmoins, il y a environ une vingtaine d'années, un automate exécutant d'un seul coup six de ces opérations.
En 1820, les premières douzaines de plumes d'acier furent fournies par le métier au prix de sept livres sterling quatre shillings; en 1830, la manufacture les livra pour huit shillings, et la fabrique les livre aujourd'hui au commerce en gros au prix de deux à six pence265.
B. Réaction de la fabrique sur la manufacture et le travail à domicile.
A mesure que la grande industrie se développe et amène dans l'agriculture une révolution correspondante, on voit non seulement l'échelle de la production s'étendre dans toutes les autres branches d'industrie, mais encore leur caractère se transformer Le principe du système mécanique qui consiste à analyser le procès de production dans ses phases constituantes et à résoudre les problèmes ainsi éclos au moyen de la mécanique, de la chimie, etc., en un mot, des sciences naturelles, finit par s'imposer partout. Le machinisme s'empare donc tantôt de tel procédé, tantôt de tel autre dans les anciennes manufactures où son intrusion entraîne des changements continuels et agit comme un dissolvant de leur organisation due à une division de travail presque cristallisée. La composition du travailleur collectif ou du personnel de travail combiné est aussi bouleversée de fond en comble. En contraste avec la période manufacturière, le plan de la division de travail se base dès lors sur l'emploi du travail des femmes, des enfants de tout âge, des ouvriers inhabiles, bref, du cheap labour ou du travail à bon marché, comme disent les Anglais. Et ceci ne s'applique pas seulement à la production combinée sur une grande échelle, qu'elle emploie ou non des machines, mais encore à la soi-disant industrie à domicile, qu'elle se pratique dans la demeure privée des ouvriers ou dans de petits ateliers. Cette prétendue industrie domestique n'a rien de commun que le nom avec l'ancienne industrie domestique qui suppose le métier indépendant dans les villes, la petite agriculture indépendante dans les campagnes, et, par-dessus tout, un foyer appartenant à la famille ouvrière. Elle s'est convertie maintenant en département externe de la fabrique, de la manufacture ou du magasin de marchandises. Outre les ouvriers de fabrique, les ouvriers manufacturiers et les artisans qu'il concentre par grandes masses dans de vastes ateliers, où il les commande directement, le capital possède une autre armée industrielle, disséminée dans les grandes villes et dans les campagnes, qu'il dirige au moyen de fils invisibles; exemple : la fabrique de chemises de MM. Tillie, à Londonderry, en Irlande, laquelle occupe mille ouvriers de fabrique proprement dits et neuf mille ouvriers à domicile disséminés dans la campagne266.
L'exploitation de travailleurs non parvenus à maturité, ou simplement à bon marché, se pratique avec plus de cynisme dans manufacture moderne que dans la fabrique proprement dite, parce que la base technique de celle-ci, le remplacement de la force musculaire par des machines, fait en grande partie défaut dans celle-là. Ajoutons que les organes de la femme ou de l'enfant y sont exposés sans le moindre scrupule à l'action pernicieuse de substances délétères, etc. Dans l'industrie à domicile, cette exploitation devient plus scandaleuse encore que dans la manufacture, parce que la faculté de résistance des travailleurs diminue raison de leur dispersion, et que toute une bande de ces parasites se faufile entre l'entrepreneur et l'ouvrier.
Ce n'est pas tout : le travail à domicile lutte partout dans sa propre branche d'industrie avec les machines ou du moins avec la manufacture; l'ouvrier trop pauvre ne peut s'y procurer les conditions les plus nécessaires de son travail, telles que l'espace, l'air, la lumière, etc., et, enfin, c'est là, dans ce dernier refuge des victimes de la grande industrie et de la grande agriculture que la concurrence entre travailleurs atteint nécessairement son maximum.
On a vu que l'industrie mécanique développe et organise pour la première fois d'une manière systématique l'économie des moyens de production, mais dans le régime capitaliste cette économie revêt un caractère double et antagonique. Pour atteindre un effet utile avec le minimum de dépense, on a recours au machinisme et aux combinaisons sociales de travail qu'il fait éclore. De l'autre côté dès l'origine des fabriques, l'économie des frais se fait simultanément par la dilapidation la plus effrénée de la force de travail, et la lésinerie la plus éhontée sur les conditions normales de son fonctionnement. Aujourd'hui, moins est développée la base technique de la grande industrie dans une sphère d'exploitation capitaliste, plus y est développé ce côté négatif et homicide de l'économie des frais.
C. La manufacture moderne.
Nous allons maintenant éclaircir par quelques exemples les propositions qui précèdent, dont le lecteur a, du reste, déjà trouvé de nombreuses preuves dans le chapitre sur la journée de travail.
Les manufactures de métal à Birmingham et aux environs emploient, pour un travail presque toujours très rude, trente mille enfants et adolescents, avec environ dix mille femmes. Ce personnel se trouve dans des fonderies en cuivre, des manufactures de boutons, des ateliers de vernissage, d'émaillure et autres tout aussi insalubres267. L'excès de travail des adultes et des adolescents dans quelques imprimeries de Londres pour livres et journaux a valu à ces établissements le nom glorieux d'abattoirs268. Dans les ateliers de reliure, on rencontre les mêmes excès et les mêmes victimes, surtout parmi les jeunes filles et les enfants. Le travail est également dur pour les adolescents dans les corderies; les salines, les manufactures de bougies et d'autres produits chimiques font travailler la nuit, et le tissage de la soie sans l'aide des machines est une besogne meurtrière pour les jeunes garçons employés à tourner les métiers269. Un des travaux les plus sales, les plus infâmes et les moins payés, dont on charge de préférence des femmes et des jeunes filles, c'est le délissage des chiffons. On sait que la Grande-Bretagne, indépendamment de la masse innombrable de ses propres guenilles, est l'entrepôt du commerce des haillons pour le monde entier. Ils y arrivent du Japon, des États les plus éloignés de l'Amérique du Sud et des Canaries. Mais les sources principales d'approvisionnement sont l'Allemagne, la France, la Russie, l'Italie, l'Égypte, la Turquie, la Belgique et la Hollande. Ils servent aux engrais, à la fabrication de bourre pour les matelas, et comme matière première du papier. Les délisseuses de chiffons servent de mediums pour colporter la petite vérole et d'autres pestes contagieuses dont elles sont les premières victimes270.
A côté de l'exploitation des mines et des houilles, l'Angleterre fournit un autre exemple classique d'un travail excessif, pénible et toujours accompagné de traitements brutaux à l'égard des ouvriers qui y sont enrôlés dès leur plus tendre enfance, la fabrication des tuiles ou des briques, où l'on n'emploie guère les machines nouvellement inventées. De mai à septembre, le travail dure de 5 heures du matin à 8 heures du soir, et quand le séchage a lieu en plein air, de 4 heures du matin à 9 heures du soir. La journée de travail de 5 heures du matin à 7 heures du soir passe pour une journée " réduite ", " modérée ". Des enfants des deux sexes sont embauchés à partir de l'âge de six et même de quatre ans. Ils travaillent le même nombre d'heures que les adultes, et souvent davantage. La besogne est pénible et la chaleur du soleil augmente encore leur épuisement. A Mosley, par exemple, dans une tuilerie, une fille de vingt-quatre ans faisait deux mille tuiles par jour, n'ayant pour l'aider que deux autres filles, à peine sorties de l'enfance, qui portaient la terre glaise et empilaient les carreaux. Ces jeunes filles traînaient par jour dix tonnes sur les parois glissantes de la fosse, d'une profondeur de cinquante pieds à une distance de deux cent dix.
" Il est impossible, pour des enfants, de passer par ce purgatoire sans tomber dans une grande dégradation morale... Le langage ignoble qu'ils entendent dès l'âge le plus tendre, les habitudes dégoûtantes, obscènes et dévergondées au milieu desquelles ils grandissent et s'abrutissent sans le savoir, les rendent pour le reste de leur vie dissolus, abjects, libertins... Une source terrible de démoralisation, c'est surtout le mode d'habitation. Chaque moulder (c'est-à-dire l'ouvrier expérimenté et chef d'un groupe de briquetiers) fournit à sa troupe de sept personnes le logement et la table dans sa cabane. Qu'ils appartiennent ou non à sa famille, hommes, garçons, filles dorment dans ce taudis, composé ordinairement de deux chambres, de trois au plus, le tout au rez-de-chaussée et avec peu d'ouvertures. Les corps sont si épuisés par leur grande transpiration pendant le jour, que toute précaution pour la santé y est complètement négligée, aussi bien que la propreté et la décence. Un grand nombre de ces bicoques sont de vrais modèles de désordre et de saleté... Le pire côté de ce système, c'est que les jeunes filles qu'il emploie à ce genre de travail sont dès leur enfance et pour toute leur vie associées à la canaille la plus abjecte. Elles deviennent de vrais gamins grossiers et mal embouchés (rough, foulmouthed boys), avant que la nature leur ait appris qu'elles sont femmes. Vêtues de quelques sales haillons, les jambes nues jusqu'au-dessus du genou, le visage et les cheveux couverts de boue, elles en arrivent à rejeter avec dédain tout sentiment de modestie et de pudeur. Pendant les repas, elles restent étendues de leur long sur le sol ou regardent les garçons qui se baignent dans un canal voisin. Leur rude labeur de la journée une fois terminé, elles s'habillent plus proprement et accompagnent les hommes dans les cabarets. Quoi d'étonnant que l'ivrognerie règne au plus haut degré dans ce milieu ? Le pis, c'est que les briquetiers désespèrent d'eux-mêmes. Vous feriez tout aussi bien, disait un des meilleurs d'entre eux au chapelain de Southallfields, de tenter de relever et d'améliorer le diable qu'un briquetier (You might as well try raise and improve the devil as a brickle, sir.)271. "
On trouve dans le " IV° Rapport sur la santé publique " (1861) et dans le VI° (1864) les renseignements officiels les plus détaillés, sur la manière dont le capital économise les conditions du travail dans la manufacture moderne, laquelle comprend, excepté les fabriques proprement dites, tous les ateliers établis sur une grande échelle. La description des ateliers, surtout de ceux des imprimeurs et des tailleurs de Londres, dépasse de beaucoup tout ce que les romanciers ont pu imaginer de plus révoltant. Leur influence sur la santé des ouvriers se comprend d'elle-même. Le docteur Simon, l'employé médical supérieur du Privy Council, et l'éditeur officiel des " Rapports sur la santé publique ", dit :
" J'ai montré dans mon quatrième rapport (1863) comment il est pratiquement impossible aux travailleurs de faire valoir ce qu'on peut appeler leur droit à la santé, c'est-à-dire d'obtenir que, quel que soit l'ouvrage pour lequel on les rassemble, l'entrepreneur débarrasse leur travail, autant que cela est en lui, de toutes les conditions insalubres qui peuvent être évitées. J'ai démontré que les travailleurs, pratiquement incapables de se procurer par eux-mêmes cette justice sanitaire, n'ont aucune aide efficace à attendre des administrateurs de la police sanitaire... La vie de myriades d'ouvriers et d'ouvrières est aujourd'hui inutilement torturée et abrégée par les souffrances physiques interminables qu'engendre seul leur mode d'occupation272. "
Pour démontrer ad oculos l'influence qu'exerce l'atelier sur la santé des ouvriers, le docteur Simon présente la liste de mortalité qui suit .
Nombre de personnes de tout âge employées dans les industries ci-contre
Industries comparées sous le rapport de la santé
Chiffre de mortalité sur 100 000 hommes dans ces industries
de 25
à 35 ans
de 35
à 45 ans
de 45
à 55 ans958 265
Agriculture en Angleterre et le comté de Galles
743
805
1 14522 301 hom.
12 379 fem.
Tailleurs de Londres
958
1262
209313 803
Imprimeurs de Londres
894
1747
2 367273
D. Le travail moderne à domicile
Examinons maintenant le prétendu travail à domicile. Pour se faire une idée de cette sphère d'exploitation capitaliste qui forme l'arrière-train de la grande industrie, il suffit de jeter un coup d'oeil sur un genre de travail presque idyllique en apparence, celui de la clouterie, tel qu'il se pratique en Angleterre, dans quelques villages reculés274. Les exemples que nous allons citer sont empruntés à ces branches de la fabrication de la dentelle et de la paille tressée où l'on n'emploie pas encore les machines, ou bien qui sont en concurrence avec des fabriques mécaniques et des manufactures.
Des cent cinquante mille personnes qu'occupe en Angleterre la production des dentelles, dix mille environ sont soumises à l'acte de fabrique de 1861. L'immense majorité des cent quarante mille qui restent se compose de femmes, d'adolescents et d'enfants des deux sexes, bien que le sexe masculin n'y soit que faiblement représenté. L'état de santé de ce matériel d'exploitation à bon marché est dépeint dans le tableau suivant du docteur Trueman, médecin du dispensaire général de Nottingham. Sur six cent quatre-vingt-six dentellières, âgées pour la plupart de dix-sept à vingt-quatre ans, le nombre des phtisiques était :
1852 :
1 sur 45
1854 :
1 sur 17
1856 :
1 sur 15
1858 :
1 sur 15
1860 :
1 sur 8
1853 :
1 sur 28
1855 :
1 sur 18
1857 :
1 sur 13
1859 :
1 sur 9
1861 :
1 sur 8275
Ce progrès dans la marche de la phtisie doit satisfaire le progressiste le plus optimiste et le plus effronté commis-voyageur du libre-échange.
La loi de fabrique de 1861 règle la fabrication des dentelles, en tant qu'elle s'effectue au moyen des machines. Les branches de cette industrie que nous allons examiner brièvement, et seulement par rapport aux soi-disant ouvriers à domicile, se réduisent à deux sections. L'une comprend ce qu'on nomme le lace finishing (c'est-à-dire la dernière manipulation des dentelles fabriquées à la mécanique, et cette catégorie contient elle-même des sous-divisions nombreuses); l'autre le tricotage des dentelles.
Le lace finishing est exécuté comme travail à domicile, soit dans ce qu'on nomme des " mistresses houses " (maisons de patronnes), soit par des femmes, seules ou aidées de leurs enfants, dans leurs chambres. Les femmes qui tiennent les " mistresses houses " sont pauvres. Le local de travail constitue une partie de leur habitation. Elles reçoivent des commandes des fabricants, des propriétaires de magasins, etc., et emploient des femmes, des enfants, des jeunes filles, suivant la dimension de leurs logements et les fluctuations de la demande dans leur partie. Le nombre des ouvrières occupées varie de vingt à quarante dans quelques-uns de ces ateliers, de dix à vingt dans les autres. Les enfants commencent en moyenne vers six ans, quelques-uns même au-dessous de cinq. Le temps de travail ordinaire dure de 8 heures du matin à 8 heures du soir, avec une heure et demie pour les repas qui sont pris irrégulièrement et souvent même dans le taudis infect de l'atelier. Quand les affaires vont bien le travail dure souvent de 8 heures, quelquefois de 6 heures du matin jusqu'à 10, 11 heures du soir et minuit.
Dans les casernes anglaises, l'espace prescrit pour chaque soldat comporte de cinq cents à six cents pieds cubes, dans les lazarets militaires : deux cents. Dans ces affreux taudis il revient à chaque personne de soixante-sept à cent pieds cubes. L'oxygène de l'air y est en outre dévoré par le gaz. Pour tenir les dentelles propres, les enfants doivent souvent ôter leurs souliers, même en hiver, quoique le plancher soit carrelé de dalles ou de briques.
" Il n'est pas rare de voir à Nottingham quinze ou vingt enfants empilés comme des harengs dans une petite chambre qui n'a pas plus de douze pieds carrés, occupés quinze heures sur vingt-quatre à un travail d'une monotonie écrasante et au milieu de toutes les conditions funestes à la santé... Même les plus jeunes d'entre eux travaillent avec une attention soutenue et une célérité qui étonnent, ne permettant jamais à leurs doigts d'aller moins vite ou de se reposer. Si on leur adresse des questions, ils ne lèvent pas les yeux de leur travail, de crainte de perdre un seul instant. "
Les patronnes ne dédaignent pas d'employer " un grand bâton " pour entretenir l'activité, suivant que le temps de travail est plus ou moins prolongé.
" Les enfants se fatiguent peu à peu et deviennent d'une agitation fébrile et perpétuelle vers la fin de leur long assujettissement à une occupation toujours la même qui fatigue la vue et épuise le corps par l'uniformité de position qu'elle exige. C'est en fait un travail d'esclave (Their work like slavery)276. "
Là où les femmes travaillent chez elles avec leurs enfants, c'est-à-dire dans une chambre louée, fréquemment dans une mansarde, la situation est encore pire, si c'est possible. Ce genre de travail se pratique dans un cercle de quatre-vingts milles aux environs de Nottingham. Quand l'enfant occupé dans un magasin le quitte vers 9 ou 10 heures du soir, on lui donne souvent un trousseau à terminer chez lui. " C'est pour la maman ", dit en se servant de la phrase consacrée, le valet salarié qui représente le pharisien capitaliste; mais il sait fort bien que le pauvre enfant devra veiller et faire sa part de l'ouvrage277.
Le tricotage des dentelles se pratique principalement dans deux districts agricoles anglais, le district de Honiton, sur vingt à trente milles le long de la côte sud du Devonshire, y compris quelques localités du Nord Devon, et dans un autre district qui embrasse une grande partie des comtés de Buckingham, Bedford, Northampton et les parties voisines de Oxfordshire et Humingdonshire. Le travail se fait généralement dans les cottages de journaliers agricoles. Quelques manufacturiers emploient plus de trois mille de ces ouvriers à domicile, presque tous enfants ou adolescents, du sexe féminin sans exception. L'état de choses décrit à propos du lace finishing se reproduit ici, avec cette seule différence que les maisons des patronnes sont remplacées par de soi-disant écoles de tricot (lace schools), tenues par de pauvres femmes dans leurs chaumières. A partir de leur cinquième année, quelquefois plus tôt, jusqu'à douze ou quinze ans, les enfants travaillent dans ces écoles; les plus jeunes dans la première année triment de 4 à 8 heures, et plus tard de 6 heures du matin jusqu'à 8 et 10 heures du soir. Les chambres sont en général telles qu'on les trouve ordinairement dans les petits cottages; la cheminée est bouchée pour empêcher tout courant d'air et ceux qui les occupent n'ont souvent pour se réchauffer, même en hiver, que leur propre chaleur animale. Dans d'autres cas ces prétendues écoles ressemblent à des offices, sans foyer ni poêle. L'encombrement de ces espèces de trous en empeste l'air. Ajoutons à cela l'influence délétère de rigoles, de cloaques, de matières en putréfaction et d'autres immondices qui se trouvent ordinairement aux abords des petits Cottages.
" Pour ce qui est de l'espace, j'ai vu, dit un inspecteur, dans une de ces écoles, dix-huit jeunes filles avec la maîtresse; trente-cinq pieds cubes pour chaque personne; dans une autre où la puanteur était insupportable, dix-huit personnes étaient rassemblées; vingt-quatre pieds cubes et demi par tête. On trouve dans cette industrie des enfants employés à partir de deux ans et deux ans et demi278. "
Dans les comtés de Buckingham et de Bedford là où cesse le tricotage des dentelles, commence le tressage de la paille. Cette industrie s'étend sur une grande partie de Hertfordshire et sur les parties ouest et nord de Essex. En 1861, avec la confection des chapeaux de paille, elle occupait quarante mille quarante-trois personnes. Sur ce nombre il y en avait trois mille huit cent quinze du sexe masculin à tout degré d'âge, et le reste, tout du sexe féminin, comprenait quatorze mille neuf cent treize jeunes filles au-dessous de vingt ans, dont sept mille enfants environ. Au lieu d'écoles de tricot, nous avons affaire ici à des " straw plait schools " ou écoles de tressage de la paille. Les enfants commencent leur apprentissage à partir de leur quatrième année et quelquefois plus tôt. Ils ne reçoivent naturellement aucune instruction. Ils appellent eux-mêmes les écoles élémentaires " natural schools " (écoles naturelles), pour les distinguer de ces institutions vampires où ils sont retenus au travail pour exécuter tout simplement l'ouvrage, ordinairement de deux mille sept cent quatre-vingt-deux mètres par jour, qui leur est prescrit par leurs mères presque exténuées de faim. Ensuite ces mères les font souvent encore travailler chez elles jusqu'à 10 et 11 heures du soir et même jusqu'à minuit. La paille leur coupe les doigts et les lèvres avec lesquelles ils l'humectent constamment. D'après l'opinion générale des médecins de Londres consultés à cet effet, résumée par le docteur Ballard, il faut au moins trois cents pieds cubes pour chaque personne dans une chambre à coucher ou dans une chambre de travail. Dans ces écoles de tressage l'espace est mesuré plus parcimonieusement encore que dans les écoles de tricot; il y revient par tête douze deux tiers, dix-sept, dix-huit et demi et rarement vingt-deux pieds cubes. " Les plus petits de ces nombres, dit le commissaire White, représentent moins d'espace que la moitié de celui qu'occuperait un enfant empaqueté dans une boîte de trois pieds sur toutes les dimensions. " Telle est la vie dont jouissent les enfants jusqu'à leur douzième ou quatorzième année. Leurs parents affamés et abrutis par la misère ne songent qu'à les pressurer. Aussi une fois grands les enfants se moquent d'eux et les abandonnent.
" Rien d'étonnant que l'ignorance et le vice surabondent dans une population élevée sous une telle discipline... La moralité y est au plus bas... Un grand nombre de femmes ont des enfants illégitimes et quelquefois si prématurément que même les familiers de la statistique criminelle s'en épouvantent279. "
Et la patrie de ces familles modèles, est l'Angleterre, le pays chrétien modèle de l'Europe, comme dit le comte Montalembert, grande autorité en pareille matière. Le salaire, généralement pitoyable dans ces branches d'industrie (car les enfants qui tressent la paille obtiennent au plus et exceptionnellement trois shillings par semaine), est encore abaissé de beaucoup au-dessous de son montant nominal au moyen d'un système répandu surtout dans les districts dentelliers, le système du troc ou du payement en marchandises280.
E. Passage de la manufacture moderne et du travail à domicile à la grande industrie.
La dépréciation de la force de travail par le seul emploi abusif de femmes et d'enfants, par la brutale spoliation des conditions normales de vie et d'activité, par le simple effet de l'excès de travail et du travail nocturne, se heurte à la fin contre des obstacles physiologiques infranchissables. Là s'arrêtent aussi par conséquent la réduction du prix des marchandises obtenue par ces procédés et l'exploitation capitaliste fondée sur eux. Pour atteindre ce point il faut de longues années; alors sonne l'heure des machines et de la transformation désormais rapide du travail domestique et de la manufacture en fabrique.
La production des articles d'habillement (Wearing Apparel), nous fournit l'exemple le plus étonnant de cette transformation. D'après la classification de la Commission royale, chargée de l'enquête sur l'emploi des femmes et des enfants, cette industrie comprend des faiseurs de chapeaux de paille, de chapeaux de dames, de capuchons, de chemises, des tailleurs, des modistes, des couturières, des gantiers, des corsetières, des cordonniers et une foule de petites branches accessoires comme la fabrication des cravates, des faux cols, etc. Le nombre de femmes employées dans cette industrie en Angleterre et dans le comté de Galles, s'élevait en 1861 à cinq cent quatre-vingt-six mille deux cent quatre-vingt-dix-huit, dont cent quinze mille deux cent quarante deux au moins au-dessous de vingt ans et seize mille six cent cinquante au-dessous de quinze. Dans la même année, ce genre d'ouvrières formait dans le Royaume-Uni un total de sept cent cinquante mille trois cent trente-quatre personnes. Le nombre des ouvriers mâles occupés en même temps en Galles et en Angleterre à la fabrication des chapeaux, des gants, des chaussures et à la confection des vêtements était de quatre cent trente-sept mille neuf cent soixante-neuf, dont quatorze mille neuf cent soixante-quatre au-dessous de quinze ans, quatre-vingt-neuf mille deux cent quatre-vingt-cinq âgés de quinze à vingt ans et trois cent trente-trois mille cent dix-sept au-dessus de vingt. Beaucoup de petites industries du même genre ne sont pas comprises dans ces données. Mais en prenant les chiffres tels quels, on obtient, d'après le recensement de 1861, pour l'Angleterre et le pays de Galles seuls une somme de un million vingt-quatre mille deux cent soixante-dix-sept personnes, c'est-à-dire environ autant qu'en absorbent l'agriculture et l'élève du bétail. On commence à comprendre à quoi servent les énormes masses de produits fournis par la magie des machines, et les énormes masses de travailleurs qu'elles rendent disponibles.
La production des articles d'habillement est exploitée par des manufactures, qui dans leur intérieur ne font que reproduire la division du travail dont elles ont trouvé tout prêts les membres épars, par des artisans petits patrons qui travaillent non plus comme auparavant pour des consommateurs individuels, mais pour des manufactures et des magasins, si bien que des villes entières et des arrondissements entiers exercent comme spécialité certaines branches, telles que la cordonnerie, etc., et enfin sur la plus grande échelle par des travailleurs dits à domicile, qui forment comme le département externe des manufactures, des magasins et même des petits ateliers281.
La masse des éléments de travail, des matières premières, des produits à demi façonnés est fournie par la fabrique mécanique, et ce sont les ouvriers déplacés par elle et par la grande agriculture qui fournissent le matériel humain à bon marché, taillable à merci et miséricorde. Les manufactures de ce genre durent leur origine principalement au besoin des capitalistes, d'avoir sous la main une armée proportionnée à chaque fluctuation de la demande et toujours mobilisée282. A côté d'elles se maintient cependant comme base le métier et le travail à domicile.
La grande production de plus-value dans ces branches d'industrie et le bon marché de leurs articles provenaient et proviennent presque exclusivement du minimum de salaire qu'elles accordent, suffisant à peine pour faire végéter, joint au maximum de temps de travail que l'homme puisse endurer. C'est en effet précisément le bon marché de la sueur humaine et du sang humain transformés en marchandises qui élargissait le débouché et l'élargit chaque jour encore. C'est ce même avilissement de prix qui, pour l'Angleterre surtout, étendit le marché colonial, où d'ailleurs les habitudes et le goût anglais prédominent. Vint le moment fatal où la base fondamentale de l'ancienne méthode, l'exploitation simpliste du matériel humain accompagnée d'une division du travail plus ou moins développée, ne put suffire plus longtemps à l'étendue du marché et à la concurrence des capitalistes grandissant plus rapidement encore. L'heure des machines sonna, et la machine révolutionnaire qui attaque à la fois les branches innombrables de cette sphère de production, chapellerie, cordonnerie, couture, etc., c'est la machine à coudre.
Son effet immédiat sur les ouvriers est à peu de chose près celui de tout machinisme qui dans la période de la grande industrie s'empare de nouvelles branches. Les enfants du plus bas âge sont mis de côté. Le salaire des travailleurs à la machine s'élève proportionnellement à celui des ouvriers à domicile, dont beaucoup appartiennent aux " plus pauvres d'entre les pauvres " (" the poorest of the poor "). Le salaire des artisans placés dans de meilleures conditions et auxquels la machine fait concurrence, baisse. Les travailleurs aux machines sont exclusivement des jeunes filles et des jeunes femmes. A l'aide de la puissance mécanique elles anéantissent le monopole des ouvriers mâles dans les ouvrages difficiles, et chassent des plus faciles une masse de vieilles femmes et de jeunes enfants. Quant aux manouvriers les plus faibles, la concurrence les écrase. Le nombre des victimes de la mort de faim (death from starvation) s'accroît à Londres pendant les seize dernières années en raison du développement de la couture à la mécanique283. Obligées, suivant le poids, les dimensions et la spécialité de la machine à coudre, de la mouvoir avec la main et le pied ou avec la main seule, assises ou debout, les nouvelles recrues font une énorme dépense de force. En raison de la durée de leur besogne elle devient nuisible à la santé, bien qu'elle soit ordinairement moins prolongée que dans l'ancien système. Quand la machine à coudre est introduite dans des ateliers étroits et gorgés de monde, comme cela a lieu pour la confection des chapeaux, des corsets, des chaussures, etc., les conditions d'insalubrité sont naturellement augmentées.
" L'impression que l'on ressent, dit le commissaire Lord, en entrant dans un pareil local, où trente ou quarante ouvrières travaillent ensemble, est réellement insupportable... La chaleur qui provient des fourneaux où l'on chauffe les fers à repasser est à faire frémir... Même dans les ateliers où règne un travail dit modéré, c'est-à-dire de 8 heures du matin à 6 heures du soir, trois ou quatre personnes s'évanouissent chaque jour régulièrement284. "
La machine à coudre s'adapte indifféremment à tous les modes sociaux d'exploitation.
Dans l'atelier de modes, par exemple, où le travail était déjà en grande partie organisé, surtout sous forme de coopération simple, elle ne fit d'abord qu'apporter un facteur nouveau à l'exploitation manufacturière. Chez les cordonniers, les tailleurs, les chemisiers et une foule d'autres industriels concourant à la confection des articles d'habillement, tantôt nous la rencontrons comme base technique de la fabrique proprement dite; tantôt des marchandeurs auxquels le capitaliste entrepreneur fournit les matières premières, entassent autour d'elle dans des chambres, des mansardes, dix à cinquante salariés et même davantage; tantôt, comme cela arrive en général quand le machinisme ne forme pas un système gradué et peut fonctionner sous un petit format, des artisans ou des ouvriers à domicile l'exploitent pour leur propre compte avec l'aide de leur famille ou de quelques compagnons285. En Angleterre le système le plus en vogue aujourd'hui est celui-ci : le capitaliste fait exécuter le travail à la machine dans son atelier et en distribue les produits, pour leur élaboration ultérieure, parmi l'armée des travailleurs à domicile286.
Or, si nous voyons la machine à coudre fonctionner au milieu des combinaisons sociales les plus diverses, ce pêle-mêle de modes d'exploitation n'appartient évidemment qu'à une période de transition qui laisse de plus en plus entrevoir sa tendance fatale à transformer en fabrique proprement dite les manufactures, les métiers et le travail à domicile où s'est glissé le nouvel agent mécanique.
Ce dénouement est accéléré en premier lieu par le caractère technique de la machine à coudre dont l'applicabilité variée pousse à réunir dans le même atelier et sous les ordres du même capital des branches d'industrie jusque-là séparées; de même quelques opérations préliminaires, telles que des travaux d'aiguille, s'exécutent le plus convenablement au siège de la machine.
Une autre circonstance décisive est l'expropriation inévitable des artisans et des travailleurs à domicile employant des machines à eux. C'est l'événement de chaque jour. La masse toujours croissante de capitaux placés dans les machines à coudre, - en 1868, à Leicester, la cordonnerie seule en employait déjà huit cents, - amène des excès de production; de là encombrement des marchés, oscillations violentes dans les prix des articles, chômage - autant de causes qui forcent les travailleurs à domicile à vendre leurs machines. Les machines mêmes sont construites en telle abondance que leurs fabricants, empressés à trouver un débouché, les louent à la semaine et créent ainsi une concurrence terrible aux ouvriers possesseurs de machines287. Ce n'est pas tout; les perfectionnements continuels et la réduction progressive de prix déprécient sans cesse les machines existantes et n'en permettent l'exploitation profitable qu'entre les mains de capitalistes qui les achètent en masse et à des prix dérisoires.
Enfin, comme dans toute révolution industrielle de ce genre, le remplacement de l'homme par l'engin à vapeur donne le dernier coup. Les obstacles que l'application de la vapeur rencontre à son début, tels que l'ébranlement des machines, leur détérioration trop rapide, la difficulté de régler leur vitesse, etc., sont purement techniques et l'expérience les a bientôt écartés, comme l'on peut s'en convaincre dans le dépôt d'habillements militaires à Pimlico, Londres, dans la fabrique de chemises de MM. Tillie et Henderson à Londonderry, dans la fabrique de vêtements de la maison Tait, à Limerick, où environ douze cents personnes sont employées.
Si la concentration de nombreuses machines-outils dans de grandes manufactures pousse à l'emploi de la vapeur, la concurrence de celle-ci avec la force musculaire de l'homme accélère de son côté le mouvement de concentration des ouvriers et des machines-outils dans de grandes fabriques.
C'est ainsi que l'Angleterre subit à présent, dans la vaste sphère des articles d'habillement et dans la plupart des autres industries, la transformation de la manufacture, du métier et du travail à domicile en régime de fabrique, après que ces vieux modes de production, altérés, décomposés et défigurés sous l'influence de la grande industrie, ont depuis longtemps reproduit et même exagéré ses énormités sans s'approprier ses éléments positifs de développement288.
La marche de cette révolution industrielle est forcée par l'application des lois de fabrique à toutes les industries employant des femmes, des adolescents et des enfants. La régularisation légale de la journée de travail, le système des relais pour les enfants, leur exclusion au-dessous d'un certain âge, etc., obligent l'entrepreneur à multiplier le nombre de ses machines289 et à substituer comme force motrice la vapeur aux muscles290. D'autre part, afin de gagner dans l'espace ce qu'on perd dans le temps, on est forcé de grossir les moyens de production collectifs tels que fourneaux, bâtiments, etc., de manière que leur plus grande concentration devient le corollaire obligé d'une agglomération croissante de salariés. En fait, toutes les fois qu'une manufacture est menacée de la loi de fabrique, on s'égosille à démontrer que, pour continuer l'entreprise sur le même pied, il faudrait avoir recours à des avances plus considérables de capital. Quant au travail à domicile et aux ateliers intermédiaires entre lui et la manufacture, leur seule arme, offensive et défensive, dans la guerre de la concurrence, c'est l'exploitation sans bornes des forces de travail à bon marché. Dès que la journée est limitée et le travail des enfants restreint, ils sont donc condamnés à mort.
Le régime de fabrique, surtout après qu'il est soumis à la régularisation légale du travail, réclame comme première condition que le résultat à obtenir se prête à un calcul rigoureux, de telle sorte qu'on puisse compter sur la production d'un quantum donné de marchandises dans un temps donné. Les intervalles de loisir prescrits par la loi supposent en outre que l'intermittence périodique du travail ne porte pas préjudice à l'ouvrage commencé. Cette certitude du résultat et cette faculté d'interruption sont naturellement bien plus faciles à obtenir du travail dans des opérations purement mécaniques que là où des procès chimiques et physiques interviennent, comme dans les poteries, les blanchisseries, les boulangeries, etc., et la plupart des manufactures métalliques.
La routine du travail illimité, du travail de nuit et de la dilapidation sans limites et sans gêne de la vie humaine, a fait considérer le premier obstacle venu comme une barrière éternelle imposée par la nature des choses. Mais il n'y a pas d'insecticide aussi efficace contre la vermine que l'est la législation de fabrique contre ces prétendues " barrières naturelles ". Personne qui exagérât plus ces " impossibilités " que les patrons potiers; or la loi de fabrique leur ayant été appliquée en 1864, seize mois après, toutes les " impossibilités " avaient déjà disparu. Les améliorations provoquées par cette loi
" telles que la méthode perfectionnée de substituer la pression à l'évaporation, la construction de fourneaux nouveaux pour sécher la marchandise humide, etc., sont autant d'événements d'une importance exceptionnelle dans l'art de la poterie et y signalent un progrès supérieur à tous ceux du siècle précédent... La température des fours est considérablement diminuée et la consommation de charbon est moindre, en même temps que l'action sur la pâte est plus rapide291 ".
En dépit de toutes les prédictions de mauvais augure, ce ne fut pas le prix, mais la quantité des articles qui augmenta, si bien que l'exportation de l'année commençant en décembre 1864, fournit un excédent de valeur de cent trente-huit mille six cent vingt-huit livres sterling sur la moyenne des trois années précédentes.
Dans la fabrication des allumettes chimiques, il fut tenu pour loi de la nature que les jeunes garçons, au moment même où ils avalaient leur dîner, plongeassent des baguettes de bois dans une composition de phosphore réchauffée dont les vapeurs empoisonnées leur montaient à la tête.
En obligeant à économiser le temps, la loi de fabrique de 1864 amena l'invention d'une machine à immersion (dipping machine) dont les vapeurs ne peuvent plus atteindre l'ouvrier292.
De même on entend encore affirmer dans ces branches de la manufacture des dentelles, qui jusqu'ici n'ont pas encore perdu leur liberté,
" que les repas ne pourraient être réguliers à cause des longueurs de temps différentes qu'exigent pour sécher les diverses matières, différences qui varient de trois minutes à une heure et même davantage ".
Mais, répondent les commissaires de l'enquête sur l'emploi des enfants et des femmes dans l'industrie,
" les circonstances sont exactement les mêmes que dans les fabriques de tapis où les principaux fabricants faisaient vivement valoir qu'en raison de la nature des matériaux employés et de la variété des opérations, il était impossible, sans un préjudice considérable, d'interrompre le travail pour les repas... En vertu de la sixième clause de la sixième section du Factory Acts extension Act de 1864, on leur accorda, à partir de la promulgation de cette loi, un sursis de dix-huit mois, passé lequel ils devaient se soumettre aux interruptions de travail qui s'y trouvaient spécifiées293 ".
Qu'arriva-t-il ? La loi avait à peine obtenu la sanction parlementaire que messieurs les fabricants reconnaissaient s'être trompés :
" Les inconvénients que l'introduction de la loi de fabrique nous faisait craindre ne se sont pas réalisés. Nous ne trouvons pas que la production soit le moins du monde paralysée; en réalité nous produisons davantage dans le même temps294. "
On le voit, le Parlement anglais que, personne n'osera taxer d'esprit aventureux, ni de génie transcendant, est arrivé par l'expérience seule à cette conviction, qu'une simple loi coercitive suffit pour faire disparaître tous les obstacles prétendus naturels qui s'opposent à la régularisation et à la limitation de la journée de travail. Lorsqu'il soumet à la loi de fabrique une nouvelle branche d'industrie, il se borne donc à accorder un sursis de six à dix-huit mois pendant lequel c'est l'affaire des fabricants de se débarrasser des difficultés techniques. Or, la technologie moderne peut s'écrier avec Mirabeau : " Impossible ! ne me dites jamais cet imbécile de mot ! "
Mais en activant ainsi le développement des éléments matériels nécessaires à la transformation du régime manufacturier en régime de fabrique, la loi, dont l'exécution entraîne des avances considérables, accélère simultanément la ruine des petits chefs d'industrie et la concentration des capitaux295.
Outre les difficultés purement techniques qu'on peut écarter par des moyens techniques, la réglementation de la journée de travail en rencontre d'autres dans les habitudes d'irrégularité des ouvriers eux-mêmes, surtout là où prédomine le salaire aux pièces et où le temps perdu une partie du jour ou de la semaine peut être rattrapé plus tard par un travail extra ou un travail de nuit. Cette méthode qui abrutit l'ouvrier adulte, ruine ses compagnons d'un âge plus tendre et d'un sexe plus délicat296.
Bien que cette irrégularité dans la dépense de la force vitale soit une sorte de réaction naturelle et brutale contre l'ennui d'un labeur fatigant par sa monotonie, elle provient à un bien plus haut degré de l'anarchie de la production qui, de son côté, présuppose l'exploitation effrénée du travailleur.
A côté des variations périodiques, générales, du cycle industriel, et des fluctuations du marché particulières à chaque branche d'industrie, il y a encore ce qu'on nomme la saison, qu'elle repose sur la mode, sur la périodicité de la navigation ou sur la coutume des commandes soudaines et imprévues qu'il faut exécuter dans le plus bref délai, coutume qu'ont surtout développée les chemins de fer et la télégraphie.
" L'extension dans tout le pays du système des voies ferrées, dit à ce sujet un fabricant de Londres, a mis en vogue les ordres à courte échéance. Venant tous les quinze jours de Glasgow, de Manchester et d'Édimbourg, les acheteurs en gros s'adressent aux grands magasins de la Cité, auxquels nous fournissons des marchandises. Au lieu d'acheter au dépôt, comme cela se faisait jadis, ils donnent des ordres qui doivent être immédiatement exécutés. Dans les années précédentes nous étions toujours à même de travailler d'avance pendant les moments de calme pour la saison la plus proche; mais aujourd'hui personne ne peut prévoir quel article sera recherché pendant la saison297. "
Dans les fabriques et les manufactures non soumises à la loi, il règne périodiquement pendant la saison, et irrégulièrement à l'arrivée de commandes soudaines, un surcroît de travail réellement effroyable.
Dans la sphère du travail à domicile, où d'ailleurs l'irrégularité forme la règle, l'ouvrier dépend entièrement pour ses matières premières et son occupation des caprices du capitaliste, qui là n'a à faire valoir aucun capital avancé en constructions, machines, etc., et ne risque, par l'intermittence du travail, absolument rien que la peau de ses ouvriers. Là, il peut donc recruter d'une manière systématique une armée industrielle de réserve, toujours disponible, que décime l'exagération du travail forcé pendant une partie de l'année et que, pendant l'autre, le chômage forcé réduit à la misère.
" Les entrepreneurs, dit la Child. Employm. Commission, exploitent l'irrégularité habituelle du travail à domicile, pour le prolonger, aux moments de presse extraordinaire, jusqu'à 11, 12, 2 heures de la nuit, en un mot à toute heure, comme disent les hommes d'affaires ",
et cela dans des locaux
" d'une puanteur à vous renverser (the stench is enough to knock you down). Vous allez peut-être jusqu'à la porte, vous l'ouvrez et vous reculez en frissonnant298 ".
" Ce sont de drôles d'originaux que nos patrons ", dit un des témoins entendus, un cordonnier; " ils se figurent que cela ne fait aucun tort à un pauvre garçon de trimer à mort pendant une moitié de l'année et d'être presque forcé de vagabonder pendant l'autre299. "
De même que les obstacles techniques que nous avons mentionnés plus haut, ces pratiques que la routine des affaires a implantées (usages which have grown with the growth of trade) ont été et sont encore présentées par les capitalistes intéressés comme des barrières naturelles de la production. C'était là le refrain des doléances des lords du coton dès qu'ils se voyaient menacés de la loi de fabrique; quoique leur industrie dépende plus que toute autre du marché universel et, par conséquent, de la navigation, l'expérience leur a donné un démenti. Depuis ce temps-là les inspecteurs des fabriques anglaises traitent de fariboles toutes ces difficultés éternelles de la routine300.
Les enquêtes consciencieuses de la Child. Empl. Comm., ont démontré par le fait que dans quelques industries la réglementation de la journée de travail a distribué plus régulièrement sur l'année entière la masse de travail déjà employée301, qu'elle est le premier frein rationnel imposé aux caprices frivoles et homicides de la mode, incompatibles avec le système de la grande industrie302, que le développement de la navigation maritime et des moyens de communication en général ont supprimé à proprement parler la raison technique du travail de saison303, et qu'enfin toutes les autres circonstances qu'on prétend ne pouvoir maîtriser, peuvent être éliminées au moyen de bâtisses plus vastes, de machines supplémentaires, d'une augmentation du nombre des ouvriers employés simultanément304, et du contrecoup de tous ces changements dans l'industrie sur le système de commerce en gros305. Néanmoins, comme il l'avoue lui-même par la bouche de ses représentants, le capital ne se prêtera jamais à ces mesures si ce n'est " sous la pression d'une loi générale du Parlement306 ", imposant une journée de travail normale à toutes les branches de la production à la fois.
IX. - Législation de fabrique
La législation de fabrique, cette première réaction consciente et méthodique de la société contre son propre organisme tel que l'a fait le mouvement spontané de la production capitaliste, est, comme nous l'avons vu, un fruit aussi naturel de la grande industrie que les chemins de fer, les machines automates et la télégraphie électrique. Avant d'examiner comment elle va se généraliser en Angleterre, il convient de jeter un coup d'œil sur celles de ses clauses qui n'ont pas trait à la durée du travail.
La réglementation sanitaire, rédigée d'ailleurs de telle sorte que le capitaliste peut aisément l'éluder, se borne en fait à des prescriptions pour le blanchiment des murs, et à quelques autres mesures de propreté, de ventilation et de précaution contre les machines dangereuses.
Nous reviendrons dans le troisième livre sur la résistance fanatique des fabricants contre les articles qui leur imposent quelques déboursés pour la protection des membres de leurs ouvriers. Nouvelle preuve incontestable du dogme libre-échangiste d'après lequel dans une société fondée sur l'antagonisme des intérêts de classes, chacun travaille fatalement pour l'intérêt général en ne cherchant que son intérêt personnel !
Pour le moment, un exemple nous suffira. Dans la première période des trente dernières années l'industrie linière et avec elle les scutching mills (fabriques où le lin est battu et brisé) ont pris un grand essor en Irlande. Il y en avait déjà en 1864 plus de dix-huit cents. Chaque printemps et chaque hiver on attire de la campagne des femmes et des adolescents, fils, filles et femmes des petits fermiers du voisinage, gens d'une ignorance grossière en tout ce qui regarde le machinisme, pour les employer à fournir le lin aux laminoirs des scutching mills. Dans l'histoire des fabriques il n'y a pas d'exemple d'accidents si nombreux et si affreux. Un seul scutching mill à Kildinan (près de Cork) enregistra pour son compte de 1852 à 1856 six cas de mort et soixante mutilations graves qu'on aurait pu facilement éviter au moyen de quelques appareils très peu coûteux. Le docteur M. White, chirurgien des fabriques de Downpatrick, déclare dans un rapport officiel du 15 décembre 1865 :
" Les accidents dans les sculching mills sont du genre le plus terrible. Dans beaucoup de cas c'est un quart du corps entier qui est séparé du tronc. Les blessures ont pour conséquence ordinaire soit la mort, soit un avenir d'infirmité et de misère. L'accroissement du nombre des fabriques dans ce pays ne fera naturellement qu'étendre davantage d'aussi affreux résultats. Je suis convaincu qu'avec une surveillance convenable de la part de l'État ces sacrifices humains seraient en grande partie évités307. "
Qu'est-ce qui pourrait mieux caractériser le mode de production capitaliste que cette nécessité de lui imposer par des lois coercitives et au nom de l'Etat les mesures sanitaires les plus simples ?
" La loi de fabrique de 1864 a déjà fait blanchir et assainir plus de deux cents poteries où pendant vingt ans on s'était consciencieusement abstenu de toute opération de ce genre ! (Voilà l'abstinence du capital.) Ces établissements entassaient vingt-sept mille huit cents ouvriers, exténués de travail la nuit et le jour, et condamnés à respirer une atmosphère méphitique imprégnant de germes de maladie et de mort une besogne d'ailleurs relativement inoffensive. Cette loi a multiplié également les moyens de ventilation308. "
Cependant, elle a aussi prouvé qu'au-delà d'un certain point le système capitaliste est incompatible avec toute amélioration rationnelle. Par exemple, les médecins anglais déclarent d'un commun accord que, dans le cas d'un travail continu, il faut au moins cinq cents pieds cubes d'air pour chaque personne, et que même cela suffit à peine. Eh bien, si par toutes ses mesures coercitives, la législation pousse d'une manière indirecte au remplacement des petits ateliers par des fabriques, empiétant par là sur le droit de propriété des petits capitalistes et constituant aux grands un monopole assuré, il suffirait d'imposer à tout atelier l'obligation légale de laisser à chaque travailleur une quantité d'air suffisante, pour exproprier d'une manière directe et d'un seul coup des milliers de petits capitalistes ! Cela serait attaquer la racine même de la production capitaliste, c'est-à-dire la mise en valeur du capital, grand ou petit, au moyen du libre achat et de la libre consommation de la force de travail. Aussi ces cinq cents pieds d'air suffoquent la législation de fabrique. La police de l'hygiène publique, les commissions d'enquêtes industrielles et les inspecteurs de fabrique en reviennent toujours à la nécessité de ces cinq cents pieds cubes et à l'impossibilité de les imposer au capital. Ils déclarent ainsi en fait que la phtisie et les autres affections pulmonaires du travailleur sont des conditions de vie pour le capitaliste309.
Si minces que paraissent dans leur ensemble les articles de la loi de fabrique sur l'éducation, ils proclament néanmoins l'instruction primaire comme condition obligatoire du travail des enfants310. Leur succès était la première démonstration pratique de la possibilité d'unir l'enseignement et la gymnastique avec le travail manuel et vice versa le travail manuel avec l'enseignement et la gymnastique311. En consultant les maîtres d'école, les inspecteurs de fabrique reconnurent bientôt que les enfants de fabrique qui fréquentent l'école seulement pendant une moitié du jour, apprennent tout autant que les élèves réguliers et souvent même davantage.
" Et la raison en est simple. Ceux qui ne sont retenus qu'une demi-journée à l'école sont toujours frais, dispos et ont plus d'aptitude et meilleure volonté pour profiter des leçons. Dans le système mi-travail et mi-école, chacune des deux occupations repose et délasse de l'autre, et l'enfant se trouve mieux que s'il était cloué constamment à l'une d'elles. Un garçon qui est assis sur les bancs depuis le matin de bonne heure, et surtout par un temps chaud, est incapable de rivaliser avec celui qui arrive tout dispos et allègre de son travail312. "
On trouve de plus amples renseignements sur ce sujet dans le discours de Senior au Congrès sociologique d'Edimbourg en 1853. Il y démontre combien la journée d'école longue, monotone et stérile des enfants des classes supérieures augmente inutilement le travail des maîtres
" tout en faisant perdre aux enfants leur temps, leur santé et leur énergie, non seulement sans fruit mais à leur absolu préjudice313 ".
Il suffit de consulter les livres de Robert Owen, pour être convaincu que le système de fabrique a le premier fait germer l'éducation de l'avenir, éducation qui unira pour tous les enfants au-dessus d'un certain âge le travail productif avec l'instruction et la gymnastique, et cela non seulement comme méthode d'accroître la production sociale, mais comme la seule et unique méthode de produire des hommes complets.
On a vu que tout en supprimant au point de vue technique la division manufacturière du travail où un homme tout entier est sa vie durant enchaîné à une opération de détail, la grande industrie, dans sa forme capitaliste, reproduit néanmoins cette division plus monstrueusement encore, et transforme l'ouvrier de fabrique en accessoire conscient d'une machine partielle. En dehors de la fabrique, elle amène le même résultat en introduisant dans presque tous les ateliers l'emploi sporadique de machines et de travailleurs à la machine, et en donnant partout pour base nouvelle à la division du travail l'exploitation des femmes, des enfants et des ouvriers à bon marché314.
La contradiction entre la division manufacturière du travail et la nature de la grande industrie se manifeste par des phénomènes subversifs, entre autres par le fait qu'une grande partie des enfants employés dans les fabriques et les manufactures modernes reste attachée indissolublement, dès l'âge le plus tendre et pendant des années entières, aux manipulations les plus simples, sans apprendre le moindre travail qui permette de les employer plus tard n'importe où, fût-ce dans ces mêmes fabriques et manufactures. Dans les imprimeries anglaises, par exemple, les apprentis s'élevaient peu à peu, conformément au système de l'ancienne manufacture et du métier, des travaux les plus simples aux travaux les plus complexes. Ils parcouraient plusieurs stages avant d'être des typographes achevés. On exigeait de tous qu'ils sussent lire et écrire. La machine à imprimer a bouleversé tout cela. Elle emploie deux sortes d'ouvriers : un adulte qui la surveille et deux jeunes garçons âgés, pour la plupart, de onze à dix-sept ans, dont la besogne se borne à étendre sous la machine une feuille de papier et à l'enlever dès qu'elle est imprimée. Ils s'acquittent de cette opération fastidieuse, à Londres notamment, quatorze, quinze et seize heures de suite, pendant quelques jours de la semaine, et souvent trente-six heures consécutives avec deux heures seulement de répit pour le repas et le sommeil315. La plupart ne savent pas lire. Ce sont, en général, des créatures informes et tout à fait abruties.
" Il n'est besoin d'aucune espèce de culture intellectuelle pour les rendre aptes à leur ouvrage; ils ont peu d'occasion d'exercer leur habileté et encore moins leur jugement; leur salaire, quoique assez élevé pour des garçons de leur âge, ne croît pas proportionnellement à mesure qu'ils grandissent, et peu d'entre eux ont la perspective d'obtenir le poste mieux rétribué et plus digne de surveillant, parce que la machine ne réclame pour quatre aides qu'un surveillant316. "
Dès qu'ils sont trop âgés pour leur besogne enfantine, c'est-à-dire vers leur dix-septième année, on les congédie et ils deviennent autant de recrues du crime. Leur ignorance, leur grossièreté et leur détérioration physique et intellectuelle ont fait échouer les quelques essais tentés pour les occuper ailleurs.
Ce qui est vrai de la division manufacturière du travail à l'intérieur de l'atelier l'est également de la division du travail au sein de la société. Tant que le métier et la manufacture forment la base générale de la production sociale, la subordination du travailleur à une profession exclusive, et la destruction de la variété originelle de ses aptitudes et de ses occupations317 peuvent être considérées comme des nécessités du développement historique. Sur cette base chaque industrie s'établit empiriquement, se perfectionne lentement et devient vite stationnaire, après avoir atteint un certain degré de maturité. Ce qui de temps en temps provoque des changements, c'est l'importation de marchandises étrangères par le commerce et la transformation successive de l'instrument de travail. Celui-ci aussi, dès qu'il a acquis une forme plus ou moins convenable, se cristallise et se transmet souvent pendant des siècles d'une génération à l'autre.
Un fait des plus caractéristiques, c'est que jusqu'au XVIII° siècle les métiers portèrent le nom de mystères. Dans le célèbre Livre des métiers d'Étienne Boileau, on trouve entre autres prescriptions celle-ci :
" Tout compagnon lorsqu'il est reçu dans l'ordre des maîtres, doit prêter serment d'aimer fraternellement ses frères, de les soutenir, chacun dans l'ordre de son métier, c'est-à-dire de ne point divulguer volontairement les secrets du métier318. "
En fait, les différentes branches d'industrie, issues spontanément de la division du travail social, formaient les unes vis-à-vis des autres autant d'enclos qu'il était défendu au profane de franchir. Elles gardaient avec une jalousie inquiète les secrets de leur routine professionnelle dont la théorie restait une énigme même pour les initiés.
Ce voile, qui dérobait aux regards des hommes le fondement matériel de leur vie, la production sociale, commença à être soulevé durant l'époque manufacturière et fut entièrement déchiré à l'avènement de la grande industrie. Son principe qui est de considérer chaque procédé en lui-même et de l'analyser dans ses mouvements constituants, indépendamment de leur exécution par la force musculaire ou l'aptitude manuelle de l'homme, créa la science toute moderne de la technologie. Elle réduisit les configurations de la vie industrielle, bigarrées, stéréotypées et sans lien apparent, à des applications variées de la science naturelle, classifiées d'après leurs différents buts d'utilité.
La technologie découvrit aussi le petit nombre de formes fondamentales dans lesquelles, malgré la diversité des instruments employés, tout mouvement productif du corps humain doit s'accomplir, de même que le machinisme le plus compliqué ne cache que le jeu des puissances mécaniques simples.
L'industrie moderne ne considère et ne traite jamais comme définitif le mode actuel d'un procédé. Sa base est donc révolutionnaire, tandis que celle de tous les modes de production antérieurs était essentiellement conservatrice319. Au moyen de machines, de procédés chimiques et d'autres méthodes, elle bouleverse avec la base technique de la production les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales du travail, dont elle ne cesse de révolutionner la division établie en lançant sans interruption des masses de capitaux et d'ouvriers d'une branche de production dans une autre.
Si la nature même de la grande industrie nécessite le changement dans le travail, la fluidité des fonctions, la mobilité universelle du travailleur, elle reproduit d'autre part, sous sa forme capitaliste, l'ancienne division du travail avec ses particularités ossifiées. Nous avons vu que cette contradiction absolue entre les nécessités techniques de la grande industrie et les caractères sociaux qu'elle revêt sous le régime capitaliste, finit par détruire toutes les garanties de vie du travailleur, toujours menacé de se voir retirer avec le moyen de travail les moyens d'existence320 et d'être rendu lui-même superflu par la suppression de sa fonction parcellaire; nous savons aussi que cet antagonisme fait naître la monstruosité d'une armée industrielle de réserve, tenue dans la misère afin d'être toujours disponible pour la demande capitaliste; qu'il aboutit aux hécatombes périodiques de la classe ouvrière, à la dilapidation la plus effrénée des forces de travail et aux ravages de l'anarchie sociale, qui fait de chaque progrès économique une calamité publique. C'est là le côté négatif.
Mais si la variation dans le travail ne s'impose encore qu'à la façon d'une loi physique, dont l'action, en se heurtant partout à des obstacles321, les brise aveuglément, les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur, comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s'adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C'est une question de vie ou de mort. Oui, la grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l'individu morcelé, porte-douleur d'une fonction productive de détail, par l'individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu'un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises.
La bourgeoisie, qui en créant pour ses fils les écoles polytechniques, agronomiques, etc., ne faisait pourtant qu'obéir aux tendances intimes de la production moderne, n'a donné aux prolétaires que l'ombre de l'Enseignement professionnel. Mais si la législation de fabrique, première concession arrachée de haute lutte au capital, s'est vue contrainte de combiner l'instruction élémentaire, si misérable qu'elle soit, avec le travail industriel, la conquête inévitable du pouvoir politique par la classe ouvrière va introduire l'enseignement de la technologie, pratique et théorique, dans les écoles du peuple322. Il est hors de doute que de tels ferments de transformation, dont le terme final est la suppression de l'ancienne division du travail, se trouvent en contradiction flagrante avec le mode capitaliste de l'industrie et le milieu économique où il place l'ouvrier. Mais la seule voie réelle, par laquelle un mode de production et l'organisation sociale qui lui correspond, marchent à leur dissolution et à leur métamorphose, est le développement historique de leurs antagonismes immanents. C'est là le secret du mouvement historique que les doctrinaires, optimistes ou socialistes, ne veulent pas comprendre.
Ne sutor ultra crepidam ! Savetier, reste à la savate ! Ce nec plus ultra de la sagesse du métier et de la manufacture, devient démence et malédiction le jour où l'horloger Watt découvre la machine à vapeur, le barbier Arkwright le métier continu, et l'orfèvre Fulton le bateau à vapeur.
Par les règlements qu'elle impose aux fabriques, aux manufactures, etc., la législation ne semble s'ingérer que dans les droits seigneuriaux du capital, mais dès qu'elle touche au travail à domicile, il y a empiètement direct, avoué, sur la patria potestas, en phrase moderne, sur l'autorité des parents, et les pères conscrits du Parlement anglais ont longtemps affecté de reculer avec horreur devant cet attentat contre la sainte institution de la famille. Néanmoins, on ne se débarrasse pas des faits par des déclamations. Il fallait enfin reconnaître qu'en sapant les fondements économiques de la famille ouvrière, la grande industrie en a bouleversé toutes les autres relations. Le droit des enfants dut être proclamé.
" C'est un malheur ", est-il dit à ce sujet dans le rapport final de la Child. Empl. Commission, publié en 1866, " c'est un malheur, mais il résulte de l'ensemble des dispositions des témoins, que les enfants des deux sexes n'ont contre personne autant besoin de protection que contre leurs parents. " Le système de l'exploitation du travail des enfants en général et du travail à domicile en particulier, se perpétue, par l'autorité arbitraire et funeste, sans frein et sans contrôle, que les parents exercent sur leurs jeunes et tendres rejetons... Il ne doit pas être permis aux parents de pouvoir, d'une manière absolue, faire de leurs enfants de pures machines, à seule fin d'en tirer par semaine tant et tant de salaire... Les enfants et les adolescents ont le droit d'être protégés par la législation contre l'abus de l'autorité paternelle qui ruine prématurément leur force physique et les fait descendre bien bas sur l'échelle des êtres moraux et intellectuels323. "
Ce n'est pas cependant l'abus de l'autorité paternelle qui a créé l'exploitation de l'enfance, c'est tout au contraire l'exploitation capitaliste qui a fait dégénérer cette autorité en abus. Du reste, la législation de fabrique, n'est-elle pas l'aveu officiel que la grande industrie a fait de l'exploitation des femmes et des enfants par le capital, de ce dissolvant radical de la famille ouvrière d'autrefois, une nécessité économique, l'aveu qu'elle a converti l'autorité paternelle en un appareil du mécanisme social, destiné à fournir, directement ou indirectement, au capitaliste les enfants du prolétaire lequel, sous peine de mort, doit jouer son rôle d'entremetteur et de marchand d'esclaves ? Aussi tous les efforts de cette législation ne prétendent-ils qu'à réprimer les excès de ce système d'esclavage.
Si terrible et si dégoûtante que paraisse dans le milieu actuel la dissolution des anciens liens de famille324, la grande industrie, grâce au rôle décisif qu'elle assigne aux femmes et aux enfants, en dehors du cercle domestique, dans des procès de production socialement organisés, n'en crée pas moins la nouvelle base économique sur laquelle s'élèvera une forme supérieure de la famille et des relations entre les sexes. Il est aussi absurde de considérer comme absolu et définitif le mode germano-chrétien de la famille que ses modes oriental, grec et romain, lesquels forment d'ailleurs entre eux une série progressive. Même la composition du travailleur collectif par individus de deux sexes et de tout âge, cette source de corruption et d'esclavage sous le règne capitaliste, porte en soi les germes d'une nouvelle évolution sociales325. Dans l'histoire, comme dans la nature, la pourriture est le laboratoire de la vie.
La nécessité de généraliser la loi de fabrique, de la transformer d'une loi d'exception pour les filatures et les tissanderies mécaniques, en loi de la production sociale, s'imposait à l'Angleterre, comme on l'a vu, par la réaction que la grande industrie exerçait sur la manufacture, le métier et le travail à domicile contemporains.
Les barrières mêmes que l'exploitation des femmes et des enfants rencontra dans les industries réglementées, poussèrent a l'exagérer d'autant plus dans les industries soi-disant libres326.
Enfin, les " réglementés " réclament . hautement l'égalité légale dans la concurrence, c'est-à-dire dans le droit d'exploiter le travail327.
Ecoutons à ce sujet deux cris partis du cœur. MM. W. Cooksley, fabricants de clous, de chaînes, etc., à Bristol, avaient adopté volontairement les prescriptions de la loi de fabrique. " Mais comme l'ancien système irrégulier se maintient dans les établissements voisins, ils sont exposés au désagrément de voir les jeunes garçons qu'ils emploient attirés (enticed) ailleurs à une nouvelle besogne après 6 heures du soir. C'est là, s'écrient-ils naturellement, une injustice à notre égard et de plus une perte pour nous, car cela épuise une partie des forces de notre jeunesse dont le profit entier nous appartient328. " M. J. Simpson (fabricant de boîtes et de sacs de papier, à Londres) déclare aux commissaires de la Child. Empl. Comm.
" qu'il veut bien signer toute pétition pour l'introduction des lois de fabrique. Dans l'état actuel, après la fermeture de son atelier, il sent du malaise et son sommeil est troublé par la pensée que d'autres font travailler plus longtemps et lui enlèvent les commandes à sa barbe329."
" Ce serait une injustice à l'égard des grands entre preneurs ", dit, en se résumant, la Commission d'enquête " que de soumettre leurs fabriques au règlement, tandis que dans leur propre partie la petite industrie n'aurait à subir aucune limitation légale du temps de travail. Les grands fabricants n'auraient pas seulement à souffrir de cette inégalité dans les conditions de la concurrence au sujet des heures de travail, leur personnel de femmes et d'enfants serait en outre détourné à leur préjudice vers les ateliers épargnés par la loi. Enfin cela pousserait à la multiplication des petits ateliers qui, presque sans exception, sont les moins favorables à la santé, au confort, à l'éducation et à l'amélioration générale du peuple330. "
La Commission propose, dans son rapport final de 1866, de soumettre à la loi de fabrique plus de un million quatre cent mille enfants, adolescents et femmes dont la moitié environ est exploitée par la petite industrie et le travail à domicile.
" Si le Parlement, dit-elle, acceptait notre proposition dans toute son étendue, il est hors de doute qu'une telle législation exercerait l'influence la plus salutaire, non seulement sur les jeunes et les faibles dont elle s'occupe en premier lieu, mais encore sur la masse bien plus considérable des ouvriers adultes qui tombent directement (les femmes) et indirectement (les hommes) dans son cercle d'action. Elle leur imposerait des heures de travail régulières et modérées, les amenant ainsi à économiser et accumuler cette réserve de force physique dont dépend leur prospérité aussi bien que celle du pays; elle préserverait la génération nouvelle des efforts excessifs dans un âge encore tendre, qui minent leur constitution et entraînent une décadence prématurée; elle offrirait enfin aux enfants, du moins jusqu'à leur treizième année, une instruction élémentaire qui mettrait fin à cette ignorance incroyable dont les rapports de la Commission présentent une si fidèle peinture et qu'on ne peut envisager sans une véritable douleur et un profond sentiment d'humiliation nationale331. "
Vingt-quatre années auparavant une autre Commission d'enquête sur le travail des enfants avait déjà, comme le remarque Senior,
" déroulé dans son rapport de 1842, le tableau le plus affreux de la cupidité, de l'égoïsme et de la cruauté des parents et des capitalistes, de la misère, de la dégradation et de la destruction des enfants et des adolescents... On croirait que le rapport décrit les horreurs d'une époque reculée... Ces horreurs durent toujours, plus intenses que jamais... Les abus dénoncés en 1842 sont aujourd'hui (octobre 1863) en pleine floraison... Le rapport de 1842 fut empilé avec d'autres documents, sans qu'on en prît autrement note, et il resta là vingt années entières pendant lesquelles ces enfants écrasés physiquement, intellectuellement et moralement purent devenir les pères de la génération actuelle332 ".
Les conditions sociales ayant changé, on n'osait plus débouter par une simple fin de non-recevoir les demandes de la Commission d'enquête de 1862 comme on l'avait fait avec celles de la Commission de 1840. Dès 1864, alors que la nouvelle Commission n'avait encore publié que ses premiers rapports, les manufactures d'articles de terre (y inclus les poteries), de tentures, d'allumettes chimiques, de cartouches, de capsules et la coupure de la futaine (fustian cutting) furent soumis à la législation en vigueur pour les fabriques textiles. Dans le discours de la couronne du 5 février 1867, le ministère Tory d'alors annonça des bills puisés dans les propositions ultérieures de la Commission qui avait fini ses travaux en 1866.
Le 15 août 1867, fut promulgué le Factorv Acts extension Act, loi pour l'extension des lois de fabrique, et le 21 août, le Workshop Regulation Act, loi pour la régularisation des ateliers, l'une ayant trait à la grande industrie, l'autre à la petite.
La première réglemente les hauts fourneaux, les usines à fer et à cuivre, les ateliers de construction de machines à l'aide de machines, les fabriques de métal, de gutta-percha et de papier, les verreries, les manufactures de tabac, les imprimeries (y inclus celles des journaux), les ateliers de relieurs, et enfin tous les établissements industriels sans exception, où cinquante individus ou davantage sont simultanément occupés, au moins pour une période de cent jours dans le cours de l'année.
Pour donner une idée de l'étendue de la sphère que la " Loi sur la régularisation des ateliers " embrassait dans son action, nous en citerons les articles suivants :
Art. 4. " Par métier on entend : Tout travail manuel exercé comme profession ou dans un but de gain et qui concourt à faire un article quelconque ou une partie d'un article, à le modifier, le réparer, l'orner, lui donner le fini (finish), ou à l'adapter de toute autre manière pour la vente. "
" Par atelier (workshop), on entend toute espèce de place, soit couverte, soit en plein air, où un métier quelconque est exercé par un enfant, un adolescent ou une femme, et où la personne par laquelle l'enfant, l'adolescent ou la femme est employé, a le droit d'accès et de direction (the right of access and control). "
" Par être employé, on entend être occupé dans un métier quelconque, moyennant salaire ou non, sous un patron ou sous un parent. "
" Par parent, on entend tout parent, tuteur ou autre personne ayant sous sa garde ou sous sa direction un enfant ou adolescent. "
L'art. 7, contenant les clauses pénales pour contravention à cette loi, soumet à des amendes non seulement le patron, parent ou non, mais encore " le parent ou la personne qui tire un bénéfice direct du travail de l'enfant, de l'adolescent ou de la femme, ou qui l'a sous son contrôle ".
La loi affectant les grands établissements, le Factory Acts extension Act, déroge à la loi de fabrique par une foule d'exceptions vicieuses et de lâches compromis avec les entrepreneurs.
La " loi pour la régularisation des ateliers ", misérable dans tous ses détails, resta lettre morte entre les mains des autorités municipales et locales, chargées de son exécution. Quand, en 1871, le Parlement leur retira ce pouvoir pour le conférer aux inspecteurs de fabrique, au ressort desquels il joignit ainsi d'un seul coup plus de cent mille ateliers et trois cents briqueteries, on prit en même temps soin de n'ajouter que huit subalternes à leur corps administratif déjà beaucoup trop faible333.
Ce qui nous frappe donc dans la législation anglaise de 1867, c'est d'un côté la nécessité imposée au Parlement des classes dirigeantes d'adopter en principe des mesures si extraordinaires et sur une si large échelle contre les excès de l'exploitation capitaliste, et de l'autre côté l'hésitation, la répugnance et la mauvaise foi avec lesquelles il s'y prêta dans la pratique.
La Commission d'enquête de 1862 proposa aussi une nouvelle réglementation de l'industrie minière, laquelle se distingue des autres industries par ce caractère exceptionnel que les intérêts du propriétaire foncier (landlord) et de l'entrepreneurcapitaliste s'y donnent la main. L'antagonisme de ces deux intérêts avait été favorable à la législation de fabrique et, par contre, son absence suffit pour expliquer les lenteurs et les faux-fuyants de la législation sur les mines.
La Commission d'enquête de 1840 avait fait des révélations si terribles, si shocking, et provoquant un tel scandale en Europe que, par acquit de conscience, le Parlement passa le Mining Act (loi sur les mines) de 1842, où il se borna à interdire le travail sous terre, à l'intérieur des mines, aux femmes et aux enfants au-dessous de dix ans.
Une nouvelle loi, " The Mines lnspecting Act " (loi sur l'inspection des mines) de 1860, prescrit que les mines seront inspectées par des fonctionnaires publics, spécialement nommés à cet effet, et que de dix à douze ans, les jeunes garçons ne pourront être employés qu'à la condition d'être munis d'un certificat d'instruction ou de fréquenter l'école pendant un certain nombre d'heures. Cette loi resta sans effet à cause de l'insuffisance dérisoire du personnel des inspecteurs, des limites étroites de leurs pouvoirs et d'autres circonstances qu'on verra dans la suite.
Un des derniers livres bleus sur les mines : " Report from the select committee on Mines, etc., together with evidence ", 13 juillet 1866, est l'œuvre d'un comité parlementaire choisi dans 'le sein de la Chambre des communes et autorisé à citer et à interroger des témoins. C'est un fort in-folio où le rapport du comité ne remplit que cinq lignes, rien que cinq lignes à cet effet qu'on n'a rien à dire et qu'il faut de plus amples renseignements ! Le reste consiste en interrogatoires des témoins.
La manière d'interroger rappelle les cross examinations (interrogatoires contradictoires) des témoins devant les tribunaux anglais où l'avocat, par des questions impudentes, imprévues, équivoques, embrouillées, faites à tort et à travers, cherche à intimider, à surprendre, à confondre le témoin et à donner une entorse aux mots qu'il lui a arrachés. Dans l'espèce les avocats, ce sont messieurs du Parlement, chargés de l'enquête, et comptant parmi eux des propriétaires et des exploiteurs de mines; les témoins, ce sont les ouvriers des houillères. La farce est trop caractéristique pour que nous ne donnions pas quelques extraits de ce rapport. Pour abréger, nous les avons rangés par catégorie. Bien entendu, la question et la réponse correspondante sont numérotées dans les livres bleus anglais.
I. Occupation des garçons à partir de dix ans dans les mines. - Dans les mines, le travail, y compris l'aller et le retour, dure ordinairement de quatorze à quinze heures, quelquefois même de 3, 4, 5 heures du matin jusqu'à 4 et 5 heures du soir (nos 6, 452, 83). Les adultes travaillent en deux tournées, chacune de huit heures, mais il n'y a pas d'alternance pour les enfants, affaire d'économie (nos 80, 203, 204). Les plus jeunes sont principalement occupés à ouvrir et fermer les portes dans les divers compartiments de la mine; les plus âgés sont chargés d'une besogne plus rude, du transport du charbon, etc. (nos 122, 739, 1747). Les longues heures de travail sous terre durent jusqu'à la dix-huitième ou vingt-deuxième année; alors commence le travail des mines proprement dit (n° 161). Les enfants et les adolescents sont aujourd'hui plus rudement traités et plus exploités qu'à aucune autre période antérieure (nos 1663-67). Les ouvriers des mines sont presque tous d'accord pour demander du Parlement une loi qui interdise leur genre de travail jusqu'à l'âge de quatorze ans. Et voici Vivian Hussey (un exploiteur de mines) qui interroge :
" Ce désir n'est-il pas subordonné à la plus ou moins grande pauvreté des parents ? Ne serait-ce pas une cruauté, là où le père est mort, estropié, etc., d'enlever cette ressource à la famille ? Il doit pourtant y avoir une règle générale. Voulez-vous interdire le travail des enfants sous terre jusqu'à quatorze ans dans tous les cas ? "
Réponse : " Dans tous les cas " (nos 107-110).
Hussey : " Si le travail avant quatorze ans était interdit dans les mines, les parents n'enverraient-ils pas leurs enfants dans les fabriques? - Dans la règle, non " (n° 174).
Un ouvrier : " L'ouverture et la fermeture des portes semble chose facile. C'est en réalité une besogne des plus fatigantes. Sans parler du courant d'air continuel, les garçons sont réellement comme des prisonniers qui seraient condamnés à une prison cellulaire sans jour. "
Bourgeois Hussey : " Le garçon ne peut-il pas lire en gardant la porte, s'il a une lumière ? " -
"D'abord il lui faudrait acheter des bougies et on ne le lui permettrait pas. Il est là pour veiller à sa besogne, il a un devoir à remplir; je n'en ai jamais vu lire un seul dans la mine " (nos 141-160).
Il. Éducation. - Les ouvriers des mines désirent des lois pour l'instruction obligatoire des enfants, comme dans les fabriques. Ils déclarent que les clauses de la loi de 1860, qui exigent un certificat d'instruction pour l'emploi de garçons de dix à douze ans, sont parfaitement illusoires. Mais voilà où l'interrogatoire des juges d'instruction capitalistes devient réellement drôle.
" Contre qui la loi est-elle le plus nécessaire ? contre les entrepreneurs ou contre les parents ? - Contre les deux "(n° 116).
" Plus contre ceux-ci que contre ceux-là ? - Comment répondre à cela ? " (n° 137).
" Les entrepreneurs montrent-ils le désir d'organiser les heures de travail de manière à favoriser la fréquentation de l'école? - Jamais " (no 211).
" Les ouvriers des mines améliorent-ils après coup leur instruction ? - Ils se dégradent généralement et prennent de mauvaises habitudes; ils s'adonnent au jeu et à la boisson et se perdent complètement " (n° 109).
" Pourquoi ne pas envoyer les enfants aux écoles du soir ? - Dans la plupart des districts houillers il n'en existe aucune; mais le principal, c'est qu'ils sont tellement épuisés du long excès de travail, que leurs yeux se ferment de lassitude... Donc, conclut le bourgeois, vous êtes contre l'éducation ? - Pas le moins du monde, etc. " (n° 443).
" Les exploiteurs des mines, etc., ne sont-ils pas forcés par la loi de 1860 de demander des certificats d'école, pour les enfants entre dix et douze ans? La loi l'ordonne, c'est vrai; niais ils ne le font pas " (n° 444).
" D'après vous, cette clause de la loi n'est donc pas généralement exécutée? - Elle ne l'est pas du tout " (n° 717).
" Les ouvriers des mines s'intéressent-ils beaucoup à cette question de l'éducation ? - La plus grande partie " (n° 718).
" Désirent-ils ardemment l'application forcée de la loi ? - Presque tous " (n° 720).
" Pourquoi donc n'emportent-ils pas de haute lutte cette application ? - Plus d'un ouvrier désirerait refuser un garçon sans certificat d'école; niais alors c'est un homme signalé (a marked mari) " (n° 721).
" Signalé par qui ?- par son patron " (n° 722).
" Vous croyez donc que les patrons persécuteraient quelqu'un parce qu'il aurait obéi à la loi ? - Je crois qu'ils le feraient " (n° 723).
" Pourquoi les ouvriers ne se refusent-ils pas à employer les garçons qui sont dans ce cas? - Cela n'est pas laissé à leur choix " (n° 1634). " Vous désirez l'intervention du Parlement ? - On ne fera jamais quelque chose d'efficace pour l'éducation des enfants des mineurs, qu'en vertu d'un acte du Parlement et par voie coercitive " (n° 1636).
" Ceci se rapporte-t-il aux enfants de tous les travailleurs de la Grande-Bretagne ou seulement à ceux des ouvriers des mines ? - Je suis ici seulement pour parier au nom de ces derniers " (n° 1638).
" Pourquoi distinguer les enfants des mineurs des autres ? - Parce qu'ils forment une exception à la règle " (no 1639).
" Sous quel rapport ? - Sous le rapport physique " (n` 1640).
" Pourquoi l'instruction aurait-elle plus de valeur pour eux que pour les enfants d'autres classes? - Je ne prétends pas cela; mais à cause de leur excès de travail dans les mines, ils ont moins de chances de pouvoir fréquenter les écoles de la semaine et du dimanche " (n° 1644).
" N'est-ce pas, il est impossible de traiter ces questions d'une manière absolue ? " (n° 1646).
" Y a-t-il assez d'écoles dans les districts? - Non " II (n° 1647).
" Si l'Etat exigeait que chaque enfant fût envoyé à l'école, où pourrait-on trouver assez d'écoles pour tous les enfants ? - Je crois que, dès que les circonstances l'exigeront, les écoles naîtront d'elles-mêmes. La plus grande partie non seulement des enfants mais encore des ouvriers adultes dans les mines ne sait ni lire ni écrire " (nos 705, 726).
III. Travail des femmes. - Depuis 1842, les ouvrières ne sont plus employées sous terre, mais bien au-dessus, à charger et trier le charbon, à traîner les cuves vers les canaux et les wagons de chemins de fer, etc. Leur nombre s'est considérablement accru dans les trois ou quatre dernières années (n°1727). Ce sont en général des femmes, des filles et des veuves de mineurs, depuis douze jusqu'à cinquante et soixante ans (nos 645, 1779; n° 648).
" Que pensent les ouvriers mineurs du travail des femmes dans les mines ? - Ils le condamnent généralement " (n° 649).
" Pourquoi ? - Ils le trouvent humiliant et dégradant pour le sexe. Les femmes portent des vêtements d'hommes. Il y en a qui fument. Dans beaucoup de cas, toute pudeur est mise de côté. Le travail est aussi sale que dans les mines. Dans le nombre se trouvent beaucoup de femmes mariées oui ne peuvent remplir leurs devoirs domestiques. " (nos 651 et nos 709)
" Les veuves pourraient-elles trouver ailleurs une occupation aussi bien rétribuée (8 ou 10 shillings par semaine)? - Je ne puis rien dire là-dessus. " (n° 710)
" Et pourtant vous seriez décidé à leur couper ce moyen de vivre? (cœur de pierre !) - Assurément. " (n° 1715)
" D'où vous vient cette disposition ? - Nous, mineurs, nous avons trop de respect pour le sexe pour le voir ainsi condamné à la fosse à charbon... Ce travail est généralement très pénible. Beaucoup de ces jeunes filles soulèvent dix tonnes par jour. " (n° 1732)
" Croyez-vous que les ouvrières occupées dans les mines sont plus immorales que celles employées dans les fabriques ? - Le nombre des mauvaises est plus grand chez nous qu'ailleurs. " (n° 1733)
" Mais n'êtes-vous pas non plus satisfait de l'état de la moralité dans les fabriques ? - Non. " (n° 1734)
" Voulez-vous donc interdire aussi dans les fabriques le travail des femmes ? - Non, je ne le veux pas. " (no 1735) " Pourquoi pas ? - Le travail y est plus honorable et plus convenable pour le sexe féminin. " (n° 1736)
" Il est cependant funeste à leur moralité, pensez-vous ? - Mais pas autant, il s'en faut de beaucoup, que le travail dans les mines. Je ne parle pas d'ailleurs seulement au point de vue moral, mais encore au point de vue physique et social. La dégradation sociale des jeunes filles est extrême et lamentable. Quand ces jeunes filles deviennent les femmes des ouvriers mineurs, les hommes souffrent profondément de leur dégradation, et cela les entraîne à quitter leur foyer et à s'adonner à la boisson. " (n° 1737)
" Mais n'en est-il pas de même des femmes employées dans les usines? - Je ne Puis rien dire des autres branches d'industrie. " (n° 1740)
" Mais quelle différence y a-t-il entre les femmes occupées dans les mines et celles occupées dans les usines ? - Je ne me suis pas occupé de cette question. " (n° 1741)
" Pouvez-vous découvrir une différence entre l'une et l'autre classe ? - Je ne me suis assuré de rien à ce sujet, mais je connais par des visites de maison en maison l'état ignominieux des choses dans notre district. " (n° 1750)
" N'auriez-vous pas grande envie d'abolir le travail des femmes partout où il est dégradant ? - Bien sûr... Les meilleurs sentiments des enfants doivent avoir leur source dans l'éducation maternelle. " (n° 1751)
" Mais ceci s'applique également aux travaux agricoles des femmes? - Ils ne durent que deux saisons; chez nous, les femmes travaillent pendant les quatre saisons, quelquefois jour et nuit, mouillées jusqu'à la peau; leur constitution s'affaiblit et leur santé se ruine. " (n 1753)
" Cette question (de l'occupation des femmes), vous ne l'avez pas étudiée d'une manière générale ? - J'ai jeté les yeux autour de moi, et tout ce que je puis dire, c'est que nulle part je n'ai rien trouvé qui puisse entrer en parallèle avec le travail des femmes dans les mines de charbon... C'est un travail d'homme et d'homme fort... La meilleure classe des mineurs qui cherche à s'élever et às'humaniser, bien loin de trouver un appui dans leurs femmes, se voit au contraire par elles toujours entraînée plus bas. " Après une foule d'autres questions, à tort et à travers, de messieurs les bourgeois, le secret de leur compassion pour les veuves, les familles pauvres, etc., se révèle enfin : " Le patron charge certains gentlemen de la surveillance, et ceux-ci, afin de gagner sa bonne grâce, suivent la politique de tout mettre sur le pied le plus économique possible; les jeunes filles occupées n'obtiennent que un shilling à un shilling six pence par jour, tandis qu'il faudrait donner à un homme deux shillings six pence. " (no 1816)
IV. Jury pour les morts occasionnées par les accidents clans les mines. - " Pour ce qui est des enquêtes du coroner dans vos districts, les ouvriers sont-ils satisfaits de la manière dont la justice procède quand des accidents surviennent ? - Non, ils ne le sont point du tout. " (no 361) " Pourquoi pas ? - Principalement parce qu'on fait entrer dans le jury des gens qui n'ont pas la moindre notion des mines. On n'appelle jamais les ouvriers, si ce n'est comme témoins. Nous demandons qu'une partie du jury soit composée de mineurs. A présent, le verdict est presque toujours en contradiction avec les dépositions des témoins. " (no 378) " Les jurys ne doivent-ils pas être impartiaux ? - Mais pardon, ils devraient l'être. " (no 379) " Les travailleurs le seraient-ils ? - Je ne vois pas de motifs pour qu'ils ne le fussent pas. Ils jugeraient en connaissance de cause. " (no 380) " Mais n'auraient-ils pas une tendance à rendre des jugements injustes et trop sévères en faveur des ouvriers et dans leur intérêt ? - Non, je ne le crois pas. "
V. Faux poids et fausse mesure, etc. - Les ouvriers demandent à être payés toutes les semaines et non tous les quinze jours; ils veulent que l'on mesure les cuves au poids; ils réclament contre l'usage de faux poids, etc., (n° 1071).
" Quand la mesure des cuves est grossie frauduleusement, l'ouvrier n'a-t-il pas le droit d'abandonner la mine, après en avoir donné avis quinze jours d'avance ? - Oui, mais s'il va à un autre endroit, il retrouve la même chose. " (n° 1072)
" Mais il peut bien quitter la place là où l'injustice est commise? - Cette injustice règne partout. " (n° 1073)
" Mais l'homme peut toujours quitter chaque fois la place après un avertissement de quinze jours ? - Oui. "
Après cela il faut tirer l'échelle !
VI. Inspection des mines. - Les ouvriers n'ont pas seulement à souffrir des accidents causés par l'explosion des gaz (nos 234 et suiv.).
" Nous avons égaiement à nous plaindre de la mauvaise ventilation des houillères; on peut à peine y respirer et on devient incapable de faire n'importe quoi. Maintenant, par exemple, dans la partie de la mine où je travaille, l'air pestilentiel qui y règne a rendu malades beaucoup de personnes qui garderont le lit plusieurs semaines. Les conduits principaux sont assez aérés, mais non pas précisément les endroits où nous travaillons. Si un homme se plaint de la ventilation à un inspecteur, il est congédié et, de plus, " signalé " ce qui lui ôte tout espoir de trouver ailleurs de l'occupation. Le " Mining Inspecting Act " de 1860 est un simple morceau de papier. L'inspecteur, et le nombre de ces messieurs est beaucoup trop petit, fait peut-être en sept ans une seule visite pour la forme. Notre inspecteur, septuagénaire invalide, surveille plus de cent trente mines de charbon. Outre les inspecteurs, il nous faudrait encore des sous-inspecteurs. " (n° 280)
" Le gouvernement doit-il donc entretenir une armée d'inspecteurs suffisante à faire tout sans le secours, sans les informations des ouvriers eux-mêmes ? - Cela est impossible, mais ils devraient venir prendre leurs informations dans les mines mêmes. " (n° 285)
" Ne croyez-vous pas que le résultat de tout cela serait de détourner la responsabilité des propriétaires et exploiteurs de mines Sur les fonctionnaires du gouvernement ? - Pas du tout; leur affaire est d'exiger l 'exécution des lois déjà existantes. "(n° 294)
" Quand vous parlez de sous-inspecteurs, avez-vous en vue des gens moins bien rétribués que les inspecteurs actuels et d'un caractère inférieur ? - Je ne les désire pas le moins du monde inférieurs, si vous pouvez trouver mieux. " (n° 295)
" Voulez-vous plus d'inspecteurs ou une classe inférieure de gens comme inspecteurs ? - Il nous faut des gens qui circulent dans les mines, des gens qui ne tremblent pas pour leur peau. " (n° 296)
" Si l'on vous donnait, d'après votre désir, des inspecteurs d'espèce différente, leur manque d'habileté n'engendrerait-il pas quelques dangers? etc. - Non, c'est l'affaire du gouvernement de mettre en place des sujets capables. "
Ce genre d'examen finit par paraître insensé au président même du comité d'enquête.
" Vous voulez, dit-il en interrompant son compère, des gens pratiques qui visitent les mines eux-mêmes et fassent ensuite un rapport à l'inspecteur, afin que celui-ci puisse alors appliquer sa science supérieure? " (n° 531)
" La ventilation de toutes ces vieilles galeries n'occasionnera-t-elle pas beaucoup de frais ? - Les frais pourraient augmenter, mais bien des vies d'hommes seraient sauvegardées. " (n° 581)
Un mineur proteste contre la dix-septième section de l'acte de 1860 :
" A présent, quand l'inspecteur trouve une partie quelconque de la mine dans un état tel qu'on ne peut travailler, il doit en avertir le propriétaire et le ministre de l'Intérieur; après quoi le propriétaire a vingt jours de réflexion; passé ce sursis de vingt jours, il peut se refuser à toute espèce de changement. Mais s'il fait cela, il doit en écrire au ministre de l'Intérieur et lui proposer cinq ingénieurs des mines parmi lesquels le ministre a à choisir les arbitres. Nous soutenons que, dans ce cas, le propriétaire nomme lui-même son juge. " (n° 586)
L'examinateur bourgeois, propriétaire de machines lui-même:
" Ceci est une objection purement spéculative. " (no 588)
" Vous avez donc une bien faible idée de la loyauté des ingénieurs des mines ? - Je dis que cela est peu équitable et même injuste. " (n° 589)
" Les ingénieurs ne possèdent-ils pas une ,sorte de caractère public qui élève leurs décisions au-dessus de la partialité que vous craignez de leur part ? - Je refuse de répondre à toute question sur le caractère personnel de ces gens-là. Je suis convaincu qu'ils agissent partialement dans beaucoup de cas, et qu'on devrait leur ôter cette puissance, là où la vie humaine est enjeu. "
Le même bourgeois a l'impudence de dire :
" Croyez-vous donc que les propriétaires de mines n'éprouvent aucune perte dans les explosions ? - Enfin, ne pouvez-vous pas, vous, ouvriers, prendre en main vos propres intérêts, sans faire appel au secours du gouvernement ? - Non. " (n° 1042)
Il y avait, en 1865, dans la Grande-Bretagne, trois mille deux cent dix-sept mines de charbon et douze inspecteurs. Un propriétaire de mines du Yorkshire (Times, 26 janvier 1867), calcule lui-même qu'en laissant de côté les travaux de bureau qui absorbent tout leur temps, ces inspecteurs ne pourraient visiter chaque mine qu'une fois tous les dix ans. Rien d'étonnant que dans ces dernières années les catastrophes aient augmenté progressivement sous le rapport du nombre et de la gravité, parfois de deux à trois cents victimes !
La loi très défectueuse passée par le Parlement en 1872 règle la première le temps de travail des enfants occupés dans les mines et rend les exploiteurs et propriétaires dans une certaine mesure responsables pour les prétendus accidents.
Une Commission royale, chargée en 1867 de l'enquête sur l'emploi des enfants, des adolescents et des femmes dans l'agriculture, a publié des rapports très importants. Plusieurs tentatives faites dans le but d'appliquer aussi à l'agriculture, quoique sous une forme modifiée, les lois de fabrique, n'ont jusqu'ici abouti à aucun résultat. Tout ce que nous avons à signaler ici, c'est la tendance irrésistible qui doit en amener l'application générale.
Cette généralisation, devenue indispensable pour protéger la classe ouvrière physiquement et moralement, hâte en même temps, comme nous l'avons déjà indiqué, la métamorphose du travail isolé, disséminé et exécuté sur une petite échelle, en travail socialement organisé et combiné en grand, et, par conséquent, aussi la concentration des capitaux et le régime exclusif de fabrique. Elle détruit tous les modes traditionnels et de transition, derrière lesquels se dissimule encore en partie le pouvoir du capital, pour les remplacer par son autocratie immédiate. Elle généralise en même temps la lutte directe engagée contre cette domination. Tout en imposant à chaque établissement industriel, pris à part, l'uniformité, la régularité, l'ordre et l'économie, elle multiplie, par l'énorme impulsion que la limitation et la régularisation de la journée de travail donnent au développement technique, l'anarchie et les crises de la production sociale, exagère l'intensité du travail et augmente la concurrence entre l'ouvrier et la machine. En écrasant la petite industrie et le travail à domicile, elle supprime le dernier refuge d'une masse de travailleurs, rendus chaque jour surnuméraires, et par cela même la soupape de sûreté de tout le mécanisme social. Avec les conditions matérielles et les combinaisons sociales de la production, elle développe en même temps les contradictions et les antagonismes de sa forme capitaliste, avec les éléments de formation d'une société nouvelle, les forces destructives de l'ancienne334.
X. - Grande industrie et agriculture
Plus tard, nous rendrons compte de la révolution provoquée par la grande industrie dans l'agriculture et dans les rapports sociaux de ses agents de production. Il nous suffit d'indiquer ici brièvement et par anticipation quelques résultats généraux. Si l'emploi des machines dans l'agriculture est exempt en grande partie des inconvénients et des dangers physiques auxquels il expose l'ouvrier de fabrique, sa tendance à supprimer, à déplacer le travailleur, s'y réalise avec beaucoup plus d'intensité et sans contrecoup335. Dans les comtés de Suffolk et de Cambridge, par exemple, la superficie des terres cultivées s'est considérablement augmentée pendant les derniers vingt ans, tandis que la population rurale a subi une diminution non seulement relative, mais absolue. Dans les Etats-Unis du Nord de l'Amérique, les machines agricoles remplacent l'homme virtuellement, en mettant un nombre égal de travailleurs à même de cultiver une plus grande superficie, mais elles ne le chassent pas encore actuellement. En Angleterre, elles dépeuplent les campagnes. C'est se tromper étrangement que de croire que le nouveau travail agricole à la machine fait compensation. En 1861, il n'y avait que mille deux cent cinq ouvriers ruraux occupés aux machines agricoles, engins à vapeur et machines-outils, dont la fabrication employait un nombre d'ouvriers industriels à peu près égal.
Dans la sphère de l'agriculture, la grande industrie agit plus révolutionnairement que partout ailleurs en ce sens qu'elle fait disparaître le paysan, le rempart de l'ancienne société, et lui substitue le salarié. Les besoins de transformation sociale et la lutte des classes sont ainsi ramenés dans les campagnes au même niveau que dans les villes.
L'exploitation la plus routinière et la plus irrationnelle est remplacée par l'application technologique de la science. Le mode de production capitaliste rompt définitivement entre l'agriculture et la manufacture le lien qui les unissait dans leur enfance; mais il crée en même temps les conditions matérielles d'une synthèse nouvelle et supérieure, c'est-à-dire l'union de l'agriculture et de l'industrie sur la base du développement que chacune d'elles acquiert pendant la période de leur séparation complète. Avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu'elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste d'une part accumule la force motrice historique de la société; d'autre part elle détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques336, mais trouble encore la circulation matérielle entre l'homme et la terre, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme d'aliments, de vêtements, etc. Mais en bouleversant les conditions dans lesquelles une société arriérée accomplit presque spontanément cette circulation, elle force de la rétablir d'une manière systématique, sous une forme appropriée au développement humain intégral et comme loi régulatrice de la production sociale.
Dans l'agriculture comme dans la manufacture, la transformation capitaliste de la production semble n'être que le martyrologue du producteur, le moyen de travail que le moyen de dompter, d'exploiter et d'appauvrir le travailleur. la combinaison sociale du travail que l'oppression organisée de sa vitalité, de sa liberté et de son indépendance individuelles. La dissémination des travailleurs agricoles sur de plus grandes surfaces brise leur force de résistance, tandis que la concentration augmente celle des ouvriers urbains. Dans l'agriculture moderne, de même que dans l'industrie des villes, l'accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s'achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les Etats-Unis du nord de l'Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement337. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse :
La terre et le travailleur.
1 La valeur moyenne du salaire journalier est déterminée par ce dont le travailleur a besoin " pour vivre, travailler et engendrer ". (William Petty : Political anatomy of Ireland. 1672, p. 64.) " Le prix du travail se compose toujours du prix des choses absolument nécessaires à la vie... Le travailleur n'obtient pas un salaire suffisant toutes les fois que ce salaire ne lui permet pas d'élever conformément à son humble rang une famille telle qu'il semble que ce soit le lot de la plupart d'entre eux d'en avoir. " (L. Vanderlint, l.c., p.19.) " Le simple ouvrier, qui n'a que ses bras et son industrie, n'a rien qu'autant qu'il parvient à vendre à d'autres sa peine... En tout genre de travail il doit arriver, et il arrive en effet que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer la subsistance. " (Turgot : Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766) OEuvres édit Daire, t.1, p.10.) " Le prix des choses nécessaires à la vie est en réalité ce que coûte le travail productif. " (Malthus : Inquiry into, etc., Rent. London, 1815, p.48, note.)
2 " Le perfectionnement de l'industrie n'est pas autre chose que la découverte de moyens nouveaux, à l'aide desquels on puisse achever un ouvrage avec moins de gens ou (ce qui est la même chose) en moins de temps qu'auparavant " (Galiani, l.c., p.159.) " L'économie sur les frais de production ne peut être autre chose que l'économie sur la quantité de travail employé pour produire " (Sismondi : Etudes, etc., t.1, p.22.)
3 " Quand le fabricant, par suite de l'amélioration de ses machines, double ses produits... il gagne tout simplement (en définitive) parce que cela le met à même de vêtir l'ouvrier à meilleur marché, etc., et qu'ainsi une plus faible partie du produit total échoit à celui-ci. " (Ramsay, l.c., p.168.)
4 " Le profit d'un homme ne provient pas ce qu'il dispose des produits du travail d'autres hommes, mais de ce qu'il dispose du travail lui-même. S'il peut vendre ses articles à un plus haut prix, tandis que le salaire de ses ouvriers reste le même, il a un bénéfice clair et net... Une plus faible proportion de ce qu'il produit suffit pour mettre ce travail en mouvement, et une plus grande proportion lui en revient par conséquent. " (Outlines of polit. econ., London, 1832, p.49, 50.)
5 " Si mon voisin, en faisant beaucoup avec peu de travail, peut vendre bon marché, il me faut imaginer un moyen de vendre aussi bon marché que lui. C'est que tout art, tout commerce, toute machine faisant œuvre à l'aide du travail de moins de mains, et conséquemment à meilleur marché, fait naître dans autres une espèce de nécessité et d'émulation qui les porte soit à employer les mêmes procédés, le même genre de trafic, la même machine, soit à en inventer de semblables afin que chacun reste sur un pied d'égalité et que personne ne puisse vendre à plus bas prix que ses voisins. " (The advantages of the East India Trade to England, London, 1720, p.67.)
6 " Dans quelque proportion que les dépenses du travailleur soient diminuées, son salaire sera diminué dans la même proportion, si l'on abolit en même temps toutes les restrictions posées à l'industrie. " (Considerations concerning taking off the Bounty on Corn exported, etc. London, 1752, p.7.) " L'intérêt du commerce requiert que le blé et toutes les subsistances soient à aussi bon marché que possible; car tout ce qui les enchérit doit enchérir également le travail... Dans tous les pays où l'industrie n'est pas restreinte, le prix des subsistances doit affecter le prix du travail. Ce dernier sera toujours diminué quand les articles de première nécessité deviendront moins chers. " (L.c., p.3.) " Le salaire diminue dans la même proportion que la puissance de la production augmente. Les machines, il est vrai, font baisser de prix les articles de première nécessité, mais elles font par cela même baisser de prix le travailleur également. " (A Price essay on the comparative merits of competition and cooperation. London, 1834, p.27.)
7 Quesnay : Dialogue sur le commerce et les travaux des artisans, p.188, 189 (édit. Daire).
8 " Ces spéculateurs, si économes du travail des ouvriers qu'il faudrait qu'ils payassent ! " (J. N. Bidault : Du monopole qui s'établit dans les arts industriels et le commerce. Paris, 1828, p.13.) " L'entrepreneur met toujours son esprit à la torture pour trouver le moyen d'économiser le temps et le travail. " (Dugald Stewart : Works ed. by Sir W. Hamilton. Edinburgh, v. III, 1855. Lectures on polit. Econ., p.318.) " L'intérêt des capitalistes est que la force productive des travails soit la plus grande possible. Leur attention est fixée, presque exclusivement , sur les moyens d'accroître cette force. " (R. Jones, 1.c. Lecture III.)
9 . " Sans contredit, il y a beaucoup de différences entre la valeur du travail d'un homme et celle d'un autre, sous le rapport de la force, de la dextérité et de l'application consciencieuse. Mais je suis parfaitement convaincu, et d'après des expériences rigoureuses, que n'importe quels cinq hommes, étant donné les périodes de vie que j'ai fixées, fourniront la même quantité de travail que n'importe quels autres cinq hommes; c'est-à-dire que parmi ces cinq hommes, un possédera toutes les qualités d'un bon ouvrier, un autre d'un mauvais, et les trois autres ne seront ni bons ni mauvais, mais entre les deux. Ainsi donc dans un si petit peloton que cinq hommes, vous trouverez tout ce que peuvent gagner cinq hommes. " E. Burke, l.c., p.16. Consulter Quételet sur l'Homme moyen.
10 Le professeur Roscher découvre qu'une couturière que madame son épouse occupe pendant deux jours fait plus de besogne que les deux couturières qu'elle occupe le même jour. Monsieur le professeur ferait bien de ne plus étudier le procès de production capitaliste dans la chambre de la nourrice, ni dans des circonstances où le personnage principal, le capitaliste, fait défaut.
11 " Concours de forces. " Destutt de Tracy, l.c., p.78.
12 " Il y a une multitude d'opérations d'un genre si simple qu'elles n'admettent lent pas la moindre division parcellaire et ne peuvent être accomplies sans la coopération d'un grand nombre de mains : le chargement d'un gros arbre sur un chariot par exemple... en un mot tout ce qui ne peut être fait si des mains nombreuses ne s'aident pas entre elles dans le même acte indivis et dans le même temps. " (E. G. Wakefield : A View of the Art of Colonization. London, 1849, p.168.)
13 " Qu'il s'agisse de soulever un poids d'une tonne, un seul homme ne le pourra point, dix hommes seront obligés de faire des efforts; mais cent hommes, y parviendront aisément avec le petit doigt. " (John Bellers: Proposals for raising a college of industry. Lond. 1696, p.21.)
14 " Il y a donc " (quand un même nombre de travailleurs est employé par un cultivateur sur trois cents arpents au lieu de l'être par dix cultivateurs sur trente arpents) " un avantage dans la proportion des ouvriers, avantage qui ne peut être bien compris que par des hommes pratiques; on est en effet porté à dire que comme un est à quatre ainsi trois est à douze, mais ceci ne se soutient pas dans la réalité. Au temps de la moisson et à d'autres époques semblables, alors qu'il faut se hâter, l'ouvrage se fait plus vite et mieux si l'on emploie beaucoup de bras à la fois. Dans la moisson par exemple, deux conducteurs, deux chargeurs, deux lieurs, deux racleurs, et le reste au tas ou dans la grange, feront deux fois plus de besogne que n'en ferait le même nombre de bras, s'il se distribuait entre différentes fermes. " (An Inquiry into the Connection between the present price of provisions and the size of farms. By a Farmer. Lond. 1773, p.7, 8.)
15 La définition d'Aristote est à proprement parier celle-ci, que l'homme est par nature citoyen, c'est-à-dire habitant de ville. Elle caractérise l'antiquité classique tout aussi bien que la définition de Franklin : " L'homme est naturellement un fabricant d'outils ", caractérise le Yankee.
16 V. G. Skarbek: Théorie des richesses sociales. 2° édit. Paris, 1870, t. 1, p.97, 98.
17 " Est-il question d'exécuter un travail compliqué? Plusieurs choses doivent être faites simultanément. L'un en fait une, pendant que l'autre en fait une aune, et tous contribuent à l'effet qu'un seul n'aurait pu produire. L'un rame pendant que l'autre tient le gouvernail, et qu'un troisième jette le filet ou harponne le poisson, et la pêche a un succès impossible sans ce concours. " (Destutt de Tracy, l.c.)
18 " L'exécution du travail (en agriculture) précisément aux moments critiques, est d'une importance de premier ordre. " (An Inquiry into the Connection between the present price etc.) " En agriculture, il n'y a pas de facteur plus important que le temps. " (Liebig : Ueber Theorie and Praxis in der Landwirthschaft, 1856, p.23.)
19 " Un mal que l'on ne s'attendrait guère à trouver dans un pays qui exporte te plus de travailleurs que tout autre au monde, à l'exception peut-être de la Chine et de l'Angleterre, c'est l'impossibilité de se procurer un nombre suffisant de mains pour nettoyer le coton. Il en résulte qu'une bonne part de la moisson n'est pas recueillie et qu'une autre partie une fois ramassée décolore et pourrit. De sorte que faute de travailleurs à !a saison voulue, le cultivateur est forcé de subir la perte d'une forte part de cette récolte que l'Angleterre attend avec tant d'anxiété. " (Bengal Hurcuru By Monthly Overland Summary of News, 22 July 1861.)
20 " Avec le progrès de la culture tout, et plus peut-être que tout le capital et le travail autrefois disséminés sur cinq cents arpents, sont aujourd'hui concentrés pour la culture perfectionnée de cent arpents. " Bien que " relativement au montant du capital et du travail employés l'espace soit concentré, néanmoins la sphère de production est élargie, si on la compare à la sphère de production occupée ou exploitée auparavant par un simple producteur indépendant ". (R. Jones : On Rent. Lond., 1831, p.191,199.)
21 " La force de chaque homme est très petite, mais la réunion de petites forces engendre une force totale plus grande que leur somme, en sorte que par le fait seul de leur réunion elles peuvent diminuer le temps et accroître l'espace de leur action. " (G. R. Carli, l.c., t. XV, p.176, note.) " Le travail collectif donne des résultats que le travail individuel ne saurait jamais fournir. A mesure donc que l'humanité augmentera en nombre, les produits de l'industrie réunie excéderont de beaucoup la somme d'une simple addition calculée sur cette augmentation... Dans les arts mécaniques comme dans les travaux de la science, un homme peut actuellement faire plus dans un jour qu'un individu isolé pendant toute sa vie. L'axiome des mathématiciens, que le tout est égal aux parties, n'est plus vrai, appliqué à notre sujet. Quant au travail, ce grand pilier de l'existence humaine, on peut dire que le produit des efforts accumulés excède de beaucoup tout ce que des efforts individuels et séparés peuvent jamais produire. " (Th. Sadler : The Law of Population. London, 1850.)
22 " Le profit... tel est le but unique du commerce. " (J. Vanderlint, l.c., p.11.)
23 Une feuille anglaise archi-bourgeoise, le Spectateur du 3 juin 1866, rapporte qu'à la suite de l'établissement d'une espèce de société entre capitalistes et ouvriers dans la " Wirework company " de Manchester, " le premier résultat apparent fut une diminution soudaine du dégât, les ouvriers ne voyant pas pourquoi ils détruiraient leur propriété. et le dégât est peut-être avec les mauvaises créances, la plus grande source de pertes pour les manufactures ". Cette même feuille découvre dans les essais coopératifs de Rochdale un défaut fondamental. " Ils démontrent que des associations ouvrières peuvent conduire et administrer avec succès des boutiques, des fabriques dans toutes les branches de l'industrie, et en même temps améliorer extraordinairement la condition des travailleurs, mais! mais on ne voit pas bien quelle place elles laissent au capitaliste. " Quelle horreur !
24 Après avoir démontré que la surveillance du travail est une des conditions essentielles de la production esclavagiste dans les Etats du Sud de l'Union américaine, le professeur Cairnes ajoute : " Le paysan propriétaire (du Nord) qui s'approprie le produit total de sa terre, n'a pas besoin d'un autre stimulant pour travailler. Toute surveillance est ici superflue. " (Cairnes, l.c., p.48, 49.)
25 Sir James Stewart, qui en général analyse avec une grande perspicacité les différences sociales caractéristiques des divers modes de production, fait la réflexion suivante : " Pourquoi l'industrie des particuliers est-elle ruinée par de grandes entreprises en manufactures, si ce n'est parce que celles-ci se rapprochent davantage de la simplicité du régime esclavagiste ? " (Princ. of Econ., trad. franç. Paris, 1789, t.1, p.308, 309.)
26 Auguste Comte et son école ont cherché à démontrer l'éternelle nécessité des seigneurs du capital; ils auraient pu tout aussi bien et avec les mêmes raisons, démontrer celle des seigneurs féodaux.
27 R. Jones : Textbook of Lectures, etc., p.77, 78. Les collections assyriennes, égyptiennes, etc., que possèdent les musées européens, nous montrent les procédés de ces travaux coopératifs.
28 Linguet, dans sa Théorie des lois civiles, n'a peut-être pas tort de prétendre que la chasse est la première forme de coopération, et que la chasse à l'homme (la guerre) est une des premières formes de la chasse.
29 La petite culture et le métier indépendant qui tous deux forment en partie la base du mode de production féodal, une fois celui-ci dissous, se maintiennent en partie à côté de l'exploitation capitaliste; ils formaient également la base économique des communautés anciennes à leur meilleure époque, alors que la propriété orientale originairement indivise se fut dissoute, et avant que l'esclavage se fût emparé sérieusement de la production.
30 " Réunir pour une même oeuvre l'habileté, l'industrie et l'émulation d'un certain nombre d'hommes, n'est-ce pas le moyen de la faire réussir ? Et l'Angleterre aurait-elle pu d'une autre manière porter ses manufactures de drap à un aussi haut degré de perfection ? " (Berkeley : The Querist, Lond., 1750, p.521)
31 Un exemple plus récent : " La filature de soie de Lyon et de Nîmes est toute patriarcale; elle emploie beaucoup de femmes et d'enfants, mais sans les épuiser ni les corrompre; elle les laisse dans leurs belles vallées de la Drôme, du Var, de l'Isère, de la Vaucluse, pour y élever des vers et dévider leurs cocons; jamais elle n'entre dans une véritable fabrique. Pour être aussi bien observé... le principe de la division du travail s'y revêt d'un caractère spécial. Il y a bien des dévideuses, des moulineurs, des teinturiers, des encolleurs, puis des tisserands; mais ils ne sont pas réunis dans un même établissement, ne dépendent pas d'un même maître : tous sont indépendants. " (A. Blanqui, Cours d'Economie industrielle, recueilli par A. Blaise. Paris, 1838-39, p. 44, 80, passim). Depuis que Blanqui a écrit cela, les divers ouvriers indépendants ont été plus ou moins réunis dans les fabriques.
32 " Plus une manufacture est divisée et plus toutes ses parts sont attribuées à des artisans différents, mieux l'ouvrage est exécuté, avec une expédition plus prompte, avec moins de perte en temps et travail. " (The Advantages of the East India Trade. London, 1720, p.71.)
33 " Travail facile est talent transmis. " (Th. Hodgskin, l.c., p.125.)
34 " Les arts aussi... sont arrivés en Egypte à un haut degré de perfection. Car c'est le seul pays où les artisans n'interviennent jamais dans les affaires d'une autre classe de citoyens, forcés qu'ils sont par la loi de remplir leur unique vocation héréditaire. Il arrive chez d'autres peuples que les gens de métier dispersent leur attention sur un trop grand nombre d'objets. Tantôt ils essayent de l'agriculture, tantôt du commerce, ou bien ils s'adonnent à plusieurs arts à la fois. Dans les Etats libres, ils courent aux assemblées du peuple. En Egypte, au contraire, l'artisan encourt des peines sévères, s'il se mêle des affaires de l'Etat ou pratique plusieurs métiers. Rien ne peut donc troubler les travailleurs dans leur activité professionnelle. En outre, ayant hérité de leurs ancêtres une foule de procédés, ils sont jaloux d'en inventer de nouveaux. " (Diodorus Siculus Bibliothèque historique, 1.1, c. LXXIV.)
35 Historical and descriptive Account of Brit. India, etc., by Hugh Murray, James Wilson, etc. Edinburgh, 1832, v.11, p.449. La chaîne du métier à tisser indien est tendue verticalement.
36 Dans son ouvrage qui a fait époque sur l'origine des espèces, Darwin fait cette remarque à propos des organes naturels des plantes et des animaux : " Tant qu'un seul et même organe doit accomplir différents travaux, il n'est pas rare qu'il se modifie. La raison en est peut-être que la nature est moins soigneuse dans ce cas de prévenir chaque petit écart de sa forme primitive, que si cet organe avait une fonction unique. C'est ainsi par exemple que des couteaux destinés à couper toutes sortes de choses peuvent, sans inconvénient, avoir une forme commune, tandis qu'un outil destiné à un seul usage doit posséder pour tout autre usage une tout autre forme. "
37 En 1854, Genève a produit quatre-vingt mille montres, à peine un cinquième de la production du canton de Neufchâtel. Chaux-de-Fonds, que l'on peut regarder comme une seule manufacture, livre chaque année deux fois autant que Genève. De 1850 à 1861 cette dernière ville a expédié sept cent cinquante mille montres. Voyez : Report from Geneva on the Watch Trade dans les Reports by H. W's. Secretaries of Embassy and Legation on the Manufactures, Commerce, etc., n°6, 1863. Ce n'est pas seulement l'absence de rapport entre les opérations particulières dans lesquelles se décompose la production d'ouvrages simplement ajustés, qui rend très difficile la transformation de semblables manufactures en grande industrie mécanique; dans le cas qui nous occupe, la fabrication de la montre, deux obstacles nouveaux se présentent, à savoir la petitesse et la délicatesse des divers éléments et leur caractère de luxe, conséquemment leur variété, si bien que dans les meilleures maisons de Londres, par exemple, il se fait à peine dans un an une douzaine de montres qui se ressemblent. La fabrique de montres de Vacheron et Constantin, dans laquelle on emploie la machine avec succès, fournit tout au plus trois ou quatre variétés pour la grandeur et la forme.
38 La fabrication des montres est un exemple classique de la manufacture hétérogène. On peut y étudier très exactement cette différenciation et cette spécialisation des instruments de travail dont il a été question ci-dessus.
39 " Quand les gens sont ainsi rapprochés les uns des autres, il se perd nécessairement moins de temps entre les diverses opérations. " (The Advantages of the East India Trade, p.166.)
40 " La séparation des travaux différents dans la manufacture, conséquence forcée de l'emploi du travail manuel, ajoute immensément aux frais de production; car la principale perte provient du temps employé à passer d'un procès à un autre. " (The Industry of Nations. London, 1855. Part. II. p. 200.)
41 " En scindant l'ouvrage en différentes parties qui peuvent toutes être mises à exécution dans le même moment, la division du travail produit donc une économie de temps... Les différentes opérations qu'un seul individu devrait exécuter séparément étant entreprises à la fois, il devient possible de produire par exemple une multitude d'épingles tout achevées dans le même temps qu'il faudrait pour en couper ou en appointer une seule. " (Dugald Stewart, l.c.. p.319.)
42 " Plus il y a de variété entre tes artisans d'une manufacture... plus il y a d'ordre et de régularité dans chaque opération, moins il faut de temps et de travail. " (The Advantages, etc., p.68.)
43 Dans beaucoup de branches cependant l'industrie manufacturière n'atteint ce résultat qu'imparfaitement, parce qu'elle ne sait pas contrôler avec certitude les conditions physiques et chimiques générales du procès de production.
44 " Quand l'expérience, suivant la nature particulière des produits de chaque manufacture, a une fois appris à connaître le mode le plus avantageux de scinder la fabrication en opérations partielles, et le nombre de travailleurs que chacune d'elles exige, tous les établissements qui n'emploient pas un multiple exact de ce nombre, fabriquent avec moins d'économie... C'est là une des causes de l'extension colossale de certains établissements industriels. " (Ch. Babbage, On the Economy of Machinery . 2° édit., Lond., 1832, ch. XX.)
45 En Angleterre le fourneau a fondre est séparé du four de verrerie où se fait la préparation du verre. En Belgique, par exemple, le même fourneau sert pour les deux opérations.
46 C'est ce que l'on peut voir entre autres chez W. Petty, John Bellers, Andrew Yarranton, The Advantages of the East India Trade, et J. Vanderlint.
47 Vers la fin du XVI° siècle, on se servait encore en France de mortiers et de cribles pour écraser et laver le minerai.
48 L'histoire des moulins à grains permet de suivre pas à pas le développement du machinisme en général. En Angleterre, la fabrique porte encore le nom de mill (moulin). En Allemagne, on trouve ce même nom mühle employé dans les écrits technologiques des trente premières années de ce siècle pour designer non seulement toute machine mue par des forces naturelles, mais encore toute manufacture qui emploie des appareils mécaniques. En français, le mot moulin, appliqué primitivement à la mouture des grains, fut par la suite employé pour toute machine qui, mue par une force extérieure, donne une violente impression sur un corps, moulin à poudre, à papier, à tan, à foulon, à retordre le fil, à forge, à monnaie, etc.
49 Comme on pourra le voir dans le quatrième livre de cet ouvrage, Adam Smith n'a pas établi une seule proposition nouvelle concernant la division du travail. Mais à cause de l'importance qu'il lui donna, il mérite d'être considéré comme l'économiste qui caractérise le mieux la période manufacturière. Le rôle subordonné qu'il assigne aux machines souleva dès les commencements de la grande industrie la polémique de Lauderdale, et plus tard celle de Ure. Adam Smith confond aussi la différenciation des instruments, due en grande partie aux ouvriers manufacturiers, avec l'invention des machines. Ceux qui jouent un rôle ici, ce ne sont pas les ouvriers de manufacture, mais des savants, des artisans, même des paysans (Brindley), etc.
50 " Dès que l'on divise la besogne en plusieurs opérations diverses, dont chacune exige des degrés différents de force et d'habileté, le directeur de la manufacture peut se procurer le quantum d'habileté et de force que réclame chaque opération. Mais si l'ouvrage devait être fait, par un seul ouvrier, il faudrait que le même individu possédât assez d'habileté pour les opérations les plus délicates et assez de force pour les plus pénibles. " (Ch. Babbage, l.c., ch. XIX.)
51 Lorsque, par exemple, ses muscles sont plus développés dans un sens que dans l'autre, ses os déformés et contournés d'une certaine façon, etc.
52 A cette question du commissaire d'enquête : " Comment pouvez-vous maintenir toujours actifs les jeunes garçons que vous occupez ? ", le directeur général d'une verrerie, M. W. Marschall, répond fort justement : " Il leur est impossible de négliger leur besogne: une fois qu'ils ont commence, nul moyen de s'arrêter; ils ne sont rien autre chose que des parties d'une machine. " (Child. Empl. Comm. Fourth Report, 1865, p.247.)
53 Le Dr Ure, dans son apothéose de la grande industrie, fait bien mieux ressortir les caractères particuliers de la manufacture que les économistes ses devanciers, moins entraînés que lui à la polémique, et même que ses contemporains, par exemple, Babbage, qui lui est de beaucoup supérieur comme mathématicien et mécanicien, mais ne comprend cependant la grande industrie qu'au point de vue manufacturier. Ure dit fort bien : " L'appropriation des travailleurs à chaque opération séparée forme l'essence de la distribution des travaux. " Il définit cette distribution " une accommodation des travaux aux diverses facultés individuelles " et caractérise enfin le système entier de la manufacture comme un système de gradations, comme une division du travail d'après les divers degrés de l'habileté, etc. (Ure, l.c., t. 1, p. 28, 35, passim.)
54 " Un ouvrier, en se perfectionnant par la pratique sur un seul et même point, devient... moins coûteux. " (Ure, l.c., p. 28.)
55 " La division du travail a pour point de départ la séparation des professions les plus diverses, et marche progressivement jusqu'à cette division dans laquelle plusieurs travailleurs se partagent la confection d'un seul et même produit, comme dans la manufacture. " (Storch., l.c., t. 1, p. 173.) " Nous rencontrons chez les peuples parvenus à un certain degré de civilisation trois genres de division d'industrie : la première que nous nommons générale, amène la distinction des producteurs en agriculteurs, manufacturiers et commerçants; elle se rapporte aux trois principales branches d'industrie nationale; la seconde, qu'on pourrait appeler spéciale, est la division de chaque genre d'industrie en espèces... la troisième division d'industrie, celle enfin qu'on devrait qualifier de division de la besogne ou de travail proprement dit, est celle qui s'établit dans les arts et les métiers séparés.... qui s'établit dans la plupart des manufactures et des ateliers. " (Skarbeck, l.c., p. 84, 86.)
56 C'est Sir James Steuart qui a le mieux traité cette question. Son ouvrage, qui a précédé de dix ans celui d'Adam Smith, est aujourd'hui encore à peine connu. La preuve en est que les admirateurs de Malthus ne savent même pas que dans la première édition de soit écrit sur la population, abstraction faite de la partie purement déclamatoire, il ne fait guère que copier James Steuart, auquel il faut ajouter Wallace et Townsend.
57 " Il faut une certaine densité de population soit pour les communications sociales, soit pour la combinaison des puissances par le moyen desquelles le produit du travail est augmenté. " (James Mill, l.c. p.50.) " A mesure que le nombre des travailleurs augmente, le pouvoir productif de la société augmente aussi en raison composée de cette augmentation multipliée par les effets de la division du travail. " (Th. Hodgskin, l.c., p.125, 126.)
58 Par suite de la demande considérable de coton depuis 1861, la production du coton dans quelques districts de l'Inde d'ailleurs très peuplés, a été développée aux dépens de la production du riz. Il en est résulté une famine dans une grande partie du pays, les moyens défectueux de communication ne permettant pas de compenser le déficit de riz dans un district par une importation assez rapide des autres districts.
59 C'est ainsi que la fabrication des navettes de tisserand formait en Hollande déjà au XVII° siècle une branche d'industrie spéciale.
60 " Les manufactures de laine d'Angleterre ne sont-elles pas divisées eu branches distinctes, dont chacune a un siège spécial où se fait uniquement ou principalement la fabrication : les draps fins dans le Somersetshire, les draps communs dans le Yorkshire, les crêpes à Norwich, les brocatelles à Kendal, les couvertures à Whitney, et ainsi de suite. " (Berkeley, The Querist, 1750, p.520.)
61 A. Ferguson : History of Civil Society. Part. IV, ch. II.
62 Dans les manufactures proprement dites " la totalité des ouvriers qui y sont employés est nécessairement peu nombreuse, et ceux qui sont occupés à chaque différente branche de l'ouvrage peuvent souvent être réunis dans le même atelier, et places à la fois sous les yeux de l'observateur. Au contraire, dans ces grandes manufactures (!) destinées à fournir les objets de consommation de la masse du peuple, chaque branche de l'ouvrage emploie un si grand nombre d'ouvriers, qu'il est impossible de les réunir tous dans le même atelier. ... La division y est moins sensible, et, par cette raison, a été moins bien observée. " (A. Smit : Wealth of Nations l.1, ch. I.) Le célèbre passage dans le même chapitre qui commence par ces mots : " Observez dans un pays civilisé et florissant, ce qu'est le mobilier d'un simple journalier ou du dernier de, manœuvres ", etc., et qui déroule ensuite le tableau des innombrables travaux sans l'aide et le concours desquels " le plus petit particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé " : - ce passage est presque littéralement copié des Remarques ajoutées par B. de Mandeville à son ouvrage : The Fable of the Bees, or Private Vices, Publick Benefits. I° édition sans remarques, 1706; édition avec des remarques, 1714.
63 " Il n'y a plus rien que l'on puisse nommer la récompense naturelle du travail individuel. Chaque travailleur ne produit plus qu'une partie d'un tout, et chaque partie n'ayant ni valeur ni utilité par elle-même, il n'y a rien que le travailleur puisse s'attribuer, rien dont il puisse dire : ceci est mon produit, je veux le garder pour moi-même. " ( Labour defended against the claims of Capital. Lond., 1825, p.25.) L'auteur de cet écrit remarquable est Ch. Hodgskin, déjà cité.
64 C'est ce qui a été démontré d'une manière singulière aux Yankees. Parmi les nombreux et nouveaux impôts imaginés à Washington pendant la guerre civile, figurait une accise de six pour cent sur les produits industriels. Or, qu'est-ce qu'un produit industriel ? A cette question posée par les circonstances la sagesse législative répondit : " Une chose devient produit quand elle est faite (when it is made), et elle est faite dès qu'elle est bonne pour la vente. " Citons maintenant un exemple entre mille. Dans les manufactures de parapluies et de parasols, à New York et à Philadelphie, ces articles étaient d'abord fabriqués en entier, bien qu'en réalité ils soient des mixta composita de choses complètement hétérogènes. Plus tard les différentes parties qui les constituent devinrent l'objet d'autant de fabrications spéciales disséminées en divers lieux, c'est-à-dire que la division du travail, de manufacturière qu'elle était, devint sociale. Les produits des divers travaux partiels forment donc maintenant autant de marchandises qui entrent dans la manufacture de parapluies et de parasols pour y être tout simplement réunis en un tout. Les Yankees ont baptisé ces produits du nom d'articles assemblés (assembled articles), nom qu'ils méritent d'ailleurs à cause des impôts qui s'y trouvent réunis. Le parapluie paye ainsi six pour cent d'accise sur le prix de chacun de ses éléments qui entre comme une marchandise dans sa manufacture et de plus six pour cent sur son propre prix total.
65 " On peut... établir en règle générale que moins l'autorité présidé à la division du travail dans l'intérieur de la société, plus la division du travail se développe dans l'intérieur de l'atelier, et plus elle y est soumise à l'autorité d'un seul. Ainsi l'autorité dans l'atelier et celle dans la société, par rapport à la division du travail, sont en raison inverse l'une de l'autre. " (Karl Marx, Misère de la Philosophie, p.130, 131.)
66 Lieut. Col. Mark Wilks : Historical Sketches of the South of India., Lond., 1810-17, v.1, p.118, 120.) On trouve une bonne exposition des différentes formes de la communauté indienne dans l'ouvrage de George Campbell : Modern India. Lond., 1852.
67 " Sous cette simple forme... les habitants du pays ont vécu depuis un temps immémorial. Les limites des villages ont été rarement modifiées, et quoique les villages eux-mêmes aient eu souvent à souffrir de la guerre, de la famine et des maladies, ils n'en ont pas moins gardé d'âge en âge les mêmes noms, les mêmes limites, les mêmes intérêts et jusqu'aux mêmes familles. Les habitants ne s'inquiètent jamais des révolutions et des divisions des royaumes. Pourvu que le village reste entier, peu leur importe à qui passe le pouvoir; leur économie intérieure n'en éprouve le moindre changement. " (Th. Stamford Raffles, late Lieut. Gov. of Java : The History of Java. Lond. 1817, v.11, p.285, 286.)
68 " Il ne suffit pas que le capital nécessaire à la subdivision des opérations nouvelles se trouve disponible dans la société; il faut de plus qu'il soit accumulé entre les mains des entrepreneurs en masses suffisantes pour les mettre en état de faire travailler sur une grande échelle... A mesure que la division s'augmente, l'occupation constante d'un même nombre de travailleurs exige un capital de plus en plus considérable en matières premières, outils, etc. " (Storch, l.c., p.250, 25 1.) " La concentration des instruments de production et la division du travail sont aussi inséparables l'une de l'autre que le sont, dans le régime politique, la concentration des pouvoirs publics et la division des intérêts privés. " (Karl Marx, l.c., p.134.)
69 Dugald Stewart appelle les ouvriers de manufacture " des automates vivants employés dans les détails d'un ouvrage. " (L.c., p.318.)
70 Chez les coraux, chaque individu est l'estomac de son groupe; mais cet estomac procure des aliments pour toute la communauté, au lieu de lui en dérober comme le faisait le patriciat romain.
71 " L'ouvrier, qui porte dans ses mains tout un métier, peut aller partout exercer son industrie et trouver des moyens de subsister; l'autre (celui des manufactures), n'est qu'un accessoire qui, sépare de ses confrères, n'a plus ni capacité ni indépendance, et qui se trouve forcé d'accepter la loi qu'on juge à propos de lui imposer. " (Storch, l.c., édit. de Pétersb., 1815, t. 1, p.204.)
72 A. Ferguson, l.c., trad. franç. 1783, t. 11, p. 135, t36. " L'un peut avoir gagne ce que l'autre a perdu. "
73 " Le savant et le travailleur sont complètement séparés l'un de l'autre, et la science dans les mains de ce dernier, au lieu de développer à son avantage ses propres forces productives, s'est presque partout tournée contre lui... La connaissance devient un instrument susceptible d'être séparé du travail et de lui être oppose. " (W. Thompson : An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth. Lond., 1824, p. 274.)
74 A. Ferguson, l.c., p. 134, 135.
75 J. D. Tuckett : A History of the Past and Present State of the Labouring Population. Lond., 1846, v. 1, p.149.
76 A. Smith : Wealth of Nations, 1. V, ch. I, art. 11. En sa qualité d'élève de A. Ferguson, Adam Smith savait à quoi s'en tenir sur les conséquences funestes de la division du travail fort bien exposées par son maître. Au commencement de son ouvrage, alors qu'il célèbre ex professo la division du travail, il se contente de l'indiquer en passant comme la source des inégalités sociales. Dans le dernier livre de son ouvrage, il reproduit les idées de Ferguson. - Dans mon écrit, Misère de la philosophie, etc., j'ai déjà expliqué suffisamment le rapport historique entre Ferguson, A. Smith, Lemontey et Say, pour ce qui regarde leur critique de la division du travail, et j'ai démontré en même temps pour la première fois, que la division manufacturière du travail est une forme spécifique du mode de production capitaliste. ( L.c., p.122 et suiv.)
77 Ferguson dit déjà : " L'art de penser, dans une période où tout est séparé, peut lui-même former un métier à part. "
78 G. Garnier, t. V de sa traduction, p.2, 5.
79 Ramazzini, professeur de médecine pratique à Padoue, publia en 1713 son ouvrage : De morbis artificum, traduit en français en 1781, réimprimé en 1841 dans l'Encyclopédie des sciences médicales. 7° Disc. Auteurs classiques. Son catalogue des maladies des ouvriers a été naturellement très augmenté par la période de la grande industrie. Voy. entre autres : Hygiène physique et morale de l'ouvrier dans les grandes villes en général, et dans la ville de Lyon en particulier, par le Dr A. L. Fonterel. Paris, 1858; Die Krankheiten welche verschie denen Stünden Altern und Geschlechtern eigenthümlich sind. 6 vol. Ulm, 1861, et l'ouvrage de Edouard Reich : M. D. Ueber den Ursprung der Entartung des Menschen. Erlangen, 1868. La Society of Arts nomma en 1854 une commission d'enquête sur la pathologie industrielle. La liste des documents rassemblés par cette commission se trouve dans le catalogue du Twickenham Economic Museum. Les rapports officiels sur Public Health ont comme de juste une grande importance.
80 D. Urquhart : Familiar Words. London, 1855, p.119. Hegel avait des opinions très hérétiques sur la division du travail. " Par hommes cultivés, dit-il dans sa philosophie du droit, on doit d'abord entendre ceux qui peuvent faire tout ce que font les autres. "
81 La foi naïve au génie déployé a priori par le capitaliste dans la division du travail, ne se rencontre plus que chez des professeurs allemands, tels que Roscher par exemple, qui pour récompenser le capitaliste de ce que la division du travail sort toute faite de son cerveau olympien, lui accorde " plusieurs salaires différents ". L'emploi plus ou moins développé de la division du travail dépend de la grandeur de la bourse, et non de la grandeur du génie.
82 . Les prédécesseurs d'Adam Smith, tels que Petty, l'auteur anonyme de " Advantages of the East India Trade ", ont mieux que lui pénétré le caractère capitaliste de la division manufacturière du travail.
83 . Parmi les modernes, quelques écrivains du XVIII° siècle, Beccaria et James Harris, par exemple, sont les seuls qui s'expriment sur la division du travail à peu près comme les anciens. " L'expérience apprend à chacun, dit Beccaria, qu'en appliquant la main et l'intelligence toujours au même genre d'ouvrage et aux mêmes produits, ces derniers sont plus aisément obtenus, plus abondants et meilleurs que si chacun faisait isolément et pour lui seul toutes les choses nécessaires à sa vie... Les hommes se divisent de cette manière en classes et conditions diverses pour l'utilité commune et privée. " (Cesare Beccaria : Elementi di Econ. Publica ed. Custodi, Parte Moderna, t. XI, p.28.) James Harris, plus tard comte de Malmesbury, dit lui-même dans une note de son Dialogue concerning Happiness. Lond., 1772 : " L'argument dont je me sers pour prouver que la société est naturelle (en se fondant sur la division des travaux et des emplois), est emprunté tout entier au second livre de la République de Platon. "
84 Ainsi dans l'Odyssée, XIV, 228 : " ??????????????????????????????????????? " et Archiloque cité par Sextus Empiricus : " ?????????????????????????????? " A chacun son métier et tout le monde est content.
85 " ????????????? ???? ????? ? ???????? ????? " Qui trop embrasse mal étreint. Comme producteur marchand, l'Athénien se sentait supérieur au spartiate, parce que ce dernier pour faire la guerre avait bien des hommes à sa disposition, mais non de l'argent; comme le fait dire Thucydide à Périclès dans la harangue où celui-ci excite les Athéniens à la guerre du Péloponnèse : " ?????? ?? ????, ???????????????????????? " (Thuc. 1. 1, c. XLI). Néanmoins, même dans la production matérielle, l'???????????, la faculté de se suffire, était l'idéal de l'Athénien, " ?????????????????, ???????????????????????????. Ceux-ci ont le bien, qui peuvent se suffire à eux-mêmes. " Il faut dire que même à l'époque de la chute des trente tyrans il n'y avait pas encore cinq mille Athéniens sans propriété foncière.
86 Platon explique la division du travail au sein de la communauté par la diversité des besoins et la spécialité des facultés individuelles. Son point de vue principal, c'est que l'ouvrier doit se conformer aux exigences de son œuvre, et non l'œuvre aux exigences de l'ouvrier. Si celui-ci pratique plusieurs arts à la fois, il négligera nécessairement l'un pour l'autre. (V. Rép., l. II). Il en est de même chez Thucydide 1, C. C. XLII : " La navigation est un art comme tout autre, et il n'est pas de cas où elle puisse être traitée comme un hors-d'œuvre; elle ne souffre pas même que l'on s'occupe à côté d'elle d'autres métiers. " Si l'œuvre doit attendre l'ouvrier, dit Platon, le moment critique de la production sera souvent manqué et la besogne gâchée; " ?????????????????????? " On retrouve cette idée platonique dans la protestation des blanchisseurs anglais contre l'article de la loi de fabrique qui établit une heure fixe pour les repas de tous leurs ouvriers. Leur genre d'opérations, s'écrient-ils, ne permet pas qu'on les règle d'après ce qui peut convenir aux ouvriers; " une fois en train de chauffer, de blanchir, de calendrer ou de teindre, aucun d'eux ne peut être arrêté à un moment donné sans risque de dommage. Exiger que tout ce peuple de travailleurs dîne à la même heure, ce serait dans certains cas exposer de grandes valeurs à un risque certain, les opérations restant inachevées. " Où diable le platonisme va-t-il se nicher !
87 Ce n'est pas seulement un honneur, dit Xénophon, d'obtenir des mets de la table du roi des Perses; ces mets sont, en effet, bien plus savoureux que d'autres, " et il n'y a là rien d'étonnant; car de même que les arts en général sont surtout perfectionnés dons les grandes villes, de même les mets du grand roi sont préparés d'une façon tout à fait spéciale. En effet dans les petites villes, c'est le même individu qui fait portes, charrues, lits, tables, etc.; souvent même il construit des maisons et se trouve satisfait s'il peut ainsi suffire à son entretien. Il est absolument impossible qu'un homme qui fait tant de choses les fasse toutes bien. Dans les grandes villes, au contraire, où chacun isolément trouve beaucoup d'acheteurs, il suffit d'un métier pour nourrir son homme. Il n'est pas même besoin d'un métier complet, car l'un fait des chaussures pour hommes, et l'autre pour femmes. On en voit qui, pour vivre, n'ont qu'à tailler des habits, d'autres qu'à ajuster les pièces, d'autres qu'à les coudre. Il est de toute nécessité que celui qui t'ait l'opération la plus simple, soit aussi celui qui s'en acquitte le mieux. Et il en est de même pour l'art de la cuisine. " (Xénophon, Cyrop., 1. VIII, c.II.) C'est la bonne qualité de la valeur d'usage et le moyen de l'obtenir, que Xénophon a ici exclusivement en vue, bien qu'il sache fort bien que l'échelle de la division du travail dépend de l'étendue et de l'importance du marché.
88 " Il (Busiris) divisa tous les habitants en castes particulières... et ordonna que les mêmes individus fissent toujours le même métier, parce qu'il savait que ceux qui changent d'occupation ne deviennent parfaits dans aucune, tandis que ceux qui s'en tiennent constamment au même genre de travail exécutent à la perfection tout ce qui s'y rapporte. Nous verrons également que pour ce qui est de l'art et de l'industrie, les Egyptiens sont autant au-dessus de leurs rivaux que le maître est au-dessus du bousilleur. De même, encore, les institutions par lesquelles ils maintiennent la souveraineté royale et le reste de la constitution de l'Etat sont tellement parfaites, que les philosophes les plus célèbres qui ont entrepris de traiter ces matières, ont toujours placé la constitution égyptienne au-dessus de toutes les autres. " (Isocr. Busiris, c. VIII.)
89 V. Diodore de Sicile.
90 Ure, l.c., p.31.
91 Ceci est beaucoup plus vrai pour l'Angleterre que pour la France et pour la France que pour la Hollande.
92 Mill aurait dû ajouter " qui ne vit pas du travail d'autrui ", car il est certain que les machines ont grandement augmenté le nombre des oisifs ou ce qu'on appelle les gens comme il faut.
93 V. par exemple Hutton's Course of mathematics.
94 " On peut à ce point de vue tracer une ligne précise de démarcation entre outil et machine : la pelle, le marteau, le ciseau, etc., les vis et les leviers, quel que soit le degré d'art qui s'y trouve atteint, du moment que l'homme est leur seule force motrice, tout cela est compris dans ce que l'on entend par outil. La charrue au contraire mise en mouvement par la force de l'animal, les moulins à vent, à eau, etc., doivent être comptés parmi les machines. " (Wilhelm Schulz : Die Bewegung der Production. Zurich, 1843, p.38.) Cet écrit mérite des éloges sous plusieurs rapports.
95 On se servait déjà avant lui de machines pour filer, très imparfaites, il est vrai; et c'est en Italie probablement qu'ont paru les premières. Une histoire critique de la technologie ferait voir combien il s'en faut généralement qu'une invention quelconque du XVIII° siècle appartienne à un seul individu. Il n'existe aucun ouvrage de ce genre. Darwin a attiré l'attention sur l'histoire de la technologie naturelle, c'est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L'histoire des organes productifs de l'homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin, puisque, comme dit Vico, l'histoire de l'homme se distingue de l'histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci ? La technologie met à nu le mode d'action de l'homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l'origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent. L'histoire de la religion elle-même, si l'on fait abstraction de cette base matérielle, manque de critérium. Il est en effet bien plus facile de trouver par l'analyse, le contenu, le noyau terrestre des conceptions nuageuses des religions, que de faire voir par une voie inverse comment les conditions de la vie réelle revêtent peu à peu une forme éthérée. C'est là la seule méthode matérialiste, par conséquent scientifique. Pour ce qui est du matérialisme abstrait des sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du développement historique, ses défauts éclatent dans la manière de voir abstraite et idéologique de ses porte-parole, dès qu'ils se hasardent à faire un pas hors de leur spécialité.
96 Dans la première forme mécanique du métier à tisser, on reconnaît au premier coup d'oeil l'ancien métier. Dans sa dernière forme moderne cette analogie a disparu.
97 Ce n'est que depuis vingt ans environ qu'un nombre toujours croissant de ces outils mécaniques sont fabriqués mécaniquement en Angleterre, mais dans d'autres ateliers de construction que les charpentes des machines d'opération. Parmi les machines qui servent à la fabrication d'outils mécaniques, on peut citer l'automatique bobbin-making engine, le card-setting engine, les machines à forger les broches des mules et des métiers continus, etc.
98 " Tu ne dois pas, dit Moïse d'Égypte, lier les naseaux du bœuf qui bat le grain. " Les très pieux et très chrétiens seigneurs germains, pour se conformer aux préceptes bibliques, mettaient un grand carcan circulaire en bois autour du cou du serf employé à moudre, pour l'empêcher de porter la farine à sa bouche avec la main.
99 Le manque de cours d'eau vive et la surabondance d'eaux stagnantes forcèrent les Hollandais à user le vent comme force motrice. ils empruntèrent le moulin à vent à l'Allemagne, on cette invention avait provoqué une belle brouille entre la noblesse, la prêtraille et l'empereur, pour savoir à qui des trois le vent appartenait. L'air asservit l'homme, disait-on en Allemagne, tandis que le vent constituait la liberté de IL Hollande et rendait le Hollandais propriétaire de son sol. En 1836, on fut encore obligé d'avoir recours à douze mille moulins à vent d'une force de six mille chevaux, pour empêcher les deux tiers du pays de revenir à l'état marécageux.
100 Elle fut, il est vrai, très améliorée par Watt, a u moyen de la machine à vapeur dite à simple effet; mais sous cette dernière forme elle resta toujours simple machine à soulever l'eau.
101 " La réunion de tous ces instruments simples, mis en mouvement par un moteur unique, forme une machine. " (Babbage, 1.c.)
102 Dans un mémoire " sur les forces employées en agriculture " lu en janvier 1861 dans la Society of Arts M. John C. Morton dit : " Toute amélioration qui a pour résultat de niveler et de rendre uniforme le sol, facilite l'emploi de la machine à vapeur pour la production de simple force mécanique... On ne peut se passer du cheval là où des haies tortueuses et d'autres obstacles empêchent l'action uniforme. Ces obstacles disparaissent chaque jour de plus en plus, Dans les opérations qui exigent plus de volonté que de force, la seule force qui puisse être employée est celle que dirige de minute en minute l'esprit de l'homme, c'est-à-dire la force humaine. " M. Morton ramène ensuite la force-vapeur, la force-cheval et la force humaine à l'unité de mesure employée ordinairement pour les machines à vapeur, autrement dit à la force capable d'élever trente-trois mille livres à la hauteur d'un pied dans une minute; et calcule que les frais du cheval-vapeur appliqué à la machine, sont de trois pence par heure, ceux du cheval de cinq et demi pence. En outre, le cheval, si on veut l'entretenir en bonne santé, ne peut travailler que huit heures par jour. Sur un terrain cultivé la force-vapeur permet d'économiser pendant toute l'année au moins trois chevaux sur sept, et ses frais ne s'élèvent qu'à ce que les chevaux remplacés coûtent pendant les trois ou quatre mois où ils font leur besogne. Enfin, dans les opérations agricoles où elle peut être employée, la vapeur fonctionne beaucoup mieux que le cheval. Pour faire l'ouvrage de la machine à vapeur, il faudrait soixante-six hommes à quinze shillings par heure, et pour faire celui des chevaux trente-deux hommes à huit shillings par heure.
103 Faulhebr 1625, De Cous 1688.
104 L'invention moderne des turbines fait disparaître bien des obstacles, qui s'opposaient auparavant à l'emploi de l'eau comme force motrice.
105 " Dans les premiers jours des manufactures textiles, l'emplacement de la fabrique dépendait de l'existence d'un ruisseau possédant une chute suffisante pour mouvoir une roue hydraulique, et quoique l'établissement des moulins à eau portât le premier coup au système de l'industrie domestique, cependant les moulins situés sur des courants et souvent à des distances considérables les uns des autres, constituaient un système plutôt rural que citadin. Il a fallu que la puissance de la vapeur se substituât à celle de l'eau, pour que les fabriques fussent rassemblées dans les villes et dans les localités où l'eau et le charbon requis pour la production de la vapeur se trouvaient en quantité suffisante. L'engin à vapeur est le père des villes manufacturières. " (A. Redgrave, dans Reports of the Insp. of Fact. 30 th. april 1860, p.36.)
106 Au point de vue de la division manufacturière, le tissage n'était point un travail simple, mais un travail de métier très compliqué, et c'est pourquoi le métier à tisser mécanique est une machine qui exécute des opérations très variées. En général, c'est une erreur de croire que le machinisme moderne s'empare à l'origine précisément des opérations que la division manufacturière du travail avait simplifiées. Le tissage et le filage furent bien décomposés en genres de travail nouveaux, pendant la période des manufactures; les outils qu'on y employait furent variés et perfectionnés, mais le procès de travail lui-même resta indivis et affaire de métier. Ce n'est pas le travail, mais le moyen de travail qui sert de point de départ à la machine.
107 Avant l'époque de la grande industrie, la manufacture de laine était prédominante en Angleterre. C'est elle qui, pendant la première moitié du XVIII° siècle, donna lieu à la plupart des essais et des expérimentations. Les expériences faites sur la laine profitèrent au coton, dont le maniement mécanique exige des préparations moins pénibles, de même que plus tard et inversement le tissage et le filage mécaniques du coton servirent de base à l'industrie mécanique de la laine. Quelques opérations isolées de la manufacture de laine, par exemple le cardage n'ont été incorporées que depuis peu au système de fabrique. " L'application de la mécanique au cardage de la laine... pratiquée sur une grande échelle depuis l'introduction de la machine à carder, celle de Lister spécialement, a eu indubitablement pour effet de mettre hors de travail un grand nombre d'ouvriers. Auparavant la laine était cardée à la mai. le plus souvent dans l'habitation du cardeur. Elle est maintenant cardée dans la fabrique, et le travail à la main est supprimé, excepté dans quelques genres d'ouvrages particuliers où la laine cardée à la main est encore préférée. Nombre de cardeurs à la main trouvent de l'emploi dans les fabriques; mais leurs produits sont si peu de chose comparativement à ceux que fournit la machine, qu'il ne peut plus être question d'employer ces ouvriers en grande proportion. " (Rep. of Insp. of Fact, for 31 st.. oct. 1856, p. 16.)
108 " Le principe du système automatique est donc... de remplacer la division du travail parmi les artisans, par l'analyse du procédé dans ses principes constituants. " (Ure, 1.c., t. I, p.30.)
109 Le métier à tisser mécanique dans sa première forme se compose principalement de bois; le métier moderne perfectionné est en fer. Pour juger combien à l'origine la vieille forme du moyen de production influe sur la forme nouvelle, il suffit de comparer superficiellement le métier moderne avec l'ancien, les souffleries modernes dans les fonderies de fer avec la première reproduction mécanique de lourde allure du soufflet ordinaire, et mieux encore, de se rappeler qu'une des premières locomotives essayées, avait deux pieds qu'elle levait l'un après l'autre, comme un cheval. Il faut une longue expérience pratique et une science plus avancée, pour que la forme arrive à être déterminée complètement par le principe mécanique, et par suite complètement émancipée de la forme traditionnelle de l'outil.
110 Le cottongin du Yankee Eli Whitney avait subi jusqu'à nos jours moins de modifications essentielles que n'importe quelle autre machine du XVIII° siècle. Mais depuis une vingtaine d'années un autre Américain, M. Emery d'Albany, New York, au moyen d'un perfectionnement aussi simple qu'efficace, a fait mettre la machine de Whitney au rebut.
111 The Industry of Nations. Lond., 1855, Part. II, p.239. " Si simple et si peu important, y est-il dit, que puisse sembler extérieurement cet accessoire du tour, on n'affirme rien de trop en soutenant que son influence sur le perfectionnement et l'extension donnée au machinisme a été aussi grande que l'influence des améliorations apportées par Watt à la machine à vapeur. Son introduction a eu pour effet de perfectionner toutes les machines, d'en faire baisser le prix et de stimuler l'esprit d'invention. "
112 Une de ces machines employée à Londres pour forger des paddle-wheel shafts porte le nom de " Thor ". Elle forge un shaft d'un poids de seize tonnes et demie avec la même facilité qu'un forgeron un fer à cheval.
113 Les machines qui travaillent dans le bois et peuvent aussi être employées dans des travaux d'artisan, sont la plupart d'invention américaine.
114 La science ne coûte en général absolument rien au capitaliste, ce qui ne l'empêche pas de l'exploiter. La science d'autrui est incorporée au capital tout comme le travail d'autrui. Or appropriation " capitaliste " et appropriation personnelle, soit de la science, soit de la richesse, sont choses complètement étrangères l'une à l'autre. Le Dr Ure lui-même déplore l'ignorance grossière de la mécanique qui caractérise ses chers fabricants exploiteurs de machines savantes. Quant à l'ignorance en chimie des fabricants de produits chimiques, Liebig en cite des exemples à faire dresser les cheveux.
115 Ricardo porte parfois son attention si exclusivement sur cet effet des machines (dont il ne se rend d'ailleurs pas plus compte que de la différence générale entre le procès de travail et le procès de formation de la plus-value) qu'il oublie la portion de valeur transmise par les machines au produit, et les met sur le même pied que les forces naturelles. " Adam Smith, dit-il par exemple, ne prise jamais trop bas les services que nous rendent les machines et les forces naturelles; mais il distingue très exactement la nature de la valeur qu'elles ajoutent aux utilités... comme elles accomplissent leur oeuvre gratuitement, l'assistance qu'elles nous procurent n'ajoute rien à la valeur d'échange. " (Ric., 1.c., p.336, 337.) L'observation de Ricardo est naturellement très juste si on l'applique à J. B. Say, qui se figure que les machines rendent le " service " de créer une valeur qui forme une part du profit du capitaliste.
116 Le lecteur imbu de la manière de voir capitaliste, doit s'étonner naturellement qu'il ne soit pas ici question de " l'intérêt " que la machine ajoute au produit au prorata de sa valeur-capital. Il est facile de comprendre cependant, que la machine, attendu qu'elle ne produit pas plus de valeur nouvelle que n'importe quelle autre partie du capital constant, ne peut en ajouter aucune sous le nom " d'intérêt ". Nous expliquerons dans le troisième livre de cet ouvrage le mode de comptabilité capitaliste, lequel semble absurde au premier abord et en contradiction avec les lois de la formation de la valeur.
117 Cette portion de valeur ajoutée par la machine diminue absolument et relativement, là où elle supprime des chevaux et en général des animaux de travail, qu'on n'emploie que comme forces motrices. Descartes, en définissant les animaux de simples machines, partageait le point de vue de la période manufacturière, bien différent de celui du moyen âge défendu depuis par de Haller dans sa Restauration des sciences politiques, et d'après lequel l'animal est l'aide et le compagnon de l'homme. Il est hors de doute que Descartes, aussi bien que Bacon croyait qu'un changement dans la méthode de penser amènerait un changement dans le mode de produire, et la domination pratique de l'homme sur la nature. On lit dans son Discours sur la méthode : " Il est possible (au moyen de la méthode nouvelle) de parvenir à des connaissances fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, etc., contribuer au perfectionnement de la vie humaine. " Dans la préface des Discourses upon Trade, de Sir Dudley North (1691), il est dit que la méthode de Descartes appliquée à l'économie politique, a commencé de la délivrer des vieilles superstitions et des vieux contes débités sur l'argent, le commerce, etc. La plupart des économistes anglais de ce temps se rattachaient cependant à la philosophie de Bacon et de Hobbes, tandis que Locke est devenu plus tard le philosophe de l'économie politique par excellence pour l'Angleterre, la France et l'Italie.
118 D'après un compte rendu annuel de la Chambre de commerce d'Essen (octobre 1863), la fabrique d'acier fondu de Krupp, employant cent soixante et un fourneaux de forge, de fours à rougir les métaux et de fours à ciment, trente-deux machines à vapeur (c'était à peu près le nombre des machines employées à Manchester en 1800) et quatorze marteaux à vapeur qui représentent ensemble mille deux cent trente-six chevaux, quarante-neuf chaufferies, deux cent trois machines-outils, et environ deux mille quatre cents ouvriers, a produit treize millions de livres d'acier fondu. Cela ne fait pas encore deux ouvriers par cheval.
119 Babbage calcule qu'à Java le filage à lui seul ajoute environ cent dix-sept pour cent à la valeur du coton, taudis qu'en Angleterre, à la même époque (1832), la valeur totale ajoutée au coton par la machine et le filage, se montait environ à trente-trois pour cent de la valeur de la matière première. (On the Economy of Machinery, p.214.)
120 L'impression à la machine permet en outre d'économiser la couleur.
121 Comp. Paper read by Dr Watson, Reporter on Products to the Government of lndia, before the Society of Arts, 17 th.. april 1860.
122 " Ces agents muets (les machines) sont toujours le produit d'un travail beaucoup moindre que celui qu'ils déplacent, lors même qu'ils sont de la même valeur monétaire. " (Ricardo, 1.c., p.40.)
123 " Ce n'est que par nécessité que les maîtres retiennent deux séries d'enfants au-dessous de treize ans... En fait, une classe de manufacturiers, les filateurs de laine, emploient rarement des enfants au-dessous de treize ans, c'est-à-dire des demi-temps. Ils ont introduit des machines nouvelles et perfectionnées de diverses espèces, qui leur permettent de s'en passer. Pour donner un exemple de cette diminution dans le nombre des enfants, je mentionnerai un procès de travail dans lequel, grâce à l'addition aux machines existantes d'un appareil appelé piercing machine, le travail de six ou de quatre demi-temps, suivant la particularité de chaque machine, peut être exécuté par une jeune personne (au-dessus de treize ans)... C'est le système des demi-temps qui a suggéré l'invention de la piercing machine. " (Reports of Insp. of Fact. for oct. 1858.)
124 " Il arrive souvent que la machine ne peut être employée à moins que le travail (il veut dire le salaire) ne s'élève. " (Ricardo l.c., p.479.)
125 Voy. : Report of the Social Science Congress at Edinburgh. October 1863.
126 Le docteur Edward Smith, pendant la crise cotonnière qui accompagna la guerre civile américaine, fut envoyé par le gouvernement anglais dans le Lancashire, le Cheshire, etc., pour faire un rapport sur l'état de santé des travailleurs. On lit dans ce rapport : " Au point de vue hygiénique, et abstraction faite de la délivrance de l'ouvrier de l'atmosphère de la fabrique, la crise présente divers avantages. Les femmes des ouvriers ont maintenant assez de loisir pour pouvoir offrir le sein à leurs nourrissons au lieu de les empoisonner avec le cordial de Godfrey. Elles ont aussi trouvé le temps d'apprendre à faire la cuisine. " Malheureusement elles acquirent ce talent culinaire au moment où elles n'avaient rien à manger, mais on voit comment le capital en vue de son propre accroissement avait usurpé le travail que nécessite la consommation de la famille. La crise a été aussi utilisée dans quelques écoles pour enseigner la couture aux ouvrières. Il a donc fallu une révolution américaine et une crise universelle pour que des ouvrières qui filent pour le monde entier apprissent à coudre.
127 " L'accroissement numérique des travailleurs a été considérable par suite de la substitution croissante des femmes aux hommes et surtout des enfants aux adultes. Un homme d'âge mûr dont le salaire variait de dix-huit à quarante-cinq shillings par semaine, est maintenant remplacé par trois petites filles de treize ans payées de six à huit shillings. " (Th. de Quincey ; The Logic of Politic Econ. Lond. 1845. Note de la p.147.) Comme certaines fonctions de la famille, telles que le soin et l'allaitement des enfants, ne peuvent être tout à fait supprimées, les mères de famille confisquées par le capital sont plus ou moins forcées de louer des remplaçantes. Les travaux domestiques, tels que la couture, le raccommodage, etc., doivent être remplacés par des marchandises toutes faites. A la dépense amoindrie en travail domestique correspond une augmentation de dépense en argent. Les frais de la famille du travailleur croissent par conséquent et balancent le surplus de la recette. Ajoutons à cela qu'il y devient impossible de préparer et de consommer les subsistances avec économie et discernement. Sur tous ces faits passés sous silence par l'économie politique officielle on trouve de riches renseignements dans les rapports des inspecteurs de fabrique, de la " Children's Employment Commission " de même que dans les " Reports on Public Health ".
128 En contraste avec ce grand fait que ce sont les ouvriers mâles qui ont forcé le capital à diminuer le travail des femmes et des enfants dans les fabriques anglaises, les rapports les plus récents de la " Children's Employment Commission " contiennent des traits réellement révoltants sur les procédés esclavagistes de certains parents dans le trafic sordide de leurs enfants. Mais comme on peut le voir par ces rapports, le pharisien capitaliste dénonce lui-même la bestialité qu'il a créée, qu'il éternise et exploite et qu'il a baptisée du nom de Liberté du travail. " Le travail des enfants a été appelé en aide... même pour payer leur pain quotidien; sans force pour supporter un labeur si disproportionné, sans instruction pour diriger leur vie dans l'avenir, ils ont été jetés dans une situation physiquement et moralement souillée. L'historien juif, à propos de la destruction de Jérusalem par Titus a donné à entendre qu'il n'était pas étonnant qu'elle eût subi une destruction si terrible, puisqu'une mère inhumaine avait sacrifie son propre fils pour apaiser les tourments d'une faim irrésistible. " (Public Economy concentrated. Carlisle, 1833, p.56). Dans le " Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse " (31 mai 1837), le docteur Perrot dit : " La misère engendre quelquefois chez les pères de famille un odieux esprit de spéculation sur leurs enfants, et des chefs d'établissement sont souvent sollicités pour recevoir dans leurs ateliers des enfants au-dessous de l'âge même où on les admet ordinairement. "
129 A. Redgrave dans " Reports of Insp. of Fact for 31 oct. 1858 ", p.40,41.
130 " Children's Employment Commission. " Voy. Report. Lond. 1866, p.81, n.31.
131 " Child. Employm. Comm. Ill Report. " Lond. 1864, p.53, et 15.
132 L. c. V. Report., p.XXII, n.137.
133 " Sixth Report on Public Health. " Lond. 1864, p.34.
Dans les villes ouvrières en France la mortalité des enfants d'ouvriers au-dessous d'un an est de vingt à vingt-deux pour cent (chiffre de Roubaix). A Mulhouse elle a atteint trente-trois pour cent en 1863. Elle y dépasse toujours trente pour cent.
Dans un travail présenté à l'Académie de médecine, M. Devilliers, établit que la mortalité des enfants des familles aisées étant de dix pour cent, celle des enfants d'ouvriers tisseurs est au minimum de trente-cinq pour cent. (Discours de M. Boudet à l'Académie de médecine, séance du 27 novembre 1866.) Dans son 28° Bulletin, la Société industrielle de Mulhouse constate le " dépérissement t effrayant de la génération qui se développe ".
134 " Elle (l'enquête de 1861)... a démontré que d'une part, dans les circonstances que nous venons de décrire, les enfants périssent par suite de la négligence et du dérèglement qui résultent des occupations de leurs mères, et d'autre part que les mères elles-mêmes deviennent de plus en plus dénaturées; à tel point qu'elles ne se troublent plus de la mort de leurs enfants, et quelquefois même prennent des mesures directes pour assurer cette mort. " (L.c.)
135 L. c., p.454.
136 L. c., p.454-463. " Report by Dr. Henry Julian Humer on the excessive mortality of infants in some rural districts of England. "
137 L. c., p.35 et p.455, 456.
138 L. c., p.456.
139 " La consommation de l'opium se propage chaque jour parmi les travailleurs adultes et les ouvrières dans les districts agricoles comme dans les districts manufacturiers. Pousser la vente des opiats, tel est l'objet des efforts de plus d'un marchand en gros. Pour les droguistes c'est l'article principal. " (L. c., p.459.) " Les nourrissons qui absorbaient des opiats devenaient rabougris comme de vieux petits hommes ou se ratatinaient à l'état de petits singes. " (L. c., p.460.) Voilà la terrible vengeance que l'Inde et la Chine tirent de l'Angleterre.
140 L. c., p.37.
141 " Reports of Insp. of Fact.for 31 st. oct. 1862, p. 59. " Cet inspecteur de fabrique était médecin.
142 Leonhard Horner dans " Reports of Insp. of. Fact.for 10 th. june 1857 ", p.17.
143 Id. dans " Rep. of. Fact. for 31 st. art. 1855 ", p.18, 19.
144 Sir John Kincaid dans " Rep. of Insp. of Fact. for 31 st. oct. 1858 ", p.31, 32.
145 Leonhard Horner dans " Reports, etc., for 31 st. october 1856 ", p.17.
146 Id. L.c., p.66.
147 A. Redgrave dans " Reports of Insp. of Fact. for 10 th. june 1857 ", p.4
Dans les branches de l'industrie anglaise où règne depuis assez longtemps la loi des fabriques proprement dite (qu'il ne faut pas confondre avec le Print Work's Act), les obstacles que rencontraient les articles sur l'instruction ont été surmontés dans une certaine mesure. Quant aux industries non soumises à la loi, la manière de voir qui y prédomine est celle exprimée par le fabricant verrier J. Geddes devant le commissaire d'enquête M. White : " Autant que je puis en juger, le supplément d'instruction accordé à une partie de la classe ouvrière dans ces dernières années est un mal. Il est surtout dangereux, en ce qu'il la rend trop indépendante. " Children's Empl. Commission. IV Report. London. 1865, p.253.
148 " M. E. ... fabricant m'a fait savoir qu'il emploie exclusivement des femmes à ses métiers mécaniques; il donne la préférence aux femmes mariées; surtout à celles qui ont une famille nombreuse; elles sont plus attentives et plus disciplinables que les femmes non mariées, et de plus sont forcées de travailler jusqu'à extinction pour se procurer les moyens de subsistance nécessaires. C'est ainsi que les vertus qui caractérisent le mieux la femme tournent à son préjudice. Ce qu'il y a de tendresse et de moralité dans sa nature devient l'instrument de son esclavage et de sa misère. " Ten Hours' Factory Bill. The speech of Lord Ashley. Lond. 1844; p.20.
149 " Depuis l'introduction en grand de machines coûteuses, on a voulu arracher par force à la nature humaine beaucoup plus qu'elle ne pouvait donner. " (Robert Owen : Observations on the effects of the manufacturing system. 2° éd. Lond. 1817.)
150 Les Anglais qui aiment à confondre la raison d'être d'un fait social avec les circonstances historiques dans lesquelles il s'est présente originairement, se figurent souvent qu'il ne faut pas chercher la cause des longues heures de travail des fabriques ailleurs que dans l'énorme vol d'enfants, commis dès l'origine du système mécanique par le capital à la façon d'Hérode sur les maisons de pauvres et d'orphelins, vol par lequel il s'est incorporé un matériel humain dépourvu de toute volonté. Evidemment, dit par exemple Fielden, un fabricant anglais, " les longues heures de travail ont pour origine cette circonstance que le nombre d'enfants fournis par les différentes parties du pays a été si considérable, que les maîtres se sentant indépendants, ont une bonne fois établi la coutume au moyen du misérable matériel qu'ils s'étaient procuré par cette voie, et ont pu ensuite l'imposer à leurs voisins avec la plus grande facilite. " (J. Fielden : " The Curse of the Factory system. " Lond. 1836). Pour ce qui est du travail des femmes, l'inspecteur des fabriques Saunders dit dans son rapport de 1844 : " Parmi les ouvrières il y a des femmes qui sont occupées de 6 heur s du matin à minuit pendant plusieurs semaines de suite, à peu de jours près, avec de deux heures pour les repas, de sorte que pour cinq jours de la semaine, sur les vingt-quatre heures de la journée, il ne leur en reste que six pour aller chez elles, s'y reposer et en revenir. "
151 " On connaît le dommage que cause l'inaction des machines à des pièces de métal mobiles et délicates. " (Ure, l.c., t.II, p.8.)
152 Le Manchester Spinner, déjà cité (Times, 26 nov. 1862) dit: " cela (c'est-à-dire l'allocation pour la détérioration des machines) a pour but de couvrir la perte qui résulte constamment du remplacement des machines, avant qu'elles ne soient usées, par d'autres de construction nouvelle et meilleure. "
153 " On estime en gros qu'il faut cinq fois autant de dépense pour construire une seule machine d'après un nouveau modèle, que pour reconstruire la même machine sur le même modèle. " (Babbage l.c., p.349.)
154 " Depuis quelques années il a été apporté à la fabrication des tulles des améliorations si importantes et si nombreuses, qu'une machine bien conservée, du prix de mille deux cents livres sterling, a été vendue quelques années plus tard, soixante livres sterling... Les améliorations se sont succédé avec tant de rapidité que des machines sont restées inachevées dans les mains de leurs constructeurs mises au rebut par suite de l'invention de machines meilleures. Dans cette période d'activité dévorante, les fabricants de tulle prolongèrent naturellement le temps de travail de huit heures à vingt-quatre heures en employant le double d'ouvriers. " (L.c., p.377, 378 et 389.)
155 " Il est évident que dans le flux et reflux du marché et parmi les expansions et contractions alternatives de la demande, il se présente constamment des occasions dans lesquelles le manufacturier peut employer un capital flottant additionnel sans employer un capital fixe additionnel... si des quantités supplémentaires de matières premières peuvent être travaillées sans avoir recours à une dépense supplémentaire pour bâtiments et machines. " (R. Torrens : On wages and combination. Lond., 1834, p. 63.)
156 Cette circonstance n'est ici mentionnée que pour rendre l'exposé plus complet, car ce n'est que dans le troisième livre de cet ouvrage que je traiterai la question du taux du profit, c'est-à-dire le rapport de la plus-value au total du capital avancé.
157 Senior : Letters on the Factory Art. Lond. 1837, p.13, 14.
158 " La grande proportion du capital fixe au capital circulant... rend désirables les longues heures de travail. A mesure que le machinisme se développe etc. les motifs de prolonger les heures de travail deviennent de plus en plus grands, car c'est le seul moyen de rendre profitable une grande proportion du capital fixe. " (Senior l.c., p.11-13.) " Il y a dans une fabrique différentes dépenses qui restent constantes, que la fabrique travaille plus ou moins de temps, par exemple la rente pour les bâtiments, les contributions locales et générales l'assurance contre l'incendie, le salaire des ouvriers qui restent là en permanence, les frais de détérioration des machines, et une multitude d'autres charges dont la proportion vis-à-vis du profit croit dans le même rapport que l'étendue de la production augmente. " (Reports of the lnsp. of Face. for 31 st. oct. 1862, p.19.)
159 On verra dans les premiers chapitres du livre III, pourquoi ni le capitaliste, ni l'économie politique qui partage sa manière de voir, n'ont conscience de cette contradiction.
160 Sismondi et Ricardo ont le mérite d'avoir compris que la machine est un moyen de produire non seulement des marchandises, mais encore la surpopulation " redundant population ".
161 F . Biese; Die Philosophie des Aristoteles. Zweiter Band., Berlin, 1842, p.408.
162 " Epargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement ! Que le coq vous avertisse en vain qu'il l'ait jour ! Dao a imposé aux nymphes le travail des filles et les voilà qui sautillent allégrement sur la roue et voilà que l'essieu ébranlé roule avec ses rais, faisant tourner le poids de la pierre roulante. Vivons de la vie de nos pères et oisifs, réjouissons-nous des dons que la déesse accorde. " (Antiparos.)
163 Par le mot intensification nous désignons les procédés qui rendent le travail plus intense.
164 Différents genres de travail réclament souvent par leur nature même différents degrés d'intensité et il se peut, ainsi que l'a déjà démontré Adam Smith, que ces différences se compensent par d'autres qualités particulières à chaque besogne. Mais comme mesure de la valeur, le temps de travail n'est affecté que dans les cas où la grandeur extensive du travail et son degré d'intensité constituent deux expressions de la même quantité qui s'excluent mutuellement.
165 Voy : " Reports of Insp. of Fact..for 31 st. oct. 1865. "
166 " Reports of Insp.of Fact. for 1844 and the quarter ending 30 th. april 1845 " p.20, 21.
167 L.c., p.19. Comme chaque mètre fourni était payé aux ouvriers au même taux qu'auparavant, le montant de leur salaire hebdomadaire dépendait du nombre de mètres tissés.
168 L.c., p.20.
169 L'élément moral joua un grand rôle dans ces expériences. " Nous travaillons avec plus d'entrain ", dirent les ouvriers à l'inspecteur de la fabrique, " nous avons devant nous la perspective de partir de meilleure heure et une joyeuse ardeur au travail anime la fabrique depuis le plus jeune jusqu'au plus vieux, de sorte que nous pouvons nous aider considérablement les uns les autres. " l.c.
170 John Fielden, l.c., p. 32.
171 Les mules que l'ouvrier doit suivre avancent et reculent alternativement; quand elles avancent, les écheveaux sont étirés en fils allongés. Le rattacheur doit saisir le moment où le chariot est proche du porte-système pour rattacher des filés cassés ou casser des filés mal venus. Les calculs cités par Lord Ashley étaient faits par un mathématicien qu'il avait envoyé à Manchester dans ce but.
172 Il s'agit d'un fileur qui travaille à la fois à deux mules se faisant vis-à-vis.
173 Lord Ashley, l.c., passim.
174 " Reports of Insp. of Fact. for 1845 ", p.20.
175 L. c., p. 22.
176 Rep. of Insp. of Fact. for 31 st. oct. 1862, p. 62.
177 Il n'en est plus de même à partir du " Parliamentary Return " de 1862. Ici la force-cheval réelle des machines et des roues hydrauliques modernes remplace la force nominale. Les broches pour le tordage ne sont plus confondues avec les broches proprement dites (comme dans les Returns de 1839, 1850 et 1856); en outre, on donne pour les fabriques de laine le nombre des " gigs "; une séparation est introduite entre les fabriques de jute et de chanvre d'une part et celles de lin de l'autre, enfin la bonneterie est pour la première fois mentionnée dans le rapport.
178 " Reports of Insp. of Fact.. for 31 st. oct 1856 ", p. 11.
179 L.c., p.14, 15.
180 L. c., p.20.
181 Reports, etc., for 31 st. oct. 1858, p.9, 10. Comp. Reports, etc., for 30 th. april 1860 , p.30 et suiv.
182 Reports of Insp. of Fact. for 31 st. oct. 1862, p.100 et 130.
183 Avec le métier à vapeur moderne un tisserand fabrique aujourd'hui, en travaillant sur deux métiers soixante heures par semaine, vingt-six pièces d'une espèce particulière de longueur et largeur données, tandis que sur l'ancien métier à vapeur il n'en pouvait fabriquer que quatre. Les frais d'une pièce semblable étaient déjà tombés au commencement de 1850 de trois francs quarante à cinquante-deux centimes.
" Il y a trente ans (1841) on faisait surveiller par un fileur et deux aides dans les fabriques de coton une paire de mules avec trois cents à trois cent vingt-quatre broches. Aujourd'hui le fileur avec cinq aides doit surveiller des mules dont le nombre de broches est de deux mille deux cents et qui produisent pour le moins sept fois autant de filés qu'en 1841. " (Alexandre Redgrave inspecteur de fabrique, dans le " Journal of the Society of Arts ", january 5, 1872.)
184 Rep. etc., 31 st. oct. 1861, p.25, 26.
185 L'agitation des huit heures commença en 1867 dans le Lancashire parmi les ouvriers de fabrique.
186 Les quelques chiffres suivants mettent sous les yeux le progrès des fabriques proprement dites dans le Royaume-Uni depuis 1848 :
Désignation
Quantité exportée
1848
Quantité exportée
1851
Fabrique de coton
Coton filé
liv. 135 831 162
liv. 143 966 106
Fil à coudre
yard( = 0,914m.)
l. 4 392 176
Tissus de coton
y. 1 091 373 930
y. 1 543 161 789
Fabrique de lin et de chanvre
Filé
l. 11 722 182
1. 18 841 326
Tissus
y. 88 901 519
y. 129 106 753
Fabrique de soie
Filé de différentes sortes
1. 466 825
l. 462 513
Tissus
y.
y. 1 181 455
Fabrique de laine
Laine filée
q. (quintal)
l. 14 670 880
Tissus
y.
y. 1. 241 120 973
Désignation
Valeur exportée
1848
Valeur exportée
1851
Fabrique de coton
£
£
Coton filé
15 927 831
6 634 026
Tissus
16 753 369
23 454 810
Fabrique de lin et de chanvre
Filé
493 449
951 426
Tissus
2 802 789
4 107 396
Fabrique de soie
Filé divers
77 789
195 380
Tissus
1 130 398
Fabrique de laine
Laine filée
776 975
1 484 544
Tissus
5 733 828
8 377 183
(Voy. les livres bleus : Statistical Abstract for the U. Kingd., n. 8 et n.13.Lond., 1861 et 1866.) Dans le Lancashire le nombre des fabriques s'est accru entre 1839 et 1850 seulement de quatre pour cent, entre 1850 et 1856 de dix-neuf pour cent, entre 1856 et 1862 de trente-trois pour cent, tandis que dans les deux périodes de onze ans le nombre des personnes employées a grandi absolument et diminué relativement, c'est-à-dire comparé à la production et au nombre des machines. Comp. Rep. of Insp. of Fact. for 31 st. oct. 1862, p.63. Dans le Lancashire c'est la fabrique de coton qui prédomine. Pour se rendre compte de la place proportionnelle qu'elle occupe dans la fabrication des filés et des tissus en général, il suffit de savoir qu'elle comprend quarante-cinq deux pour cent de toutes les fabriques de ce genre en Angleterre, en Écosse et en Irlande, quatre-vingt-trois trois pour cent de toutes les broches du Royaume-Uni, quatre-vingt-un quatre pour cent de tous les métiers à vapeur, soixante-douze six pour cent de toute la force motrice et cinquantehuit deux pour cent du nombre total des personnes employées. (L.c., p.62, 63.)
Désignation
Quantité exportée
1860
Quantité exportée
1865
Fabrique de coton
Coton filé
l. 197 343 655
l. 103 751 455
Fil à coudre
l. 6 297 554
l. 4 648 611
Tissus de coton
y. 2 776 218 427
y. 2 015 237 851
Fabrique de lin et de chanvre
Filé
l. 31 210 612
l. 36 777 334
Tissus
y. 143 996 773
y. 247 012 529
Fabrique de soie
Filé de différentes sortes
l. 897 402
l. 812 589
Tissus
y. 1 307 293
y. 2 869 837
Fabrique de laine
Laine filée
l. 27 533 968
l. 31 669 267
Tissus
y. 190 381 537
y. 278 837 438
Désignation
Valeur exportée
1860
Valeur exportée
1865
Fabrique de coton
£
£
Coton filé
9 870 875
10 351 049
Tissus
42 141 505
46 903 795
Fabrique de lin et de chanvre
Filé
1 801 272
2 505 497
Tissus
4804803
9 155 318
Fabrique de soie
Filé divers
918342
768067
Tissus
1 587 303
1 409 221
Fabrique de laine
Laine filée
3 843 450
5 424 017
Tissus
12 156 998
20 102 259 187 Ure, l.c., p.19, 20, 26.
188 L.c., p. 31. - Karl Marx, l.c., p.140, 141.
189 La législation de fabrique anglaise exclut expressément de son cercle d'action les travailleurs mentionnés les derniers dans le texte comme n'étant pas des ouvriers de fabrique, mais les " Returns " publiés par le Parlement comprennent expressément aussi dans la catégorie des ouvriers de fabrique non seulement les ingénieurs, les mécaniciens, etc., mais encore les directeurs, les commis, les inspecteurs de dépôts, les garçons qui font les courses, les emballeurs, etc.; en un mot tous les gens à l'exception du fabricant - tout cela pour grossir le nombre apparent des ouvriers occupés par les machines.
190 Ure en convient lui-même. Après avoir dit que les ouvriers, en cas d'urgence peuvent passer d'une machine à l'autre à la volonté du directeur, il s'écrie d'un ton de triomphe : " De telles mutations sont en contradiction flagrante avec l'ancienne routine qui divise le travail et assigne à tel ouvrier la tâche de façonner la tête d'une épingle et à tel autre celle d'en aiguiser la pointe. " Il aurait du bien plutôt se demander pourquoi dans la fabrique automatique cette " ancienne routine " n'est abandonnée qu'en " cas d'urgence ".
191 En cas d'urgence comme par exemple pendant la guerre civile américaine, l'ouvrier de fabrique est employé par le bourgeois aux travaux les plus grossiers, tels que construction de routes, etc. Les ateliers nationaux anglais de 1862 et des années suivantes pour les ouvriers de fabrique en chômage se distinguent des ateliers nationaux français de 1848 en ce que dans ceux-ci les ouvriers avaient à exécuter des travaux improductifs aux frais de l'État tandis que dans ceux-là ils exécutaient des travaux productifs au bénéfice des municipalités et de plus à meilleur marché que les ouvriers réguliers avec lesquels on les mettait ainsi en concurrence. " L'apparence physique des ouvriers des fabriques de coton s'est améliorée. J'attribue cela... pour ce qui est des hommes à ce qu'ils sont employés à l'air libre à des travaux publics. " (Il s'agit ici des ouvriers de Preston que l'on faisait travailler à l'assainissement des marais de cette ville.) (Rep. of Insp. of Fact., oct. 1865, p.59.)
192 Exemple : Les nombreux appareils mécaniques qui ont été introduits dans la fabrique de laine depuis la loi de 1844 pour remplacer le travail des enfants. Dès que les enfants des fabricants eux-mêmes auront à faire leur école comme manœuvres cette partie a peine encore explorée de la mécanique prendra aussitôt un merveilleux essor.
" Les mules automatiques sont des machines des plus dangereuses. La plupart des accidents frappent les petits enfants rampant à terre au-dessous des mules en mouvement pour balayer le plancher... L'invention d'un balayeur automatique quelle heureuse contribution ne serait-elle à nos mesures protectrices ! " (Rep. of lnsp. of Fact., for 31 st. oct. 1866, p.63.)
193 Après cela on pourra apprécier l'idée ingénieuse de Proudhon qui voit dans la machine une synthèse non des instruments de travail, mais " une manière de réunir diverses particules du travail, que la division avait séparées. " Il fait en outre cette découverte aussi historique que prodigieuse que " la période des machines se distingue par un caractère particulier, c'est le salariat ".
194 F. Engels, l.c., p. 217. Même un libre-échangiste des plus ordinaires et optimiste par vocation, M. Molinari, fait cette remarque : " Un homme s'use plus vite en surveillant quinze heures par jour l'évolution d'un mécanisme, qu'en exerçant dans le même espace de temps sa force physique. Ce travail de surveillance, qui servirait peut-être d'utile gymnastique à l'intelligence, s'il n'était pas trop prolongé, détruit à la longue, par son excès, et l'intelligence et le corps même. " (G. de Molinari : Etudes économiques. Paris, 1846.)
195 F. Engels, l.c., p. 216.
196 " The Master Spinners' and Manufacturers' Defence Fund. Report of the Committee. Manchester 1854 ", p. 17. On verra plus tard que le " Maître " chante sur un autre ton, dès qu'il est menacé de perdre ses automates " vivants ".
197 Ure, l.c., p. 22, 23. Celui qui connaît la vie d'Arkwright ne s'avisera jamais de lancer l'épithète de " noble " à la tête de cet ingénieux barbier. De tous les grands inventeurs du XVIII° siècle, il est sans contredit le plus grand voleur des inventions d'autrui.
198 " L'esclavage auquel la bourgeoisie a soumis le prolétariat, se présente sous son vrai jour dans le système de la fabrique. Ici toute liberté cesse de fait et de droit. L'ouvrier doit être le matin dans la fabrique à 5 h 30; s'il vient deux minutes trop tard, il encourt une amende; s'il est en retard de dix minutes, on ne le laisse entrer qu'après le déjeuner, et il perd le quart de son salaire journalier. Il lui faut manger, boire et dormir sur commande... La cloche despotique lui fait interrompre son sommeil et ses repas. Et comment se passent les choses à l'intérieur de la fabrique ? Ici le fabricant est législateur absolu. Il fait des règlements, comme l'idée lui en vient, modifie et amplifie son code suivant son bon plaisir, et s'il y introduit l'arbitraire le plus extravagant, les tribunaux disent aux travailleurs : Puisque vous avez accepté volontairement ce contrat, il faut vous y soumettre... Ces travailleurs sont condamnés à. être ainsi tourmentés physiquement et moralement depuis leur neuvième année jusqu'à leur mort. " (Fr. Engels, l.c., p. 227 et suiv.) Prenons deux cas pour exemples de ce que " disent les tribunaux ". Le premier se passe à Sheffield, fin de 1866. Là un ouvrier s'était loué pour deux ans dans une fabrique métallurgique. A Ia suite d'une querelle avec le fabricant, il quitta la fabrique et déclara qu'il ne voulait plus y rentrer à aucune condition. Accusé de rupture de contrat, il est condamné à deux mois de prison. (Si le fabricant lui-même viole le contrat, il ne peut être traduit que devant les tribunaux civils et ne risque qu'une amende.) Les deux mois finis, le même fabricant lui intime l'ordre de rentrer dans la fabrique d'après l'ancien contrat. L'ouvrier s'y refuse alléguant qu'il a purgé sa peine. Traduit de nouveau en justice, il est de nouveau condamné par le tribunal, quoique l'un des juges, M. Shee, déclare publiquement que c'est une énormité juridique, qu'un homme puisse être condamné périodiquement pendant toute sa vie pour le même crime ou délit. Ce jugement fut prononcé non par les " Great Unpaid ", les Ruraux provinciaux, mais par une des plus hautes cours de justice de Londres. - Le second cas se passe dans le Wiltshire, fin novembre 1863. Environ trente tisseuses au métier à vapeur occupées par un certain Harrupp, fabricant de draps de Leower's Mill, Westbury Leigh, se mettaient en grève parce que le susdit Harrup avait l'agréable habitude de faire une retenue sur leur salaire pour chaque retard le matin. Il retenait six pence pour deux minutes, un shilling pour trois minutes et un shilling six pence pour dix minutes. Cela fait à douze francs un cinquième de centime par heure, cent douze francs cinquante centimes par jour, tandis que leur salaire en moyenne annuelle ne dépassait jamais douze à quatorze francs par semaine. Harrupp avait aposté un jeune garçon pour sonner l'heure de la fabrique. C'est ce dont celui-ci s'acquittait parfois avant 6 heures du matin, et dès qu'il avait cessé, les portes étaient fermées et toutes les ouvrières qui étaient dehors subissaient une amende. Comme il n'y avait pas d'horloge dans cet établissement, les malheureuses étaient à la merci du petit drôle inspiré par le maître. Les mères de famille et les jeunes filles comprises dans la grève déclarèrent qu'elles se remettraient à l'ouvrage dès que le sonneur serait remplacé par une horloge et que le tarif des amendes serait plus rationnel. Harrupp cita dix-neuf femmes et filles devant les magistrats, pour rupture de contrat. Elles furent condamnées chacune à six pence d'amende et à deux shillings pour les frais, à la grande stupéfaction de l'auditoire. Harrupp, au sortir du tribunal, fut salué des sifflets de la foule.
- Une opération favorite des fabricants consiste à punir leurs ouvriers des défauts du matériel qu'ils leur livrent en faisant des retenues sur leur salaire. Cette méthode provoqua en 1866 une grève générale dans les poteries anglaises. Les rapports de la " Child. Employm. Commiss. " (1863-1866) citent des cas où l'ouvrier, au lieu de recevoir un salaire, devient par son travail et en vertu des punitions réglementaires, le débiteur de son bienfaisant maître. La dernière disette de coton a fourni nombre de traits édifiants de l'ingéniosité des philanthropes de fabrique en matière de retenues sur le salaire. " J'ai eu moi-même tout récemment, dit l'inspecteur de fabrique R. Baker, à faire poursuivre juridiquement un fabricant de coton parce que, dans ces temps difficiles et malheureux, il retenait à quelques jeunes garçons (au-dessus de treize ans) dix pence pour le certificat d'âge du médecin, lequel ne lui coûte que six pence et sur lequel la loi ne permet de retenir que trois pence, l'usage étant même de ne faire aucune retenue... Un autre fabricant, pour atteindre le même but, sans entrer en conflit avec la loi, fait payer un shilling à chacun des pauvres enfants qui travaillent pour lui, à titre de frais d'apprentissage du mystérieux art de filer, dès que le témoignage du médecin les déclare mûrs pour cette occupation. Il est, comme on le voit, bien des détails cachés qu'il faut connaître pour se rendre compte de phénomènes aussi extraordinaires que les grèves par le temps qui court (il s'agit d'une grève dans la fabrique de Darwen, juin 1863, parmi les tisseurs à la mécanique). " Reports of Insp. of Fact., for 30 th. april 1863. (Les rapports de fabrique s'étendent toujours au-delà de leur date officielle.)
199 " Les lois pour protéger les ouvriers contre les machines dangereuses n'ont pas été sans résultats utiles.
" Mais il existe maintenant de nouvelles sources d'accidents inconnus il y a vingt ans, surtout la vélocité augmentée des machines. Roues, cylindres, broches et métiers à tisser sont chassés par une force d'impulsion toujours croissante; les doigts doivent saisir les filés cassés avec plus de rapidité et d'assurance; s'il y a hésitation ou imprévoyance, ils sont sacrifiés... Un grand nombre d'accidents est occasionné par l'empressement des ouvriers à exécuter leur besogne aussi vite que possible. Il faut se rappeler qu'il est de la plus haute importance pour les fabricants de faire fonctionner leurs machines sans interruption, c'est-à-dire de produire des filés et des tissus. L'arrêt d'une minute n'est pas seulement une perte en force motrice, mais aussi en production. Les surveillants, ayant un intérêt monétaire dans la quantité du produit, excitent les ouvriers à faire vite et ceux-ci, payés d'après le poids livré ou à la pièce n'y sont pas moins intéressés. Quoique formellement interdite dans la plupart des fabriques, la pratique de nettoyer des machines en mouvement est générale. Cette seule cause a produit pendant les derniers six mois, neuf cent six accidents funestes. Il est vrai qu'on nettoye tous les jours, mais le vendredi et surtout le samedi sont plus particulièrement fixés pour cette opération qui s'exécute presque toujours durant le fonctionnement des machines... Comme c'est une opération qui n'est pas payée, les ouvriers sont empressés d'en finir. Aussi, comparés aux accidents des jours précédents, ceux du vendredi donnent un surcroît moyen de douze pour cent, ceux du samedi un surcroît de vingt-cinq et même de plus de cinquante pour cent, si on met en ligne de compte que le travail ne dure le samedi que sept heures et demie. " (Reports of Insp. of Fact. for 31 st. oct. London 1867, p.9, 15, 16, 17.)
200 Dans le premier chapitre du livre III je rendrai compte d'une campagne d'entrepreneurs anglais contre les articles de la loi de fabrique relatifs à la protection des ouvriers contre les machines. Contentons-nous d'emprunter ici une citation d'un rapport officiel de l'inspecteur Leonhard Horner : " J'ai entendu des fabricants parler avec une frivolité inexcusable de quelques-uns des accidents, dire par exemple que la perte d'un doigt est une bagatelle. La vie et les chances de l'ouvrier dépendent tellement de ses doigts qu'une telle perte a pour lui les conséquences les plus fatales. Quand j'entends de pareilles absurdités, je pose immédiatement cette question : Supposons que vous ayez besoin d'un ouvrier supplémentaire et qu'il s'en présente deux également habiles sous tous les rapports, lequel choisiriez-vous ? Ils n'hésitaient pas un instant à se décider pour celui dont la main est intacte... Ces messieurs les fabricants ont des faux préjugés contre ce qu'ils appellent une législation pseudo-philanthropique. " (Reports of Insp. of Fact for 31 st. oct. 1855.) Ces fabricants sont de madrés compères et ce n'est pas pour des prunes qu'ils acclamèrent avec exaltation la révolte des esclavagistes américains.
201 Cependant dans les établissements soumis le plus longtemps à la loi de fabrique, bien des abus anciens ont disparu. Arrive à un certain point le perfectionnement ultérieur du système mécanique exige lui-même une construction perfectionnée des bâtiments de fabrique laquelle profite aux ouvriers. (V. Report. etc. for 31 st oct. 1863, p.109.)
202 Voy entre autres : John Houghton : Husbandry and Trade improved. Lond., 1727, The advantages of the East India Trade, 1720, John Bellers l.c. " Les maîtres et les ouvriers sont malheureusement en guerre perpétuelle les uns contre les autres. Le but invariable des premiers est de faire exécuter l'ouvrage le meilleur marché possible et ils ne se font pas faute d'employer toute espèce d'artifices pour y arriver tandis que les seconds sont à l'affût de toute occasion qui leur permette de réclamer des salaires plus élevés. " An Inquiry into the causes of the Present High Prices of Provision, London, 1767. Le Rév. Nathaniel Forster est l'auteur de ce livre anonyme sympathique aux ouvriers.
203 " In hac orbe ante hos viginti circiter annos instrumentum quidam invenerunt textorium, quo solus quis plus parmi et facilius conficere poterat, quam plures aequali tempore. Hinc turboe ortoe et queruloe textorum, tanderrique usus hujus instrumenti a magistratu prohibitus est. " Boxhorn : Inst. Pol. 1663.
204 La révolte brutale des ouvriers contre les machines s'est renouvelée de temps en temps encore dans des manufactures de vieux style, p. ex. en 1865 parmi les polisseurs de limes à Sheffield.
205 Sir James Steuart comprend de cette manière l'effet des machines. " Je considère donc les machines comme des moyens d'augmenter (virtuellement) le nombre des gens industrieux qu'on n'est pas obligé de nourrir... En quoi l'effet d'une machine diffère-t-il de celui de nouveaux habitants ? " (Traduct. franç. t.I, 1.1, ch. XIX.) Bien plus naïf est Petty qui prétend qu'elle remplace la " Polygamie ". Ce point de vue peut, tout au plus être admis pour quelques parties des Etats-Unis. D'un autre côté : " Les machines ne peuvent que rarement être employées avec succès pour abréger le travail d'un individu : il serait perdu plus de temps à les construire qu'il n'en serait économisé par leur emploi. Elles ne sont réellement utiles que lorsqu'elles agissent sur de grandes masses, quand une seule machine peut assister le travail de milliers d'hommes. C'est conséquemment dans les pays les plus populeux, là où il y a le plus d'hommes oisifs, qu'elles abondent le plus. Ce qui en réclame et en utilise l'usage, ce n'est pas la rareté d'hommes, mais la facilité avec laquelle on peut en faire travailler des masses. " Piercy Ravenstone: Thoughts on the Funding System and its Effects. Lond., 1824, p.45.
206 " La machine et le travail sont en concurrence constante. " (Ricardo, l.c., p. 479.)
207 Ce qui avant l'établissement de la loi des pauvres (en 1833) fit en Angleterre prolonger la concurrence entre le tissu à la main et le tissu à la mécanique, c'est que l'on faisait l'appoint des salaires tombés par trop au-dessous du minimum, au moyen de l'assistance des paroisses. " Le Rév. Turner était en 1827, dans le Cheshire, recteur de Wilmslow, district manufacturier. Les questions du comité d'émigration et les réponses de M. Turner montrent comment on maintenait la lutte du travail humain contre les machines. Question : L'usage du métier mécanique n'a-t-il pas remplace celui du métier à la main ? Réponse : Sans aucun doute; et il l'aurait remplacé bien davantage encore, si les tisseurs à la main n'avaient pas été mis en état de pouvoir se soumettre à une réduction de salaire. Question : Mais en se soumettant ainsi, ils acceptent des salaires insuffisants, et ce qui leur manque pour s'entretenir, ils l'attendent de l'assistance paroissiale ? Réponse: Assurément, et la lutte entre le métier à la main et le métier à la mécanique est en réalité maintenue par la taxe des pauvres. Pauvreté dégradante ou expatriation, tel est donc le bénéfice que recueillent les travailleurs de l'introduction des machines. D'artisans respectables et dans une certaine mesure indépendants ils deviennent de misérables esclaves qui vivent du pain avilissant de la charité. C'est ce qu'on appelle un inconvénient temporaire. " A Price Essay on the comparative merits of Competition and Cooperation. Lond., 1834, p. 9.
208 Lancer quelqu'un dans l'éternité - to launch somebody into eternity - est l'expression euphémique que les journaux anglais emploient pour annoncer les hauts faits du bourreau.
209 " La même cause qui peut accroître le revenu du pays, (c'est-à-dire, comme Ricardo l'explique au même endroit, les revenus des Landlords et des capitalistes, dont la richesse, au point de vue des économistes, forme la richesse nationale) cette même cause peut en même temps rendre la population surabondante et détériorer la condition du travailleur. " Ricardo, l.c., p. 469. " Le but constant et la tendance de tout perfectionnement des machines est de se passer du travail de l'homme ou de diminuer son prix en substituant le travail des femmes et des enfants à celui des adultes, ou le travail d 'ouvriers grossiers et inhabiles à celui d'ouvriers habiles. " (Ure, l.c., t. 1, p.35.)
210 " Reports of Insp. of Fact. 31 oct. 1858 ", p.43.
211 " Reports etc., 31 oct. 1856 ", p.15.
212 Ure, l.c., t.I., p. 29: " Le grand avantage des machines pour la cuite des briques, c'est qu'elles rendent les patrons tout à fait indépendants des ouvriers habiles. " (Child. Employm. Comm. V. Report. London, 1866 p. 180, n. 46. - M. A. Sturreck, surveillant du département des machines du Great Northern Railway, dit au sujet de la construction des machines (locomotives, etc.) devant la Commission royale d'enquête : " Les ouvriers dispendieux sont de jour en jour moins employés. En Angleterre la productivité des ateliers est augmentée par l'emploi d'instruments perfectionnés et ces instruments sont à leur tour fabriqués par une classe inférieure d'ouvriers. " Auparavant " il fallait des ouvriers habiles pour produire toutes les parties des machines; maintenant ces parties de machines sont produites par un travail de qualité inférieure, mais avec de bons instruments... Par instruments, j'entends les machines employées à la construction de machines. " (Royal Commission on Railways, Minutes of Evidence. N° 17 863. London, 1867.)
213 Ure, l.c., p.30.
214 L.c., t. 11, p. 67.
215 L.c.
216 Rep. of lnsp. of Fact. 31 st. oct. 1863, p.108 et suiv.
217 L.c., p.109. Le perfectionnement rapide des machines pendant la crise cotonnière permit aux fabricants anglais, une fois la guerre civile américaine terminée, de pouvoir encombrer de nouveau tous les marchés du monde. Dans les derniers six mois de 1866 les tissus étaient déjà devenus presque invendables quand les marchandises envoyées en commission aux Indes et à la Chine vinrent rendre l'encombrement encore plus intense. Au commencement de 1867 les fabricants eurent recours à leur expédient ordinaire, l'abaissement du salaire. Les ouvriers s'y opposèrent et déclarèrent, avec raison au point de vue théorique que le seul remède était de travailler peu de temps, quatre jours par semaine. Après plus ou moins d'hésitations les capitaines d'industrie durent accepter ces conditions, ici avec, là sans réduction des salaires de cinq pour cent.
218 " Les rapports entre maîtres et ouvriers dans les opérations du soufflage du flintglass et du verre de bouteille, sont caractérisés par une grève chronique. " De là l'essor de la manufacture de verre pressé dans laquelle les opérations principales sont exécutées mécaniquement. Une raison sociale de Newcastle qui produisait annuellement trois cent cinquante mille livres de flintglass soufflé, produit maintenant à leur place trois millions cinq cents livres de verre pressé. Ch. Empl. Comm. IV Report. 1865, p.262, 263.
219 Gaskell: The Manufacturing population of England. Lond., 1833, p.3,4.
220 Par suite de grèves dans son atelier de construction M. Fairbairn a été amené à faire d'importantes applications mécaniques pour la construction des machines.
221 Ure, l.c., t. 11, p.141, 142, 140.
222 L.c., t. 1, p.10.
223 L.c., t. 11, p.143, 5, 6, 68, 67, 33.
224 Ricardo partagea d'abord cette manière de voir; mais il la rétracta plus tard expressément avec cette impartialité scientifique et cet amour de la vérité qui le caractérisent. V. ses Princ. of Pol. Ec., ch. XXXI, on Machinery.
225 Nota bene. - Cet exemple est dans le genre de ceux des économistes que je viens de nommer.
226 On a bien le droit de pallier des maux avec des mots.
227 Un Ricardien relève à ce propos les fadaises de J. B. Say : " Quand la division du travail est très développée, l'aptitude des ouvriers ne trouve son emploi que dans la branche spéciale de travail pour laquelle ils ont été formés; ils ne sont eux-mêmes qu'une espèce de machine. Rien de plus absurde que de répéter sans cesse comme des perroquets que les choses ont une tendance à trouver leur niveau. Il suffit de regarder autour de soi pour voir qu'elles ne peuvent de longtemps trouver ce niveau, et que si elles le trouvent, il est beaucoup moins élevé qu'au point de départ. " (An lnquiry into those principles respecting the Nature of Demand, etc. London, 1821, p.72.)
228 " S'il est avantageux de développer de plus en plus l'habileté de l'ouvrier de manière à le rendre capable de produire un quantum de marchandises toujours croissant avec un quantum de travail égal ou inférieur, il doit être également avantageux que l'ouvrier se serve des moyens mécaniques qui l'aident avec le plus d'efficacité à atteindre ce résultat. " (Mac Culloch, Princ. of Pol. Econ. Lond., 1830, p.166.)
229 " L'auteur de la machine à filer le coton a ruiné l'Inde, ce qui nous touche peu. " A. Thiers : De la Propriété. L'éminent homme d'Etat confond la machine à filer avec la machine à tisser, ce qui d'ailleurs nous touche peu.
230 Census of 1861, vol. II, Lond., 1863.
231 Il y avait trois mille trois cent vingt-neuf ingénieurs civils.
232 Comme le fer est une des matières premières les plus importantes, remarquons que l'Angleterre (y compris le pays de Galles) occupait en 1861 : cent vingt-cinq mille sept cent soixante et onze fondeurs, dont cent vingt-trois mille quatre cent trente hommes et deux mille trois cent quarante et une femmes. Parmi les premiers trente mille huit cent dix avaient moins et quatre-vingt-douze mille six cent vingt plus de vingt ans.
233 On appela Border Slaves States les Etats esclavagistes intermédiaires entre les Etats du Nord et ceux du Sud auxquels ils vendaient des nègres élevés pour l'exportation comme du bétail.
234 Gaskell, l.c., p.25-27.
235 F. Engels, dans son ouvrage déjà cité sur la situation des classes ouvrières, démontre l'état déplorable d'une grande partie de ces ouvriers de luxe. On trouve de nouveaux et nombreux documents sur ce sujet dans les rapports de la " Child. Employm. Commission ".
236 En Angleterre y compris le pays de Galles, il y avait en 1861, dans la marine de commerce quatre-vingt-quatorze mille six cent soixante-cinq marins.
237 Dont cent soixante-dix-sept mille cinq cent quatre-vingt-seize seulement du sexe masculin au-dessus de treize ans.
238 Dont trente mille cinq cent un du sexe féminin.
239 Dont cent trente-sept mille quatre cent quarante-sept du sexe masculin. Cent - De ce nombre de un million deux cent huit mille six cinquante-huit est exclu tout le personnel qui sert dans les hôtels et autres lieux publics. De 1861 à 1870 le nombre des gens de service mâles avait presque doublé. Il atteignait le chiffre de deux cent soixante-sept mille six cent soixante et onze. Il y avait en 1847 (pour les parcs et garennes aristocratiques) deux mille six cent quatre-vingt-quatorze gardes-chasse, mais en 1869 il y en avait quatre mille neuf cent soixante et un. Les jeunes filles de service engagées dans la petite classe moyenne s'appellent à Londres du nom caractéristique de " slaveys " (petites esclaves).
240 " La proportion suivant laquelle la population d'un pays est employée comme domestique, au service des classes aisées, indique son progrès en richesse nationale et civilisation. " R. M. Martin : " Ireland belote and after the Union " 3° édit., Lond., 1848, p.179.
241 Cet affreux charabia se trouve dans l'ouvrage : " Des systèmes d'économie politique, etc. " par M. Ch. Ganihl. 2° éd., Paris, 1821, t.II, p.224. Comp. Ibid., p.212.
242 Reports of Insp. of Fact., 31 oct. 1865, p.58 et suiv. En même temps, il est vrai, cent dix nouvelles fabriques, comptant onze mille six cent vingt-cinq métiers à tisser, six cent vingt-huit mille sept cent cinquante-six broches, deux mille six cent quatre-vingt-quinze forces-cheval en engins et roues hydrauliques, étaient prêtes à se mettre en train.
243 " Reports, etc., for 31 st. oct. 1862 ", p.79. L'inspecteur de fabrique A. Redgrave dit, dans un discours prononcé en décembre 1871 dans la New Mechanics Institution, à Bradford : " Ce qui m'a frappé depuis quelque temps, ce sont les changements survenus dans les fabriques de laine. Autrefois elles étaient remplies de femmes et d'enfants; aujourd'hui les machines semblent exécuter toute la besogne. Un fabricant, que j'interrogeais à ce sujet, m'a fourni l'éclaircissement suivant : " Avec l'ancien système j'occupais soixante-trois personnes; depuis j'ai installé les machines perfectionnées et j'ai pu réduire le nombre de mes bras à trente-trois. Dernièrement enfin, par suite de changements considérables, j'ai été mis à même de le réduire de trente-trois à treize. "
244 " Reports, etc., for 31 st. oct. 1856 ", p.16.
245 " Les souffrances des tisseurs à la main (soit de coton soit de matières mêlées avec le coton) ont été l'objet d'une enquête de Ia part d'une Commission royale; mais quoique l'on ait reconnu et plaint profondément leur misère, on a abandonné au hasard et aux vicissitudes du temps l'amélioration de leur sort. Il faut espérer qu'aujourd'hui (vingt ans plus tard !) ces souffrances sont à peu près (nearly) effacées, résultat auquel, selon toute vraisemblance, la grande extension des métiers à vapeur a beaucoup contribué. " (L. c., p. 15.)
246 On donnera d'autres exemples dans le livre III.
247 Coton exporté de l'Inde en Grande-Bretagne.
Année
Montant (£)
1846
34 540 143
1860
204 141 168
1865
445 947 600
Laine exportée de l'Inde en Grande-Bretagne.
Année
Montant (£)
1846
4 570 581
1860
20 214 173
1865
20 679 111 248 Laine exportée du cap de Bonne-Espérance en Grande-Bretagne.
Année
Montant (£)
1846
2 958 457
1860
16 574 345
1865
29 220 623
Laine exportée d'Australie en Grande-Bretagne.
Année
Montant (£)
1846
21 789 346
1860
59 166 616
1865
109 734 261
249 Au mois de février 1867, la Chambre des Communes ordonna, sur la demande de M. Gladstone, une publication de la statistique des grains de tout sorte importés dans le Royaume-Uni de 1831 à 1866. En voici le résumé où la farine est réduite a des quarters de grains ( 1 quarter = poids de kilos 126 699)
Désignation
1831-35
1836-40
1841-45
1846-50
Moyenne annuelle
Importation (gr.)
1 096 373
2 389 729
2 843 865
8 776 552
Exportation (gr.)
225 263
251 770
139 056
155 461
Excès de l'importation sur l'exportation (gr.)
874 110
2 137 959
2 704 809
8 621 091
Population
Moyenne annuelle dans chaque période (gr.)
24 621 107
25 929 507
27 262 559
27 797 598
Quantité moyenne de grains, etc.
En quarters annuellement consommés par l'individu moyen, en excès sur la population indigène (gr.)
0,036
0,082
0,099
0,310
Désignation
1831-35
1836-40
1841-45
1846-50
Moyenne annuelle
Importation (gr.)
834 237
10 913 612
15 009 871
16 457 340
Exportation (gr.)
307 491
341 150
302 754
216 213
Excès de l'importation sur l'exportation (gr.)
8 037 746
10 572 462
14 707 117
16 241 122
Population
Moyenne annuelle dans chaque période (gr.)
27 572 923
28 391 544
29 381 760
29 935 404
Quantité moyenne de grains, etc.
En quarters annuellement consommés par l'individu moyen, en excès sur la population indigène (gr.)
0,291
0,372
0,501
0,543 250 Le développement économique des Etats-Unis est lui-même un produit de la grande industrie européenne, et plus particulièrement de l'industrie anglaise. Dans leur forme actuelle on doit les considérer encore comme une colonie de l'Europe.
Coton exporté des Etats-Unis en Grande-Bretagne.
Année
Montant (£)
1846
401 949 393
1852
765 630 544
1859
961 707 264
1860
1 115 890 608
Exportation de grains des Etats-Unis en Grande-Bretagne (1850 et 1862, en quintaux).
1850
1862
Froment
16 202 312
41 033 506
Orge
3 669 653
6 624 800
Avoine
3 174 801
4 426 994
Seigle
388 749
7 108
Farine de froment
3 819 440
7207 113
Blé noir
1 054
19 571
Maïs
5 473 161
11 694 818
Bere ou Bigg (orge qualité sup.)
2 039
7 675
Pois
811 620
1 024 722
Haricots
1 822 972
2 037 137
Total
34 365 801
74 083 351 251 Dans un appel fait en juillet 1866, " aux sociétés de résistance anglaises ", par des ouvriers que les fabricants de chaussures de Leicester avaient jetés sur le pavé (locked out), il est dit : " Depuis environ vingt ans la cordonnerie a été bouleversée en Angleterre, par suite du remplacement de la couture par la rivure. On pouvait alors gagner de bons salaires. Bientôt cette nouvelle industrie prit une grande extension. Une vive concurrence s'établit entre les divers établissements, c'était à qui fournirait l'article du meilleur goût. Mais il s'établit peu après une concurrence d'un genre détestable; c'était maintenant à qui vendrait au plus bas prix. On en vit bientôt les funestes conséquences dans la réduction du salaire, et la baisse de prix du travail fut si rapide que beaucoup d'établissements ne paient encore aujourd'hui que la moitié du salaire primitif. Et cependant, bien que les salaires tombent de plus en plus, les profits semblent croître avec chaque changement de tarif du travail. " Les fabricants tirent même parti des périodes défavorables de l'industrie pour faire des profits énormes au moyen d'une réduction exagérée des salaires, c'est-à-dire au moyen d'un vol direct commis sur les moyens d'existence les plus indispensables au travailleur. Un exemple : il s'agit d'une crise dans la fabrique de tissus de soie de Coventry : " Il résulte de renseignements que j'ai obtenus aussi bien de fabricants que d'ouvriers, que les salaires ont été réduits dans une proportion bien plus grande que la concurrence avec des producteurs étrangers ou d'autres circonstances ne le rendaient nécessaire. La majorité des tisseurs travaille pour un salaire réduit de trente à quarante pour cent. Une pièce de rubans pour laquelle le tisseur obtenait, cinq ans auparavant, six ou sept shillings ne lui rapporte plus que trois shillings trois pence ou trois shillings six pence. D'autres travaux payés d'abord quatre shillings et quatre shillings trois pence, ne le sont plus que deux shillings ou deux shillings trois pence. La réduction du salaire est bien plus forte qu'il n'est nécessaire pour stimuler la demande. C'est un fait que pour beaucoup d'espèces de rubans la réduction du salaire n'a pas entraîné la moindre réduction dans le prix de l'article. " (Rapport du commissaire F. Longe dans " Child. Empl. Comm. V. Report 1866 ", p.114, n° 1.)
252 Voy. " Reports of Insp. of Fact., for 31 st. oct. 1862 ", p.30.
253 L.c., p.19.
254 " Reports of Insp. of Fact., for 31 oct. 1863 ", p.41, 51.
255 " Rep., etc., for 31 oct. 1862 ", p.41, 42.
256 L.c., p.57.
257 L.c.. p.50, 51.
258 L.c., p.62, 63.
259 " Reports, etc., 30 th. april 1864 ", p.27.
260 Extrait d'une lettre du chef constable Harris de Bolton dans " Reports of Insp. of Fact., 31 st. oct. 1865 ", p.61, 62.
261 On lit dans un appel des ouvriers cotonniers, du printemps de 1863 pour la formation d'une société d'émigration - " Il ne se trouvera que bien peu de gens pour nier qu'une grande émigration d'ouvriers de fabrique soit aujourd'hui absolument nécessaire, et les faits suivants démontreront qu'en tout temps, sans un courant d'émigration continu, il nous est impossible de maintenir notre position dans les circonstances ordinaires. En 1814, la valeur officielle des cotons exportés (laquelle n'est qu'un indice de la quantité), se montait à dix-sept millions six cent soixante-cinq mille trois cent soixante-dix-huit livres sterling; leur valeur de marché réelle, au contraire, était de vingt millions soixante-dix mille huit cent vingt-quatre livres sterling. En 1858, la valeur officielle des cotons exportés étant de cent quatre-vingt-deux millions deux cent vingt et un mille six cent quatre-vingt-une livres sterling, leur valeur de marché ne s'éleva pas au-dessus de quarante-trois millions un mille trois cent vingt-deux livres sterling, en sorte que pour une quantité décuple, l'équivalent obtenu ne fut guère plus que double. Diverses causes concoururent à produire ce résultat si ruineux pour le pays en général et pour les ouvriers de fabrique en particulier... Une des principales, c'est qu'il est indispensable pour cette branche d'industrie, d'avoir constamment à sa disposition plus d'ouvriers qu'il n'en est exigé en moyenne, car, il lui faut, sous peine d'anéantissement, un marché s'étendant tous les jours davantage. Nos fabriques de coton peuvent être arrêtées d'un moment à l'autre par cette stagnation périodique du commerce qui, dans l'organisation actuelle, est aussi inévitable que la mort. Mais l'esprit d'invention de l'homme ne s'arrête pas pour cela. On peut évaluer au moins à six millions le nombre des émigrés dans les vingt-cinq dernières années; néanmoins, par suite d'un déplacement constant de travailleurs en vue de rendre le produit meilleur marché, il se trouve même dans les temps les plus prospères, un nombre proportionnellement considérable d'hommes adultes hors d'état de se procurer, dans les fabriques, du travail de n'importe quelle espèce et à n'importe quelles conditions. " (Reports of Insp. of Fact. 30 th. april 1863, p.51, 52.) On verra dans un des chapitres suivants, comment messieurs les fabricants, pendant la terrible crise cotonnière, ont cherché à empêcher l'émigration de leurs ouvriers par tous les moyens, même par la force publique.
262 " Ch. Empl. Comm. IV Report, 1864 ", p.108, n.447.
263 Aux Etats-Unis il arrive fréquemment que le métier se reproduit ainsi en prenant pour base l'emploi des machines. Sa conversion ultérieure en fabrique étant inévitable, la concentration s'y effectuera avec une rapidité énorme, comparativement à l'Europe et même à l'Angleterre.
264 Comp. " Reports of Insp. of Fact. 31 oct. 1865 ", p.64.
265 La première manufacture de plumes d'acier sur une grande échelle a été fondée à Birmingham, par M. Gillot. Elle fournissait déjà, en 1851, plus de cent quatre-vingt millions de plumes et consommait, par an, cent vingt tonnes d'acier en lames. Birmingham monopolisa cette industrie dans le Royaume-Uni et produit maintenant, chaque année, des milliards de plumes d'acier. D'après le recensement de 1861, le nombre des personnes occupées était de mille quatre cent vingt-huit; sur ce nombre il y avait mille deux cent soixante-huit ouvrières enrôlées à partir de l'âge de cinq ans.
266 " Child. Empl. Comm. V Rep. 1864 ", p. LXVIII n.415.
267 On trouve même, à Sheffield, des enfants pour le polissage des limes !
268 " Child. Empl. Comm. V Rep. 1866 ", p. 3, n. 24, p.6, n.55, 56, p.7. n.59, 60.
269 L.c., p.114, 115, n.6-7. Le commissaire fait cette remarque fort juste, que si ailleurs la machine remplace l'homme, ici l'adolescent remplace la machine.
270 V. le rapport sur le commerce des chiffons et de nombreux documents ce sujet: " Public Health VIII, Report, London 1866." Appendix, p.196-208.
271 " Child. Empl. Comm. V Report. 1866 ", XVI, n.86-97 et p.130, n.39-71. V. aussi ibid. III Rep. 1864, p.48, 56.
272 " Public Health ", Report. VI, Lond., 1864, p.31.
273 L.c., p.30. Le Dr Simon fait remarquer que la mortalité des tailleurs et imprimeurs de Londres de vingt-cinq à trente-cinq ans est en réalité beaucoup plus grande, parce que ceux qui les emploient font venir de la campagne un grand nombre de jeunes gens jusqu'à l'âge d'environ trente ans, à titre d'apprentis et " d'improvers " (les gens qui veulent se perfectionner dans leur métier). Ces derniers figurent dans le recensement comme étant de Londres et grossissent le nombre de têtes sur lequel se calcule le taux de la mortalité dans cette ville, sans contribuer proportionnellement au nombre des cas de mort qu'on y constate. La plupart d'entre eux retournent à la campagne, principalement quand ils sont atteints de maladies graves.
274 Il s'agit de clous faits au marteau et non de ceux qui sont fabriqués à la machine. V. " Child. Empl. III Report. ", p.XI, p.XIX, n.125-130, p.53, n.11, p.114, n.487, p.137, n.674.
275 " Child. Empl. Comm. Il Report. ", p. XXII, n.166.
276 " Child. Empl. Comm. II Rep. 1864 ", p.XIX, XX, XXI.
277 L.c., p, XXI, XXVI.
278 L.c., p.XXIX, XXX.
279 L.c., p.XL, XLI.
280 " Child. Empl. Comm. I Rep. 1863 ", p.185.
281 En Angleterre tout ce qui regarde les modes est exécuté en grande partie dans les ateliers de l'entrepreneur par des ouvrières qui logent chez lui, et par d'autres salariées qui habitent au-dehors.
282 Le commissaire White visita entre autres une manufacture d'habits militaires qui occupait de cent à mille deux cents personnes, presque toutes du sexe féminin, et une fabrique de chaussures avec mille trois cents personnes, dont presque la moitié se composait de jeunes filles et d'enfants. (Child. Empl. Comm. II Rep., p.XVII, n.319.)
283 Pour la semaine finissant le 26 février 1864, le rapport hebdomadaire officiel de la mortalité énumère cinq cas de mort par inanition à Londres. Le même jour le Times constate un cas additionnel.
284 " Child. Empl. Comm. II Rep. ", p.LXVII, n.406-9, p.84, n.124, p.LXXIII, n.441, p.66, n.6, p.84, n.126, p.78, n.85, p.76, n.69, p.LXXII, n.483.
285 Ceci n'a pas lieu dans la ganterie, où les ouvriers se distinguent à peine des paupers et n'ont pas les moyens d'acquérir des machines à coudre. - Par pauper, les Anglais désignent le pauvre secouru par la bienfaisance publique.
286 L.c., p.122. Le taux des loyers joue un rôle important. Comme il est très élevé à Londres, " c'est aussi dans la métropole que le vieux système de marchandage ou le travail à domicile s'est maintenu le plus longtemps, et c'est là aussi qu'on y est revenu le plus tôt ". (L.c., p.83.) La dernière partie de cette citation se rapporte exclusivement à la cordonnerie.
287 L.c., p.84, n.124.
288 " Tendency to factory system. " (L.c., p.LXVII.) " Cette industrie tout entière est aujourd'hui en état de transition et subit les mêmes changements qui se sont effectués dans celles des dentelles, des tissus ", etc. (L.c., n.405.) " C'est une révolution complète. " (L.c., p.XLVI, n.318). La bonneterie était encore, en 1840, un métier manuel. Depuis 1840, il y a été introduit des machines diverses, mues aujourd'hui par la vapeur. La bonneterie anglaise occupait, en 1862, environ cent vingt mille personnes des deux sexes et de tout âge, à partir de trois ans. Dans ce nombre, d'après le Parliamentary Return du 11 février 1862, il n'y en avait que quatre mille soixante-trois sous la surveillance de la loi.
289 Ainsi, par exemple, dans la poterie : " pour maintenir notre quantité de produits, dit la maison Cochrane de la Britain Pottery, Glasgow, nous avons eu recours à l'emploi en grand de machines qui rendent superflus les ouvriers habiles, et chaque jour nous démontre que nous pouvons produire beaucoup plus qu'avec l'ancienne méthode ". (Reports of Insp. of Fact., 31 art. 1865, p.13.) " La foi de fabrique a pour effet de pousser à l'introduction de machines. " (L.c., p.13, 14.)
290 Ainsi, après l'établissement de la loi de fabrique dans les poteries, les tours à main ont été en grande partie remplacés par des tours mécaniques.
291 L.c., p. 96 et 127.
292 L'introduction de cette machine avec d'autres dans les fabriques d'allumettes chimiques a, dans un seul département, fait remplacer deux cent trente adolescents par trente-deux garçons et filles de quatorze à dix-sept ans. Cette économie d'ouvriers a été poussée encore plus loin en 1865 par suite de l'emploi de la vapeur.
293 " Child. Empl. Cornm. Il Rep., 1864 ", p.IX, n.50.
294 " Rep. of Insp. of Fact., 31 oct. 1865 ", p.22.
295 " Dans un grand nombre d'anciennes manufactures, les améliorations nécessaires ne peuvent être pratiquées sans un déboursé de capital qui dépasse de beaucoup les moyens de leurs propriétaires actuels... L'introduction des actes de fabrique est nécessairement accompagnée d'une désorganisation passagère qui est en raison directe de la grandeur des inconvénients auxquels il faut remédier. " (L.c., p.96, 97.)
296 Dans les hauts fourneaux, par exemple, " le travail est généralement très prolongé vers la fin de la semaine, en raison de l'habitude qu'ont les hommes de faire le lundi et de perdre aussi tout ou partie du mardi ". (Child. Empl. Comm. IV Rep., p. VI.) " Les petits patrons ont en général des heures très irrégulières. Ils perdent deux ou trois jours et travaillent ensuite toute la nuit pour réparer le temps perdu... Ils emploient leurs propres enfants quand ils en ont. " (L.c., p.VII.) " Le manque de régularité à se rendre au travail est encouragé par la possibilité et par l'usage de tout réparer ensuite en travaillant plus longtemps. " (L.c., p.XVIII.) " Énorme perte de temps à Birmingham... tel jour oisiveté complète, tel autre travail d'esclave. " (L. c., p. XI.)
297 Child. Empl. Comm. IV Rep., p. XXXII, XXXIII
298 Child. Empl. Comm. Il Rep., p. xxxv, n.235 et 237.
299 L.c., 127, n.56.
300 " Quant aux pertes que leur commerce éprouverait à cause de l'exécution retardée de leurs commandes, je rappelle que c'était là l'argument favori des maîtres de fabrique en 1832 et 1833. Sur ce sujet on ne peut rien avancer aujourd'hui qui aurait la même force que dans ce temps-là, lorsque la vapeur n'avait pas encore diminué de moitié toutes les distances et fait établir de nouveaux règlements pour le transit. Si à cette époque cet argument ne résistait pas à l'épreuve, il n'y résisterait certainement pas aujourd'hui. " (Reports of Insp. of Fact. 31 st. oct. 1862, p.54, 55.)
301 " Child. Empl. Comm. IV Rep. ", p.XVIII, n.118.
302 " L'incertitude des modes, disait John Bellers déjà en 1696, accroît le nombre des pauvres nécessiteux. Elle produit en effet deux grands maux : 1° les journaliers sont misérables en hiver par suite de manque de travail, les merciers et les maîtres tisseurs n'osant pas dépenser leurs fonds pour tenir leurs gens employés avant que le printemps n'arrive et qu'ils ne sachent quelle sera la mode; 2° dans le printemps, les journaliers ne suffisent pas et les maîtres tisseurs doivent recourir à mainte pratique pour pouvoir fournir le commerce du royaume dans un trimestre ou une demi-année. Il résulte de tout cela que les charrues sont privées de bras, les campagnes de cultivateurs, la Cité en grande partie encombrée de mendiants, et que beaucoup meurent de faim parce qu'ils ont honte de mendier. " (Essays about the Poor, Manufactures, etc., p.19.)
303 Child. Empl. Comm. V Rep., p.171, n.31.
304 On lit par exemple dans les dépositions de quelques agents d'exportation de Bradford cités comme témoins : " Il est clair que dans ces circonstances il est inutile de faire travailler dans les magasins les jeunes garçons plus longtemps que depuis 8 heures du matin jusqu'à 7 heures du soir. Ce n'est qu'une question de dépense extra et de nombre de bras extra. Les garçons n'auraient pas besoin de travailler si tard dans la nuit si quelques patrons n'étaient pas aussi affamés de profit. Une machine extra ne coule que seize ou dix-huit livres sterling - Toutes les difficultés proviennent de l'insuffisance d'appareils et du manque d'espace. " (L.c., p. 171, n. 35 et 38.)
305 L. c. Un fabricant de Londres, qui considère d'ailleurs la réglementation de la journée de travail comme un moyen de protéger non seulement les ouvriers contre les fabricants, mais encore les fabricants contre le grand commerce, s'exprime ainsi ; " La gêne dans nos transactions est occasionnée par les marchands exportateurs qui veulent, par exemple, envoyer des marchandises par un navire à voiles, pour se trouver en lieu et place dans une saison déterminée, et, de plus, pour empêcher la différence du prix de transport entre le navire a voiles et le navire à vapeur, ou bien qui de deux navires à vapeur choisissent celui qui part le premier pour arriver avant leurs concurrents sur le marché étranger, " (L.c., p.8, n.32.)
306 " On pourrait obvier à cela, dit un fabricant, au prix d'un agrandissement des locaux de travail sous la pression d'une loi générale du Parlement. " (L.c., p.X, n.38.)
307 L. c., p. XV, n.74 et suiv.
308 Rep. of Insp. of Fact., 31 oct. 1865, p.96.
309 On a trouvé par expérience qu'un individu moyen et bien portant consomme environ vingt-cinq pouces cubes d'air à chaque respiration d'intensité moyenne et respire à peu près vingt fois par minute. La masse d'air consommée en vingt-quatre heures par un individu serait, d'après cela, d'environ sept cent vingt mille pouces cubes ou de quatre cent seize pieds cubes. Or, on sait que l'air une fois expiré ne peut plus servir au même procès avant d'avoir été purifié dans le grand atelier de la nature. D'après les expériences de Valentin et de Branner, un homme bien portant parait expirer environ treize cents pouces cubes d'acide carbonique par heure. Il s'ensuivrait que les poumons rejettent en vingt-quatre heures environ huit onces de carbone solide. - Chaque homme, dit Huxley, devrait avoir au moins huit cents pieds cubes d'air.
310 D'après la loi de fabrique, les parents ne peuvent envoyer leurs enfants au-dessous de quatorze ans dans les fabriques " contrôlées " sans leur faire donner en même temps l'instruction élémentaire. Le fabricant est responsable de l'exécution de la loi. " L'éducation de fabrique est obligatoire, elle est une condition du travail. " (Rep. of Insp. of Fact., 31 oct. 1865, p.11.)
311 Pour ce qui est des résultats avantageux de ]'union de la gymnastique (et des exercices militaires pour les garçons) avec l'instruction obligatoire des enfants de fabrique et dans les écoles des pauvres, voir le discours de N. W. Senior au septième congrès annuel de la " National Association for the Promotion of social science ", dans les " Reports of Proceedings ", etc., (London, 1863, p.63, 64), de même le rapport des inspecteurs de fabrique pour le 31 oct. 1865, p.118, 119, 120, 126 et suiv.
312 " Rep. of Insp. of Fact. (L.c. p.118.) Un fabricant de soie déclare naïvement aux commissaires d'enquête de la Child. Empl. Comm.: " Je suis convaincu que le vrai secret de la production d'ouvriers habiles consiste à faire marcher ensemble dès l'enfance le travail et l'instruction. Naturellement le travail ne doit ni exiger trop d'efforts, ni être répugnant ou malsain. Je désirerais que mes propres enfants pussent partager leur temps entre l'école d'un côté et le travail de l'autre. " (Child. Empl. Comm. V Rep., p.82, n.36.)
313 Pour juger combien la grande industrie, arrivée à un certain développement, est susceptible, par le bouleversement qu'elle produit dans le matériel de la production et dans les rapports sociaux qui en découlent, de bouleverser également les têtes, il suffit de comparer le discours de N. W. Senior en 1863 avec sa philippique contre l'acte de fabrique de 1833, ou de mettre en face des opinions du congrès que nous venons de citer ce fait que, dans certaines parties de l'Angleterre, il est encore défendu à des parents pauvres de faire instruire leurs enfants sous peine d'être exposés à mourir de faim. Il est d'usage, par exemple, dans le Somersetshire, ainsi que le rapporte M. Snell, que toute personne qui réclame des secours de la paroisse doive retirer ses enfants de l'école. M. Wollaston, pasteur à Feltham, cite des cas où tout secours a été refuse à certaines familles parce qu'elles faisaient instruire leurs enfants !
314 Là où des machines construites pour des artisans et mues par la force de l'homme sont en concurrence directe ou indirecte avec des machines plus développées et supposant par cela même une force motrice mécanique, un grand changement a lieu par rapport au travailleur qui meut la machine. A l'origine, la machine à vapeur remplaçait l'ouvrier; mais dans les cas mentionnés, c'est lui qui remplace la machine. La tension et la dépense de sa force deviennent conséquemment monstrueuses, et combien doivent-elles l'être pour les adolescents condamnés à cette torture ! Le commissaire Longe a trouvé à Coventry et dans les environs des garçons de dix à quinze ans employés à tourner des métiers à rubans, sans parler d'enfants plus jeunes qui avaient à tourner des métiers de moindre dimension. " C'est un travail extraordinairement pénible; le garçon est un simple remplaçant de la force de la vapeur. " (Child. Empl. Comm. V. Rep., 1855, p.114, n.6.) Sur les conséquences meurtrières " de ce système d'esclavage ", ainsi que le nomme le rapport officiel, v.1. c., pages suiv.
315 L.c., p.3, n.24.
316 L.c., p.7, n.59, 60.
317 D'après le Statistical Account, on vit jadis, dans quelques parties de la haute Écosse, arriver avec femmes et enfants un grand nombre de bergers et de petits paysans chaussés de souliers qu'ils avaient faits eux-mêmes après en avoir tanné le cuir, vêtus d'habits qu'aucune autre main que la leur n'avait touches, dont la matière était empruntée à la laine tondue par eux sur les moutons ou au lin qu'ils avaient eux-mêmes cultivé. Dans la confection des vêtements, il était à peine entré un article acheté, à l'exception des alertes, des aiguilles, des dés et de quelques parties de l'outillage en fer employé pour le tissage. Les femmes avaient extrait elles-mêmes les couleurs d'arbustes et de plantes indigènes, etc. (Dugald Stewart, l. c., p.327.)
318 Il doit aussi jurer qu'il ne fera point connaître à l'acheteur, pour faire valoir ses marchandises, les défauts de celles mal confectionnées, dans l'intérêt commun de la corporation.
319 La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de travail et par cela même les rapports de la production et tout l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien de leur mode traditionnel de production était au contraire la première condition d'existence de toutes les classes industrielles antérieures. Ce qui distingue donc l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est la transformation incessante de la production, l'ébranlement continuel des situations sociales, l'agitation et l'incertitude éternelles. Toutes les institutions fixes, rouillées, pour ainsi dire, se dissolvent avec leur cortège d'idées et de traditions que leur antiquité rendait respectables, toutes les nouvelles s'usent avant d'avoir pu se consolider. Tout ce qui paraissait solide et fixe s'évapore, tout ce qui passait pour saint est profané, et les hommes sont enfin forcés d'envisager d'un oeil froid leurs diverses positions dans la vie et leurs rapports réciproques. " (F. Engels und Karl Marx : Manifest der Kommunistischen Partei. London, 1848, p.5.)
320 " Tu prends ma vie si tu me ravis les moyens par lesquels je vis. " (Shakespeare.)
321 Un ouvrier français écrit à son retour de San Francisco : " Je n'aurais jamais cru que je serais capable d'exercer tous les métiers que j'ai pratiqués en Californie. J'étais convaincu qu'en dehors de la typographie je n'étais bon à rien... Une fois au milieu de ce monde d'aventuriers qui changent de métier plus facilement que de chemise, je fis, ma foi, comme les autres. Comme le travail dans les mines ne rapportait pas assez, je le plantai là et me rendis à la ville où je fus tour à tour typographe, couvreur, fondeur en plomb, etc. Après avoir ainsi fait l'expérience que je suis propre à toute espèce de travail, je me sens moins mollusque et plus homme. "
322 Vers la fin du XVII° siècle, John Bellers, l'économiste le plus éminent de son temps, disait de l'éducation qui ne renferme pas le travail productif : " La science oisive ne vaut guère mieux que la science (le l'oisiveté... Le travail du corps est une institution divine, primitive... Le travail est aussi nécessaire au corps pour le maintenir en santé que le manger pour le maintenir en vie; la peine qu'un homme s'épargne en prenant ses aises, il la retrouvera en malaises... Le travail remet de l'huile dans la lampe de la vie; la pensée y met la flamme. Une besogne enfantine et niaise laisse à l'esprit des enfants sa niaiserie. " (John Bellers : Proposals for raising a College of Industry of all useful Trades and Husbandry. London, 1696, p.12, 14, 18.)
323 " Child. Empl. Comm. V Rep. ", p. XXXV, n.162, et Il Rep., p. XXXVIII, n.285, 289, p. XXXV, n.191.
324 V. F. Engels, l.c., p. 152, 178-83.
325 " Le travail de fabrique peut être pur et bienfaisant comme l'était jadis le travail domestique, et même à un plus haut degré. " (Reports of Insp. of Fact. 31 st. oct. 1865, p.127.)
326 L.c., p.27, 32.
327 On trouve là-dessus de nombreux documents dans les " Reports of Insp. of Fact. ".
328 " Child. Empl. Comm. V Rep. ", p.IX, n.35.
329 L.c., n.28.
330 L.c., n.165-167. - Voy. Sur les avantages de la grande industrie comparée à la petite, " Child. Empl. Comm. III Rep. ", p.13, n. 144; p.25, n.121; p.26, n.125; p. 27, n.140, etc.
331 Child. Empl. Comm. V Rep., 1866, p. XXV, n.169.
332 Senior, l.c., p.320.
333 Ce personnel se composait de deux inspecteurs, deux inspecteurs adjoints et quarante et un sous-inspecteurs. Huit sous-inspecteurs additionnels furent nommés en 1871. Tout le budget de cette administration qui embrasse l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande, ne s'élevait en 1871-72 qu'à vingt-cinq mille trois cent quarante-sept livres sterling, y inclus les frais légaux causes par des poursuites judiciaires des patrons en contravention.
334 Robert Owen, le père des fabriques et des boutiques coopératives, qui cependant, comme nous l'avons déjà remarqué, était loin de partager les illusions de ses imitateurs sur la portée de ces éléments de transformation isolés, ne prit pas seulement le système de fabrique pour point de départ de ses essais; il déclara en outre que c'était là théoriquement le point de départ de ta révolution sociale. M. Vissering, professeur d'économie politique à l'Université de Leyde, semble en avoir quelque pressentiment; car on le voit dans son ouvrage " Handboek van Praktische Staatshuiskunde " (1860-1862), lequel reproduit sous une forme ad hoc les platitudes de l'économie vulgaire, prendre fait et cause pour le métier contre la grande industrie.
335 On trouve une exposition détaillée des machines employées par l'agriculture anglaise, dans l'ouvrage du Dr W. Hamm : " Die lanirthschaftlichen und Maschinen Englands ", 2° édit., 1856. Son esquisse du développement de l'agriculture anglaise n'est qu'une reproduction sans critique du travail de M. Léonce de Lavergne.
336 " Vous divisez le peuple en deux camps hostiles, l'un de rustres balourds, l'autre de nains émasculés. Bon Dieu ! une nation divisée en intérêts agricoles et en intérêts commerciaux, qui prétend être dans son bon sens, bien mieux, qui va jusqu'à se proclamer éclairée et civilisée, non pas en dépit, mais à cause même de cette division monstrueuse, antinaturelle ! " (David Urquhart, l.c., p.119). Ce passage montre à la fois le fort et le faible d'un genre de critique qui sait, si l'on veut, juger et condamner le présent, mais non le comprendre.
337 Voyez Liebig : " Die Chemie in ihrer Anwendung auf Agricultur und Physiologie ", 7° édit., 1862, surtout dans le premier volume, " l'Introduction aux lois naturelles de ta culture du sol ". C'est un des mérites immortels de Liebig d'avoir fait ressortir amplement le côté négatif de l'agriculture moderne au point de vue scientifique. Ses aperçus historiques sur le développement de l'agriculture, quoique entachés d'erreurs grossières, éclairent plus d'une question. Il est à regretter qu'il lance au hasard des assertions telles que celle-ci : " La circulation de l'air dans l'intérieur des parties poreuses de la terre est rendue d'autant plus active que les labours sont plus fréquents et la pulvérisation plus complète; la surface du sol sur laquelle l'air doit agir est ainsi augmentée et renouvelée; mais il est facile de comprendre que le surplus de rendement du sol ne peut être proportionnel au travail qui y a été dépensé et qu'il n'augmente au contraire que dans un rapport bien inférieur. Cette loi, ajoute Liebig, a été proclamée pour la première fois par J. St. Mill dans ses Principes d'écon. pol., v.1, p.17 et dans les termes suivants : " La loi générale de l'industrie agricole est que les produits augmentent, toutes choses restant égales, en raison décroissante de l'augmentation du nombre des travailleurs employés. " (M. Mill reproduit ici la loi de Ricardo sous une formule fausse; dès lors, en effet, que le nombre des ouvriers agricoles a constamment diminué en Angleterre, l'agriculture faisant toujours des progrès, la loi trouvée en Angleterre et pour l'Angleterre n'aurait, du moins dans ce pays-là, aucune application.) Ceci est assez curieux, remarque Liebig, car M. Mill n'en connaissait pas la raison. " (Liebig, l.c., v.1, p.143, note.) Abstraction faite de l'interprétation erronée du mot travail, sous lequel Liebig comprend autre chose que l'économie politique, qui entend par travail aussi bien la fumure que l'action mécanique sur le sol, il est en tout cas " assez curieux " qu'il attribue à M. J. St. Mill le premier, l'énonciation d'une loi que James Anderson a fait connaître à l'époque d'Adam Smith et reproduite dans divers écrits jusque dans les premières années de ce siècle, que Malthus, ce plagiaire modèle (sa théorie entière de la population est un monstrueux plagiat), s'est annexée en 1815, que West a développée à la même époque, indépendamment d'Anderson, que Ricardo, en 1817, a mise en harmonie avec la théorie générale de la valeur et qui a fait sous son nom le tour du monde, qui enfin, après avoir été vulgarisée en 1820 par James Mill, le père de J. St. Mill, a été répétée par ce dernier comme un dogme d'école devenu déjà lieu commun. Il est indéniable que M. J. St. Mill doit à de semblables quiproquos l'autorité en tout cas " curieuse " dont il jouit.
K. Marx : Le Capital (Livre I)
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Karl Marx
Le Capital
Livre I
Section V :
Recherches ultérieures sur la production de la plus-value
Table des matières
Chapitre XVII : Plus-value absolue et plus-value relative 3
Chapitre XVIII : Variations dans le rapport de grandeur entre la plus-value et la valeur de la force de travail 7
I. - Données : Durée et intensité de travail constantes. Productivité variable. 7
II. - Données : Durée et productivité du travail constantes. Intensité variable. 8
III. - Données : Productivité et intensité du travail constantes. Durée du travail variable. 9
IV. - Données : Variations simultanées dans la durée , la productivité et l'intensité du travail. 9
Chapitre XIX : Formules diverses pour le taux de la plus-value 11
Chapitre XVII : Plus-value absolue et plus-value relative
En étudiant le procès de travail sous son aspect le plus simple, commun à toutes ses formes historiques, comme acte qui se passe entre l'homme et la nature, nous avons vu, que " si l'on considère l'ensemble de ce mouvement au point de vue de son résultat, du produit, moyen et objet de travail se présentent tous les deux, comme moyens de production, et le travail lui-même comme travail productif1 ". L'homme crée un produit en appropriant un objet externe à ses besoins, et dans cette opération le travail manuel et le travail intellectuel sont unis par des liens indissolubles, de même que dans le système de la nature le bras et la tête ne vont pas l'un sans l'autre.
A partir du moment, cependant, où le produit individuel est transformé en produit social, en produit d'un travailleur collectif dont les différents membres participent au maniement de la matière à des degrés très divers, de près ou de loin, ou même pas du tout, les déterminations de travail productif, de travailleur productif, s'élargissent nécessairement. Pour être productif, il n'est plus nécessaire de mettre soi-même la main à l'œuvre; il suffit d'être un organe du travailleur collectif ou d'en remplir une fonction quelconque. La détermination primitive du travail productif, née de la nature même de la production matérielle, reste toujours vraie par rapport au travailleur collectif, considéré comme une seule personne, mais elle ne s'applique plus à chacun de ses membres pris à part.
Mais ce n'est pas cela qui caractérise d'une manière spéciale le travail productif dans le système capitaliste. Là le but déterminant de la production, c'est la plus-value. Donc, n'est censé productif que le travailleur qui rend une plus-value au capitaliste ou dont le travail féconde le capital. Un maître d'école, par exemple, est un travailleur productif, non parce qu'il forme l'esprit de ses élèves, mais parce qu'il rapporte des pièces de cent sous à son patron. Que celui-ci ait placé son capital dans une fabrique de leçons au lieu de le placer dans une fabrique de saucissons, c'est son affaire. Désormais la notion de travail productif ne renferme plus simplement un rapport entre activité et effet utile, entre producteur et produit, mais encore, et surtout un rapport social qui fait du travail l'instrument immédiat de la mise en valeur du capital.
Aussi l'économie politique classique a-t-elle toujours, tantôt instinctivement, tantôt consciemment, soutenu que ce qui caractérisait le travail productif, c'était de rendre une plus-value. Ses définitions du travail productif changent à mesure qu'elle pousse plus avant son analyse de la plus-value. Les physiocrates, par exemple, déclarent que le travail agricole seul est productif. Et pourquoi ? Parce que seul il donne une plus-value qui, pour eux, n'existe que sous la forme de la rente foncière.
Prolonger la journée de travail au-delà du temps nécessaire à l'ouvrier pour fournir un équivalent de son entretien, et allouer ce surtravail au capital : voilà la production de la plus-value absolue. Elle forme la base générale du système capitaliste et le point de départ de la production de la plus-value relative. Là, la journée est déjà divisée en deux parties, travail nécessaire et surtravail. Afin de prolonger le surtravail, le travail nécessaire est raccourci par des méthodes qui font produire l'équivalent du salaire en moins de temps. La production de la plus-value absolue n'affecte que la durée du travail, la production de la plus-value relative en transforme entièrement les procédés techniques et les combinaisons sociales. Elle se développe donc avec le mode de production capitaliste proprement dit.
Une fois celui-ci établi et généralisé, la différence entre plus-value relative et plus-value absolue se fait sentir dès qu'il s'agit d'élever le taux de la plus-value. Supposé que la force de travail se paye à sa juste valeur, nous arrivons évidemment à cette alternative : les limites de la journée étant données, le taux de la plus-value ne peut être élevé que par l'accroissement, soit de l'intensité, soit de la productivité du travail. Par contre, si l'intensité et la productivité du travail restent les mêmes, le taux de la plus-value ne peut être élevé que par une prolongation ultérieure de la journée.
Néanmoins, quelle que soit la durée du travail, il ne rendra pas de plus-value sans posséder ce minimum de productivité qui met l'ouvrier à même de ne consommer qu'une partie de sa journée pour son propre entretien. Nous sommes donc amenés à nous demander s'il n'y a pas, comme on l'a prétendu, une base naturelle de la plus-value ?
Supposé que le travail nécessaire à l'entretien du producteur et de sa famille absorbât tout son temps disponible, où trouverait-il le moyen de travailler gratuitement pour autrui ? Sans un certain degré de productivité du travail, point de temps disponible; sans ce surplus de temps, point de surtravail, et, par conséquent, point de plus-value, point de produit net, point de capitalistes, mais aussi point d'esclavagistes, point de seigneurs féodaux, en un mot, point de classe propriétaire2 !
La nature n'empêche pas que la chair des uns serve d'aliment aux autres3; de même elle n'a pas mis d'obstacle insurmontable à ce qu'un homme puisse arriver à travailler pour plus d'un homme, ni à ce qu'un autre réussisse à se décharger sur lui du fardeau du travail. Mais à ce fait naturel on a donné quelque chose de mystérieux en essayant de l'expliquer à la manière scolastique, par une qualité " occulte" du travail, sa productivité innée, productivité toute prête dont la nature aurait doué l'homme en le mettant au monde.
Les facultés de l'homme primitif, encore en germe, et comme ensevelies sous sa croûte animale, ne se forment au contraire que lentement sous la pression de ses besoins physiques. Quand, grâce à de rudes labeurs, les hommes sont parvenus à s'élever au-dessus de leur premier état animal, que par conséquent leur travail est déjà dans une certaine mesure socialisé, alors, et seulement alors, se produisent des conditions où le surtravail de l'un peut devenir une source de vie pour l'autre, et cela n'a jamais lieu sans l'aide de la force qui soumet l'un à l'autre.
A l'origine de la vie sociale les forces de travail acquises sont assurément minimes, mais les besoins le sont aussi, qui ne se développent qu'avec les moyens de les satisfaire. En même temps, la partie de la société qui subsiste du travail d'autrui ne compte presque pas encore, comparativement à la masse des producteurs immédiats. Elle grandit absolument et relativement à mesure que le travail social devient plus productif4.
Du reste, la production capitaliste prend racine sur un terrain préparé par une longue série d'évolutions et de révolutions économiques. La productivité du travail, qui lui sert de point de départ, est l'œuvre d'un développement historique dont les périodes se comptent non par siècles, mais par milliers de siècles.
Abstraction faite du mode social de la production, la productivité du travail dépend des conditions naturelles au milieu desquelles il s'accomplit. Ces conditions peuvent toutes se ramener soit à la nature de l'homme lui-même, à sa race, etc., soit à la nature qui l'entoure. Les conditions naturelles externes se décomposent au point de vue économique en deux grandes classes : richesse naturelle en moyens de subsistance, c'est-à-dire fertilité du soi, eaux poissonneuses, etc., et richesse naturelle en moyens de travail, tels que chutes d'eau vive, rivières navigables, bois, métaux, charbon, et ainsi de suite. Aux origines de la civilisation c'est la première classe de richesses naturelles qui l'emporte; plus tard, dans une société plus avancée, c'est la seconde. Qu'on compare, par exemple, l'Angleterre avec l'Inde, ou, dans le monde antique, Athènes et Corinthe avec les contrées situées sur la mer Noire.
Moindre est le nombre des besoins naturels qu'il est indispensable de satisfaire, plus le sol est naturellement fertile et le climat favorable, moindre est par cela même le temps de travail nécessaire à l'entretien et à la reproduction du producteur, et plus son travail pour autrui peut dépasser son travail pour lui-même. Diodore de Sicile faisait déjà cette remarque à propos des anciens Égyptiens. " On ne saurait croire, dit-il, combien peu de peine et de frais il leur en coûte pour élever leurs enfants. Ils font cuire pour eux les aliments les plus simples et les premiers venus; ils leur donnent aussi à manger cette partie de la racine du papyrus, qu'on peut rôtir au feu, ainsi que les racines et les tiges des plantes marécageuses soit crues, soit bouillies ou rôties. L'air est si doux que la plupart des enfants vont sans chaussures et sans vêtements. Aussi un enfant, jusqu'à sa complète croissance, ne coûte pas en gros à ses parents plus de vingt drachmes. C'est là principalement ce qui explique qu'en Egypte la population soit si nombreuse et que tant de grands ouvrages aient pu être entrepris5. " C'est bien moins cependant à l'étendue de sa population qu'à la faculté d'en employer à des travaux improductifs une partie relativement considérable que l'ancienne Egypte doit ses grandes oeuvres d'architecture. De même que le travailleur individuel peut fournir d'autant plus de surtravail que son temps de travail nécessaire est moins considérable, de même moins est nombreuse la partie de la population ouvrière que réclame la production des subsistances nécessaires, plus est grande la partie disponible pour d'autres travaux.
La production capitaliste une fois établie, la grandeur du surtravail variera, toutes autres circonstances restant les mêmes, selon les conditions naturelles du travail et surtout selon la fertilité du sol. Mais il ne s'ensuit pas le moins du monde que le sol le plus fertile soit aussi le plus propre et le plus favorable au développement de la production capitaliste, qui suppose la domination de l'homme sur la nature. Une nature trop prodigue " retient l'homme par la main comme un enfant en lisière "; elle l'empêche de se développer en ne faisant pas de son développement une nécessité de nature6. La patrie du capital ne se trouve pas sous le climat des tropiques, au milieu d'une végétation luxuriante, mais dans la zone tempérée. Ce n'est pas la fertilité absolue du sol, mais plutôt la diversité de ses qualités chimiques, de sa composition géologique, de sa configuration physique, et la variété de ses produits naturels, qui forment la base naturelle de la division sociale du travail et qui excitent l'homme, en raison des conditions multiformes au milieu desquelles il se trouve placé, à multiplier ses besoins, ses facultés, ses moyens et modes de travail.
C'est la nécessité de diriger socialement une force naturelle, de s'en servir, de l'économiser, de se l'approprier en grand par des œuvres d'art, en un mot de la dompter, qui joue le rôle décisif dans l'histoire de l'industrie. Telle a été la nécessité de régler et de distribuer le cours des eaux, en Égypte7, en Lombardie, en Hollande, etc. Ainsi en est-il dans l'Inde, dans la Perse, etc., où l'irrigation au moyen de canaux artificiels fournit au sol non seulement l'eau qui lui est indispensable, mais encore les engrais minéraux qu'elle détache des montagnes et dépose dans son limon. La canalisation, tel a été le secret de l'épanouissement de l'industrie en Espagne et en Sicile sous la domination arabe8.
La faveur des circonstances naturelles fournit, si l'on veut, la possibilité, mais jamais la réalité du surtravail, ni conséquemment du produit net ou de la plus-value. Avec le climat plus ou moins propice, la fertilité de la terre plus ou moins spontanée, etc., le nombre des premiers besoins et les efforts que leur satisfaction impose, seront plus ou moins grands, de sorte que, dans des circonstances d'ailleurs analogues, le temps de travail nécessaire variera d'un pays à l'autre9; mais le surtravail ne peut commencer qu'au point où le travail nécessaire finit. Les influences physiques, qui déterminent la grandeur relative de celui-ci, tracent donc une limite naturelle à celui-là. A mesure que l'industrie avance, cette limite naturelle recule. Au milieu de notre société européenne, où le travailleur n'achète la permission de travailler pour sa propre existence que moyennant surtravail, on se figure facilement que c'est une qualité innée du travail humain de fournir un produit net10. Mais qu'on prenne par exemple l'habitant des îles orientales de l'archipel asiatique, où le palmier sagou pousse en plante sauvage dans les forêts. " Quand les habitants, en perçant un trou dans l'arbre, se sont assurés que la moelle est mûre, aussitôt le tronc est abattu et divisé en plusieurs morceaux et la moelle détachée. Mêlée avec de l'eau et filtrée, elle donne une farine parfaitement propre à être utilisée. Un arbre en fournit communément trois cents livres et peut en fournir de cinq à six cents. On va donc là dans la forêt et on y coupe son pain comme chez nous on abat son bois à brûler11. " Supposons qu'il faille à un de ces insulaires douze heures de travail par semaine pour satisfaire tous ses besoins; on voit que la première faveur que lui accorde la nature, c'est beaucoup de loisir. Pour qu'il l'emploie productivement pour lui-même, il faut tout un enchaînement d'incidents historiques; pour qu'il le dépense en surtravail pour autrui, il doit être contraint par la force. Si la production capitaliste était introduite dans son île, ce brave insulaire devrait peut-être travailler six jours par semaine pour obtenir la permission de s'approprier le produit d'une seule journée de son travail hebdomadaire. La faveur de la nature n'expliquerait point pourquoi il travaille maintenant six jours par semaine, ou pourquoi il fournit cinq jours de surtravail. Elle expliquerait simplement pourquoi son temps de travail nécessaire peut être réduit à une seule journée par semaine.
Le travail doit donc posséder un certain degré de productivité avant qu'il puisse être prolongé au-delà du temps nécessaire au producteur pour se procurer son entretien; mais ce n'est jamais cette productivité, quel qu'en soit le degré, qui est la cause de la plus-value. Cette cause, c'est toujours le surtravail, quel que soit mode de l'arracher.
Ricardo ne s'occupe jamais de la raison d'être de la plus-value. Il la traite comme une chose inhérente à la production capitaliste, qui pour lui est la forme naturelle de la production sociale. Aussi, quand il parle de la productivité du travail, il ne prétend pas y trouver la cause de l'existence de la plus-value, mais seulement la cause qui en détermine la grandeur. Son école, au contraire, a hautement proclamé la force productive du travail comme la raison d'être du profit (lisez plus-value). C'était certainement un progrès vis-à-vis des mercantilistes, qui, eux, faisaient dériver l'excédent du prix des produits sur leurs frais, de l'échange, de la vente des marchandises au-dessus de leur valeur. Néanmoins c'était escamoter le problème et non le résoudre. En fait, ces économistes bourgeois sentaient instinctivement qu'il " y avait péril grave et grave péril ", pour parler le langage emphatique de M. Guizot, à vouloir trop approfondir cette question brûlante de l'origine de la plus-value. Mais que dire quand, un demi-siècle après Ricardo, M. John Stuart Mill vient doctoralement constater sa supériorité sur les mercantilistes en répétant mal les faux-fuyants des premiers vulgarisateurs de Ricardo ?
M. Mill dit : " La cause du profit (the cause of profit), c'est que le travail produit plus qu'il ne faut pour son entretien. " Jusque-là, simple répétition de la vieille chanson; mais, voulant y mettre du sien, il poursuit : " Pour varier la forme du théorème : la raison pour laquelle le capital rend un profit, c'est que nourriture. vêtements, matériaux et instruments durent plus de temps qu'il n'en faut pour les produire. " M. Mill confond ici la durée du travail avec la durée de ses produits. D'après cette doctrine, un boulanger, dont les produits ne durent qu'un jour, ne pourrait tirer de ses salariés le même profit qu'un constructeur de machines, dont les produits durent une vingtaine d'années et davantage. D'ailleurs, il est très vrai que si un nid ne durait pas plus de temps qu'il n'en faut à l'oiseau pour le faire, les oiseaux devraient se passer de nids.
Après avoir constaté cette vérité fondamentale, M. Mill constate sa supériorité sur les mercantilistes.
" Nous voyons ainsi, s'écrie-t-il, que le profit provient, non de l'incident des échanges, mais de la force productive du travail, et le profit général d'un pays est toujours ce que la force productive du travail le fait, qu'il y ait échange ou non. S'il n'y avait pas division des occupations, il n'y aurait ni achat ni vente, mais néanmoins il y aurait toujours du profit. " Pour lui, les échanges, l'achat et la vente, les conditions générales de la production capitaliste, n'en sont qu'un incident, et il y aurait toujours du profit sans l'achat et la vente de la force de travail !
" Si, poursuit-il, les travailleurs d'un pays produisent collectivement vingt pour cent au-dessus de leurs salaires, les profits seront de vingt pour cent quels que soient les prix des marchandises. "
C'est d'un côté une lapalissade des plus réussies; en effet, si des ouvriers produisent une plus-value de vingt pour cent pour les capitalistes, les profits de ceux-ci seront certainement aux salaires de ceux-là comme vingt est à cent. De l'autre côté, il est absolument faux que les profits seront " de vingt pour cent ". Ils seront toujours plus petits, parce que les profits sont calculés sur la somme totale du capital avancé. Si, par exemple, l'entrepreneur avance cinq cents livres sterling, dont quatre cinquièmes sont dépensés en moyens de production, un cinquième en salaires, et que le taux de la plus-value soit de vingt pour cent, le taux de profit sera comme vingt est à cinq cents, c'est-à-dire de quatre pour cent, et non de vingt pour cent.
M. Mill nous donne pour la bonne bouche un échantillon superbe de sa méthode de traiter les différentes formes historiques de la production sociale.
" Je présuppose toujours, dit-il, l'état actuel des choses qui prédomine universellement à peu d'exceptions près, c'est-à-dire que le capitaliste fait toutes les avances, y inclus la rémunération du travailleur. " Etrange illusion d'optique de voir universellement un état de choses qui n'existe encore que par exception sur notre globe ! Mais passons outre. M. Mill veut bien faire la concession " que ce n'est pas une nécessité absolue qu'il en soit ainsi ". Au contraire, " jusqu'à la parfaite et entière confection de l'ouvrage, le travailleur pourrait attendre... même le payement entier de son salaire, s'il avait les moyens nécessaires pour subsister dans l'intervalle. Mais dans ce dernier cas, le travailleur serait réellement dans une certaine mesure un capitaliste qui placerait du capital dans l'entreprise en fournissant une portion des fonds nécessaires pour la mener à bonne fin ". M. Mill aurait pu aller plus loin et affirmer que l'ouvrier, qui se fait l'avance non seulement des vivres, mais aussi des moyens de production, ne serait en réalité que son propre salarié. Il aurait pu dire de même que le paysan américain n'est qu'un serf qui fait la corvée pour lui-même, au lieu de la faire pour son propriétaire.
Après nous avoir prouvé si clairement que la production capitaliste, même si elle n'existait pas, existerait toujours, M. Mill est assez conséquent en prouvant, par contre, qu'elle n'existe pas même quand elle existe.
" Et même dans le cas antérieur (quand l'ouvrier est un salarié auquel le capitaliste avance toute sa subsistance), il (l'ouvrier) peut être considéré au même point de vue (c'est-à-dire comme capitaliste), car, en livrant son travail au-dessous du prix de marché (!), il peut être considéré comme s'il prêtait la différence (?) à son entrepreneur, etc12. " En réalité, l'ouvrier avance son travail gratuitement au capitaliste durant une semaine, etc., pour en recevoir le prix de marché à la fin de la semaine, etc., et c'est ce qui, toujours selon M. Mill, le transforme en capitaliste. Sur un terrain plat, de simples buttes font l'effet de collines; aussi peut-on mesurer l'aplatissement de la bourgeoisie contemporaine d'après le calibre de ses esprits forts.
Chapitre XVIII : Variations dans le rapport de grandeur entre la plus-value et la valeur de la force de travail
Nous avons vu que le rapport de grandeur entre la plus-value et le prix de la force de travail est déterminé par trois facteurs :
1. la durée du travail ou sa grandeur extensive;
2. son degré d'intensité, suivant lequel différentes quantités de travail sont dépensées dans le même temps;
3. son degré de productivité, suivant lequel la même quantité de travail rend dans le même temps différentes quantités de produits.
Des combinaisons très diverses auront évidemment lieu selon que l'un de ces trois facteurs est constant (ne change pas de grandeur) et les deux autres variables (changent de grandeur), ou que deux facteurs sont constants et un seul variable, ou enfin que tous les trois sont variables à la fois. Ces combinaisons seront encore multipliées, si le changement simultané dans la grandeur de différents facteurs ne se fait pas dans le même sens - l'un peut augmenter tandis que l'autre diminue - ou pas dans la même mesure l'un peut augmenter plus vite que l'autre, etc. Nous n'examinerons ici que les combinaisons principales.
I. - Données : Durée et intensité de travail constantes. Productivité variable.
Ces conditions admises, nous obtenons les trois lois suivantes :
1. La journée de travail d'une grandeur donnée produit toujours la même valeur, quelles que soient les variations dans la productivité du travail.
Si une heure de travail d'intensité normale produit une valeur d'un demi-franc, une journée de douze heures ne produira jamais qu'une valeur de six francs13. Si la productivité du travail augmente ou diminue, la même journée fournira plus ou moins de produits et la valeur de six francs se distribuera ainsi sur plus ou moins de marchandises.
2. La plus-value et la valeur de la force de travail varient en sens inverse l'une de l'autre. La plus-value varie dans le même sens que la productivité du travail, mais la valeur de la force de travail en sens opposé.
Il est évident que des deux parties d'une grandeur constante aucune ne peut augmenter sans que l'autre diminue, et aucune diminuer sans que l'autre augmente. Or, la journée de douze heures produit toujours la même valeur, six francs par exemple, dont la plus-value forme une partie, et l'équivalent de la force de travail l'autre, mettons trois francs pour la première et trois francs pour la seconde. Il est clair que la force de travail ne peut pas atteindre un prix de quatre francs sans que la plus-value soit réduite à deux francs, et que la plus-value ne peut monter à quatre francs, sans que la valeur de la force de travail tombe à deux. Dans ces circonstances chaque variation dans la grandeur absolue, soit de la plus-value, soit de l'équivalent de la force ouvrière, présuppose donc une variation de leurs grandeurs relatives ou proportionnelles. Il est impossible qu'elles augmentent ou diminuent toutes les deux simultanément.
Toute variation dans la productivité du travail amène une variation en sens inverse dans la valeur de la force de travail. Si le surcroît de productivité permet de fournir en quatre heures la même masse de subsistances qui coûtait auparavant six heures, alors la valeur de la force ouvrière va tomber de trois francs à deux; mais elle va s'élever de trois francs à quatre, si une diminution de productivité exige huit heures de travail où il n'en fallait auparavant que six.
Enfin, comme valeur de la force de travail et plus-value changent de grandeur en sens inverse l'une de l'autre, il s'ensuit que l'augmentation de productivité, en diminuant la valeur de la force de travail, doit augmenter la plus-value, et que la diminution de productivité, en augmentant la valeur de la force de travail, doit diminuer la plus-value.
En formulant cette loi, Ricardo a négligé un point important. Quoique la plus-value - ou le surtravail - et la valeur de la force de travail - ou le travail nécessaire - ne puissent changer de grandeur qu'en sens inverse, il ne s'ensuit pas qu'ils changent dans la même proportion. Si la valeur de la force de travail était de quatre francs ou le temps de travail nécessaire de huit heures, la plus-value de deux francs ou le surtravail de quatre heures, et que, par suite d'une augmentation de productivité, la valeur de la force de travail tombe à trois francs ou le travail nécessaire à six heures, alors la plus-value montera à trois francs ou le surtravail à six heures. Cette même quantité de deux heures ou d'un franc, qui est ajoutée à une partie et retranchée de l'autre, n'affecte pas la grandeur de chacune dans la même proportion. En même temps que la valeur de la force de travail ne tombe que de quatre francs à trois, c'est-à-dire d'un quart ou de vingt-cinq pour cent, la plus-value s'élève de deux francs à trois, c'est-à-dire de moitié ou de cinquante pour cent.
En général : donné la longueur de la journée ainsi que sa division en deux parts, celle du travail nécessaire et celle du surtravail l'accroissement proportionnel de la plus-value, dû à une augmentation de productivité, sera d'autant plus grand, que la part du surtravail était primitivement plus petite, et le décroissement proportionnel de la plus-value, dû à une diminution de productivité, sera d'autant plus petit, que la part du surtravail était primitivement plus grande.
3. L'augmentation ou la diminution de la plus-value est toujours l'effet et jamais la cause de la diminution ou de l'augmentation parallèles de la valeur de la force de travail14.
La journée de travail est de grandeur constante et rend constamment la même valeur, qui se divise en équivalent de la force de travail et en plus-value; chaque changement dans la grandeur de la plus-value est accompagné d'un changement inverse dans la valeur de la force de travail, et cette valeur, enfin, ne peut changer de grandeur qu'en conséquence d'une variation survenue dans la productivité du travail. Dans ces données, il est clair que c'est la variation de la productivité du travail qui, en premier lieu, fait augmenter ou diminuer la valeur de la force de travail, tandis que le mouvement ascendant ou descendant de celle-ci entraîne de son côté le mouvement de la plus-value en sens inverse. Tout changement dans le rapport de grandeur entre la plus-value et la valeur de la force de travail, provient donc toujours d'un changement dans la grandeur absolue de celle-ci.
Nous avons supposé que la journée de douze heures produit une valeur totale de six francs, qui se divise en quatre francs, valeur de la force de travail, et en une plus-value de deux francs. En d'autres termes, il y a huit heures de travail nécessaire et quatre de surtravail. Que la productivité du travail vienne à doubler, alors l'ouvrier n'aura plus besoin que de la moitié du temps qu'il lui fallait jusque-là pour produire l'équivalent de sa subsistance quotidienne. Son travail nécessaire tombera de huit heures à quatre, et par là son surtravail s'élèvera de quatre heures à huit; de même la valeur de sa force tombera de quatre francs à deux, et cette baisse fera monter la plus-value de deux francs à quatre.
Néanmoins, cette loi, d'après laquelle le prix de la force de travail est toujours réduit à sa valeur, peut rencontrer des obstacles qui ne lui permettent de se réaliser que jusqu'à certaines limites. Le prix de la force de travail ne peut descendre qu'à trois francs quatre-vingt centimes, trois francs quarante centimes, trois francs vingt centimes, etc., de sorte que la plus-value ne monte qu'à deux francs vingt centimes, deux francs soixante centimes, deux francs quatre-vingt centimes, etc. Le degré de la baisse, dont la limite minima est deux francs, nouvelle valeur de la force de travail, dépend du poids relatif que la pression du capital d'une part, la résistance de l'ouvrier de l'autre, jettent dans la balance.
La valeur de la force de travail est déterminée par la valeur des subsistances nécessaires à l'entretien de l'ouvrier, lesquelles changent de valeur suivant le degré de productivité du travail. Dans notre exemple, si, malgré le doublement de la productivité du travail, la division de la journée en travail nécessaire et surtravail restait la même, l'ouvrier recevrait toujours quatre francs et le capitaliste deux; mais chacune de ces sommes achèterait deux fois plus de subsistances qu'auparavant. Bien que le prix de la force de travail fût resté invariable, il se serait élevé au-dessus de sa valeur. S'il tombait, non à la limite minima de sa nouvelle valeur de deux francs, mais à trois francs quatre-vingt centimes, trois francs quarante centimes, trois francs vingt centimes, etc., ce prix décroissant représenterait cependant une masse supérieure de subsistances. Avec un accroissement continuel dans la productivité du travail, le prix de la force de travail pourrait ainsi tomber de plus en plus, en même temps que les subsistances à la disposition de l'ouvrier continueraient à augmenter. Mais, même dans ce cas, la baisse continuelle dans le prix de la force de travail, en amenant une hausse continuelle de la plus-value, élargirait l'abîme entre les conditions de vie du travailleur et du capitaliste15.
Les trois lois que nous venons de développer ont été rigoureusement formulées, pour la première fois, par Ricardo; mais il commet l'erreur de faire des conditions particulières dans lesquelles elles sont vraies, les conditions générales et exclusives de la production capitaliste. Pour lui, la journée de travail ne change jamais de grandeur ni le travail d'intensité, de sorte que la productivité du travail reste le seul facteur variable.
Ce n'est pas tout. A l'instar de tous les autres économistes, il n'est jamais parvenu à analyser la plus-value en général, indépendamment de ses formes particulières, profit, rente foncière, etc. Il confond le taux de la plus-value avec le taux du profit, et traite, par conséquent, celui-ci comme s'il exprimait directement le degré d'exploitation du travail. Nous avons déjà indiqué16 que le taux du profit est la proportion de la plus-value avec le total du capital avancé, tandis que le taux de la plus-value est la proportion de la plus-value avec la partie variable du capital avancé. Supposez qu'un capital de cinq cents livres sterling (C) se décompose en matières premières, instruments, etc., d'une valeur de quatre cents livres sterling (c), et en cent livres sterling payés aux ouvriers (v), qu'en outre la plus-value (p) est de cent livres sterling; alors le taux de la plus-value,
p/v = 100 livres sterling / 100 livres sterling = 100 pour 100;
mais le taux du profit = p/C = 100 livres sterling / 500 livres sterling = 20 pour 100.
A part cette différence de grandeur, il est évident que le taux du profit peut être affecté par des circonstances tout à fait étrangères au taux de la plus-value. Je démontrerai plus tard, dans le troisième livre, que donné le taux de la plus-value, le taux du profit peut varier indéfiniment, et que donné le taux du profit, il peut correspondre aux taux de plus-value les plus divers.
II. - Données : Durée et productivité du travail constantes. Intensité variable.
Si sa productivité augmente, le travail rend dans le même temps plus de produits, mais non plus de valeur. Si son intensité croît, il rend dans le même temps non seulement plus de produits, mais aussi plus de valeur, parce que l'excédent de produits provient alors d'un excédent de travail.
Sa durée et sa productivité étant données, le travail se réalise donc en d'autant plus de valeur que son degré d'intensité dépasse celui de la moyenne sociale. Comme la valeur produite durant une journée de douze heures, par exemple, cesse ainsi d'être constante et devient variable, il s'ensuit que plus-value et valeur de la force de travail peuvent varier dans le même sens, l'une à côté de l'autre, en proportion égale ou inégale. La même journée produit-elle huit francs au lieu de six, alors la part de l'ouvrier et celle du capitaliste peuvent évidemment s'élever à la fois de trois francs à quatre.
Une pareille hausse dans le prix de la force de travail n'implique pas qu'elle est payée au-dessus de sa valeur. La hausse de prix peut au contraire être accompagnée d'une baisse de valeur. Cela arrive toujours quand l'élévation du prix ne suffit pas pour compenser le surcroît d'usure de la force de travail. On sait que les seuls changements de productivité qui influent sur la valeur de la force ouvrière sont ceux qui affectent des industries dont les produits entrent dans la consommation ordinaire de l'ouvrier. Toute variation dans la grandeur, extensive ou intensive, du travail affecte au contraire la valeur de la force ouvrière, dès qu'elle en accélère l'usure.
Si le travail atteignait simultanément dans toutes les industries d'un pays le même degré supérieur d'intensité, cela deviendrait désormais le degré d'intensité ordinaire du travail national et cesserait d'entrer en ligne de compte. Cependant, même dans ce cas, les degrés de l'intensité moyenne du travail resteraient différents chez diverses nations et modifieraient ainsi la loi de la valeur dans son application internationale, la journée de travail plus intense d'une nation créant plus de valeur et s'exprimant en plus d'argent que la journée moins intense d'une autre17.
III. - Données : Productivité et intensité du travail constantes. Durée du travail variable.
Sous le rapport de la durée, le travail peut varier en deux sens, être raccourci ou prolongé. Nous obtenons dans nos données nouvelles les lois que voici :
1° La journée de travail se réalise, en raison directe de sa durée, en une valeur plus ou moins grande - variable donc et non constante.
2° Toute variation dans le rapport de grandeur entre la plus-value et la valeur de la force de travail provient d'un changement dans la grandeur absolue du surtravail, et, par conséquent, de la plus-value.
3° La valeur absolue de la force de travail ne peut changer que par la réaction que le prolongement du surtravail exerce sur le degré d'usure de cette force. Tout mouvement dans sa valeur absolue est donc l'effet, et jamais la cause, d'un mouvement dans la grandeur de la plus-value.
Nous supposerons toujours dans ce chapitre, comme dans la suite, que la journée de travail comptant originairement douze heures, - six heures de travail nécessaire et six heures de surtravail - produit une valeur de six francs, dont une moitié échoit à l'ouvrier et l'autre au capitaliste.
Commençons par le raccourcissement de la journée, soit de douze heures à dix. Dès lors elle ne rend plus qu'une valeur de cinq francs. Le surtravail étant réduit de six heures à quatre, la plus-value tombe de trois francs à deux. Cette diminution dans sa grandeur absolue entraîne une diminution dans sa grandeur relative. Elle était à la valeur de la force de travail comme trois est à trois, et elle n'est plus que comme deux est à trois. Par contrecoup, la valeur de la force de travail, tout en restant la même, gagne en grandeur relative; elle est maintenant à la plus-value comme trois est à deux au lieu d'être comme trois est à trois.
Le capitaliste ne pourrait se rattraper qu'en payant la force de travail au-dessous de sa valeur.
Au fond des harangues habituelles contre la réduction des heures de travail se trouve l'hypothèse que le phénomène se passe dans les conditions ici admises; c'est-à-dire qu'on suppose stationnaires la productivité et l'intensité du travail, dont, en fait, l'augmentation suit toujours de près le raccourcissement de la journée, si elle ne l'a pas déjà précédé18.
S'il y a prolongation de la journée, soit de douze heures à quatorze, et que les heures additionnelles soient annexées au surtravail, la plus-value s'élève de trois francs à quatre. Elle grandit absolument et relativement, tandis que la force de travail, bien que sa valeur nominale reste la même, perd en valeur relative. Elle n'est plus à la plus-value que dans la raison de trois à quatre.
Comme, dans nos données, la somme de valeur quotidiennement produite augmente avec la durée du travail quotidien, les deux parties de cette somme croissante - la plus-value et l'équivalent de la force de travail - peuvent croître simultanément d'une quantité égale ou inégale, de même que dans le cas où le travail devient plus intense.
Avec une journée prolongée, la force de travail peut tomber au-dessous de sa valeur, bien que son prix reste invariable ou s'élève même. Dans une certaine mesure, une plus grande recette peut compenser la plus grande dépense en force vitale que le travail prolongé impose à l'ouvrier19. Mais il arrive toujours un point où toute prolongation ultérieure de sa journée raccourcit la période moyenne de sa vie, en bouleversant les conditions normales de sa reproduction et de son activité. Dès lors le prix de la force de travail et son degré d'exploitation cessent d'être des grandeurs commensurables entre elles.
IV. - Données : Variations simultanées dans la durée , la productivité et l'intensité du travail.
La coïncidence de changements dans la durée, la productivité et l'intensité du travail donnent lieu à un grand nombre de combinaisons, et, par conséquent, de problèmes qu'on peut cependant toujours facilement résoudre en traitant tour à tour chacun des trois facteurs comme variable, et les deux autres comme constants, ou en calculant le produit des trois facteurs qui subissent des variations. Nous ne nous arrêterons ici qu'à deux cas d'un intérêt particulier.
Diminution de la productivité du travail et prolongation simultanée de sa durée.
Mettons que par suite d'un décroissement dans la fertilité du sol, la même quantité de travail produit moins de denrées ordinaires, dont la valeur augmentée renchérit l'entretien journalier de l'ouvrier, de sorte qu'il coûte désormais quatre francs au lieu de trois. Le temps nécessaire pour reproduire la valeur quotidienne de la force de travail s'élèvera de six heures à huit, ou absorbera deux tiers de la journée au lieu de la moitié. Le surtravail tombera, par conséquent, de six heures à quatre et la plus-value de trois francs à deux.
Que, dans ces circonstances, la journée soit prolongée à quatorze heures et les deux heures additionnelles annexées au surtravail : comme celui-ci compte de nouveau six heures, la plus-value va remonter à sa grandeur originaire de trois francs, mais sa grandeur proportionnelle a néanmoins diminué, car ayant été à la valeur de la force de travail comme trois est à trois, elle n'est plus que dans la raison de trois à quatre.
Si la journée est prolongée à seize heures ou le surtravail à huit, la plus-value s'élèvera à quatre francs et sera à la valeur de la force de travail comme quatre est à quatre, c'est-à-dire dans la même raison qu'avant le décroissement survenu dans la productivité du travail, car 4 à 4 = 3 à 3. Néanmoins, bien que sa grandeur proportionnelle soit ainsi simplement rétablie, sa grandeur absolue a augmenté d'un tiers, de trois francs à quatre.
Quand une diminution dans la productivité du travail est accompagnée d'une prolongation de sa durée, la grandeur absolue de la plus-value peut donc rester invariable, tandis que sa grandeur proportionnelle diminue; sa grandeur proportionnelle peut rester invariable, tandis que sa grandeur absolue augmente, et, si l'on pousse la prolongation assez loin, toutes deux peuvent augmenter à la fois.
Les mêmes résultats s'obtiennent plus vite, si l'intensité du travail croît en même temps que sa durée.
En Angleterre, dans la période de 1799 à 1815, l'enchérissement progressif des vivres amena une hausse des salaires nominaux, bien que le salaire réel tombât. De ce phénomène West et Ricardo inféraient que la diminution de productivité du travail agricole avait causé une baisse dans le taux de la plus-value, et cette donnée tout imaginaire leur servait de point de départ pour des. recherches importantes sur le rapport de grandeur entre le salaire, le profit et la rente foncière; mais en réalité, la plus-value s'était élevée absolument et relativement, grâce à l'intensité accrue et à la prolongation forcée du travail20. Ce qui caractérise cette période, c'est précisément le progrès accéléré et du capital et du paupérisme21.
Augmentation de l'intensité et de la productivité du travail avec raccourcissement simultané de sa durée.
L'augmentation de la productivité du travail et de son intensité multiplie la masse des marchandises obtenues dans un temps donné, et par là raccourcit la partie de la journée où l'ouvrier ne fait que produire un équivalent de ses subsistances. Cette partie nécessaire, mais contractile, de la journée de travail en forme la limite absolue, qu'il est impossible d'atteindre sous le régime capitaliste. Celui-ci supprimé, le travail disparaîtrait et la journée tout entière pourrait être réduite au travail nécessaire. Cependant, il ne faut pas oublier qu'une partie du surtravail actuel, celle qui est consacrée à la formation d'un fonds de réserve et d'accumulation, compterait alors comme travail nécessaire, et que la grandeur actuelle du travail nécessaire est limitée seulement par les frais d'entretien d'une classe de salariés, destinée à produire la richesse de ses maîtres.
Plus le travail gagne en force productive, plus sa durée peut diminuer, et plus sa durée est raccourcie, plus son intensité peut croître. Considéré au point de vue social, on augmente aussi la productivité du travail en l'économisant, c'est-à-dire en supprimant toute dépense inutile, soit en moyens de production, soit en force vitale. Le système capitaliste, il est vrai, impose l'économie des moyens de production à chaque établissement pris à part; mais il ne fait pas seulement de la folle dépense de la force ouvrière un moyen d'économie pour l'exploiteur, il nécessite aussi, par son système de concurrence anarchique, la dilapidation la plus effrénée du travail productif et des moyens de production sociaux, sans parler de la multitude de fonctions parasites qu'il engendre et qu'il rend plus ou moins indispensables.
Etant donné l'intensité et la productivité du travail, le temps que la société doit consacrer à la production matérielle est d'autant plus court, et le temps disponible pour le libre développement des individus d'autant plus grand, que le travail est distribué plus également entre tous les membres de la société, et qu'une couche sociale a moins le pouvoir de se décharger sur une autre de cette nécessité imposée par la nature. Dans ce sens le raccourcissement de la journée trouve sa dernière limite dans la généralisation du travail manuel.
La société capitaliste achète le loisir d'une seule classe par la transformation de la vie entière des masses en temps de travail.
Chapitre XIX : Formules diverses pour le taux de la plus-value
On a vu que le taux de la plus-value est représenté par les formules :
I. Plus-value / Capital variable (p/v) = Plus-value / Valeur de la force de travail = Surtravail / Travail nécessaire.
Les deux premières raisons expriment comme rapports de valeur ce que la troisième exprime comme un rapport des espaces de temps dans lesquels ces valeurs sont produites.
Ces formules, complémentaires l'une de l'autre, ne se trouvent qu'implicitement et inconsciemment dans l'économie politique classique, où les formules suivantes jouent au contraire un grand rôle :
II. (Surtravail / Journée de travail) = PIus-value / Valeur du produit = Produit net / Produit total22.
Une seule et même proportion est ici exprimée tour à tour sous la formule des quantités de travail, des valeurs dans lesquelles ces quantités se réalisent, et des produits dans lesquels cm valeurs existent. Il est sous-entendu que par valeur du produit il faut comprendre le produit en valeur rendu par une journée de travail, et qu'il n'y est pas renfermé une parcelle de la valeur des moyens de production.
Dans toutes ces formules le degré réel de l'exploitation du travail ou le taux de la plus-value est faussement exprimé. Dans l'exemple employé plus haut, le degré réel d'exploitation serait indiqué par les proportions :
6 heures de surtravail / 6 heures de travail nécessaire = Plus-value de 3 francs / Capital variable de 3 francs = 100 / 100.
D'après les formules II, nous obtenons au contraire :
6 heures de surtravail / Journée de 12 heures = Plus-value de 3 francs / Produit en valeur de 6 francs = 50/100.
Ces formules dérivées n'expriment en fait que la proportion suivant laquelle la journée de travail, ou son produit en valeur, se distribue entre l'ouvrier et le capitaliste. Si on les traite comme des expressions immédiates de la mise en valeur du capital, on arrive à cette loi erronée : Le surtravail ou la plus-value ne peuvent jamais atteindre cent pour cent23. Le surtravail n'étant qu'une partie aliquote de la journée, et la plus-value qu'une partie aliquote de la somme de valeur produite, le surtravail est nécessairement toujours plus petit que la journée de travail, ou la plus-value toujours moindre que la valeur produite. Si le surtravail était à la journée de travail comme cent est à cent, il absorberait la journée entière (il s'agit ici de la journée moyenne de l'année), et le travail nécessaire s'évanouirait. Mais si le travail nécessaire disparaît, le surtravail disparaît également, puisque celui-ci n'est qu'une fonction de celui-là. La raison (Surtravail / Journée de travail) ou (Plus-value / Valeur produite) ne peut donc jamais atteindre la limite 100/100 et encore moins s'élever à (100 + x)/100.
Mais il en est autrement du taux de la plus-value ou du degré réel d'exploitation du travail. Qu'on prenne par exemple l'estimation de M. Léonce de Lavergne, d'après laquelle l'ouvrier agricole anglais n'obtient que un quart, tandis que le capitaliste (fermier) au contraire obtient trois quarts du produit ou de sa valeur24, de quelque manière que le butin se partage ensuite entre le capitaliste et le propriétaire foncier, etc. Le surtravail de l'ouvrier anglais est dans ce cas à son travail nécessaire comme trois est à un, c'est-à-dire que le degré d'exploitation est de trois cents pour cent.
La méthode de l'école classique, qui est de traiter la journée de travail comme une grandeur constante, a trouvé un appui dans l'application des formules II, parce que là on compare toujours le surtravail avec une journée de travail donnée. Il en est de même quand on considère exclusivement la distribution de la valeur produite. Du moment que la journée de travail s'est déjà réalisée dans une valeur, ses limites ont nécessairement été données.
L'habitude d'exposer la plus-value et la valeur de la force de travail comme des fractions de la somme de valeur produite dissimule le fait principal, l'échange du capital variable contre la force de travail, fait qui implique que le produit échoit au non-producteur. Le rapport entre le capital et le travail revêt alors la fausse apparence d'un rapport d'association dans lequel l'ouvrier et l'entrepreneur se partagent le produit suivant la proportion des divers éléments qu'ils apportent25.
Les formules Il peuvent d'ailleurs être toujours ramenées aux formules I. Si nous avons par exemple la proportion (Surtravail de 6 heures / Journée de travail de 12 heures), alors le temps de travail nécessaire est égal à la journée de douze heures moins six heures de surtravail, et l'on obtient :
Surtravail de 6 heures / Travail nécessaire de 6 heures = 100/100.
Voici une troisième formule que nous avons déjà quelquefois anticipée :
III. Plus-value / Valeur de la force de travail = Surtravail / Travail nécessaire = Travail non payé / Travail payé
La formule (Travail non payé / Travail payé) n'est qu'une expression populaire de celle-ci : (Surtravail / Travail nécessaire).
Après nos développements antérieurs, elle ne peut plus donner lieu à cette erreur populaire que ce que le capitaliste paye est le travail et non la force de travail. Ayant acheté cette force pour un jour, une semaine, etc., le capitaliste obtient en échange le droit de l'exploiter pendant un jour, une semaine, etc. Le temps d'exploitation se divise en deux périodes. Pendant l'une, le fonctionnement de la force ne produit qu'un équivalent de son prix; pendant l'autre, il est gratuit et rapporte, par conséquent, au capitaliste une valeur pour laquelle il n'a donné aucun équivalent, qui ne lui coûte rien26. En ce sens, le surtravail, dont il tire la plus-value, peut être nommé du travail non payé.
Le capital n'est donc pas seulement, comme dit Adam Smith, le pouvoir de disposer du travail d'autrui; mais il est essentiellement le pouvoir de disposer d'un travail non payé. Toute plus-value, qu'elle qu'en soit la forme particulière, - profit, intérêt, rente, etc., - est en substance la matérialisation d'un travail non payé. Tout le secret de la faculté prolifique du capital, est dans ce simple fait qu'il dispose d'une certaine somme de travail d'autrui qu'il ne paye pas.
1 Voy. ch. VII, p. 76-79.
2 " L'existence d'une classe distincte de maîtres capitalistes dépend de la productivité de l'industrie. " (Ramsay, l. c., p. 206 .) " Si le travail de chaque homme ne suffisait qu'à lui procurer ses propres vivres, il ne pourrait y avoir de propriété. " (Ravenstone, l. c., p. 14, 15.)
3 D'après un calcul tout récent, il existe encore au moins quatre millions de cannibales dans les parties du globe qu'on a déjà explorées.
4 " Chez les Indiens sauvages de l'Amérique, il n'est presque pas de chose qui n'appartienne en propre au travailleur; les quatre-vingt-dix-neuf centièmes du produit y échoient au travail. En Angleterre, l'ouvrier ne reçoit pas les deux tiers. " (The advantages of the East lndia Trade, etc., p. 73.)
5 Diod., 1. c., 1. 1, ch. LXXX.
6 " La première (richesse naturelle), étant de beaucoup la plus libérale et la plus avantageuse, rend la population sans souci, orgueilleuse et adonnée à tous les excès; tandis que la seconde développe et affermit l'activité, la vigilance, les arts, la littérature et la civilisation. " (England's Treasure by Foreign Trade, or the Balance of our Foreign Trade is the Rule of our Treasure. Written by Thomas Mun, of London, Merchant, and now published for the common good by his son John Mun. Lond., 1669, p. 181, 182.) " Je ne conçois pas de plus grand malheur pour un peuple, que d'être jeté sur un morceau d terre où les productions qui concernent la subsistance et la nourriture sont en grande proportion spontanées, et où le climat n'exige ou ne réclame que peu de soins pour le vêtement... Il peut y avoir un extrême dans un sens opposé. Un soi incapable de produire, même s'il est travaillé, est tout aussi mauvais qu'un soi qui produit tout en abondance sans le moindre travail. " (An Inquiry into the present high price of provisions. Lond., 1767, p. 10.)
7 C'est la nécessité de calculer les périodes des débordements du Nil qui a créé l'astronomie égyptienne et en même temps la domination de la caste sacerdotale à titre de directrice de l'agriculture. " Le solstice est le moment de l'année où commence la crue du Nil, et celui que les Egyptiens ont dû observer avec le plus d'attention C'était cette année tropique qu'il leur importait de marquer pour se diriger dans leurs opérations agricoles. Ils durent donc chercher dans le ciel un signe apparent de son retour. " (Cuvier : Discours sur les révolutions du globe, édit. Hoefer. Paris, 1863, p. 141.)
8 La distribution des eaux était aux Indes une des bases matérielles du pouvoir central sur les petits organismes de production communale, sans connexion entre eux. Les conquérants mahométans de l'Inde ont mieux compris cela que les Anglais leurs successeurs. Il suffit de rappeler la famine de 1866, qui a coûté la vie à plus d'un million d'Indiens dans le district d'Orissa, au Bengale.
9 " Il n'y a pas deux contrées qui fournissent un nombre égal de choses nécessaires à la vie, en égale abondance et avec la même quantité de travail. Les besoins de l'homme augmentent ou diminuent en raison de la sévérité ou de la douceur du climat sous lequel il vit. La proportion des travaux de tout genre auxquels les habitants de divers pays sont forcés de se livrer ne peut donc être la même. Et il n'est guère possible de déterminer le degré de cette différence autrement que par les degrés de température. On peut donc en conclure généralement que la quantité de travail requise pour une population donnée atteint son maximum dans les climats froids et son minimum dans les climats chauds. Dans les premiers en effet l'homme n'a pas seulement besoin de plus de vêtements mais la terre elle-même a besoin d'y être plus cultivée que dans les derniers. " (An Essay on the Governing Causes of the Natural Rate of Interest. Lond., 1750, p. 60.) L'auteur de cet écrit qui a fait époque est J. Massey. Hume lui a emprunté sa théorie de l'intérêt.
10 " Tout travail doit laisser un excédent. " Proudhon (on dirait que cela fait partie des droits et devoirs du citoyen).
11 F. Shouw : " Die Erde, die Pflanze und der Mensch ", 2° édit. Leipzig, 1854, p. 148.
12 J. M. Mill: Principles of Pol. Econ. Lond., 1868, p. 252-53, passim.
13 Nous supposons toujours que la valeur de l'argent reste invariable.
14 Mac Culloch a commis l'absurdité de compléter cette loi à sa façon, en ajoutant que la plus-value peut s'élever sans que la force de travail baisse, si on supprime les impôts que le capitaliste avait à payer auparavant. La suppression de semblables impôts ne change absolument rien à la quantité de surtravail que le capitaliste industriel extorque en première main à l'ouvrier. Elle ne change que la proportion suivant laquelle il empoche la plus-value ou la partage avec des tiers. Elle ne change par conséquent rien au rapport qui existe entre la plus-value et la valeur de la force de travail. L' " exception " de Mac Culloch prouve tout simplement qu'il n'a pas compris la règle, malheur qui lui arrive assez souvent lorsqu'il s'avise de vulgariser Ricardo, ainsi qu'à J. B. Say, quand ce dernier vulgarise Adam Smith.
15 " Quand une altération a lieu dans la productivité de l'industrie, et qu'une quantité donnée de travail et de capital fournit soit plus, soit moins de produits, la proportion des salaires peut sensiblement varier, tandis que la quantité que cette proportion représente reste la même, ou la quantité peut varier tandis que la proportion ne change pas. "(Outlines of Political Economy, etc., p. 67.)
16 Voy. p. 93.
17 " A conditions égales, le manufacturier anglais peut dans un temps donné exécuter une bien relus grande somme de travail que le manufacturier étranger, au point de contrebalancer la différence des journées de travail, la semaine comptant ici soixante heures, mais ailleurs soixante-douze ou quatre-vingt. " (Reports of lnsp. of Fact. for 31 st. oct. 1855, p. 65.)
18 " Il y a des circonstances compensatrices... que l'opération de la loi des dix heures a mises au jour. " (Reports of Insp. of Fact for 1 st. dec. 1848, p. 7.)
19 " On peut estimer approximativement la somme de travail qu'un homme a subie dans le cours de vingt-quatre heures, en examinant les modifications chimiques qui ont eu lieu dans son corps; le changement de forme dans la matière indique l'exercice antérieur de la force dynamique. " (Grove : On the correlation of physical forces.)
20 " Pain et travail marchent rarement tout à fait de front; mais il est évidemment une limite au-delà de laquelle ils ne peuvent être séparés. Quant aux efforts extraordinaires faits par les classes ouvrières dans les époques de cherté qui entraînent la baisse des salaires dont il a été question (notamment devant le Comité parlementaire d'enquête de 1814-1815), ils sont assurément très méritoires de la part des individus et favorisent l'accroissement du capital. Mais quel est l'homme ayant quelque humanité qui voudrait les voir se prolonger indéfiniment ? Ils sont un admirable secours pour un temps donné; mais s'ils étaient constamment en action, il en résulterait les mêmes effets que si la population d'un pays était réduite aux limites extrêmes de son alimentation. " (Malthus : Inquiry into the Nature and Progress of Rent. Lond., 1815, p. 48, note.) C'est l'honneur de Malthus d'avoir constaté la prolongation de la journée de travail, sur laquelle il attire directement l'attention dans d'autres passages de son pamphlet, tandis que Ricardo et d'autres, en face des faits les plus criants, basaient toutes leurs recherches sur cette donnée que la journée de travail est une grandeur constante. Mais les intérêts conservateurs dont Malthus était l'humble valet, l'empêchèrent de voir que la prolongation démesurée de la journée de travail, jointe au développement extraordinaire du machinisme et à l'exploitation croissante du travail des femmes et des enfants, devait rendre " surnuméraire " une grande partie de la classe ouvrière, une fois la guerre terminée et le monopole du marché universel enlevé à l'Angleterre. Il était naturellement bien plus commode et bien plus conforme aux intérêts des classes régnantes, que Malthus encense en vrai prêtre qu'il est, d'expliquer cette " surpopulation " par les lois éternelles de la nature que par les lois historiques de la production capitaliste.
21 " Une des causes principales de l'accroissement du capital pendant la guerre provenait des efforts plus grands, et peut-être des plus grandes privations de la classe ouvrière, la plus nombreuse dans toute société. Un plus grand nombre de femmes et d'enfants étaient contraints par la nécessité des circonstances de se livrer à des travaux pénibles, et pour la même cause, les ouvriers mâles étaient obligés de consacrer une plus grande portion de leur temps à l'accroissement de la production. " (Essays on Political Econ. in which are illustrated the Principal Causes of the present National Distress. London, 1830, p. 248.)
22 Nous mettons la première formule entre parenthèses parce que la notion du surtravail ne se trouve pas explicitement dans l'économie politique bourgeoise.
23 V. par exemple : Dritter Briefan v. Kirchmann von Rodbertus. Widerlegung der Ricardo'schen Theorie von der Grundrente und Begrundung einer neuen Rententheorie. Berlin, 1851.
24 La partie du produit qui compense simplement le capital constant avancé est mise de côté dans ce calcul. M. Léonce de Lavergne, admirateur aveugle de l'Angleterre, donne ici un rapport plutôt trop bas que trop élevé.
25 Toutes les formes développées du procès de production capitaliste étant des formes de la coopération, rien n'est naturellement plus facile que de faire abstraction de leur caractère antagoniste et de les transformer ainsi d'un coup de baguette en formes d'association libre, comme le fait le comte A. de Laborde dans son ouvrage intitulé : De l'esprit d'association dans tous les intérêts de la communauté. Paris, 1818. Le Yankee H. Carey exécute ce tour de force avec le même succès à propos même du système esclavagiste.
26 Quoique les physiocrates n'aient pas pénétré le secret de la plus-value, ils ont au moins reconnu qu'elle est " une richesse indépendante et disponible qu'il (son possesseur) n'a point achetée et qu'il vend. " (Turgot, l. c., p. 11.)
K. Marx : Le Capital (Livre I - section V)
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Karl Marx
Le Capital
Livre I
Section VI : Le salaire
Table des matières
Chapitre XIX : Transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire 3
Chapitre XX : Le salaire au temps 6
Chapitre XXI : Le salaire aux pièces 9
Chapitre XXII : Différence dans le taux des salaires nationaux 13
I. - Nombre moyen de broches par fabrique 13
Chapitre XIX : Transformation de la valeur ou du prix de la force de travail en salaire
A la surface de la société bourgeoise la rétribution du travailleur se représente comme le salaire du travail : tant d'argent payé pour tant de travail. Le travail lui-même est donc traité comme une marchandise dont les prix courants oscillent au-dessus ou au-dessous de sa valeur.
Mais qu'est-ce que la valeur ? La forme objective du travail social dépensé dans la production d'une marchandise. Et comment mesurer la grandeur de valeur d'une marchandise ? Par la quantité de travail qu'elle contient. Comment dès lors déterminer, par exemple, la valeur d'une journée de travail de douze heures ? Par les douze heures de travail contenues dans la journée de douze heures, ce qui est une tautologie absurde1.
Pour être vendu sur le marché à titre de marchandise, le travail devrait en tout cas exister auparavant. Mais si le travailleur pouvait lui donner une existence matérielle, séparée et indépendante de sa personne, il vendrait de la marchandise et non du travail2.
Abstraction faite de ces contradictions, un échange direct d'argent, c'est-à-dire de travail réalisé, contre du travail vivant, ou bien supprimerait la loi de la valeur qui se développe précisément sur la base de la production capitaliste, ou bien supprimerait la production capitaliste elle-même qui est fondée précisément sur le travail salarié. La journée de travail de douze heures se réalise par exemple dans une valeur monétaire de six francs. Si l'échange se fait entre équivalents, l'ouvrier obtiendra donc six francs pour un travail de douze heures, ou le prix de son travail sera égal au prix de son produit. Dans ce cas il ne produirait pas un brin de plus-value pour l'acheteur de son travail, les six francs ne se métamorphoseraient pas en capital et la base de la production capitaliste disparaîtrait. Or c'est précisément sur cette base qu'il vend son travail et que son travail est travail salarié. Ou bien il obtient pour douze heures de travail moins de six francs, c'est-à-dire moins de douze heures de travail. Douze heures de travail s'échangent dans ce cas contre dix, six, etc., heures de travail. Poser ainsi comme égales des quantités inégales, ce n'est pas seulement anéantir toute détermination de la valeur. Il est même impossible de formuler comme loi une contradiction de ce genre qui se détruit elle-même3.
Il ne sert de rien de vouloir expliquer un tel échange de plus contre moins par la différence de forme entre les travaux échangés, l'acheteur payant en travail passé ou réalisé, et le vendeur en travail actuel ou vivant4. Mettons qu'un article représente six heures de travail. S'il survient une invention qui permette de le produire désormais en trois heures, l'article déjà produit, déjà circulant sur le marché, n'aura plus que la moitié de sa valeur primitive. Il ne représentera plus que trois heures de travail, quoiqu'il y en ait six de réalisées en lui. Cette forme de travail réalisé n'ajoute donc rien à la valeur, dont la grandeur reste au contraire toujours déterminée par le quantum de travail actuel et socialement nécessaire qu'exige la production d'une marchandise.
Ce qui sur le marché fait directement vis-à-vis au capitaliste, ce n'est pas le travail, mais le travailleur. Ce que celui-ci vend, c'est lui-même, sa force de travail. Dès qu'il commence à mettre cette force en mouvement, à travailler, or, dès que son travail existe, ce travail a déjà cessé de lui appartenir et ne peut plus désormais être vendu par lui. Le travail est la substance et la mesure inhérente des valeurs, mais il n'a lui-même aucune valeur5.
Dans l'expression : valeur du travail, l'idée de valeur est complètement éteinte. C'est une expression irrationnelle telle que par exemple valeur de la terre. Ces expressions irrationnelles ont cependant leur source dans les rapports de production eux-mêmes dont elles réfléchissent les formes phénoménales. On sait d'ailleurs dans toutes les sciences, à l'économie politique près, qu'il faut distinguer entre les apparences des choses et leur réalité6.
Ayant emprunté naïvement, sans aucune vérification préalable, à la vie ordinaire la catégorie " prix du travail ", l'économie politique classique se demanda après coup comment ce prix était déterminé. Elle reconnut bientôt que pour le travail comme pour toute autre marchandise, le rapport entre l'offre et la demande n'explique rien que les oscillations du prix de marché au-dessus ou au-dessous d'une certaine grandeur. Dès que l'offre et la demande se font équilibre, les variations de prix qu'elles avaient provoquées cessent, mais là cesse aussi tout l'effet de l'offre et la demande. Dans leur état d'équilibre, le prix du travail ne dépend plus de leur action et doit donc être déterminé comme si elles n'existaient pas. Ce prix-là, ce centre de gravitation des prix de marché, se présenta ainsi comme le véritable objet de l'analyse scientifique.
On arriva encore au même résultat en considérant une période de plusieurs années et en comparant les moyennes auxquelles se réduisent, par des compensations continuelles, les mouvements alternants de hausse et de baisse. On trouva ainsi des prix moyens, des grandeurs plus ou moins constantes qui s'affirment dans les oscillations mêmes des prix de marché et en forment les régulateurs intimes. Ce prix moyen donc, " le prix nécessaire " des physiocrates, " le prix naturel " d'Adam Smith - ne peut être pour le travail, de même que pour toute autre marchandise, que sa valeur, exprimée en argent. " La marchandise, dit Adam Smith, est alors vendue précisément ce qu'elle vaut. "
L'économie classique croyait avoir de cette façon remonté du prix accidentels du travail à sa valeur réelle. Puis elle détermina cette valeur par la valeur des subsistances nécessaires pour l'entretien et la reproduction du travailleur. A son insu elle changeait ainsi de terrain, en substituant à la valeur du travail, jusque-là l'objet apparent de ses recherches, la valeur de la force de travail, force qui n'existe que dans la personnalité du travailleur et se distingue de sa fonction, le travail, tout comme une machine se distingue de ses opérations. La marche de l'analyse avait donc forcément conduit non seulement des prix de marché du travail à son prix nécessaire ou sa valeur, mais avait fait résoudre la soi-disant valeur du travail en valeur de la force de travail, de sorte que celle-là ne devait être traitée désormais comme forme phénoménale de celle-ci. Le résultat auquel l'analyse aboutissait était donc, non de résoudre le problème tel qu'il se présenta au point de départ, mais d'en changer entièrement les termes.
L'économie classique ne parvint jamais à s'apercevoir de ce quiproquo, exclusivement préoccupée qu'elle était de la différence entre les prix courants du travail et sa valeur, du rapport de celle-ci avec les valeurs des marchandises, avec le taux du profit etc. Plus elle approfondit l'analyse de la valeur en général, plus la soi-disant valeur du travail l'impliqua dans des contradictions inextricables.
Le salaire est le payement du travail à sa valeur ou à des prix qui en divergent. Il implique donc que valeur et prix accidentels de la force de travail aient déjà subi un changement de forme qui la fasse apparaître comme valeur et prix du travail lui-même. Examinons maintenant de plus près cette transformation.
Mettons que la force de travail ait une valeur journalière de trois francs7 , et que la journée de travail soit de douze heures8. En confondant maintenant la valeur de la force avec la valeur de sa fonction, le travail qu'elle fait, on obtient cette formule : Le travail de douze heures a une valeur de trois francs. Si le prix de la force était au-dessous ou au-dessus de sa valeur, soit de quatre francs ou de deux, le prix courant du travail de douze heures serait également de quatre francs ou de deux. Il n'y a rien de changé que la forme. La valeur du travail ne réfléchit que la valeur de la force dont il est la fonction, et les prix de marché du travail s'écartent de sa soi-disant valeur dans la même proportion que les prix de marché de la force du travail s'écartent de sa valeur.
N'étant qu'une expression irrationnelle pour la valeur de la force ouvrière, la valeur du travail doit évidemment être toujours moindre que celle de son produit, car le capitaliste prolonge toujours le fonctionnement de cette force au-delà du temps nécessaire pour en reproduire l'équivalent. Dans notre exemple, il faut six heures par jour pour produire une valeur de trois francs, c'est-à-dire la valeur journalière de la force de travail, mais comme celle-ci fonctionne pendant douze heures, elle rapporte quotidiennement une valeur de six francs. On arrive ainsi au résultat absurde qu'un travail qui crée une valeur de six francs n'en vaut que trois9. Mais cela n'est pas visible à l'horizon de la société capitaliste. Tout au contraire : là la valeur de trois francs, produite en six heures de travail, dans une moitié de la journée, se présente comme la valeur du travail de douze heures, de la journée tout entière. En recevant par jour un salaire de trois francs, l'ouvrier paraît donc avoir reçu toute la valeur due à son travail, et c'est précisément pourquoi l'excédent de la valeur de son produit sur celle de son salaire, prend la forme d'une plus-value de trois francs, créée par le capital et non par le travail.
La forme salaire, ou payement direct du travail, fait donc disparaître toute trace de la division de la journée en travail nécessaire et surtravail, en travail payé et non payé, de sorte que tout le travail de l'ouvrier libre est censé être payé. Dans le servage le travail du corvéable pour lui-même et son travail forcé pour le seigneur sont nettement séparés l'un de l'autre par le temps et l'espace. Dans le système esclavagiste, la partie même de la journée où l'esclave ne fait que remplacer la valeur de ses subsistances, où il travaille donc en fait pour lui-même, ne semble être que du travail pour son propriétaire. Tout son travail revêt l'apparence de travail non payé10. C'est l'inverse chez le travail salarié : même le surtravail ou travail non payé revêt l'apparence de travail payé. Là le rapport de propriété dissimule le travail de l'esclave pour lui-même, ici le rapport monétaire dissimule le travail gratuit du salarié pour son capitaliste.
On comprend maintenant l'immense importance que possède dans la pratique ce changement de forme qui fait apparaître la rétribution de la force de travail comme salaire du travail, le prix de la force comme prix de sa fonction. Cette forme, qui n'exprime que les fausses apparences du travail salarié, rend invisible le rapport réel entre capital et travail et en montre précisément le contraire; c'est d'elle que dérivent toutes les notions juridiques du salarié et du capitaliste, toutes les mystifications de la production capitaliste, toutes les illusions libérales et tous les faux-fuyants apologétiques de l'économie vulgaire.
S'il faut beaucoup de temps avant que l'histoire ne parvienne à déchiffrer le secret du salaire du travail, rien n'est au contraire plus facile à comprendre que la nécessité, que les raisons d'être de cette forme phénoménale.
Rien ne distingue au premier abord l'échange entre capital et travail de l'achat et de la vente de toute autre marchandise. L'acheteur donne une certaine somme d'argent, le vendeur un article qui diffère de l'argent. Au point de vue du droit, on ne reconnaît donc dans le contrat de travail d'autre différence d'avec tout autre genre de contrat que celle contenue dans les formules juridiquement équivalentes : Do ut des, do ut facias, facio ut des et facio ut facias. (Je donne pour que tu donnes, je donne pour que tu fasses, je fais pour que tu donnes, je fais pour que tu fasses.)
Valeur d'usage et valeur d'échange étant par leur nature des grandeurs incommensurables entre elles, les expressions " valeur travail ", " prix du travail " ne semblent pas plus irrationnelles que les expressions " valeur du coton ", " prix du coton ". En outre le travailleur n'est payé qu'après avoir livré son travail. Or dans sa fonction de moyen de payement, l'argent ne fait que réaliser après coup la valeur ou le prix de l'article livré, c'est-à-dire dans notre cas la valeur ou le prix du travail exécuté. Enfin la valeur d'usage que l'ouvrier fournit au capitaliste, ce n'est pas en réalité sa force de travail, mais l'usage de cette force, sa fonction de travail. D'après toutes les apparences, ce que le capitaliste paye, c'est donc la valeur de l'utilité que l'ouvrier ici donne, la valeur du travail, - et non celle de la force de travail que l'ouvrier ne semble pas aliéner. La seule expérience de la vie pratique ne fait pas ressortir la double utilité du travail, la propriété de satisfaire un besoin, qu'il a de commun avec toutes la marchandises, et celle de créer de la valeur, qui le distingue à toutes les marchandises et l'exclut, comme élément formateur de la valeur, de la possibilité d'en avoir aucune.
Plaçons-nous au point de vue de l'ouvrier à qui son travail de douze heures rapporte une valeur produite en six heures, soit trois francs. Son travail de douze heures est pour lui en réalité le moyen d'achat des trois francs. Il se peut que sa rétribution tantôt s'élève à quatre francs, tantôt tombe à deux, par suite ou des changements survenus dans la valeur de sa force ou des fluctuations dans le rapport de l'offre et de la demande, - l'ouvrier n'en donne pas moins toujours douze heures de travail. Toute variation de grandeur dans l'équivalent qu'il reçoit lui apparaît donc nécessairement comme une variation dans la valeur ou le prix de ses douze heures de travail. Adam Smith qui traite la journée de travail comme une grandeur constante11, s'appuie au contraire sur ce fait pour soutenir que le travail ne varie jamais dans sa valeur propre. " Quelle que soit la quantité de denrées, dit-il, que l'ouvrier reçoive en récompense de son travail, le prix qu'il paye est toujours le même. Ce prix, à la vérité, peut acheter tantôt une plus grande, tantôt une plus petite quantité de ces denrées : mais c'est la valeur de celles-ci qui varie, " non celle du travail qui les achète... Des quantités égales de travail sont toujours d'une valeur égale12. "
Prenons maintenant le capitaliste. Que veut celui-ci ? Obtenir le plus de travail possible pour le moins d'argent possible. Ce qui l'intéresse pratiquement ce n'est donc que la différence entre la prix de la force de travail et la valeur qu'elle crée par sa fonction. Mais il cherche à acheter de même tout autre article au meilleur marché possible et s'explique partout le profit par ce simple truc : acheter des marchandises au-dessous de leur valeur et les vendre au-dessus. Aussi n'arrive-t-il jamais à s'apercevoir que s'il existait réellement une chose telle que la valeur du travail, et qu'il eût à payer cette valeur, il n'existerait plus de capital et que son argent perdrait la qualité occulte de faire des petits.
Le mouvement réel du salaire présente en outre des phénomènes qui semblent prouver que ce n'est pas la valeur de la force de travail, mais la valeur de sa fonction, du travail lui-même, qui est payée. Ces phénomènes peuvent se ramener à deux grandes classes. Premièrement : Variations du salaire suivant les variations de la durée du travail. On pourrait tout aussi bien conclure que ce n'est pas la valeur de la machine qui est payée mais celle de ses opérations, parce qu'il coûte plus cher de louer une machine pour une semaine que pour un jour. Secondement : La différence dans les salaires individuels de travailleurs qui s'acquittent de la même fonction. On retrouve cette différence, mais sans qu'elle puisse faire illusion, dans le système de l'esclavage où, franchement et sans détours, c'est la force de travail elle-même qui est vendue. Il est vrai que si la force de travail dépasse la moyenne, c'est un avantage, et si elle lui est inférieure, c'est un préjudice, dans le système de l'esclavage pour le propriétaire d'esclaves, dans le système du salariat pour le travailleur, parce que dans le dernier cas celui-ci vend lui-même sa force de travail et que, dans le premier, elle est vendue par un tiers.
Il en est d'ailleurs de la forme " valeur et prix du travail " ou " salaire " vis-à-vis du rapport essentiel qu'elle renferme, savoir : la valeur et le prix de la force de travail, comme de toutes les formes phénoménales vis-à-vis de leur substratum. Les premières se réfléchissent spontanément, immédiatement dans l'entendement, le second doit être découvert par la science. L'économie politique classique touche de près le véritable état des choses sans jamais le formuler consciemment. Et cela lui sera impossible tant qu'elle n'aura pas dépouillé sa vieille peau bourgeoise.
Chapitre XX : Le salaire au temps
Le salaire revêt à son tour des formes très variées sur lesquelles les auteurs de traités d'économie, que le fait brutal seul intéresse, ne fournissent aucun éclaircissement. Une exposition de toutes ces formes ne peut évidemment trouver place dans cet ouvrage, c'est l'affaire des traités spéciaux sur le travail salarié. Mais il convient de développer ici les deux formes fondamentales.
La vente de la force de travail a toujours lieu, comme on s'en souvient pour une période de temps déterminée. La forme apparente sous laquelle se présente la valeur soit journalière, hebdomadaire ou annuelle, de la force de travail, est donc en premier lieu celle du salaire au temps, c'est-à-dire du salaire à la journée, à la semaine, etc.
La somme d'argent13 que l'ouvrier reçoit pour son travail du jour, de la semaine, etc., forme le montant de son salaire nominal ou estimé en valeur. Mais il est clair que suivant la longueur sa journée ou suivant la quantité de travail livré par lui chaque jour, le même salaire quotidien, hebdomadaire, etc., peut représenter un prix du travail très différent, c'est-à-dire des sommes d'argent très différentes payées pour un même quantum de travail14. Quand il s'agit du salaire au temps, il faut donc distinguer de nouveau entre le montant total du salaire quotidien, hebdomadaire, etc., et le prix du travail. Comment trouver ce dernier ou la valeur monétaire d'un quantum de travail donné ? Le prix moyen du travail s'obtient en divisant la valeur journalière moyenne ne que possède la force de travail par le nombre d'heures que compte en moyenne la journée de travail.
La valeur journalière de la force de travail est-elle par exemple de trois francs, valeur produite en six heures, et la journée de travail de douze heures, le prix d'une heure est alors égal à 3/12 = 25 centimes. Le prix ainsi trouvé de l'heure de travail sert d'unité de mesure pour le prix du travail.
Il suit de là que le salaire journalier, le salaire hebdomadaire, etc.., peuvent rester les mêmes, quoique le prix du travail tombe constamment. Si la journée de travail est de dix heures et la valeur journalière de la force de travail de trois francs, alors l'heure de travail est payée à trente centimes. Ce prix tombe à vingt-cinq centimes dès que la journée de travail s'élève à douze heures et à vingt centimes, dès qu'elle s'élève à quinze heures. Le salaire journalier ou hebdomadaire reste malgré cela invariable. Inversement ce salaire peut s'élever quoique le prix du travail reste constant ou même tombe.
Si la journée de travail est de dix heures et la valeur journalière de la force de travail de trois francs, le prix d'une heure de travail sera de trente centimes. L'ouvrier travaille-t-il douze heures par suite d'un surcroît d'occupation, le prix du travail restant le même, son salaire quotidien s'élève alors à trois francs soixante, sans que le prix du travail varie. Le même résultat pourrait se produire si, au lieu de la grandeur extensive, la grandeur intensive du travail augmentait15.
Tandis que le salaire nominal à la journée ou à la semaine augmente, le prix du travail peut donc rester le même ou baisser. Il en est de même de la recette de la famille ouvrière dès que le quantum de travail fourni par son chef est augmenté de celui de ses autres membres. On voit que la diminution directe du salaire à la journée ou à la semaine n'est pas la seule méthode pour faire baisser le prix du travail16. En général on obtient cette loi : Donné la quantité du travail quotidien ou hebdomadaire, le salaire quotidien ou hebdomadaire dépend du prix du travail, lequel varie lui-même soit avec la valeur de la force ouvrière soit avec ses prix de marché.
Est-ce au contraire le prix du travail qui est donné, alors le salaire à la journée ou à la semaine dépend de la quantité du travail quotidien ou hebdomadaire.
L'unité de mesure du salaire au temps, le prix d'une heure de travail, est le quotient qu'on obtient en divisant la valeur journalière de la force de travail par le nombre d'heures de la journée ordinaire. Si celle-ci est de douze heures, et qu'il en faille six pour produire la valeur journalière de la force de travail, soit trois francs, l'heure de travail aura un prix de vingt-cinq centimes tout en rendant une valeur de cinquante centimes. Si maintenant l'ouvrier est occupé moins de douze heures (ou moins de six jours par semaine), soit huit ou six heures il n'obtiendra avec ce prix du travail que deux francs ou un franc et demi pour salaire de sa journée. Puisqu'il doit travailler six heures par jour moyen simplement pour produire un salaire correspondant à la valeur de sa force de travail, ou, ce qui revient au même, à la valeur de ses subsistances nécessaires, et qu'il travaille dans chaque heure, une demi-heure pour lui-même et une demi-heure pour le capitaliste, il est clair qu'il lui est impossible d'empocher son salaire normal dont il produit la valeur en six heures, quand son occupation dure moins de douze heures.
De même qu'on a déjà constaté les suites funestes de l'excès de travail, de même on découvre ici la source des maux qui résultent pour l'ouvrier d'une occupation insuffisante17.
Le salaire à l'heure est-il ainsi réglé que le capitaliste ne s'engage à payer que les heures de la journée où il donnera de la besogne, il peut dès lors occuper ses gens moins que le temps qui orginairement sert de base au salaire à l'heure, l'unité de mesure pour le prix du travail. Comme cette mesure est déterminée par la proportion :
(Valeur journalière de la force de travail) / (Journée de travail d'un nombre d'heures donné)
elle perd naturellement tout sens, dès que la journée de travail cesse de compter un nombre d'heures déterminé. Il n'y a plus de rapport entre le temps de travail payé et celui qui ne l'est pas. Le capitaliste peut maintenant extorquer à l'ouvrier un certain quantum de surtravail, sans lui accorder le temps de travail nécessaire à son entretien. Il peut anéantir toute régularité d'occupation et faire alterner arbitrairement, suivant sa commodité et ses intérêts du moment, le plus énorme excès de travail avec un chômage partiel ou complet. Il peut sous le prétexte de payer le " prix normal du travail " prolonger démesurément la journée sans accorder au travailleur la moindre compensation. Telle fut en 1860 l'origine de la révolte parfaitement légitime des ouvriers en bâtiment de Londres contre la tentative des capitalistes pour imposer ce genre de salaire. La limitation légale de la journée de travail suffit pour mettre un terme à de semblables scandales; mais il n'en est pas de même naturellement du chômage causé par la concurrence des machines, par la substitution du travail inhabile au travail habile, des enfants et des femmes aux hommes, etc., enfin par des crises partielles ou générales.
Le prix du travail peut rester nominalement constant et néanmoins tomber au-dessous de son niveau normal, bien que le salaire à la journée ou à la semaine s'élève. Ceci a lieu toutes les fois que la journée est prolongée au-delà de sa durée ordinaire, en même temps que l'heure de travail ne change pas de prix. Si dans la fraction
(Valeur journalière de la force de travail) / (Journée de travail)
le dénominateur augmente, le numérateur augmente plus rapidement encore. La valeur de la force de travail, en raison de son usure, croit avec la durée de sa fonction et même en proportion plus rapide que l'incrément de cette durée.
Dans beaucoup de branches d'industrie où le salaire au temps prédomine sans limitation légale de la journée, il est passé peu à peu en habitude de compter comme normale (" normal working day ", " the day's work ", " the regular hours of work "), une part de de la journée qui ne dure qu'un certain nombre d'heures, par exemple, dix. Au-delà, commence le temps de travail supplémentaire (overtime), lequel, en prenant l'heure pour unité de mesure, est mieux payé (extra pay), quoique souvent dans une proportion ridiculement petite18. La journée normale existe ici comme fragment de la journée réelle, et celle-ci reste souvent pendant toute l'année plus longue que celle-là19. Dans différentes industries anglaises, l'accroissement du prix du travail à mesure que la journée se prolonge au-delà d'une limite fixée amène ce résultat que l'ouvrier qui veut obtenir un salaire suffisant est contraint, par l'infériorité du prix du travail pendant le temps soi-disant normal, de travailler pendant le temps supplémentaire et mieux payé20. La limitation légale de la journée met fin à cette jonglerie21.
C'est un fait notoire que plus longue est la journée de travail dans une branche d'industrie, plus bas y est le salaire22 L'inspecteur de fabrique A. Redgrave en donne une démonstration par une revue comparative de différentes industries pendant la période de 1839 à 1859. On y voit que le salaire a monté dans les fabriques soumises à la loi des dix heures, tandis qu'il a baissé dans celles où le travail quotidien dure de quatorze à quinze heures23.
Nous avons établi plus haut que la somme du salaire quotidien ou hebdomadaire dépend de la quantité de travail fournie, le prix du travail étant donné. Il en résulte que plus bas est ce prix, plus grande doit être la quantité de travail ou la journée de travail, pour que l'ouvrier puisse s'assurer même un salaire moyen insuffisant. Si le prix de travail est de douze centimes, c'est-à-dire si l'heure est payée à ce taux, l'ouvrier doit travailler treize heures et un tiers par jour pour obtenir un salaire quotidien de un franc soixante. Si le prix de travail est de vingt-cinq centimes une journée de douze heures lui suffit pour se procurer un salaire quotidien de trois francs. Le bas prix du travail agit donc comme stimulant pour la prolongation du temps de travail24.
Mais si la prolongation de la journée est ainsi l'effet naturel du bas prix du travail, elle peut, de son côté, devenir la cause d'une baisse dans le prix du travail et par là dans le salaire quotidien ou hebdomadaire.
La détermination du prix du travail par la fraction
(Valeur journalière de la force de travail) / (Journée de travail d'un nombre d'heures donné)
démontre qu'une simple prolongation de la journée fait réellement baisser le prix du travail, même si son taux nominal n'est pas rabaissé. Mais les mêmes circonstances qui permettent au capitaliste de prolonger la journée lui permettent d'abord et le forcent ensuite de réduire même le prix nominal du travail jusqu'à ce que baisse le prix total du nombre d'heures augmenté et, par conséquent, le salaire à la journée ou à la semaine. Si, grâce à la prolongation de la journée, un homme exécute l'ouvrage de deux, l'offre du travail augmente, quoique l'offre de forces de travail, c'est-à-dire le nombre des ouvriers qui se trouvent sur le marché, reste constante. La concurrence ainsi créée entre les ouvriers permet au capitaliste de réduire le prix du travail, dont la baisse, à son tour, lui permet de reculer encore plus loin la limite de la journée25. Il profite donc doublement, et des retenues sur le prix ordinaire du travail et de sa durée extraordinaire. Cependant, dans les industries particulières où la plus-value s'élève ainsi au-dessus du taux moyen, ce pouvoir de disposer d'une quantité anormale de travail non payé, devient bientôt un moyen de concurrence entre les capitalistes eux-mêmes. Le prix des marchandises renferme le prix du travail. La partie non payée de celui-ci peut donc être éliminée par le capitaliste du prix de vente de ses marchandises; il peut en faire cadeau à l'acheteur. Tel est le premier pas auquel la concurrence l'entraîne. Le second pas qu'elle le contraint de faire consiste à éliminer également du prix de vente des marchandises au moins une partie de la plus-value anormale due à l'excès de travail. C'est de cette manière que pour les produits des industries où ce mouvement a lieu, s'établit peu à peu et se fixe enfin un prix de vente d'une vileté anormale, lequel devient à partir de ce moment la base constante d'un salaire misérable, dont la grandeur est en raison inverse à celle du travail. Cette simple indication suffit ici où il ne s'agit pas de faire l'analyse de la concurrence. Il convient cependant de donner un instant la parole au capitaliste lui-même.
" A Birmingham, la concurrence entre les patrons est telle que plus d'un parmi nous est forcé de faire comme entrepreneur ce qu'il rougirait de faire autrement; et néanmoins on n'en gagne pas plus d'argent (and yet no more money is made), c'est le public seul qui en recueille tout l'avantage26. " On se souvient qu'il y a à Londres deux sortes de boulangers, les uns qui vendent le pain à son prix entier (the " fullpriced " bakers), les autres qui le vendent au-dessous de son prix normal (the "underpriced ", the undersellers). Les premiers dénoncent leurs concurrents devant la commission parlementaire d'enquête :
" Ils ne peuvent exister, disent-ils, premièrement, qu'en trompant le public (en falsifiant le pain), et, secondement, qu'en arrachant aux pauvres diables qu'ils emploient dix-huit heures de travail pour un salaire de douze... Le travail non payé (the unpaid labour) des ouvriers, tel est le moyen qui leur permet d'entretenir la lutte... Cette concurrence entre les maitres boulangers est la cause des difficultés que rencontre la suppression du travail de nuit. Un sous-vendeur vend le pain au-dessous du prix réel, qui varie avec celui de la farine, et se dédommage en extorquant de ses gens plus de travail. Si je ne tire de mes gens que douze heures de travail, tandis que mon voisin en tire dix-huit ou vingt des siens, je serai battu par lui sur le prix de la marchandise. Si la ouvriers pouvaient se faire payer le temps supplémentaire, on verrait bien vite la fin de cette manœuvre... Une grande part de des gens employés par les sous-vendeurs se compose d'étrangers, de jeunes garçons et autres individus qui sont forcés de se contenter de n'importe quel salaire27. "
Cette jérémiade est surtout intéressante en ce qu'elle fait voir que l'apparence seule des rapports de production se reflète dans le cerveau du capitaliste. Il ne sait pas que le soi-disant prix normal du travail contient aussi un certain quantum de travail non payé, et que c'est précisément ce travail non payé qui est la source de son gain normal. Le temps de surtravail n'existe pas pour lui, car il est compris dans la journée normale qu'il croit payer avec le salaire quotidien. Il admet cependant un temps supplémentaire qu'il calcule d'après la prolongation de la journée au-delà de la limite correspondant au prix ordinaire du travail. Vis-à-vis du sous-vendeur, son concurrent, il insiste même pour que ce temps soit payé plus cher (extra pay). Mais ici encore, il ignore que ce surplus de prix renferme tout aussi bien du travail non payé que le prix ordinaire de l'heure de travail. Mettons, par exemple, que pour la journée ordinaire de douze heures, l'heure soit payée à vingt-cinq centimes, valeur produite en une demi-heure de travail, et que pour chaque heure au-delà de la journée ordinaire, la paye s'élève à trente-trois centimes un tiers. Dans le premier cas, le capitaliste s'approprie, sans payement, une moitié, et dans le second, un tiers de l'heure de travail.
Chapitre XXI : Le salaire aux pièces
Le salaire aux pièces n'est qu'une transformation du salaire au temps, de même que celui-ci n'est qu'une transformation de la valeur ou du prix de la force de travail.
Le salaire aux pièces semble prouver à première vue que ce que l'on paye à l'ouvrier soit non pas la valeur de sa force, mais celle du travail déjà réalisé dans le produit, et que le prix de ce travail soit déterminé non pas comme dans le salaire au temps par la fraction
(Valeur journalière de la force de travail) / (Journée de travail d'un nombre d'heures donné)
mais par la capacité d'exécution du producteur28.
Ceux qui se laissent tromper par cette apparence devraient déjà se sentir ébranlés fortement dans leur foi par ce simple fait que les deux formes du salaire existent l'une à côté de l'autre, dans les mêmes branches d'industrie. " Les compositeurs de Londres, par exemple, travaillent ordinairement aux pièces, et ce n'est qu'exceptionnellement qu'ils sont payés à la journée. C'est le contraire pour les compositeurs de la province, où le salaire au temps est la règle et le salaire aux pièces l'exception. Les charpentiers de marine, dans le port de Londres, sont payés aux pièces; dans tous les autres ports anglais, à la journée, à la semaine, etc29. " Dans les mêmes ateliers de sellerie, à Londres, il arrive souvent que les Français sont payés aux pièces et les Anglais au temps. Dans les fabriques proprement dites, où le salaire aux pièces prédomine généralement, certaines fonctions se dérobent à ce genre de mesure et sont par conséquent payées suivant le temps employé30. Quoi qu'il en soit, il est évident que Ies différentes formes du payement ne modifient en rien la nature du salaire, bien que telle forme puisse être plus favorable que telle autre au développement de la production capitaliste.
Mettons que la journée de travail ordinaire soit de douze heures, dont six payées et six non payées, et que la valeur produite soit de six francs. Le produit d'une heure de travail sera par conséquent zéro franc cinquante centimes. Il est censé établi expérimentalement qu'un ouvrier qui travaille avec le degré moyen d'intensité et d'habileté, qui n'emploie par conséquent que le temps de travail socialement nécessaire à la production d'un article, livre en douze heures vingt-quatre pièces, soit autant de produits séparés, soit autant de parties mesurables d'un tout continu. Ces vingt-quatre pièces, déduction faite des moyens de production qu'elles contiennent, valent six francs, et chacune d'elles vaut vingt-cinq centimes. L'ouvrier obtient par pièce douze francs et un demi-centime et gagne ainsi en douze heures trois francs. De même que dans le cas du salaire à la journée on peut indifféremment dire que l'ouvrier travaille six heures pour lui-même et six pour le capitaliste, ou la moitié de chaque heure pour lui-même et l'autre moitié pour son patron, de même ici il importe peu que l'on dise que chaque pièce est à moitié payée et à moitié non payée, ou que le prix de douze pièces n'est qu'un équivalent de la force de travail, tandis que la plus-value s'incorpore dans les douze autres.
La forme du salaire aux pièces est aussi irrationnelle que celle du salaire au temps. Tandis que, par exemple, deux pièces de marchandise, déduction faite des moyens de production consommés, valent cinquante centimes comme produit d'une heure de travail, l'ouvrier reçoit pour elles un prix de vingt-cinq centimes. Le salaire aux pièces n'exprime en réalité aucun rapport de valeur immédiat. En effet, il ne mesure pas la valeur d'une pièce au temps de travail qui s'y trouve incorporé, mais au contraire le travail que l'ouvrier dépense au nombre de pièces qu'il a produites. Dans le salaire au temps le travail se mesure d'après sa durée immédiate, dans le salaire aux pièces d'après le quantum de produit où il se fixe quand il dure un certain temps31. Le prix du temps de travail reste toujours déterminé par l'équation
Valeur d'une journée de travail = Valeur journalière de la force de travail.
Le salaire aux pièces n'est donc qu'une forme modifiée du salaire au temps.
Examinons maintenant de plus près les particularités caractéristiques du salaire aux pièces.
La qualité du travail est ici contrôlée par l'ouvrage même, qui doit être d'une bonté moyenne pour que la pièce soit payée au prix convenu. Sous ce rapport, le salaire aux pièces devient une source inépuisable de prétextes pour opérer des retenues sur les gages de l'ouvrier et pour le frustrer de ce qui lui revient.
Il fournit en même temps au capitaliste une mesure exacte de l'intensité du travail. Le seul temps de travail qui compte comme socialement nécessaire et soit par conséquent payé, c'est celui qui s'est incorporé dans une masse de produits déterminée d'avance et établie expérimentalement. Dans les grands ateliers de tailleurs de Londres, une certaine pièce un gilet, par exemple, s'appelle donc une heure, une demi-heure , etc., l'heure étant payée six pence. On sait par la pratique quel est le produit d'une heure en moyenne. Lors des modes nouvelles, etc., il s'élève toujours une discussion entre le patron et l'ouvrier pour savoir si tel ou tel morceau équivaut à une heure etc. jusqu'à ce que l'expérience ait décidé. Il en est de même dans les ateliers de menuiserie, d'ébénisterie, etc. Si l'ouvrier ne possède pas la capacité moyenne d'exécution, s'il ne peut pas livrer un certain minimum d'ouvrage dans sa journée, on le congédie32.
La qualité et l'intensité du travail étant assurées ainsi par la forme même du salaire, une grande partie du travail de surveillance devient superflue. C'est là-dessus que se fonde non seulement le travail à domicile moderne, mais encore tout un système d'oppression et d'exploitation hiérarchiquement constitué. Ce dernier possède deux formes fondamentales. D'une part, le salaire aux pièces facilite l'intervention de parasites entre le capitaliste et le travailleur, le marchandage (subletting of labour). Le gain des intermédiaires, des marchandeurs, provient exclusivement de la différence entre le prix du travail tel que le paye le capitaliste, et la portion de ce prix qu'ils accordent à l'ouvrier33. Ce système porte en Angleterre, dans le langage populaire, le nom de " Sweating system34 ". D'autre part, le salaire aux pièces permet au capitaliste de passer un contrat de tant par pièce avec l'ouvrier principal, dans la manufacture avec le chef de groupe, dans les mines avec le mineur proprement dit, etc., - cet ouvrier principal se chargeant pour le prix établi d'embaucher lui-même ses aides et de les payer. L'exploitation des travailleurs par le capital se réalise ici au moyen de l'exploitation du travailleur par le travailleur35.
Le salaire aux pièces une fois donné, l'intérêt personnel pousse l'ouvrier naturellement à tendre sa force le plus possible, ce qui permet au capitaliste d'élever plus facilement le degré normal de l'intensité du travail36. L'ouvrier est également intéressé à prolonger la journée de travail, parce que c'est le moyen d'accroître son salaire quotidien ou hebdomadaire37. De là une réaction pareille à celle que nous avons décrite à propos du salaire au temps, sans compter que la prolongation de la journée même lorsque le salaire aux pièces reste constant, implique par elle-même une baisse dans le prix du travail.
Le salaire au temps présuppose, à peu d'exceptions près, l'égalité de rémunération pour les ouvriers chargés de la même besogne. Le salaire aux pièces, où le prix du temps de travail est mesuré par un quantum déterminé de produit, varie naturellement suivant que le produit fourni dans un temps donné dépasse le minimum admis. Les degrés divers d'habileté, de force, d'énergie, de persévérance des travailleurs individuels causent donc ici de grandes différences dans leurs recettes38. Cela ne change naturellement rien au rapport général entre le capital et le salaire du travail. Premièrement ces différences individuelles se balancent pour l'ensemble de l'atelier, si bien que le produit moyen est à peu près toujours obtenu dans un temps de travail déterminé et que le salaire total ne dépasse guère en définitive le salaire de la branche d'industrie à laquelle l'atelier appartient. Secondement la proportion entre le salaire et la plus-value ne change pas, puisqu'au salaire individuel de l'ouvrier correspond la masse de plus-value fournie par lui. Mais en donnant une plus grande latitude à l'individualité, le salaire aux pièces tend à développer d'une part avec l'individualité l'esprit de liberté, d'indépendance et d'autonomie des travailleurs, et d'autre part la concurrence qu'ils se font entre eux. Il s'ensuit une élévation de salaires individuels au-dessus du niveau général qui est accompagnée d'une dépression de ce niveau lui-même. Mais là où une vieille coutume avait établi un salaire aux pièces déterminé, dont la réduction présentait par conséquent des difficultés exceptionnelles, les patrons eurent recours à sa transformation violente en salaire à la journée. De là, par exemple, en 1860, une grève considérable parmi les rubaniers de Coventry39. Enfin le salaire aux pièces est un des principaux appuis du système déjà mentionné de payer le travail à l'heure sans que le patron s'engage à occuper l'ouvrier régulièrement pendant la journée ou la semaine40.
L'exposition précédente démontre que le salaire aux pièces est la forme du salaire la plus convenable au mode de production capitaliste. Bien qu'il ne soit pas nouveau - il figure déjà officiellement à côté du salaire au temps dans les lois françaises et anglaises du XIV° siècle - ce n'est que pendant l'époque manufacturière proprement dite qu'il prit une assez grande extension. Dans la première période de l'industrie mécanique, surtout de 1797 à 1815, il sert de levier puissant pour prolonger la durée du travail et en réduire la rétribution. Les livres bleus : " Report and Evidence from the select Committee on Petitions respecting the Corn Laws. " (Session du Parlement 1813-1814) et : " Reports from the Lords' Committee, on the state Of the Growth, Commerce, and Consumption of Grain, and all Laws relating thereto. " (Session, 1814-1815), fournissent des preuves incontestables que depuis le commencement de la guerre anti-jacobine, le prix du travail baissait de plus en plus. Chez les tisseurs par exemple, le salaire aux pièces était tellement tombé, que malgré la grande prolongation de la journée de travail, le salaire journalier ou hebdomadaire était en 1814 moindre qu'à la fin du XVIII° siècle.
" La recette réelle du tisseur est de beaucoup inférieure à ce qu'elle était; sa supériorité sur l'ouvrier ordinaire, auparavant fort grande, a presque disparu. En réalité il y a aujourd'hui bien moins de différence entre les salaires des ouvriers ordinaires et des ouvriers habiles qu'à n'importe quelle autre période antérieure41. " Tout en augmentant l'intensité et la durée du travail, le salaire aux pièces ne profita en rien au prolétariat agricole, comme l'on peut s'en convaincre par le passage suivant, emprunté à un plaidoyer en faveur des landlords et fermiers anglais :
" La plupart des opérations agricoles sont exécutées par des gens loués à la journée ou à la pièce. Leur salaire hebdomadaire s'élève environ à douze shillings et bien que l'on puisse supposer qu'au salaire à la pièce, avec un stimulant supérieur pour le travail, un homme gagne un ou peut-être deux shillings de plus qu'au salaire à la semaine, on trouve cependant, tout compte fait, que la perte causée par le chômage dans le cours de l'année balance ce surplus... On trouve en outre généralement que les salaires de ces gens ont un certain rapport avec le prix des moyens de subsistance nécessaires, en sorte qu'un homme avec deux enfants est capable d'entretenir sa famille sans avoir recours à l'assistance paroissiale42. " Si cet homme avait trois enfants, il était donc condamné à la pitance de la charité publique. L'ensemble des faits publiés par le Parlement frappa alors l'attention de Malthus : " J'avoue, s'écria-t-il, que je vois avec déplaisir la grande extension donnée à la pratique du salaire aux pièces. Un travail réellement pénible qui dure douze ou quatorze heures par jour pendant une période plus ou moins longue, c'en est trop pour une créature humaine43. "
Dans les établissements soumis aux lois de fabrique le salaire aux pièces devient règle générale, parce que là le capitaliste ne peut agrandir le travail quotidien que sous le rapport de l'intensité44.
Si le travail augmente en productivité, la même quantité de produits représente une quantité diminuée de travail. Alors le salaire aux pièces, qui n'exprime que le prix d'une quantité déterminée de travail, doit varier de son côté.
Revenons à notre exemple et supposons que la productivité du travail vienne à doubler. La journée de douze heures produira alors quarante-huit pièces au lieu de vingt-quatre, chaque pièce ne représentera plus qu'un quart d'heure de travail au lieu d'une demi-heure, et, par conséquent, le salaire à la pièce tombera de douze centimes et demi à six un quart, mais la somme du salaire quotidien restera la même, car 24 x 12,5 centimes = 48 x 6,25 centimes = 3 francs. En d'autres termes : le salaire à la pièce baisse dans la même proportion que s'accroît le nombre des pièces produites dans le même temps45, et que par conséquent le temps de travail consacré à la même pièce diminue. Cette variation du salaire, bien que purement nominale, provoque des luttes continuelles entre le capitaliste et l'ouvrier; soit parce que le capitaliste s'en fait un prétexte pour abaisser réellement le prix du travail; soit parce que l'augmentation de productivité du travail entraîne une augmentation de son intensité; soit parce que l'ouvrier prenant au sérieux cette apparence créée par le salaire aux pièces - que ce qu'on lui paye c'est son produit et non sa force de travail - se révolte contre une déduction de salaire à laquelle ne correspond pas une réduction proportionnelle dans le prix de vente de la marchandise. " Les ouvriers surveillent soigneusement le prix de la matière première ainsi que le prix des articles fabriqués et sont ainsi à même d'estimer exactement les profits de leurs patrons46. " Le capital repousse justement de pareilles prétentions comme entachées d'erreur grossière sur la nature du salaire47. Il les flétrit comme une usurpation tendant à lever des impôts sur le progrès de l'industrie et déclare carrément que la productivité du travail ne regarde en rien le travailleur48.
Chapitre XXII : Différence dans le taux des salaires nationaux
En comparant le taux du salaire chez différentes nations, il faut tout d'abord tenir compte des circonstances dont dépend, chez chacune d'elles, la valeur, soit absolue, soit relative49, de la force de travail, telles que l'étendue des besoins ordinaires, le prix des subsistances, la grandeur moyenne des familles ouvrières, les frais d'éducation du travailleur, le rôle que joue le travail des femmes et des enfants, enfin la productivité, la durée et l'intensité du travail.
Dans les mêmes branches d'industrie la durée quotidienne du travail varie d'un pays à l'autre, mais en divisant le salaire à la journée par le nombre d'heures de la journée, on trouve le prix payé en chaque pays pour un certain quantum de travail, l'heure. Ces deux facteurs, le prix et la durée du travail, étant ainsi donnés, on est à même de comparer les taux nationaux du salaire au temps.
Puis il faut convertir le salaire au temps en salaire aux pièces, puisque lui seul indique les différents degrés d'intensité et de productivité du travail.
En chaque pays il y a une certaine intensité moyenne, ordinaire, à défaut de laquelle le travail consomme dans la production d'une marchandise plus que le temps socialement nécessaire, et, par conséquent, ne compte pas comme travail de qualité normale. Ce n'est qu'un degré d'intensité supérieur à la moyenne nationale qui, dans un pays donné, modifie la mesure de la valeur par la seule durée du travail. Mais il n'en est pas ainsi sur le marché universel dont chaque pays ne forme qu'une partie intégrante. L'intensité moyenne ou ordinaire du travail national n'est pas la même en différents pays. Là elle est plus grande, ici plus petite. Ces moyennes nationales forment donc une échelle dont l'intensité ordinaire du travail universel est l'unité de mesure. Comparé au travail national moins intense, le travail national plus intense produit donc dans le même temps plus de valeur qui s'exprime en plus d'argent.
Dans son application internationale, la loi de la valeur est encore plus profondément modifiée, parce que sur le marché universel le travail national plus productif compte aussi comme travail plus intense, toutes les fois que la nation plus productive n'est pas forcée par la concurrence à rabaisser le prix de vente de ses marchandises au niveau de leur valeur.
Suivant que la production capitaliste est plus développée dans un pays, l'intensité moyenne et la productivité du travail national y dépassent d'autant le niveau international50. Les différentes quantités de marchandises de la même espèce, qu'on produit en différents pays dans le même temps de travail, possèdent donc des valeurs internationales différentes qui s'expriment en prix différents, c'est-à-dire en sommes d'argent dont la grandeur varie avec celle de la valeur internationale. La valeur relative de l'argent sera, par conséquent, plus petite chez la nation où la production capitaliste est plus développée que là où elle l'est moins. Il s'ensuit que le salaire nominal, l'équivalent du travail exprimé en argent, sera aussi en moyenne plus élevé chez la première nation que chez la seconde, ce qui n'implique pas du tout qu'il en soit de même du salaire réel, c'est-à-dire de la somme de subsistances mises à la disposition du travailleur.
Mais à part cette inégalité de la valeur relative de l'argent en différents pays, on trouvera fréquemment que le salaire journalier hebdomadaire, etc., est plus élevé chez la nation A que chez la nation B, tandis que le prix proportionnel du travail, c'est-à-dire son prix comparé soit à la plus-value, soit à la valeur du produit, est plus élevé chez la nation B que chez la nation A.
Un économiste contemporain d'Adam Smith, James Anderson dit déjà : " Il faut remarquer que bien que le prix apparent du travail soit généralement moins élevé dans les pays pauvres, où les produits du sol, et surtout les grains, sont à bon marché, il y est cependant en réalité supérieur à celui d'autres pays. Ce n'est pas, en effet, le salaire donné au travailleur qui constitue le prix réel du travail, bien qu'il en soit le prix apparent. Le prix réel, c'est ce que coûte au capitaliste une certaine quantité de travail accompli; considéré à ce point de vue le travail est, dans presque tous les cas, meilleur marché dans les pays riches que les pays pauvres, bien que le prix des grains et autres denrées alimentaires soit ordinairement beaucoup moins élevé dans ceux-ci que dans ceux-là... Le travail estimé à la journée est beaucoup moins cher en Écosse qu'en Angleterre, le travail à la est généralement meilleur marché dans ce dernier pays51. " W. Cowell, membre de la Commission d'enquête sur les fabriques (1833), arriva, par une analyse soigneuse de la filature, à ce résultat : " en Angleterre, les salaires sont virtuellement inférieurs pour le capitaliste, quoique pour l'ouvrier ils soient peut-être plus élevés que sur le continent européen52. "
M. A. Redgrave, inspecteur de fabrique, démontre, au moyen d'une statistique comparée, que malgré des salaires plus bas et da journées de travail plus longues, le travail continental est, par rapport à la valeur produite, plus cher que le travail anglais. Il cite entre autres les données à lui communiquées par un directeur anglais d'une filature de coton en Oldenbourg, d'après lesquelles le temps de travail dure là quatorze heures et demie par jour (de 5 h 30 du matin jusqu'à 8 heures du soir), mais les ouvriers, quand ils sont placés sous des contremaîtres anglais, n'y font pas tout à fait autant d'ouvrage que des ouvriers anglais travaillant dix heures, et beaucoup moins encore, quand leurs contremaîtres sont des Allemands. Leur salaire est beaucoup plus bas, souvent de cinquante pour cent, que le salaire anglais, mais le nombre d'ouvriers employés par machine est plus grand, pour quelques départements de la fabrique dans la raison de cinq à trois53.
M. Redgrave donne le tableau suivant de l'intensité comparative du travail dans les filatures anglaises et continentales :
Nombre moyen de broches par fabrique
Angleterre
12 600
Suisse
8 000
Autriche
7 000
Saxe
4 500
Belgique
4 000
France
1 500
Prusse
1 500Nombre moyen de broches par tête
Angleterre
74
Suisse
55
Petits Etats allemands
55
Saxe
50
Belgique
50
Autriche
49
Bavière
46
Prusse
37
Russie
28
France
14
M. Redgrave remarque qu'il a recueilli ces chiffres quelques années avant 1866, date de son rapport, et que depuis ce temps-là la filature anglaise a fait de grands progrès, mais il suppose qu'un progrès pareil a eu lieu dans les filatures continentales, de sorte que les chiffres maintiendraient toujours leur valeur relative.
Mais ce qui, d'après lui, ne fait pas assez ressortir la supériorité du travail anglais, c'est qu'en Angleterre un très grand nombre de fabriques combinent le tissage mécanique avec la filature, et que, dans le tableau précédent, aucune tête n'est déduite pour les métiers à tisser. Les fabriques continentales, au contraire, ne sont en général que des filatures54.
On sait que dans l'Europe occidentale aussi bien qu'en Asie, des compagnies anglaises ont entrepris la construction de chemins de fer où elles emploient en général, à côté des ouvriers du pays, un certain nombre d'ouvriers anglais. Ainsi obligées par des nécessités pratiques à tenir compte des différences nationales dans l'intensité du travail, elles n'y ont pas failli, et il résulte de leurs expériences que si l'élévation du salaire correspond plus ou moins à l'intensité moyenne du travail, le prix proportionnel du travail marche généralement en sens inverse.
Dans son Essai sur le taux du salaire55, un de ses premiers écrits économiques, M. H. Carey cherche à démontrer que les différents salaires nationaux sont entre eux comme les degrés de productivité du travail national. La conclusion qu'il veut tirer de ce rapport international, c'est qu'en général la rétribution du travailleur suit la même proportion que la productivité de son travail. Notre analyse de la production de la plus-value prouverait la fausseté de cette conclusion, lors même que M. Carey M eût prouvé les prémisses, au lieu d'entasser, selon son habitude, sans rime ni raison, des matériaux statistiques qui n'ont pas passé au crible de la critique. Mais, après tout, il fait l'aveu que la pratique est rebelle à sa théorie. Selon lui, les rapports économiques naturels ont été faussés par l'intervention de l'État de sorte qu'il faut calculer les salaires nationaux, comme si la partie qui en échoit à l'État restait dans les mains de l'ouvrier. N'aurait-il pas dû se demander si ces faux-frais gouvernementaux ne sont pas eux-mêmes des fruits naturels du développement capitaliste ? Après avoir proclamé les rapports de la production capitaliste lois éternelles de la nature et de la raison, lois dont le jeu harmonique n'est troublé que par l'intervention de l'État il s'est avisé après coup de découvrir - quoi ? que l'influence diabolique de l'Angleterre sur le marché des deux mondes, qui, paraît-il, n'a rien à faire avec les lois naturelles de la concurrence, que cette influence enfin a fait une nécessité de placer ces harmonies préétablies, ces lois éternelles de la nature, sous la sauvegarde de l'État, en d'autres termes, d'adopter le système protectionniste. Il a découvert encore que les théorèmes dans lesquels Ricardo formule des antagonismes sociaux qui existent ne sont point le produit idéal du mouvement économique réel, mais qu'au contraire ces antagonismes réels, inhérents à la production capitaliste, n'existent en Angleterre et ailleurs que grâce à la théorie de Ricardo ! Il a découvert enfin que ce qui, en dernière instance, détruit les beautés et les harmonies innées de la production capitaliste, c'est le commerce ! Un pas de plus, et il va peut-être découvrir que le véritable inconvénient de la production capitaliste, c'est le capital lui-même.
Il n'y avait qu'un homme si merveilleusement dépourvu de tout sens critique et chargé d'une érudition de si faux aloi, qui méritât de devenir, malgré ses hérésies protectionnistes, la source cachée de sagesse harmonique où ont puisé les Bastiat et autres prôneurs du libre-échange.
1 " M. Ricardo évite assez ingénieusement une difficulté, qui à première vue menace d'infirmer sa doctrine que la valeur dépend de la quantité de travail employée dans la production. Si l'on prend ce principe à la lettre, il en résulte que la valeur du travail dépend de la quantité de travail employée à le produire, ce qui est évidemment absurde. Par un détour adroit, M. Ricardo fait dépendre la valeur du travail de la quantité de travail requise pour produire les salaires, par quoi il entend la quantité de travail requise pour produire l'argent ou les marchandises données au travailleur. C'est comme si l'on disait que la valeur d'un habillement est estimée, non d'après la quantité de travail dépensée dans sa production, mais d'après la quantité de travail dépensée dans la production de l'argent contre lequel l'habillement est échangé. " (Critical Dissertation on the nature, etc., of value, p. 50, 51.)
2 " Si vous appelez le travail une marchandise, ce n'est pas comme une marchandise qui est d'abord produite en vue de l'échange et portée ensuite au marché, où elle doit être échangée contre d'autres marchandises suivant les quantités de chacune qui peuvent se trouver en même temps sur le marché; le travail est créé au moment où on le porte au marché; on peut dire même qu'il est porté au marché avant d'être créé. " (Observations on some verbal disputes, etc., p. 75, 76.)
3 " Si l'on traite le travail comme une marchandise, et le capital, le produit du travail, comme une autre, alors si les valeurs de ces deux marchandises sont déterminées par d'égales quantités de travail, une somme de travail donnée s'échangera... pour la quantité de capital qui aura été produite par la même somme de travail. Du travail passé s'échangera pour la même somme de travail présent. Mais la valeur du travail par rapport aux autres marchandises n'est pas déterminée par des quantités de travail égales. " (E. G. Wakefield dans son édit. de Adam Smith. Wealth of Nations, v. I. Lond., p. 231, note.)
4 " Il a fallu convenir (encore une édition du " contrat social ") que toutes les fois qu'il échangerait du travail fait contre du travail à faire, le dernier (le capitaliste) aurait une valeur supérieure au premier (le travailleur). " Sismondi, De la richesse commerciale. Genève, 1803, t. I, p. 37.)
5 " Le travail, la mesure exclusive de la valeur... le créateur exclusif toute richesse, n'est pas marchandise. " (Th. Hodgskin, l. c., p. 186.)
6 Déclarer que ces expressions irrationnelles sont pure licence poétique c'est tout simplement une preuve de l'impuissance de l'analyse. Aussi ai-je relevé cette phrase de Proudhon : " Le travail est dit valoir, non pas en tant que marchandise lui-même, mais en vue des valeurs qu'on suppose renfermées puissanciellement en lui. La valeur du travail est une expression figurée. etc. " Il ne voit, ai-je dit, dans le travail marchandise, qui est d'une réalité effrayante qu'une ellipse grammaticale. Donc toute la société actuelle, fondée sur le travail marchandise, est désormais fondée sur une licence poétique, sur une expression figurée. La société veut-elle éliminer " tous les inconvénients " qui la travaillent, eh bien ! qu'elle élimine les termes malsonnants, qu'elle change de langage ; et pour cela elle n'a qu'à s'adresser à l'Académie, pour lui demander une nouvelle édition de son dictionnaire. " (K. Marx, Misère de la philosophie, p. 34, 35) Il est naturellement encore bien plus commode de n'entendre par valeur absolument rien. On peut alors faire entrer sans façon, n'importe quoi dans cette catégorie. Ainsi en est-il chez J. B. Say. Qu'est-ce que la " valeur " ? Réponse : " C'est ce qu'une chose vaut. " Et qu'est-ce que le " prix " ? Réponse : " la valeur d'une chose exprimée en monnaie. " Et pourquoi " le travail de la terre " a-t-il " une valeur " ? Parce qu'on y met un prix. Ainsi la valeur est ce qu'une chose vaut, et la terre a une " valeur " parce qu'on exprime sa valeur monnaie. Voilà en tout cas une méthode bien simple de s'expliquer le comment et le pourquoi des choses.
7 Comme dans la section V, on suppose que la valeur produite en une heure de travail soit égale à un demi-franc.
8 En déterminant la valeur journalière de la force de travail par la valeur des marchandises qu'exige, par jour moyen, l'entretien normal de l'ouvrier, il est sous-entendu que sa dépense en force soit normale, ou que la journée de travail ne dépasse pas les limites compatibles avec une certaine durée moyenne de la vie du travailleur.
9 Comparez Zur Kritik der politischen Œkonomie, p. 40, où j'annonce que l'étude du capital nous fournira la solution du problème suivant : Comment la production basée sur la valeur d'échange déterminée par le seul temps de travail conduit-elle à ce résultat, que la valeur d'échange du travail est plus petite que la valeur d'échange de son produit ?
10 Le Morning Star, organe libre-échangiste de Londres, naïf jusqu'à la sottise, ne cessait de déplorer pendant la guerre civile américaine, avec toute l'indignation morale que la nature humaine peut ressentir, que les nègres travaillassent absolument pour rien dans les Etats confédérés. Il aurait mieux fait de se donner la peine de comparer la nourriture journalière d'un de ces nègres avec celle par exemple de l'ouvrier libre dans l'East End de Londres.
11 A. Smith ne fait allusion à la variation de la journée de travail qu'accidentellement, quand il lui arrive de parler du salaire aux pièces.
12 A. Smith, Richesse des Nations, etc., tract. par G. Garnier, Paris 1802, t.I, p. 65, 66.
13 La valeur de l'argent est ici toujours supposée constante.
14 " Le prix du travail est la somme payée pour une quantité donnée de travail. " (Sir Edward West: " Price of Corn and Wages of Labour ". Lond., 1826, p. 67.) Ce West est l'auteur d'un écrit anonyme, qui a fait époque dans l'histoire l'économie politique : " Essay on the Application of Capital to Land. By a fellow of Univ. College of Oxford. Lond., 1815. "
15 " Le salaire du travail dépend du prix du travail et de la quantité du travail accompli... Une élévation des salaires n'implique pas nécessairement une augmentation des prix du travail. Les salaires peuvent considérablement croître par suite d'une plus grande abondance de besogne, sans que le prix du travail change. " (West, l. c., p.67, 68 et 112.) Quant à la question principale : Comment détermine-t-on le prix du travail ? West s'en tire avec des banalités.
16 Ceci n'échappe point au représentant le plus fanatique de la bourgeoisie industrielle du XVIII° siècle, l'auteur souvent cité de l'Essay on Trade and Commerce. Il est vrai qu'il expose la chose d'une manière confuse. " C'est la quantité du travail, dit-il, et non son prix (le salaire nominal du jour ou de la semaine), qui est déterminée par le prix des provisions et autres nécessités; réduisez le prix des choses nécessaires, et naturellement vous réduisez la quantité du travail en proportion... Les maîtres manufacturiers savent qu'il est diverses manières d'élever et d'abaisser le prix du travail, sans s'attaquer à son montant nominal. " (L.c., p. 48 et 61.) N. W. Senior dit entre autres dans ses " Three Lectures on the Rate of Wages ", où il met à profit l'écrit de West sans le citer : " Le travailleur est surtout intéressé au montant de son salaire " (p. 14). Ainsi, ce qui intéresse principalement le travailleur c'est ce qu'il reçoit, le montant nominal du salaire, et non ce qu'il donne, la quantité du travail !
17 L'effet de cette insuffisance anormale de besogne est complètement différent de celui qui résulte d'une réduction générale de la journée de travail. Le premier n'a rien à faire avec la longueur absolue de la journée de travail, et peut tout aussi bien se produire avec une journée de quinze heures qu'avec une journée de six. Dans le premier cas, le prix normal du travail est calculé sur cette donnée que l'ouvrier travaille quinze heures, dans le second sur cette autre qu'il en travaille six chaque jour en moyenne. L'effet reste donc le même, si dans un cas il ne travaille que sept heures et demie et dans l'autre que trois heures.
18 Le surplus de la paye pour le temps supplémentaire (dans la manufacture de dentelles) est tellement petit, un demi-penny, etc., par heure, qu'il forme le plus pénible contraste avec le préjudice énorme qu'il cause à la santé et à la force vitale des travailleurs... Le petit supplément gagné en outre de cette manière doit être fort souvent dépensé en rafraîchissements extra. " (Child. Empl. Rep., p. XVI, n. 117.)
19 Il en était ainsi dans la fabrique de teintures avant l'introduction du Factory Act. " Nous travaillons sans pause pour les repas, si bien que la besogne de la journée de dix heures et demie est terminée vers 4 h 30 de l'après-midi. Tout le reste est temps supplémentaire qui cesse rarement avant 8 heures du soir, de sorte qu'en réalité nous travaillons l'année entière sans perdre une miette du temps extra. " (Mr. Smith's Evidence dans Child. Empl. Comm. I, Rep., p. 125)
20 Dans les blanchisseries écossaises par exemple. " Dans quelques parties de l'Écosse, cette industrie était exploitée (avant l'introduction de l'acte de fabrique en 1862) d'après le système du temps supplémentaire, c'est-à-dire que dix heures comptaient pour une journée de travail normale dont l'heure était payée deux pence. Chaque journée avait un supplément de trois ou quatre heures, payé à raison de trois pence l'heure. Conséquence de ce système : un homme qui ne travaillait que le temps normal, ne pouvait gagner par semaine que huit shillings, salaire insuffisant. " (Reports of Insp. of Fact. 30 th. april 1863, p. 10.) " La paye extra pour le temps extraordinaire est une tentation à laquelle les ouvriers ne peuvent résister. " (Rep. of Insp. of Fact. 30 th. april 1848, p. 5.) Les ateliers de reliure de livres dans la cité de Londres emploient un grand nombre de jeunes filles de quatorze à quinze ans et, à vrai dire, sous la garantie du contrat d'apprentissage, qui prescrit des heures de travail déterminées. Elles n'en travaillent pas moins dans la dernière semaine de chaque mois jusqu'à 10, 11 heures, même jusqu'à minuit et 1 heure du matin, avec les ouvriers plus âgés, en compagnie très mêlée. Les maîtres les tentent (tempt) par l'appât d'un salaire extra et de quelque argent pour un bon repas de nuit, qu'elles prennent dans les tavernes du voisinage. La débauche et le libertinage ainsi produits parmi ces " young immortals " (Child Empl. Comm. V. Rep., p. 44, n. 191), sont sans doute compensés par ce fait qu'elles relient un grand nombre de bibles et de livres de piété.
21 Voy. Reports of Insp. of Fact. 30 th. april 1863, l.c. Les ouvriers de Londres employés au bâtiment appréciaient fort bien l'état des choses, quand ils déclarèrent dans la grande grève et Iockout de 1861, qu'ils n'accepteraient le salaire à l'heure qu'aux deux conditions suivantes : 1° qu'on établît en même temps que le prix de l'heure de travail, une journée de travail normale de neuf ou de dix heures, le prix de l'heure de cette dernière journée, devant être supérieur à celui de la première; 2° chaque heure en plus de la journée normale serait proportionnellement payée davantage.
22 " C'est une chose remarquable que là où les longues heures sont de règle, les petits salaires le sont aussi. " (Rep. of Insp. of Fact. 31 st. oct. 1863, p. 9.) " Le travail qui ne gagne qu'une maigre pitance est presque toujours excessivement prolongé. " (Public Health, Sixth Report, 1864, p. 15.)
23 Rep. of Insp. of Fact. 30 th. april 1860, p. 31, 32.
24 Les cloutiers anglais à la main sont obligés, par exemple, à cause du bas prix de leur travail, de travailler quinze heures par jour, pour obtenir au bout de la semaine le plus misérable salaire. " Il y a beaucoup, beaucoup d'heures dans la journée, et pendant tout ce temps, il leur faut trimer dur pour attraper onze pence ou un shilling, et de plus il faut en déduire de deux et demi à trois pence pour l'usure des outils, le combustible, le déchet du fer. " (Child Empl. Comm. III, Rep., p. 136, n. 671.) Les femmes, pour le même temps de travail ne gagnent que cinq shillings par semaine. (L. c., p. 137, n. 674.)
25 " Si, par exemple, un ouvrier de fabrique se refusait à travailler le nombre d'heures passé en usage, il serait bientôt remplacé par un autre qui travaillerait n'importe quel temps, et mis ainsi hors d'emploi. " (Rep. of insp. of Fact. 31 oct. 1848. - Evidence, p. 39, n. 58.) " Si un homme fait le travail de deux... le taux du profit s'élèvera généralement... l'offre additionnelle de travail en ayant fait diminuer le prix. " (Senior, l. c., p. 14.)
26 Child. Empl. Comm. III, Rep. Evidence, p. 66, n. 22.
27 Reports, etc., relative to the Grievances complained of by the journeymen bakers. Lond., 1862, p. LII et Evidence, p. 479, 359, 27. Comme il en a été fait mention plus haut et comme l'avoue lui-même leur porte-parole Bennett, les boulangers full priced font aussi commencer le travail de leurs gens à 11 heures du soir ou plus tôt, et le prolongent souvent jusqu'à 7 heures du soir du lendemain. (L. c., p. 27.)
28 " Le système du travail aux pièces constitue une époque dans l'histoire des travailleurs; il est à mi-chemin entre la position des simples journaliers, qui dépendent de la volonté du capitaliste, et celle des ouvriers coopératifs, qui promettent de combiner dans un avenir assez proche l'artisan et le capitaliste en leur propre personne. Les travailleurs aux pièces sont en réalité leurs propres maîtres, même lorsqu'ils travaillent avec le capital de leur patron et à ses ordres. " (John Watts : Trade societies and strikes machinery and coopérative societies. Manchester, 1865, p. 52, 53.) Je cite cet opuscule parce que c'est un vrai pot-pourri de tous les lieux communs apologétiques usés depuis long temps. Ce même Watts travailla autrefois dans l'Owenisme, et publia, en 1842, un petit écrit: Facts and Fictions of Political Economy, où il déclare, entre autre, que la propriété est un vol. Les temps sont depuis bien changés.
29 T. J. Dunning: Trades Unions and strikes, Lond., 186 1, p. 22.
30 L'existence côte à côte de ces deux formes du salaire favorise la fraude de la part des fabricants : " Une fabrique emploie quatre cents personnes, dont la moitié travaille aux pièces et a un intérêt direct à travailler longtemps. L'autre moitié est payée à la journée, travaille aussi longtemps et ne reçoit pas un liard pour son temps supplémentaire. Le travail de ces deux cents personnes, unir demi-heure par jour, est égal à celui d'une personne pendant cinquante heures ou aux cinq sixièmes du travail d'une personne dans une semaine, ce qui constitue pour l'entrepreneur un gain positif. " (Rep. of Insp. of Fact. 31 st. october 1860. p. 9.) " L'excès de travail prédomine toujours à un degré vraiment considérable, et la plupart du temps avec cette sécurité que la loi elle-même assure au fabricant qui ne court aucun risque d'être découvert et puni. Dans un grand nombre de rapports antérieurs... j'ai montré le dommage que subissent ainsi les personnes qui ne travaillent pas aux pièces, mais sont payées à la semaine. " (Leonard Horner dans Rep. of Insp. of Fact. 30 th. apriI 1859, p. 8, 9.)
31 " Le salaire peut se mesurer de deux manières : ou sur la durée du travail, ou sur son produit. " (Abrégé élémentaire des principes de l'Econ. polit. Paris 1796, p. 32.) L'auteur de cet écrit anonyme est G. Garnier.
32 " Le fileur reçoit un certain poids de coton préparé pour lequel il doit rendre, dans un espace de temps donné, une quantité voulue de fil ou de coton filé, et il est payé à raison de tant par livre d'ouvrage rendu. Si le produit pèche en qualité, la faute retombe sur lui; s'il y a moins que la quantité fixée pour Ie minimum, dans un temps donné, on le congédie et on le remplace par un ouvrier plus habile. " (Ure, l. c., t. II, p. 61.)
33 " C'est quand le travail passe par plusieurs mains, dont chacune prend part du profit, tandis que la dernière seule fait la besogne, que le salaire que reçoit l'ouvrière est misérablement disproportionné. " (Child. Empl. Comm. Il Rep., P. lxx, n. 424.)
34 En effet, si le prêteur d'argent, selon l'expression française, fait suer ses écus, c'est le travail lui-même que le marchandeur fait suer directement.
35 L'apologiste Watts dit lui-même à ce propos : " Ce serait une grande amélioration dans le système du travail aux pièces, si tous les gens employés a un même ouvrage étaient associés dans le contrat, chacun suivant son habileté, au lieu d'être subordonnés à un seul d'entre eux, qui est intéressé à les faire trimer par son propre bénéfice. " (L. c., p. 53.) Pour voir tout ce que ce système a d'ignoble, consulter Child. Empl. Comm. Rep. III, p. 66, n. 22, p. 11, n. 124, p. xi, n. 13, 53, 59 et suiv.
36 Bien que ce résultat se produise de lui-même, on emploie souvent des moyens pour le produire artificiellement. A Londres, par exemple, chez les mécaniciens, l'artifice en usage est " que le capitaliste choisit pour chef d'un certain nombre d'ouvriers, un homme de force physique supérieure et prompt à la besogne. Il lui paye tous les trimestres ou à d'autres termes un salaire supplémentaire, à condition qu'il fera tout son possible pour entraîner ses collaborateurs, qui ne reçoivent que le salaire ordinaire, à rivaliser de zèle avec lui... Ceci explique, sans commentaire, les plaintes des capitalistes, accusant les sociétés de résistance de paralyser l'activité, l'habileté supérieure et la puissance du travail. (Stinting the action, superior skill and working power.) Dunning, l. c. p. 22, 23. Comme l'auteur est lui-même ouvrier et secrétaire d'une Trade's Union, on pourrait croire qu'il a exagéré Mais que l'on consulte par exemple la highly respectable encyclopédie agronomique de J. Ch. Morton, art., Labourer, on y verra cette méthode est recommandée aux fermiers comme excellente.
37 " Tous ceux qui sont payés aux pièces... trouvent leur profit à travailler plus que le temps légal. Quant à l'empressement à accepter ce travail en plus, on le rencontre surtout chez les femmes employées à tisser et à dévider. " (Rep. of Insp. of Fact. 30 th. april 1858, p. 9.) " Ce système du salaire aux pièces, si avantageux pour le capitaliste, tend directement à exciter le jeune potier à à un travail excessif, pendant les quatre ou cinq ans où il travaille aux pièces, mais à bas prix. C'est là une des grandes causes auxquelles il faut attribuer la dégénérescence des potiers ! " (Child. Empl. Comm. Rep., p. xiii.)
38 " Là où le travail est payé à tant la pièce... le montant des salaires peut différer matériellement... Mais dans le travail à la journée, il y a généralement un taux uniforme... reconnu également par l'employé et l'employeur comme l'étalon des salaires pour chaque genre de besogne. " (Dunning, 1. c., p. 17.)
39 " Le travail des compagnons artisans sera réglé à la journée ou à la pièce... Ces maîtres artisans savent à peu près combien d'ouvrage un compagnon artisan peut faire par jour dans chaque métier, et les payent souvent à proportion de l'ouvrage qu'ils font; ainsi, ces compagnons travaillent autant qu'ils peuvent, pour leur propre intérêt, sans autre inspection. " (Cantillon : Essai sur la nature du commerce en général. Amsterdam, éd. 1756, p. 185 et 202. La première édition parut en 1755.) Cantillon, chez qui Quesnay, Sir James Steuart et Adam Smith ont largement puisé, présente déjà ici le salaire aux pièces comme une forme simplement modifiée du salaire au temps. L'édition française de Cantillon s'annonce sur ce titre comme une traduction de l'anglais; mais l'édition anglaise : The Analysis of Trade, Commerce, etc., by Philippe Cantillon, late of the City of London, Merchant, n'a pas seulement paru plus tard (1759); elle montre en outre par son contenu qu'elle a été remaniée à une époque ultérieure. Ainsi, par exemple, dans l'édition française, Hume n'est pas encore mentionné, tandis qu'au contraire, dans l'édition anglaise, le nom de Petty ne reparaît presque plus. L'édition anglaise a moins d'importance théorique; mais elle contient une foule de détails spéciaux sur le commerce anglais, le commerce de lingots, etc., qui manquent dans le texte français. Les mots du titre de cette édition, d'après lesquels l'écrit est tiré en grande partie du manuscrit d'un défunt, et arrangés, etc., semblent donc être autre chose qu'une simple fiction, alors fort en usage.
40 " Combien de fois n'avons-nous pas vu, dans certains ateliers, embaucher plus d'ouvriers que ne le demandait le travail à mettre en main ? Souvent, dans la prévision d'un travail aléatoire, quelquefois même imaginaire, on admet des ouvriers : comme on les paye aux pièces, on se dit qu'on ne court aucun risque, parce que toutes les pertes de temps seront à la charge des inoccupés. " (H. Grégoire : Les Typographes devant le tribunal correctionnel de Bruxelles. Bruxelles, 1865, p. 9.)
41 Remarks on the Commercial Policy of Great Britain. London, 1815, p. 48.
42 A Défence of the Landowners and Farmers of Great Britain. Lond., 1814, p. 4, 5.
43 Malthus, l. c.
44 " Les travailleurs aux pièces forment vraisemblablement les quatre cinquièmes de tout le personnel des fabriques. " (Reports of Insp. of Fact. for 30 april 1858, p. 9.)
45 " On se rend un compte exact de la force productive de son métier (du fileur), et l'on diminue la rétribution du travail à mesure que la force productive augmente... sans cependant que cette diminution soit proportionnée à l'augmentation de la force. " (Ure, l. c., p. 61.) Ure supprime lui-même cette dernière circonstance atténuante. Il dit, par exemple, à propos d'un allongement de la mule Jenny : " quelque surcroît de travail provient de cet allongement ". (L. c. II. p. 34). Le travail ne diminue donc pas dans la même proportion que sa productivité augmente. Il dit encore : " Ce surcroît augmentera la force productive d'un cinquième. Dans ce cas, on baissera le prix du fileur; mais comme on ne le réduira pas d'un cinquième, le perfectionnement augmentera son gain dans le nombre d'heures donné; mais - il y a une modification à faire -... C'est que le fileur a des frais additionnels à déduire sur les six pence, attendu qu'il faut qu'il augmente le nombre de ses aides non adultes, ce qui est accompagné d'un dêplacement d'une partie des adultes " (l. c., p. 66, 67), et n'a aucune tendance à faire monter le salaire.
46 H. Fawcett : The Economic Position of the British Labourer. Cambridge and London, 1865, p. 178.
47 On trouve dans le Standard de Londres du 26 octobre 1861, le compte rendu d'un procès intenté par la raison sociale John Bright et Cie, devant le, magistrats de Rochdale, dans le but de poursuivre, pour intimidation, les agent, de la Carpet Weavers Trades' Union. " Les associés de Bright ont introduit une machine nouvelle, qui permet d'exécuter deux cent quarante mètres de tapis, dans le même temps et avec le même travail (!) auparavant requis pour en produire cent soixante. Les ouvriers n'ont aucun droit de réclamer une part quelconque dans les profits qui résultent pour leur patron de la mise de son capital dans des machines perfectionnées. En conséquence, M. Bright a proposé d'abaisser le taux de la paye de un penny et demi par mètre à un penny, ce qui laisse le gain des ouvriers exactement le même qu'auparavant pour le même travail. Mais c'était là une réduction nominale, dont les ouvriers, comme on l'assure, n'avaient pas reçu d'avance le moindre avertissement. "
48 " Les sociétés de résistance, dont le but constant est de maintenir le salaires, cherchent à prendre part au profit qui résulte du perfectionnement de, machines ! (Quelle horreur !)... Elles demandent un salaire supérieur, parce que le travail est raccourci... en d'autres termes, elles tendent à établir un impôt sur les améliorations industrielles. " (On Combination of Trades. New Edit. Lond., 1834, p. 42.)
49 C'est-à-dire, sa valeur comparée à la plus-value.
50 Nous examinerons ailleurs les circonstances qui, par rapport à la productivité, peuvent modifier cette loi pour des branches de production particulières.
51 James Anderson : Observations on the means of exciting a spirit of Nationai Industry, etc. Edinburgh, 1777, p. 350, 351.) - La Commission royale, chargée d'une enquête sur les chemins de fer, dit au contraire : " Le travail est plus cher en Irlande qu'en Angleterre, parce que les salaires y sont beaucoup plus bas. (Royal Commission on Railways, 1867. Minutes, p. 2074.)
52 Ure, l. c., t.II, p. 58.
53 En Russie, les filatures sont dirigées par des Anglais, le capitaliste indigène n'étant pas apte à cette fonction. D'après des détails exacts, fournis à M. Redgrave par un de ces directeurs anglais, le salaire est piteux, l'excès de travail effroyable, et la production continue jour et nuit sans interruption. Néanmoins, ces filatures ne végètent que grâce au système prohibitif.
54 Reports of lnsp. of Fact, 31 st. october 1866, p. 31, 37. Je pourrais, dit encore M. Redgrave, nommer beaucoup de filatures de mon district, où des mules à deux mille deux cents broches sont surveillées par une seule personne, aidée de deux filles, et où on fabrique par jour deux cent vingt livres de filés, d'une longueur de quatre cents milles (anglais).
55 H. Carey : Essay on the rate of Wages with an Examination of the causes of the Differences in the conditions of the Labouring Population throughouthhe World. Philadelphia, 1835.
K . Marx : Le Capital (Livre I - Section VI)
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Karl Marx
Le Capital
Livre I
Section VII : Accumulation du Capital
Table des matières
Introduction 3
Chapitre XXIII : Reproduction simple 4
Chapitre XXIV : Transformation de la plus-value en capital 9
I. - Reproduction sur une échelle progressive. - Comment le droit de propriété de la production marchande devient le droit d'appropriation capitaliste 9
II. - Fausse interprétation de la production sur une échelle progressive 12
III. - Division de la plus-value en capital et en revenu. - Théorie de l'abstinence. 13
IV. - Circonstances qui, indépendamment de la division proportionnelle de la plus-value en capital et en revenu déterminent l'étendue de l'accumulation. - Degré d'exploitation de la force ouvrière. - Différence croissante entre le capital employé et la capital consommé. - Grandeur du capital avancé. 16
V. - Le prétendu fonds de travail (Labour fund) 20
Chapitre XXV : Loi générale de l'accumulation capitaliste 22
I. - La composition du capital restant la même, le progrès de l'accumulation tend à faire monter le taux des salaires 22
II. - Changements successifs de la composition du capital dans le progrès de l'accumulation et diminution relative de cette partie du capital qui s'échange contre la force ouvrière 25
III. - Production croissante d'une surpopulation relative ou d'une armée industrielle de réserve 28
IV. - Formes d'existence de la surpopulation relative. Loi générale de l'accumulation capitaliste. 33
V. - Illustration de la loi générale de l'accumulation capitaliste 36
a) L'Angleterre de 1846 à 1866. 36
b) Les couches industrielles mal payées. 39
c) La population nomade. - Les mineurs. 42
d) effet des crises sur la partie la mieux payée de la classe ouvrière. 44
e) Le prolétariat agricole anglais. 46
f) Irlande 55
Introduction
La conversion d'une somme d'argent en moyens de production et force de travail, ce premier mouvement de la valeur destinée à fonctionner comme capital, a lieu sur le marché, dans la sphère de la circulation.
Le procès de production, la deuxième phase du mouvement, prend fin dès que les moyens de production sont transformés en marchandises dont la valeur excède celle de leurs éléments constitutifs ou renferme une plus-value en sus du capital avancé.
Les marchandises doivent alors être jetées dans la sphère de la circulation. Il faut les vendre, réaliser leur valeur en argent, puis transformer de nouveau cet argent en capital et ainsi de suite.
C'est ce mouvement circulaire à travers ces phases successives qui constitue la circulation du capital.
La première condition de l'accumulation, c'est que le capitaliste ait déjà réussi à vendre ses marchandises et à retransformer en capital la plus grande partie de l'argent ainsi obtenu. Dans l'exposé suivant il est sous-entendu que le capital accomplit d'une manière normale le cours de sa circulation, dont nous remettons l'analyse ultérieure au deuxième livre.
Le capitaliste qui produit la plus-value, c'est-à-dire qui extrait directement de l'ouvrier du travail non payé et fixé dans des marchandises, se l'approprie le premier, mais il n'en reste pas le dernier possesseur. Il doit au contraire la partager en sous-ordre avec d'autres capitalistes qui accomplissent d'autres fonctions dans l'ensemble de la production sociale, avec le propriétaire foncier, etc.
La plus-value se scinde donc en diverses parties, en fragments qui échoient à diverses catégories de personnes et revêtent des formes diverses, apparemment indépendantes les unes des autres, telles que profit industriel, intérêt, gain commercial, rente foncière, etc. Mais ce fractionnement ne change ni la nature de la plus-value, ni les conditions dans lesquelles elle devient la source de l'accumulation. Quelle qu'en soit la portion que le capitaliste entrepreneur retienne pour lui ou transmette à d'autres, c'est toujours lui qui en premier lieu se l'approprie tout entière et qui seul la convertit en capital. Sans nous arrêter à la répartition et aux transformations de la plus-value, dont nous ferons l'étude dans le troisième livre, nous pouvons donc traiter le capitaliste industriel, tel que fabricant, fermier, etc., comme le seul possesseur de la plus-value, ou si l'on veut comme le représentant de tous les partageants entre lesquels le butin se distribue.
Le mouvement intermédiaire de la circulation et le fractionnement de la plus-value en diverses parties, revêtant des formes diverses, compliquent et obscurcissent le procès fondamental de l'accumulation. Pour en simplifier l'analyse, il faut donc préalablement laisser de côté tous ces phénomènes qui dissimulent le jeu intime de son mécanisme et étudier l'accumulation au point de vue de la production.
Chapitre XXIII : Reproduction simple
Quelle que soit la forme sociale que le procès de production revête, il doit être continu ou, ce qui revient au même, repasser périodiquement par les mêmes phases. Une société ne peut cesser de produire non plus que de consommer. Considéré, non sous son aspect isolé, mais dans le cours de sa rénovation incessante, tout procès de production social est donc en même temps procès de reproduction.
Les conditions de la production sont aussi celles de la reproduction. Une société ne peut reproduire, c'est-à-dire produire d'une manière continue, sans retransformer continuellement une partie de ses produits en moyens de production, en éléments de nouveaux produits. Toutes circonstances restant les mêmes, elle ne peut maintenir sa richesse sur le même pied qu'en remplaçant les moyens de travail, les matières premières, les matières auxiliaires, en un mot les moyens de production consommés dans le cours d'une année par exemple, par une quantité égale d'autres articles de la même espèce. Cette partie du produit annuel, qu'il faut en détacher régulièrement pour l'incorporer toujours de nouveau au procès de production, appartient donc à la production. Destinée dès son origine à la consommation productive, elle consiste pour la plupart en choses que leur mode d'existence même rend inaptes à servir de moyens de jouissance. Si la production possède la forme capitaliste, il en sera de même de la reproduction. Là, le procès de travail sert de moyen pour créer de la plus-value; ici il sert de moyen pour perpétuer comme capital, c'est-à-dire comme valeur rendant la valeur, la valeur une fois avancée.
Le caractère économique de capitaliste ne s'attache donc à un homme qu'autant qu'il fait fonctionner son argent comme capital. Si cette année, par exemple, il avance cent livres sterling, les transforme en capital et en tire une plus-value de vingt livres sterling, il lui faut répéter l'année suivante la même opération.
Comme incrément périodique de la valeur avancée, la plus-value acquiert la forme d'un revenu provenant du capital1.
Si le capitaliste emploie ce revenu seulement comme fonds de consommation, aussi périodiquement dépensé que gagné, il y aura, toutes circonstances restant les mêmes, simple reproduction, ou en d'autres termes, le capital continuera à fonctionner sans s'agrandir. Le procès de production, périodiquement recommencé, passera toujours par les mêmes phases dans un temps donné, mais il se répétera toujours sur la même échelle. Néanmoins cette répétition ou continuité lui imprime certains caractères nouveaux ou, pour mieux dire, fait disparaître les caractères apparents qu'il présentait sous son aspect d'acte isolé.
Considérons d'abord cette partie du capital qui est avancée en salaires, ou le capital variable.
Avant de commencer à produire, le capitaliste achète des forces de travail pour un temps déterminé, et renouvelle cette transaction à l'échéance du terme stipulé, après une certaine période de production, semaine, mois, etc. Mais il ne paie que lorsque l'ouvrier a déjà fonctionné et ajouté au produit et la valeur de sa propre force et une plus-value. Outre la plus-value, le fonds de consommation du capitaliste, l'ouvrier a donc produit le fonds de son propre payement, le capital variable, avant que celui-ci lui revienne sous forme de salaire, et il n'est employé qu'aussi longtemps qu'il continue à le reproduire. De là la formule des économistes (voy. ch. XVII) qui représente le salaire comme portion du produit achevé2. En effet, des marchandises que le travailleur reproduit constamment, une partie lui fait retour constamment sous forme de salaire. Cette quote-part, il est vrai, lui est payée en argent, mais l'argent n'est que la figure-valeur des marchandises.
Pendant que l'ouvrier est occupé à transformer en nouveau produit une partie des moyens de production, le produit de son travail passé circule sur le marché où il se transforme en argent. C'est ainsi qu'une partie du travail qu'il a exécuté la semaine précédente ou le dernier semestre paye son travail d'aujourd'hui ou du semestre prochain.
L'illusion produite par la circulation des marchandises disparaît dès que l'on substitue au capitaliste individuel et à ses ouvriers, la classe capitaliste et la classe ouvrière. La classe capitaliste donne régulièrement sous forme monnaie à la classe ouvrière des mandats sur une partie des produits que celle-ci a confectionnés et que celle-là s'est appropriés. La classe ouvrière rend aussi constamment ces mandats à la classe capitaliste pour en retirer la quote-part qui lui revient de son propre produit. Ce qui déguise cette transaction, c'est la forme marchandise du produit et la forme argent de la marchandise.
Le capital variable3 n'est donc qu'une forme historique particulière du soi-disant fonds d'entretien du travail4 que le travailleur doit toujours produire et reproduire lui-même dans tous les systèmes de production possibles. Si, dans le système capitaliste, ce fonds n'arrive à l'ouvrier que sous forme de salaire, de moyens de payement de son travail, c'est parce que là son propre produit s'éloigne toujours de lui sous forme de capital. Mais cela ne change rien au fait, que ce n'est qu'une partie de son propre travail passé et déjà réalisé, que l'ouvrier reçoit comme avance du capitaliste5.
Prenons, par exemple, un paysan corvéable qui avec ses moyens de production travaille sur son propre champ trois jours de la semaine et les trois jours suivants fait la corvée sur la terre seigneuriale. Son fonds d'entretien, qu'il reproduit constamment pour lui-même et dont il reste le seul possesseur, ne prend jamais vis-à-vis de lui la forme de moyens de payement dont un tiers lui aurait fait l'avance, mais, en revanche, son travail forcé et gratuit ne prend jamais la forme de travail volontaire et payé. Supposons maintenant que son champ, son bétail, ses semences, en un mot ses moyens de production lui soient arrachés par son maître, auquel il est réduit désormais à vendre son travail. Toutes les autres circonstances restant les mêmes, il travaillera toujours six jours par semaine, trois jours pour son propre entretien et trois jours pour son ex-seigneur, dont il est devenu le salarié. Il continue à user les mêmes moyens de production et à transmettre leur valeur au produit. Une certaine partie de celui-ci rentre, comme autrefois, dans la reproduction. Mais à partir du moment où le servage s'est converti en salariat, le fonds d'entretien de l'ancien corvéable, que celui-ci ne cesse pas de reproduire lui-même, prend aussitôt la forme d'un capital dont le ci-devant seigneur fait l'avance en le payant.
L'économiste bourgeois, incapable de distinguer la forme du fond, ferme les yeux à ce fait que même chez les cultivateurs de l'Europe continentale et de l'Amérique du Nord, le fonds d'entretien du travail ne revêt qu'exceptionneIlement la forme de capital6, d'une avance faite au producteur immédiat par le capitaliste entrepreneur.
Le capital variable ne perd cependant son caractère d'avance7 provenant du propre fonds du capitaliste que grâce au renouvellement périodique du procès de production. Mais avant de se renouveler, ce procès doit avoir commencé et duré un certain laps de temps, pendant lequel l'ouvrier ne pouvait encore être payé en son propre produit ni non plus vivre de l'air du temps. Ne fallait-il donc pas, la première fois qu'elle se présenta au marché du travail, que la classe capitaliste eût déjà accumulé par ses propres labeurs et ses propres épargnes des trésors qui la mettaient en état d'avancer les subsistances de l'ouvrier sous forme de monnaie ? Provisoirement nous voulons bien accepter cette solution du problème, en nous réservant d'y regarder de plus près dans le chapitre sur la soi-disant accumulation primitive.
Toutefois, en ne faisant que perpétuer le fonctionnement du même capital, ou répéter sans cesse le procès de production sur une échelle permanente, la reproduction continue opère un autre changement, qui altère le caractère primitif et de la partie variable et de la partie constante du capital avancé.
Si un capital de mille livres sterling rapporte périodiquement, soit tous les ans, une plus-value de deux cents livres sterling que le capitaliste consomme chaque année, il est clair que le procès de production annuel ayant été répété cinq fois, la somme de la plus-value sera égale à 5 x 200 ou mille livres sterling, c'est-à-dire à la valeur totale du capital avancé. Si la plus-value annuelle n'était consommée qu'en partie, qu'à moitié par exemple, le même résultat se produirait au bout de dix ans, car 10 x 100 = 1000. Généralement parlant : En divisant le capital avancé par la plus-value annuellement consommée, on obtient le nombre d'années ou de périodes de production après l'écoulement desquelles le capital primitif a été consommé par le capitaliste, et a, par conséquent, disparu.
Le capitaliste se figure sans doute qu'il a consommé la plus-value et conservé la valeur-capital, mais sa manière de voir ne change rien au fait, qu'après une certaine période la valeur-capital qui lui appartenait égale la somme de plus-value qu'il a acquise gratuitement pendant la même période, et que la somme de valeur qu'il a consommée égale celle qu'il a avancée. De l'ancien capital qu'il a avancé de son propre fonds, il n'existe donc plus un seul atome de valeur.
Il est vrai qu'il tient toujours en main un capital dont la grandeur n'a pas changé et dont une partie, bâtiments, machines, etc., était déjà là lorsqu'il mit son entreprise en train. Mais il s'agit ici de la valeur du capital et non de ses éléments matériels. Quand un homme mange tout son bien en contractant des dettes, la valeur de son bien ne représente plus que la somme de ses dettes. De même, quand le capitaliste a mangé l'équivalent de son capital avancé, la valeur de ce capital ne représente plus que la somme de plus-value qu'il a accaparée.
Abstraction faite de toute accumulation proprement dite, la reproduction simple suffit donc pour transformer tôt ou tard tout capital avancé en capital accumulé ou en plus-value capitalisée. Ce capital, fût-il même, à son entrée dans le procès de production, acquis par le travail personnel de l'entrepreneur, devient, après une période plus ou moins longue, valeur acquise sans équivalent, matérialisation du travail d'autrui non payé.
Au début de notre analyse (deuxième section), nous avons vu qu'il ne suffit pas de la production et de la circulation des marchandises pour faire naître le capital. Il fallait encore que l'homme aux écus trouvât sur le marché d'autres hommes, libres, mais forcés à vendre volontairement leur force de travail, parce que d'autre chose à vendre ils n'avaient miette. La séparation entre produit et producteur, entre une catégorie de personnes nanties de toutes les choses qu'il faut au travail pour se réaliser, et une autre catégorie de personnes dont tout l'avoir se bornait à leur propre force de travail, tel était le point de départ de la production capitaliste.
Mais ce qui fut d'abord point de départ devient ensuite, grâce à la simple reproduction, résultat constamment renouvelé. D'un côté le procès de production ne cesse pas de transformer la richesse matérielle en capital et moyens de jouissance pour le capitaliste; de l'autre, l'ouvrier en sort comme il y est entré - source personnelle de richesse, dénuée de ses propres moyens de réalisation. Son travail, déjà aliéné, fait propriété du capitaliste et incorporé au capital, même avant que le procès commence, ne peut évidemment durant le procès se réaliser qu'en produits qui fuient de sa main. La production capitaliste, étant en même temps consommation de la force de travail par le capitaliste, transforme sans cesse le produit du salarié non seulement en marchandise, mais encore en capital, en valeur qui pompe la force créatrice de la valeur, en moyens de production qui dominent le, producteur, en moyens de subsistance qui achètent l'ouvrier lui-même. La seule continuité ou répétition périodique du procès de production capitaliste en reproduit et perpétue donc la base, le travailleur dans la qualité de salarié8.
La consommation du travailleur est double. Dans l'acte de production il consomme par son travail des moyens de production afin de les convertir en produits d'une valeur supérieure à celle du capital avancé. Voilà sa consommation productive qui est en même temps consommation de sa force par le capitaliste auquel elle appartient9. Mais l'argent donné pour l'achat de cette force est dépensé par le travailleur en moyens de subsistance, et c'est ce qui forme sa consommation individuelle.
La consommation productive et la consommation individuelle du travailleur sont donc parfaitement distinctes. Dans la première il agit comme force motrice du capital et appartient au capitaliste : dans la seconde il s'appartient à lui-même et accomplit des fonctions vitales en dehors du procès de production. Le résultat de l'une, c'est la vie du capital; le résultat de l'autre, c'est la vie de l'ouvrier lui-même.
Dans les chapitres sur " la journée de travail " et " la grande industrie " des exemples nombreux, il est vrai, nous ont montré l'ouvrier obligé à faire de sa consommation individuelle un simple incident du procès de production. Alors les vivres qui entretiennent sa force jouent le même rôle que l'eau et le charbon donnés en pâture à la machine à vapeur. lis ne lui servent qu'à produire, ou bien sa consommation individuelle se confond avec sa consommation productive. Mais cela apparaissait comme un abus dont la production capitaliste saurait se passer à la rigueur10.
Néanmoins, les faits changent d'aspect si l'on envisage non le capitaliste et l'ouvrier individuels, mais la classe capitaliste et la classe ouvrière, non des actes de production isolés, mais la production capitaliste dans l'ensemble de sa rénovation continuelle et dans sa portée sociale.
En convertissant en force de travail une partie de son capital, le capitaliste pourvoit au maintien et à la mise en valeur de son capital entier. Mais ce n'est pas tout. Il fait d'une pierre deux coups. Il profite non seulement de ce qu'il reçoit de l'ouvrier, mais encore de ce qu'il lui donne.
Le capital aliéné contre la force de travail est échangé par la classe ouvrière contre des subsistances dont la consommation sert à reproduire les muscles, nerfs, os, cerveaux, etc., des travailleurs existants et à en former de nouveaux. Dans les limites du strict nécessaire la consommation individuelle de la classe ouvrière est donc la transformation des subsistances qu'elle achète par la vente de sa force de travail, en nouvelle force de travail, en nouvelle matière à exploiter par le capital. C'est la production et la reproduction de l'instrument le plus indispensable au capitaliste, le travailleur lui-même. La consommation individuelle de l'ouvrier, qu'elle ait lieu au-dedans ou au-dehors de l'atelier, forme donc un élément de la reproduction du capital, de même que le nettoyage des machines, qu'il ait lieu pendant le procès de travail ou dans les intervalles d'interruption.
Il est vrai que le travailleur fait sa consommation individuelle pour sa propre satisfaction et non pour celle du capitaliste. Mais les bêtes de somme aussi aiment à manger, et qui a jamais prétendu que leur alimentation en soit moins l'affaire du fermier ? Le capitaliste n'a pas besoin d'y veiller; il peut s'en fier hardiment aux instincts de conservation et de propagation du travailleur libre.
Aussi est-il à mille lieues d'imiter ces brutaux exploiteurs de mines de l'Amérique méridionale qui forcent leurs esclaves à prendre une nourriture plus substantielle à la place de celle qui le serait moins11; son unique souci est de limiter la consommation individuelle des ouvriers au strict nécessaire.
C'est pourquoi l'idéologue du capital, l'économiste politique, ne considère comme productive que la partie de la consommation individuelle qu'il faut à la classe ouvrière pour se perpétuer et s'accroître, et sans laquelle le capital ne trouverait pas de force de travail à consommer ou n'en trouverait pas assez. Tout ce que le travailleur peut dépenser par-dessus le marché pour sa jouissance, soit matérielle, soit intellectuelle, est consommation improductive12. Si l'accumulation du capital occasionne une hausse de salaire qui augmente les dépenses de l'ouvrier sans mettre le capitaliste à même de faire une plus large consommation de forces de travail, le capital additionnel est consommé improductivement13. En effet, la consommation du travailleur est improductive pour lui-même; car elle ne reproduit que l'individu nécessiteux; elle est productive pour le capitaliste et l'Etat, car elle produit la force créatrice de leur richesse14.
Au point de vue social, la classe ouvrière est donc, comme tout autre instrument de travail, une appartenance du capital, dont le procès de reproduction implique dans certaines limites même la consommation individuelle des travailleurs. En retirant sans cesse au travail son produit et le portant au pôle opposé, le capital, ce procès empêche ses instruments conscients de lui échapper. La consommation individuelle, qui les soutient et les reproduit, détruit en même temps leurs subsistances, et les force ainsi à reparaître constamment sur le marché. Une chaîne retenait l'esclave romain; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce propriétaire, ce n'est pas le capitaliste individuel, mais la classe capitaliste.
Il n'y a pas longtemps que cette classe employait encore la contrainte légale pour faire valoir son droit de propriété sur le travailleur libre. C'est ainsi que jusqu'en 1815 il était défendu, sous de fortes peines, aux ouvriers à la machine d'émigrer de l'Angleterre.
La reproduction de la classe ouvrière implique l'accumulation de son habileté, transmise d'une génération à l'autre15. Que cette habileté figure dans l'inventaire du capitaliste, qu'il ne voie dans l'existence des ouvriers qu'une manière d'être de son capital variable, c'est chose certaine et qu'il ne se gêne pas d'avouer publiquement dès qu'une crise le menace de la perte de cette propriété précieuse.
Par suite de la guerre civile américaine et de la crise cotonnière qui en résulta, la plupart des ouvriers du Lancashire et d'autres Comtés anglais furent jetés sur le pavé. Ils demandaient ou l'assistance de l'Etat ou une souscription nationale volontaire pour faciliter leur émigration. Ce cri de détresse retentissait de toutes les parties de l'Angleterre. Alors M. Edmond Potter, ancien président de la Chambre de commerce de Manchester, publia, dans le Times du 29 mars 1863, une lettre qui fut à juste titre qualifiée dans la Chambre des communes de " manifeste des fabricants16 ". Nous en citerons quelques passages caractéristiques où le droit de propriété du capital sur la force de travail est insolemment revendiqué.
" On dit aux ouvriers cotonniers qu'il y en a beaucoup trop sur le marché... qu'en réduisant leur nombre d'un tiers, une. demande convenable serait assurée aux deux autres tiers... L'opinion publique persiste à réclamer l'émigration... Le maître (c'est-à-dire le fabricant filateur, etc.) ne peut pas voir de bon gré qu'on diminue son approvisionnement de travail, à son avis c'est un procédé aussi injuste que peu convenable... Si l'émigration reçoit l'aide du trésor public, le maître a certainement le droit de demander à être entendu et peut-être de protester. "
Le même Potter insiste ensuite sur l'utilité hors ligne de l'industrie cotonnière; il raconte qu'elle a " indubitablement opéré le drainage de la surpopulation de l'Irlande et des districts agricoles anglais ", qu'elle a fourni en 1866 cinq treizièmes de tout le commerce d'exportation britannique, qu'elle va s'accroître de nouveau en peu d'années, dès que le marché, surtout celui de l'Inde, sera agrandi, et dès qu'elle obtiendra " une quantité :,de coton suffisante à six pence la livre... Le temps, ajoute-t-il, un an, deux ans, trois ans peut-être, produira la quantité nécessaire... Je voudrais bien alors poser cette question : Cette industrie vaut-elle qu'on la maintienne; est-ce la peine d'en tenir en ordre le machinisme (c'est-à-dire les machines de travail vivantes), ou plutôt n'est-ce pas la folie la plus extravagante que de penser à le laisser échapper ? Pour moi, je le crois. Je veux bien accorder que les ouvriers ne sont pas une propriété (" I allow that the workers are not a property "), qu'ils ne sont pas la propriété du Lancashire et des patrons; mais ils sont la force de tous deux; ils sont la force intellectuelle, instruite et disciplinée qu'on ne peut pas remplacer en une génération; au contraire les machines qu'ils font travailler (" the mere machinery which they work ") pourraient en partie être remplacées avantageusement et perfectionnées dans l'espace d'un an17... Encouragez ou permettez l'émigration de la force de travail, et après ? que deviendra le capitaliste ? " (" Encourage or allow the working power to emigrate and what of the capitalist ? ") Ce cri du coeur rappelle le cri plaintif de 1792 : S'il n'y a plus de courtisans, que deviendra le perruquier ? " Enlevez la crème des travailleurs, et le capital fixe sera largement déprécié, et le capital circulant ne s'exposera pas à la lutte avec un maigre approvisionnement de travail d'espèce inférieure... On nous dit que les ouvriers eux-mêmes désirent l'émigration. Cela est très naturel de leur part... Réduisez, comprimez l'industrie du coton en lui enlevant sa force de travail (by taking away its working power), diminuez la dépense en salaires d'un tiers ou de cinq millions de livres sterling, et que deviendra alors la classe immédiatement supérieure, celle des petits boutiquiers ? Et la rente foncière, et la location des cottages ? Que deviendront le petit fermier, le propriétaire de maisons, le propriétaire foncier ? Et dites-moi s'il peut y avoir un plan plus meurtrier pour toutes les classes du pays, que celui qui consiste à affaiblir la nation en exportant ses meilleurs ouvriers de fabrique, et en dépréciant une partie de son capital le plus productif et de sa richesse ?... Je propose un emprunt de cinq à six millions, réparti sur deux ou trois années, administré par des commissaires spéciaux, qu'on adjoindrait aux administrations des pauvres dans les districts cotonniers, réglementé par une loi spéciale et accompagné d'un certain travail forcé, dans le but de maintenir la valeur morale des receveurs d'aumônes... Peut-il y avoir rien de pis pour les propriétaires fonciers ou maîtres fabricants (can anything be worse for landowners or masters) que de laisser partir leurs meilleurs ouvriers et de démoraliser et indisposer ceux qui restent par une vaste émigration18 qui fait le vide dans une province entière, vide de valeur et vide de capital. "
Potter, l'avocat choisi des fabricants, distingue donc deux espèces de machines, qui toutes deux appartiennent au capital, et dont l'une reste fixée à la fabrique, tandis que l'autre la quitte après avoir fait sa besogne quotidienne. L'une est morte, l'autre vivante. Non seulement la première se détériore et se déprécie chaque jour, mais elle devient en grande partie si surannée, grâce au progrès constant de la technologie, qu'on pourrait la remplacer avantageusement au bout de quelques mois. Les machines vivantes au contraire s'améliorent à mesure qu'elles durent et que l'habileté transmise de génération en génération s'y est accumulée davantage. Aussi le Times répond-il au magnat de fabrique :
" M. E. Potter est si pénétré de l'importance extraordinaire et absolue des maîtres du coton (cotton masters), que pour maintenir cette classe et en éterniser le métier, il veut enfermer malgré eux un demi-million de travailleurs dans un grand work house moral. L'industrie cotonnière mérite-t-elle qu'on la soutienne ? - demande M. Potter. Assurément, répondons-nous, par tous les moyens honorables ! Est-ce la peine de tenir le machinisme en ordre ? demande de nouveau M. Potter. Ici nous hésitons, car MM. Potter entend par machinisme le machinisme humain, puisqu'il proteste qu'il n'a pas l'intention de le traiter comme une propriété absolue. Il nous faut avouer que nous ne croyons pas qu'il " vaille la peine " ou qu'il soit même possible de tenir en ordre le machinisme humain, c'est-à-dire de l'enfermer et d'y mettre de l'huile, jusqu'à ce qu'on ait besoin de s'en servir. Ce machinisme a la propriété de se rouiller s'il reste inactif, qu'on l'huile ou qu'on le frotte tant qu'on voudra. Il est même capable, à voir ce qui se passe, de lâcher de lui-même la vapeur et d'éclater, ou de faire pas mal de tapage dans nos grandes villes. Il se peut bien, comme le dit M. Potter, que la reproduction des travailleurs exige beaucoup de temps, mais avec des mécaniciens et de l'argent on trouvera toujours des hommes durs, entreprenants et industrieux, de quoi fabriquer plus de maîtres de fabrique qu'il n'en sera jamais consommé... M. Potter nous annonce que l'industrie ressuscitera de plus belle dans un, deux ou trois ans, et réclame que nous n'allions pas encourager ou permettre l'émigration de la force de travail ! Il est naturel, dit-il, que les ouvriers désirent émigrer, mais il pense que la nation doit enfermer malgré eux dans les districts cotonniers ce demi-million de travailleurs, avec les sept cent mille qui leur sont attachés, et qu'elle doit en outre, par une conséquence nécessaire, refouler par la force leur mécontentement et les entretenir au moyen d'aumônes, et tout cela pour que les maîtres fabricants les trouvent tout prêts au moment où ils en auront besoin... Le temps est venu, où la grande opinion publique de cette île doit enfin faire quelque chose pour protéger cette force de travail contre ceux qui veulent la traiter comme ils traitent le charbon, le coton et le fer. " (" To save this working power from those who would deal with It as they deal with iron, coal and cotton19. ")
L'article du Times n'était qu'un jeu d'esprit. La " grande opinion publique " fut en réalité de l'avis du sieur Potter, que les ouvriers de fabrique font partie du mobilier des fabricants. On mit obstacle à leur émigration20; on les enferma dans le " workhouse moral " des districts cotonniers, où ils ont toujours l'honneur de former " la force (the strength) des fabricants cotonniers du Lancashire ".
Le procès de production capitaliste reproduit donc de lui-même la séparation entre travailleur et conditions du travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l'ouvrier à se vendre pour vivre, et mettent le capitaliste en état de l'acheter pour s'enrichir21. Ce n'est plus le hasard qui les place en face l'un de l'autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C'est le double moulinet du procès lui-même qui rejette toujours le premier sur le marché comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen d'achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste individuel. Sa servitude économique22 est moyennée et en même temps dissimulée par le renouvellement périodique de cet acte de vente, par la fiction du libre contrat, par le changement des maîtres individuels et par les oscillations des prix de marché du travail23.
Le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise, ni seulement plus-value; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié24.
Chapitre XXIV : Transformation de la plus-value en capital
I. - Reproduction sur une échelle progressive. - Comment le droit de propriété de la production marchande devient le droit d'appropriation capitaliste
Dans les sections précédentes nous avons vu comment la plus-value naît du capital; nous allons maintenant voir comment le capital sort de la plus-value.
Si, au lieu d'être dépensée, la plus-value est avancée et employée comme capital, un nouveau capital se forme et va se joindre à l'ancien. On accumule donc en capitalisant la plus-value25.
Considérons cette opération d'abord au point de vue du capitaliste individuel.
Un filateur, par exemple, a avancé deux cent cinquante mille francs dont quatre cinquièmes en coton, machines, etc., un cinquième en salaires, et produit annuellement deux cent quarante mille livres de filés d'une valeur de trois cent mille francs. La plus-value de cinquante mille francs existe dans le produit net de quarante mille livres - un sixième du produit brut - que la vente convertira en une somme d'argent de cinquante mille francs. Cinquante mille francs sont cinquante mille francs. Leur caractère de plus-value nous indique la voie par laquelle ils sont arrivés entre les mains du capitaliste, mais n'affecte en rien leur caractère de valeur ou d'argent.
Pour capitaliser la somme additionnelle de cinquante mille francs, le filateur n'aura donc, toutes autres circonstances restant les mêmes, qu'à en avancer quatre cinquièmes dans l'achat de coton, etc., et un cinquième dans l'achat de fileurs additionnels qui trouveront sur le marché les subsistances dont il leur a avancé la valeur. Puis le nouveau capital de cinquante mille francs fonctionne dans le filage et rend à son tour une plus-value de cent mille francs, etc.
La valeur-capital a été originairement avancée sous forme-argent; la plus-value, au contraire, existe de prime abord comme valeur d'une quote-part du produit brut. La vente de celui-ci, son échange contre de l'argent, opère donc le retour de la valeur-capital à sa forme primitive, mais transforme le mode d'être primitif de la plus-value. A partir de ce moment, cependant, valeur-capital et plus-value sont également des sommes d'argent et la conversion ultérieure en capital s'opère de la même manière pour les deux sommes. Le filateur avance l'une comme l'autre dans l'achat des marchandises qui le mettent à même de recommencer, et cette fois sur une plus grande échelle, la fabrication de son article. Mais pour en acheter les éléments constitutifs, il faut qu'il les trouve là sur le marché.
Ses propres filés ne circulent que parce qu'il apporte son produit annuel sur le marché, et il en est de même des marchandises de tous les autres capitalistes. Avant de se trouver sur le marché, elles devaient se trouver dans le fonds de la production annuelle qui n'est que la somme des articles de toute sorte dans lesquels la somme des capitaux individuels où le capital social s'est converti pendant le cours de l'année, et dont chaque capitaliste individuel ne tient entre les mains qu'une aliquote. Les opérations du marché ne font que déplacer ou changer de mains les parties intégrantes de la production annuelle sans agrandir celle-ci ni altérer la nature des choses produites. L'usage auquel le produit annuel tout entier peut se prêter, dépend donc de sa propre composition et non de la circulation.
La production annuelle doit en premier lieu fournir tous les articles propres à remplacer en nature les éléments matériels du capital usés pendant le cours de l'année. Cette déduction faite, reste le produit net dans lequel réside la plus-value.
En quoi consiste donc ce produit net ?
Assurément en objets destinés à satisfaire les besoins et les désirs de la classe capitaliste, ou à passer à son fonds de consommation. Si c'est tout, la plus-value sera dissipée en entier et il n'y aura que simple reproduction.
Pour accumuler, il faut convertir une partie du produit net en capital. Mais, à moins de miracles, on ne saurait convertir en capital que des choses propres à fonctionner dans le procès de travail, c'est-à-dire des moyens de production, et d'autres choses propres à soutenir le travailleur, c'est-à-dire des subsistances. Il faut donc qu'une partie du surtravail annuel ait été employée à produire des moyens de production et de subsistance additionnels, en sus de ceux nécessaires au remplacement du capital avancé. En définitive, la plus-value n'est donc convertible en capital que parce que le produit net, dont elle est la valeur, contient déjà les éléments matériels d'un nouveau capital26.
Pour faire actuellement fonctionner ces éléments comme capital, la classe capitaliste a besoin d'un surplus de travail qu'elle ne saura obtenir, à part l'exploitation plus extensive ou intensive des ouvriers déjà occupés, qu'en enrôlant des forces de travail supplémentaires. Le mécanisme de la production capitaliste y a déjà pourvu en reproduisant la classe ouvrière comme classe salariée dont le salaire ordinaire assure non seulement le maintien, mais encore la multiplication.
Il ne reste donc plus qu'à incorporer les forces de travail additionnelles, fournies chaque année à divers degrés d'âge par la classe ouvrière, aux moyens de production additionnels que la production annuelle renferme déjà.
Considérée d'une manière concrète, l'accumulation se résout, par conséquent, en reproduction du capital sur une échelle progressive. Le cercle de la reproduction simple s'étend et se change, d'après l'expression de Sismondi27, en spirale.
Revenons maintenant à notre exemple. C'est la vieille histoire : Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, etc. Le capital primitif de deux cent cinquante mille francs rend une plus-value de cinquante mille francs qui va être capitalisée. Le nouveau capital de cinquante mille francs rend une plus-value de dix mille francs, laquelle, après avoir été à son tour capitalisée ou convertie en un deuxième capital additionnel, rend une plus-value de deux mille francs, et ainsi de suite.
Nous faisons ici abstraction de l'aliquote de plus-value mangée par le capitaliste. Peu nous importe aussi pour le moment que les capitaux additionnels s'ajoutent comme incréments au capital primitif ou s'en séparent et fonctionnent indépendamment, qu'ils soient exploités par le même individu qui les a accumulés, ou transférés par lui à d'autres mains. Seulement il ne faut pas oublier que côte à côte des capitaux de nouvelle formation, le capital primitif continue à se reproduire et à produire de la plus-value et que cela s'applique de même à chaque capital accumulé par rapport au capital additionnel qu'il a engendré à son tour.
Le capital primitif s'est formé par l'avance de deux cent cinquante mille francs. D'où l'homme aux écus a-t-il tiré cette richesse ? De son propre travail ou de celui de ses aïeux, nous répondent tout d'une voix les porte-parole de l'économie politique28, et leur hypothèse semble en effet la seule conforme aux lois de la production marchande.
Il en est tout autrement du capital additionnel de cinquante mille francs. Sa généalogie nous est parfaitement connue. C'est de la plus-value capitalisée. Dès son origine il ne contient pas un seul atome de valeur qui ne provienne du travail d'autrui non payé. Les moyens de production auxquels la force ouvrière additionnelle est incorporée, de même que les subsistances qui la soutiennent, ne sont que des parties intégrantes du produit net, du tribut arraché annuellement à la classe ouvrière par la classe capitaliste. Que celle-ci, avec une quote-part de ce tribut, achète de celle-là un surplus de force, et même à son juste prix, en échangeant équivalent contre équivalent, cela revient à l'opération du conquérant tout prêt à payer de bonne grâce les marchandises des vaincus avec l'argent qu'il leur a extorqué.
Si le capital additionnel occupe son propre producteur, ce dernier, tout en continuant à mettre en valeur le capital primitif, doit racheter les fruits de son travail gratuit antérieur par plus de travail additionnel qu'ils n'en ont coûté. Considéré comme transaction entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, le procédé reste le même quand, moyennant le travail gratuit des ouvriers occupés, on embauche des ouvriers supplémentaires. Le nouveau capital peut aussi servir à acheter une machine, destinée à jeter sur le pavé et à remplacer par un couple d'enfants les mêmes hommes auxquels il a dû sa naissance. Dans tous les cas, par son surtravail de cette année, la classe ouvrière a créé le capital additionnel qui occupera l'année prochaine du travail additionnel29, et c'est ce qu'on appelle créer du capital par le capital.
L'accumulation du premier capital de cinquante mille francs présuppose que la somme de deux cent cinquante mille francs, avancée comme capital primitif, provient du propre fonds de son possesseur, de son " travail primitif ". Mais le deuxième capital additionnel de dix mille francs ne présuppose que l'accumulation antérieure du capital de cinquante mille francs, celui-là n'étant que la plus-value capitalisée de celui-ci. Il s'ensuit que plus le capitaliste a accumulé, plus il peut accumuler. En d'autres termes : plus il s'est déjà approprié dans le passé de travail d'autrui non payé, plus il en peut accaparer dans le présent. L'échange d'équivalents, fruits du travail des échangistes, n'y figure pas même comme trompe-l'œil.
Ce mode de s'enrichir qui contraste si étrangement avec les lois primordiales de la production marchande, résulte cependant, il faut bien le saisir, non de leur violation, mais au contraire de leur application. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'œil rétrospectif sur les phases successives du mouvement qui aboutit à l'accumulation.
En premier lieu nous avons vu que la transformation primitive d'une somme de valeurs en capital se fait conformément aux lois de l'échange. L'un des échangistes vend sa force de travail que l'autre achète. Le premier reçoit la valeur de sa marchandise dont conséquemment l'usage, le travail, est aliéné au second. Celui-ci convertit alors des moyens de production qui lui appartiennent à l'aide d'un travail qui lui appartient en un nouveau produit qui de plein droit va lui appartenir.
La valeur de ce produit renferme d'abord celle des moyens de production consommés, mais le travail utile ne saurait user ces moyens sans que leur valeur passe d'elle-même au produit, et, pour se vendre, la force ouvrière doit être apte à fournir du travail utile dans la branche d'industrie où elle sera employée.
La valeur du nouveau produit renferme en outre l'équivalent de la force du travail et une plus-value. Ce résultat est dû à ce que la force ouvrière, vendue pour un temps déterminé, un jour, une semaine, etc., possède moins de valeur que son usage n'en produit dans le même temps. Mais en obtenant la valeur d'échange de sa force, le travailleur en a aliéné la valeur d'usage, comme cela a lieu dans tout achat et vente de marchandise.
Que l'usage de cet article particulier, la force de travail, soit de fournir du travail et par là de produire de la valeur, cela ne change en rien cette loi générale de la production marchande. Si donc la somme de valeurs avancée en salaires se retrouve dans le produit avec un surplus, cela ne provient point d'une lésion du vendeur, car il reçoit l'équivalent de sa marchandise, mais de la consommation de celle-ci par l'acheteur.
La loi des échanges ne stipule l'égalité que par rapport à la valeur échangeable des articles aliénés l'un contre l'autre, mais elle présuppose une différence entre leurs valeurs usuelles, leurs utilités, et n'a rien à faire avec leur consommation qui commence seulement quand le marché est déjà conclu.
La conversion primitive de l'argent en capital s'opère donc conformément aux lois économiques de la production marchande et au droit de propriété qui en dérive.
Néanmoins elle amène ce résultat :
1. Que le produit appartient au capitaliste et non au producteur;
2. Que la valeur de ce produit renferme et la valeur du capital avancé et une plus-value qui coûte du travail à l'ouvrier, mais rien au capitaliste, dont elle devient la propriété légitime;
3. Que l'ouvrier a maintenu sa force de travail et peut la vendre de nouveau si elle trouve acheteur.
La reproduction simple ne fait que répéter périodiquement la première opération; à chaque reprise elle devient donc à son tour conversion primitive de l'argent en capital. La continuité d'action d'une loi est certainement le contraire de son infraction. " Plusieurs échanges successifs n'ont fait du dernier que le représentant du premier30. "
Néanmoins nous avons vu que la simple reproduction change radicalement le caractère du premier acte, pris sous son aspect isolé. " Parmi ceux qui se partagent le revenu national, les uns (les ouvriers) y acquièrent chaque année un droit nouveau par un nouveau travail, les autres (les capitalistes) y ont acquis antérieurement un droit permanent par un travail primitif31. " Du reste, ce n'est pas seulement en matière de travail que la primogéniture fait merveille.
Qu'y a-t-il de changé quand la reproduction simple vient à être remplacée par la reproduction sur une échelle progressive, par l'accumulation ?
Dans le premier cas, le capitaliste mange la plus-value tout entière, tandis que dans le deuxième, il fait preuve de civisme en n'en mangeant qu'une partie pour faire argent de l'autre.
La plus-value est sa propriété et n'a jamais appartenu à autrui. Quand il l'avance il fait donc, comme au premier jour où il apparut sur le marché, des avances tirées de son propre fonds quoique celui-ci provienne cette fois du travail gratuit de ses ouvriers. Si l'ouvrier B est embauché avec la plus-value produite par l'ouvrier A, il faut bien considérer, d'un côté, que la plus-value a été rendue par A sans qu'il fût lésé d'un centime du juste prix de sa marchandise et que, de l'autre côté, B n'a été pour rien dans cette opération. Tout ce que celui-ci demande et qu'il a le droit de demander, c'est que le capitaliste lui paye la valeur de sa force ouvrière. " Tous deux gagnaient encore; l'ouvrier parce qu'on lui avançait les fruits du travail (lisez du travail gratuit d'autres ouvriers) avant qu'il fût fait (lisez avant que le sien eût porté de fruit); le maître, parce que le travail de cet ouvrier valait plus que le salaire (lisez : produit plus de valeur que celle de son salaire)32. "
Il est bien vrai que les choses se présentent sous un tout autre jour, si l'on considère la production capitaliste dans le mouvement continu de sa rénovation et qu'on substitue au capitaliste et aux ouvriers individuels la classe capitaliste et la classe ouvrière. Mais c'est appliquer une mesure tout à fait étrangère à la production marchande.
Elle ne place vis-à-vis que des vendeurs et des acheteurs, indépendants les uns des autres et entre qui tout rapport cesse à l'échéance du terme stipulé par leur contrat. Si la transaction se répète, c'est grâce à un nouveau contrat, si peu lié avec l'ancien que c'est pur accident que le même vendeur le fasse avec le même acheteur plutôt qu'avec tout autre.
Pour juger la production marchande d'après ses propres lois économiques, il faut donc prendre chaque transaction isolément, et non dans son enchaînement, ni avec celle qui la précède, ni avec celle qui la suit. De plus, comme ventes et achats se font toujours d'individu à individu, il n'y faut pas chercher des rapports de classe à classe.
Si longue donc que soit la filière de reproductions périodiques et d'accumulations antérieures par laquelle le capital actuellement en fonction ait passé, il conserve toujours sa virginité primitive. Supposé qu'à chaque transaction prise à part les lois de l'échange s'observent, le mode d'appropriation peut même changer de fond en comble sans que le droit de propriété, conforme à la production marchande, s'en ressente. Aussi est-il toujours en vigueur, aussi bien au début, où le produit appartient au producteur et où celui-ci, en donnant équivalent contre équivalent, ne saurait s'enrichir que par son propre travail, que dans la période capitaliste, où la richesse est accaparée sur une échelle progressive grâce à I'appropriation successive du travail d'autrui non payé33.
Ce résultat devient inévitable dès que la force de travail est vendue librement comme marchandise par le travailleur lui-même. Mais ce n'est aussi qu'à partir de ce moment que la production marchande se généralise et devient le mode typique de la production, que de plus en plus tout produit se fait pour la vente et que toute richesse passe par la circulation. Ce n'est que là où le travail salarié forme la base de la production marchande que celle-ci non seulement s'impose à la société, mais fait, pour la première fois, jouer tous ses ressorts. Prétendre que l'intervention du travail salarié la fausse revient à dire que pour rester pure la production marchande doit s'abstenir de se développer. A mesure qu'elle se métamorphose en production capitaliste, ses lois de propriété se changent nécessairement en lois de l'appropriation capitaliste. Quelle illusion donc que celle de certaines écoles socialistes qui s'imaginent pouvoir briser le régime du capital en lui appliquant les lois éternelles de la production marchande !
On sait que le capital primitivement avancé, même quand il est dû exclusivement aux travaux de son possesseur, se transforme tôt ou tard, grâce à la reproduction simple, en capital accumulé ou plus-value capitalisée. Mais, à part cela, tout capital avancé se perd comme une goutte dans le fleuve toujours grossissant de l'accumulation. C'est là un fait si bien reconnu par les économistes qu'ils aiment à définir le capital : " une richesse accumulée qui est employée de nouveau à la production d'une plus-value34 ", et le capitaliste : " le possesseur du produit net35 ". La même manière de voir s'exprime sous cette autre forme que tout le capital actuel est de l'intérêt accumulé ou capitalisé, car l'intérêt n'est qu'un fragment de la plus-value. " Le capital, dit I'Economiste de Londres, avec l'intérêt composé de chaque partie de capital épargnée, va tellement en grossissant que toute la richesse dont provient le revenu dans le monde entier n'est plus depuis longtemps que l'intérêt du capitaI36. " L'Economiste est réellement trop modéré. Marchant sur les traces du docteur Price, il pouvait prouver par des calculs exacts qu'il faudrait annexer d'autres planètes à ce monde terrestre pour le mettre à même de rendre au capital ce qui est dû au capital.
II. - Fausse interprétation de la production sur une échelle progressive
Les marchandises que le capitaliste achète, avec une partie de la plus-value, comme moyens de jouissance, ne lui servent pas évidemment de moyens de production et de valorisation37; le travail qu'il paie dans le même but n'est pas non plus du travail productif. L'achat de ces marchandises et de ce travail, au lieu de l'enrichir, l'appauvrit d'autant. Il dissipe ainsi la plus-value comme revenu, au lieu de la faire fructifier comme capital.
En opposition à la noblesse féodale, impatiente de dévorer plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et fainéante, l'économie politique bourgeoise devait donc prêcher l'accumulation comme le premier des devoirs civiques et ne pas se lasser d'enseigner que, pour accumuler, il faut être sage, ne pas manger tout son revenu, mais bien en consacrer une bonne partie à l'embauchage de travailleurs productifs, rendant plus qu'ils ne reçoivent.
Elle avait encore à combattre le préjugé populaire qui confond la production capitaliste avec la thésaurisation et se figure qu'accumuler veut dire ou dérober à la consommation les objets qui constituent la richesse, ou sauver l'argent des risques de la circulation. Or, mettre l'argent sous clé est la méthode la plus sûre pour ne pas le capitaliser, et amasser des marchandises en vue de thésauriser ne saurait être que le fait d'un avare en délire38. L'accumulation des marchandises, quand elle n'est pas un incident passager de leur circulation même, est le résultat d'un encombrement du marché ou d'un excès de production39.
Le langage de la vie ordinaire confond encore l'accumulation capitaliste, qui est un procès de production, avec deux autres phénomènes économiques, savoir : l'accroissement des biens qui se trouvent dans le fonds de consommation des riches et ne s'usent que lentement40, et la formation de réserves ou d'approvisionnements, fait commun à tous les modes de production.
L'économie politique classique a donc parfaitement raison de soutenir que le trait le plus caractéristique de l'accumulation, c'est que les gens entretenus par le produit net doivent être des travailleurs productifs et non des improductifs41. Mais ici commence aussi son erreur. Aucune doctrine d'Adam Smith n'a autant passé à l'état d'axiome indiscutable que celle-ci : que l'accumulation n'est autre chose que la consommation du produit net par des travailleurs productifs ou, ce qui revient au même, que la capitalisation de la plus-value n'implique rien de plus que sa conversion en force ouvrière.
Ecoutons, par exemple, Ricardo :
" On doit comprendre que tous les produits d'un pays sont consommés, mais cela fait la plus grande différence qu'on puisse imaginer, qu'ils soient consommés par des gens qui produisent une nouvelle valeur ou par d'autres qui ne la reproduisent pas. Quand nous disons que du revenu a été épargné et joint au capital, nous entendons par là que la portion du revenu qui s'ajoute au capital est consommée par des travailleurs productifs au lieu de l'être par des improductifs. Il n'y a pas de plus grande erreur que de se figurer que le capital soit augmenté par la non-consommation42. "
Il n'y a pas de plus grande erreur que de se figurer que " la portion du revenu qui s'ajoute au capital soit consommée par des travailleurs productifs ". D'après cette manière de voir, toute la plus-value transformée en capital deviendrait capital variable, ne serait avancée qu'en salaires. Au contraire, elle se divise, de même que la valeur-capital dont elle sort, en capital constant et capital variable, en moyens de production et force de travail. Pour se convertir en force de travail additionnelle, le produit net doit renfermer un surplus de subsistances de première nécessité, mais, pour que cette force devienne exploitable, il doit en outre renfermer des moyens de production additionnels, lesquels n'entrent pas plus dans la consommation personnelle des travailleurs que dans celle des capitalistes.
Comme la somme de valeurs supplémentaire, née de l'accumulation, se convertit en capital de la même manière que tout autre somme de valeurs, il est évident que la doctrine erronée d'Adam Smith sur l'accumulation ne peut provenir que d'une erreur fondamentale dans son analyse de la production capitaliste. En effet, il affirme que, bien que tout capital individuel se divise en partie constante et partie variable, en salaires et valeur des moyens de production, il n'en est pas de même de la somme des capitaux individuels, du capital social. La valeur de celui-ci égale, au contraire, la somme des salaires qu'il paie, autrement dit, le capital social n'est que du capital variable.
Un fabricant de drap, par exemple, transforme en capital une somme de deux cent mille francs. Il en dépense une partie à embaucher des ouvriers tisseurs, l'autre à acheter de la laine filée, des machines, etc. L'argent, ainsi transféré aux fabricants des filés, des machines, etc., paie d'abord la plus-value contenue dans leurs marchandises, mais, cette déduction faite, il sert à son tour à solder leurs ouvriers et à acheter des moyens de production, fabriqués par d'autres fabricants, et ainsi de suite. Les deux cent mille francs avancés par le fabricant de draps sont donc peu à peu dépensés en salaires, une partie par lui-même, une deuxième partie par les fabricants chez lesquels il achète ses moyens de production, et ainsi de suite, jusqu'à ce que toute la somme, à part la plus-value successivement prélevée, soit entièrement avancée en salaires, ou que le produit représenté par elle soit tout entier consommé par des travailleurs productifs.
Toute la force de cet argument gît dans les mots : " et ainsi de suite ", qui nous renvoient de Caïphe à Pilate sans nous laisser entrevoir le capitaliste entre les mains duquel le capital constant, c'est-à-dire la valeur des moyens de production, s'évanouirait finalement. Adam Smith arrête ses recherches précisément au point où la difficulté commence43.
La reproduction annuelle est un procès très facile à saisir tant que l'on ne considère que le fonds de la production annuelle, mais tous les éléments de celle-ci doivent passer par le marché. Là les mouvements des capitaux et des revenus personnels se croisent, s'entremêlent et se perdent dans un mouvement général de déplacement - la circulation de la richesse sociale - qui trouble la vue de l'observateur et offre à l'analyse des problèmes très compliqués44. C'est le grand mérite des physiocrates d'avoir les premiers essayé de donner, dans leur tableau économique, une image de la reproduction annuelle telle qu'elle sort de la circulation. Leur exposition est à beaucoup d'égards plus près de la vérité que celle de leurs successeurs.
Après avoir résolu toute la partie de la richesse sociale, qui fonctionne comme capital, en capital variable ou fonds de salaires, Adam Smith aboutit nécessairement à son dogme vraiment fabuleux, aujourd'hui encore la pierre angulaire de l'économie politique, savoir : que le prix nécessaire des marchandises se compose de salaire, de profit (l'intérêt y est inclus), et de rente foncière, en d'autres termes, de salaire et de plus-value. Partant de là, Storch a au moins la naïveté d'avouer que : " Il est impossible de résoudre le prix nécessaire dans ses éléments simples45 ".
Enfin, cela va sans dire, l'économie politique n'a pas manqué d'exploiter, au service de la classe capitaliste, cette doctrine d'Adam Smith : que toute la partie du produit net qui se convertit en capital est consommée par la classe ouvrière.
III. - Division de la plus-value en capital et en revenu. - Théorie de l'abstinence.
Jusqu'ici nous avons envisagé la plus-value, tantôt comme fonds de consommation, tantôt comme fonds d'accumulation du capitaliste. Elle est l'un et l'autre à la fois. Une partie en est dépensée comme revenu46, et l'autre accumulée comme capital.
Donné la masse de la plus-value, l'une des parties sera d'autant plus grande que l'autre sera plus petite. Toutes autres circonstances restant les mêmes, la proportion suivant laquelle ce partage se fait déterminera la grandeur de l'accumulation. C'est le propriétaire de la plus-value, le capitaliste, qui en fait le partage. Il y a donc là acte de sa volonté. De l'aliquote du tribut, prélevé par lui, qu'il accumule, on dit qu'il l'épargne, parce qu'il ne la mange pas, c'est-à-dire parce qu'il remplit sa fonction de capitaliste, qui est de s'enrichir.
Le capitaliste n'a aucune valeur historique, aucun droit historique à la vie, aucune raison d'être sociale, qu'autant qu'il fonctionne comme capital personnifié. Ce n'est qu'à ce titre que la nécessité transitoire de sa propre existence est impliquée dans la nécessité transitoire du mode de production capitaliste. Le but déterminant de son activité n'est donc ni la valeur d'usage, ni la jouissance, mais bien la valeur d'échange et son accroissement continu. Agent fanatique de l'accumulation, il force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire, et les pousse ainsi instinctivement à développer les puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d'une société nouvelle et supérieure.
Le capitaliste n'est respectable qu'autant qu'il est le capital fait homme. Dans ce rôle il est, lui aussi, comme le thésauriseur, dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la valeur. Mais ce qui chez l'un parait être une manie individuelle est chez l'autre l'effet du mécanisme social dont il n'est qu'un rouage.
Le développement de la production capitaliste nécessite un agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et la concurrence impose les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes à chaque capitaliste individuel. Elle ne lui permet pas de conserver son capital sans l'accroître, et il ne peut continuer de l'accroître à moins d'une accumulation progressive.
Sa volonté et sa conscience ne réfléchissant que les besoins du capital qu'il représente, dans sa consommation personnelle il ne saurait guère voir qu'une sorte de vol, d'emprunt au moins, fait à l'accumulation; et, en effet, la tenue des livres en parties doubles met les dépenses privées au passif, comme sommes dues par le capitaliste au capital.
Enfin, accumuler, c'est conquérir le monde de la richesse sociale, étendre sa domination personnelle47, augmenter le nombre de ses sujets, c'est sacrifier à une ambition insatiable.
Mais le péché originel opère partout et gâte tout. A mesure que se développe le mode de production capitaliste, et avec lui l'accumulation et la richesse, le capitaliste cesse d'être simple incarnation du capital. Il ressent " une émotion humaine " pour son propre Adam, sa chair, et devient si civilisé, si sceptique, qu'il ose railler l'austérité ascétique comme un préjugé de thésauriseur passé de mode. Tandis que le capitaliste de vieille roche flétrit toute dépense individuelle qui n'est pas de rigueur, n'y voyant qu'un empiétement sur l'accumulation, le capitaliste modernisé est capable de voir dans la capitalisation de la plus-value un obstacle à ses convoitises. Consommer, dit le premier, c'est " s'abstenir " d'accumuler; accumuler, dit le second, c'est " renoncer " à la jouissance. " Deux âmes, hélas ! habitent mon cœur, et l'une veut faire divorce d'avec l'autre48. "
A l'origine de la production capitaliste - et cette phase historique se renouvelle dans la vie privée de tout industriel parvenu - l'avarice et l'envie de s'enrichir l'emportent exclusivement. Mais le progrès de la production ne crée pas seulement un nouveau monde de jouissances : il ouvre, avec la spéculation et le crédit, mille sources d'enrichissement soudain. A un certain degré de développement, il impose même au malheureux capitaliste une prodigalité toute de convention, à la fois étalage de richesse et moyen de crédit. Le luxe devient une nécessité de métier et entre dans les frais de représentation du capital. Ce n'est pas tout : le capitaliste ne s'enrichit pas, comme le paysan et l'artisan indépendants, proportionnellement à son travail et à sa frugalité personnels, mais en raison du travail gratuit d'autrui qu'il absorbe, et du renoncement à toutes les jouissances de la vie impose a ses ouvriers. Bien que sa prodigalité ne revête donc jamais les franches allures de celle du seigneur féodal, bien qu'elle ait peine à dissimuler l'avarice la plus sordide et l'esprit de calcul le plus mesquin, elle grandit néanmoins à mesure qu'il accumule, sans que son accumulation soit nécessairement restreinte par sa dépense, ni celle-ci par celle-là. Toutefois il s'élève dès lors en lui un conflit à la Faust entre le penchant à l'accumulation et le penchant à la jouissance.
" L'industrie de Manchester ", est-il dit dans un écrit publié en 1795 par le docteur Aikin, " peut se diviser en quatre périodes. Dans la première les fabricants étaient forcés de travailler dur pour leur entretien. Leur principal moyen de s'enrichir consistait à voler les parents qui plaçaient chez eux des jeunes gens comme apprentis, et payaient pour cela bon prix, tandis que les susdits apprentis étaient loin de manger leur soûl. D'un autre côté la moyenne des profits était peu élevée et l'accumulation exigeait une grande économie. Ils vivaient comme des thésauriseurs, se gardant bien de dépenser même de loin les intérêts de leur capital ".
" Dans la seconde période, ils avaient commencé à acquérir une petite fortune, mais ils travaillaient autant qu'auparavant ". - car l'exploitation directe du travail, comme le sait tout inspecteur d'esclaves, coûte du travail, - " et leur genre de vie était aussi frugal que par le passé... "
" Dans la troisième période le luxe commença, et, pour donner à l'industrie plus d'extension, on envoya des commis voyageurs à cheval chercher des ordres dans toutes les villes du royaume où, se tenaient des marchés. D'après toute vraisemblance, il n'y avait encore en 1690 que peu ou point de capitaux gagnés dans l'industrie qui dépassassent trois mille livres sterling. Vers cette époque cependant, ou un peu plus tard, les industriels avaient déjà gagné de l'argent, et ils commencèrent à remplacer les maisons de bois et de mortier par des maisons en pierre... "
" Dans les trente premières années du XVIII° siècle, un fabricant de Manchester qui eût offert à ses convives une pinte de vin étranger se serait exposé au caquet et aux hochements de tête de tous ses voisins... Avant l'apparition des machines la consommation des fabricants, le soir dans les tavernes où ils se rassemblaient, ne s'élevait jamais à plus de six deniers (62 centimes 1/2) pour un verre de punch et un denier pour un rouleau de tabac. "
" C'est en 1758, et ceci fait époque, que l'on vit pour la première fois un homme engagé dans les affaires avec un équipage à lui !... "
" La quatrième période " - le dernier tiers du XVIII° siècle, - " est la période de grand luxe et de grandes dépenses, provoquée et soutenue par l'extension donnée à l'industrie49. " Que dirait le bon docteur Alkin, s'il ressuscitait à Manchester aujourd'hui !
Accumulez, accumulez ! C'est la loi et les prophètes ! " La parcimonie, et non l'industrie, est la cause immédiate de l'augmentation du capital. A vrai dire, l'industrie fournit la matière que l'épargne accumule50. "
Epargnez, épargnez toujours, c'est-à-dire retransformez sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d'ordre de l'économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. Et elle ne s'est pas fait un instant illusion sur les douleurs d'enfantement de la richesse51, mais à quoi bon des jérémiades qui ne changent rien aux fatalités historiques ?
A ce point de vue, si le prolétaire n'est qu'une machine à produire de la plus-value, le capitaliste n'est qu'une machine à capitaliser cette plus-value.
L'économie politique classique prit donc bigrement au sérieux le capitaliste et son rôle. Pour le garantir du conflit désastreux entre le penchant à la jouissance et l'envie de s'enrichir, Malthus, quelques années après le congrès de Vienne, vint doctoralement défendre un système de division du travail où le capitaliste engagé dans la production a pour tâche d'accumuler, tandis que la dépense est du département de ses co-associés dans le partage de la plus-value, les aristocrates fonciers, les hauts dignitaires de l'Etat et de l'Eglise, les rentiers fainéants, etc. " Il est de la plus haute importance, dit-il, de tenir séparées la passion pour la dépense et la passion pour l'accumulation (the passion for expenditure and the passion for accumulation52). " Messieurs les capitalistes, déjà plus ou moins transformés en viveurs et hommes du monde, poussèrent naturellement les hauts cris. Eh quoi ! objectait un de leurs interprètes, un Ricardien, M. Malthus prêche en faveur des fortes rentes foncières, des impôts élevés, des grasses sinécures, dans le but de stimuler constamment les industriels au moyen des consommateurs improductifs ! Assurément produire, produire toujours de plus en plus, tel est notre mot d'ordre, notre panacée, mais " la production serait bien plutôt enrayée qu'activée par de semblables procédés. Et puis il n'est pas tout à fait juste (nor is it quite fair) d'entretenir dans l'oisiveté un certain nombre de personnes, tout simplement pour en émoustiller d'autres, dont le caractère donne lieu de croire (who are likely, from their characters) qu'ils fonctionneront avec succès, quand on pourra les contraindre à fonctionner53 ". Mais, si ce Ricardien trouve injuste que, pour exciter le capitaliste industriel à accumuler, on lui enlève la crème de son lait, par contre il déclare conforme aux règles que l'on réduise le plus possible le salaire de l'ouvrier " pour le maintenir laborieux ". Il ne cherche pas même à dissimuler un instant que tout le secret de la plus-value consiste à s'approprier du travail sans le payer. " De la part des ouvriers demande de travail accrue signifie tout simplement qu'ils consentent à prendre moins de leur propre produit pour eux-mêmes et à en laisser davantage à leurs patrons; et si l'on dit qu'en diminuant la consommation des ouvriers, cela amène un soi-disant glut (encombrement du marché, surproduction), je n'ai qu'une chose à répondre, c'est que glut est synonyme de gros profits54. "
Cette savante dispute sur le moyen de répartir, de la manière la plus favorable à l'accumulation, entre le capitaliste industriel et le riche oisif, le butin pris sur la classe ouvrière, fut interrompue par la Révolution de Juillet. Peu de temps après, le prolétariat urbain sonna à Lyon le tocsin d'alarme, et en Angleterre le prolétariat des campagnes promena le coq rouge. D'un côté du détroit la vogue était au Fouriérisme et au Saint-Simonisme, de l'autre à l'Owenisme. Alors l'économie politique vulgaire saisit l'occasion aux cheveux et proposa une doctrine destinée à sauver la société.
Elle fut révélée au monde par N.-W. Senior, juste un an avant qu'il découvrît, à Manchester, que d'une journée de travail de douze heures c'est la douzième et dernière heure seule qui fait naître le profit, y compris l'intérêt. " Pour moi, déclarait-il solennellement, pour moi, je substitue au mot capital, en tant qu'il se rapporte à la production, le mot abstinence55. " Rien qui vous donne comme cela une idée des " découvertes " de l'économie politique vulgaire ! Elle remplace les catégories économiques par des phrases de Tartuffe, voilà tout.
" Quand le sauvage, nous apprend Senior, fabrique des arcs, il exerce une industrie, mais il ne pratique pas l'abstinence. " Ceci nous explique parfaitement pourquoi et comment, dans un temps moins avancé que le nôtre, tout en se passant de l'abstinence du capitaliste, on ne s'est pas passé d'instruments de travail. " Plus la société marche en avant, plus elle exige d'abstinence56 ", notamment de la part de ceux qui exercent l'industrie de s'approprier les fruits de l'industrie d'autrui.
Les conditions du procès de travail se transforment tout à coup en autant de pratiques d'abstinence du capitaliste, supposé toujours que son ouvrier ne s'abstienne point de travailler pour lui. Si le blé non seulement se mange, mais aussi se sème, abstinence du capitaliste ! Si l'on donne au vin le temps de fermenter, abstinence du capitaliste57 ! Le capitaliste se dépouille lui-même, quand il " prête (!) ses instruments de production au travailleur "; en d'autres termes, quand il les fait valoir comme capital en leur incorporant la force ouvrière, au lieu de manger tout crus engrais, chevaux de trait, coton, machines à vapeur, chemins de fer, etc., ou, d'après l'expression naïve des théoriciens de l'abstinence, au lieu d'en dissiper " la valeur " en articles de luxe, etc58 .
Comment la classe capitaliste doit-elle s'y prendre pour remplir ce programme ? C'est un secret qu'on s'obstine à garder. Bref, le monde ne vit plus que grâce aux mortifications de ce moderne pénitent de Wichnou, le capitaliste. Ce n'est pas seulement L'accumulation, non ! " la simple conservation d'un capital exige un effort constant pour résister à la tentation de le consommer 59". Il faut donc avoir renoncé à toute humanité pour ne pas délivrer le capitaliste de ses tentations et de son martyre, de la même façon qu'on en a usé récemment pour délivrer le planteur de la Géorgie de ce pénible dilemme : faut-il joyeusement dépenser en champagne et articles de Paris tout le produit net obtenu à coups de fouet de l'esclave nègre, ou bien en convertir une partie en terres et nègres additionnels ?
Dans les sociétés les plus différentes au point de vue économique on trouve non seulement la reproduction simple, mais encore, à des degrés très divers, il est vrai, la reproduction sur une échelle progressive. A mesure que l'on produit et consomme davantage, on est forcé de reconvertir plus de produits en nouveaux moyens de production. Mais ce procès ne se présente ni comme accumulation de capital ni comme fonction du capitaliste, tant que les moyens de production du travailleur, et par conséquent son produit et ses subsistances, ne portent pas encore l'empreinte sociale qui les transforme en capital60. C'est ce que Richard Jones, successeur de Malthus à la chaire d'économie politique de l'East Indian College de Hailebury, a bien fait ressortir par l'exemple des Indes orientales.
Comme la partie la plus nombreuse du peuple indien se compose de paysans cultivant leurs terres eux-mêmes, ni leur produit, ni leurs moyens de travail et de subsistance, " n'existent jamais sous la forme (in the shape) d'un fonds épargné sur un revenu étranger (saved from revenue) et qui eût parcouru préalablement un procès d'accumulation (a previous process of accumulation61) ". D'un autre côté, dans les territoires où la domination anglaise a le moins altéré l'ancien système, les grands reçoivent, à titre de tribut ou de rente foncière, une aliquote du produit net de l'agriculture qu'ils divisent en trois parties. La première est consommée par eux en nature, tandis que la deuxième est convertie, à leur propre usage, en articles de luxe et d'utilité par des travailleurs non agricoles qu'ils rémunèrent moyennant la troisième partie. Ces travailleurs sont des artisans possesseurs de leurs instruments de travail. La production et la reproduction, simples ou progressives, vont ainsi leur chemin sans intervention aucune de la part du saint moderne, de ce chevalier de la triste figure, le capitaliste pratiquant la bonne œuvre de l'abstinence.
IV. - Circonstances qui, indépendamment de la division proportionnelle de la plus-value en capital et en revenu déterminent l'étendue de l'accumulation. - Degré d'exploitation de la force ouvrière. - Différence croissante entre le capital employé et la capital consommé. - Grandeur du capital avancé.
Etant donné la proportion suivant laquelle la plus-value se partage en capital et en revenu, la grandeur du capital accumulé dépend évidemment de la grandeur absolue de la plus-value. Mettons, par exemple, qu'il y ait quatre-vingts pour cent de capitalisé et vingt pour cent de dépensé, alors le capital accumulé s'élève à deux mille quatre cents francs ou à mille deux cents, selon qu'il y a une plus-value de trois mille francs ou une de mille cinq cents. Ainsi toutes les circonstances qui déterminent la masse de la plus-value concourent à déterminer l'étendue de l'accumulation. Il nous faut donc les récapituler, mais, cette fois, seulement au point de vue de l'accumulation.
On sait que le taux de la plus-value dépend en premier lieu du degré d'exploitation de la force ouvrière62. En traitant de la production de la plus-value, nous avons toujours supposé que l'ouvrier reçoit un salaire normal, c'est-à-dire que la juste valeur de sa force est payée. Le prélèvement sur le salaire joue cependant dans la pratique un rôle trop important pour que nous ne nous y arrêtions pas un moment. Ce procédé convertit en effet, dans une certaine mesure, le fonds de consommation nécessaire à l'entretien du travailleur en fonds d'accumulation du capital.
" Les salaires, dit J. St. Mill, n'ont aucune force productive; ils sont le prix d'une force productive. Ils ne contribuent pas plus à la production des marchandises en sus du travail que n'y contribue le prix d'une machine en sus de la machine elle-même. Si l'on pouvait avoir le travail sans l'acheter, les salaires seraient superflus63. "
Mais, si le travail ne coûtait rien, on ne saurait l'avoir à aucun prix. Le salaire ne peut donc jamais descendre à ce zéro nihiliste, bien que le capital ait une tendance constante à s'en rapprocher.
Un écrivain du XVIII° siècle que j'ai souvent cité, l'auteur de l'Essai sur l'industrie et le commerce64, ne fait que trahir le secret intime du capitaliste anglais quand il déclare que la grande tâche historique de l'Angleterre, c'est de ramener chez elle le salaire au niveau français ou hollandais. " Si nos pauvres, dit-il, s'obstinent à vouloir faire continuelle bombance, leur travail doit naturellement revenir à un prix excessif... Que l'on jette seulement un coup d'œil sur l'entassement de superfluités (heap of superfluities) consommées par nos ouvriers de manufacture, telles qu'eau-de-vie, gin, thé, sucre, fruits étrangers, bière forte, toile imprimée, tabac à fumer et à priser, etc., n'est-ce pas à faire dresser les cheveux65 ? " Il cite une brochure d'un fabricant du Northamptonshire, où celui-ci pousse, en louchant vers le ciel, ce gémissement : " Le travail est en France d'un bon tiers meilleur marché qu'en Angleterre : car là les pauvres travaillent rudement et sont piètrement nourris et vêtus; leur principale consommation est le pain, les fruits, les légumes, les racines, le poisson salé; ils mangent rarement de la viande, et, quand le froment est cher, très peu de pain66. " Et ce n'est pas tout, ajoute l'auteur de l'Essai, " leur boisson se compose d'eau pure ou de pareilles (sic !) liqueurs faibles, en sorte qu'ils dépensent étonnamment peu d'argent... Il est sans doute fort difficile d'introduire chez nous un tel état de choses, mais évidemment ce n'est pas impossible, puisqu'il existe en France et aussi en Hollande67 ".
De nos jours ces aspirations ont été de beaucoup dépassées, grâce à la concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste a jeté tous les travailleurs du globe. Il ne s'agit plus seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux de l'Europe continentale, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois. Voilà la perspective que M. Stapleton, membre du Parlement anglais, est venu dévoiler à ses électeurs dans une adresse sur le prix du travail dans l'avenir. " Si la Chine, dit-il, devient un grand pays manufacturier, je ne vois pas comment la population industrielle de l'Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de ses concurrents68. "
Vingt ans plus tard un Yankee baronnisé, Benjamin Thompson (dit le comte Rumford), suivit la même ligne philanthropique à la grande satisfaction de Dieu et des hommes. Ses Essays69 sont un vrai livre de cuisine; il donne des recettes de toute espèce pour remplacer par des succédanés les aliments ordinaires et trop chers du travailleur. En voici une des plus réussies :
" Cinq livres d'orge, dit ce philosophe, cinq livres de maïs, trois pence (en chiffres ronds : 34 centimes) de harengs, un penny de vinaigre, deux pence de poivre et d'herbes, un penny de sel le tout pour la somme de vingt pence trois quarts - donnent une soupe pour soixante-quatre personnes, et, au prix moyen du blé, les frais peuvent être réduits à un quart de penny (moins de 3 centimes) par tête. " La falsification des marchandises, marchant de front avec le développement de la production capitaliste, nous a fait dépasser l'idéal de ce brave Thompson70.
A la fin du XVIII° siècle et pendant les vingt premières années du XIX° les fermiers et les landlords anglais rivalisèrent d'efforts pour faire descendre le salaire à son minimum absolu. A cet effet on payait moins que le minimum sous forme de salaire et on compensait le déficit par l'assistance paroissiale. Dans ce bon temps, ces ruraux anglais avaient encore le privilège d'octroyer un tarif légal au travail agricole, et voici un exemple de l'humour bouffonne dont ils s'y prenaient : " Quand les squires fixèrent, en 1795, le taux des salaires pour le Speenhamland, ils avaient fort bien dîné et pensaient évidemment que les travailleurs n'avaient pas besoin de faire de même... Ils décidèrent donc que le salaire hebdomadaire serait de trois shillings par homme, tant que la miche de pain de huit livres onze onces coûterait un shilling, et qu'il s'élèverait régulièrement jusqu'à ce que le pain coûtât un shilling cinq pence. Ce prix une fois dépassé, le salaire devait diminuer progressivement jusqu'à ce que le pain coûtât deux shillings, et alors la nourriture de chaque homme serait d'un cinquième moindre qu'auparavant71. "
En 1814, un comité d'enquête de la Chambre des lords posa la question suivante à un certain A. Bennet grand fermier, magistrat, administrateur d'un workhouse (maison de pauvres) et régulateur officiel des salaires agricoles : " Est-ce qu'on observe une proportion quelconque entre la valeur du travail journalier et l'assistance paroissiale ? - Mais oui, répondit l'illustre Bennet; la recette hebdomadaire de chaque famille est complétée au-delà de son salaire nominal jusqu'à concurrence d'une miche de pain de huit livres onze onces et de trois pence par tête... Nous supposons qu'une telle miche suffit pour l'entretien hebdomadaire de chaque membre de la famille, et les trois pence sont pour les vêtements. S'il plaît à la paroisse de les fournir en nature, elle déduit les trois pence. Cette pratique règne non seulement dans tout l'ouest du Wiltshire, mais encore, je pense, dans tout le pays72. "
C'est ainsi, s'écrie un écrivain bourgeois de cette époque, " que pendant nombre d'années les fermiers ont dégradé une classe respectable de leurs compatriotes, en les forçant à chercher un refuge dans le workhouse... Le fermier a augmenté ses propres bénéfices en empêchant ses ouvriers d'accumuler le fonds de consommation le plus indispensable73 ". L'exemple du travail dit à domicile nous a déjà montré quel rôle ce vol, commis sur la consommation nécessaire du travailleur, joue aujourd'hui dans la formation de la plus-value et, par conséquent, dans l'accumulation du capital. On trouvera de plus amples détails à ce sujet dans le chapitre suivant.
Bien que, dans toutes les branches d'industrie, la partie du capital constant qui consiste en outillage74 doive suffire pour un certain nombre d'ouvriers, - nombre déterminé par l'échelle de l'entreprise, - elle ne s'accroît pas toutefois suivant la même proportion que la quantité du travail mis en œuvre. Qu'un établissement emploie, par exemple, cent hommes travaillant huit heures par jour, et ils fourniront quotidiennement huit cents heures de travail. Pour augmenter cette somme de moitié, le capitaliste aura ou à embaucher un nouveau contingent de cinquante ouvriers ou à faire travailler ses anciens ouvriers douze heures par jour au lieu de huit. Dans le premier cas, il lui faut un surplus d'avances non seulement en salaires, mais aussi en outillage, tandis que, dans l'autre, l'ancien outillage reste suffisant. Il va désormais fonctionner davantage, son service sera activé, il s'en usera plus vite, et son terme de renouvellement arrivera plus tôt, mais voilà tout. De cette manière un excédent de travail, obtenu par une tension supérieure de la force ouvrière, augmente la plus-value et le produit net, la substance de l'accumulation, sans nécessiter un accroissement préalable et proportionnel de la partie constante du capital avancé.
Dans l'industrie extractive, celle des mines, par exemple, les matières premières n'entrent pas comme élément des avances, puisque là l'objet du travail est non le fruit d'un travail antérieur, mais bien le don gratuit de la nature, tel que le métal, le minéral, le charbon, la pierre, etc. Le capital constant se borne donc presque exclusivement à l'avance en outillage, qu'une augmentation de travail n'affecte pas. Mais, les autres circonstances restant les mêmes, la valeur et la masse du produit multiplieront en raison directe du travail appliqué aux mines. De même qu'au premier jour de la vie industrielle, l'homme et la nature y agissent de concert comme sources primitives de la richesse. Voilà donc, grâce à l'élasticité de la force ouvrière, le terrain de l'accumulation élargi sans agrandissement préalable du capital avancé.
Dans l'agriculture on ne peut étendre le champ de cultivation sans avancer un surplus de semailles et d'engrais. Mais, cette avance une fois faite, la seule action mécanique du travail sur le sol en augmente merveilleusement la fertilité. Un excédent de travail, tiré du même nombre d'ouvriers, ajoute à cet effet sans ajouter à l'avance en instruments aratoires. C'est donc de nouveau l'action directe de l'homme sur la nature qui fournit ainsi un fonds additionnel à accumuler sans intervention d'un capital additionnel.
Enfin, dans les manufactures, les fabriques, les usines, toute dépense additionnelle en travail présuppose une dépense proportionnelle en matières premières, mais non en outillage. De plus, puisque l'industrie extractive et l'agriculture fournissent à l'industrie manufacturière ses matières brutes et instrumentales, le surcroît de produits obtenu dans celles-là sans surplus d'avances revient aussi à l'avantage de celle-ci.
Nous arrivons donc à ce résultat général, qu'en s'incorporant la force ouvrière et la terre, ces deux sources primitives de la richesse, le capital acquiert une puissance d'expansion qui lui permet d'augmenter ses éléments d'accumulation au-delà des limites apparemment fixées par sa propre grandeur, c'est-à-dire par la valeur et la masse des moyens de production déjà produits dans lesquels il existe.
Un autre facteur important de l'accumulation, c'est le degré de productivité du travail social.
Etant donné la plus-value, l'abondance du produit net, dont elle est la valeur, correspond à la productivité du travail mis en œuvre. A mesure donc que le travail développe ses pouvoirs productifs, le produit net comprend plus de moyens de jouissance et d'accumulation. Alors la partie de la plus-value qui se capitalise peut même augmenter aux dépens de l'autre qui constitue le revenu, sans que la consommation du capitaliste en soit resserrée, car désormais une moindre valeur se réalise en une somme supérieure d'utilités.
Le revenu déduit, le reste de la plus-value fonctionne comme capital additionnel. En mettant les subsistances à meilleur marché, le développement des pouvoirs productifs du travail fait que les travailleurs aussi baissent de prix. Il réagit de même sur l'efficacité, l'abondance et le prix des moyens de production. Or l'accumulation ultérieure que le nouveau capital amène à son tour, se règle non sur la valeur absolue de ce capital, mais sur la quantité de forces ouvrières, d'outillage, de matières premières et auxiliaires dont il dispose.
Il arrive en général que les combinaisons, les procédés et les instruments perfectionnés s'appliquent en premier lieu à l'aide du nouveau capital additionnel.
Quant à l'ancien capital, il consiste en partie en moyens de travail qui s'usent peu à peu et n'ont besoin d'être reproduits qu'après des laps de temps assez grands. Toutefois, chaque année, un nombre considérable d'entre eux arrive à son terme de vitalité, comme on voit tous les ans s'éteindre nombre de vieillards en décrépitude. Alors, le progrès scientifique et technique, accompli durant la période de leur service actif, permet de remplacer ces instruments usés par d'autres plus efficaces et comparativement moins coûteux. En dehors donc des modifications de détail que subit de temps à autre l'ancien outillage, une large portion en est chaque année entièrement renouvelée et devient ainsi plus productive.
Quant à l'autre élément constant du capital ancien, les matières premières et auxiliaires, elles sont reproduites pour la plupart au moins annuellement, si elles proviennent de l'agriculture, et dans des espaces de temps beaucoup plus courts, si elles proviennent des mines, etc. Là, tout procédé perfectionné qui n'entraîne pas un changement d'outillage, réagit donc presque du même coup et sur le capital additionnel et sur l'ancien capital.
En découvrant de nouvelles matières utiles ou de nouvelles qualités utiles de matières déjà en usage, la chimie multiplie les sphères de placement pour le capital accumulé. En enseignant les méthodes propres à rejeter dans le cours circulaire de la reproduction les résidus de la production et de la consommation sociales, leurs excréments, elle convertit, sans aucun concours du capital, ces non-valeurs en autant d'éléments additionnels de l'accumulation.
De même que l'élasticité de la force ouvrière, le progrès incessant de la science et de la technique doue donc le capital d'une puissance d'expansion, indépendante, dans de certaines limites, de la grandeur des richesses acquises dont il se compose.
Sans doute, les progrès de la puissance productive du travail qui s'accomplissent sans le concours du capital déjà en fonction, mais dont il profite dès qu'il fait peau neuve, le déprécient aussi plus ou moins durant l'intervalle où il continue de fonctionner sous son ancienne forme. Le capital placé dans une machine, par exemple, perd de sa valeur quand surviennent de meilleures machines de la même espèce. Du moment, cependant, où la concurrence rend cette dépréciation sensible au capitaliste, il cherche à s'en indemniser par une réduction du salaire.
Le travail transmet au produit la valeur des moyens de production consommés. D'un autre côté, la valeur et la masse des moyens de production, mis en œuvre par un quantum donné de travail, augmentent à mesure que le travail devient plus productif. Donc, bien qu'un même quantum de travail n'ajoute jamais aux produits que la même somme de valeur nouvelle, l'ancienne valeur-capital qu'il leur transmet va s'accroissant avec le développement de l'industrie.
Que le fileur anglais et le fileur chinois travaillent le même nombre d'heures avec le même degré d'intensité, et ils vont créer chaque semaine des valeurs égales. Pourtant, en dépit de cette égalité, il y aura entre le produit hebdomadaire de l'un, qui se sert d'un vaste automate, et celui de l'autre, qui se sert d'un rouet primitif, une merveilleuse différence de valeur. Dans le même temps que le Chinois file à peine une livre de coton, l'Anglais en filera plusieurs centaines, grâce à la productivité supérieure du travail mécanique; de là l'énorme surplus d'anciennes valeurs qui font enfler la valeur de son produit, où elles reparaissent sous une nouvelle forme d'utilité et deviennent ainsi propres à fonctionner de nouveau comme capital.
" En Angleterre les récoltes de laine des trois années 1780-82 restaient, faute d'ouvriers, à l'état brut, et y seraient restées forcément longtemps encore, si l'invention de machines n'était bientôt venue fournir fort à propos les moyens de les filer75. " Les nouvelles machines ne firent pas sortir de terre un seul homme, mais elles mettaient un nombre d'ouvriers relativement peu considérable à même de filer en peu de temps cette énorme masse de laine successivement accumulée pendant trois années, et, tout en y ajoutant de nouvelle valeur, d'en conserver, sous forme de filés, l'ancienne valeur-capital. Elles provoquèrent en outre la reproduction de la laine sur une échelle progressive.
C'est la propriété naturelle du travail qu'en créant de nouvelles valeurs, il conserve les anciennes. A mesure donc que ses moyens de production augmentent d'efficacité, de masse et de valeur, c'est-à-dire, à mesure que le mouvement ascendant de sa puissance productive accélère l'accumulation, le travail conserve et éternise, sous des formes toujours nouvelles, une ancienne valeur-capital toujours grossissante76. Mais, dans le système du salariat, cette faculté naturelle du travail prend la fausse apparence d'une propriété qui est inhérente au capital et l'éternise; de même les forces collectives du travail combiné se déguisent en autant de qualités occultes du capital, et l'appropriation continue de surtravail par le capital tourne au miracle, toujours renaissant, de ses vertus prolifiques.
Cette partie du capital constant qui s'avance sous forme d'outillage et qu'Adam Smith a nommée " capital fixe ", fonctionne toujours en entier dans les procès de production périodiques, tandis qu'au contraire, ne s'usant que peu à peu, elle ne transmet sa valeur que par fractions aux marchandises qu'elle aide à confectionner successivement. Véritable gradimètre du progrès des forces productives, son accroissement amène une différence de grandeur de plus en plus considérable entre la totalité du capital actuellement employé et la fraction qui s'en consommé d'un seul coup. Qu'on compare, par exemple, la valeur des chemins de fer européens quotidiennement exploités à la somme de valeur qu'ils perdent par leur usage quotidien ! Or, ces moyens, créés par l'homme, rendent des services gratuits tout comme les forces naturelles, l'eau, la vapeur, l'électricité, etc., et ils les rendent en proportion des effets utiles qu'ils contribuent à produire sans augmentation de frais. Ces services gratuits du travail d'autrefois, saisi et vivifié par le travail d'aujourd'hui, s'accumulent donc avec le développement des forces productives et l'accumulation de capital qui l'accompagne.
Parce que le travail passé des travailleurs A, B, C, etc., figure dans le système capitaliste comme l'actif du non-travailleur X, etc., bourgeois et économistes de verser à tout propos des torrents de larmes et d'éloges sur les opérations de la grâce de ce travail défunt, auquel Mac Culloch, le génie écossais, décerne même des droits à un salaire à part, vulgairement nommé profit, intérêt, etc77. Ainsi le concours de plus en plus puissant que, sous forme d'outillage, le travail passé apporte au travail vivant, est attribué par ces sages non à l'ouvrier qui a fait l'œuvre, mais au capitaliste qui se l'est appropriée. A leur point de vue, l'instrument de travail et son caractère de capital - qui lui est imprimé par le milieu social actuel - ne peuvent pas plus se séparer que le travailleur lui-même, dans la pensée du planteur de la Géorgie, ne pouvait se séparer de son caractère d'esclave.
Parmi les circonstances qui, indépendamment du partage proportionnel de la plus-value en revenu et en capital, influent fortement sur l'étendue de l'accumulation, il faut enfin signaler la grandeur du capital avancé.
Étant donné le degré d'exploitation de la force ouvrière, la masse de la plus-value se détermine par le nombre des ouvriers simultanément exploités, et celui-ci correspond, quoique dans des proportions changeantes, à la grandeur du capital. Plus le capital grossit donc, au moyen d'accumulations successives, plus grossit aussi la valeur à diviser en fonds de consommation et en fonds d'accumulation ultérieure. En outre, tous les ressorts de la production jouent d'autant plus énergiquement que son échelle s'élargit avec la masse du capital avancé.
V. - Le prétendu fonds de travail (Labour fund)
Les capitalistes, leurs co-propriétaires, leurs hommes-liges et leurs gouvernements gaspillent chaque année une partie considérable du produit net annuel. De plus, ils retiennent dans leurs fonds de consommation une foule d'objets d'user lent, propres à un emploi reproductif, et ils stérilisent à leur service personnel une foule de forces ouvrières. La quote-part de la richesse qui se capitalise n'est donc jamais aussi large qu'elle pourrait l'être Son rapport de grandeur vis-à-vis du total de la richesse sociale change avec tout changement survenu dans le partage de la plus-value en revenu personnel et en capital additionnel, et la proportion suivant laquelle se fait ce partage varie sans cesse sous l'influence de conjonctures auxquelles nous ne nous arrêterons pas ici. Il nous suffit d'avoir constaté qu'au lieu d'être une aliquote prédéterminée et fixe de la richesse sociale, le capital n'en est qu'une fraction variable et flottante.
Quant au capital déjà accumulé et mis en œuvre, bien que sa valeur soit déterminée de même que la masse des marchandises dont il se compose, il ne représente point une force productrice constante, opérant d'une manière uniforme. Nous avons vu au contraire qu'il admet une grande latitude par rapport à l'intensité, l'efficacité et l'étendue de son action. En examinant les causes de ce phénomène nous nous étions placés au point de vue de la production, mais il ne faut pas oublier que les divers degrés de vitesse de la circulation concourent à leur tour à modifier considérablement l'action d'un capital donné. En dépit de ces faits, les économistes ont toujours été trop disposés à ne voir dans le capital qu'une portion prédéterminée de la richesse sociale, qu'une somme donnée de marchandises et de forces ouvrières opérant d'une manière à peu près uniforme. Mais Bentham, l'oracle philistin du XIX° siècle, a élevé ce préjugé au rang d'un dogme78. Bentham est parmi les philosophes ce que son compatriote Martin Tupper, est parmi les poètes. Le lieu commun raisonneur, voilà la philosophie de l'un et la poésie de l'autre79.
Le dogme de la quantité fixe du capital social à chaque moment donné, non seulement vient se heurter contre les phénomènes les plus ordinaires de la production, tels que ses mouvements d'expansion et de contraction, mais il rend l'accumulation même à peu près incompréhensible80. Aussi n'a-t-il été mis en avant par Bentham et ses acolytes, les Mac Culloch, les Mill et tutti quanti, qu'avec une arrière-pensée " utilitaire ". Ils l'appliquent de préférence à cette partie du capital qui s'échange entre la force ouvrière et qu'ils appellent indifféremment " fonds de salaires ", " fonds du travail ". D'après eux, c'est là une fraction particulière de la richesse sociale, la valeur d'une certaine quantité de subsistances dont la nature pose à chaque moment les bornes fatales, que la classe travailleuse s'escrime vainement à franchir. La somme à distribuer parmi les salariés étant ainsi donnée, il s'ensuit que si la quote-part dévolue à chacun des partageants est trop petite, c'est parce que leur nombre est trop grand, et qu'en dernière analyse leur misère est un fait non de l'ordre social, mais de l'ordre naturel.
En premier lieu, les limites que le système capitaliste prescrit à la consommation du producteur ne sont " naturelles " que dans le milieu propre à ce système, de même que le fouet ne fonctionne comme aiguillon " naturel " du travail que dans le milieu esclavagiste. C'est en effet la nature de la production capitaliste que de limiter la part du producteur à ce qui est nécessaire pour l'entretien de sa force ouvrière, et d'octroyer le surplus de son produit au capitaliste. Il est encore de la nature de ce système que le produit net, qui échoit au capitaliste, soit aussi divisé par lui en revenu et en capital additionnel, tandis qu'il n'y a que des cas exceptionnels où le travailleur puisse augmenter son fonds de consommation en empiétant sur celui du non-travailleur. " Le riche ", dit Sismondi, " fait la loi au pauvre... car faisant lui-même le partage de la production annuelle, tout ce qu'il nomme revenu, il le garde pour le consommer lui-même; tout ce qu'il nomme capital il le cède au pauvre pour que celui-ci en fasse son revenu81. " (Lisez : pour que celui-ci lui en fasse un revenu additionnel.) " Le produit du travail ", dit J. St. Mill, " est aujourd'hui distribué en raison inverse du travail; la plus grande part est pour ceux qui ne travaillent jamais; puis les mieux partagés sont ceux dont le travail n'est presque que nominal, de sorte que de degré en degré la rétribution se rétrécit à mesure que le travail devient plus désagréable et plus pénible, si bien qu'enfin le labeur le plus fatigant, le plus exténuant, ne peut pas même compter avec certitude sur l'acquisition des choses les plus nécessaires à la vie82. "
Ce qu'il aurait donc fallu prouver avant tout, c'était que, malgré son origine toute récente, le mode capitaliste de la production sociale en est néanmoins le mode immuable et " naturel ". Mais, même dans les données du système capitaliste, il est faux que le " fonds de salaire " soit prédéterminé ou par la grandeur de la richesse sociale ou par celle du capital social.
Le capital social n'étant qu'une fraction variable et flottante de la richesse sociale, le fonds de salaire, qui n'est qu'une quote-part de ce capital, ne saurait être une quote-part fixe et prédéterminée de la richesse sociale : de l'autre côté, la grandeur relative du fonds de salaire dépend de la proportion suivant laquelle le capital social se divise en capital constant et en capital variable, et cette proportion, comme nous l'avons déjà vu et comme nous l'exposerons encore plus en détail dans les chapitres suivants, ne reste pas la même durant le cours de l'accumulation.
Un exemple de la tautologie absurde à laquelle aboutit la doctrine de la quantité fixe du fonds de salaire nous est fourni par le professeur Fawcett.
" Le capital circulant d'un pays ", dit-il " est son fonds d'entretien du travail. Pour calculer le salaire moyen qu'obtient l'ouvrier, il suffit donc de diviser tout simplement ce capital par le chiffre de la population ouvrière83 ", c'est-à-dire que l'on commence par additionner les salaires individuels actuellement payés pour affirmer ensuite que cette addition donne la valeur " du fonds de salaire ". Puis on divise cette somme, non par le nombre des ouvriers employés, mais par celui de toute la population ouvrière, et l'on découvre ainsi combien il en peut tomber sur chaque tête ! La belle finesse !
Cependant, sans reprendre haleine, M. Fawcett continue : " La richesse totale, annuellement accumulée en Angleterre, se divise en deux parties : l'une est employée chez nous à l'entretien de notre propre industrie; l'autre est exportée dans d'autres pays... La partie employée dans notre industrie ne forme pas une portion importante de la richesse annuellement accumulée dans ce pays84. "
Aussi la plus grande partie du produit net, annuellement croissant, se capitalisera non en Angleterre, mais à l'étranger. Elle échappe donc à l'ouvrier anglais sans compensation aucune. Mais, en même temps que ce capital surnuméraire, n'exporterait-on pas aussi par hasard une bonne partie du fonds assigné au travail anglais par la Providence et par Bentham85 ?
Chapitre XXV : Loi générale de l'accumulation capitaliste
I. - La composition du capital restant la même, le progrès de l'accumulation tend à faire monter le taux des salaires
Nous avons maintenant à traiter de l'influence que l'accroissement du capital exerce sur le sort de la classe ouvrière. La donnée la plus importante pour la solution de ce problème, c'est la composition du capital et les changements qu'elle subit dans le progrès de l'accumulation.
La composition du capital se présente à un double point de vue. Sous le rapport de la valeur, elle est déterminée par la proportion suivant laquelle le capital se décompose en partie constante (la valeur des moyens de production) et partie variable (la valeur de la force ouvrière, la somme des salaires). Sous le rapport de sa matière, telle qu'elle fonctionne dans le procès de production, tout capital consiste en moyens de production et en force ouvrière agissante, et sa composition est déterminée par la proportion qu'il y a entre la masse des moyens de production employés et la quantité de travail nécessaire pour les mettre en oeuvre La première composition du capital est la composition-valeur, la deuxième la composition technique. Enfin, pour exprimer le lien intime qu'il y a entre l'une et l'autre, nous appellerons composition organique du capital sa composition-valeur, en tant qu'elle dépend de sa composition technique, et que, par conséquent, les changements survenus dans celle-ci se réfléchissent dans celle-là. Quand nous parlons en général de la composition du capital, il s'agit toujours de sa composition organique.
Les capitaux nombreux placés dans une même branche de production et fonctionnant entre les mains d'une multitude de capitalistes, indépendants les uns des autres, diffèrent plus ou moins de composition, mais la moyenne de leurs compositions particulières constitue la composition du capital total consacré à cette branche de production. D'une branche de production à l'autre, la composition moyenne du capital varie grandement, mais la moyenne de toutes ces compositions moyennes constitue la composition du capital social employé dans un pays, et c'est de celle-là qu'il s'agit en dernier lieu dans les recherches suivantes.
Après ces remarques préliminaires, revenons à l'accumulation capitaliste.
L'accroissement du capital renferme l'accroissement de sa partie variable. En d'autres termes : une quote-part de la plus-value capitalisée doit s'avancer en salaires. Supposé donc que la composition du capital reste la même, la demande de travail marchera de front avec l'accumulation, et la partie variable du capital augmentera au moins dans la même proportion que sa masse totale.
Dans ces données, le progrès constant de l'accumulation doit même, tôt ou tard, amener une hausse graduelle des salaires. En effet, une partie de la plus-value, ce fruit annuel, vient annuellement s'adjoindre au capital acquis; puis cet incrément annuel grossit lui-même à mesure que le capital fonctionnant s'enfle davantage; enfin, si des circonstances exceptionnellement favorables - l'ouverture de nouveaux marchés au-dehors, de nouvelles sphères de placement à l'intérieur, etc. -viennent à l'aiguillonner, la passion du gain jettera brusquement de plus fortes portions du produit net dans le fonds de la reproduction pour en dilater encore l'échelle
De tout cela il résulte que chaque année fournira de l'emploi pour un nombre de salariés supérieur à celui de l'année précédente, et qu'à un moment donné les besoins de l'accumulation commenceront à dépasser l'offre ordinaire de travail. Dès lors le taux des salaires doit suivre un mouvement ascendant. Ce fut en Angleterre, pendant presque tout le XV° siècle et dans la première moitié du XVIII° un sujet de lamentations continuelles.
Cependant les circonstances plus ou moins favorables au milieu desquelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne changent rien au caractère fondamental de la reproduction capitaliste. De même que la reproduction simple ramène constamment le même rapport social - capitalisme et salariat ainsi l'accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une échelle également progressive, avec plus de capitalistes (ou de plus gros capitalistes) d'un côté, plus de salariés de l'autre. La reproduction du capital renferme celle de son grand instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat86.
Cette identité - de deux termes opposés en apparence Adam Smith, Ricardo et autres l'ont si bien saisie, que pour eux l'accumulation du capital n'est même autre chose que la consommation par des travailleurs productifs de toute la partie capitalisée du produit net, ou ce qui revient au même, sa conversion en un supplément de prolétaires.
Déjà en 1696, John Bellers s'écrie :
" Si quelqu'un avait cent mille arpents de terre, et autant de livres d'argent, et autant de bétail, que serait cet homme riche sans le travailleur, sinon un simple travailleur ? Et puisque ce sont les travailleurs qui font les riches, plus il y a des premiers, plus il y aura des autres... le travail du pauvre étant la mine du riche87. "
De même Bertrand de Mandeville enseigne, au commencement du XVIII° siècle :
" Là où la propriété est suffisamment protégée, il serait plus facile de vivre sans argent que sans pauvres, car qui ferait le travail ?... s'il ne faut donc pas affamer les travailleurs, il ne faut pas non plus leur donner tant qu'il vaille la peine de thésauriser. Si çà et là, en se serrant le ventre et à force d'une application extraordinaire, quelque individu de la classe infime s'élève au-dessus de sa condition, personne ne doit l'en empêcher. Au contraire, on ne saurait nier que mener une vie frugale soit la conduite la plus sage pour chaque particulier, pour chaque famille prise à part, mais ce n'en est pas moins l'intérêt de toutes les nations riches que la plus grande partie des pauvres ne reste jamais inactive et dépense néanmoins toujours sa recette... Ceux qui gagnent leur vie par un labeur quotidien n'ont d'autre aiguillon à se rendre serviables que leurs besoins qu'il est prudent de soulager, mais que ce serait folie de vouloir guérir. La seule chose qui puisse rendre l'homme de peine laborieux, c'est un salaire modéré. Suivant son tempérament un salaire trop bas le décourage ou le désespère, un salaire trop élevé le rend insolent ou paresseux... Il résulte de ce qui précède que, dans une nation libre où l'esclavage est interdit, la richesse la plus sûre consiste dans la multitude des pauvres laborieux. Outre qu'ils sont une source intarissable de recrutement pour la flotte et l'armée, sans eux il n'y aurait pas de jouissance possible et aucun pays ne saurait tirer profit de ses produits naturels. Pour que la société -(qui évidemment se compose des non-travailleurs) soit heureuse -et le peuple content même de son sort pénible, il faut que la grande majorité reste aussi ignorante que pauvre, Les connaissances développent et multiplient nos désirs, et moins un homme désire plus ses besoins sont faciles à satisfaire88. "
Ce que Mandeville, écrivain courageux et forte tête, ne pouvait pas encore apercevoir, c'est que le mécanisme de l'accumulation augmente, avec le capital, la masse des " pauvres laborieux ", c'est-à-dire des salariés convertissant leurs forces ouvrières en force vitale du capital et restant ainsi, bon gré, mal gré, serfs de leur propre produit incarné dans la personne du capitaliste.
Sur cet état de dépendance, comme une des nécessités reconnues du système capitaliste, Sir F. M. Eden remarque, dans son ouvrage sur la Situation des pauvres ou histoire de la classe laborieuse en Angleterre :
" Notre zone exige du travail pour la satisfaction des besoins, et c'est pourquoi il faut qu'au moins une partie de la société travaille sans relàche... Il en est qui ne travaillent pas et qui néanmoins disposent à leur gré des produits de l'industrie. Mais ces propriétaires ne doivent cette faveur qu'à la civilisation et à l'ordre établi, ils sont créés par les institutions civiles. " Eden aurait dû se demander : Qu'est-ce qui crée les institutions civiles ?
Mais de son point de vue, celui de l'illusion juridique, il ne considère pas la loi comme un produit des rapports matériels de la production, mais au contraire ces rapports comme un produit de la loi. Linguet a renversé d'un seul mot l'échafaudage illusoire de " l'esprit des lois " de Montesquieu : " L'esprit des lois, a-t-il dit, c'est la propriété. " Mais laissons continuer Eden :
" Celles-ci (les institutions civiles) ont reconnu, en effet, que l'on peut s'approprier les fruits du travail autrement que par le travail. Les gens de fortune indépendante doivent cette fortune presque entièrement au travail d'autrui et non à leur propre capacité, qui ne diffère en rien de celle des autres. Ce n'est pas la possession de tant de terre ou de tant d'argent, c'est le pouvoir de disposer du travail (" the command of labour ") qui distingue les riches des pauvres... Ce qui convient aux pauvres, ce n'est pas une condition servile et abjecte, mais un état de dépendance aisée et libérale (" a state of easy and liberal dependence "); et ce qu'il faut aux gens nantis, c'est une influence, une autorité suffisante sur ceux qui travaillent pour eux... Un pareil état de dépendance, comme l'avouera tout connaisseur de la nature humaine, est indispensable au confort des travailleurs eux_mêmes89. " Sir F. M. Eden, soit dit en passant, est le seul disciple d'Adam Smith qui, au XVIII° siècle, ait produit une œuvre remarquable90.
Dans l'état de l'accumulation, tel que nous venons de le supposer, et c'est son état le plus propice aux ouvriers, leur dépendance revêt des formes tolérables, ou, comme dit Eden, des formes " aisées et libérales ". Au lieu de gagner en intensité, l'exploitation et la domination capitalistes gagnent simplement en extension à mesure que s'accroît le capital, et avec lui le nombre de ses sujets. Alors il revient à ceux-ci, sous forme de payement, une plus forte portion de leur propre produit net, toujours grossissant et progressivement capitalisé, en sorte qu'ils se trouvent à même d'élargir le cercle de leurs jouissances, de se mieux nourrir, vêtir, meubler, etc., et de former de petites réserves d'ai gent. Mais si un meilleur traitement, une nourriture plus abondante, des vêtements plus propres et un surcroît de pécule ne font pas tomber les chaînes de l'esclavage, il en est de même de celles du salariat. Le mouvement ascendant imprimé aux prix du travail par l'accumulation du capital prouve, au contraire, que la chaîne d'or, à laquelle le capitaliste tient le salarié rivé et que celui-ci ne cesse de forger, s'est déjà assez allongée pour permettre un relâchement de tension.
Dans les controverses économiques sur ce sujet, on a oublié le point principal : le caractère spécifique de la production capitaliste. Là, en effet, la force ouvrière ne s'achète pas dans le but de satisfaire directement, par son service ou son produit, les besoins personnels de l'acheteur. Ce que celui-ci se propose, c'est de s'enrichir en faisant valoir son capital, en produisant des marchandises où il fixe plus de travail qu'il n'en paye et dont la vente réalise donc une portion de valeur qui ne lui a rien coûté. Fabriquer de la plus-value, telle est la loi absolue de ce mode de production. La force ouvrière ne reste donc vendable qu'autant qu'elle conserve les moyens de production comme capital, qu'elle reproduit son propre équivalent comme capital et qu'elle crée au capitaliste, par-dessus le marché, et un fonds de consommation et un surplus de capital. Qu'elles soient peu ou prou favorables, les conditions de la vente de la force ouvrière impliquent la nécessité de sa revente continue et la reproduction progressive de la richesse capitaliste. Il est de la nature du salaire de mettre toujours en mouvement un certain quantum de travail gratuit. L'augmentation du salaire n'indique donc au mieux qu'une diminution relative du travail gratuit que doit fournir l'ouvrier; mais cette diminution ne peut jamais aller loin pour porter préjudice au système capitaliste.
Dans nos données, le taux des salaires s'est élevé grâce à un accroissement du capital supérieur à celui du travail offert. Il n'y a qu'une alternative :
Ou les salaires continuent à monter, puisque leur hausse n'empiète point sur le progrès de l'accumulation, ce qui n'a rien de merveilleux, " car, dit Adam Smith, après que les profits ont baissé, les capitaux n'en augmentent pas moins; ils continuent même à augmenter bien plus vite qu'auparavant... Un gros capital, quoique avec de petits profits, augmente, en général, plus promptement qu'un petit capital avec des gros profits91 ". Alors il est évident que la diminution du travail gratuit des ouvriers n'empêche en rien le capital d'étendre sa sphère de domination. Ce mouvement, au contraire, accoutume le travailleur à voir sa seule chance de salut dans l'enrichissement de son maître.
Ou bien, émoussant l'aiguillon du gain, la hausse progressive des salaires commence à retarder la marche de l'accumulation qui va en diminuant, mais cette diminution même en fait disparaître la cause première, à savoir l'excès en capital comparé à l'offre de travail. Dès lors le taux du salaire retombe à un niveau conforme aux besoins de la mise en valeur du capital, niveau qui peut être supérieur, égal ou inférieur à ce qu'il était au moment où la hausse des salaires eut lieu. De cette manière, le mécanisme de la production capitaliste écarte spontanément les obstacles qu'il lui arrive parfois de créer.
Il faut bien saisir le lien entre les mouvements du capital en voie d'accumulation et les vicissitudes corrélatives qui surviennent dans le taux des salaires.
Tantôt c'est un excès en capital, provenant de l'accumulation accélérée, qui rend le travail offert relativement insuffisant et tend par conséquent à en élever le prix. Tantôt c'est un ralentissement de l'accumulation qui rend le travail offert relativement surabondant et en déprime le prix.
Le mouvement d'expansion et de contradiction du capital en voie d'accumulation produit donc alternativement l'insuffisance ou la surabondance relatives du travail offert, mais ce n'est ni un décroissement absolu ou proportionnel du chiffre de la population ouvrière qui rend le capital surabondant dans le premier cas, ni un accroissement absolu ou proportionnel du chiffre de la population ouvrière qui rend le capital insuffisant dans l'autre.
Nous rencontrons un phénomène tout à fait analogue dans les péripéties du cycle industriel. Quand vient la crise, les prix des marchandises subissent une baisse générale, et cette baisse se réfléchit dans une hausse de la valeur relative de l'argent. Par contre, quand la confiance renaît, les prix des marchandises subissent une hausse générale, et cette hausse se réfléchit dans une baisse de la valeur relative de l'argent, bien que dans les deux cas la valeur réelle de l'argent n'éprouve pas le moindre changement. Mais de même que l'école anglaise connue sous le nom de Currency School92 dénature ces faits en attribuant l'exagération des prix à une surabondance et leur dépression à un manque d'argent, de même les économistes, prenant l'effet pour la cause, prétendent expliquer les vicissitudes de l'accumulation par le mouvement de la population ouvrière qui fournirait tantôt trop de bras et tantôt trop peu.
La loi de la production capitaliste ainsi métamorphosée en prétendue loi naturelle de la population, revient simplement à ceci :
Le rapport entre l'accumulation du capital et le taux de salaire n'est que le rapport entre le travail gratuit, converti en capital, et le supplément de travail payé qu'exige ce capital additionnel pour être mis en oeuvre. Ce n'est donc point du tout un rapport entre deux termes indépendants l'un de l'autre, à savoir, d'un côté, la grandeur du capital, et, de l'autre, le chiffre de la population ouvrière, mais ce n'est en dernière analyse qu'un rapport entre le travail gratuit et le travail payé de la même population ouvrière. Si le quantum de travail gratuit que la classe ouvrière rend, et que la classe capitaliste accumule, s'accroît assez rapidement pour que sa conversion en capital additionnel nécessite un supplément extraordinaire de travail payé, le salaire monte et, toutes autres circonstances restant les mêmes, le travail gratuit diminue proportionnellement. Mais, dès que cette diminution touche au point où le surtravail, qui nourrit le capital, ne paraît plus offert en quantité normale, une réaction survient, une moindre partie du revenu se capitalise, l'accumulation se ralentit et le mouvement ascendant du salaire subit un contrecoup. Le prix du travail ne peut donc jamais s'élever qu'entre des limites qui laissent intactes les bases du système capitaliste et en assurent la reproduction sur une échelle progressive93.
Et comment en pourrait-il être autrement là où le travailleur n'existe que pour augmenter la richesse d'autrui, créée par lui ? Ainsi que, dans le monde religieux, l'homme est dominé par l'œuvre de son cerveau, il l'est, dans le monde capitaliste, par l'œuvre de sa main94.
II. - Changements successifs de la composition du capital dans le progrès de l'accumulation et diminution relative de cette partie du capital qui s'échange contre la force ouvrière
D'après les économistes eux-mêmes, ce n'est ni l'étendue actuelle de la richesse sociale, ni la grandeur absolue du capital acquis, qui amènent une hausse des salaires, ce n'est que le progrès continu de l'accumulation et son degré de vitesse95. Il faut donc avant tout éclaircir les conditions dans lesquelles s'accomplit ce progrès, dont nous n'avons considéré jusqu'ici que la phase particulière où l'accroissement du capital se combine avec un état stationnaire de sa composition technique.
Etant donné les bases générales du système capitaliste, le développement des pouvoirs productifs du travail social survient 'toujours à un certain point de l'accumulation pour en devenir désormais le levier le plus puissant. " La même cause, dit Adam Smith, qui fait hausser les salaires du travail, l'accroissement du capital, tend à augmenter les facultés productives du travail et à mettre une plus petite quantité de travail en état de produire une plus grande quantité d'ouvrage96. "
Mais par quelle voie s'obtient ce résultat ? Par une série de changements dans le mode de produire qui mettent une somme donnée de force ouvrière à même de mouvoir une masse toujours ,croissante de moyens de production. Dans cet accroissement, par rapport à la force ouvrière employée, les moyens de production jouent un double rôle. Les uns, tels que machines, édifices, fourneaux, appareils de drainage, engrais minéraux, etc., sont augmentés en nombre, étendue, masse et efficacité, pour rendre le travail plus productif, tandis que les autres, matières premières et auxiliaires, s'augmentent parce que le travail devenu plus productif en consomme davantage dans un temps donné.
A la naissance de la grande industrie, l'on découvrit en Angleterre une méthode pour convertir en fer forgeable le fer fondu avec du coke. Ce procédé, qu'on appelle puddlage et qui consiste à affiner la fonte dans des fourneaux d'une construction spéciale, donna lieu à un agrandissement immense des hauts fourneaux, à l'emploi d'appareils à soufflets chauds, etc., enfin, à une telle augmentation de l'outillage et des matériaux mis en oeuvre par ,une même quantité de travail, que le fer fut bientôt livré assez abondamment et à assez bon marché pour pouvoir chasser la pierre et le bois d'une foule d'emplois. Comme le fer et le charbon sont les grands leviers de l'industrie moderne, on ne saurait ,exagérer l'importance de cette innovation.
Pourtant, le puddleur, l'ouvrier occupé à l'affinage de la fonte, exécute une opération manuelle, de sorte que la grandeur des fournées qu'il est à même de manier reste limitée par ses facultés personnelles, et c'est cette limite qui arrête à présent l'essor merveilleux que l'industrie métallurgique a pris depuis 1780, date de l'invention du puddlage.
" Le fait est ", s'écrie l'Engineering, un des organes des ingénieurs anglais, " le fait est que le procédé suranné du puddlage manuel n'est guère qu'un reste de barbarie (the fact is that the old process of hand-puddling is little better than a barbarism)... La tendance actuelle de notre industrie est à opérer aux différents degrés de la fabrication sur des matériaux de plus en plus larges. C'est ainsi que presque chaque année voit naître des hauts fourneaux plus vastes, des marteaux à vapeur plus lourds, des laminoirs plus puissants, et des instruments plus gigantesques appliqués aux nombreuses branches de la manufacture de métaux. Au milieu de cet accroissement général - accroissement des moyens de production par rapport au travail employé - le procédé du puddlage est resté presque stationnaire et met aujourd'hui des entraves insupportables au mouvement industriel... Aussi est-on en voie d'y suppléer dans toutes les grandes usines par des fourneaux à révolutions automatiques et capables de fournées colossales tout à fait hors de la portée du travail manuel97. "
Donc, après avoir révolutionné l'industrie du fer et provoqué une grande extension de l'outillage et de la masse des matériaux mis en oeuvre par une certaine quantité de travail, le puddlage est devenu, dans le cours de l'accumulation, un obstacle économique dont on est en train de se débarrasser par de nouveaux procédés propres à reculer les bornes qu'il pose encore à l'accroissement ultérieur des moyens matériels de la production par rapport au travail employé. C'est là l'histoire de toutes les découvertes et inventions qui surviennent à la suite de l'accumulation, comme nous l'avons prouvé du reste en retraçant la marche de la production moderne depuis son origine jusqu'à notre époque98.
Dans le progrès de l'accumulation il n'y a donc pas seulement accroissement quantitatif et simultané des divers éléments réels du capital : le développement des puissances productives du travail social que ce progrès amène se manifeste encore par des changements qualitatifs, par des changements graduels dans la composition technique du capital, dont le facteur objectif gagne progressivement en grandeur proportionnelle par rapport au facteur subjectif, c'est-à-dire que la masse de l'outillage et des matériaux augmente de plus en plus en comparaison de la somme de force ouvrière nécessaire pour les mettre en oeuvre. A mesure donc que l'accroissement du capital rend le travail plus productif, il en diminue la demande proportionnellement à sa propre grandeur.
Ces changements dans la composition technique du capital se réfléchissent dans sa composition-valeur, dans l'accroissement progressif de sa partie constante aux dépens de sa partie variable, de manière que si, par exemple, à une époque arriérée de l'accumulation, il se convertit cinquante pour cent de la valeur-capital en moyens de production, et cinquante pour cent en travail, à une époque plus avancée il se dépensera quatre-vingts pour cent de la valeur-capital en moyens de production et vingt pour cent seulement en travail. Ce n'est pas, bien entendu, le capital tout entier, mais seulement sa partie variable, qui s'échange contre la force ouvrière et forme le fonds à répartir entre les salariés.
Cette loi de l'accroissement progressif de la partie constante du capital par rapport à sa partie variable se trouve, comme nous l'avons vu ailleurs, à chaque pas confirmée par l'analyse comparée des prix des marchandises, soit qu'on compare différentes époques économiques chez une même nation, soit qu'on compare différentes nations dans la même époque, La grandeur relative de cet élément du prix qui ne représente que la valeur des moyens de production consommés, c'est-à-dire la partie constante du capital avancé, sera généralement en raison directe, et la grandeur relative de l'autre élément du prix qui paye le travail et ne représente que la partie variable du capital avancé sera généralement en raison inverse du progrès de l'accumulation.
Cependant le décroissement de la partie variable du capital par rapport à sa partie constante, ce changement dans la composition-valeur du capital, n'indique que de loin le changement dans sa composition technique. Si, par exemple, la valeur-capital engagée aujourd'hui dans la filature est pour sept huitièmes constante et pour un huitième variable, tandis qu'au commencement du XVIII° siècle elle était moitié l'un, moitié l'autre, par contre la masse du coton, des broches, etc., qu'un fileur use dans un temps donné, est de nos jours des centaines de fois plus considérable qu'au commencement du XVIII° siècle. La raison en est que ce même progrès des puissances du travail, qui se manifeste par l'accroissement de l'outillage et des matériaux mis en oeuvre par une plus petite somme de travail, fait aussi diminuer de valeur la plupart des produits qui fonctionnent comme moyens de production. Leur valeur ne s'élève donc pas dans la même proportion que leur masse. L'accroissement de la partie constante du capital par rapport à sa partie variable est par conséquent de beaucoup inférieur à l'accroissement de la masse des moyens de production par rapport à la masse du travail employé. Le premier mouvement suit le dernier à un moindre degré de vitesse.
Enfin, pour éviter des erreurs, il faut bien remarquer que le progrès de l'accumulation, en faisant décroître la grandeur relative du capital variable, n'en exclut point l'accroissement absolu. Qu'une valeur-capital se divise d'abord moitié en partie constante, moitié en partie variable, et que plus tard la partie variable n'en forme plus qu'un cinquième : quand, au moment où ce changement a lieu, la valeur-capital primitive, soit six mille francs, a atteint le chiffre de dix-huit mille francs, la partie variable s'est accrue d'un cinquième. Elle s'est élevée de trois mille francs à trois mille six cents, mais auparavant un surcroît d'accumulation de vingt pour cent aurait suffi pour augmenter la demande de travail d'un cinquième, tandis que maintenant, pour produire le même effet, l'accumulation doit tripler.
La coopération, la division manufacturière, le machinisme, etc., en un mot, les méthodes propres à donner l'essor aux puissances du travail collectif, ne peuvent s'introduire que là où la production s'exécute déjà sur une assez grande échelle, et, à mesure que celle-ci s'étend, celles-là se développent. Sur la base du salariat, l'échelle des opérations dépend en premier lieu de la grandeur des capitaux accumulés entre les mains d'entrepreneurs privés. C'est ainsi qu'une certaine accumulation préalable99, dont nous examinerons plus tard la genèse, devient le point de départ de l'industrie moderne, cet ensemble de combinaisons sociales et de procédés techniques que nous avons nommé le mode spécifique de la production capitaliste ou la production capitaliste proprement dite. Mais toutes les méthodes que celle-ci emploie pour fertiliser le travail sont autant de méthodes pour augmenter la plus-value ou le produit net, pour alimenter la source de l'accumulation, pour produire le capital au moyen du capital. Si donc l'accumulation doit avoir atteint un certain degré de grandeur pour que le mode spécifique de la production capitaliste puisse s'établir, celui-ci accélère par contrecoup l'accumulation dont le progrès ultérieur, en permettant de dilater encore l'échelle des entreprises, réagit de nouveau sur le développement de la production capitaliste, etc. Ces deux facteurs économiques, en raison composée de l'impulsion réciproque qu'ils se donnent ainsi, provoquent dans la composition technique du capital les changements qui en amoindrissent progressivement la partie variable par rapport à la partie constante.
Chacun d'entre les capitaux individuels dont le capital social se compose représente de prime abord une certaine concentration, entre les mains d'un capitaliste, de moyens de production et de moyens d'entretien du travail, et, à mesure qu'il s'accumule, cette concentration s'étend. En augmentant les éléments reproductifs de la richesse, l'accumulation opère donc en même temps leur concentration croissante entre les mains d'entrepreneurs privés. Toutefois ce genre de concentration qui est le corollaire obligé de l'accumulation se meut entre des limites plus ou moins étroites.
Le capital social, réparti entre les différentes sphères de production, y revêt la forme d'une multitude de capitaux individuels qui, les uns à côté des autres, parcourent leur mouvement d'accumulation, c'est-à-dire de reproduction, sur une échelle progressive. Ce mouvement produit d'abord le surplus d'éléments constituants de la richesse qu'il agrège ensuite à leurs groupes déjà combinés et faisant office de capital. Proportionnellement à sa grandeur déjà acquise et au degré de sa force reproductrice, chacun de ces groupes, chaque capital, s'enrichit de ces éléments supplémentaires, fait ainsi acte de vitalité propre, maintient, en l'agrandissant, son existence distincte, et limite la sphère d'action des autres. Le mouvement de concentration se disperse donc non seulement sur autant de points que l'accumulation, mais le fractionnement du capital social en une multitude de capitaux indépendants les uns des autres se consolide précisément parce que tout capital individuel fonctionne comme foyer de concentration relatif.
Comme la somme d'incréments dont l'accumulation augmente les capitaux individuels va grossir d'autant le capital social, la concentration relative que tous ces capitaux représentent en moyenne ne peut croître sans un accroissement simultané du capital social - de la richesse sociale vouée à la reproduction. C'est là une première limite de la concentration qui n'est que le corollaire de l'accumulation.
Ce n'est pas tout. L'accumulation du capital social résulte non seulement de l'agrandissement graduel des capitaux individuels, mais encore de l'accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes se convertissent en capitaux, soit que des boutures d'anciens capitaux s'en détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche. Enfin de gros capitaux lentement accumulés se fractionnent à un moment donné en plusieurs capitaux distincts, par exemple, à l'occasion d'un partage de succession chez des familles capitalistes. La concentration est ainsi traversée et par la formation de nouveaux capitaux et par la division d'anciens.
Le mouvement de l'accumulation sociale présente donc d'un côté une concentration croissante, entre les mains d'entrepreneurs privés, des éléments reproductifs de la richesse, et de l'autre la dispersion et la multiplication des foyers d'accumulation et de concentration relatifs, qui se repoussent mutuellement de leurs orbites particulières.
A un certain point du progrès économique, ce morcellement du capital social en une multitude de capitaux individuels, ou le mouvement de répulsion de ses parties intégrantes, vient à être contrarié par le mouvement opposé de leur attraction mutuelle. Ce n'est plus la concentration qui se confond avec l'accumulation, mais bien un procès foncièrement distinct, c'est l'attraction qui réunit différents foyers d'accumulation et de concentration, la concentration de capitaux déjà formés, la fusion d'un nombre supérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot, la centralisation proprement dite.
Nous n'avons pas ici à approfondir les lois de cette centralisation, l'attraction du capital par le capital, mais seulement à en donner quelques aperçus rapides.
La guerre de la concurrence se fait à coups de bas prix. Le bon marché des produits dépend, caeteris paribus, de la productivité du travail, et celle-ci de l'échelle des entreprises. Les gros capitaux battent donc les petits.
Nous avons vu ailleurs que, plus le mode de production capitaliste se développe, et plus augmente le minimum des avances nécessaires pour exploiter une industrie dans ses conditions normales. Les petits capitaux affluent donc aux sphères de production dont la grande industrie ne s'est pas encore emparée, où dont elle ne s'est emparée que d'une manière imparfaite. La concurrence y fait rage en raison directe du chiffre et en raison inverse de la grandeur des capitaux engagés. Elle se termine toujours par la ruine d'un bon nombre de petits capitalistes dont les capitaux périssent en partie et passent en partie entre les mains du vainqueur.
Le développement de la production capitaliste enfante une puissance tout à fait nouvelle, le crédit, qui à ses origines s'introduit sournoisement comme une aide modeste de l'accumulation, puis devient bientôt une arme additionnelle et terrible de la guerre de la concurrence, et se transforme enfin en un immense machinisme social destiné à centraliser les capitaux.
A mesure que l'accumulation et la production capitalistes s'épanouissent, la concurrence et le crédit, les agents les plus puissants de la centralisation, prennent leur essor. De même, le progrès de l'accumulation augmente la matière à centraliser les capitaux individuels - et le développement du mode de production capitaliste crée, avec le besoin social, aussi les facilités techniques de ces vastes entreprises dont la mise en oeuvre exige une centralisation préalable du capital. De notre temps la force d'attraction entre les capitaux individuels et la tendance à la centralisation l'emportent donc plus qu'à aucune période antérieure. Mais, bien que la portée et l'énergie relatives du mouvement centralisateur soient dans une certaine mesure déterminées par la grandeur acquise de la richesse capitaliste et la supériorité de son mécanisme économique, le progrès de la centralisation ne dépend pas d'un accroissement positif du capital social. C'est ce qui la distingue avant tout de la concentration qui n'est que le corollaire de la reproduction sur une échelle progressive. La centralisation n'exige qu'un changement de distribution des capitaux présents, qu'une modification dans l'arrangement quantitatif des parties intégrantes du capital social.
Le capital pourra grossir ici par grandes masses, en une seule main, parce que là il s'échappera d'un grand nombre. Dans une branche de production particulière, la centralisation n'aurait atteint sa dernière limite qu'au moment où tous les capitaux qui s'y trouvent engagés ne formeraient plus qu'un seul capital individuel. Dans une société donnée elle n'aurait atteint sa dernière limite qu'au moment où le capital national tout entier ne formerait plus qu'un seul capital entre les mains d'un seul capitaliste ou d'une seule compagnie de capitalistes.
La centralisation ne fait que suppléer à l'œuvre de l'accumulation en mettant les industriels à même d'étendre l'échelle de leurs opérations. Que ce résultat soit dû à l'accumulation ou à la centralisation, que celle-ci se fasse par le procédé violent de l'annexion - certains capitaux devenant des centres de gravitation si puissants à l'égard d'autres capitaux, qu'ils en détruisent la cohésion individuelle et s'enrichissent de leurs éléments désagrégés - ou que la fusion d'une foule de capitaux soit déjà formée, soit en voie de formation, s'accomplisse par le procédé plus doucereux des sociétés par actions, etc., - l'effet économique n'en restera pas moins le même L'échelle étendue des entreprises sera toujours le point de départ d'une organisation plus vaste du travail collectif, d'un développement plus large de ses ressorts matériels, en un mot, de la transformation progressive de procès de production parcellaires et routiniers en procès de production socialement combinés et scientifiquement ordonnés.
Mais il est évident que l'accumulation, l'accroissement graduel du capital au moyen de la reproduction en ligne-spirale, n'est qu'un procédé lent comparé à celui de la centralisation qui en premier lieu ne fait que changer le groupement quantitatif des parties intégrantes du capital social. Le monde se passerait encore du système des voies ferrées, par exemple, s'il eût dû attendre le moment où les capitaux individuels se fussent assez arrondis par l'accumulation pour être en état de se charger d'une telle besogne. La centralisation du capital, au moyen des sociétés par actions, y a pourvu, pour ainsi dire, en un tour de main. En grossissant, en accélérant ainsi les effets de l'accumulation, la centralisation étend et précipite les changements dans la composition technique du capital, changements qui augmentent sa partie constante aux dépens de sa partie variable ou occasionnent un décroissement dans la demande relative du travail.
Les gros capitaux, improvisés par la centralisation, se reproduisent comme les autres, mais plus vite que les autres, et deviennent ainsi à leur tour de puissants agents de l'accumulation sociale. C'est dans ce sens qu'en parlant du progrès de celle-ci l'on est fondé à sous-entendre les effets produits par la centralisation.
Les capitaux supplémentaires100, fournis par l'accumulation, se prêtent de préférence comme véhicules pour les nouvelles inventions, découvertes, etc., en un mot, les perfectionnements industriels, mais l'ancien capital, dès qu'il a atteint sa période de renouvellement intégral, fait peau neuve et se reproduit aussi dans la forme technique perfectionnée, où une moindre quantité de force ouvrière suffit pour mettre en oeuvre une masse supérieure d'outillage et de matières. La diminution absolue dans la demande de travail, qu'amène cette métamorphose technique, doit devenir d'autant plus sensible que les capitaux qui y passent ont déjà été grossis par le mouvement centralisateur.
D'une part donc, le capital additionnel qui se forme dans le cours de l'accumulation renforcée par la centralisation attire proportionnellement à sa grandeur un nombre de travailleurs toujours décroissant. D'autre part, les métamorphoses techniques et les changements correspondants dans la composition-valeur que l'ancien capital subit périodiquement font qu'il repousse un nombre de plus en plus grand de travailleurs jadis attirés par lui.
III. - Production croissante d'une surpopulation relative ou d'une armée industrielle de réserve
La demande de travail absolue qu'occasionne un capital est en raison non de sa grandeur absolue, mais de celle de sa partie variable. qui seule s'échange contre la force ouvrière. La demande de travail relative qu'occasionne un capital, c'est-à-dire la proportion entre sa propre grandeur et la quantité de travail qu'il absorbe, est déterminée par la grandeur proportionnelle de sa fraction variable Nous venons de démontrer que l'accumulation qui fait grossir le capital social réduit simultanément la grandeur proportionnelle de sa partie variable et diminue ainsi la demande de travail relative. Maintenant, quel est l'effet de ce mouvement sur le sort de la classe salariée ?
Pour résoudre ce problème, il est clair qu'il faut d'abord examiner de quelle manière l'amoindrissement subi par la partie variable d'un capital en voie d'accumulation affecte la grandeur absolue de cette partie, et par conséquent de quelle manière une diminution survenue dans la demande de travail relative réagit sur la demande de travail absolue ou effective.
Tant qu'un capital ne change pas de grandeur, tout décroissement proportionnel de sa partie variable en est du même coup un décroissement absolu. Pour qu'il en soit autrement, il faut que le décroissement proportionnel soit contrebalancé par une augmentation survenue dans la somme totale de la valeur-capital avancée. La partie variable qui fonctionne comme fonds de salaire diminue donc en raison directe du décroissement de sa grandeur proportionnelle et en raison inverse de l'accroissement simultané du capital tout entier. Partant de cette prémisse, nous obtenons les combinaisons suivantes :
Premièrement : Si la grandeur proportionnelle du capital variable décroît en raison inverse de l'accroissement du capital tout entier, le fonds de salaire ne change pas de grandeur absolue. Il s'élèvera, par exemple toujours à quatre cents francs, qu'il forme deux cinquièmes d'un capital de mille francs ou un cinquième d'un capital de deux mille francs.
Deuxièmement : Si la grandeur proportionnelle du capital variable décroît en raison supérieure à celle de l'accroissement du capital tout entier, le fonds de salaire subit une diminution absolue, malgré l'augmentation absolue de la valeur-capital avancée.
Troisièmement : Si la grandeur proportionnelle du capital variable décroît en raison inférieure à celle de l'accroissement du capital tout entier, le fonds de salaire subit une augmentation absolue, malgré la diminution survenue dans sa grandeur proportionnelle.
Au point de vue de l'accumulation sociale, ces différentes combinaisons affectent la forme et d'autant de phases successives que les masses du capital social réparties entre les différentes sphères de production parcourent l'une après l'autre, souvent en sens divers, et d'autant de conditions diverses simultanément présentées par différentes sphères de production. Dans le chapitre sur la grande industrie nous avons considéré ces deux aspects du mouvement.
On se souvient, par exemple, de fabriques où un même nombre d'ouvriers suffit à mettre en œuvre une somme croissante de matières et d'outillage. Là l'accroissement du capital ne provenant que de l'extension de sa partie constante fait diminuer d'autant la grandeur proportionnelle de sa partie variable ou la masse proportionnelle de la force ouvrière exploitée, mais n'en altère pas la grandeur absolue.
Comme exemples d'une diminution absolue du nombre des ouvriers occupés dans certaines grandes branches d'industrie et de son augmentation simultanée dans d'autres, bien que toutes se soient également signalées par l'accroissement du capital y engagé et le progrès de leur productivité, nous mentionnerons ici qu'en Angleterre, de 1851 à 1861, le personnel engagé dans l'agriculture s'est abaissé de deux millions onze mille quatre cent quarante-sept individus à un million neuf cent vingt-quatre mille cent dix; celui engagé dans la manufacture de laine longue de cent deux mille sept cent quatorze à soixante-dix-neuf mille deux cent quarante-neuf; celui engagé dans la fabrique de soie de cent onze mille neuf cent quarante à cent un mille six cent soixante-dix-huit, tandis que dans la même période le personnel engagé dans la filature et la tissanderie de coton s'est élevé de trois cent soixante et onze mille sept cent soixante-dix-sept individus à quatre cent cinquante-six mille six cent quarante-six, et celui engagé dans les manufactures de fer de soixante-huit mille cinquante-trois à cent vingt-cinq mille sept cent onze101.
Enfin, quant à l'autre face de l'accumulation sociale, qui montre son progrès dans une même branche d'industrie alternativement suivi d'augmentation, de diminution ou de l'état sta,tionnaire du chiffre des ouvriers employés, l'histoire des péripéties subies par l'industrie cotonnière nous en a fourni l'exemple le plus frappant.
En examinant une période de plusieurs années, par exemple, une période décennale, nous trouverons en général qu'avec le progrès de l'accumulation sociale le nombre des ouvriers exploités s'est aussi augmenté, bien que les différentes années prises à part contribuent à des degrés très divers à ce résultat, ou que certaines même n'y contribuent pas du tout. Il faut donc bien que l'état stationnaire, ou le décroissement, du chiffre absolu de le population ouvrière occupée, qu'on trouve au bout du compte dans quelques industries à côté d'un considérable accroissement du capital y engagé, aient été plus que compensés par d'autres industries où l'augmentation de la force ouvrière employée l'a définitivement emporté sur les mouvements en sens contraire. Mais ce résultat ne s'obtient qu'au milieu de secousses et dans des conditions de plus en plus difficiles à remplir.
Le décroissement proportionnel de grandeur que la partie variable du capital subit, dans le cours de l'accumulation et de l'extension simultanée des puissances du travail, est progressif. Que, par exemple, le rapport entre le capital constant et le capital variable fût à l'origine comme 1 : 1, et il deviendra 2 : 1, 3 : 1, 5 : 1, 6 : 1, etc., en sorte que de degré en degré 2/3, 3/4, 5/6, 6/7, etc. de la valeur-capital totale, s'avancent en moyens de production et, par contre, 1/3, 1/4, 1/6, 1/7, etc., seulement, en force ouvrière
Quand même la somme totale du capital serait dans le même ordre, triplée, quadruplée, sextuplée, septuplée, etc., cela ne suffirait pas à faire augmenter le nombre des ouvriers employés. Pour produire cet effet, il faut que l'exposant de la raison dans laquelle la masse du capital social augmente soit supérieur à celui de la raison dans laquelle le fonds de salaire diminue de grandeur proportionnelle.
Donc, plus bas est déjà descendu son chiffre proportionnel, plus rapide doit être la progression dans laquelle le capital social augmente : mais cette progression même devient la source de nouveaux changements techniques qui réduisent encore la demande de travail relative. Le jeu est donc à recommencer.
Dans le chapitre sur la grande industrie, nous avons longuement traité des causes qui font qu'en dépit des tendances contraires les rangs des salariés grossissent avec le progrès de l'accumulation. Nous rappellerons ici en quelques mots ce qui a immédiatement trait à notre sujet.
Le même développement des pouvoirs productifs du travail, qui occasionne une diminution, non seulement relative, mais souvent absolue, du nombre des ouvriers employés dans certaines grandes branches d'industrie, permet à celles-ci de livrer une masse toujours croissante de produits à bon marché. Elles stimulent ainsi d'autres industries, celles à qui elles fournissent des moyens de production, ou bien celles dont elles tirent leurs matières, instruments, etc.; elles en provoquent l'extension. L'effet produit sur le marché de travail de ces industries sera très considérable, si le travail à la main y prédomine. " L'augmentation du nombre des ouvriers ", dit le rédacteur officiel du Recensement du Peuple Anglais en 1861, - " atteint en générai son maximum dans les branches d'industrie où les machines n'ont pas encore été introduites avec succès102. " Mais nous avons vu ailleurs que toutes ces industries passent à leur tour par la métamorphose technique qui les adapte au mode de production moderne.
Les nouvelles branches de la production auxquelles le progrès économique donne lieu forment autant de débouchés additionnels pour le travail. A leur origine ils revêtent la forme du métier, de la manufacture, ou enfin celle de la grande industrie. Dans les deux premiers cas, il leur faudra passer par la transformation mécanique, dans le dernier la centralisation du capital leur permet de mettre sur pied d'immenses armées industrielles qui étonnent la vue et semblent sortir de terre. Mais, si vaste que paraisse la force ouvrière ainsi embauchée, son chiffre proportionnel, tout d'abord faible comparé à la masse du capital engagé, décroît aussitôt que ces industries ont pris racine.
Enfin, il y a des intervalles où les bouleversements techniques se font moins sentir, où l'accumulation se présente davantage comme un mouvement d'extension quantitative sur la nouvelle base technique une fois acquise. Alors, quelle que soit la composition actuelle du capital, la loi selon laquelle la demande de travail augmente dans la même proportion que le capital recommence plus ou moins à opérer. Mais, en même temps que le nombre des ouvriers attirés par le capital atteint son maximum, les produits deviennent si surabondants qu'au moindre obstacle dans leur écoulement le mécanisme social semble s'arrêter; la répulsion du travail par le capital opère tout d'un coup, sur la plus vaste échelle et de la manière la plus violente; le désarroi même impose aux capitalistes des efforts suprêmes pour économiser le travail. Des perfectionnements de détail graduellement accumulés se concentrent alors pour ainsi dire sous cette haute pression; ils s'incarnent dans des changements techniques qui révolutionnent la composition du capital sur toute la périphérie de grandes sphères de production. C'est ainsi que la guerre civile américaine poussa les filateurs anglais à peupler leurs ateliers de machines plus puissantes et à les dépeupler de travailleurs. Enfin, la durée de ces intervalles où l'accumulation favorise le plus la demande de travail se raccourcit progressivement.
Ainsi donc, dès que l'industrie mécanique prend le dessus, le progrès de l'accumulation redouble l'énergie des forces qui tendent à diminuer la grandeur proportionnelle du capital variable et affaiblit celles qui tendent à en augmenter la grandeur absolue. Il augmente avec le capital social dont il fait partie, mais il augmente en proportion décroissante103.
La demande de travail effective étant réglée non seulement par la grandeur du capital variable déjà mis en œuvre, mais encore par la moyenne de son accroissement continu, l'offre de travail reste normale tant qu'elle suit ce mouvement. Mais, quand le capital variable descend à une moyenne d'accroissement inférieure, la même offre de travail qui était jusque-là normale devient désormais anormale, surabondante, de sorte qu'une fraction plus ou moins considérable de la classe salariée, ayant cessé d'être nécessaire pour la mise en valeur du capital, et perdu sa raison d'être, est maintenant devenue superflue, surnuméraire. Comme ce jeu continue à se répéter avec la marche ascendante de l'accumulation, celle-ci traîne à sa suite une surpopulation croissante.
La loi de la décroissance proportionnelle du capital variable, et de la diminution correspondante dans la demande de travail relative, a donc pour corollaires l'accroissement absolu du capital variable et l'augmentation absolue de la demande de travail suivant une proportion décroissante, et enfin pour complément : la production d'une surpopulation relative. Nous l'appelons " relative ", parce qu'elle provient non d'un accroissement positif de la population ouvrière qui dépasserait les limites de la richesse en voie d'accumulation, mais, au contraire, d'un accroissement accéléré du capital social qui lui permet de se passer d'une partie plus ou moins considérable de ses manouvriers. Comme cette surpopulation n'existe que par rapport aux besoins momentanés de l'exploitation capitaliste, elle peut s'enfler et se resserrer d'une manière subite.
En produisant l'accumulation du capital, et à mesure qu'elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la loi de population qui distingue l'époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s'applique qu'à lui, qui passe avec lui et n'a par conséquent qu'une valeur historique. Une loi de population abstraite et immuable n'existe que pour la plante et l'animal, et encore seulement tant qu'ils ne subissent pas l'influence de l'homme.
La loi du décroissement progressif de la grandeur proportionnelle du capital variable, et les effets qu'elle produit sur l'état de la classe salariée, ont été plutôt pressentis que compris par quelques économistes distingués de l'école classique. Le plus grand mérite à cet égard revient à John Barton, bien qu'il confonde le capital constant avec le capital fixe et le capital variable avec le capital circulant. Dans ses " Observations sur les circonstances qui influent sur la condition des classes laborieuses de la société ", il dit :
" La demande de travail dépend de l'accroissement non du capital fixe, mais du capital circulant. S'il était vrai que la proportion entre ces deux sortes de capital soit la même en tout temps et dans toute circonstance, il s'ensuivrait que le nombre des travailleurs employés est en proportion de la richesse nationale. Mais une telle proposition n'a pas la moindre apparence de probabilité. A mesure que les arts sont cultivés et que la civilisation s'étend, le capital fixe devient de plus en plus considérable, par rapport au capital circulant. Le montant de capital fixe employé dans une pièce de mousseline anglaise est au moins cent fois et probablement mille fois plus grand que celui qu'exige une pièce pareille de mousseline indienne. Et la proportion du capital circulant est cent ou mille fois plus petite... L'ensemble des épargnes annuelles, ajouté au capital fixe, n'aurait pas le pouvoir d'augmenter la demande de travail104. " Ricardo, tout en approuvant les vues générales de Barton, fait cependant, à propos du passage cité, cette remarque : " Il est difficile de comprendre que l'accroissement du capital ne puisse, en aucune circonstance, être suivi d'une plus grande demande de travail; ce qu'on peut dire tout au plus, c'est que la demande se fera dans une proportion décroissante (" the demand will be in a diminishing ratio105. "). " Il dit ailleurs : " Le fonds d'où les propriétaires fonciers et les capitalistes tirent leurs revenus peut augmenter en même temps que l'autre, dont la classe ouvrière dépend, peut diminuer; il en résulte que la même cause (à savoir : la substitution de machines au travail humain) qui fait monter le revenu net d'un pays peut rendre la population surabondante (" render the population redundant ") et empirer la condition du travailleur106. " Richard Jones déclare à son tour : " Le montant du capital destiné à l'entretien du travail peut varier indépendamment de tout changement dans la masse totale du capital... De grandes fluctuations dans la somme du travail employé et de grandes souffrances peuvent devenir plus fréquentes à mesure que le capital lui-même devient plus abondant107. " Citons encore Ramsay : " La demande de travail s'élève... non en proportion du capital général. Avec le progrès de la société, toute augmentation du fonds national destiné à la reproduction arrive à avoir de moins en moins d'influence sur le sort du travailleur108 "
Si l'accumulation, le progrès de la richesse sur la base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation ouvrière, ceIIe-ci devient à son tour le levier le plus puissant de l'accumulation, une condition d'existence de la production capitaliste dans son état de développement intégral. Elle forme une armée de réserve industrielle qui appartient au capital d'une manière aussi absolue que s'il l'avait élevée et disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation flottants, et, indépendamment de l'accroissement naturel de la population, la matière humaine toujours exploitable et toujours disponible.
La présence de cette réserve industrielle, sa rentrée tantôt partielle, tantôt générale, dans le service actif, puis sa reconstitution sur un cadre plus vaste, tout cela se retrouve au fond de la vie accidentée que traverse l'industrie moderne, avec son cycle décennal à peu près régulier - à part des autres secousses irrégulières - de périodes d'activité ordinaire, de production à haute pression, de crise et de stagnation.
Cette marche singulière de l'industrie, que nous ne rencontrons à aucune époque antérieure de l'humanité, était également impossible dans la période d'enfance de la production capitaliste. Alors, le progrès technique étant lent et se généralisant plus lentement encore, les changements dans la composition du capital social se firent à peine sentir. En même temps l'extension du marché colonial récemment créé, la multiplication correspondante des besoins et des moyens de les satisfaire, la naissance de nouvelles branches d'industrie, activaient, avec l'accumulation, la demande de travail. Bien que peu rapide, au point de vue de notre époque, le progrès de l'accumulation vint se heurter aux limites naturelles de la population, et nous verrons plus tard qu'on ne parvint à reculer ces limites qu'à force de coups d'État. C'est seulement sous le régime de la grande industrie que la production d'un superflu de population devient un ressort régulier de la production des richesses.
Si ce régime doue le capital social d'une force d'expansion soudaine, d'une élasticité merveilleuse, c'est que, sous l'aiguillon de chances favorables, le crédit fait affluer à la production des masses extraordinaires de la richesse sociale croissante, de nouveaux capitaux dont les possesseurs, impatients de les faire valoir, guettent sans cesse le moment opportun; c'est, d'un autre côté, que les ressorts techniques de la grande industrie permettent, et de convertir soudainement en moyens de production supplémentaires un énorme surcroît de produits, et de transporter plus rapidement les marchandises d'un coin du monde à l'autre. Si le bas prix de ces marchandises leur fait d'abord ouvrir de nouveaux débouchés et dilate les anciens, leur surabondance vient peu à peu resserrer le marché général jusqu'au point où elles en sont brusquement rejetées. Les vicissitudes commerciales arrivent ainsi à se combiner avec les mouvements alternatifs du capital social qui, dans le cours de son accumulation, tantôt subit des révolutions dans sa composition, tantôt s'accroît sur la base technique une fois acquise. Toutes ces influences concourent à provoquer des expansions et des contractions soudaines de l'échelle de la production.
L'expansion de la production par des mouvements saccadés est la cause première de sa contraction subite; celle-ci, il est vrai, provoque à son tour celle-là, mais l'expansion exorbitante de la production, qui forme le point de départ, serait-elle possible sans une armée de réserve aux ordres du capital, sans un surcroît de travailleurs indépendant de l'accroissement naturel de la population ? Ce surcroît s'obtient à l'aide d'un procédé bien simple et qui tous les jours jette des ouvriers sur le pavé, à savoir l'application de méthodes qui, rendant le travail plus productif, en diminuent la demande. La conversion, toujours renouvelée, d'une partie de la classe ouvrière en autant de bras à demi occupés ou tout à fait désœuvrés, imprime donc au mouvement de l'industrie moderne sa forme typique.
Comme les corps célestes une fois lancés dans leurs orbes les décrivent pour un temps indéfini, de même la production sociale une fois jetée dans ce mouvement alternatif d'expansion et de contraction le répète par une nécessité mécanique. Les effets deviennent causes à leur tour, et des péripéties, d'abord irrégulières et en apparence accidentelles, affectent de plus en plus la forme d'une périodicité normale. Mais c'est seulement de l'époque où l'industrie mécanique, ayant jeté des racines assez profondes, exerça une influence prépondérante sur toute la production nationale; où, grâce à elle, le commerce étranger commença à primer le commerce intérieur; où le marché universel s'annexa successivement de vastes terrains au Nouveau Monde, en Asie et en Australie; où enfin les nations industrielles entrant en lice furent devenues assez nombreuses, c'est de cette époque seulement que datent les cycles renaissants dont les phases successives embrassent des années et qui aboutissent toujours à une crise générale, fin d'un cycle et point de départ d'un autre. Jusqu'ici la durée périodique de ces cycles est de dix ou onze ans, mais il n'y a aucune raison pour considérer ce chiffre comme constant. Au contraire, on doit inférer des lois de la production capitaliste, telles que nous venons de les développer, qu'il est variable et que la période des cycles se raccourcira graduellement.
Quand la périodicité des vicissitudes industrielles sauta aux yeux de tout le monde, il se trouva aussi des économistes prêts à avouer que le capital ne saurait se passer de son armée de réserve, formée par l'infima plebs des surnuméraires.
" Supposons ", dit H. Merrivale, qui fut tour à tour professeur d'économie politique à l'Université d'Oxford, employé au ministère des colonies anglaises et aussi un peu historien, " supposons qu'à l'occasion d'une crise la nation s'astreigne à un grand effort pour se débarrasser, au moyen de l'émigration, de quelque cent mille bras superflus, quelle en serait la conséquence ? C'est qu'au premier retour d'une demande de travail plus vive l'on se heurterait contre un déficit. Si rapide que puisse être la reproduction humaine, il lui faut en tout cas l'intervalle d'une génération pour remplacer des travailleurs adultes. Or les profits de nos fabricants dépendent surtout de leur faculté d'exploiter le moment favorable d'une forte demande et de s'indemniser ainsi pour la période de stagnation. Cette faculté ne leur est assurée qu'autant qu'ils ont à leur disposition des machines et des bras; il faut qu'ils trouvent là les bras; il faut qu'ils puissent tendre et détendre selon le caprice du marché, l'activité de leurs opérations, sinon ils seront tout à fait incapables de soutenir dans la lutte acharnée de la concurrence cette suprématie sur laquelle repose la richesse de notre pays109. " Malthus lui-même, bien que de son point de vue borné il explique la surpopulation par un excédent réel de bras et de bouches, reconnaît néanmoins en elle une des nécessités de l'industrie moderne. Selon lui, " les habitudes de prudence dans les rapports matrimoniaux, si elles étaient poussées trop loin parmi la classe ouvrière d'un pays dépendant surtout des manufactures et du commerce, porteraient préjudice à ce pays... Par la nature même de la population, une demande particulière ne peut pas amener sur le marché un surcroît de travailleurs avant un laps de seize ou dix-huit ans, et la conversion du revenu en capital par la voie de l'épargne peut s'effectuer beaucoup plus vite. Un pays est donc toujours exposé à ce que son fonds de salaire croisse plus rapidement que sa population110. " Après avoir ainsi bien constaté que l'accumulation capitaliste ne saurait se passer d'une surpopulation ouvrière, l'économie politique adresse aux surnuméraires, jetés sur le pavé par l'excédent de capital qu'ils ont créé, ces paroles gracieuses, pertinemment attribuées à des fabricants-modèles : " Nous fabricants, nous faisons tout notre possible pour vous; c'est à vous de faire le reste, en proportionnant votre nombre à la quantité des moyens de subsistance111. "
Le progrès industriel, qui suit la marche de l'accumulation, non seulement réduit de plus en plus le nombre des ouvriers nécessaires pour mettre en œuvre une masse croissante de moyens de production, il augmente en même temps la quantité de travail que l'ouvrier individuel doit fournir. A mesure qu'il développe les pouvoirs productifs du travail et fait donc tirer plus de produits de moins de travail, le système capitaliste développe aussi les moyens de tirer plus de travail du salarié, soit en prolongeant sa journée, soit en rendant son labeur plus intense, ou encore d'augmenter en apparence le nombre des travailleurs employés en remplaçant une force supérieure et plus chère par plusieurs forces inférieures et à bon marché, l'homme par la femme, l'adulte par l'adolescent et l'enfant, un Yankee par trois Chinois. Voilà autant de méthodes pour diminuer la demande de travail et en rendre l'offre surabondante, en un mot, pour fabriquer des surnuméraires.
L'excès de travail imposé à la fraction de la classe salariée qui se trouve en service actif grossit les rangs de la réserve, et, en augmentant la pression que la concurrence de la dernière exerce sur la première, force celle-ci à subir plus docilement les ordres du capital. A cet égard il est très instructif de comparer les remontrances des fabricants anglais au dernier siècle, à la veille de la révolution mécanique, avec celles des ouvriers de fabrique anglais en plein XIX° siècle. Le porte-parole des premiers, appréciant fort bien l'effet qu'une réserve de surnuméraires produit sur le service actif, s'écrie : " Dans ce royaume une autre cause de l'oisiveté, c'est le manque d'un nombre suffisant de bras. Toutes les fois qu'une demande extraordinaire rend insuffisante la masse de travail qu'on a sous la main, les ouvriers sentent leur propre importance et veulent la faire sentir aux maîtres. C'est étonnant, mais ces gens-là sont si dépravés, que dans de tels cas des groupes d'ouvriers se sont mis d'accord pour jeter leurs maîtres dans l'embarras en cessant de travailler pendant toute une journée112 ", c'est-à-dire que ces gens " dépravés " s'imaginaient que le prix des marchandises est réglé par la " sainte " loi de l'offre et la demande.
Aujourd'hui les choses ont bien changé, grâce au développement de l'industrie mécanique. Personne n'oserait plus prétendre, dans ce bon royaume d'Angleterre, que le manque de bras rend les ouvriers oisifs ! Au milieu de la disette cotonnière, quand les fabriques anglaises avaient jeté la plupart de leurs hommes de peine sur le pavé et que le reste n'était occupé que quatre ou six heures par jour, quelques fabricants de Bolton tentèrent d'imposer à leurs fileurs un temps de travail supplémentaire, lequel, conformément à la loi sur les fabriques, ne pouvait frapper que les hommes adultes. Ceux-ci répondirent par un pamphlet d'où nous extrayons le passage suivant : " On a proposé aux ouvriers adultes de travailler de douze à treize heures par jour, à un moment où des centaines d'entre eux sont forcés de rester oisifs, qui cependant accepteraient volontiers même une occupation partielle pour soutenir leurs familles et sauver leurs frères d'une mort prématurée causée par l'excès de travail... Nous le demandons, cette habitude d'imposer aux ouvriers occupés un temps de travail supplémentaire permet-elle d'établir des rapports supportables entre les maîtres et leurs serviteurs ? Les victimes du travail excessif ressentent l'injustice tout autant que ceux que l'on condamne à l'oisiveté forcée (condemned to forced idleness). Si le travail était distribué d'une manière équitable, il y aurait dans ce district assez de besogne pour que chacun en eût sa part. Nous ne demandons que notre droit en invitant nos maîtres à raccourcir généralement la journée tant que durera la situation actuelle des choses, au lieu d'exténuer les uns de travail et de forcer les autres, faute de travail, à vivre des secours de la bienfaisance113. "
La condamnation d'une partie de la classe salariée à l'oisiveté forcée non seulement impose à l'autre un excès de travail qui enrichit des capitalistes individuels, mais du même coup, et au bénéfice de la classe capitaliste, elle maintient l'armée industrielle de réserve en équilibre avec le progrès de l'accumulation. Prenez par exemple l'Angleterre : quel prodige que la masse, la multiplicité et la perfection des ressorts techniques qu'elle met en œuvre pour économiser le travail ! Pourtant, si le travail était demain réduit à une mesure normale, proportionnée à l'âge et au sexe des salariés, la population ouvrière actuelle ne suffirait pas, il s'en faut de beaucoup, à l'œuvre de la production nationale. Bon gré, mal gré, il faudrait convertir de soi-disant " travailleurs improductifs " en " travailleurs productifs ".
Les variations du taux général des salaires ne répondent donc pas à celles du chiffre absolu de la population; la proportion différente suivant laquelle la classe ouvrière se décompose en armée active et en armée de réserve, l'augmentation ou la diminution de la surpopulation relative, le degré auquel elle se trouve tantôt " engagée ", tantôt " dégagée ", en un mot, ses mouvements d'expansion et de contraction alternatifs correspondant à leur tour aux vicissitudes du cycle industriel, voilà ce qui détermine exclusivement ces variations. Vraiment ce serait une belle loi pour l'industrie moderne que celle qui ferait dépendre le mouvement du capital d'un mouvement dans le chiffre absolu de la population ouvrière, au lieu de régler l'offre du travail par l'expansion et la contraction alternatives du capital fonctionnant, c'est-à-dire d'après les besoins momentanés de la classe capitaliste. Et c'est pourtant là le dogme économiste !
Conformément à ce dogme, l'accumulation produit une hausse de salaires, laquelle fait peu à peu accroître le nombre des ouvriers jusqu'au point où ils encombrent tellement le marché que le capital ne suffit plus pour les occuper tous à la fois. Alors le salaire tombe, la médaille tourne et montre son revers. Cette baisse décime la population ouvrière, si bien que, par rapport à son nombre, le capital devient de nouveau surabondant, et nous voilà revenus à notre point de départ.
Ou bien, selon d'autres docteurs ès population, la baisse des salaires et le surcroît d'exploitation ouvrière qu'elle entraîne stimulent de nouveau l'accumulation, et en même temps cette modicité du salaire empêche la population de s'accroître davantage. Puis, un moment arrive où la demande de travail recommence à en dépasser l'offre, les salaires montent, et ainsi de suite.
Et un mouvement de cette sorte serait compatible avec le système développé de la production capitaliste ! Mais, avant que la hausse des salaires eût effectué la moindre augmentation positive dans le chiffre absolu de la population réellement capable de travailler, on aurait vingt fois laissé passer le temps où il fallait ouvrir la campagne industrielle, engager la lutte et remporter la victoire !
De 1849 à 1859, une hausse de salaires insignifiante eut lieu dans les districts agricoles anglais, malgré la baisse simultanée du prix des grains. Dans le Wiltshire, par exemple, le salaire hebdomadaire monta de sept shillings à huit, dans le Dorsetshire ou huit shillings à neuf, etc. C'était l'effet d'un écoulement extraordinaire des surnuméraires ruraux, occasionné par les levées pour la guerre de Crimée, par la demande de bras que l'extension prodigieuse des chemins de fer, des fabriques, des mines, etc., avait provoquée. Plus le taux des salaires est bas, plus forte est la proportion suivant laquelle s'exprime toute hausse, même la plus faible. Qu'un salaire hebdomadaire de vingt shillings, par exemple, monte à vingt-deux, cela ne donne qu'une hausse de dix pour cent : n'est-il au contraire que de sept shillings et monte-t-il à neuf, alors la hausse s'élève à vingt-huit quatre septièmes pour cent, ce qui sonne mal aux oreilles. En tout cas, les fermiers poussèrent des hurlements et l'Economist de Londres, à propos de ces salaires de meurt de faim, parla sans rire d'une hausse générale et sérieuse, " a general and substantial advance114 ". Mais que firent les fermiers ? Attendirent-ils qu'une rémunération si brillante fît pulluler les ouvriers ruraux et préparât de cette manière les bras futurs, requis pour encombrer le marché et déprimer les salaires de l'avenir ? C'est en effet ainsi que la chose se passe dans les cerveaux doctrinaires. Par contre, nos braves fermiers eurent tout simplement recours aux machines, et l'armée de réserve fut bientôt recrutée au grand complet. Un surplus de capital, avancé sous la forme d'instruments puissants, fonctionna dès lors dans l'agriculture anglaise, mais le nombre des ouvriers agricoles subit une diminution absolue.
Les économistes confondent les lois qui régissent le taux général du salaire et expriment des rapports entre le capital collectif et la force ouvrière collective, avec les lois qui distribuent la population entre les diverses sphères de placement du capital.
Des circonstances particulières favorisent l'accumulation tantôt dans telle branche d'industrie, tantôt dans telle autre. Dès que les profits y dépassent le taux moyen, des capitaux additionnels sont fortement attirés, la demande de travail s'en ressent, devient plus vive et fait monter les salaires. Leur hausse attire une plus grande partie de la classe salariée à la branche privilégiée, jusqu'à ce que celle-ci soit saturée de force ouvrière, mais, comme l'affluence des candidats continue, le salaire retombe bientôt à son niveau ordinaire ou descend plus bas encore. Alors l'immigration des ouvriers va non seulement cesser, mais faire place à leur émigration en d'autres branches d'industrie. Là l'économiste se flatte d'avoir surpris le mouvement social sur le fait. Il voit de ses propres yeux que l'accumulation du capital produit une hausse des salaires, cette hausse une augmentation des ouvriers, cette augmentation une baisse des salaires, et celle-ci enfin une diminution des ouvriers. Mais ce n'est après tout qu'une oscillation locale du marché de travail qu'il vient d'observer, oscillation produite par le mouvement de distribution des travailleurs entre les diverses sphères de placement du capital.
Pendant les périodes de stagnation et d'activité moyenne, l'armée de réserve industrielle pèse sur l'armée active, pour en refréner les prétentions pendant la période de surproduction et de haute prospérité. C'est ainsi que la surpopulation relative, une fois devenue le pivot sur lequel tourne la loi de l'offre et la demande de travail, ne lui permet de fonctionner qu'entre des limites qui laissent assez de champ à l'activité d'exploitation et à l'esprit dominateur du capital.
Revenons, à ce propos, sur un grand exploit de la " science ". Quand une partie du fonds de salaires vient d'être convertie en machines, les utopistes de l'économie politique prétendent que cette opération, tout en déplaçant, à raison du capital ainsi fixé, des ouvriers jusque-là occupés, dégage en même temps un capital de grandeur égale pour leur emploi futur dans quelque autre branche d'industrie. Nous avons déjà montré (voir " Théorie de la compensation ", chapitre XV, numéro VI), qu'il n'en est rien; qu'aucune partie de l'ancien capital ne devient ainsi disponible pour les ouvriers déplacés, mais qu'eux-mêmes deviennent au contraire disponibles pour les capitaux nouveaux, s'il y en a. Ce n'est que maintenant qu'on peut apprécier toute la frivolité de cette " théorie de compensation ".
Les ouvriers atteints par une conversion partielle du fonds de salaire en machines appartiennent à diverses catégories. Ce sont d'abord ceux qui ont été licenciés, ensuite leurs remplaçants réguliers, enfin le contingent supplémentaire absorbé par une industrie dans son état ordinaire d'extension. Ils sont maintenant tous disponibles, et tout capital additionnel, alors sur le point d'entrer en fonction, en peut disposer. Qu'il attire eux ou d'autres, l'effet qu'il produit sur la demande générale du travail restera toujours nul, si ce capital suffit juste pour retirer du marché autant de bras que les machines y en ont jetés. S'il en retire moins, le chiffre du surnumérariat augmentera au bout du compte, et, enfin, s'il en retire davantage, la demande générale du travail ne s'accroîtra que de l'excédent des bras qu'il " engage " sur ceux que la machine a " dégagés ". L'impulsion que des capitaux additionnels, en voie de placement, auraient autrement donnée à la demande générale de bras, se trouve donc en tout cas neutralisée, jusqu'à concurrence des bras jetés par les machines sur le marché du travail.
Et c'est là l'effet général de toutes les méthodes qui concourent à rendre des travailleurs surnuméraires. Grâce à elles, l'offre et la demande de travail cessent d'être des mouvements partant de deux côtés opposés, celui du capital et celui de la force ouvrière. Le capital agit des deux côtés à la fois. Si son accumulation augmente la demande de bras, elle en augmente aussi l'offre en fabriquant des surnuméraires. Ses dés sont pipés. Dans ces conditions la loi de l'offre et la demande de travail consomme le despotisme capitaliste.
Aussi, quand les travailleurs commencent à s'apercevoir que leur fonction d'instruments de mise en valeur du capital devient plus précaire, à mesure que leur travail et la richesse de leurs maîtres augmentent; dès qu'ils découvrent que l'intensité de la concurrence qu'ils se font les uns aux autres dépend entièrement de la pression exercée par les surnuméraires; dès qu'afin d'affaiblir l'effet funeste de cette loi " naturelle " de l'accumulation capitaliste ils s'unissent pour organiser l'entente et l'action commune entre les occupés et les non-occupés, aussitôt le capital et son sycophante l'économiste de crier au sacrilège, à la violation de la loi " éternelle " de l'offre et la demande. Il est vrai qu'ailleurs, dans les colonies, par exemple, où la formation d'une réserve industrielle rencontre des obstacles importuns, les capitalistes et leurs avocats d'office ne se gênent pas pour sommer l'Etat d'arrêter les tendances dangereuses de cette loi " sacrée ".
IV. - Formes d'existence de la surpopulation relative. Loi générale de l'accumulation capitaliste.
En dehors des grands changements périodiques qui, dès que le cycle industriel passe d'une de ses phases à l'autre, surviennent dans l'aspect général de la surpopulation relative, celle-ci présente toujours des nuances variées à l'infini. Pourtant on y distingue bientôt quelques grandes catégories, quelques différences de forme fortement prononcées - la forme flottante, latente et stagnante.
Les centres de l'industrie moderne, - ateliers automatiques, manufactures, usines, mines, etc., - ne cessent d'attirer et de repousser alternativement des travailleurs, mais en général l'attraction l'emporte à la longue sur la répulsion, de sorte que le nombre des ouvriers exploités y va en augmentant, bien qu'il y diminue proportionnellement à l'échelle de la production. Là la surpopulation existe à l'état flottant.
Dans les fabriques automatiques, de même que dans la plupart des grandes manufactures où les machines ne jouent qu'un rôle auxiliaire à côté de la division moderne du travail, on n'emploie par masse les ouvriers mâles que jusqu'à l'âge de leur maturité. Ce terme passé, on en retient un faible contingent et l'on renvoie régulièrement la majorité. Cet élément de la surpopulation s'accroît à mesure que la grande industrie s'étend. Une partie émigre et ne fait en réalité que suivre l'émigration du capital. Il en résulte que la population féminine augmente plus vite que la population mâle : témoin l'Angleterre. Que l'accroissement naturel de la classe ouvrière ne suffise pas aux besoins de l'accumulation nationale, et qu'il dépasse néanmoins les facultés d'absorption du marché national, cela paraît impliquer une contradiction, mais elle naît du mouvement même du capital, à qui il faut une plus grande proportion de femmes, d'enfants, d'adolescents, de jeunes gens, que d'hommes faits. Semble-t-il donc moins contradictoire, au premier abord, qu'au moment même où des milliers d'ouvriers se trouvent sur le pavé l'on crie à la disette de bras ? Au dernier semestre de 1866, par exemple, il y avait à Londres plus de cent mille ouvriers en chômage forcé, tandis que, faute de bras, beaucoup de machines chômaient dans les fabriques du Lancashire115.
L'exploitation de la force ouvrière par le capital est d'ailleurs si intense que le travailleur est déjà usé à la moitié de sa carrière.
Quand il atteint l'âge mûr, il doit faire place à une force plus jeune et descendre un échelon de l'échelle sociale, heureux s'il ne se trouve pas définitivement relégué parmi les surnuméraires. En outre, c'est chez les ouvriers de la grande industrie que l'on rencontre la moyenne de vie la plus courte. " Comme l'a constaté le docteur Lee, l'officier de santé pour Manchester, la durée moyenne de la vie est, à Manchester, de trente-huit années pour la classe aisée et de dix-sept années seulement pour la classe ouvrière, tandis qu'à Liverpool elle est de trente-cinq années pour la première et de quinze pour la seconde. Il s'ensuit que la classe privilégiée tient une assignation sur la vie (have a leave of life) de plus de deux fois la valeur de celle qui échoit aux citoyens moins favorisés116. " Ces conditions une fois données, les rangs de cette fraction du prolétariat ne peuvent grossir qu'en changeant souvent d'éléments individuels. Il faut donc que les générations subissent des périodes de renouvellement fréquentes. Ce besoin social est satisfait au moyen de mariages précoces (conséquence fatale de la situation sociale des ouvriers manufacturiers), et grâce à la prime que l'exploitation des enfants assuré à leur production.
Dès que le régime capitaliste s'est emparé de l'agriculture, la demande de travail y diminue absolument à mesure que le capital s'y accumule. La répulsion de la force ouvrière n'est pas dans l'agriculture, comme en d'autres industries, compensée par une attraction supérieure. Une partie de la population des campagnes se trouve donc toujours sur le point de se convertir en population urbaine ou manufacturière, et dans l'attente de circonstances favorables à cette conversion.
" Dans le recensement de 1861 pour l'Angleterre et la principauté de Galles figurent sept cent quatre-vingt-une villes avec une population de dix millions neuf cent soixante mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit habitants, tandis que les villages et les paroisses de campagne n'en comptent que neuf millions cent cinq mille deux cent vingt-six... En 1851 le nombre des villes était de cinq cent quatre-vingts avec une population à peu près égale à celle des districts ruraux. Mais, tandis que dans ceux-ci la population ne s'augmentait que d'un demi-million, elle s'augmentait en cinq cent quatre-vingts villes de un million cinq cent cinquante-quatre mille soixante-sept habitants. L'accroissement de population est dans les paroisses rurales de six cinq pour cent, dans les villes de dix-sept trois. Cette différence doit être attribuée à l'émigration qui se fait des campagnes dans les villes. C'est ainsi que celles-ci absorbent les trois quarts de l'accroissement général de la population117. "
Pour que les districts ruraux deviennent pour les villes une telle source d'immigration, il faut que dans les campagnes elles-mêmes il y ait une surpopulation latente, dont on n'aperçoit toute l'étendue qu'aux moments exceptionnels où ses canaux de décharge s'ouvrent tout grands.
L'ouvrier agricole se trouve par conséquent réduit au minimum du salaire et a un pied déjà dans la fange du paupérisme.
La troisième catégorie de la surpopulation relative, la stagnante, appartient bien à l'armée industrielle active, mais en même temps l'irrégularité extrême de ses occupations en fait un réservoir inépuisable de forces disponibles. Accoutumée à la misère chronique, à des conditions d'existence tout à fait précaires et honteusement inférieures au niveau normal de la classe ouvrière, elle devient la large base de branches d'exploitation spéciales où le temps de travail atteint son maximum et le taux de salaire son minimum. Le soi-disant travail à domicile nous en fournit un exemple affreux.
Cette couche de la classe ouvrière se recrute sans cesse parmi les " surnuméraires " de la grande industrie et de l'agriculture, et surtout dans les sphères de production où le métier succombe devant la manufacture, celle-ci devant l'industrie mécanique. A part les contingents auxiliaires qui vont ainsi grossir ses rangs, elle se reproduit elle-même sur une échelle progressive. Non seulement le chiffre des naissances et des décès y est très élevé, mais les diverses catégories de cette surpopulation à l'état stagnant s'accroissent actuellement en raison inverse du montant des salaires qui leur échoient, et, par conséquent, des subsistances sur lesquelles elles végètent. Un tel phénomène ne se rencontre pas chez les sauvages ni chez les colons civilisés. Il rappelle la reproduction extraordinaire de certaines espèces animales faibles et constamment pourchassées. Mais, dit Adam Smith, " la pauvreté semble favorable à la génération ". C'est même une ordonnance divine d'une profonde sagesse, s'il faut en croire le spirituel et galant abbé Galiani, selon lequel " Dieu fait que les hommes qui exercent des métiers de première utilité naissent abondamment118 ". " La misère, poussée même au point où elle engendre la famine et les épidémies, tend à augmenter la population au lieu de l'arrêter. " Après avoir démontré cette proposition par la statistique, Laing ajoute : " Si tout le monde se trouvait dans un état d'aisance, le monde serait bientôt dépeuplé119. "
Enfin, le dernier résidu de la surpopulation relative habite l'enfer du paupérisme. Abstraction faite des vagabonds, des criminels, des prostituées, des mendiants, et de tout ce monde qu'on appelle les classes dangereuses, cette couche sociale se compose de trois catégories.
La première comprend des ouvriers capables de travailler. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les listes statistiques du paupérisme anglais pour s'apercevoir que sa masse, grossissant à chaque crise et dans la phase de stagnation, diminue à chaque reprise des affaires. La seconde catégorie comprend les enfants des pauvres assistés et des orphelins. Ce sont autant de candidats de la réserve industrielle qui, aux époques de haute prospérité, entrent en masse dans le service actif, comme, par exemple, en 1860. La troisième catégorie embrasse les misérables, d'abord les ouvriers et ouvrières que le développement social a, pour ainsi dire, démonétisés, en supprimant l'œuvre de détail dont la division du travail avait fait leur seule ressource puis ceux qui par malheur ont dépassé l'âge normal du salarié; enfin les victimes directes de l'industrie - malades, estropiés, veuves, etc., dont le nombre s'accroît avec celui des machines dangereuses, des mines, des manufactures chimiques, etc.
Le paupérisme est l'hôtel des Invalides de l'armée active du travail et le poids mort de sa réserve. Sa production est comprise dans celle de la surpopulation relative, sa nécessité dans la nécessité de celle-ci, il forme avec elle une condition d'existence de la richesse capitaliste. Il entre dans les faux frais de la production capitaliste, frais dont le capital sait fort bien, d'ailleurs, rejeter la plus grande partie sur les épaules de la classe ouvrière et de la petite classe moyenne.
La réserve industrielle est d'autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l'étendue et l'énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables. Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. Mais plus la réserve grossit, comparativement à l'armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé. Plus s'accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s'accroît aussi le paupérisme officiel. Voilà la loi générale, absolue, de l'accumulation capitaliste. L'action de cette loi, comme de toute autre, est naturellement modifiée par des circonstances particulières.
On comprend donc toute la sottise de la sagesse économique qui ne cesse de prêcher aux travailleurs d'accommoder leur nombre aux besoins du capital. Comme si le mécanisme du capital ne le réalisait pas continuellement, cet accord désiré, dont le premier mot est : création d'une réserve industrielle, et le dernier : invasion croissante de la misère jusque dans les profondeurs de l'armée active du travail, poids mort du paupérisme.
La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en oeuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l'homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste - où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production - en loi contraire, c'est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d'emploi, plus la condition d'existence du salarié, la vente de sa force, devient précaire. L'accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du travail, plus rapide que celui de la population, s'exprime donc en la formule contraire, savoir : la population productive croit toujours en raison plus rapide que le besoin que le capital peut en avoir.
L'analyse de la plus-value relative (sect. IV) nous a conduit à ce résultat : dans le système capitaliste toutes les méthodes pour multiplier les puissances du travail collectif s'exécutent aux dépens du travailleur individuel; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d'exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l'appendice d'une machine; ils lui opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la production-, ils substituent au travail attrayant le travail forcé; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et soumettent l'ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du Jagernaut capitaliste.
Mais toutes les méthodes qui aident à la production de la plus-value favorisent également l'accumulation, et toute extension de celle-ci appelle à son tour celles-là. Il en résulte que, quel que soit le taux des salaires, haut ou bas, la condition du travailleur doit empirer à mesure que le capital s'accumule.
Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de l'accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher. C'est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l'accumulation du capital et l'accumulation de la misère, de telle sorte qu'accumulation de richesse à un pôle, c'est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même.
Ce caractère antagoniste de la production capitaliste120 a frappé même des économistes, lesquels d'ailleurs confondent souvent les phénomènes par lesquels il se manifeste avec des phénomènes analogues, mais appartenant à des ordres de production. sociale antérieurs.
G. Ortès, moine vénitien et un des économistes marquants du XVIII° siècle. croit avoir trouvé dans l'antagonisme inhérent à la richesse capitaliste la loi immuable et naturelle de la richesse sociale. Au lieu de projeter, dit-il, " pour le bonheur des peuples, des systèmes inutiles, je me bornerai à chercher la raison de leur misère... Le bien et le mal économique se font toujours équilibre dans une nation (" il bene ed il male economico in una nazione sempre all'istessa misura ") : l'abondance des biens chez les uns est toujours égale au manque de biens chez les autres (" la copia dei beni in alcuni sempre eguale alla mancanza di essi in altri "); la grande richesse d'un petit nombre est toujours accompagnée de la privation des premières nécessités chez la multitude, la diligence excessive des uns rend forcée la fainéantise des autres; la richesse d'un pays correspond à sa population et sa misère correspond à sa richesse121 ".
Mais, si Ortès était profondément attristé de cette fatalité économique de la misère, dix ans après lui, un ministre anglican, le révérend J. Townsend, vint, le cœur léger et même joyeux, la glorifier comme la condition nécessaire de la richesse. L'obligation légale du travail, dit-il, " donne trop de peine, exige trop de violence, et fait trop de bruit; la faim au contraire est non seulement une pression paisible, silencieuse et incessante, mais comme le mobile le plus naturel du travail et de l'industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants ". Perpétuer la faim du travailleur, c'est donc le seul article important de son code du travail, mais, pour l'exécuter, ajoute-t-il, il suffit de laisser faire le principe de population, actif surtout parmi les pauvres. " C'est une loi de la nature, paraît-il, que les pauvres soient imprévoyants jusqu'à un certain degré, afin qu'il y ait toujours des hommes prêts à remplir les fonctions les plus serviles, les plus sales et les plus abjectes de la communauté. Le fonds du bonheur humain (" the fund of human happiness ") en est grandement augmenté, les gens comme il faut, plus délicats (" the more delicate "), débarrassés de telles tribulations peuvent doucement suivre leur vocation supérieure... Les lois pour le secours des pauvres tendent à détruire l'harmonie et la beauté, l'ordre et la symétrie de ce système que Dieu et la nature ont établi dans le monde122. "
Si le moine vénitien trouvait dans la fatalité économique de la misère la raison d'être de la charité chrétienne, du célibat, des monastères, couvents, etc., le révérend prébendé y trouve donc au contraire un prétexte pour passer condamnation sur les " poor laws ", les lois anglaises qui donnent aux pauvres le droit aux secours de la paroisse.
" Le progrès de la richesse sociale ", dit Storch, " enfante cette classe utile de la société... qui exerce les occupations les plus fastidieuses, les plus viles et les plus dégoûtantes, qui prend, en un mot, sur ses épaules tout ce que la vie a de désagréable et d'assujettissant et procure ainsi aux autres classes le loisir, la sérénité d'esprit et la dignité conventionnelle (!) de caractère, etc123. " Puis, après s'être demandé en quoi donc au bout du compte elle l'emporte sur la barbarie, cette civilisation capitaliste avec sa misère et sa dégradation des masses, il ne trouve qu'un mot à répondre - la sécurité !
Sismondi constate que, grâce au progrès de l'industrie et de la science, chaque travailleur peut produire chaque jour beaucoup plus que son entretien quotidien. Mais cette richesse produit de son travail, le rendrait peu propre au travail, s'il était appelé à la consommer. Selon lui " les hommes (bien entendu, les hommes non-travailleurs) renonceraient probablement à tous les perfectionnements des arts, à toutes les jouissances que nous donnent les manufactures, s'il fallait que tous les achetassent par un travail constant, tel que celui de l'ouvrier... Les efforts sont aujourd'hui séparés de leur récompense; ce n'est pas le même homme qui travaille et qui se repose ensuite : mais c'est parce que l'un travaille que l'autre doit se reposer... La multiplication indéfinie des pouvoirs productifs du travail ne peut donc avoir pour résultat que l'augmentation du luxe ou des jouissances des riches oisifs124 ". Cherbuliez, disciple de Sismondi, le complète en ajoutant : " Les travailleurs eux-mêmes.... en coopérant à l'accumulation des capitaux productifs, contribuent à l'événement qui, tôt ou tard, doit les priver d'une partie de leurs salaires125. "
Enfin, le zélateur à froid de la doctrine bourgeoise, Destutt de Tracy, dit carrément :
" Les nations pauvres, c'est là où le peuple est à son aise; et les nations riches, c'est là où il est ordinairement pauvre126. "
V. - Illustration de la loi générale de l'accumulation capitaliste
a) L'Angleterre de 1846 à 1866.
Aucune période de la société moderne ne se prête mieux à l'étude de l'accumulation capitaliste que celle des vingt dernières années127 : il semble qu'elle ait trouvé l'escarcelle enchantée de Fortunatus. Cette fois encore, l'Angleterre figure comme le pays modèle, et parce que, tenant le premier rang sur le marché universel, c'est chez elle seule que la production capitaliste s'est développée dans sa plénitude, et parce que le règne millénaire du libre-échange, établi dès 1846, y a chassé l'économie vulgaire de ses derniers réduits. Nous avons déjà suffisamment indiqué (sections III et IV) le progrès gigantesque de la production anglaise pendant cette période de vingt ans, dont la dernière moitié surpasse encore de beaucoup la première.
Bien que dans le dernier demi-siècle la population anglaise se soit accrue très considérablement, son accroissement proportionnel ou le taux de l'augmentation a baissé constamment, ainsi que le montre le tableau suivant emprunté au recensement officiel de 1861 :
Taux annuel de l'accroissement de la population de l'Angleterre et de la Principauté de Galles en nombres décimaux
1811-1821
1,533
1821-1831
1,446
1831-1841
1,326
1841-1851
1,216
1851-1861
1,141
Examinons maintenant l'accroissement parallèle de la richesse. Ici la base la plus sûre, c'est le mouvement des profits industriels, rentes foncières, etc., soumis à l'impôt sur le revenu. L'accroissement des profits imposés (fermages et quelques autres catégories non comprises) atteignit, pour la Grande-Bretagne, de 1853 à 1864, le chiffre de cinquante quarante-sept pour cent (ou 4,58 % par an en moyenne128), celui de la population, pendant la même période, fut de douze pour cent. L'augmentation des rentes imposables du sol (y compris les maisons, les chemins de fer, les mines, les pêcheries, etc.) atteignit, dans le même intervalle de temps, trente-huit pour cent ou trois cinq douzièmes pour cent par an, dont la plus grande part revient aux catégories suivantes :
Excédent du revenu annuel de 1864 sur 1863
%
Augmentation par an (%).
Maisons
38,60
3,50
Carrières
84,76
7,70
Mines
68,85
6,26
Forges
39,92
3,63
Pêcheries
57,37
5,21
Usines à gaz
126,02
11,45
Chemins de fer
83,29
7,57
Si l'on compare entre elles, quatre par quatre, les années de la période 1853-1864, le degré d'augmentation des revenus s'accroît continuellement; celui des revenus dérivés du profit, par exemple, est annuellement de un soixante-treize pour cent de 1853 à 1857, de deux soixante-quatorze pour cent pour chaque année entre 1857 et 1861, et enfin de neuf trente pour cent entre 1861 et 1864. La somme totale des revenus imposés dans le Royaume-Uni s'élevait en 1856 à trois cent sept millions soixante-huit mille huit cent quatre-vingt-dix-huit livres sterling, un 1859 à trois cent vingt-huit millions cent vingt-sept mille quatre cent seize livres sterling, en 1862 à trois cent cinquante et un millions sept cent quarante-cinq mille deux cent quarante et une livres sterling, en 1863 à trois cent cinquante-neuf millions cent quarante-deux mille huit cent quatre-vingt-dix-sept livres sterling, en 1864 à trois cent soixante-deux millions quatre cent soixante-deux mille deux cent soixante-dix-neuf livres sterling, en 1865 à trois cent quatre-vingt-cinq millions cinq cent trente mille vingt livres sterling129.
La centralisation du capital marchait de pair avec son accumulation. Bien qu'il n'existât aucune statistique agricole officielle pour l'Angleterre (mais bien pour l'Irlande), dix comtés en fournirent une volontairement. Elle donna pour résultat que de 1851 à 1861 le chiffre des fermes au-dessous de cent acres était descendu de trente et un mille cinq cent quatre-vingt-trois à vingt-six mille cinq cent soixante-sept, et que, par conséquent, cinq mille seize d'entre elles avaient été réunies à des fermes plus considérables130. De 1815 à 1825, il n'y avait pas une seule fortune mobilière, assujettie à l'impôt sur les successions, qui dépassât un million de livres sterling; il y en eut huit de 1825 à 1855 et quatre de 1856 au mois de juin 1859, c'est-à-dire, en quatre ans et demi131. Mais c'est surtout par une rapide analyse de l'impôt sur le revenu pour la catégorie D (profits industriels et commerciaux, non compris les fermes, etc.), dans les années 1864 et 1865, que l'on peut le mieux juger le progrès de la centralisation. Je ferai remarquer auparavant que les revenus qui proviennent de cette source payent l'income tax à partir de soixante livres sterling et non au-dessous. Ces revenus imposables se montaient, en 1864, pour l'Angleterre, la principauté de Galles et l'Écosse, à quatre-vingt-quinze millions huit cent quarante quatre mille deux cent vingt-deux livres sterling, et en 1865 à cent cinq millions quatre cent trente-cinq mille cinq cent soixante-dix-neuf livres sterling132. Le nombre des imposés était, en 1864, de trois cent huit mille quatre cent seize individus, sur une population totale de vingt-trois millions huit cent quatre-vingt-onze mille neuf, et en 1865 de trois cent trente-deux mille quatre cent trente et un individus, sur une population totale de vingt-quatre millions cent vingt-sept mille trois. Voici comment se distribuaient ces revenus dans les deux années :
Année finissant le 5 avril 1864
Année finissant le 5 avril 1865
Revenus
Individus
£ 95 844 222
308 416
£ 57 028 289
23 434
£ 36 415 225
3 619
£ 22 809 781
832
£ . 8 844 752
91Revenus
Individus
£ 105 435 738
332 431
£ 64 554297
24 265
£ 42 535 576
4 021
£. 27 555 313
973
£ 11 077 288
107
Il a été produit en 1855, dans le Royaume-Uni, soixante et un millions quatre cent cinquante-trois mille soixante-dix-neuf tonnes de charbon d'une valeur de seize millions cent trente-trois mille deux cent soixante-sept livres sterling, en 1864 : quatre-vingt-douze millions sept cent quatre-vingt-sept mille huit cent soixante-treize tonnes d'une valeur de vingt-trois millions cent quatre-vingt-dix-sept mille neuf cent soixante-huit livres sterling, en 1855 : trois millions deux cent dix-huit mille cent cinquante-quatre tonnes de fer brut d'une valeur de huit millions quarante-cinq mille trois cent quatre-vingt-cinq livres sterling, en 1864 : quatre millions sept cent soixante-sept mille neuf cent cinquante et une tonnes d'une valeur de onze millions neuf cent dix-neuf mille huit cent soixante-dix-sept livres sterling. En 1854, l'étendue des voies ferrées ouvertes dans le Royaume-Uni atteignait huit mille cinquante-quatre milles, avec un capital s'élevant à deux cent quatre-vingt-six millions soixante-huit mille sept cent quatre-vingt-quatorze livres sterling; en 1864, cette étendue était de douze mille sept cent quatre-vingt-neuf milles, avec un capital versé de quatre cent vingt-cinq millions sept cent dix-neuf mille six cent treize livres sterling. L'ensemble de l'exportation et de l'importation du Royaume-Uni se monta, en 1854, à deux cent soixante-huit millions deux cent dix mille cent quarante-cinq livres sterling, et en 1865 à quatre cent quatre-vingt-neuf millions neuf cent vingt-trois mille deux cent quatre-vingt-cinq. Le mouvement de l'exportation est indiqué dans la table qui suit :
1846
£ 58 842 377
1849
£ 63 596 052
1856
£ 115 826 948
1860
£ 135 842 817
1865
£ 165 862 402
1866
£ 188 917 563133
On comprend, après ces quelques indications, le cri de triomphe du Registrar Général du peuple anglais : " Si rapide qu'ait été l'accroissement de la population, il n'a point marché du même pas que le progrès de l'industrie et de la richesse134. " Tournons-nous maintenant vers les agents immédiats de cette industrie, les producteurs de cette richesse, la classe ouvrière. " C'est un des traits caractéristiques les plus attristants de l'état social de ce pays, dit M. Gladstone, qu'en même temps que la puissance de consommation du peuple a diminué, et que la misère et les privations de la classe ouvrière ont augmenté, il y a eu une accumulation croissante de richesse chez les classes supérieures et un accroissement constant de capital135. " Ainsi parlait cet onctueux ministre à la Chambre des communes, le 14 février 1843. Vingt ans plus tard, le 16 avril 1863, exposant son budget, il s'exprime ainsi : " De 1842 à 1852, l'augmentation dans les revenus imposables de ce pays avait été de six pour cent... De 1853 à 1861, c'est-à-dire dans huit années, si l'on prend pour base le chiffre de 1853, elle a été de vingt pour cent ! Le fait est si étonnant qu'il en est presque incroyable... Cette augmentation étourdissante (intoxicating) de richesse et de puissance... est entièrement restreinte aux classes qui possèdent..., elle doit être d'un avantage indirect pour la population ouvrière, parce qu'elle fait baisser de prix les articles de consommation générale. En même temps que les riches sont devenus plus riches, les pauvres sont devenus moins pauvres. Que les extrêmes de la pauvreté soient moindres, c'est ce que je ne prétends pas affirmer136. " La chute en est jolie ! Si la classe ouvrière est restée " pauvre, moins pauvre " seulement, à proportion qu'elle créait pour la classe propriétaire une " augmentation étourdissante, de richesse et de puissance ", elle est restée tout aussi pauvre relativement parlant. Si les extrêmes de la pauvreté n'ont pas diminué, ils se sont accrus en même temps que les extrêmes de la richesse. Pour ce qui est de la baisse de prix des moyens de subsistance, la statistique officielle, les indications de l'Orphelinat de Londres, par exemple, constatent un enchérissement de vingt pour cent pour la moyenne des trois années de 1860 à 1862 comparée avec celle de 1851 à 1853. Dans les trois années suivantes, 1863-1865, la viande, le beurre, le lait, le sucre, le sel, le charbon et une masse d'autres articles de première nécessité, enchérissent progressivement137. Le discours de M. Gladstone, du 7 avril 1864, est un vrai dithyrambe d'un vol pindarique. Il y chante l'art de s'enrichir et ses progrès et aussi le bonheur du peuple tempéré par la " pauvreté ". Il y parle de masses situées " sur l'extrême limite du paupérisme ", de branches d'industrie où le salaire ne s'est pas élevé, et finalement il résume la félicité de la classe ouvrière dans ces quelques mots : " La vie humaine est, dans neuf cas sur dix, une lutte pour l'existence138. " Le professeur Fawcett, qui n'est point, comme le ministre, retenu par des considérations officielles, s'exprime plus carrément : " Je ne nie pas, dit-il, que le salaire ne se soit élevé (dans les vingt dernières années), avec l'augmentation du capital : mais cet avantage apparent est en grande partie perdu, parce qu'un grand nombre de nécessités de la vie deviennent de plus en plus chères (il attribue cela à la baisse de valeur des métaux précieux)... Les riches deviennent rapidement plus riches (the rich grow rapidly richer), sans qu'il y ait d'amélioration appréciable dans le bien-être des classes ouvrières... Les travailleurs deviennent presque esclaves des boutiquiers dont ils sont les débiteurs139. "
Les conditions dans lesquelles la classe ouvrière anglaise a produit, pendant les vingt à trente dernières années, la susdite " augmentation étourdissante de richesse et de puissance " pour les classes possédantes, sont connues du lecteur. Les sections de cet ouvrage qui traitent de la journée de travail et des machines l'ont suffisamment renseigné à ce sujet. Mais ce que nous avons étudié alors, c'était surtout le travailleur au milieu de l'atelier où il fonctionne. Pour mieux pénétrer la loi de l'accumulation capitaliste, il faut nous arrêter un instant à sa vie privée, et jeter un coup d'œil sur sa nourriture et son habitation. Les limites de cet ouvrage m'imposent de m'occuper ici principalement de la partie mal payée des travailleurs industriels et agricoles, dont l'ensemble forme la majorité de la classe ouvrière140.
Mais auparavant encore un mot sur le paupérisme officiel, c'est-à-dire sur la portion de la classe ouvrière qui, ayant perdu sa condition d'existence, la vente de sa force, ne vit plus que d'aumônes publiques. La liste officielle des pauvres, en Angleterre141, comptait, en 1855 : huit cent cinquante et un mille trois cent soixante-neuf personnes, en 1856 : huit cent soixante-dix-sept mille sept cent soixante-sept, en 1865 : neuf cent soixante et onze mille quatre cent trente-huit. Par suite de la disette du coton, elle s'éleva, dans les années 1863 et 1864, à un million soixante-dix-neuf mille trois cent quatre-vingt-deux et un million quatorze mille neuf cent soixante-dix-huit personnes. La crise de 1866, qui frappa surtout la ville de Londres, créa dans ce siège du marché universel, plus populeux que le royaume d'Écosse, un surcroît de pauvres de dix-neuf et demi pour cent pour cette année comparée à 1865, de vingt-quatre quatre pour cent par rapport à 1864, et un accroissement plus considérable encore pour les premiers mois de 1867 comparés à 1866. Dans l'analyse de la statistique du paupérisme, deux points essentiels sont à relever. D'une part, le mouvement de hausse et de baisse de la masse des pauvres reflète les changements périodiques du cycle industriel. D'autre part, la statistique officielle devient un indice de plus en plus trompeur du paupérisme réel, à mesure qu'avec l'accumulation du capital la lutte des classes s'accentue et que le travailleur acquiert un plus vif sentiment de soi-même. Le traitement barbare des pauvres au Workhouse, qui fit pousser à la presse anglaise (Times, Pall Mall Gazette, etc.) de si hauts cris il y a quelques années, est d'ancienne date. Fr. Engels signala, en 1844, les mêmes cruautés et les mêmes déclamations passagères de la " littérature à sensation ". Mais l'augmentation terrible à Londres, pendant les derniers dix ans, des cas de morts de faim (deaths of starvation), est une démonstration évidente, " sans phrase ", de l'horreur croissante des travailleurs pour l'esclavage des Workhouses, ces maisons de correction de la misère.
b) Les couches industrielles mal payées.
Jetons maintenant un coup d'oeil sur les couches mal payées de la classe ouvrière anglaise. Pendant la crise cotonnière de 1862, le docteur Smith fut chargé par le Conseil privé d'une enquête sur les conditions d'alimentation des ouvriers dans la détresse. Plusieurs années d'études antérieures l'avaient conduit au résultat suivant : " Pour prévenir les maladies d'inanition (starvation diseases), il faudrait que la nourriture quotidienne d'une femme moyenne contint au moins trois mille neuf cents grains de carbone et cent quatre-vingts d'azote, et celle d'un homme moyen deux cents grains d'azote avec quatre mille trois cents grains de carbone. Pour les femmes il faudrait autant de matière nutritive qu'en contiennent deux livres de bon pain de froment, pour les hommes un neuvième en plus, la moyenne hebdomadaire pour les hommes et les femmes adultes devant atteindre au moins vingt-huit mille six cents grains de carbone et mille trois cent trente d'azote. " Les faits confirmèrent son calcul d'une manière surprenante, en ce sens qu'il se trouva concorder parfaitement avec la chétive quantité de nourriture à laquelle, par suite de la crise, la consommation des ouvriers cotonniers avait été réduite. Elle n'était, en décembre 1862, que de vingt-neuf mille deux cent onze grains de carbone et mille deux cent quatre-vingt-quinze d'azote par semaine.
En 1863, le Conseil privé ordonna une enquête sur la situation de la partie la plus mal nourrie de la classe ouvrière anglaise. Son médecin officiel, le docteur Simon, choisit pour l'aider dans ce travail le docteur Smith ci-dessus mentionné. Ses recherches embrassèrent les travailleurs agricoles d'une part, et de l'autre les tisseurs de soie, les couturières, les gantiers, les bonnetiers, les tisseurs de gants et les cordonniers. Les dernières catégories, à l'exception des bonnetiers, habitent exclusivement dans les villes. Il fut convenu qu'on prendrait pour règle dans cette enquête de choisir, dans chaque catégorie, les familles dont la santé et la position laisseraient le moins à désirer.
On arriva à ce résultat général que : " Dans une seule classe, parmi les ouvriers des villes, la consommation d'azote dépassait légèrement le minimum absolu au-dessous duquel se déclarent les maladies d'inanition; que dans deux classes la quantité de nourriture azotée aussi bien que carbonée faisait défaut, et même grandement défaut dans l'une d'elles; que parmi les familles agricoles plus d'un cinquième obtenait moins que la dose indispensable d'alimentation carbonée et plus d'un tiers de moins que la dose indispensable d'alimentation azotée; qu'enfin dans trois comtés (Berkshire, Oxfordshire et Somersetshire) le minimum de nourriture azotée n'était pas atteint142: " Parmi les travailleurs agricoles, l'alimentation la plus mauvaise était celle des travailleurs de l'Angleterre, la partie la plus riche du Royaume-Uni143. Chez les ouvriers de la campagne, l'insuffisance de nourriture, en général, frappait principalement les femmes et les enfants, car " il faut que l'homme mange pour faire sa besogne ". Une pénurie bien plus grande encore exerçait ses ravages au milieu de certaines catégories de travailleurs des villes soumises à l'enquête. " Ils sont si misérablement nourris que les cas de privations cruelles et ruineuses pour la santé doivent être nécessairement nombreux144. " Abstinence du capitaliste que tout cela !
Il s'abstient, en effet, de fournir à ses esclaves simplement de quoi végéter.
La table suivante permet de comparer l'alimentation de ces dernières catégories de travailleurs urbains avec celle des ouvriers cotonniers pendant l'époque de leur plus grande misère et avec la dose minima adoptée par le docteur Smith :
Les deux sexes
Quantité moyenne de carbone par semaine
Quantité moyenne d'azote par semaine
Cinq branches d'industrie (dans les villes)
28 876 grains
1 192 grains
Ouvriers de fabrique sans travail du Lancashire
29 211 grains
1 295 grains
Quantité minima proposée pour les ouvriers du Lancashire à nombre égal d'hommes et de femmes
28 600 grains
1 330145 grains
Une moitié des catégories de travailleurs industriels ne prenait jamais de bière; un tiers, vingt-huit pour cent, jamais de lait. La moyenne d'aliments liquides, par semaine, dans les familles, oscillait de sept onces chez les couturières à vingt-quatre onces trois quarts chez les bonnetiers. Les couturières de Londres formaient la plus grande partie de celles qui ne prenaient jamais de lait. Le quantum de pain consommé hebdomadairement variait de sept livres trois quarts chez les couturières à onze et quart chez les cordonniers; la moyenne totale était de neuf livres par tête d'adulte. Le sucre (sirop, etc.) variait par semaine également de quatre onces pour les gantiers à dix onces pour les bonnetiers; la moyenne totale par adulte, dans toutes les catégories, ne s'élevait pas au-dessus de huit onces. Celle du beurre (graisse, etc.), était de cinq onces. Quant à la viande (lard, etc.), la moyenne hebdomadaire par adulte oscillait entre sept onces et quart chez les tisseurs de soie, et dix-huit et quart chez les gantiers. La moyenne totale était de treize onces un sixième pour les diverses catégories. Les frais de nourriture par semaine, pour chaque adulte, atteignaient les chiffres moyens suivants : Tisseurs de soie, deux shillings deux pence et demi; couturières, deux shillings sept pence; gantiers, deux shillings neuf pence et demi; cordonniers, deux shillings sept pence trois quarts; bonnetiers, deux shillings six pence un quart. Pour les tisseurs de soie de Macclesfield, la moyenne hebdomadaire ne s'élevait pas au-dessus de un shilling huit pence un quart. Les catégories les plus mal nourries étaient celles des couturières, des tisseurs de soie et des gantiers146.
" Quiconque est habitué à traiter les malades pauvres ou ceux des hôpitaux, résidents ou non ", dit le docteur Sirnon dans son rapport général, " ne craindra pas d'affirmer que les cas dans lesquels l'insuffisance de nourriture produit des maladies ou les aggrave sont, pour ainsi dire, innombrables... Au point de vue sanitaire, d'autres circonstances décisives viennent s'ajouter ici... On doit se rappeler que toute réduction sur la nourriture n'est supportée qu'à contrecœur, et qu'en général la diète forcée ne vient qu'à la suite de bien d'autres privations antérieures. Longtemps avant que le manque d'aliments pèse dans la balance hygiénique, longtemps avant que le physiologiste songe à compter les doses d'azote et de carbone entre lesquelles oscillent la vie et la mort par inanition, tout confort matériel aura déjà disparu du foyer domestique. Le vêtement et le chauffage auront été réduits bien plus encore que l'alimentation. Plus de protection suffisante contre les rigueurs de la température; rétrécissement du local habité à un degré tel que cela engendre des maladies ou les aggrave; à peine une trace de meubles ou d'ustensiles de ménage. La propreté elle-même sera devenue coûteuse ou difficile. Si par respect pour soi même on fait encore des efforts pour l'entretenir, chacun de ces efforts représente un supplément de faim. On habitera là où le loyer est le moins cher, dans les quartiers où l'action de la police sanitaire est nulle, où il y a le plus de cloaques infects, le moins de circulation, le plus d'immondices en pleine rue, le moins d'eau ou la plus mauvaise, et, dans les villes, le moins d'air et de lumière. Tels sont les dangers auxquels la pauvreté est exposée inévitablement, quand cette pauvreté implique manque de nourriture. Si tous ces maux réunis pèsent terriblement sur la vie, la simple privation de nourriture est par elle-même effroyable... Ce sont là des pensées pleines de tourments, surtout si l'on se souvient que la misère dont il s'agit n'est pas celle de la paresse, qui n'a à s'en prendre qu'à elle-même. C'est la misère de gens laborieux. Il est certain, quant aux ouvriers des villes, que le travail au moyen duquel ils achètent leur maigre pitance est presque toujours prolongé au-delà de toute mesure. Et cependant on ne peut dire, sauf en un sens très restreint, que ce travail suffise à les sustenter... Sur une très grande échelle, ce n'est qu'un acheminement plus ou moins long vers le paupérisme147. "
Pour saisir la liaison intime entre la faim qui torture les couches les plus travailleuses de la société et l'accumulation capitaliste, avec son corollaire, la surconsommation grossière ou raffinée des riches, il faut connaître les lois économiques. Il en est tout autrement dès qu'il s'agit des conditions du domicile. Tout observateur désintéressé voit parfaitement que, plus les moyens de production se concentrent sur une grande échelle, plus les travailleurs s'agglomèrent dans un espace étroit; que, plus l'accumulation du capital est rapide, plus les habitations ouvrières deviennent misérables. Il est évident, en effet, que les améliorations et embellissements (improvements) des villes, - conséquence de l'accroissement de la richesse, - tels que démolition des quartiers mal bâtis, construction de palais pour banques, entrepôts, etc., élargissement des rues pour la circulation commerciale et les carrosses de luxe, établissement de voies ferrées à l'intérieur, etc., chassent toujours les pauvres dans des coins et recoins de plus en plus sales et insalubres. Chacun sait, d'autre part, que la cherté des habitations est en raison inverse de leur bon état, et que les mines de la misère sont exploitées par la spéculation avec plus de profit et à moins de frais que ne le furent jamais celles du Potose. Le caractère antagonique de l'accumulation capitaliste, et conséquemment des relations de propriété qui en découlent, devient ici tellement saisissable148 que même les rapports officiels anglais sur ce sujet abondent en vives sorties peu orthodoxes contre la " propriété et ses droits ". Au fur et à mesure du développement de l'industrie, de l'accumulation du capital, de l'agrandissement des villes et de leur embellissement, le mal fit de tels progrès, que la frayeur des maladies contagieuses, qui n'épargnent pas même la respectability, les gens comme il faut, provoqua de 1847 à 1864 dix actes du Parlement concernant la police sanitaire, et que dans quelques villes, telles que Liverpool, Glasgow, etc., la bourgeoisie épouvantée contraignit les municipalités à prendre des mesures de salubrité publique. Néanmoins le docteur Simon s'écrie dans son rapport de 1865 : " Généralement parlant, en Angleterre, le mauvais état des choses a libre carrière ! " Sur l'ordre du Conseil privé, une enquête eut lieu en 1864 sur les conditions d'habitation des travailleurs des campagnes, et en 1865 sur celles des classes pauvres dans les villes. Ces admirables travaux, résultat des études du docteur Julien Hunter, se trouvent dans les septième (1865) et huitième (1866) rapports sur la santé publique. Nous examinerons plus tard la situation des travailleurs des campagnes. Avant de faire connaître celle des ouvriers des villes, citons une observation générale du docteur Simon : " Quoique mon point de vue officiel, dit-il, soit exclusivement physique, l'humanité la plus ordinaire ne permet pas de taire l'autre côté du mal. Parvenu à un certain degré, il implique presque nécessairement une négation de toute pudeur, une promiscuité révoltante, un étalage de nudité qui est moins de l'homme que de la bête. Etre soumis à de pareilles influences, c'est une dégradation qui, si elle dure, devient chaque jour plus profonde. Pour les enfants élevés dans cette atmosphère maudite, c'est un baptême dans l'infamie (baptism into infamy). Et c'est se bercer du plus vain espoir que d'attendre de personnes placées dans de telles conditions qu'à d'autres égards elles s'efforcent d'atteindre à cette civilisation élevée dont l'essence consiste dans la pureté physique et morale149. "
C'est Londres qui occupe le premier rang sous le rapport des logements encombrés, ou absolument impropres à servir d'habitation humaine. Il y a deux faits certains, dit le docteur Hunter : " Le premier, c'est que Londres renferme vingt grandes colonies fortes d'environ dix mille personnes chacune, dont l'état de misère dépasse tout ce qu'on a vu jusqu'à ce jour en Angleterre, et cet état résulte presque entièrement de l'accommodation pitoyable de leurs demeures. Le second, c'est que le degré d'encombrement et de ruine de ces demeures est bien pire qu'il y a vingt ans150. Ce n'est pas trop dire que d'affirmer que dans nombre de quartiers de Londres et de Newcastle la vie est réellement infernale151. "
A Londres, la partie même la mieux posée de la classe ouvrière, en y joignant les petits détaillants et d'autres éléments de la petite classe moyenne, subit chaque jour davantage l'influence fatale de ces abjectes conditions de logement, à mesure que marchent les " améliorations ", et aussi la démolition des anciens quartiers, à mesure que les fabriques toujours plus nombreuses font affluer des masses d'habitants dans la métropole, et enfin que les loyers des maisons s'élèvent avec la rente foncière dans les villes. " Les loyers ont pris des proportions tellement exorbitantes, que bien peu de travailleurs peuvent payer plus d'une chambre152. " Presque pas de propriété bâtie à Londres qui ne soit surchargée d'une foule d'intermédiaires (middlemen). Le prix du sol y est très élevé en comparaison des revenus qu'il rapporte annuellement, chaque acheteur spéculant sur la perspective de revendre tôt ou tard son acquêt à un prix de jury (c'est-à-dire suivant le taux établi par les jurys d'expropriation), ou sur le voisinage d'une grande entreprise qui en hausserait considérablement la valeur. De là un commerce régulier pour l'achat de baux près d'expirer. " Des gentlemen de cette profession il n'y a pas autre chose à attendre; ils pressurent les locataires le plus qu'ils peuvent et livrent ensuite la maison dans le plus grand délabrement possible aux successeurs153. " La location est à la semaine, et ces messieurs ne courent aucun risque. Grâce aux constructions de voies ferrées dans l'intérieur de la ville, " on a vu dernièrement dans la partie est de Londres une foule de familles, brusquement chassées de leurs logis un samedi soir, errer à l'aventure, le dos chargé de tout leur avoir en ce monde, sans pouvoir trouver d'autre refuge que le Workhouse154 ". Les Workhouses sont déjà remplis outre mesure, et les " embellissements " octroyés par le Parlement n'en sont encore qu'au début.
Les ouvriers chassés par la démolition de leurs anciennes demeures ne quittent point leur paroisse, ou ils s'en établissent le plus près possible, sur la lisière. " Ils cherchent naturellement à se loger dans le voisinage de leur atelier, d'où il résulte que la famille qui avait deux chambres est forcée de se réduire à une seule. Lors même que le loyer en est plus élevé, le logement nouveau est pire que celui, déjà mauvais, d'où on les a expulsés. La moitié des ouvriers du Strand sont déjà obligés de faire une course de deux milles pour se rendre à leur atelier. " Ce Strand, dont la rue principale donne à l'étranger une haute idée de la richesse londonienne, va précisément nous fournir un exemple de l'entassement humain qui règne à Londres. L'employé de la police sanitaire a compté dans une de ses paroisses cinq cent quatre-vingt-un habitants par acre, quoique la moitié du lit de la Tamise fût comprise dans cette estimation. Il va de soi que toute mesure de police qui, comme cela s'est fait jusqu'ici à Londres, chasse les ouvriers d'un quartier en en faisant démolir les maisons inhabitables, ne sert qu'à les entasser plus à l'étroit dans un autre. " Ou bien il faut absolument ", dit le docteur Hunter, " que ce mode absurde de procéder ait un terme, ou bien la sympathie publique ( !) doit s'éveiller pour ce que l'on peut appeler sans exagération un devoir national. Il s'agit de fournir un abri à des gens qui ne peuvent s'en procurer faute de capital, mais n'en rémunèrent pas moins leurs propriétaires par des payements périodiques155. " Admirez la justice capitaliste ! Si le propriétaire foncier, le propriétaire de maisons, l'homme d'affaires, sont expropriés pour causes d'améliorations, telles que chemins de fer, construction de rues nouvelles, etc., ils n'obtiennent pas seulement indemnité pleine et entière. Il faut encore, selon le droit et l'équité, les consoler de leur " abstinence ", de leur " renoncement " forcé, en leur octroyant un bon pourboire. Le travailleur, lui, est jeté sur le pavé avec sa femme, ses enfants et son saint-crépin, et, s'il se presse par trop grandes masses vers les quartiers de la ville où la municipalité est à cheval sur les convenances, il est traqué par la police au nom de la salubrité publique !
Au commencement du XIX° siècle il n'y avait, en dehors de Londres, pas une seule ville en Angleterre qui comptât cent mille habitants. Cinq seulement en comptaient plus de cinquante mille. Il en existe aujourd'hui vingt-huit dont la population dépasse ce nombre. " L'augmentation énorme de la population des villes n'a pas été le seul résultat de ce changement, mais les anciennes petites villes compactes sont devenues des centres autour desquels des constructions s'élèvent de tous côtés, ne laissant arriver l'air de nulle part. Les riches, ne les trouvant plus agréables, les quittent pour les faubourgs, où ils se plaisent davantage. Les successeurs de ces riches viennent donc occuper leurs grandes maisons; une famille s'installe dans chaque chambre, souvent même avec des sous-locataires. C'est ainsi qu'une population entière s'est installée dans des habitations qui n'étaient pas disposées pour elle, et où elle était absolument déplacée, livrée à des influences dégradantes pour les adultes et pernicieuses pour les enfants156 ".
A mesure que l'accumulation du capital s'accélère dans une ville industrielle ou commerciale, et qu'y afflue le matériel humain exploitable, les logements improvisés des travailleurs empirent. Newcastle-on-Tyne, centre d'un district dont les mines de charbon et les carrières s'exploitent toujours plus en grand, vient immédiatement après Londres sur l'échelle des habitations infernales. Il ne s'y trouve pas moins de trente-quatre mille individus qui habitent en chambrées. La police y a fait démolir récemment, ainsi qu'à Gateshead, un grand nombre de maisons pour cause de danger public. La construction des maisons nouvelles marche très lentement, mais les affaires vont très vite. Aussi la ville était-elle en 1865 bien plus encombrée qu'auparavant. A peine s'y trouvait-il une seule chambre à louer. " Il est hors de doute, dit le docteur Embleton, médecin de l'hôpital des fiévreux de Newcastle, que la durée et l'expansion du typhus n'ont pas d'autre cause que l'entassement de tant d'êtres humains dans des logements malpropres. Les maisons où demeurent ordinairement les ouvriers sont situées dans des impasses ou des cours fermées. Au point de vue de la lumière, de l'air, de l'espace et de la propreté, rien de plus défectueux et de plus insalubre; c'est une honte pour tout pays civilisé. Hommes, femmes et enfants, y couchent la nuit pêle-mêle. A l'égard des hommes, la série de nuit y succède à la série de jour sans interruption, si bien que les lits n'ont pas même le temps de refroidir. Manque d'eau, absence presque complète de latrines, pas de ventilation, une puanteur et une peste157. " Le prix de location de tels bouges est de huit pence à trois shillings par semaine. " Newcastle-uponTyne, dit le docteur Hunter, nous offre l'exemple d'une des plus belles races de nos compatriotes tombée dans une dégradation presque sauvage, sous l'influence de ces circonstances purement externes, l'habitation et la rue158. "
Suivant le flux et le reflux du capital et du travail, l'état des logements dans une ville industrielle peut être aujourd'hui supportable et demain abominable. Si l'édilité s'est enfin décidée à faire un effort pour écarter les abus les plus criants, voilà qu'un essaim de sauterelles, un troupeau d'Irlandais déguenillés ou de pauvres travailleurs agricoles anglais, fait subitement invasion. On les amoncelle dans des caves et des greniers, ou bien on transforme la ci-devant respectable maison du travailleur en une sorte de camp volant dont le personnel se renouvelle sans cesse. Exemple : Bradford. Le Philistin municipal y était justement occupé de réformes urbaines; il s'y trouvait en outre, en 1861, mille sept cent cinquante et une maisons inhabitées: mais soudain les affaires se mettent à prendre cette bonne tournure dont le doux, le libéral et négrophile M. Forster a tout récemment caqueté avec tant de grâce: alors, naturellement, avec la reprise des affaires, débordement des vagues sans cesse mouvantes de " l'armée de réserve ", de la surpopulation relative. Des travailleurs, la plupart bien payés, sont contraints d'habiter les caves et les chambres horribles décrites dans la note ci-dessous159, qui contient une liste transmise au docteur Hunter par l'agent d'une société d'assurances. Ils se déclarent tout prêts à prendre de meilleurs logements, s'il s'en trouvait; en attendant la dégradation va son train, et la maladie les enlève l'un après l'autre. Et, pendant ce temps, le doux, le libéral M. Forster célèbre, avec des larmes d'attendrissement, les immenses bienfaits de la liberté commerciale, du laisser faire laisser passer, et aussi les immenses bénéfices de ces fortes têtes de Bradford qui s'adonnent à l'étude de la laine longue.
Dans son rapport du 5 septembre 1865, le docteur Bell, un des médecins des pauvres de Bradford, attribue, lui aussi, la terrible mortalité parmi les malades de son district atteints de fièvres, à l'influence horriblement malsaine des logements qu'ils habitent. " Dans une cave de mille cinq cents pieds cubes dix personnes logent ensemble... Vincent street, Green Air Place et les Leys, contiennent deux cent vingt-trois maisons avec mille quatre cent cinquante habitants, quatre cent trente-cinq lits et trente-six lieux d'aisances... Les lits, et j'entends par là le premier amas venu de sales guenilles ou de copeaux, servent chacun à trois personnes en moyenne, et quelques-uns à quatre et six personnes. Beaucoup dorment sans lit étendus tout habillés sur le plancher nu, hommes et femmes, mariés et non mariés, pêle-mêle. Est-il besoin d'ajouter que ces habitations sont des antres infects, obscurs et humides, tout à fait impropres à abriter un être humain ? Ce sont les foyers d'où partent la maladie et la mort pour chercher des victimes même chez les gens de bonne condition (of good circumstances), qui ont permis à ces ulcères pestilentiels de suppurer au milieu de nous160. "
Dans cette classification des villes d'après le nombre et l'horreur de leurs bouges, Bristol occupe le troisième rang. " Ici, dans une des villes les plus riches de l'Europe, la pauvreté réduite au plus extrême dénuement (blank poverty) surabonde, ainsi que la misère domestique161. "
c) La population nomade. - Les mineurs.
Les nomades du prolétariat se recrutent dans les campagnes, mais leurs occupations sont en grande partie industrielles. C'est l'infanterie légère du capital, jetée suivant les besoins du moment, tantôt sur un point du pays, tantôt sur un autre. Quand elle n'est pas en marche, elle campe. On l'emploie à la bâtisse, aux opérations de drainage, à la fabrication de la brique, à la cuite de la chaux, à la construction des chemins de fer, etc. Colonne mobile de la pestilence, elle sème sur sa route, dans les endroits où elle assoit son camp et alentour, la petite vérole, le typhus, le choléra, la fièvre scarlatine, etc162. Quand des entreprises, telles que la construction des chemins de fer, etc., exigent une forte avance de capital, c'est généralement l'entrepreneur qui fournit à son armée des baraques en planches ou des logements analogues, villages improvisés sans aucunes mesures de salubrité, en dehors de la surveillance des autorités locales, mais sources de gros profits pour monsieur l'entrepreneur, qui exploite ses ouvriers et comme soldats de l'industrie et comme locataires. Suivant que la baraque contient un, deux ou trois trous, l'habitant, terrassier, maçon, etc., doit payer par semaine un, deux, trois shillings163. Un seul exemple suffira : En septembre 1864 rapporte le docteur Simon, le président du Nuisance Removal Committee de la paroisse de Sevenoaks dénonça au ministre de l'Intérieur, Sir George Grey, les faits suivants :
" Dans cette paroisse, la petite vérole était encore, il y a un an, à peu près inconnue. Un peu avant cette époque, on commença à percer une voie ferrée de Lewisham à Tunbridge. Outre que le gros de l'ouvrage s'exécuta dans le voisinage immédiat de cette ville, on y installa aussi le dépôt central de toute la construction. Comme le grand nombre des individus ainsi occupés ne permettait pas de les loger tous dans des cottages l'entrepreneur, M. Jay, afin de mettre ses ouvriers à l'abri, fit construire sur différents points, le long de la voie, des baraques dépourvues de ventilation et d'égouts, et de plus nécessairement encombrées, car chaque locataire était obligé d'en recevoir d'autres chez lui, si nombreuse que fût sa propre famille et bien que chaque hutte n'eût que deux chambres. D'après le rapport médical qu'on nous adresse, il résulta de tout ceci que ces pauvres gens, pour échapper aux exhalaisons pestilentielles des eaux croupissantes et des latrines situées sous leurs fenêtres, avaient à subir pendant la nuit tous les tourments de la suffocation. Des plaintes furent enfin portées devant notre comité par un médecin qui avait eu l'occasion de visiter ces taudis. Il s'exprima en termes amers sur l'état de ces soi-disant habitations, et donna à entendre qu'il y avait à craindre les conséquences les plus funestes, si quelques mesures de salubrité n'étaient pas prises sur-le-champ. Il y a un an environ, M. Jay s'engagea à faire préparer une maison où les gens qu'il occupe devaient passer aussitôt qu'ils seraient atteints de maladie contagieuse. Il a renouvelé sa promesse vers la fin du mois de juillet dernier, mais il n'a rien fait, bien que depuis lors on ait eu à constater plusieurs cas de petite vérole dans les cabanes mêmes qu'il me décrivit comme étant dans des conditions effroyables. Pour votre information (celle du ministre) je dois ajouter que notre paroisse possède une maison isolée, dite la maison des pestiférés (pesthouse), où les habitants atteints de maladies contagieuses reçoivent des soins. Cette maison est depuis des mois encombrée de malades. Dans une même famille, cinq enfants sont morts de la petite vérole et de la fièvre. Depuis le 1° avril jusqu'au 1° septembre de cette année, il n'y a pas eu moins de dix cas de morts de la petite vérole, quatre dans les susdites cabanes, le foyer de la contagion. On ne saurait indiquer le chiffre des cas de maladie, parce que les familles qui en sont affligées font tout leur possible pour les cacher164 ".
Les houilleurs et les autres ouvriers des mines appartiennent aux catégories les mieux payées de la classe ouvrière anglaise. A quel prix ils achètent leur salaire, on l'a vu précédemment165. Mais ici nous ne considérons leur situation que sous le rapport de l'habitation. En général, l'exploiteur de la mine, qu'il en soit le propriétaire ou le locataire, fait construire un certain nombre de cottages pour ses ouvriers. Ceux-ci reçoivent en outre du charbon gratis, c'est-à-dire qu'une partie de leur salaire leur est payée en charbon et non en argent. Les autres, qu'on ne peut loger de cette façon, obtiennent en compensation quatre livres sterling par an.
Les districts des mines attirent rapidement une grande population composée des ouvriers mineurs et des artisans, débitants, etc., qui se groupent autour d'eux. Là, comme partout où la population est très dense, la rente foncière est très élevée. L'entrepreneur cherche donc à établir à l'ouverture des mines, sur l'emplacement le plus étroit possible, juste autant de cottages qu'il en faut pour parquer les ouvriers et leurs familles. Quand on ouvre, aux environs, des mines nouvelles, ou que l'on reprend l'exploitation des anciennes, la presse devient naturellement extrême. Un seul motif préside à la construction de ces cottages, " l'abstinence " du capitaliste, son aversion pour toute dépense d'argent comptant qui n'est pas de rigueur.
" Les habitations des mineurs et des centres ouvriers que l'on voit dans les mines de Northumberland et de Durham, dit le docteur Julian Hunter, sont peut-être en moyenne ce que l'Angleterre présente, sur une grande échelle, de pire et de plus cher en ce genre, à l'exception cependant des districts semblables dans le Monmouthshire. Le mal est là à son comble, à cause du grand nombre d'hommes entassés dans une seule chambre, de l'emplacement étroit où l'on a empilé un amas de maisons, du manque d'eau, de l'absence de latrines et de la méthode fréquemment employée, qui consiste à bâtir les maisons les unes sur les autres ou à les bâtir en flats (de manière que les différents cottages forment des étages superposés verticalement). L'entrepreneur traite toute la colonie comme si, au lieu de résider, elle ne faisait que camper166. " " En vertu de mes instructions, dit le docteur Stevens, j'ai visité la plupart des villages miniers de l'union Durham... On peut dire de tous, à peu d'exceptions près, que tous les moyens de protéger la santé des habitants y sont négligés... Les ouvriers des mines sont liés (bound, expression qui de même que bondage date de l'époque du servage), sont liés pour douze mois au fermier de la mine (le lessee) ou au propriétaire. Quand ils se permettent de manifester leur mécontentement ou d'importuner d'une façon quelconque l'inspecteur (viewer), celui-ci met à côté de leur nom une marque ou une note sur son livre, et à la fin de l'année leur engagement n'est pas renouvelé... A mon avis, de toutes les applications du système du troc (payement du salaire en marchandises), il n'en est pas de plus horrible que celle qui règne dans ces districts si peuplés. Le travailleur y est forcé d'accepter, comme partie de son salaire, un logis entouré d'exhalaisons pestilentielles. Il ne peut pas faire ses propres affaires comme il l'entend; il est à l'état de serf sous tous les rapports (he is to all intents and purposes a serf). Il n'est pas certain, paraît-il, qu'il puisse en cas de besoin s'adresser à personne autre que son propriétaire : or celui-ci consulte avant tout sa balance de compte, et le résultat est à peu près infaillible. Le travailleur reçoit du propriétaire son approvisionnement d'eau. Bonne ou mauvaise, fournie ou suspendue, il faut qu'il la paie, ou, pour mieux dire, qu'il subisse une déduction sur son salaire167. "
En cas de conflits avec " l'opinion publique " ou même avec la police sanitaire, le capital ne se gêne nullement de " justifier " les conditions, les unes dangereuses et les autres dégradantes, auxquelles il astreint l'ouvrier, faisant valoir que tout cela est indispensable pour enfler la recette. C'est ainsi que nous l'avons vu " s'abstenir " de toute mesure de protection contre les dangers des machines dans les fabriques, de tout appareil de ventilation et de sûreté dans les mines, etc. Il en est de même à l'égard du logement des mineurs. " Afin d'excuser ", dit le docteur Simon, le délégué médical du Conseil privé, dans son rapport officiel, " afin d'excuser la pitoyable organisation des logements, on allègue que les mines sont ordinairement exploitées à bail, et que la durée du contrat (vingt et un ans en général dans les houillères) est trop courte, pour que le fermier juge qu'il vaille la peine de ménager des habitations convenables pour la population ouvrière et les diverses professions que l'entreprise attire. Et lors même, dit-on, que l'entrepreneur aurait l'intention d'agir libéralement en ce sens, sa bonne volonté échouerait devant les prétentions du propriétaire foncier. Celui-ci, à ce qu'il paraît, viendrait aussitôt exiger un surcroît de rente exorbitant, pour le privilège de construire à la surface du sol qui lui appartient un village décent et confortable, servant d'abri aux travailleurs qui font valoir sa propriété souterraine. On ajoute que ce prix prohibitoire, là où il n'y a pas prohibition directe, rebute aussi les spéculateurs en bâtiments... Je ne veux ni examiner la valeur de cette justification ni rechercher sur qui tomberait en définitive le surcroît de dépense, sur le propriétaire foncier, le fermier des mines, les travailleurs ou le public... Mais, en présence des faits outrageux révélés par les rapports ci-joints (ceux des docteurs Hunter, Stevens, etc.), il faut nécessairement trouver un remède... C'est ainsi que des titres de propriété servent à commettre une grande injustice publique. En sa qualité de possesseur de mines, le propriétaire foncier engage une colonie industrielle à venir travailler sur ses domaines; puis, en sa qualité de propriétaire de la surface du sol, il enlève aux travailleurs qu'il a réunis toute possibilité de pourvoir à leur besoin d'habitation. Le fermier des mines (l'exploiteur capitaliste) n'a aucun intérêt pécuniaire à s'opposer à ce marché ambigu. S'il sait fort bien apprécier l'outrecuidance de telles prétentions, il sait aussi que les conséquences n'en retombent pas sur lui, mais sur les travailleurs, que ces derniers sont trop peu instruits pour connaître leurs droits à la santé, et enfin que les habitations les plus ignobles, l'eau à boire la plus corrompue, ne fourniront jamais prétexte à une grèves168. "
d) Effet des crises sur la partie la mieux payée de la classe ouvrière.
Avant de passer aux ouvriers agricoles, il convient de montrer, par un exemple, comment les crises affectent même la partie la mieux payée de la classe ouvrière, son aristocratie.
On sait qu'en 1857 il éclata une de ces crises générales auxquelles le cycle industriel aboutit périodiquement. Son terme suivant échut en 1866. Cette fois la crise revêtit un caractère essentiellement financier, ayant déjà été escomptée en partie dans les districts manufacturiers, à l'occasion de la disette de coton qui rejeta une masse de capitaux de leur sphère de placement ordinaire sur les grands centres du marché monétaire. Son début fut signalé à Londres, en mai 1866, par la faillite d'une banque gigantesque, suivie de l'écroulement général d'une foule innombrable de sociétés financières véreuses. Une des branches de la grande industrie, particulièrement atteinte à Londres par la catastrophe, fut celle des constructeurs de navires cuirassés. Les gros bonnets de la partie avaient non seulement poussé la production à outrance pendant la période de haute prospérité, mais ils s'étaient aussi engagés à des livraisons énormes, dans l'espoir que la source du crédit ne tarirait pas de si tôt. Une réaction terrible eut lieu, réaction que subissent, à cette heure encore, fin mars 1867, de nombreuses industries169. Quant à la situation des travailleurs, on peut en juger par le passage suivant, emprunté au rapport très circonstancié d'un correspondant du Morning Star qui, au commencement de janvier 1867, visita les principales localités en souffrance.
" A l'est de Londres, dans les districts de Poplar, Milwall, Greenwich, Deptford, Limehouse et Canning Town, quinze mille travailleurs au moins, parmi lesquels plus de trois mille ouvriers de métier, se trouvent avec leurs familles littéralement aux abois. Un chômage de six à huit mois a épuisé leurs fonds de réserve... C'est à grand-peine que j'ai pu m'avancer jusqu'à la porte du Workhouse de Poplar qu'assiégeait une foule affamée. Elle attendait des bons de pain, mais l'heure de la distribution n'était pas encore arrivée. La cour forme un grand carré avec un auvent qui court tout autour de ses murs. Les pavés du milieu étaient couverts d'épais monceaux de neige, mais l'on y distinguait certains petits espaces entourés d'un treillage d'osier, comme des parcs à moutons, où les hommes travaillent quand le temps le permet. Le jour de ma visite, ces parcs étaient tellement encombrés de neige, que personne ne pouvait s'y asseoir. Les hommes étaient occupés, sous le couvert de la saillie du toit à macadamiser des pavés. Chacun d'eux avait pour siège un pavé épais et frappait avec un lourd marteau sur le granit, recouvert de givre, jusqu'à ce qu'il en eût concassé cinq boisseaux. Sa journée était alors terminée, il recevait trois pence (30 centimes) et un bon de pain. Dans une partie de la cour se trouvait une petite cabane sordide et délabrée. En ouvrant la porte, nous la trouvâmes remplie d'hommes pressés les uns contre les autres, épaule contre épaule, pour se réchauffer. Ils effilaient des câbles de navire et luttaient à qui travaillerait le plus longtemps avec le minimum de nourriture, mettant leur point d'honneur dans la persévérance. Ce seul Workhouse fournit des secours à sept mille personnes, et beaucoup parmi ces ouvriers, il y a six ou huit mois, gagnaient les plus hauts salaires du pays. Leur nombre eût été double, si ce n'était que certains travailleurs, leur réserve d'argent une fois épuisée, refusent néanmoins tout secours de la paroisse, aussi longtemps qu'ils ont quelque chose à mettre en gage... En quittant le Workhouse, je fis une promenade dans les rues, entre les rangées de maisons à un étage, si nombreuses à Poplar. Mon guide était membre du Comité pour les ouvriers sans travail. La première maison où nous entrâmes était celle d'un ouvrier en fer, en chômage depuis vingt-sept semaines. Je le trouvai assis dans une chambre de derrière avec toute sa famille. La chambre n'était pas tout à fait dégarnie de meubles et il y avait un peu de feu; c'était de toute nécessité, par une journée de froid terrible, afin d'empêcher les pieds nus des jeunes enfants de se geler. Il y avait devant le feu, sur un plat, une certaine quantité d'étoupe que les femmes et les enfants devaient effiler en échange du pain fourni par le Workhouse. L'homme travaillait dans une des cours décrites ci-dessus, pour un bon de pain et trois pence par jour. Il venait d'arriver chez lui, afin d'y prendre son repas du midi, très affamé, comme il nous le dit avec un sourire amer, et ce repas consistait en quelques tranches de pain avec du saindoux et une tasse de thé sans lait. La seconde porte à laquelle nous frappâmes fut ouverte par une femme entre deux âges, qui, sans souffler mot, nous conduisit dans une petite chambre sur le derrière, où se trouvait toute sa famille, silencieuse et les yeux fixés sur un feu près de s'éteindre. Il y avait autour de ces gens et de leur petite chambre un air de solitude et de désespoir à me faire souhaiter de ne jamais revoir pareille scène... " Ils n'ont rien gagné, Monsieur ", dit la femme en montrant ses jeunes garçons, " rien depuis vingt-six semaines, et tout notre argent est parti, tout l'argent que le père et moi nous avions mis de côté dans des temps meilleurs, avec le vain espoir de nous assurer une réserve pour les jours mauvais. Voyez ! " s'écria-t-elle d'un accent presque sauvage, et en même temps elle nous montrait un livret de banque où étaient indiquées régulièrement toutes les sommes successivement versées, puis retirées, si bien que nous pûmes constater comment le petit pécule, après avoir commencé par un dépôt de cinq shillings, puis avoir grossi peu à peu jusqu'à vingt livres sterling, s'était fondu ensuite de livres en shillings et de shillings en pence, jusqu'à ce que le livret fût réduit à n'avoir pas plus de valeur qu'un morceau de papier blanc. Cette famille recevait chaque jour un maigre repas du Workhouse... Nous visitâmes enfin la femme d'un Irlandais qui avait travaillé au chantier de construction maritime. Nous la trouvâmes malade d'inanition, étendue tout habillée sur un matelas et à peine couverte d'un lambeau de tapis, car toute la literie était au mont-de-piété. Ses malheureux enfants la soignaient et paraissaient avoir bien besoin, à leur tour, des soins maternels. Dix-neuf semaines d'oisiveté forcée l'avaient réduite à cet état, et pendant qu'elle nous racontait l'histoire du passé désastreux, elle sanglotait comme si elle eût perdu tout espoir d'un avenir meilleur. A notre sortie de cette maison, un jeune homme courut vers nous et nous pria d'entrer dans son logis pour voir si l'on ne pourrait rien faire en sa faveur. Une jeune femme, deux jolis enfants, un paquet de reconnaissances du mont-de-piété et une chambre entièrement nue, voilà tout ce qu'il avait à nous montrer170. "
e) Le prolétariat agricole anglais.
Le caractère antagonique de l'accumulation capitaliste ne s'affirme nulle part plus brutalement que dans le mouvement progressif de l'agriculture anglaise et le mouvement rétrograde des cultivateurs anglais. Avant d'examiner leur situation actuelle, il nous faut jeter un regard en arrière. L'agriculture moderne date en Angleterre du milieu du siècle dernier, quoique les bouleversements survenus dans la constitution de la propriété foncière, qui devaient servir de base au nouveau mode de production, remontent à une époque beaucoup plus reculée.
Les renseignements fournis par Arthur Young, penseur superficiel, mais observateur exact, prouvent incontestablement que l'ouvrier agricole de 1771 était un bien piteux personnage comparé à son devancier de la fin du XIV° siècle, " lequel pouvait vivre dans l'abondance et accumuler de la richesse171 ", pour ne pas parler du XV° siècle, " l'âge d'or du travailleur anglais et à la ville et à la campagne ". Nous n'avons pas besoin cependant de remonter si loin. On lit dans un écrit remarquable publié en 1777 : " Le gros fermier s'est presque élevé au niveau du gentleman, tandis que le pauvre ouvrier des champs est foulé aux pieds... Pour juger de son malheureux état, il suffit de comparer sa position d'aujourd'hui avec celle qu'il avait il y a quarante ans... Propriétaire foncier et fermier se prêtent mutuellement main-forte pour opprimer le travailleur172. " Il y est ensuite prouvé en détail que de 1737 à 1777 dans les campagnes le salaire réel est tombé d'environ un quart ou vingt-cinq pour cent. " La politique moderne, dit Richard Price, favorise les classes supérieures du peuple; la conséquence sera que tôt ou tard le royaume entier se composera de gentlemen et de mendiants, de magnats et d'esclaves173. "
Néanmoins la condition du travailleur agricole anglais de 1770 à 1780, à l'égard du logement et de la nourriture aussi bien que de la dignité et des divertissements, etc., reste un idéal qui n'a jamais été atteint depuis. Son salaire moyen exprimé en pintes de froment se montait de 1770 à 1771 à quatre-vingt-dix; à l'époque d'Eden (1797), il n'était plus que de soixante-cinq, et en 1808 que de soixante174.
Nous avons indiqué la situation du travailleur agricole à la fin de la guerre antijacobine (antijacobin war, tel est le nom donné par William Cobbet à la guerre contre la Révolution française), pendant laquelle seigneurs terriens, fermiers, fabricants, commerçants, banquiers, loups-cerviers, fournisseurs, etc., s'étaient extraordinairement enrichis. Le salaire nominal s'éleva, en conséquence soit de la dépréciation des billets de banque, soit d'un enchérissement des subsistances les plus nécessaires indépendant de cette dépréciation. Son mouvement réel peut être constaté d'une manière fort simple, sans entrer dans des détails fastidieux. La loi des pauvres et son administration étaient, en 1814, les mêmes qu'en 1795. Or, nous avons vu comment cette loi s'exécutait dans les campagnes : c'était la paroisse qui, sous forme d'aumône, parfaisait la différence entre le salaire nominal du travail et la somme minima indispensable au travailleur pour végéter. La proportion entre le salaire payé par le fermier et le supplément ajouté par la paroisse nous montre deux choses, premièrement : de combien le salaire était au-dessous de son minimum, secondement : à quel degré le travailleur agricole était transformé en serf de sa paroisse. Prenons pour exemple un comté qui représente la moyenne de cette proportion dans tous les autres comtés. En 1795 le salaire hebdomadaire moyen était à Northampton de sept shillings six pence, la dépense totale annuelle d'une famille de six personnes de trente-six livres sterling douze shillings cinq pence, sa recette totale de vingt-neuf livres sterling dix-huit shillings, le complément fourni par la paroisse de six livres sterling quatorze shillings cinq pence. Dans le même comté le salaire hebdomadaire était en 1814 de douze shillings deux pence, la dépense totale annuelle d'une famille de cinq personnes de cinquante-quatre livres sterling dix-huit shillings quatre pence; sa recette totale de trente-six livres sterling deux shillings, le complément fourni par la paroisse de dix-huit livres sterling six shillings quatre pence175. En 1795 le complément n'atteignait pas le quart du salaire, en 1814 il en dépassait la moitié. Il est clair que dans ces circonstances le faible confort qu'Eden signale encore dans le cottage de l'ouvrier agricole avait alors tout à fait disparu176. De tous les animaux qu'entretient le fermier, le travailleur, l'instrumentum vocale, restera désormais le plus mal nourri et le plus mal traité.
Les choses continuèrent paisiblement en cet état jusqu'à ce que " les émeutes de 1830 vinssent nous avertir (nous, les classes gouvernantes), à la lueur des meules de blé incendiées, que la misère et un sombre mécontentement, tout prêt à éclater, bouillonnaient aussi furieusement sous la surface de l'Angleterre agricole que de l'Angleterre industrielle177 ". Alors, dans la Chambre des communes, Sadler baptisera les ouvriers des campagnes du nom " d'esclaves blancs " (white slaves), et un évêque répétera le mot dans la Chambre haute. " Le travailleur agricole du sud de l'Angleterre, dit l'économiste le plus remarquable de cette période, E. G. Wakefield, n'est ni un esclave, ni un homme libre: c'est un pauper178. "
A la veille de l'abrogation des lois sur les céréales, la lutte des partis intéressés vint jeter un nouveau jour sur la situation des ouvriers agricoles. D'une part les agitateurs abolitionnistes faisaient appel aux sympathies populaires, en démontrant par des faits et des chiffres que ces lois de protection n'avaient jamais protégé le producteur réel. D'autre part la bourgeoisie industrielle écumait de rage quand les aristocrates fonciers venaient dénoncer l'état des fabriques, que ces oisifs, cœurs secs, corrompus jusqu'à la moelle, faisaient parade de leur profonde sympathie pour les souffrances des ouvriers de fabrique, et réclamaient à hauts cris l'intervention de la législature. Quand deux larrons se prennent aux cheveux, dit un vieux proverbe anglais, l'honnête homme y gagne toujours. Et de fait, la dispute bruyante, passionnée, des deux fractions de la classe dominante, sur la question de savoir laquelle des deux exploitait le travailleur avec le moins de vergogne, aida puissamment à révéler la vérité.
L'aristocratie terrienne avait pour général en chef dans sa campagne philanthropique contre les fabricants le comte de Shaftesbury (ci-devant Lord Ashley). Aussi fut-il le principal point de mire des révélations que le Morning Chronicle publiait de 1844 à 1845. Cette feuille, le plus important des organes libéraux d'alors, envoya dans les districts ruraux des correspondants qui, loin de se contenter d'une description et d'une statistique générales, désignèrent nominalement les familles ouvrières visitées et leurs propriétaires. La liste suivante spécifie les salaires payés dans trois villages, aux environs de Blandford, Wimbourne et Poole, villages appartenant à M. G. Bankes et au comte de Shaftesbury. On remarquera que ce pontife de la basse église (low church), ce chef des piétistes anglais empoche, tout comme son compère Bankes, sous forme de loyer, une forte portion du maigre salaire qu'il est censé octroyer à ses cultivateurs.
Premier village179
a) Enfants.
b) Nombre des membres de la famille.
c) Salaire des hommes par semaine.
d) Salaire des enfants par semaine.
e) Recette hebdomadaire de toute la famille.
f) Loyer de la semaine.
g) Salaire total après déduction du loyer.
h) Salaire par semaine et par tête.
2
4
8 sh.8 sh.
2 sh.
6 sh.
1 sh. 6 d.
3
5
8 sh.8 sh.
1 sh. 6 d.
6 sh. 6 d.
1 sh. 3 1/2 d.
3
4
8 sh.8 sh.
1 sh.
7 sh.
1 sh. 9 d.
2
4
8 sh.8 sh.
1 sh.
7 sh.
1 sh. 9 d.
6
8
7 sh.
1 sh. 6 d.
10 sh. 6 d.
2 sh.
8 sh. 6 d.
1 sh. 0 3/4 d.
3
5
7 sh.
1 sh. 2 d.
10 sh. 2 d.
1 sh. 4 d.
6 sh. 10 d.
1 sh. 1/2 d.
Deuxième village
a) Enfants.
b) Nombre des membres de la famille.
c) Salaire des hommes par semaine.
d) Salaire des enfants par semaine.
e) Recette hebdomadaire de toute la famille.
f) Loyer de la semaine.
g) Salaire total après déduction du loyer.
h) Salaire par semaine et par tête.
6
8
7 sh.
1 sh. 6 d.
10 sh.
1 sh. 6 d.
8 sh. 6 d.
1 sh. 0 3/4 d.
6
8
7 sh.
1 sh. 6 d.
7 sh.
1 sh. 3 1/2 d.
5 sh. 8 1/2 d.
1 sh. 8 1/2 d.
8
10
7 sh.7 sh.
1 sh. 3 1/2 d.
5 sh. 8 1/2 d.
1 sh. 7 d.
4
6
7 sh.7 sh.
1 sh. 6 1/2 d.
5 sh. 5 1/2 d.
1 sh. 11 d.
3
5
7 sh.7 sh.
1 sh. 6 1/2 d.
5 sh. 5 1/2 d.
1 sh. 1 d.
Troisième village
a) Enfants.
b) Nombre des membres de la famille.
c) Salaire des hommes par semaine.
d) Salaire des enfants par semaine.
e) Recette hebdomadaire de toute la famille.
f) Loyer de la semaine.
g) Salaire total après déduction du loyer.
h) Salaire par semaine et par tête.
4
6
7 sh.7 sh.
1 sh.
6 sh.
1 sh.
3
5
7 sh.
1 sh. 2 d.
11 sh. 6 d.
0 sh. 10 d.
10 sh. 8 d.
2 sh. 2 1/2 d.
0
2
5 sh.
1 sh. 6 d.
5 sh.
1 sh.
4 sh.
2 sh.
L'abrogation des lois sur les céréales donna à l'agriculture anglaise une nouvelle et merveilleuse impulsion. Drainage tout à fait en grand180, nouvelles méthodes pour nourrir le bétail dans les étables et pour cultiver les prairies artificielles, introduction d'appareils mécaniques pour la fumure des terres, manipulation perfectionnée du sol argileux, usage plus fréquent des engrais minéraux, emploi de la charrue à vapeur et de toutes sortes de nouvelles machines-outils, etc., en général, culture intensifiée, voilà ce qui caractérise cette époque. Le président de la Société royale d'agriculture, M. Pusey, affirme que l'introduction des machines a fait diminuer de près de moitié les frais (relatifs) d'exploitation. D'un autre côté, le rendement positif du sol s'éleva rapidement. La condition essentielle du nouveau système était un plus grand déboursé de capital, entraînant nécessairement une concentration plus rapide des fermes181. En même temps, la superficie des terres mises en culture augmenta, de 1846 à 1865, d'environ quatre cent soixante-quatre mille cent dix-neuf acres, sans parler des grandes plaines des comtés de l'est, dont les garennes et les maigres pâturages furent transformés en magnifiques champs de blé. Nous savons déjà que le nombre total des personnes employées dans l'agriculture diminua dans la même période. Le nombre des cultivateurs proprement dits des deux sexes et de tout âge, tomba, de 1851 à 1861, de un million deux cent quarante et un mille deux cent soixante-neuf à un million cent soixante-trois mille deux cent vingt-sept182. Si donc le Registrar général fait très justement remarquer que " l'accroissement du nombre des fermiers et des ouvriers de campagne depuis 1801 n'est pas le moins du monde en rapport avec l'accroissement du produit agricole183 ", cette disproportion se constate encore bien davantage dans la période de 1846 à 1866. Là, en effet, la dépopulation des campagnes a suivi pas à pas l'extension et l'intensification de la culture, l'accumulation inouïe du capital incorporé au sol et de celui consacré à son exploitation, l'augmentation des produits, sans précédent dans l'histoire de l'agronomie anglaise, l'accroissement des rentes dévolues aux propriétaires fonciers et celui des profits réalisés par les fermiers capitalistes. Si l'on songe que tout cela coïncidait avec le développement rapide et continu des débouchés urbains et le règne du libre-échange, le travailleur agricole, post tot discrimina rerum, se trouva évidemment placé dans des conditions qui devaient enfin, secundum artem, selon la formule, le rendre fou de bonheur.
Le professeur Rogers trouve, en définitive, que, comparé à son prédécesseur de la période de 1770 à 1780, pour ne rien dire de celle qui commence au dernier tiers du XIV° siècle et se termine au dernier tiers du XVV°, le travailleur agricole anglais d'aujourd'hui est dans un état pitoyable, " qu'il est redevenu serf ", à vrai dire, serf mal nourri et mal logé184. D'après le rapport du docteur Julien Hunter sur les conditions d'habitation des ouvriers ruraux, rapport qui a fait époque, " les frais d'entretien du hind (nom donné au paysan aux temps féodaux) ne sont point calculés sur le profit qu'il s'agit de tirer de lui. Dans les supputations du fermier il représente le zéro185. Ses moyens de subsistance sont toujours traités comme une quantité fixe186 ". " Quant à une réduction ultérieure du peu qu'il reçoit, il peut dire : nihil habeo, nihil curo, " rien n'ai, rien ne me chaut ". Il n'a aucune appréhension de l'avenir, parce qu'il ne dispose de rien en dehors de ce qui est absolument indispensable à son existence. Il a atteint le point de congélation qui sert de base aux calculs du fermier. Advienne que pourra, heur ou malheur, il n'y a point part187. "
Une enquête officielle eut lieu, en 1863, sur l'alimentation et le travail des condamnés soit à la transportation, soit au travail forcé. Les résultats en sont consignés dans deux livres bleus volumineux. " Une comparaison faite avec soin ", y est-il dit entre autres, " entre l'ordinaire des criminels dans les prisons d'Angleterre d'une part, et celui des pauvres dans les Workhouses et des travailleurs agricoles libres du même pays d'autre part, prouve jusqu'à l'évidence que les premiers sont beaucoup mieux nourris qu'aucune des deux autres catégories188, tandis que " la masse du travail exigée d'un condamné au travail forcé ne s'élève guère qu'à la moitié de celle qu'exécute le travailleur agricole ordinaire189. " Citons à l'appui quelques détails caractéristiques, extraits de la déposition d'un témoin : Déposition de John Smith, directeur de la prison d'Edimbourg. Nr, 5056 : " L'ordinaire des prisons anglaises est bien meilleur que celui de la généralité des ouvriers agricoles. " Nr. 5075 : " C'est un fait certain qu'en Ecosse les travailleurs agricoles ne mangent presque jamais de viande. " Nr. 3047 : " Connaissez-vous une raison quelconque qui explique la nécessité de nourrir les criminels beaucoup mieux (much better) que l'ouvrier de campagne ordinaire ? - Assurément non. " Nr. 3048 : " Pensez-vous qu'il convienne de faire de plus amples expériences, pour rapprocher le régime alimentaire des condamnés au travail forcé de celle du travailleur libre190 ? " Ce qui veut dire : " L'ouvrier agricole pourrait tenir ce propos : Je travaille beaucoup et je n'ai pas assez à manger. Lorsque j'étais en prison, je travaillais moins et je mangeais tout mon soûl : il vaut donc mieux rester en prison qu'en liberté191. " Des tables annexes au premier volume du rapport nous avons tiré le tableau comparatif qui suit :
Somme de nourriture hebdomadaireEléments azotés
Onces
Eléments non azotés
Onces
Eléments minéraux
Onces
Somme totale
Onces
Criminels de la prison de Portland
28,95
150,06
4,68
183,69
Matelots de la marine royale
29,63
152,91
4,52
187,06
Soldats
25,55
114,49
3,94
143,98
Ouvrier carrossier
21,24
100,83
3,12
125,19
Travailleur agricole
17,73
118,06
3,29
139,08
Le lecteur connaît déjà les conclusions de la Commission médicale d'enquête sur l'alimentation des classes mal nourries du peuple anglais. Il se souvient que, chez beaucoup de familles agricoles, l'ordinaire s'élève rarement à la ration indispensable " pour prévenir les maladies d'inanition ". Ceci s'applique surtout aux districts purement agricoles de Cornwall, Devon, Somerset, Dorset, Wilts, Stafford, Oxford, Berks et Herts. " La nourriture du cultivateur, dit le docteur Simon, dépasse la moyenne que nous avons indiquée, parce qu'il consomme une part supérieure à celle du reste de sa famille, et sans laquelle il serait incapable de travailler; il se réserve presque toute la viande ou le lard dans les districts les plus pauvres. La quantité de nourriture qui échoit à la femme et aux enfants dans l'âge de la croissance est, en beaucoup de cas, et à vrai dire dans presque tous les comtés, insuffisante et surtout pauvre en azote192. Les valets et les servantes, qui habitent chez les fermiers eux-mêmes. sont, au contraire, plantureusement nourris, mais leur nombre va diminuant. De deux cent quatre-vingt-huit mille deux cent soixante-dix-sept qu'il comptait en 1851 il était descendu à deux cent quatre mille neuf cent soixante-deux en 1861.
" Le travail des femmes en plein champ, dit le docteur Smith, quels qu'en soient les inconvénients inévitables, est, dans les circonstances présentes, d*un gram avantage pour la famille, parce qu'il lui procure les moyens de se chausser, de se vêtir, de payer son loyer et de se mieux nourrir193. "
Le fait le plus curieux que l'enquête ait relevé, c'est que parmi les travailleurs agricoles du Royaume-Uni celui de l'Angleterre est de beaucoup le plus mal nourri (considerably the worst fed). Voici l'analyse comparée de leurs régimes alimentaires :
Consommation hebdomadaire de carbone et d'azote
Azote
grains
Carbone
grains
Angleterre
40 673
1 594
Galles
48 354
2 031
Ecosse
48 980
2 348
Irlande
43 336
2 439194
" Chaque page du rapport du docteur Hunter ", dit le docteur Simon dans son rapport officiel sur la santé, " atteste l'insuffisance numérique et l'état misérable des habitations de nos travailleurs agricoles. Et depuis nombre d'années leur situation à cet égard n'a fait qu'empirer. Il leur est maintenant bien plus difficile de trouver à se loger, et les logements qu'ils trouvent sont bien moins adaptés à leurs besoins, que ce n'était le cas depuis peut-être des siècles. Dans les vingt ou trente dernières années particulièrement, le mal a fait de grands progrès, et les conditions de domicile du paysan sont aujourd'hui lamentables au plus haut degré. Sauf les cas où ceux que son travail enrichit jugent que cela vaut bien la peine de le traiter avec une certaine indulgence, mêlée de compassion, il est absolument hors d'état de se tirer d'affaire. S'il parvient à trouver sur le sol qu'il cultive un abri-logis décent ou un toit à cochons, avec ou sans un de ces petits jardins qui allègent tant le poids de la pauvreté, cela ne dépend ni de son inclination personnelle, ni même de son aptitude à payer le prix qu'on lui demande, mais de la manière dont d'autres veulent bien exercer " leur droit " d'user de leur propriété comme bon leur semble. Si grande que soit une ferme, il n'existe pas de loi qui établisse qu'elle contiendra un certain nombre d'habitations pour les ouvriers, et que même ces habitations seront décentes. La loi ne réserve pas non plus à l'ouvrier le moindre droit sur ce soi, auquel son travail est aussi nécessaire que la pluie et le soleil... Une circonstance notoire fait encore fortement pencher la balance contre lui, c'est l'influence de la loi des pauvres et de ses dispositions195 sur le domicile des pauvres et les charges qui reviennent aux paroisses. Il en résulte que chaque paroisse a un intérêt d'argent à limiter au minimum le nombre des ouvriers ruraux domiciliés chez elle, car, malheureusement, au lieu de garantir à ceux-ci et à leurs familles une indépendance assurée et permanente, le travail champêtre, si rude qu'il soit, les conduit, en général, par des acheminements plus ou moins rapides, au paupérisme; paupérisme toujours si imminent, que la moindre maladie ou le moindre manque passager d'occupation nécessite un appel immédiat à l'assistance paroissiale. La résidence d'une population d'agriculteurs dans une paroisse y fait donc évidemment augmenter la taxe des pauvres... Il suffit aux grands propriétaires fonciers196 de décider qu'aucune habitation de travailleurs ne pourra être établie sur leurs domaines, pour qu'ils soient sur-le-champ affranchis de la moitié de leur responsabilité envers les pauvres. Jusqu'à quel point la loi et la constitution anglaises ont-elles eu pour but d'établir ce genre de propriété absolue, qui autorise le seigneur du sol à traiter les cultivateurs du sol comme des étrangers et à les chasser de son territoire, sous prétexte " de disposer de son bien comme il l'entend " ? c'est là une question que je n'ai pas à discuter... Cette puissance d'éviction n'est pas de la théorie pure; elle se réalise pratiquement sur la plus grande échelle; elle est une des circonstances qui dominent les conditions de logement du travailleur agricole... " Le dernier recensement permet de juger de l'étendue du mal; il démontre que dans les dix dernières années la destruction des maisons, malgré la demande toujours croissante d'habitations, a progressé en huit cent vingt et un districts de l'Angleterre.
En comparant l'année 1861 à l'année 1851, on trouvera qu'à part les individus forcés de résider en dehors des paroisses où ils travaillent, une population plus grande de cinq un tiers pour cent a été resserrée dans un espace plus petit de quatre et demi pour cent... " Dès que le progrès de la dépopulation a atteint le but ", dit le docteur Hunter, " on obtient pour résultat un show-village (un village de parade), où les cottages sont réduits à un chiffre faible et où personne n'a le privilège de résider, hormis les bergers, les jardiniers, les gardes-chasses et autres gens de domesticité ordinairement bien traités par leurs bienveillants seigneurs197. Mais le sol a besoin d'être cultivé, et ses cultivateurs, loin de résider sur les domaines du propriétaire foncier, viennent d'un village ouvert, distant peut-être de trois milles, où ils ont été accueillis après la destruction de leurs cottages. Là où cette destruction se prépare, l'aspect misérable des cottages ne laisse pas de doute sur le destin auquel ils sont condamnés. On les trouve à tous les degrés naturels de délabrement. Tant que le bâtiment tient debout, le travailleur est admis à en payer le loyer et il est souvent bien content de ce privilège, même lorsqu'il lui faut y mettre le prix d'une bonne demeure. Jamais de réparations d'aucune sorte, à part celles que peut faire le pauvre locataire. La bicoque devient-elle à la fin tout à fait inhabitable, ce n'est qu'un cottage détruit de plus, et autant de moins à payer à l'avenir pour la taxe des pauvres. Tandis que les grands propriétaires s'affranchissent ainsi de la taxe en dépeuplant les terres qui leur appartiennent, les travailleurs, chassés par eux, sont accueillis par la localité ouverte ou la petite ville la plus proche; la plus proche, ai-je dit, mais ce " plus proche " peut signifier une distance de trois ou quatre milles de la ferme où le travailleur va peiner tous les jours. Outre la besogne qu'il fait journellement pour gagner son pain quotidien, il lui faut encore parcourir l'espace de six à huit milles, et cela n'est compté pour rien. Tout travail agricole accompli par sa femme et ses enfants subit les mêmes circonstances aggravantes. Et ce n'est pas là le seul mal que lui cause l'éloignement de son domicile, de son champ de travail : des spéculateurs achètent, dans les localités ouvertes, des lambeaux de terrain qu'ils couvrent de tanières de toute espèce, élevées au meilleur marché possible, entassées les unes sur les autres. Et c'est dans ces ignobles trous qui, même en pleine campagne, partagent les pires inconvénients des plus mauvaises habitations urbaines, que croupissent les ouvriers agricoles anglais198... " D'autre part, il ne faut pas s'imaginer que l'ouvrier qui demeure sur le terrain qu'il cultive y trouve le logement que mérite sa vie laborieuse. Même sur les domaines princiers son cottage est souvent des plus misérables. Combien de propriétaires qui estiment qu'une étable est assez bonne pour des familles ouvrières, et qui ne dédaignent pas de tirer de sa location le plus d'argent possible199. " Ou bien c'est une cabane en ruines avec une seule chambre à coucher, sans foyer, sans latrines, sans fenêtres, sans autre conduit d'eau que le fossé, sans jardin, et le travailleur est sans défense contre ces iniquités. Nos lois de police sanitaire (les Nuisances Removal Acts) sont en outre lettre morte. Leur exécution est confiée précisément aux propriétaires qui louent des bouges de cette espèce... On ne doit pas se laisser éblouir par quelques exceptions et perdre de vue la prédominance écrasante de ces faits qui sont l'opprobre de la civilisation anglaise. L'état des choses doit être en réalité épouvantable, puisque, malgré la monstruosité évidente des logements actuels, des observateurs compétents sont tous arrivés au même résultat sur ce point, savoir, que leur insuffisance numérique constitue un mai infiniment plus grave encore. Depuis nombre d'années, non seulement les hommes qui font surtout cas de la santé, mais tous ceux qui tiennent à la décence et à la moralité de la vie, voyaient avec le chagrin le plus profond l'encombrement des habitations des ouvriers agricoles. Les rapporteurs chargés d'étudier la propagation des maladies épidémiques dans les districts ruraux n'ont jamais cessé, en phrases si uniformes qu'elles semblent stéréotypées, de dénoncer cet encombrement comme une des causes qui rendent vaine toute tentative faite pour arrêter la marche d'une épidémie une fois qu'elle est déclarée. Et mille et mille fois on a eu la preuve que, malgré l'influence favorable de la vie champêtre sur la santé, l'agglomération qui active à un si haut degré la propagation des maladies contagieuses ne contribue pas moins à faire naître les maladies ordinaires. Et les hommes qui ont dénoncé cet état de choses n'ont pas passé sous silence un mal plus grand. Alors même que leur tâche se bornait à examiner le côté sanitaire, ils se sont vus presque forcés d'aborder aussi les autres côtés de la question en démontrant par le fait que des adultes des deux sexes, mariés et non mariés, se trouvent très souvent entassés pêle-mêle (huddled) dans des chambres à coucher étroites. Ils ont fait naître la conviction que, dans de semblables circonstances, tous les sentiments de pudeur et de décence sont offensés de la façon la plus grossière, et que toute moralité est nécessairement étouffée200... On peut voir, par exemple, dans l'appendice de mon dernier rapport, un cas mentionné par le docteur Ord, à propos de la fièvre qui avait ravagé Wing, dans le Buckinghamshire. Un jeune homme y arriva de Wingrave avec la fièvre. Les premiers jours de sa maladie il couche dans une même chambre avec neuf autres individus. Quelques semaines après, cinq d'entre eux furent pris de la même fièvre et un en mourut ! Vers la même époque, le docteur Harvey, de l'hôpital Saint-Georges, à propos de sa visite à Wing pendant l'épidémie, me cita des faits pareils : " Une jeune femme malade de la fièvre couchait la nuit dans la même chambre que son père, sa mère, son enfant illégitime, deux jeunes hommes, ses frères, et ses deux sœurs chacune avec un bâtard, en tout dix personnes. Quelques semaines auparavant, treize enfants couchaient dans ce même local201. "
Le docteur Hunter visita cinq mille trois cent soixante-quinze cottages de travailleurs ruraux, non seulement dans les districts purement agricoles, mais dans toutes les parties de l'Angleterre. Sur ce nombre deux mille cent quatre-vingt-quinze contenaient une seule chambre à coucher (formant souvent toute l'habitation); deux mille neuf cent trente en contenaient deux et deux cent cinquante plus de deux. Voici quelques échantillons pris parmi une douzaine de ces comtés.
1) Bedfordshire.
Wrestlingiworth : Chambre à coucher d'environ douze pieds de long sur dix de large, et il y en a beaucoup de plus petites. L'étroite cabane, d'un seul étage, est souvent partagée, au moyen de planches, en deux chambres à coucher, il y a quelquefois un lit dans une cuisine haute de cinq pieds six pouces. Loyer : trois livres sterling par an. Il faut que les locataires construisent eux-mêmes leurs lieux d'aisances, le propriétaire ne leur fournissant que le trou. Dès que l'un d'eux a construit ses latrines, elles servent à tout le voisinage. Une maison du nom de Richardson était une vraie merveille. Ses murs de mortier ballonnaient comme une crinoline qui fait la révérence. A une extrémité, le pignon était convexe, à l'autre concave. De ce côté-là se dressait une malheureuse cheminée, espèce de tuyau recourbé, fait de bois et de terre glaise, pareil à une trompe d'éléphant; pour l'empêcher de tomber on l'avait appuyée à un fort bâton. Les portes et les fenêtres étaient en losange. Sur dix-sept maisons visitées, quatre seulement avaient plus d'une chambre à coucher et ces quatre étaient encombrées. Les cottages a une seule chambre abritaient tantôt trois adultes et trois enfants, tantôt un couple marié, avec six enfants, etc.
Dunton : Loyers très élevés, de quatre à cinq livres sterling par an. Salaire des hommes : dix shillings par semaine. lis espèrent que le travail domestique (tressage de la paille) leur permettra de payer cette somme. Plus le loyer est élevé, plus il faut être en nombre pour pouvoir I'acquitter. Six adultes qui occupent avec quatre enfants une chambre à coucher paient un loyer de trois livres sterling dix shillings. La maison louée le meilleur marché, longue de quinze pieds et large de dix à l'extérieur, se paie trois livres sterling. Une seule des quatorze maisons visitées avait deux chambres à coucher. Un peu avant le village se trouve une maison dont les murs extérieurs sont souillés d'ordures par les habitants; la putréfaction a enlevé cinq pouces du bas de la porte; une seule ouverture, ménagée ingénieusement le soir au moyen de quelques tuiles poussées du dedans au-dehors, et couverte avec un lambeau de natte. Là, sans meubles, étaient entassés trois adultes et cinq enfants. Dunton n'est pas pire que le reste de la Biggleswude Union.
2) Berkshire.
Beenham : En juin 1864, un homme demeurait dans un cot (cottage à un seul étage), avec sa femme et quatre enfants. Une de ses filles, atteinte de la fièvre scarlatine et obligée de quitter son emploi, arrive chez lui. Elle meurt. Un enfant tombe malade et meurt également. La mère et un autre enfant étaient atteints du typhus, lorsque le docteur Hunter fut appelé. Le père et un deuxième enfant couchaient au-dehors, mais, ce qui montre combien il est difficile de localiser l'infection, le linge de cette famille avait été jeté là, sur le marché encombré du misérable village, en attendant le blanchissage. - Loyer de la maison de H. un shilling par semaine; dans l'unique chambre à coucher, un couple et six enfants. Une autre maison, louée huit pence (par semaine), quatorze pieds six pouces de long, sept pieds de large; cuisine six pieds de haut; la chambre à coucher sans fenêtre, sans foyer, sans porte ni ouverture, si ce n'est vers le couloir, pas de jardin. Un homme y demeurait, il y a peu de temps, avec deux filles adultes et un fils adolescent; le père et le fils couchaient dans le lit, les jeunes filles dans le couloir. A l'époque où elles habitaient là, elles avaient chacune un enfant; seulement l'une d'elles était allée faire ses couches au Workhouse et était revenue ensuite.
3) Buckinghamshire.
Trente cottages, sur mille acres de terrain, contiennent de cent trente à cent quarante personnes environ. La paroisse de Bradenham comprend une superficie de mille acres; elle avait, en 1851, trente-six maisons et une population de quatre-vingt-quatre hommes et cinquante-quatre femmes. En 1861, cette inégalité entre les sexes n'existait plus, les personnes du sexe masculin étaient au nombre de quatre-vingt-dix-huit et celles du sexe féminin de quatre-vingt-dix-sept, donnant une augmentation de quatorze hommes et de trente-trois femmes en dix ans. Mais il y avait une maison de moins.
Winslow : Une grande partie de ce village a été nouvellement bâtie dans le grand style. Les maisons y paraissent être très recherchées, car de misérables huttes sont louées un shilling et un shilling trois pence par semaine.
Water Eaton : Ici les propriétaires, s'apercevant de l'accroissement de la population, ont détruit environ vingt pour cent des maisons existantes. Un pauvre ouvrier qui avait à faire près de quatre milles pour se rendre à son travail, et auquel on demandait s'il ne pourrait pas trouver un logement plus rapproché, répondit : " Non, c'est impossible, ils se garderont bien de loger un homme avec autant de famille. "
Tinker's End, près de Winslow : Une chambre à coucher dans laquelle se trouvaient quatre adultes et quatre enfants avait onze pieds de long, neuf de large et six pieds cinq pouces de haut dans l'endroit le plus élevé. Une autre, longue de onze pieds cinq pouces, large de neuf et haute de cinq pieds dix pouces, abritait dix personnes. Chacune de ces familles avait moins de place qu'il n'en est accordé à un galérien. Pas une seule maison n'avait plus d'une chambre à coucher, pas une seule une porte de derrière; de l'eau très rarement, le loyer de un shilling quatre pence à deux shillings par semaine. Sur seize maisons visitées, il n'y avait qu'un seul homme qui gagnât, par semaine, dix shillings. La quantité d'air pour chaque personne, dans les cas ci-dessus, correspond à celle qui lui reviendrait, si on l'enfermait la nuit dans une boîte de quatre pieds cubes. Il est vrai que les anciennes masures laissent pénétrer l'air par différentes voies.
4) Cambridgeshire.
Gamblingay appartient à divers propriétaires. On ne trouverait nulle part des cots plus misérables et plus délabrés. Grand tressage de paille. Il y règne une langueur mortelle et une résignation absolue à vivre dans la fange. L'abandon dans lequel se trouve le centre du village devient une torture à ses extrémités nord et sud, où les maisons tombent morceau par morceau en pourriture. Les propriétaires absentéistes saignent à blanc les malheureux locataires; les loyers sont très élevés; huit à neuf personnes sont entassées dans une seule chambre à coucher. Dans deux cas, six adultes chacun avec deux ou trois enfants, dans une petite chambre.
5) Essex.
Dans ce comté, un grand nombre de paroisses voient diminuer à la fois les cottages et les personnes. Dans vingt-deux paroisses, cependant, la destruction des maisons n'a pas arrêté l'accroissement de la population, ni produit, comme partout ailleurs, l'expulsion - qu'on appelle " l'émigration vers les villes ". A Fingringhœ, une paroisse de trois mille quatre cent quarante-trois acres, il y avait cent quarante-cinq maisons en 1851; il n'y en avait plus que cent dix en 1861, mais la population ne voulait pas s'en aller et avait trouvé moyen de s'accroître dans ces conditions. En 1851 Ramsden Crays était habité par deux cent cinquante-deux individus répartis dans soixante et une maisons, mais en 1861 le nombre des premiers était de deux cent quatre-vingt-deux et celui des secondes de quarante-neuf. A Basilden cent cinquante-sept individus occupaient, en 1851, mille huit cent vingt-sept acres et trente-cinq maisons; dix ans après, il n'y avait plus que vingt-sept maisons pour cent quatre-vingts individus. Dans les paroisses de Fingringhœ, South Fambridge, Widford, Basilden et Ramsden Crays, habitaient, en 1851, sur huit mille quatre cent quarante-neuf acres, mille trois cent quatre-vingt-douze individus, dans trois cent seize maisons; en 1861, sur la même superficie, il n'y avait plus que deux cent quarante-neuf maisons pour mille quatre cent soixante-treize habitants.
6) Herefordshire.
Ce petit comté a plus souffert de " l'esprit d'éviction " que n'importe quel autre en Angleterre. A Madby les cottages, bondés de locataires, presque tous avec deux chambres à coucher, appartiennent pour la plus grande partie aux fermiers. Ils les louent facilement trois ou quatre livres sterling par an à des gens qu'ils paient, eux, neuf shillings la semaine !
7) Huntingdnshire.
Hartford avait, en 1851, quatre-vingt-sept maisons; peu de temps après, dix-neuf cottages furent abattus dans cette petite paroisse de mille sept cent vingts acres. Chiffre de la population en 1831 : quatre cent cinquante-deux, en 1852, huit cent trente-deux, et en 1861 : trois cent quarante et un. Visité quatorze cots dont chacun avec une seule chambre à coucher. Dans l'un un couple marié, trois fils et une fille adultes, quatre enfants, dix en tout; dans une autre, trois adultes et six enfants. Une de ce chambres, dans laquelle couchaient huit personnes, mesurait douze pieds dix pouces de long sur douze pieds deux pouces de large et six pieds neuf pouces de haut. En comptant les saillies, cela faisait cent trente pieds cubes par tête. Dans les quatorze chambres, trente-quatre adultes et trente-trois enfants. Ces cottages sont rarement pourvus de jardinets, mais nombre d'habitants peuvent louer de petits lopins de terre, à dix ou douze shillings par rood (environ dix-sept pieds). Ces lots sont éloignés des maisons, lesquelles n'ont point de lieux d'aisances. Il faut donc que la famille se rende à son terrain pour y déposer ses excréments, ou qu'elle en remplisse le tiroir d'une armoire. Car cela se fait ici, sauf votre respect. Dès que le tiroir est plein, on l'enlève pour le vider là où on en peut utiliser le contenu. Au Japon, les choses se font plus proprement.
8) Lincolnshire.
Langtofft : Un homme habite ici dans la maison de Wright avec sa femme, sa mère et cinq enfants. La maison se compose d'une cuisine, d'une chambre à coucher au-dessus et d'un évier. Les deux premières pièces ont douze pieds deux pouces de long, neuf pieds cinq pouces de large; la superficie entière a vingt et un pieds trois pouces de longueur sur neuf pieds cinq pouces de largeur. La chambre à coucher est une mansarde dont les murs se rejoignent en pain de sucre vers le toit, avec une lucarne sur le devant. Pourquoi demeure-t-il ici ? A cause du jardin ? il est imperceptible. A cause du bon marché ? Le loyer est cher, un shilling trois pence par semaine. Est-il près de son travail ? Non, à six milles de distance, en sorte qu'il fait chaque jour un voyage de douze milles (aller et retour). Il demeure ici parce que ce cot était à louer et qu'il voulait avoir un cot pour lui tout seul, n'importe où, à quelque prix que ce fût et dans n'importe quelles conditions.
Voici la statistique de douze maisons de Langtofft avec douze chambres à coucher, trente-huit adultes et trente-six enfants :
12 maisons à Langtofft
Maisons
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
Chambres à coucher
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
1
Adultes
3
4
4
5
2
5
3
8
2
3
3
2
Enfants
5
3
5
4
2
3
3
2
0
3
3
4
Nombre de personnes
8
7
8
9
4
8
7
5
2
5
6
6
9) Kent.
Kennington était fâcheusement surchargé de population en 1859, quand la diphtérie fit son apparition et que le chirurgien de la paroisse organisa une enquête officielle sur la situation de la classe pauvre. Il trouva que dans cette localité, où il y a toujours beaucoup de travail, nombre de cots avaient été détruits sans être remplacés par de nouveaux. Dans un district se trouvaient quatre maisons surnommées les cages (birdcages); chacune d'elles avait quatre compartiments avec les dimensions suivantes, en pieds et en pouces :
Cuisine
9,5
x
8,11
x
6,6
Evier
8,6
x
4,6
x
6,6
Chambre à coucher
8,5
x
5,10
x
6,3
Chambre à coucher
8,3
x
8,4
x
6,3
10) Northamptonshire.
Brenworth, Pickford et Floore : Dans ces villages une trentaine d'hommes, sans travail l'hiver, battent le pavé. Les fermiers ne font pas toujours suffisamment labourer les terres à blé ou à racines, et le propriétaire a jugé bon de réduire toutes ses fermes à deux ou trois. De là manque d'occupation. Tandis que d'un côté du fossé la terre semble appeler le travail, de l'autre, les travailleurs frustrés jettent sur elle des regards d'envie. Exténués de travail l'été et mourant presque de faim l'hiver, rien d'étonnant s'ils disent dans leur patois que " the parson and gentlefolks seem frit to death at them " (que " le curé et les nobles semblent s'être donné le mot pour les faire mourir ").
A Floore on a trouvé, dans des chambres à coucher de la plus petite dimension des couples avec quatre, cinq, six enfants, ou bien trois adultes avec cinq enfants, ou bien encore un couple avec le grand-père et six malades de la fièvre scarlatine, etc. Dans deux maisons de deux chambres, deux familles de huit et neuf adultes chacune.
11) Wiltshire.
Stratton : Visité trente et une maisons, huit avec une seule chambre à coucher; Pentill dans la même paroisse. Un cot, loué un shilling trois pence par semaine à quatre adultes et quatre enfants, n'avait, sauf les murailles, rien de bon, depuis le plancher carrelé de pierres grossièrement taillées jusqu'à la toiture de paille pourrie.
12) Worcestershire.
La destruction des maisons n'a pas été aussi considérable; cependant, de 1851 à 1861, le personnel s'est augmenté par maison de quatre deux individus à quatre six.
Badsey : Ici beaucoup de cots et de jardins. Quelques fermiers déclarent que les cots sont " a great nuisance here, because they bring the poor " (" les cots font beaucoup de tort, parce que cela amène les pauvres "). " Que l'on bâtisse cinq cents cots, dit un gentleman, et les pauvres ne s'en trouveront pas mieux; en réalité, plus on en bâtit, et plus il en faut. " - Pour ce Monsieur, les maisons engendrent les habitants, lesquels naturellement pressent à leur tour sur " les moyens d'habitation ". - Mais ces pauvres, remarque à ce propos le docteur Hunter, " doivent pourtant venir de quelque part, et puisqu'il n'y a ni charité, ni rien qui les attire particulièrement à Badsey, il faut qu'ils soient repoussés de quelque autre localité plus défavorable encore, et qu'ils ne viennent s'établir ici que faute de mieux. Si chacun pouvait avoir un cot et un petit morceau de terre tout près du lieu de son travail, il l'aimerait assurément mieux qu'à Badsey, où la terre lui est louée deux fois plus cher qu'aux fermiers. "
L'émigration continuelle vers les villes, la formation constante d'une surpopulation relative dans les campagnes, par suite de la concentration des fermes, de l'emploi des machines, de la conversion des terres arables en pacages, etc., et l'éviction non interrompue de la population agricole, résultant de la destruction des cottages, tous ces faits marchent de front. Moins un district est peuplé, plus est considérable sa surpopulation relative, la pression que celle-ci exerce sur les moyens d'occupation, et l'excédent absolu de son chiffre sur celui des habitations; plus ce trop-plein occasionne dans les villages un entassement pestilentiel. La condensation de troupeaux d'hommes dans des villages et des bourgs correspond au vide qui s'effectue violemment à la surface du pays. L'incessante mise en disponibilité des ouvriers agricoles, malgré la diminution positive de leur nombre et l'accroissement simultané de leurs produits, est la source de leur paupérisme : ce paupérisme éventuel est lui-même un des motifs de leur éviction et la cause principale de leur misère domiciliaire, qui brise leur dernière force de résistance et fait d'eux de purs esclaves des propriétaires202 et des fermiers. C'est ainsi que l'abaissement du salaire au minimum devient pour eux l'état normal. D'un autre côté, malgré cette surpopulation relative, les campagnes restent en même temps insuffisamment peuplées. Cela se fait sentir, non seulement d'une manière locale sur les points où s'opère un rapide écoulement d'hommes vers les villes, les mines, les chemins de fer, etc., mais encore généralement, en automne, au printemps et en été, aux moments fréquents où l'agriculture anglaise si soigneuse et si intensive, a besoin d'un supplément de bras. Il y a toujours trop d'ouvriers pour les besoins moyens, toujours trop peu pour les besoins exceptionnels et temporaires de l'agriculture203. Aussi les documents officiels fourmillent-ils de plaintes contradictoires, faites par les mêmes localités, à propos du manque et de l'excès de bras. Le manque de travail temporaire ou local n'a point pour résultat de faire hausser le salaire, mais bien d'amener forcément les femmes et les enfants à la culture du sol et de les faire exploiter à un âge de plus en plus tendre. Dès que cette exploitation des femmes et des enfants s'exécute sur une plus grande échelle, elle devient, à son tour, un nouveau moyen de rendre superflu le travailleur mâle et de maintenir son salaire au plus bas. L'est de l'Angleterre nous présente un joli résultat de ce cercle vicieux, le système des bandes ambulantes (Gangsystem), sur lequel il nous faut revenir ici204.
Ce système règne presque exclusivement dans le Lincolnshire, le Huntingdonshire, le Cambridgeshire, le Norfolkshire, le Suffolkshire et le Nottinghamshire. On le trouve employé çà et là dans les comtés voisins du Northampton, du Bedford et du Ruthland. Prenons pour exemple le Lincolnshire. Une grande partie de la superficie de ce comté est de date récente; la terre, jadis marécageuse, y a été, comme en plusieurs autres comtés de l'Est, conquise sur la mer. Le drainage à la vapeur a fait merveille, et aujourd'hui ces marais et ces sables portent l'or des belles moissons et des belles rentes foncières. Il en est de même des terrains d'alluvion, gagnés par la main de l'homme, comme ceux de l'île d'Axholme et des autres paroisses sur la rive du Trent. A mesure que les nouvelles fermes se créaient, au lieu de bâtir de nouveaux cottages, on démolissait les anciens et on faisait venir les travailleurs de plusieurs milles de distance, des villages ouverts situés le long des grandes routes qui serpentent au flanc des collines. C'est là que la population trouva longtemps son seul refuge contre les longues inondations de l'hiver. Dans les fermes de quatre cents à mille acres, les travailleurs à demeure (on les appelle confined labourers) sont employés exclusivement aux travaux agricoles permanents, pénibles et exécutés avec des chevaux. Sur cent acres environ, c'est à peine si l'on trouve en moyenne un cottage. Un fermier de marais, par exemple, s'exprime ainsi devant la Commission d'enquête : " Ma ferme s'étend sur plus de trois cent vingt acres, tout en terre à blé. Elle n'a point de cottage. A présent, je n'ai qu'un journalier à la maison. J'ai quatre conducteurs de chevaux, logés dans le voisinage. L'ouvrage facile, qui nécessite un grand nombre de bras, se fait au moyen de bandes205. " La terre exige certains travaux de peu de difficulté, tels que le sarclage, le houage, l'épierrement, certaines parties de la fumure, etc. On y emploie des gangs ou bandes organisées qui demeurent dans les localités ouvertes.
Une bande se compose de dix à quarante ou cinquante personnes, femmes, adolescents des deux sexes, bien que la plupart des garçons en soient éliminés vers leur treizième année, enfin, enfants de six à treize ans. Son chef, le Gangmaster, est un ouvrier de campagne ordinaire, presque toujours ce qu'on appelle un mauvais sujet, vagabond, noceur, ivrogne, mais entreprenant et doué de savoir-faire. C'est lui qui recrute la bande, destinée à travailler sous ses ordres et non sous ceux du fermier. Comme il prend l'ouvrage à la tâche, son revenu qui, en moyenne, ne dépasse guère celui de l'ouvrier ordinaire206, dépend presque exclusivement de l'habileté avec laquelle il sait tirer de sa troupe, dans le temps le plus court, le plus de travail possible. Les fermiers savent, par expérience, que les femmes ne font tous leurs efforts que sous le commandement des hommes, et que les jeunes filles et les enfants, une fois en train, dépensent leurs forces, ainsi que l'a remarqué Fourier, avec fougue, en prodigues, tandis que l'ouvrier mâle adulte cherche, en vrai sournois, à économiser les siennes. Le chef de bande, faisant le tour des fermes, est à même d'occuper ses gens pendant six ou huit mois de l'année. Il est donc pour les familles ouvrières une meilleure pratique que le fermier isolé, qui n'emploie les enfants que de temps à autre. Cette circonstance établit si bien son influence, que dans beaucoup de localités ouvertes on ne peut se procurer les enfants sans son intermédiaire. Il les loue aussi individuellement aux fermiers, mais c'est un accident qui n'entre pas dans le " système des bandes ".
Les vices de ce système sont l'excès de travail imposé aux enfants et aux jeunes gens, les marches énormes qu'il leur faut faire chaque jour pour se rendre à des fermes éloignées de cinq six et quelquefois sept milles, et pour en revenir, enfin, la démoralisation de la troupe ambulante. Bien que le chef de bande, qui porte en quelques endroits le nom de " driver " (piqueur, conducteur), soit armé d'un long bâton, il ne s'en sert néanmoins que rarement, et les plaintes de traitement brutal sont l'exception. Comme le preneur de rats de la légende, c'est un charmeur, un empereur démocratique. Il a besoin d'être populaire parmi ses sujets et se les attache par les attraits d'une existence de bohème - vie nomade, absence de toute gêne, gaillardise bruyante, libertinage grossier. Ordinairement la paye se fait à l'auberge au milieu de libations copieuses. Puis, on se met en route pour retourner chez soi. Titubant, s'appuyant de droite et de gauche sur le bras robuste de quelque virago, le digne chef marche en tête de la colonne, tandis qu'à la queue la jeune troupe folâtre et entonne des chansons moqueuses ou obscènes. Ces voyages de retour sont le triomphe de la phanérogamie, comme l'appelle Fourier. Il n'est pas rare que des filles de treize ou quatorze ans deviennent grosses du fait de leurs compagnons du même âge. Les villages ouverts, souches et réservoirs de ces bandes, deviennent des Sodomes et des Gomorrhes207, où le chiffre des naissances illégitimes atteint son maximum. Nous connaissons déjà la moralité des femmes mariées qui ont passé par une telle école208. Leurs enfants sont autant de recrues prédestinées de ces bandes, à moins pourtant que l'opium ne leur donne auparavant le coup de grâce.
La bande dans la forme classique que nous venons de décrire se nomme bande publique, commune ou ambulante (public, common or tramping gang). Il y a aussi des bandes particulières (private gangs), composées des mêmes éléments que les premières mais moins nombreuses, et fonctionnant sous les ordres, non d'un chef de bande, mais de quelque vieux valet de ferme, que son maitre ne saurait autrement employer. Là, plus de gaieté ni d'humeur bohémienne, mais, au dire de tous les témoins, les enfants y sont moins payés et plus maltraités.
Ce système qui, depuis ces dernières années, ne cesse de s'étendre209, n'existe évidemment pas pour le bon plaisir du chef de bande. Il existe parce qu'il enrichit les gros fermiers210 et les propriétaires211. Quant au fermier, il n'est pas de méthode plus ingénieuse pour maintenir son personnel de travailleurs bien au-dessous du niveau normal - tout en laissant toujours à sa disposition un supplément de bras applicable à chaque besogne extraordinaire - pour obtenir beaucoup de travail avec le moins d'argent possible212, et pour rendre " superflus " les adultes mâles. On ne s'étonnera plus, d'après les explications données, que le chômage plus ou moins long et fréquent de l'ouvrier agricole soit franchement avoué, et qu'en même temps " le système des bandes " soit déclaré " nécessaire ", sous prétexte que les travailleurs mâles font défaut et qu'ils émigrent vers les villes213.
La terre du Lincolnshire nettoyée, ses cultivateurs souillés, voilà le pôle positif et le pôle négatif de la production capitaliste214.
f) Irlande
Avant de clore cette section, il nous faut passer d'Angleterre en Irlande. Et d'abord constatons les faits qui nous servent de point de départ.
La population de l'Irlande avait atteint en 1841 le chiffre de huit millions deux cent vingt-deux mille six cent soixante-quatre habitants; en 1861 elle était tombée à cinq millions sept cent quatre-vingt-huit mille quatre cent quinze et en 1866 à cinq millions et demi, c'est-à-dire à peu de chose près au même niveau qu'en 1800. La diminution commença avec la famine de 1846, de telle sorte que l'Irlande, en moins de vingt ans, perdit plus des cinq seizièmes de sa population215. La somme totale de ses émigrants, de mai 1851 à juillet 1865, s'éleva à un million cinq cent quatre-vingt-onze mille quatre cent quatre-vingt sept personnes, l'émigration des cinq dernières années, de 1861 à 1865, comprenant plus d'un demi-million. De 1851 à 1861, le chiffre des maisons habitées diminua de cinquante-deux mille neuf cent quatre-vingt-dix. Dans le même intervalle, le nombre des métairies de quinze à trente acres s'accrut de soixante et un mille, et celui des métairies au-dessus de trente acres de cent neuf mille, tandis que la somme totale de toutes les métairies diminuait de cent vingt mille, diminution qui était donc due exclusivement à la suppression, ou, en d'autres termes, à la concentration des fermes au-dessous de quinze acres.
La décroissance de la population fut naturellement accompagnée d'une diminution de la masse des produits. Il suffit pour notre but d'examiner les cinq années de 1861 à 1866, pendant lesquelles le chiffre de l'émigration monta à plus d'un demi-million, tandis que la diminution du chiffre absolu de la population dépassa un tiers de million.
Passons maintenant à l'agriculture, qui fournit les subsistances aux hommes et aux bestiaux. Dans la table suivante l'augmentation et la diminution sont calculées pour chaque année particulière, par rapport à l'année qui précède. Le titre " grains " comprend le froment, l'avoine, l'orge, le seigle, les fèves et les lentilles; celui de " récoltes vertes " les pommes de terre, les navets, les raves et les betteraves, les choux, les panais, les vesces, etc.
TABLE A : Bestiaux
Années
1860
1861
1862
1863
1864
1865
Chevaux
Nombre total
619 811
614 232
602 894
579 978
562 158
547 867
Diminution5 993
11 338
22 916
17 820
14 291
Bêtes à cornes
Nombre total
3 306 374
3 471 688
3 254 890
3 144 231
3 262 294
3 493 414
Diminution138 316
216 798
110 695
Augmentation
118 063
231 120
Moutons
Nombre total
3 542 080
3 556 050
3 456 132
3 308 204
3 366 941
3 688 742
Diminution
99 918
147 982
Augmentation
58 737
321 801
Porcs
Nombre total
1 271 072
1 102 042
1 154 324
1 067 458
1 058 480
1 299 893
Diminution169 030
86 866
8 978Augmentation
52 282
241 413
La table ci-dessus donne pour résultat :
Chevaux
Bêtes à cornes
Moutons
Porcs
Diminution absolue
Diminution absolue
Augmentation absolue
Augmentation absolue
772 358
116 626
146 608
28 819216
TABLE B : Augmentation ou diminution du nombre d'acres consacrés à la culture et aux prairies (ou pâturages).
Années
1861
1862
1863
1864
1865
1861-1865
Grains
Diminution (âcres)
15 701
72 734
144 719
122 437
72 450
428 041
Récoltes vertes
Diminution (âcres)
36 974
74 785
19 358
2 317107 984
Augmentation
25241
Herbages et trèfle
Diminution
47 969
Augmentation
6 623
7 724
47 486
68 970
32 834
Lin
Diminution
50 159
Augmentation
1 9271
2 055
63 922
87 761122 850
Terres servant à la culture et à l'élève du bétail
Diminution (âcres)
81 873
138 841
92 43128 218
330 860
Augmentation
10 493
En 1865, la catégorie des " herbages " s'enrichit de cent vingt-sept mille quatre cent soixante-dix-huit acres, parce que la superficie du sol désignée sous le nom de terre meuble ou de Bog (tourbière) diminua de cent un mille cinq cent quarante-trois acres. Si l'on compare 1865 avec 1864, il y a une diminution de grains de deux cent quarante-six mille six cent soixante-sept quarters (le " quarter " anglais 29 078 litres), dont quarante-huit mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf de froment, cent soixante-six mille six cent six d'avoine, vingt-neuf mille huit cent quatre-vingt-douze d'orge, etc. La diminution des pommes de terre, malgré l'agrandissement de la surface cultivée en 1865, a été de quatre cent quarante-six mille trois cent quatre-vingt-dix-huit tonnes, etc217.
Après le mouvement de la population et de la production agricole de l'Irlande, il faut bien examiner celui qui s'opère dans la bourse de ses propriétaires, de ses gros fermiers et de ses capitalistes industriels. Ce mouvement se reflète dans l'augmentation et la diminution de l'impôt sur le revenu. Pour l'intelligence de la table D, remarquons que la catégorie D (profits, non compris ceux des fermiers) embrasse aussi les profits de gens dits, en anglais, de profession (professional), c'est-à-dire les revenus des avocats, des médecins, etc., en un mot, des " capacités ", et que les catégories C et E, qui ne sont pas énumérées en détail, comprennent les recettes d'employés, d'officiers, de de sinécuristes, de créanciers de l'Etat, etc.
TABLE C : Augmentation ou diminution dans la superficie du sol cultivé, dans le produit par acre et dans le produit total de 1865 comparé à 1864.
Produits
Terrain cultivé
18551864
1865
Augmentation
Diminution
Froment
276 483
266 9899 494
Avoine
1 814 886
1 745 22869 658
Orge
172 700
177 102
4 402Seigle
8 894
10091
1 197Pommes de terre
1 039 724
1 066 260
26 256Navets
337 355
334 2123 143
14 073
14 389
316Choux
31 821
33 622
1 801Lin
31 693
251 43350 260
Foin
1 609 569
1 678 493
68 924
Produit par âcre
18651864
1865
Augmentation
Diminution
Froment (quintaux)
13,3
13,00,3
Avoine (quintaux)
12,1
12,0
0,2Orge (quintaux)
14,9
14,91,0
- (quintaux)
16,4
14,81,6
Seigle (quintaux)
8,5
10,4
1,9Pommes de terre (tonnes)
4,1
3,60,5
Navets (tonnes)
10,3
9,90,4
- (tonnes)
10,5
13,3
2,8Choux (tonnes)
9,3
10,4
1,1Lin stones de 14 livres
34,2
25,29,0
Foin (tonnes)
1,6
1,8
0,2
Produit total
1865
1864
1865
Augmentation
Diminution
Froment (quintaux)
875 782
826 78348 909
Avoine (quintaux)
7 826 332
7 659 727166 605
Orge (quintaux)
761 909
732 01729 892
- (quintaux)
15 160
13 9891 171
Seigle (quintaux)
12 680
18864
5 684Pommes de terre (tonnes)
4 312 388
3 865 990446 398
Navets (tonnes)
3 467 659
3 301 683165976
- (tonnes)
147 284
191 937
44 653Choux (tonnes)
297 375
350 252
52 877Lin (stones)
64 506
39 75124 945
Foin (tonnes)
2 607 153
3 068 707
461554
TABLE D : Revenus en livres sterling soumis à l'impôt.
1860
1861
1862
1863
1864
1865
Rubrique A.
Rente foncière
13 893 829
13 003 554
13 398 938
13 494 691
13 470 700
13 801 616
Rubrique B.
Profits des fermiers
2 765 387
2 773 644
2 937 899
2 938 823
2 930 874
2 946 072
Rubrique D.
Profits industriels, etc
4 891 652
4 836 203
3 858 800
4 846 497
4 546 147
4 850 199
Rubriques depuis A jusqu'à E
22 962 885
22 998 394
23 597 574
23 236 298
23 236 298
23 930 340218
Sous la catégorie D, l'augmentation du revenu, de 1853 à 1864, n'a été par an, en moyenne, que de zéro quatre-vingt-treize tandis qu'elle était de quatre quarante-huit pour la même période dans la Grande-Bretagne. La table suivante montre la distribution des profits (à l'exception de ceux des fermiers) pour les années 1864 et 1865.
TABLE E : Rubrique D. Revenus de profits (au-dessus de 60 livres sterling) en Irlande.£ distribuées en 1864
£ distribuées en 1865£
Pers.
£
Pers.
Recette totale annuelle de .......
4 368 610
17 467
4 669 979
18 081
Revenus annuels au-dessous de 100 £ et au-dessus de 60
238 626
5 015
222 575
4 703
De la recette totale annuelle
1 979 066
11 321
2 028 471
12 184
Reste de la recette totale annuelle de
2 150 818
1 131
2 418 933
1 194
Dont
1 033 906
1 066 912
430 535
646 377
262 610
910
121
105
26
3
1 097 937
1320 996
584 458
736 448
274 528
1 044
186
122
28
3219
L'Angleterre, pays de production capitaliste développée, et pays industriel avant tout, serait morte d'une saignée de population telle que l'a subie l'Irlande. Mais l'Irlande n'est plus aujourd'hui qu'un district agricole de l'Angleterre, séparé d'elle par un large canal, et qui lui fournit du blé, de la laine, du bétail, des recrues pour son industrie et son armée.
Le dépeuplement a enlevé à la culture beaucoup de terres, a diminué considérablement le produit du sol et, malgré l'agrandissement de la superficie consacrée à l'élève du bétail, a amené dans quelques-unes de ses branches une décadence absolue, et da ns d'autres un progrès à peine digne d'être mentionné, car il est constamment interrompu par des reculs. Néanmoins, au fur et à mesure de la décroissance de la population, les revenus du sol et les profits des fermiers se sont élevés en progression continue, ces derniers cependant avec moins de régularité. La raison en est facile à comprendre. D'une part, en effet, l'absorption des petites fermes par les grandes et la conversion de terres arables en pâturages permettaient de convertir en produit net une plus grande partie du produit brut. Le produit net grandissait, quoique le produit brut, dont il forme une fraction, diminuât. D'autre part, la valeur numéraire de ce produit net s'élevait plus rapidement que sa masse, par suite de la hausse que les prix de la viande, de la laine, etc., subissaient sur le marché anglais durant les vingt et plus spécialement les dix dernières années.
Des moyens de production éparpillés, qui fournissent aux producteurs eux-mêmes leur occupation et leur subsistance, sans que jamais le travail d'autrui s'y incorpore et les valorise, ne sont pas plus capital que le produit consommé par son propre producteur n'est marchandise. Si donc la masse des moyens de production engagés dans l'agriculture diminuait en même temps que la masse de la population, par contre, la masse du capital employé augmentait, parce qu'une partie des moyens de production auparavant éparpillés s'étaient convertis en capital.
Tout le capital de l'Irlande employé en dehors de l'agriculture, dans l'industrie et le commerce, s'accumula pendant les vingt dernières années lentement et au milieu de fluctuations incessantes. La concentration de ses éléments individuels n'en fut que plus rapide. Enfin, quelque faible qu'en ait été l'accroissement absolu, il paraît toujours assez considérable en présence de la dépopulation progressive.
Là se déroule donc, sous nos yeux et sur une grande échelle, un mouvement à souhait, plus beau que l'économie orthodoxe n'eût pu l'imaginer pour justifier son fameux dogme que la misère provient de l'excès absolu de la population et que l'équilibre se rétablit par le dépeuplement. Là nous passons par une expérience bien autrement importante, au point de vue économique, que celle dont le milieu du XIV° siècle fut témoin lors de la peste noire, tant fêtée par les Malthusiens. Du reste, prétendre vouloir appliquer aux conditions économiques du XIX° siècle, et à son mouvement de population correspondant, un étalon emprunté au XIV° siècle, c'est une naïveté de pédant, et d'autre part, citer cette peste, qui décima l'Europe, sans savoir qu'elle fut suivie d'effets tout à fait opposés sur les deux côtés du détroit, c'est de l'érudition d'écolier; en Angleterre elle contribua à l'enrichissement et l'affranchissement des cultivateurs; en France à leur appauvrissement, à leur asservissement plus complet220.
La famine de 1846 tua en Irlande plus d'un million d'individus, mais ce n'était que des pauvres diables. Elle ne porta aucune atteinte directe à la richesse du pays. L'exode qui s'ensuivit, lequel dure depuis vingt années et grandit toujours, décima les hommes, mais non - comme l'avait fait en Allemagne, par exemple, la guerre de Trente Ans, - leurs moyens de production. Le génie irlandais inventa une méthode toute nouvelle pour enlever un peuple malheureux à des milliers de lieues du théâtre de sa misère. Tous les ans les émigrants transplantés en Amérique envoient quelque argent au pays; ce sont les frais de voyage des parents et des amis. Chaque troupe qui part entraîne le départ d'une autre troupe l'année suivante. Au lieu de coûter à l'Irlande, l'émigration forme ainsi une des branches les plus lucratives de son commerce d'exportation. Enfin, c'est un procédé systématique qui ne creuse pas seulement un vide passager dans les rangs du peuple, mais lui enlève annuellement plus d'hommes que n'en remplace la génération, de sorte que le niveau absolu de la population baisse d'année en année221.
Et pour les travailleurs restés en Irlande et délivrés de la surpopulation, quelles ont été les conséquences ? Voici : il y a relativement la même surabondance de bras qu'avant 1846, le salaire réel est aussi bas, le travail plus exténuant et la misère ,des campagnes conduit derechef le pays à une nouvelle crise. La raison en est simple. La révolution agricole a marché du même pas que l'émigration. L'excès relatif de population s'est produit plus vite que sa diminution absolue. Tandis qu'avec l'élève du bétail la culture des récoltes vertes, telles que légumes, etc., qui occupe beaucoup de bras, s'accroît en Angleterre, elle décroît en Irlande. Là de vastes champs autrefois cultivés sont laissés en friche ou transformés en pâturages permanents, en même temps qu'une portion du sol naguère stérile et inculte et des marais tourbeux servent à étendre l'élevage du bétail. Du nombre total des fermiers, les petits et les moyens - je range dans cette catégorie tous ceux qui ne cultivent pas au-delà de cent acres forment encore les huit dixièmes222. Ils sont de plus en plus écrasés par la concurrence de l'exploitation agricole capitaliste, et fournissent sans cesse de nouvelles recrues à la classe des journaliers.
La seule grande industrie de l'Irlande, la fabrication de la toile, n'emploie qu'un petit nombre d'hommes faits, et malgré son expansion, depuis l'enchérissement du coton, n'occupe en général qu'une partie proportionnellement peu importante de la population. Comme toute autre grande industrie, elle subit des fluctuations fréquentes, des secousses convulsives, donnant lieu à un excès relatif de population, lors même que la masse humaine qu'elle absorbe va en croissant. D'autre part, la misère de la population rurale est devenue la base sur laquelle s'élèvent de gigantesques manufactures de chemises et autres, dont l'armée ouvrière est éparse dans les campagnes. On y retrouve le système déjà décrit du travail à domicile, système où l'insuffisance des salaires et l'excès de travail servent de moyens méthodiques de fabriquer des " surnuméraires ". Enfin, quoique le dépeuplement ne puisse avoir en Irlande les mêmes effets que dans un pays de production capitaliste développée, il ne laisse pas de provoquer des contrecoups sur le marché intérieur. Le vide que l'émigration y creuse non seulement resserre la demande de travail local, mais la recette des épiciers, détaillants, petits manufacturiers, gens de métier, etc., en un mot, de la petite bourgeoisie, s'en ressent. De là cette diminution des revenus au-dessus de soixante livres et au-dessous de cent, signalée dans la table E.
Un exposé lucide de l'état des salariés agricoles se trouve dans les rapports publiés en 1870 par les inspecteurs de l'administration de la loi des pauvres en Irlande223. Fonctionnaires d'un gouvernement qui ne se maintient dans leur pays que grâce aux baïonnettes et à l'état de siège, tantôt déclaré, tantôt dissimulé, ils ont à observer tous les ménagements de langage dédaignés par leurs collègues anglais; mais, malgré cette retenue judicieuse, ils ne permettent pas à leurs maîtres de se bercer d'illusions.
D'après eux, le taux des salaires agricoles, toujours très bas, s'est néanmoins, pendant les vingt dernières années, élevé de cinquante à soixante pour cent, et la moyenne hebdomadaire en est maintenant de six à neuf shillings.
Toutefois, c'est en effet une baisse réelle qui se déguise sous cette hausse apparente, car celle-ci ne correspond pas à la hausse des objets de première nécessité, comme on peut s'en convaincre par l'extrait suivant tiré des comptes officiels d'un workhouse irlandais :
Moyenne hebdomadaire des frais d'entretien par tête.
Année
Vivres
Vêtements
Total
Finissant le 29 septembre 1849
1 s. 3 1/4 d.
0 s. 3 d.
1 s. 6 1/4 d.
Finissant le 29 septembre 1869
2 s. 7 1/4 d.
0 s. 6 d.
3 s. 1/4 d.
Le prix des vivres de première nécessité est donc actuellement presque deux fois plus grand qu'il y a vingt ans, et celui des vêtements a exactement doublé.
A part cette disproportion, ce serait s'exposer à commettre de graves erreurs que de comparer simplement les taux de la rémunération monétaire aux deux époques. Avant la catastrophe le gros des salaires agricoles était avancé en nature, de sorte que l'argent n'en formait qu'un supplément; aujourd'hui la paye en argent est devenue la règle. Il en résulte qu'en tout cas, quel que fût le mouvement du salaire réel, son taux monétaire ne pouvait que monter. " Avant l'arrivée de la famine le travailleur agricole possédait un lopin de terre où il cultivait des pommes de terre et élevait des cochons et de la volaille. Aujourd'hui non seulement il est obligé d'acheter tous ses vivres, mais encore il voit disparaître les recettes que lui rapportait autrefois la vente de ses cochons, de ses poules et de ses œufs224. "
En effet, les ouvriers ruraux se confondaient auparavant avec les petits fermiers et ne formaient en général que l'arrière-ban des grandes et moyennes fermes où ils trouvaient de l'emploi. Ce n'est que depuis la catastrophe de 1846 qu'ils commencèrent à constituer une véritable fraction de la classe salariée, un ordre à part n'ayant avec les patrons que des relations pécuniaires.
Leur état d'habitation - et l'on sait ce qu'il était avant 1846 - n'a fait qu'empirer. Une partie des ouvriers agricoles, qui décroît du reste de jour en jour, réside encore sur les terres des fermiers dans des cabanes encombrées dont l'horreur dépasse tout ce que les campagnes anglaises nous ont présenté de pire en ce genre. Et, à part quelques districts de la province d'Ulster, Cet état de choses est par tout le même, au sud, dans les comtés de Cork, de Limerick, de Kilkenny, etc.; à l'est, dans les comtés de Wexford, Wicklow, etc.; au centre, dans Queen's-County, King's County, le comté de Dublin, etc.; au nord, dans les comtés de Down, d'Antrim, de Tyrone, etc., enfin, à l'ouest, dans les comtés de Sligo, de Roscommon, de Mayo, de Galway, etc. " C'est une honte ", s'écrie un des inspecteurs, " c'est une honte pour la religion et la civilisation de ce pays225. " Pour rendre aux cultivateurs l'habitation de leurs tanières plus supportable, on confisque d'une manière systématique les lambeaux de terre qui y ont été attachés de temps immémorial. " La conscience de cette sorte de ban auquel ils sont mis par les landlords et leurs agents a provoqué chez les ouvriers ruraux des sentiments correspondants d'antagonisme et de haine contre ceux qui les traitent pour ainsi dire en race proscrite226. "
Pourtant, le premier acte de la révolution agricole ayant été de raser sur la plus grande échelle, et comme sur un mot d'ordre donné d'en haut, les cabanes situées sur le champ de travail, beaucoup de travailleurs furent forcés de demander un abri aux villes et villages voisins. Là on les jeta comme du rebut dans des mansardes, des trous, des souterrains, et dans les recoins des mauvais quartiers. C'est ainsi que des milliers de familles irlandaises, se distinguant, au dire même d'Anglais imbus de préjugés nationaux, par leur rare attachement au foyer, leur gaîté insouciante et la pureté de leurs mœurs domestiques, se trouvèrent tout à coup transplantées dans des serres chaudes de corruption. Les hommes vont maintenant chercher de l'ouvrage chez les fermiers voisins, et ne sont loués qu'à la journée, c'est-à-dire qu'ils subissent la forme de salaire la plus précaire; de plus, " ils ont maintenant de longues courses à faire pour arriver aux fermes et en revenir, souvent mouillés comme des rats et exposés à d'autres rigueurs qui entraînent fréquemment l'affaiblissement, la maladie et le dénuement227 ".
" Les villes avaient à recevoir d'année en année ce qui était censé être le surplus de bras des districts ruraux228 ", et puis on trouve étonnant " qu'il y ait un surplus de bras dans les villages et les villes et un manque de bras dans les districts ruraux229 ". La vérité est que ce manque ne se fait sentir " qu'au temps des opérations agricoles urgentes, au printemps et à l'automne, qu'aux autres saisons de l'année beaucoup de bras restent oisifs230 "; que " après la récolte d'octobre au printemps, il n'y a guère d'emploi pour eux231 ", et qu'ils sont en outre, pendant les saisons actives, " exposés à perdre des journées fréquentes et à subir toutes sortes d'interruptions du travail232 ".
Ces résultats de la révolution agricole - c'est-à-dire de la conversion de champs arables en pâturages, de l'emploi des machines, de l'économie de travail la plus rigoureuse, etc., sont encore aggravés par les landlords-modèles, ceux qui, au lieu de manger leurs rentes à l'étranger, daignent résider en Irlande, sur leurs domaines. De peur que la loi de l'offre et la demande de travail n'aille faire fausse route, ces messieurs " tirent à présent presque tout leur approvisionnement de bras de leurs petits fermiers, qui se voient forcés de faire la besogne de leurs seigneurs à un taux de salaire généralement au-dessous du taux courant payé aux journaliers ordinaires, et cela sans aucun égard aux inconvénients et aux pertes que leur impose l'obligation de négliger leurs propres affaires aux périodes critiques des semailles et de la moisson233 ".
L'incertitude de l'occupation, son irrégularité, le retour fréquent et la longue durée des chômages forcés, tous ces symptômes d'une surpopulation relative, sont donc consignés dans les rapports des inspecteurs de l'administration des pauvres comme autant de griefs du prolétariat agricole irlandais. On se souviendra que nous avons rencontré chez le prolétariat agricole anglais des phénomènes analogues. Mais il y a cette différence que, l'Angleterre étant un pays d'industrie, la réserve industrielle s'y recrute dans les campagnes, tandis qu'en Irlande, pays d'agriculture, la réserve agricole se recrute dans les villes qui ont reçu les ruraux expulsés; là, les surnuméraires de l'agriculture se convertissent en ouvriers manufacturiers; ici, les habitants forcés des villes, tout en continuant à déprimer le taux des salaires urbains, restent agriculteurs et sont constamment renvoyés dans les campagnes à la recherche de travail.
Les rapporteurs officiels résument ainsi la situation matérielle des salariés agricoles : " Bien qu'ils vivent avec la frugalité la plus rigoureuse, leurs salaires suffisent à peine à leur procurer, à eux et à leurs familles, la nourriture et le logement; il leur faut d'autres recettes pour les frais de vêtement... l'atmosphère de leurs demeures, combinée avec d'autres privations, a rendu cette classe particulièrement sujette au typhus ou à la phtisie234. " Après cela, on ne s'étonnera pas que, suivant le témoignage unanime des rapporteurs, un sombre mécontentement pénètre les rangs de cette classe, qu'elle regrette le passé, déteste le présent, ne voie aucune chance de salut dans l'avenir, " se prête aux mauvaises influences des démagogues ", et soit possédée de l'idée fixe d'émigrer en Amérique. Tel est le pays de Cocagne que la dépopulation, la grande panacée malthusienne, a fait de la verte Erin.
Quant aux aises dont jouissent les ouvriers manufacturiers, en voici un échantillon - " Lors de ma récente inspection du nord de l'Irlande ", dit l'inspecteur de fabrique Robert Baker, " j'ai été frappé des efforts faits par un habile ouvrier irlandais pour donner, malgré l'exiguïté de ses moyens, de l'éducation à ses enfants. C'est une bonne main, sans quoi il ne serait pas ,employé à la fabrication d'articles destinés pour le marché de Manchester. Je vais citer littéralement les renseignements que Johnson (c'est son nom) m'a donnés : " Je suis beetler; du lundi au vendredi je travaille depuis 6 heures du matin jusqu'à 11 heures du soir; le samedi nous terminons vers 6 heures du soir, et nous avons trois heures pour nous reposer et prendre notre repas. J'ai cinq enfants. Pour tout mon travail je reçois dix shillings six pence par semaine. Ma femme travaille aussi et gagne par semaine cinq shillings. La fille aînée, âgée de douze ans, garde la maison. C'est notre cuisinière et notre seule aide. Elle apprête les petits pour l'école. Ma femme se lève et part avec moi. Une jeune fille qui passe devant notre maison me réveille à cinq heures et demie du matin. Nous ne mangeons rien avant d'aller au travail. L'enfant de douze ans a soin des plus jeunes pendant toute la journée. Nous déjeunons à 8 heures, et pour cela nous allons chez nous. Nous prenons du thé une fois la semaine; les autres jours nous avons une bouillie (stirabout), tantôt de farine d'avoine, tantôt de farine de maïs, suivant que nos moyens nous le permettent. En hiver, nous avons un peu de sucre et d'eau avec notre farine de maïs. En été, nous récoltons quelques pommes de terre sur un petit bout de terrain que nous cultivons nous-même, et quand il n'y en a plus nous revenons à la bouillie. C'est comme cela d'un bout de l'an à l'autre, dimanches et jours ouvrables. Je suis toujours très fatigué le soir, une fois ma journée finie. Il nous arrive quelquefois de voir un brin de viande, mais bien rarement. Trois de nos enfants vont à l'école; nous payons pour chacun un penny par semaine. Le loyer de notre maison est de trois pence par semaine. La tourbe pour le chauffage coûte au moins un shilling six pence tous les quinze jours. " Voilà la vie de l'Irlandais, voilà son salaire235. "
En fait, la misère irlandaise est devenue de nouveau le thème du jour en Angleterre. A la fin de 1866 et au commencement de 1867, un des magnats de l'Irlande, lord Dufferin, voulut bien y porter remède, dans les colonnes du Times, s'entend. " Quelle humanité, dit Méphisto, quelle humanité chez un si grand seigneur ! "
On a vu par la table E qu'en 1864, sur les quatre millions trois cent soixante-huit mille six cent dix livres sterling du profit total réalisé en Irlande, trois fabricants de plus-value en accaparèrent deux cent soixante-deux mille six cent dix, mais qu'en 1865 les mêmes virtuoses de " l'abstinence ", sur quatre millions six cent soixante-neuf mille neuf cent soixante-dix-neuf livres sterling, en empochèrent deux cent soixante-quatorze mille quatre cent quarante-huit. En 1864, six cent quarante-six mille trois cent soixante-dix-sept livres sterling se distribuèrent entre vingt-six individus; en 1865, sept cent trente-six mille quatre cent quarante-huit livres sterling entre vingt-huit; en 1864, un million soixante-six mille deux cent douze livres sterling entre cent vingt et un; en 1865, un million trois cent vingt mille neuf cent quatre-vingt-seize livres sterling entre cent quatre-vingt-six; en 1864, mille cent trente et un individus encaissèrent deux millions cent cinquante mille huit cent dix-huit livres sterling, presque la moitié du profit total annuel, et en 1865, mille cent quatre-vingt-quatorze fauteurs d'accumulation s'approprièrent deux millions quatre cent dix-huit mille neuf cent trente-trois livres sterling, c'est-à-dire plus de la moitié de tous les profits perçus dans le pays.
La part léonine qu'en Irlande, comme en Angleterre et en Écosse, un nombre imperceptible de grands terriens se taillent sur le revenu annuel du sol, est si monstrueuse que la sagesse d'Etat anglaise trouve bon de ne pas fournir sur la répartition de la rente foncière les mêmes matériaux statistiques que sur la répartition du profit. Lord Dufferin est un de ces Léviathans. Croire que rentes foncières, profits industriels ou commerciaux, intérêts, etc., puissent jamais dépasser la mesure, ou que la pléthore de richesse se rattache en rien à la pléthore de misère, c'est pour lui naturellement une manière de voir aussi extravagante que malsaine (unsound); Sa Seigneurie s'en tient aux faits. Le fait, c'est qu'à mesure que le chiffre de la population diminue en Irlande celui de la rente foncière y grossit; que le dépeuplement " fait du bien " aux seigneurs du sol, partant au sol, et conséquemment au peuple qui n'en est qu'un accessoire. Il déclare donc qu'il reste encore trop d'Irlandais en Irlande et que le flot de l'émigration n'en emporte pas assez. Pour être tout à fait heureux, il faudrait que ce pays fût débarrassé au moins d'un autre tiers de million de paysans. Et que l'on ne s'imagine pas que ce lord, d'ailleurs très poétique, soit un médecin de l'école de Sangrado qui, toutes les fois que le malade empirait, ordonnait une nouvelle saignée, jusqu'à ce qu'il ne restât plus au patient ni sang ni maladie. Non, lord Dufferin ne demande que quatre cent cinquante mille victimes, au lieu de deux millions; si on les lui refuse, il ne faut pas songer à établir le millenium en Irlande. Et la preuve en est bientôt faite.
Nombre et étendue des fermes en Irlande en 1864Nombre
Superficie
1. Fermes qui ne dépassent pas 1 acre
48 653
25 394
2. Fermes au-dessus de 1 et non au-dessus de 5 acres
82 037
288 916
3. Fermes au-dessus de 5 et non au-dessus de 15 acres
176 368
836 310
4. Fermes au-dessus de 15 et non au-dessus de 30 acres
136 578
3 051 343
5. Fermes au-dessus de 30 et non au-dessus de 50 acres
71 961
2 906 274
6. Fermes au-dessus de 50 et non au-dessus de 100 acres
54 247
3 983 880
7. Fermes au-dessus de 100 acres
31 927
8 227 807
8. Superficie totale comprenant aussi les tourbières et les terres incultes20 319 924 acres
De 1851 à 1861, la concentration n'a supprimé qu'une partie des fermes des trois catégories d'un à quinze acres, et ce sont elles qui doivent disparaître avant les autres. Nous obtenons, ainsi un excès de trois cent sept mille cinquante-huit fermiers, et, en supposant que leurs familles se composent en moyenne de quatre têtes, chiffre trop modique, il y a à présent un million deux cent vingt-huit mille deux cent trente-deux " surnuméraires ". Si, après avoir accompli sa révolution, l'agriculture absorbe un quart de ce nombre, supposition presque extravagante, il en restera pour l'émigration neuf cent vingt et un mille cent soixante-quatorze. Les catégories quatre, cinq, six, de quinze à cent acres, chacun le sait en Angleterre, sont incompatibles avec la grande culture du blé, et elles n'entrent même pas en ligne de compte dès qu'il s'agit de l'élevage des moutons. Dans les données admises, un autre contingent de sept cent quatre-vingt-huit mille sept cent soixante et un individus doit filer; total : un million sept cent neuf mille cinq cent trente-deux. Et, comme l'appétit vient en mangeant, les gros terriens ne manqueront pas de découvrir bientôt qu'avec trois millions et demi d'habitants l'Irlande reste toujours misérable, et misérable parce que surchargée d'Irlandais. Il faudra donc la dépeupler davantage pour qu'elle accomplisse sa vraie destination, qui est de former un immense pacage, un herbage assez vaste pour assouvir la faim dévorante de ses vampires anglais236.
Ce procédé avantageux a, comme toute bonne chose en ce monde, son mauvais côté. Tandis que la rente foncière s'accumule en Irlande, les Irlandais s'accumulent en même proportion aux Etats-Unis. L'irlandais évincé par le bœuf et le mouton reparaît de l'autre côté de l'Atlantique sous forme de Fenian. Et en face de la reine des mers sur son déclin se dresse de plus en plus menaçante la jeune république géante.
Acerba fata Romanos agunt
Scelusque fraternoe necis.
1 " Mais ces riches, qui consomment le produit du travail des autres, ne peuvent les obtenir que par des échanges. S'ils donnent cependant leur richesse acquise et accumulée en retour contre ces produits nouveaux qui sont l'objet de leur fantaisie, ils semblent exposés à épuiser bientôt leur fonds de réserve; ils ne travaillent point, avons-nous dit, et ils ne peuvent même travailler; on croirait donc que chaque jour doit voir diminuer leurs vieilles richesses, et que lorsqu'il ne leur en restera plus, rien ne sera offert en échange aux ouvriers qui travaillent exclusivement pour eux... Mais dans l'ordre social, la richesse a acquis la propriété de se reproduire par le travail d'autrui, et sans que son propriétaire y concoure. La richesse, comme le travail, et par le travail, donne un fruit annuel qui peut être détruit chaque année sans que le riche en devienne plus pauvre. Ce fruit est le revenu qui naît du capital. " (Sismondi, Nouv. princ. d'Econ. pol. Paris, 1819, t. 1, p. 81, 82.)
2 " Les salaires aussi bien que les profits doivent être considérés chacun comme une portion du produit achevé. " (Ramsay, l.c., p. 142.) " La part au produit qui échoit au travailleur sous forme de salaire, etc. " (J. Mill, Eléments, etc., trad. de Parissot. Paris, 1823, p. 34.)
3 Le capital variable est ici considéré seulement comme fonds de payement des salariés. On sait qu'en réalité il ne devient variable qu'à partir du moment où la force de travail qu'il a achetée fonctionne déjà dans le procès de production.
4 Les Anglais disent labour fund, littéralement fonds de travail, expression qui en français serait équivoque.
5 " Quand le capital est employé en avances de salaires pour les ouvriers, cela n'ajoute rien au fonds d'entretien du travail. " (Cazenove, note de son édit. de l'ouvrage de Malthus, Definitions in Polit. Econ. Lond., 1853, p. 22.)
6 " Sur la plus grand partie du globe les moyens de subsistance des travailleurs ne leur sont pas avancés par le capitaliste. " (Richard Jones, Textbook of Lectures on the Polit. Econ. of Nations. Hertford, 1852, p. 36.)
7 " Quoique le premier (l'ouvrier de manufacture) reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte, dans le fait, aucune dépense : la valeur de ces salaires se retrouvant, en général, avec un profit en plus, dans l'augmentation de valeur du sujet auquel ce travail a été appliqué. " (Adam Smith, l. c., 1. 11, ch. II, p. 311.)
8 " Il est absolument certain qu'une manufacture, dès qu'elle est établie, emploie beaucoup de pauvres; mais ceux-ci ne cessent pas de rester dans le même état et leur nombre s'accroît, si l'établissement dure. " (Reasons for a limited Exportation of Wool. Lond., 1677, p. 19.) " Le fermier est assez absurde pour affirmer aujourd'hui qu'il entretient les pauvres. Il les entretient en réalité dans la misère. " (Reasons for the late Increase of the Poor Rates : or a comparative view of the prices of labour and provisions. Lond., 1777, p. 37.)
9 " C'est là une propriété particulièrement remarquable de la consommation productive, Ce qui est consommé productivement est capital et devient capital par la consommation. " (James Mill, l. c., p. 242.) Si J. Mill avait compris la consommation productive, il n'aurait trouvé rien d'étonnant dans " cette propriété particulièrement remarquable ".
10 Les économistes qui considèrent comme normale cette coïncidence de consommation individuelle et de consommation productive, doivent nécessairement ranger les subsistances de l'ouvrier au nombre des matières auxiliaires, telles que l'huile, le charbon, etc., qui sont consommées par les instruments de travail et constituent par conséquent un élément du capital productif. Rossi S'emporte contre cette classification, en oubliant fort à propos que si les subsistances de l'ouvrier n'entrent pas dans le capital productif, l'ouvrier lui-même en fait partie.
11 " Les ouvriers des mines de l'Amérique du Sud, dont la besogne journalière (peut-être la plus pénible du monde) consiste à charger sur leurs épaules un poids de cent quatre-vingts à deux cents livres de minerai et à le porter au dehors d'une profondeur de quatre cent cinquante pieds, ne vivent que de pain et de fèves. Ils prendraient volontiers du pain pour toute nourriture; mais leurs maîtres se sont aperçus qu'ils ne peuvent pas travailler autant s'ils ne mangent que du pain, et les forcent de manger des fèves. Les fèves sont proportionnellement plus riches que le pain en phosphate de chaux. " (Liebig, l. c., 1° partie, p. 194, note.)
12 James Mill, l. c., p. 238 et suiv.
13 " Si le prix du travail s'élevait si haut, que malgré l'accroissement de capital il fût impossible d'employer plus de travail, je dirais alors que cet accroissement de capital est consommé improductivement. " (Ricardo, l. c., p. 163.)
14 " La seule consommation productive dans le sens propre du mot c'est la consommation ou la destruction de richesse (il veut parier de l'usure des moyens de production) effectuée par le capitaliste en vue de la reproduction... L'ouvrier est un consommateur productif pour la personne qui l'emploie et pour l'Etat, mais, à vrai dire, il ne l'est pas pour lui-même. " (Malthus, Definitions, etc., p. 30.)
15 " La seule chose dont on puisse dire qu'elle est réellement accumulée c'est l'habileté du travailleur. L'accumulation de travail habile, cette opération des plus importantes, s'accomplit pour ce qui est de la grande masse des travailleurs, sans le moindre capital. " (Hodgskin, Labour Defended, etc., p. 13.)
16 Ferrand. Motion sur la disette cotonnière, séance de la Chambre des communes du 27 avril 1863.
17 On se rappelle que le capital chante sur une autre gamme dans les circonstances ordinaires, quand il s'agit de faire baisser le salaire du travail. Alors " les maîtres " s'écrient tout d'une voix (V, chap. XV) :
" Les ouvriers de fabrique feraient très bien de se souvenir que leur travail est des plus inférieurs; qu'il n'en est pas de plus facile à apprendre et de mieux payé, vu sa qualité, car il suffit du moindre temps et du moindre apprentissage pour y acquérir toute l'adresse voulue. Les machines du maître (lesquelles, au dire d'aujourd'hui, peuvent être améliorées et remplacées avec avantage dans un an) jouent en fait un rôle bien plus important dans la production que le travail et l'habileté de l'ouvrier qui ne réclament qu'une éducation de six mois et qu'un simple paysan peut apprendre " (et aujourd'hui d'après Potter on ne les remplacerait pas dans trente ans).
18 En temps ordinaire le capitaliste dit au contraire que les ouvriers ne seraient pas affamés, démoralisés et mécontents, s'ils avaient la sagesse de diminuer le nombre de leurs bras pour en faire monter le prix.
19 Times, 24 mars 1863.
20 Le Parlement ne vota pas un liard pour l'émigration, mais seulement des lois qui autorisaient les municipalités à tenir les travailleurs entre la vie et la mort ou à les exploiter sans leur payer un salaire normal. Mais lorsque, trois ans après, les campagnes furent frappées de la peste bovine, le Parlement rompit brusquement toute étiquette parlementaire et vota en un clin d'œil des millions pour indemniser des landlords millionnaires dont les fermiers s'étaient déjà indemnisés par l'élévation du prix de la viande. Le rugissement bestial des propriétaires fonciers, à l'ouverture du Parlement, en 1866, démontra qu'il n'est pas besoin d'être Indou pour adorer la vache Sabala, ni Jupiter pour se métamorphoser en bœuf.
21 " L'ouvrier demandait de la subsistance pour vivre, le chef demandait du travail pour gagner. " (Sismondi, l. c., éd. de Bruxelles, t. 1, p. 91.)
22 Il existe une forme rurale et grossière de cette servitude dans le comté de Durham. C'est un des rares comtés où les circonstances n'assurent pas au fermier un titre de propriété incontesté sur les journaliers agricoles. L'industrie minière permet à ceux-ci de faire un choix. Le fermier, contrairement à la règle, ne prend ici à fermage que les terres où se trouvent des cottages pour le, ouvriers. Le prix de location du cottage forme une partie du salaire du travail. Ces cottages portent le nom de " hind's houses ". lis sont loués aux ouvriers sous certaines obligations féodales et en vertu d'un contrat appelé " bondage ", qui oblige par exemple le travailleur, pour le temps pendant lequel il est occupé autre part, de mettre sa fille à sa place, etc. Le travailleur lui-même s'appelle " bondsman ", serf. On voit ici par un côté tout nouveau comment la consommation individuelle du travailleur est en même temps consommation pour le capital ou consommation productive. " Il est curieux de voir comment même les excréments de ce bondsman entrent dans le casuel de son maître calculateur... Le fermier ne permet pas dans tout le voisinage d'autres lieux d'aisances que les siens, et ne souffre sous ce rapport aucune infraction à ses droits de suzerain. (Public Health VIl, Rep. 1865, p. 188.)
23 On se souvient que pour ce qui est du travail des enfants, etc., il n'est même plus besoin de cette formalité de la vente personnelle.
24 " Le capital suppose le travail salarié, le travail salarié suppose le capital. ils sont les conditions l'une de l'autre et se produisent réciproquement. L'ouvrier d'une fabrique de coton produit-il seulement des étoffes de coton ? Noir. il produit du capital. Il produit des valeurs qui servent de nouveau à commander son travail et à en tirer des valeurs nouvelles, " (Karl Marx, Travail salarié et Capital " Lohnarbeit und Capital " dans la Neue Rhein. Zeit., n° 266, 7 avril 1849 ) Les articles publiés sous ce titre dans la Nouvelle Gazette rhénane, sont de, fragments de conférences faites sur ce sujet en 1847, dans la Société des travailleurs allemands à Bruxelles, et dont l'impression fut interrompue par la révolution de Février.
25 " Accumulation du capital : l'emploi d'une portion de revenu comme capital. " (Malthus, Définitions, etc. éd. Cazenave, p. 11.) " Conversion de revenu en capital. " (Malthus, Princ. of Pol. Ec., 2° éd. London, 1836, p. 319.)
26 On fait ici abstraction du commerce étranger au moyen duquel une nation peut convertir des articles de luxe en moyens de production ou en subsistances de première nécessité, et vice versa. Pour débarrasser l'analyse générale d'incidents inutiles, il faut considérer le monde commerçant comme une seule nation, et supposer que la production capitaliste s'est établie partout et s'est emparée de toutes les branches d'industrie.
27 L'analyse que Sismondi donne de l'accumulation a ce grand défaut qu'il se contente trop de la phrase " conversion du revenu en capital " sans assez approfondir les conditions matérielles de cette opération.
28 " Le travail primitif auquel son capital a dû sa naissance. " (Sismondi, l. c., éd. de Paris, t. 1, p. 109.)
29 " Le travail crée le capital avant que le capital emploie le travail. " (Labour creates capital, before capital employs labour.) E. G. Wakefield : " England and America. " London, 1833, v. II, p. 110.
30 Sismondi, l. c., p. 70.
31 L.c.,p. 111.
32 L.c.,p. 135.
33 La propriété du capitaliste sur le produit du travailleur est une conséquence rigoureuse de la loi de l'appropriation, dont le principe fondamental était au contraire le titre de propriété exclusif de chaque travailleur sur le produit de son propre travail. " Cherbuliez : Riche ou Pauvre. Paris, 1844, p. 58. - L'auteur sent le contrecoup dialectique, mais l'explique faussement.
34 " Capital, c'est-à-dire richesse accumulée employée en vue d'un profit. " (Malthus, l. c.) " Le capital consiste en richesse économisée sur le revenu et employée dans un but de profit. " (R. Jones : An Introductory Lecture on Pol. Ec. London, 1833, p. 16.)
35 " Le possesseur du produit net, c'est-à-dire du capital. " (The Source and Remedy of the National difficulties, etc. London, 1821.)
36 London Economist, 19 july 1859.
37 Il nous semble que le mot valorisation exprimerait le plus exactement le mouvement qui fait d'une valeur le moyen de sa propre multiplication.
38 Aussi chez Balzac, qui a si profondément étudié toutes les nuances de l'avarice, le vieil usurier Gobseck est-il déjà tombé en démence, quand il commence à amasser des marchandises en vue de thésauriser.
39 " Accumulation de marchandises... stagnation dans l'échange... excès de production. " (Th. Corbett, l. c., p. 14.)
40 C'est dans ce sens que Necker parle des " objets de faste et de somptuosité " dont " le temps a grossi l'accumulation " et que " les lois de propriété ont rassemblés dans une seule classe de la société ". (Œuvres de M. Necker. Paris et Lausanne, 1789, t. Il : " De l'Administration des finances de la France, p. 291.)
41 " Il n'est pas aujourd'hui d'économiste qui, par épargner, entende simplement thésauriser, mais, à part ce procédé étroit et insuffisant, on ne saurait imaginer à quoi peut bien servir ce terme, par rapport à la richesse nationale, si ce n'est pas à indiquer le différent emploi fait de ces épargnes selon qu'elles soutiennent l'un ou l'autre genre de travail (productif ou improductif). " (Malthus, l. c.)
42 Ricardo, l. c., p. 163, note.
43 En dépit de sa " Logique ", M. J. St. Mill ne soupçonne jamais les erreurs d'analyse de ses maîtres; il se contente de les reproduire avec un dogmatisme d'écolier. C'est encore ici le cas. " A la longue, dit-il, le capital même se résout entièrement en salaires, et, lorsqu'il a été reconstitué par la vente des produits, il retourne de nouveau en salaires. "
44 On en trouvera la solution dans le deuxième livre de cet ouvrage.
45 Storch, l. c., édition de Pétersbourg, 1815, t. 1, p. 140, note.
46 Le lecteur remarquera que nous employons le mot revenu dans deux sens différents, d'une part pour désigner la plus-value en tant que fruit périodique du capital; d'autre part pour en désigner la partie qui est périodiquement consommée par le capitaliste ou jointe par lui à son fonds de consommation. Nous conservons ce double sens parce qu'il s'accorde avec le langage usité chez les économistes anglais et français.
47 Luther montre très bien, par l'exemple de l'usurier, ce capitaliste de forme démodée, mais toujours renaissant, que le désir de dominer est un des mobiles de l'auri sacra fumes. " La simple raison a permis aux païens de compter l'usurier comme assassin et quadruple voleur. Mais nous, chrétiens, nous le tenons en tel honneur, que nous l'adorons presque à cause de son argent. Celui qui dérobe, vole et dévore la nourriture d'un autre, est tout aussi bien un meurtrier (autant que cela est en son pouvoir) que celui qui le fait mourir de faim ou le ruine à fond. Or c'est là ce que fait l'usurier, et cependant il reste assis en sûreté sur son siège, tandis qu'il serait bien plus juste que, pendu à la potence, il fût dévoré par autant de corbeaux qu'il a volé d'écus; si du moins il y avait en lui assez de chair pour que tant de corbeaux pussent s'y tailler chacun un lopin. On pend les petits voleurs... les petits voleurs sont mis aux fers; les grands voleurs vont se prélassant dans l'or et la soie. Il n'y a pas sur terre (à part le diable) un plus grand ennemi du genre humain que l'avare et l'usurier, car il veut être dieu sur tous les hommes. Turcs, gens de guerre, tyrans, c'est là certes méchante engeance; ils sont pourtant obligés de laisser vivre le pauvre monde et de confesser qu'ils sont des scélérats et des ennemis; il leur arrive même de s'apitoyer malgré eux. Mais un usurier, ce sac a avarice, voudrait que le monde entier fût en proie à la faim, à la soif, à la tristesse et à la misère; il voudrait avoir tout tout seul, afin que chacun dût recevoir de lui comme d'un dieu et rester son serf à perpétuité. Il porte des chaînes, des anneaux d'or, se torche le bec, se fait passer pour un homme pieux et débonnaire. - L'usurier est un monstre énorme, pire qu'un ogre dévorant, pire qu'un Cacus, un Gérion, un Antée. Et pourtant il s'attife et fait la sainte-nitouche, pour qu'on ne voie pas d'où viennent les bœufs qu'il a amenés à reculons dans sa caverne. Mais Hercule entendra les mugissements des bœufs prisonniers et cherchera Cacus à travers les rochers pour les arracher aux mains de ce scélérat. Car Cacus est le nom d'un scélérat, d'un pieux usurier qui vole, pille et dévore tout et veut pourtant n'avoir rien fait, et prend grand soin que personne ne puisse le découvrir, parce que les bœufs amenés à reculons dans sa caverne ont laissé des traces de leurs pas qui font croire qu'ils en sont sortis. L'usurier veut de même se moquer du monde en affectant de lui être utile et de lui donner des bœufs, tandis qu'il les accapare et les dévore tout seul Et si l'on roue et décapite les assassins et les voleurs de grand chemin, combien plus ne devrait-on pas chasser, maudire, rouer tous les usuriers et leur couper la tête. " (Martin Luther, l. c.)
48 Paroles du Faust de Goethe.
49 Dr. Aikin : Description of the Country from thirty to forty miles round Manchester. Lond., 1795, p. 182 et suiv.
50 A. Smith, l. c., l. III, ch. III.
51 Il n'est pas jusqu'à J. B. Say qui ne dise : " Les épargnes des riches se font aux dépens des pauvres. " " Le prolétaire romain vivait presque entièrement aux frais de la société... On pourrait presque dire que la société moderne vit aux dépens des prolétaires, de la part qu'elle prélève sur la rétribution de leur travail. " (Sismondi, Etudes, etc., t. 1, p. 24.)
52 Malthus, l. c., p. 319, 320.
53 An Inquiry into those Principles respecting the Nature of Demand, etc., p. 67.
54 L. c., p. 50.
55 Senior : Principes fondamentaux de l'économie politique, traduct. Arrivabene, Paris, 1836, p. 308. Ceci sembla par trop fort aux partisans de l'ancienne école. " M. Senior substitue aux mots travail et capital les mots travail et abstinence... Abstinence est une négation pure. Ce n'est pas l'abstinence, mais l'usage du capital employé productivement, qui est la source du profit. " (John Cazenove, l. c., p. 130, note) M. J. St. Mill se contente de reproduire à une page la théorie du profit de Ricardo et d'inscrire à l'autre la " rémunération de l'abstinence " de Senior. - Les économistes vulgaires ne font jamais cette simple réflexion que toute action humaine peut être envisagée comme une " abstention " de son contraire. Manger, c'est s'abstenir de jeûner; marcher, s'abstenir de rester en repos; travailler, s'abstenir de rien faire; ne rien faire, s'abstenir de travailler, etc. Ces Messieurs feraient bien d'étudier une bonne fois la proposition de Spinoza : Determinatio est negatio.
56 Senior, l. c., p. 342.
57 " Personne ne sèmera son blé et ne lui permettra de rester enfoui une année dans le sol, ou ne laissera son vin en barriques des années entières, au lieu de consommer ces choses ou leur équivalent une bonne fois, s'il n'espère acquérir une valeur additionnelle. " (Scrope : Polit. Econ., édit. de A. Potter. New York, 1841, p. 133, 134.)
58 " La privation que s'impose le capitaliste en prêtant ses instruments de production au travailleur, au lieu d'en consacrer la valeur à son propre usage en la transformant en objets d'utilité ou d'agrément. " (G. de Molinari, l. c., p. 49).
Prêter est un euphémisme consacré par l'économie vulgaire pour identifier le salarié qu'exploite le capitaliste industriel avec ce capitaliste industriel lui-même auquel d'autres capitalistes prêtent leur argent.
59 Courcelle Seneuil, l. c., p. 57.
60 " Les classes particulières de revenu qui contribuent le plus abondamment à l'accroissement du capital national changent de place à différentes époques et varient d'une nation à l'autre selon le degré du progrès économique où celles-ci sont arrivées. Le profit.... source d'accumulation sans importance, comparé aux salaires et aux rentes dans les premières étapes de la société... Quand la puissance de l'industrie nationale a fait des progrès considérables, les profits acquièrent une haute importance comme source d'accumulation. " (Richard Jones: " Textbook, etc. ", p. 16, 24.)
61 L. c., p. 36 et suiv.
62 Accélérer l'accumulation par un développement supérieur des pouvoirs productifs du travail et l'accélérer par une plus grande exploitation du travailleur, ce sont là deux procédés tout à fait différents que confondent souvent les économistes.
Par exemple, Ricardo dit :
" Dans des sociétés différentes ou dans les phases différentes d'une même société, l'accumulation du capital ou des moyens d'employer le travail est plus ou moins rapide, et doit dans tous les cas dépendre des pouvoirs productifs du travail. En général, les pouvoirs productifs du travail atteignent leur maximum là où le sol fertile surabonde. " Ce qu'un autre économiste commente ainsi : " Les pouvoirs productifs du travail signifient-ils, dans cet aphorisme, la petitesse de la quote-part de chaque produit dévolue à ceux-là qui le fournissent par leur travail manuel ? Alors la proposition est tautologique, car la partie restante est le fonds que son possesseur, si tel est son plaisir, peut accumuler. Mais ce n'est pas généralement le cas dans les pays les plus fertiles. " (Observations on certain verbal disputes in Pol. Econ., p. 74, 75.)
63 J. St. Mill : Essays on some unsettled questions of Pol. Econ. Lond., 1814, p. 90.
64 " An Essay on Trade and Commerce. " Lond., 1770, p. 44. - Le Times publiait, en décembre 1866 et en janvier 1867, de véritables épanchements de cœur de la part de propriétaires de mines anglais. Ces Messieurs dépeignaient la situation prospère et enviable des mineurs belges, qui ne demandaient et ne recevaient rien de plus que ce qu'il leur fallait strictement pour vivre pour leurs " maîtres ". Ceux-ci ne tardèrent pas à répondre à ces félicitations par la grève de Marchiennes, étouffée à coups de fusil.
65 L. c., p. 46.
66 Le fabricant du Northamptonshire commet ici une fraude pieuse que son émotion rend excusable. Il feint de comparer l'ouvrier manufacturier d'Angleterre à celui de France, mais ce qu'il nous dépeint dans les paroles citées, c'est, comme il l'avoue plus tard, la condition des ouvriers agricoles français.
67 L. c., p. 70.
68 Times, 3 sept. 1873.
69 Benjamin Thompson : " Essays political, economical and philosophical, etc. " (3 vol. Lond., 1796-1802.) Bien entendu, nous n'avons affaire ici qu'à la partie économique de ces " Essais ". Quant aux recherches de Thompson sur la chaleur, etc., leur mérite est aujourd'hui généralement reconnu. - Dans son ouvrage : " The state of the poor, etc., " Sir F. M. Eden fait valoir chaleureusement les vertus de cette soupe à la Rumford et la recommande surtout aux directeurs des workhouses. Il réprimande les ouvriers anglais, leur donnant à entendre " qu'en Ecosse bon nombre de familles se passent de froment, de seigle et de viande, et n'ont, pendant des mois entiers, d'autre nourriture que du gruau d'avoine et de la farine d'orge mêlée avec de l'eau et du sel, ce qui ne les empêche pas de vivre très convenablement (to live very comfortably too). " (L.c., t. I liv. Il, ch. II). Au XIX° siècle, il ne manque pas de gens de cet avis. " Les ouvriers anglais ", dit, par exemple, Charles R. Parry, " ne veulent manger aucun mélange de grains d'espèce inférieure. En Ecosse, où l'éducation est meilleure, ce préjugé est inconnu. " (The question of the necessity of the existing corn laws considered. Lond., 1816, p. 69.) Le même Parry se plaint néanmoins de ce que l'ouvrier anglais " soit maintenant (1815) placé dans une position bien inférieure à celle qu'il occupait " à l'époque édénique (1797).
70 Les rapports de la dernière commission d'enquête parlementaire sur la falsification de denrées prouvent qu'en Angleterre la falsification des médicaments forme non l'exception, mais la règle. L'analyse de trente-quatre échantillons d'opium, achetés chez autant de pharmaciens, donne, par exemple, ce résultat que trente et un étaient falsifiés au moyen de la farine de froment, de l'écale de pavot, de la gomme, de la terre glaise, du sable, etc. La plupart ne contenaient pas un atome de morphine.
71 B. G. Newnham (bannister at law) : A Review of the Evidence before the committees of the two Houses of Parliament on the Cornlaws. Lond., 1815, p. 20, note.
72 L. c.
73 Ch. H. Parry, l. c., p. 78. De leur côté, les propriétaires fonciers ne s'indemnisèrent pas seulement pour la guerre antijacobine qu'ils faisaient au nom de l'Angleterre. En dix-huit ans, " leurs rentes montèrent au double, triple, quadruple, et, dans certains cas exceptionnels, au sextuple ". (L. c., p. 100, 101.)
74 Nous entendons par " outillage " l'ensemble des moyens de travail, machines, appareils, instruments, bâtiments, constructions, voies de transport et de communication, etc.
75 F. Engels : Loge der arbeitenden Klasse in England (p. 20).
76 Faute d'une analyse exacte du procès de production et de valorisation, l'économie politique classique n'a jamais bien apprécié cet élément important de l'accumulation. " Quelle que soit la variation des forces productives ", dit Ricardo, par exemple, " un million d'hommes produit dans les fabriques toujours la même valeur. " Ceci est juste, si la durée et l'intensité de leur travail restent constantes. Néanmoins, la valeur de leur produit et l'étendue de leur accumulation varieront indéfiniment avec les variations successives de leurs forces productives. - A propos de cette question, Ricardo a vainement essayé de faire comprendre à J. B. Say la différence qu'il y a entre valeur d'usage (wealth, richesse matérielle) et valeur d'échange.
Say lui répond : " Quant à la difficulté qu'élève M. Ricardo en disant que, par des procédés mieux entendus, un million de personnes peuvent produire deux fois, trois fois autant de richesses, sans produire plus de valeurs, cette difficulté n'en est pas une lorsque l'on considère, ainsi qu'on le doit, la production comme un échange dans lequel on donne les services productifs de son travail, de sa terre et de ses capitaux, pour obtenir des produits. C'est par le moyen de ces services productifs que nous acquérons tous les produits qui sont au monde Or... nous sommes d'autant plus riches, nos services productifs ont d'autant plus de valeur, qu'ils obtiennent dans l'échange appelé production, une plus grande quantité de choses utiles. " (J. B. Say : Lettres à M. Malthus. Paris, 1820, p. 168, 169.)
La " difficulté " dont Say s'acharne à donner la solution et qui n'existe que pour lui, revient à ceci : comment se fait-il que le travail, à un degré de productivité supérieur, augmente les valeurs d'usage, tout en diminuant leur valeur d'échange ? Réponse : La difficulté disparaît dès qu'on baptise " ainsi qu'on le doit " la valeur d'usage, valeur d'échange. La valeur d'échange est certes une chose qui, de manière ou d'autre, a quelque rapport avec l'échange. Qu'on nomme donc la production un " échange ", un échange du travail et des moyens de production contre le produit, et il devient clair comme le jour, que l'on obtiendra d'autant plus de valeur d'échange que la production fournira plus de valeurs d'usage. Par exemple : plus une journée de travail produira de chaussettes, plus le fabricant sera riche - en chaussettes. Mais soudainement Say se rappelle la loi de l'offre et la demande, d'après laquelle, à ce qu'il paraît, une plus grande quantité de choses utiles et leur meilleur marché sont des termes synonymes. Il nous révèle donc que " le prix des chaussettes (lequel prix n'a évidemment rien de commun avec leur valeur d'échange) baissera, parce que la concurrence les oblige (les producteurs) de donner les produits pour ce qu'ils leur coûtent ". Mais d'où vient donc le profit du capitaliste, s'il est obligé de vendre les marchandises pour ce qu'elles lui coûtent ? Mais passons outre. Say arrive au bout du compte à cette conclusion : doublez la productivité du travail dans la fabrication des chaussettes, et dès lors chaque acheteur échangera contre le même équivalent deux paires de chaussettes au lieu d'une seule. Par malheur, ce résultat est exactement la proposition de Ricardo qu'il avait promis d'écraser. Après ce prodigieux effort de pensée, il apostrophe Malthus en ces termes modestes : " Telle est, Monsieur, la doctrine bien liée sans laquelle il est impossible, je le déclare, d'expliquer les plus grandes difficultés de l'économie politique et notamment comment il se peut qu'une nation soit plus riche lorsque ses produits diminuent de valeur, quoique la richesse soit de la valeur. " (L. c., p. 170.) - Un économiste anglais remarque, à propos de ces tours de force, qui fourmillent dans les " Lettres " de Say : " Ces façons affectées et bavardes (those affected ways of talking) constituent en général ce qu'il plait à M. Say d'appeler sa doctrine, doctrine qu'il somme M. Malthus d'enseigner à Hertford, comme cela se fait déjà, à l'en croire, " dans plusieurs parties de l'Europe ". Il ajoute : " Si vous trouvez une physionomie de paradoxe à toutes ces propositions, voyez les choses qu'elles expriment, et j'ose croire qu'elles vous paraîtront fort simples et fort raisonnables. " Certes, et grâce au même procédé, elles paraîtront tout ce qu'on voudra, mais jamais ni originales ni importantes. " (An Inquiry into those Principles respecting the Nature of Demand, etc., p. 116, 110.)
77 Mac Culloch avait pris un brevet d'invention pour " le salaire du travail passé " (wages of past labour), longtemps avant que Senior prît le sien pour " le salaire de l'abstinence ".
78 V. p. ex. " J. Bentham: Théorie des Peines et des Récompenses ", trad. p. Ed. Dumont, 3° éd. Paris, 1826.
79 Jérémie Bentham est un phénomène anglais. Dans aucun pays, à aucune époque, personne, pas même le philosophe allemand Christian Wolf, n'a tiré autant de parti du lieu commun. Il ne s'y plaît pas seulement, il s'y pavane. Le fameux principe d'utilité n'est pas de son invention. Il n'a fait que reproduire sans esprit l'esprit d'Helvétius et d'autres écrivains français du XVIII° siècle. - Pour savoir, par exemple, ce qui est utile à un chien, il faut étudier la nature canine, mais on ne saurait déduire cette nature elle-même du principe d'utilité. Si l'on veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements et des rapports humains, il s'agit d'abord d'approfondir la nature humaine en général et d'en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque historique. Bentham ne s'embarrasse pas de si peu. Le plus sèchement et le plus naïvement du monde, il pose comme homme-type le petit bourgeois moderne, l'épicier, et spécialement l'épicier anglais. Tout ce qui va à ce drôle d'homme-modèle et à son monde est déclaré utile en soi et par soi. C'est à cette aune qu'il mesure le passé, le présent et l'avenir. La religion chrétienne par exemple est utile. Pourquoi ? Parce qu'elle réprouve au point de vue religieux les mêmes méfaits que le Code pénal réprime au point de vue juridique. La critique littéraire au contraire, est nuisible, car c'est un vrai trouble-fête pour les honnêtes gens qui savourent la prose rimée de Martin Tupper. C'est avec de tels matériaux que Bentham, qui avait pris pour devise : nulla dies sine linea, a empilé des montagnes de volumes. C'est la sottise bourgeoise poussée jusqu'au génie.
80 " Les économistes politiques sont trop enclins à traiter une certaine quantité de capital et un nombre donné de travailleurs comme des instrument de production d'une efficacité uniforme et d'une intensité d'action à peu près constante... Ceux qui soutiennent que les marchandises sont les seuls agents de la production prouvent qu'en général la production ne peut être étendue, car pour l'étendre il faudrait qu'on eût préalablement augmenté les subsistances, les matières premières et les outils, ce qui revient à dire qu'aucun accroissement de la production ne peut avoir lieu sans son accroissement préalable, ou, en d'autres termes, que tout accroissement est impossible. " (S. Bailey : Money and its vicissitudes, p. 26 et 70.)
81 Sismondi, l. c., p. 107, 108.
82 J. St. Mill : " Principles of Pol. Economy. "
83 H. Fawcett : Prof. of Pol. Econ. at Cambridge : " The Economic Position ofthe British Labourer. " London, 1865, p. 120.
84 L. c., p. 123, 124.
85 On pourrait dire que ce n'est pas seulement du capital que l'on exporte de l'Angleterre, mais encore des ouvriers, sous forme d'émigration. Dans le texte, bien entendu, il n'est point question du pécule des émigrants, dont une grande partie se compose d'ailleurs de fils de fermiers et de membres des classes supérieures. Le capital surnuméraire transporté chaque année de l'Angleterre à l'étranger pour y être placé à intérêts, est bien plus considérable par rapport à l'accumulation annuelle que ne l'est l'émigration annuelle par rapport à l'accroissement annuel de la population.
86 Karl Marx, l. c. - " A égalité d'oppression des masses, plus un pays a de prolétaires et plus il est riche. " (Colins : L'économie politique, source des révolutions et des utopies prétendues socialistes, Paris, 1754, III, p. 33 1.) - En économie politique il faut entendre par prolétaire le salarié qui produit le capital et le fait fructifier, et que M. Capital, comme l'appelle Pecqueur, jette sur le pavé dès qu'il n'en a plus besoin. Quant au " prolétaire maladif de la forêt primitive ", ce n'est qu'une agréable fantaisie Roscherienne. L'habitant de la forêt primitive est aussi le propriétaire d'icelle, et il en use à son égard aussi librement que l'orang-outang lui-même. Ce n'est donc pas un prolétaire. Il faudrait pour cela qu'au lieu d'exploiter la forêt, il fut exploité par elle. Pour ce qui est de son état de santé, il peut soutenir la comparaison, non seulement avec celui du prolétaire moderne, mais encore avec celui des notabilités syphilitiques et scrofuleuses. Après cela, par " forêt primitive " M. le professeur entend sans doute ses landes natales de Lunèbourg.
87 John Bellers, l. c., p. 2.
88 B. de Mandeville : " The fable of the Bees ", 5° édition, Lond., 1728, Remarks, p. 212, 213, 328. - " Une vie sobre, un travail incessant; tel est pour le pauvre le chemin du bonheur matériel (l'auteur entend par " bonheur matériel " la plus longue journée de travail possible et le minimum possible de subsistances) et c'est en même temps le chemin de la richesse pour l'Etat (I'Etat, c'est-à-dire les propriétaires fonciers, les capitalistes et leurs agents et dignitaires gouvernementaux). " (An Essay on Trade and Commerce. Lond., 1770, p. 54)
89 Eden, l. c., t. I, l. 1, ch. 1 et préface.
90 On m'objectera peut-être " l'Essai sur la Population ", publié en 1798, mais dans sa première forme ce livre de Malthus n'est qu'une déclamation d'écolier sur des textes empruntés à De Foc; Franklin, Wallace, Sir James Stewart, Townsend, etc. Il n'y a ni une recherche ni une idée du cru de l'auteur. La grande sensation que fit ce pamphlet juvénile n'était due qu'à l'esprit de parti. La Révolution française avait trouvé des défenseurs chaleureux de l'autre côté de la Manche, et " le principe de population ", peu à peu élaboré dans le XVIII° siècle, puis, au milieu d'une grande crise sociale, annoncé à coups de grosse caisse comme l'antidote infaillible des doctrines de Condorcet, etc., fut bruyamment acclamé par l'oligarchie anglaise comme l'éteignoir de toutes les aspirations au progrès humain. Malthus, tout étonné de son succès, se mit dès lors à fourrer sans cesse dans l'ancien cadre de nouveaux matériaux superficiellement compilés. - A l'origine l'économie politique a été cultivée par des philosophes comme Hobbes, Locke, Hume, par des gens d'affaires et des hommes d'Etat tels que Thomas Morus, Temple, Sully, de Witt, North, Law, Vanderlint, Cantillon, Franklin et, avec le plus grand succès, par des médecins comme Petty, Barbon, Mandeville, Quesnay, etc. Vers le milieu du XVIll° siècle le pasteur Tucker, un économiste distingué pour son époque, se croit encore obligé de s'excuser de ce qu'un homme de sa sainte profession se mêle des choses de Mammon. Puis les pasteurs protestants s'établissent d ans l'économie politique, à l'enseigne du " principe de population ", et alors ils y pullulent. A part le moine vénitien Ortes, écrivain spirituel et original, la plupart des docteurs ès population sont des ministres protestants. Citons par exemple Bruckner qui dans sa " Théorie du système animal ", Leyde, 1767, a devancé toute la théorie moderne de la population, le " révérend " Wallace, le " révérend " Townsend, le " révérend " Malthus, et son disciple, l'archi-révérend Th. Chalmers. Malthus, quoique ministre de la Haute Eglise anglicane, avait au moins fait vœu de célibat comme socius (fellow) de l'Université de Cambridge : " Socios collegiorum maritos esse non permittimus, sed statim postquam quis uxorem, duxerit, socius collegil desinat esse. " (Reports of Cambridge University Cornission, p. 172.) En général, après avoir secoué le joug du célibat catholique, les ministres protestants revendiquèrent comme leur mission spéciale l'accomplissement du précepte de la Bible : " Croissez et multipliez ", ce qui ne les empêche pas de prêcher en même temps aux ouvriers " le principe de population ". Ils ont presque monopolisé ce point de doctrine chatouilleux, ce travestissement économique du péché originel, cette pomme d'Adam, " le pressant appétit " et les obstacles qui tendent à émousser les flèches de Cupidon (" the checks which tend to blunt the shafts of Cupid ") comme dit gaiement le " révérend " Townsend. On dirait que Petty pressentît ces bousilleurs, lorsqu'il écrivait : " La religion fleurit surtout là où les prêtres subissent le plus de macérations, de même que la loi là où les avocats crèvent de faim ", mais, si les pasteurs protestants persistent à ne vouloir ni obéir à l'apôtre saint Paul, ni mortifier leur chair par le célibat, qu'ils prennent au moins garde de ne pas engendrer plus de ministres que les bénéfices disponibles n'en comportent. " S'il n'y a que douze mille bénéfices en Angleterre, il est dangereux d'engendrer vingt-quatre mille ministres (" it will not be safe to breed twenty-four thousand ministers "), car les douze mille sans-cure chercheront toujours à gagner leur vie, et pour arriver à cette fin ils ne trouveront pas de meilleur moyen que de courir parmi le peuple et de lui persuader que les douze mille bénéficiaires empoisonnent les âmes et les affament, et les éloignent du vrai sentier qui mène au ciel. " (William Petty : A Treatise on taxes and contributions, Lond., 1667, p. 57.) A l'instar de Petty, Adam Smith fut détesté par la prêtraille. On en peut juger par un écrit intitulé " A letter to A. Smith, L. L. D. On the Life, Death and Philosophy of his Friend David Hume. By one of the People called Christians ", 4° éd. Oxford, 1784. L'auteur de ce pamphlet, docteur Horne, évêque anglican de Norwich, sermonne A. Smith pour avoir publié une lettre à M. Strahan où " il embaume son ami David " (Hume), où il raconte au monde que " sur son lit de mort Hume s'amusait à lire Lucien et à jouer au whist "' et OÙ il pousse l'impudence jusqu'à avouer : " J'ai toujours considéré Hume aussi bien pendant sa vie qu'après sa mort comme aussi près de l'idéal d'un sage parfait et d'un homme vertueux que le comporte la faiblesse de la nature humaine. " L'évêque courroucé s'écrie : " Convient-il donc, monsieur, de nous présenter comme parfaitement sage et vertueux le caractère et la conduite d'un homme, possédé d'une antipathie si incurable contre tout ce qui porte le nom de religion qu'il tourmentait son esprit pour effacer ce nom même de la mémoire des hommes ?... Mais ne vous laissez pas décourager, amis de la vérité, l'athéisme n'en a pas pour longtemps... Vous (A. Smith) avez eu l'atroce perversité (the atrocious wickedness) de propager l'athéisme dans le pays (notamment par la Théorie des Sentiments Moraux)... Nous connaissons vos ruses, maître docteur ! ce n'est pas l'intention qui vous manque, mais vous comptez cette fois sans votre hôte. Vous voulez nous faire croire par l'exemple de David Hume, Esquire, qu'il n'y a pas d'autre cordial pour un esprit abattu, pas d'autre contre-poison contre la crainte de la mort que l'athéisme... Riez donc sur les ruines de Babylone, et félicitez Pharaon, le scélérat endurci ! " (L. c., p. 8, 17, 21, 22.) - Un autre anglican orthodoxe qui avait fréquenté les cours d'Adam Smith, nous raconte à l'occasion de sa mort : " L'amitié de Smith pour Hume l'a empêché d'être chrétien Il croyait Hume sur parole, Hume lui aurait dit que la lune est un fromage vert qu'il l'aurait cru. C'est pourquoi il a cru aussi sur parole qu'il n'y avait ni Dieu ni miracle... Dans ses principes politiques il frisait le républicanisme. " (" The Bee, By James Anderson ", Edimb., 1791-93.) - Enfin le " révérend " Th. Chalmers soupçonne Adam Smith d'avoir inventé la catégorie des " travailleurs improductifs " tout exprès pour les ministres protestants, malgré leur travail fructifère dans la vigne du Seigneur.
91 A. Smith, l. c., t. II, p. 189.
92 V. sur les sophismes de cette école : Karl Marx, Zur Kritik der politischen Œkonomie, p. 165, 299.
93 " Les ouvriers industriels et les ouvriers agricoles se heurtent contre la même limite par rapport à leur occupation, savoir la possibilité pour l'entrepreneur de tirer un certain profit du produit de leur travail... Dès que leur salaire s'élève autant que le gain du maître tombe au-dessous du profit moyen, il cesse de les occuper ou ne consent à les occuper qu'à la condition qu'ils acceptent une réduction de salaire. John Wade, l. c., p. 241.
94 " Si nous revenons maintenant à notre première étude, où il a été démontré... que le capital lui-même n'est que le résultat du travail humain, il semble tout à fait incompréhensible que l'homme puisse tomber sous la domination de son propre produit, le capital, et lui être subordonné ! Et comme c'est là incontestablement le cas dans la réalité, on est obligé de se poser malgré soi la question : comment le travailleur a-t-il pu, de maître du capital qu'il était, en tant que son créateur, devenir l'esclave du capital ? " (Von Thünen : Der isolirte Staat, Zweiter Theil, Zweite Abiheilung. Rostock, 1863, p. 5, 6.) C'est le mérite de Thünen de s'être posé ce problème, mais la solution qu'il en donne est simplement sotte.
95 A. Smith, l. c., liv. I, ch. VIII.
96 L. c., trad. Garnier, t. I, p. 140.
97 " The Engineering ", 13 june 1874.
98 V. section IV de cet ouvrage.
99 " Le travail ne peut acquérir cette grande extension de puissance sans une accumulation préalable des capitaux. " (A. Smith, l. c.)
100 V. section IV, ch. XXIV de cet ouvrage.
101 Census of England and Wales, 1861, vol. III, p. 36 et 39. London, 1863.
102 L. c., p. 36.
103 Un exemple frappant de cette augmentation en raison décroissante est fourni par le mouvement de la fabrique de toiles de coton peintes. Que l'on compare ces chiffres : en Angleterre cette industrie exporta en 1851 cinq cent soixante-dix-sept millions huit cent soixante-sept mille deux cent vingt-neuf yards (le yard égale 0,914 millimètres) d'une valeur de dix millions deux cent quatre-vingt-quinze mille six cent vingt et une livres sterling, mais en 1861 : huit cent vingt-huit millions huit cent soixante-treize mille neuf cent vingt-deux yards d'une valeur de quatorze millions deux cent onze mille cinq cent soixante-douze livres sterling. Le nombre des salariés employés, qui était en 1851 de douze mille quatre-vingt-dix-huit, ne s'était élevé en 1861 qu'à douze mille cinq cent cinquante-six, ce qui fait un surcroît de quatre cent cinquante-huit individus, ou, pour toute la période décennale, une augmentation de quatre pour cent à peu près.
104 John Barton : " Observation on the circumstances which influence the condition of the labouring classes of society. " London, 1817, p. 16, 17.
105 Ricardo, l. c., p. 480.
106 L. c., p. 469.
107 Richard Jones: " An introductory Lecture on Pol. Economy. " Lond., 1833, p. 13.
108 Ramsay, l. c., p. 90, 91.
109 Il. Merrivale : " Lectures on colonisation and colonies. " Lond. 1841 et 1842, v. 1, p. 146.
110 Malthus : " Principles of Pol. Economy ", p. 254, 319, 320. C'est dans ce même ouvrage que Malthus, grâce à Sismondi, découvre cette mirifique trinité capitaliste : excès de production, - excès de population, - excès de consommation; three very delicate monsters, en vérité ! v. Engels : " Umrisse zu einer Kritik der Nationaloekonomie ", l. c., p. 107 et suiv.
111 Harriet Martineau : " The Manchester strike ", 1842, p. 101.
112 " Essay on Trade and Commerce. " Lond., 1770, p. 27, 28.
113 " Reports of Insp. of Factories, 31 oct. 1863 ", p. 8.
114 Economist, jan. 21, 1860.
115 " Il ne semble pas absolument vrai que la demande produise toujours l'offre juste au moment où il en est besoin. Cela n'a pas eu lieu du moins pour le travail de fabrique, car un grand nombre de machines chômaient faute de bras. " (Reports of Insp. of Fact., for 31 oct. 1866, p. 81.)
116 Discours d'ouverture de la Conférence sur la réforme sanitaire, tenue à Birmingham, par M. J. Chamberlaine, maire de Birmingham, le 15 janvier 1875.
117 Census, etc., for 1861, v. III, p. 11, 2.
118 Iddio fa che gli uomini che esercitano mestieri di prima utilità nascono abbondantemente. Galiani, l. c., p. 78.
119 S. Laing : National Distress, 1844, p. 69.
120 " De jour en jour il devient donc plus clair que les rapports de production dans lesquels se meut la bourgeoisie n'ont pas un caractère un caractère simple, mais un caractère de duplicité; que dans les mêmes rapports dans lesquels se produit la richesse la misère se produit aussi; que dans les mêmes rapports dans lesquels il y a développement des forces productives il y a une force productive de répression; que ces rapports ne produisent la richesse bourgeoise, c'est-à-dire la richesse de la classe bourgeoise, qu'en anéantissant continuellement la richesse des membres intégrants de cette classe et en produisant un prolétariat toujours croissant. " (Karl Marx: Misère de la philosophie, p. 116.)
121 G. Ortès : Della Economia nazionale libri sei, 1717, ed. Custodi, parte moderna, t. XXI, p. 6, 9, 22, 25, etc.
122 A Dissertation on the Poor Laws, by a Wellwisher of Mankind (the Reverend M. J. Townsend), 1786, nouvelle éd. Londres, 1817, p. 15. Ce pasteur " délicat " dont le pamphlet que nous venons de citer ainsi que le Voyage en Espagne ont été impudemment pillés par Malthus, emprunta lui-même une bonne partie de sa doctrine à sir J. Steuart, tout en le défigurant. Si Steuart dit, par exemple : " L'esclavage était le seul moyen de faire travailler les hommes au-delà de leurs besoins, et pour qu'une partie de l'Etat nourrit gratuitement l'autre; c'était un moyen violent de rendre les hommes laborieux [pour d'autres hommes]. Alors les hommes étaient obligés à travailler, parce qu'ils étaient esclaves d'autres hommes; aujourd'hui les hommes sont obligés de travailler [pour d'autres hommes qui ne travaillent pas), parce qu'ils sont esclaves de leur propre besoin " (Steuart, l. c., ch. vit.) - il n'en conclut pas, comme le philanthrope clérical, qu'il faut mettre aux salariés le râtelier bien haut. Il veut, au contraire, qu'en augmentant leurs besoins on les incite à travailler davantage pour les gens comme il faut.
123 Storch, l. c., t. Ill, p. 224.
124 Sismondi, l. c., éd. Paris, t. I, p. 79, 80.
125 Cherbuliez, l. c., p. 146.
126 Destutt de Tracy, l. c., p. 231.
127 Ceci a été écrit en mars 1867.
128 Tenth Report of the Commissioners of H. M.'s Inland Revenue. Lond. 1866, p. 38.
129 Ces chiffres sont suffisants pour permettre d'établir une comparaison, mais, pris d'une façon absolue, ils sont faux, car il y a annuellement peut-être plus de cent millions de livres sterling de revenus qui ne sont pas déclarés. Les commissaires de l'Ireland Revenue se plaignent constamment dans chacun de leurs rapports de fraudes systématiques, surtout de la part des commerçants et des industriels. On y lit, par exemple : " Une compagnie par actions estimait ses profits imposables à six mille livres sterling; le taxateur les évalua à quatre-vingt-huit mille livres sterling, et ce fut, en définitive, cette somme qui servit de base à l'impôt. Une autre compagnie accusait cent quatre-vingt-dix mille livres sterling de profit; elle fut contrainte d'avouer que le montant réel était de deux cent cinquante mille livres sterling, etc. " (L. c., p. 42.)
130 Census, etc., l. c., p. 29. L'assertion de John Bright que cent cinquante landlord possèdent la moitié du sol anglais et douze la moitié de celui de l'Écosse n'a pas été réfutée.
131 Fourth Report, etc., of Ireland Revenue. Lond., 1860, p. 17.
132 Ce sont là des revenus nets, dont on fait cependant certaines déductions que la loi autorise.
133 En ce moment même (mars 1867), le marché de l'Inde et de la Chine est de nouveau encombré par les consignations des filateurs anglais. En 1866, le salaire de leurs ouvriers avait déjà baissé de cinq pour cent. En 1867, un mouvement semblable a causé une grève de vingt mille hommes à Preston.
134 Census, etc., l. c., p. 11.
135 " It is one of the most rnelancholy features in the social state of the country, that while there was a decrease in the consuming power of the people, and an increase in the privations and distress of the labouring class and operatives, there was at the same time a constant accumulation of wealth in the upper classes and a constant increase of capital. "
136 " From 1842 to 1852 the taxable income of the country increased by six per cent... In the eight years from 1853 to 1861, it had inecreased from the basis taken in 1853, twenty pet cent... The fact is so astonishing as to be almost incredible... This intoxicating augmentation of wealth and power... is entirely confined to classes of property.... it must be of indirect benefit to the labouring population, because it cheapens the commodities of general consumption - while the rich have been growing richer, the poor have been growing less poor ! at any rate, whether the extremes of poverty are less, I do not presurne to say. " (Gladstone, H. of C., 16 avril 1863.)
137 Voy. les renseignements officiels dans le livre bleu : Miscellaneous stalistics of the Un. Kingdom, part VI. Lond., 1866, p. 260, 273, passim. Au lieu d'étudier la statistique des asiles d'orphelins, etc., on pourrait jeter un coup d'œil sur les déclamations ministérielles à propos de la dotation des enfants de la maison royale. L'enchérissement des subsistances n'y est jamais oublié.
138 " Think of those who are on the border of that region (pauperism), wages... in others not increased... human life is but, in nine cases out of ten, a struggle for existence. " (Gladstone, Chambre des communes, 7 avril 1864.) Un écrivain anglais, d'ailleurs de peu de valeur, caractérise les contradictions criantes accumulées dans les discours de M. Gladstone sur le budget en 1863 et 1864 par la citation suivante de Molière :
Voilà l'homme, en effet. Il va du blanc au noir,
Il condamne au matin ses sentiments du soir.
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change à tous moments d'esprit comme de mode.
The Theory of Exchanges, etc., Londres, 1864, p. 135.
139 Il. Fawcett, l. c., p. 67, 82. La dépendance croissante dans laquelle se trouve le travailleur vis-à-vis du boutiquier est une conséquence des oscillations et des interruptions fréquentes de son travail qui le forcent d'acheter à crédit.
140 Il serait à souhaiter que Fr. Engels complétât bientôt son ouvrage sur la situation des classes ouvrières en Angleterre par l'étude de la période écoulée depuis 1844, ou qu'il nous exposât à part cette dernière période dans un second volume.
141 Dans l'Angleterre est toujours compris le pays de Galles. La Grande-Bretagne comprend l'Angleterre, Galles et l'Écosse, le Royaume-Uni, ces trois pays et l'Irlande.
142 Public Health. Sixth Report, etc., for 1863. Lond., 1864, p. 13.
143 L. c., p. 17.
144 L. c., p. 13.
145 L. c., Appendix, p. 232.
146 L. c., p. 232, 233.
147 L. c., p. 15.
148 " Nulle part les droits de la personne humaine ne sont sacrifiés aussi ouvertement et aussi effrontément au droit de la propriété qu'en ce qui concerne les conditions de logement de la classe ouvrière. Chaque grande ville est un lieu de sacrifices, un autel où des milliers d'hommes sont immolés chaque année au Moloch de la cupidité. " (S. Laing, p. 150.)
149 Public Health. Eighth Report. London, 1866, p. 14, note.
150 L. c., p. 89. Le Dr Hunter dit à propos des enfants que renferment ces colonies : " Nous ne savons pas comment les enfants étaient élevés avant cette époque d'agglomération des pauvres toujours plus considérable : mais ce serait un audacieux prophète que celui qui voudrait nous dire quelle conduite nous avons à attendre d'enfants qui, dans des conditions sans précédent en ce pays, font maintenant leur éducation - qu'ils mettront plus tard en pratique - de classes dangereuses, en passant la moitié des nuits au milieu de gens de tout âge, ivres, obscènes et querelleurs. " (L. c., p. 56.)
151 L. c., p. 62.
152 Report of the Officer of Health of St. Martin's in the Fields. 1865.
153 Public Health. Eighth Report. Lond., 1866, p. 93.
154 L. c., p. 83.
155 L. c., p. 89.
156 L. c., p. 56.
157 L. c., p. 149.
158 L. c., p. 50.
159
Liste de l'agent d'une société d'assurances pour les ouvriers à Bradford
Vulcanstreet
n°122
1 chambre
16 personnes
Lumleystreet
n°13
1 chambre
11 personnes
Bowerstreet
n° 41
1 chambre
11 personnes
Portlandstreet
n° 112
1 chambre
10 personnes
Hardystreet
n° 17
1 chambre
10 personnes
Northstreet
n° 18
1 chambre
16 personnes
d°
n° 17
1 chambre
13 personnes
Wymerstreet
n° 19
1 chambre
8 adultes
Jawettestreet
n° 56
1 chambre
12 personnes
Georgestreet
n° 150
1 chambre
3 familles
Rifle-Court-Marygate
n° 11
1 chambre
11 personnes
Marshalstreet
n° 28
1 chambre
10 personnes
d°
n° 49
3 chambres
3 familles
Georgestreet
n° 128
1 chambre
18 personnes
d°
n° 130
1 chambre
16 personnes
Edwardstreet
n° 4
1 chambre
17 personnes
Yorkstreet
n° 34
1 chambre
2 familles
Salt-Pinstreet
2 chambres
26 personnes
Caves
Regentsquare
1 cave
8 personnes
Acrestreet
1 cave
7 personnes
Robert's Court
n° 33
1 cave
7 personnes
Back Prattstreet, employé comme atelier de chaudronnerie
1 cave
7 personnes
Ebenezerstreet
n° 27
1 cave
6 personnes 160 L. c., p. 114.
161 L. c., p. 50.
162 Public Health. Seventh Report. Lond., 1865, p. 18.
163 L. c., p. 165.
164 L. c., p. 18, note. Le curateur des pauvres de la Chapel-en-le-Frith-Union écrit dans un rapport au Registrar général : " A Doveholes, on a percé, dans une grande colline de terre calcaire, un certain nombre de petites cavités servant d'habitation aux terrassiers et autres ouvriers occupés au chemin de fer. Elles sont étroites, humides, sans décharge pour les immondices et sans latrines. Pas de ventilation, si ce n'est au moyen d'un trou à travers la voûte, lequel sert en même temps de cheminée. La petite vérole y fait rage et a déjà occasionné divers cas de mort parmi les Troglodytes. " L. c., n. 2.
165 La note donnée à la fin de la section IV se rapporte surtout aux ouvriers des mines de charbon. Dans les mines de métal, c'est encore bien pis. Voy. Le Rapport consciencieux de la " Royal Commission " de 1864.
166 L. c., p. 180, 182.
167 L. c., p. 515, 517.
168 L. c., p. 16.
169 " Mortalité énorme par suite d'inanition chez les pauvres de Londres (Wholesale starvation of the London Poor)... Pendant les derniers jours les murs de Londres étaient couverts de grands placards où on lisait : " Bœufs gras, hommes affamés ! Les bœufs gras ont quitté leurs palais de cristal pour engraisser les riches dans leurs salles somptueuses, tandis que les hommes exténués par la faim dépérissent et meurent dans leurs misérables trous. " Les placards qui portent cette inscription menaçante sont constamment renouvelés. A peine sont-ils arrachés ou recouverts, qu'il en reparaît de nouveaux au même endroit ou dans un endroit également public... Cela rappelle les présages qui préparèrent le peuple français aux événements de 1789... En ce moment, où des ouvriers anglais avec femmes et enfants meurent de faim et de froid, l'argent anglais, le produit du travail anglais, se place par millions en emprunts russes, espagnols, italiens, et en une foule d'autres. " (Reynold's Newspaper, 20 jan. 1867). Il faut bien remarquer que l'est de Londres n'est pas seulement le quartier des travailleurs employés à la construction des navires cuirassés et à d'autres branches de la grande industrie, mais encore le siège d'une énorme surpopulation à l'état stagnant, répartie entre les divers départements du travail à domicile. C'est de celle-ci qu'il s'agit dans le passage suivant, extrait du Standard, le principal organe des tories : " Un affreux spectacle se déroulait hier dans une partie de la métropole. Quoique ce ne fût qu'une fraction des inoccupés de l'est de Londres qui paradait avec des drapeaux noirs, le torrent humain était assez imposant. Rappelons-nous les souffrances de cette population. Elle meurt de faim. Voilà le fait dans son horrible nudité ! Il y en a quarante mille ! Sous nos yeux, dans un quartier de notre merveilleuse cité, au milieu de la plus gigantesque accumulation de richesses que le monde ait jamais vue, quarante mille individus meurent de faim ! A l'heure qu'il est, ces milliers d'hommes font irruption dans les autres quartiers, ils crient, ces affamés de toutes les saisons, leurs maux dans nos oreilles, ils les crient au ciel; ils nous parlent de leur foyer ravagé par la misère; ils nous disent qu'ils ne peuvent ni trouver du travail ni vivre des miettes qu'on leur jette. Les contribuables de leurs localités se trouvent eux-mêmes poussés par les charges paroissiales sur le bord du paupérisme. " (Standard, le 5 avril 1867.)
170 Il est de mode, parmi les capitalistes anglais, de dépeindre la Belgique comme " le paradis des travailleurs " parce que là " la liberté du travail " ou, ce qui revient au même, " la liberté du capital ", se trouve hors d'atteinte. Il n'y a là ni despotisme ignominieux de Trades Unions, ni curatelle oppressive d'inspecteurs de fabrique. - S'il y eut quelqu'un de bien initié à tous les mystères de bonheur du " libre " travailleur belge, ce fut sans doute feu M. Ducpétiaux, inspecteur général des prisons et des établissements de bienfaisance belges et en même temps membre de la Commission centrale de statistique belge. Ouvrons son ouvrage : Budgets économiques des classes ouvrières en Belgique, Bruxelles, 1855. Nous y trouvons entre autres une famille ouvrière belge employé normale, dont l'auteur calcule d'abord les dépenses annuelles de même que les recettes d'après des données très exactes et dont il compare ensuite le régime alimentaire à celui du soldat, du marin de l'Etat et du prisonnier. La famille " se compose du père, de la mère et de quatre enfants ", Sur ces six personnes, " quatre peuvent être occupées utilement pendant l'année entière ". On suppose " qu'il n'y a ni malades ni infirmes ", ni " dépenses de l'ordre religieux, moral et intellectuel, sauf une somme très minime pour le culte (chaises à l'église) ", ni " de la participation aux caisses d'épargne, à la caisse de retraite, etc.", ni" dépenses de luxe ou provenant de l'imprévoyance"; enfin, que le père et le fils aîné se permettent " l'usage du tabac et le dimanche la fréquentation du cabaret ", ce qui leur coûte la somme totale de quatre-vingt-six centimes par semaine. " Il résulte de l'état général des salaires alloués aux ouvriers des diverses professions... que la moyenne la plus élevée du salaire journalier est de un franc cinquante-six centimes pour les hommes, quatre-vingt-neuf centimes pour les femmes, cinquante-six centimes pour les garçons et cinquante-cinq centimes pour les filles. Calculées à ce taux, les ressources de la famille s'élèveraient, au maximum, à mille soixante-huit francs annuellement... Dans le ménage... pris pour type nous avons réuni toutes les ressources possibles.
" Mais en attribuant à la mère de famille un salaire nous enlevons à ce ménage sa direction : comment sera soigné l'intérieur ? Qui veillera aux jeunes enfants ? Qui préparera les repas, fera les lavages, les raccommodages ? Tel est le dilemme incessamment posé aux ouvriers. "
Le budget annuel de la famille est donc :
Le père,
300 jours à
1,56
F
468
F
La mère,
-
0,89
267
Le garçon,
-
0,56
168
La fille,
-
0,55
165
Total
1 068
La dépense annuelle de la famille et son déficit s'élèveraient, dans l'hypothèse où l'ouvrier aurait l'alimentation :
Déficit
Du marin, à
1 828 F
760 F
Du soldat, à
1 473 F
705 F
Du prisonnier, à
1 112 F
44 F
On voit que peu de familles ouvrières peuvent atteindre, nous ne dirons pas à l'ordinaire du marin ou du soldat, mais même à celui du prisonnier. La moyenne générale (du coût de chaque détenu dans les diverses prisons pendant la période de 1847 à 1849) pour toutes les prisons a été de soixante-trois centimes. Ce chiffre, comparé à celui de l'entretien journalier du travailleur, présente une différence de treize centimes. Il est en outre à remarquer que si, dans les prisons, il faut porter en ligne de compte les dépenses d'administration et de surveillance, par contre les prisonniers n'ont pas à payer de loyer; que les achats qu'ils font aux cantines ne sont pas compris dans les frais d'entretien, et que ces frais sont fortement abaisses par suite du grand nombre de têtes qui composent les ménages et de la mise en adjudication ou de l'achat en gros des denrées et autres objets qui entrent dans leur consommation... Comment se fait-il, cependant, qu'un grand nombre, nous pourrions dire la grande majorité des travailleurs, vivent à des conditions plus économiques ? C'est... en recourant à des expédients dont l'ouvrier seul a le secret; en réduisant sa ration journalière; en substituant le pain de seigle au pain de froment; en mangeant moins de viande ou même en la supprimant tout à fait, de même que le beurre, les assaisonnements; en se contentant d'une ou deux chambres où la famille est entassée, où les garçons et les filles couchent à côté les uns des autres, souvent sur le même grabat; en économisant sur l'habillement, le blanchissage, les soins de propreté; en renonçant aux distractions du dimanche; en se résignant enfin aux privations les plus pénibles. Une fois parvenu à cette extrême limite, la moindre élévation dans le prix des denrées, un chômage, une maladie, augmente la détresse du travailleur et détermine sa ruine complète; les dettes s'accumulent, le crédit s'épuise, les vêtements, les meubles les plus indispensables, sont engagés au mont-de-piété, et, finalement, la famille sollicite son inscription sur la liste des indigents. " (L. c., p. 151, 154, 155.) En effet, dans ce " paradis des capitalistes " la moindre variation de prix des subsistances de première nécessité est suivie d'une variation dans le chiffre de la mortalité et des crimes. (V. " Manifest der Maatschappij : De, Vlaemingen Voruit ". Brussel, 1860, p. 15, 16.) - La Belgique compte en tout neuf cent trente mille familles qui, d'après la statistique officielle, se distribuent de la manière suivante : quatre-vingt-dix mille familles riches (électeurs), quatre cent cinquante mille personnes; cent quatre-vingt-dix mille familles de la petite classe moyenne, dans les villes et les villages, un million neuf cent cinquante mille personnes, dont une grande partie tombe sans cesse dans le prolétariat; quatre cent cinquante mille familles ouvrières, deux millions deux cent cinquante mille personnes. Plus de deux cent mille de ces familles se trouvent sur la liste des pauvres !
171 James E. Th. Rogers (Prof. of Polit. Econ. in the University of Oxford) : " A History of Agriculture and Prices in England. " Oxford, 1866, v. 1, p. 690. Cet ouvrage, fruit d'un travail consciencieux, ne comprend encore dans les deux volumes parus jusqu'ici que la période de 1259 à 1400. Le second volume fournit des matériaux purement statistiques. C'est la première " histoire des prix " authentique que nous possédions sur cette époque.
172 Reasons for the late Increase of the Poorrate; or, a comparative view of the price of labour and provisions. London, 1777, p. 5, 14 et 16.
173 Observations on Reversionary Payments. Sixth edit. By W. Morgan. Lond., 1805, v. II , p. 158, 159. Price remarque, p. 159 : " Le prix nominal de la journée de travail n'est aujourd'hui que quatre fois, ou tout au plus cinq fois plus grand qu'il n'était en 1514. Mais le prix du blé est sept fois, et celui de la viande et des vêtements environ quinze fois plus élevé. Bien loin donc que le prix du travail ait progressé en proportion de l'accroissement des dépenses nécessaires à la vie, il ne semble pas que proportionnellement il suffise aujourd'hui à acheter la moitié de ce qu'il achetait alors. "
174 Barton, l. c., p. 26. Pour la fin du XVIII° siècle, Voy. Eden, l. c.
175 Parry, l. c., p. 86.
176 Id., p. 213.
177 S. Laing.
178 England and America. Lond., 1833, v. 1, p. 45.
179 London Economist. 1845, p. 290.
180 Dans ce but, l'aristocratie foncière s'avança à elle-même - par voie parlementaire naturellement, - sur la caisse de l'Etat, et à un taux très peu élevé, des fonds que les fermiers lui restituent au double.
181 La catégorie du recensement national qui embrasse les " fils, petits-fils, frère, neveu, fille, sœur, nièce, etc., du fermier ", en un mot, les membres de la famille, que le fermier emploie lui-même, comptait en 1851 : deux cent seize mille huit cent cinquante et un individus, mais seulement cent soixante-seize mille cent cinquante et un en 1861. La décroissance de ce chiffre prouve la diminution des fermiers d'une fortune, moyenne. - De 1851 à 1971, les petites fermes qui cultivent moins de vingt acres ont diminué de plus de neuf cents, celles qui en occupent cinquante jusqu'à soixante-quinze sont tombées de huit mille deux cent cinquante-trois à six mille trois cent soixante-dix, et le même mouvement descendant l'a emporté dans toutes les autres fermes au-dessous de cent acres. Par contre, le chiffre des grandes fermes s'est considérablement élevé dans la même période; celles de trois cents à cinq cents acres se sont accrues de sept mille sept cent soixante et onze à huit mille quatre cent dix, celles au-dessus de cinq cents acres, de deux mille sept cent cinquante-cinq à trois mille neuf cent quatorze celles au-dessus de mille acres, de quatre cent quatre-vingt-douze à cinq cent quatre-vingt-deux, etc.
182 Le nombre des bergers s'est accru de douze mille cinq cent dix-sept à vingt-cinq mille cinq cent cinquante-neuf.
183 Census, etc., l. c., p. 36.
184 Regers, l. c. p. 693. " The peasant has again become a serf ", l. c., p. 10. M. Rogers appartient à l'école libérale; ami personnel des Cobden, des Bright, etc. il n'est certes pas suspect. de panégyrique du temps passé.
185 Public Health. Seventh Report. Lond. 1865, p. 242. Il ne faut donc pas s'étonner que le loueur du logis en élève le prix quand il apprend que le travailleur gagne davantage, ou que le fermier diminue le salaire d'un ouvrier, " parce que sa femme vient de trouver une occupation ". (L. c.)
186 L. c., p. 135.
187 L. c., p. 34.
188 Report of the Commissioners... relating to Transportation and Penal Servitude. Lond. v. I, n. 50.
189 L. c., p. 77. Memorandum by the Lord Chief Justice.
190 L. c., v. Il, Evidence.
191 L. c., v. I, Appendix, p. 280.
192 Public Health. Sixth Report. 1863. Lond., 1864, p. 238, 249, 261, 262.
193 L. c., p. 262.
194 L. c., p. 17. L'ouvrier agricole anglais n'a que le quart du lait et que la moitié du pain que consomme l'irlandais. Au commencement de ce siècle, dans son Tour through Ireland, Arthur Young signalait déjà la meilleure alimentation de ce dernier. La raison en est tout simplement que le pauvre fermier d'Irlande est infiniment plus humain que le richard d'Angleterre. Ce qui est dit dans le texte ne se rapporte pas au sud-ouest de la principauté de Galles. " Tous les médecins de cette partie du pays s'accordent à dire que l'accroissement des cas de mortalité par suite de tuberculose, de scrofules, etc., gagne en intensité à mesure que l'état physique de la population se détériore, et tous attribuent cette détérioration à la pauvreté. L'entretien journalier du travailleur rural y est évalué à cinq pence, et dans beaucoup de districts le fermier (misérable lui-même) donne encore moins : un morceau de viande salée, sec et dur comme de l'acajou, ne valant pas la peine qu'il donne à digérer, ou bien un morceau de lard servant d'assaisonnement à une grande quantité de sauce de farine et de poireaux, ou de bouillie d'avoine, et tous les jours c'est le même régime. La conséquence du progrès de l'industrie a été pour le travailleur, dans ce rude et sombre climat, de remplacer le drap solide tissé chez lui par des étoffes de coton à bon marché, et les boissons fortes par du thé " nominal... ". Après avoir été exposé pendant de longues heures au vent et à la pluie, le laboureur revient à son cottage, pour s'asseoir auprès d'un feu de tourbe ou de morceaux de terre et de déchets de charbon, qui répand d'épaisses vapeurs d'acide carbonique et d'acide sulfureux. Les murs de la hutte sont faits de terre et de moellons; elle a pour plancher la terre nue comme avant qu'elle fût construite et son toit est une masse de paille hachée et boursouflée. Chaque fente est bouchée pour conserver la chaleur, et c'est là, dans une atmosphère d'une puanteur infernale, les pieds dans la boue et son unique vêtement en train de sécher sur son corps, qu'il prend son repas du soir avec la femme et les enfants. Des accoucheurs, forcés de passer une partie de la nuit dans ces huttes, nous ont raconte que leurs pieds s 'enfonçaient dans le sol et que pour se procurer personnellement un peu de respiration ils étaient obligés de faire un trou dans le mur, ouvrage d'ailleurs facile. De nombreux témoins de tout rang affirment que le paysan insuffisamment nourri (underfed) est exposé chaque nuit à ces influences malsaines et à d'autres encore. Quant au résultat, une population débile et scrofuleuse, il est assurément on ne peut plus démontré... D'après les communications des employés des paroisses de Carmarthenshire et Cardiganshire, on sait que le même état de choses y règne. A tous ces maux s'en ajoute un plus grand, la contagion de l'idiotisme. Mentionnons encore les conditions climatériques. Des vents du sud-ouest très violents soufflent à travers le pays pendant huit ou neuf mois de l'année, et à leur suite arrivent des pluies torrentielles qui inondent principalement les pentes des collines du côté de l'ouest. Les arbres sont rares, si ce n'est dans les endroits couverts; là où ils ne sont pas protégés, ils sont tellement secoués, qu'ils en perdent toute forme. Les huttes se cachent sous la terrasse d'une montagne, souvent dans un ravin ou dans une carrière, et il n'y a que les moutons lilliputiens du pays et les bêtes à cornes qui puissent trouver à vivre dans les pâturages... Les jeunes gens émigrent à l'est, vers le district minier de Clamorgan et de Monmouth. Carmarthenshire est la pépinière de la population des mines et son hôtel des Invalides... Cette population ne maintient son chiffre que difficilement. - Exemple Cardiganshire :
1851
1861
Sexe masculin
45 155
44 446
Sexe féminin
52 459
52 955
97 614
97401
(Dr Hunter's Report. Public Health. Seventh Report, 1864. Lond., 1865, p. 498-503, passim.)
195 Cette loi a été quelque peu améliorée en 1865. L'expérience fera voir bientôt que tous ces replâtrages ne servent de rien.
196 Pour faire comprendre la suite de la citation, nous remarquerons qu'on appelle close villages (villages fermés) ceux qui ont pour propriétaires un ou deux gros seigneurs terriens, et open villages (villages ouverts) ceux dont le sol est réparti entre plusieurs propriétaires. C'est dans ces derniers que des spéculateurs en bâtiments peuvent construire des cottages et des maisons.
197 Un village de ce genre présente un assez bon aspect, mais il n'a pas plus de réalité que ceux que Catherine Il vit dans son voyage en Crimée. Dans ces derniers temps le berger a été banni, lui aussi, de ces show-villages. A Market Harborough, par exemple, il y a une bergerie d'environ cinq cents acres, où le travail d'un seul homme suffit. Pour lui épargner des marches inutiles à travers ces vastes plaines, ces beaux pâturages de Leicester et de Northampthon, on avait ménagé au berger une chambre dans la métairie. Maintenant on lui paie un shilling de plus, pour qu'il loue un domicile à une grande distance, dans un village ouvert.
198 " Les maisons des ouvriers (dans les localités ouvertes et naturellement toujours encombrées) sont pour l'ordinaire bâties par rangées, le derrière sur la limite extrême du lambeau de terrain que le spéculateur appelle sien. L'air et la lumière n'y peuvent donc pénétrer que sur le devant. " (Dr Hunter's Report, l. c., p. 136.) Très souvent le vendeur de bière ou l'épicier du village est loueur de maisons. Dans ce cas l'ouvrier de campagne trouve en lui un second maître à côté du fermier. Il lui faut être en même temps son locataire et sa pratique. " Avec dix shillings par semaine, moins une rente de quatre livres sterling qu'il a à payer chaque année, il est obligé d'acheter le peu qu'il consomme de thé, de sucre, de farine, de savon, de chandelle et de bière, au prix qu*il prend fantaisie au boutiquier de demander. " (L. c., p. 13 1.) Ces localités ouvertes forment en réalité les " colonies pénitentiaires " du prolétariat agricole anglais. Un grand nombre de ces cottages ne sont que des logements disponibles où passent tous les vagabonds de la contrée. L'homme des champs et sa famille, qui dans les conditions les plus répugnantes avaient souvent conservé une pureté, une intégrité de caractère vraiment étonnantes, se dépravent ici tout à fait. Il est de mode parmi les Shylocks de haute volée de lever pharisaïquement les épaules à propos des spéculateurs en cottages, des petits propriétaires et des localités ouvertes. Ils savent pourtant fort bien que sans leurs " villages fermés " et sans leurs " villages de parade " ces localités ouvertes ne pourraient exister. Sans les petits propriétaires des villages ouverts, la plus grande partie des ouvriers du soi serait contrainte de dormir sous les arbres des domaines où ils travaillent. " (L. c., p. 136.) Le système des villages " ouverts " et " fermés " existe dans toutes les provinces du centre et dans l'est de l'Angleterre.
199 " Le loueur de maisons (fermier ou propriétaire) s'enrichit directement ou indirectement au moyen du travail d'un homme qu'il paie dix shillings par semaine, tandis qu'il extorque ensuite au pauvre diable quatre ou cinq livres sterling par an pour le loyer de maisons qui ne seraient pas vendues vingt sur le marché. Il est vrai que leur prix artificiel est maintenu par le pouvoir qu'a le propriétaire de dire: " Prends ma maison ou fais ton paquet, et cherche de quoi vivre où tu voudras, sans le moindre certificat signé de moi... " Si un homme désire améliorer sa position et aller travailler dans une carrière, ou poser des rails sur un chemin de fer, le même pouvoir est là qui lui crie : "Travaille pour moi à bas prix, ou décampe dans les huit jours. Prends ton cochon avec toi, si tu en as un, et réfléchis un peu à ce que tu feras des pommes de terre qui sont en train de pousser dans ton jardin. " Dans les cas où le propriétaire (ou le fermier) y trouve son intérêt, il exige un loyer plus fort comme punition de ce qu'on a déserté son service. " (Dr Hunter, l. c., p. 131)
200 " Le spectacle de jeunes couples mariés n'a rien de bien édifiant pour des frères et sœurs adultes, qui couchent dans la même chambre, et, bien qu'on ne puisse enregistrer ces sortes d'exemples, il y a suffisamment de faits pour justifier la remarque que de grandes souffrances et souvent la mort sont le lot des femmes qui se rendent coupables d'inceste. " (Dr Hunter, l. c., p. 137.) Un employé de police rurale, qui a fonctionné pendant de longues années comme détective dans les plus mauvais quartiers de Londres, s'exprime ainsi sur le compte des jeunes filles de son village : " Leur grossière immoralité dans l'âge le plus tendre, leur effronterie et leur impudeur, dépassent tout ce que j'ai vu de pire à Londres, pendant tout le temps de mon service... Jeunes gens et jeunes filles adultes, pères et mères, tout cela vit comme des porcs et couche ensemble dans la même chambre. " (Child. Empl. Comm. Sixth Report. London, 1867. Appendix, p. 77, n° 155.)
201 Public Health. Seventh Report. London, 1865, p. 9-14, passim.
202 " La noble occupation du hind (le journalier paysan) donne de la dignité même à sa condition. Soldat pacifique et non esclave, il mérite que le propriétaire qui s'est arrogé le droit de l'obliger à un travail semblable à celui que le pays exige du soldat lui assure sa place dans les rangs des hommes mariés. Son service, - pas plus que celui du soldat, - n'est payé au prix de marché. Comme le soldat, il est pris jeune, ignorant, connaissant seulement son métier et sa localité. Le mariage précoce et l'effet des diverses lois sur le domicile affectent l'un comme l'enrôlement et le mutiny act (loi sur les révoltes militaires) affectent l'autre. " (Dr Hunter, l. c., p. 132.) Parfois, quelque Landlord exceptionnel a une faiblesse, son cœur s'émeut de la solitude qu'il a créée. " C'est une chose bien triste que d'être seul dans sa terre ", dit le comte de Leicester lorsqu'on vint le féliciter de l'achèvement de son château de Holkham. " Je regarde autour de moi, et ne vois point d'autre maison que la mienne. Je suis le géant de la tour des géants et j'ai mangé tous mes voisins. "
203 Un mouvement pareil a eu lieu en France dans les dix dernières années, à mesure que la production capitaliste s'y emparait de l'agriculture et refoulait dans les villes la population " surnuméraire " des campagnes. Là, également, les conditions de logement sont devenues pires et la vie plus difficile. Au sujet du " prolétariat foncier " proprement dit, enfanté par le système des parcelles, consulter entre autres l'écrit déjà cité de Colins, et Karl Marx : Der Achtzehnte, Brumaire des Louis Bonaparte. New York, 1852 (p. 56 et suiv.). En 1846, la population des villes se représentait en France par vingt-quatre quarante-deux, celle des campagnes par soixante-quinze cinquante-huit; en 1861, la première s'élevait à vingt-huit quatre-vingt-six, la seconde n'était plus que de soixante et onze quarante et un. Cette diminution s'est accrue encore dans ces dernières années. En 1846, Pierre Dupont chantait déjà, dans sa chanson des " Ouvriers ":
" Mal vêtus, logés dans des trous,
Sous les combles, dans les décombres,
Nous vivons avec les hiboux
Et les larrons amis des ombres. "
204 Le sixième et dernier rapport de la Child. Empl. Comm., publié fin de mars 1867, est tout entier consacré à ce système des bandes agricoles.
205 " Child. Empl. Comm., VI Report. " Evidence, p. 173.
206 Quelques chefs de bande cependant sont parvenus à devenir fermiers de cinq cents acres, ou propriétaires de rangées de maisons.
207 La moitié des filles de Bidford a été perdue par le Gang, l. c. Appendix, p. 6, n. 32.
208 V. p. 288 et 289 de cet ouvrage.
209 " Le système s'est développé dans les dernières années. Dans quelques endroits, il n'a été introduit que depuis peu. Dans d'autres, où il est ancien, on y enrôle des enfants plus jeunes et en plus grand nombre. " (L. c., p. 79, n. 174.)
210 " Les petits fermiers n'emploient pas les bandes. " Elles ne sont pas non plus employées sur les terres pauvres, mais sur celles qui rapportent de deux livres sterling à deux livres sterling dix shillings de rente par acre. (L. c., p. 17 et 14.)
211 Un de ces messieurs, effrayé d'une réduction éventuelle de ses rentes, s'emporta devant la commission d'enquête. Pourquoi fait-on tant de tapage ? s'écrie-t-il. Parce que le nom du système est mal sonnant. Au lieu de " Gang " dites, par exemple, " Association industrielle-agricole-coopérative de la jeunesse rurale ", et personne n'y trouvera à redire.
212 " Le travail par bandes est meilleur marché que tout autre travail; voilà pourquoi on l'emploie ", dit un ancien chef de bande. (L. c., p. 17, n. 11.) " Le système des bandes, dit un fermier, est le moins cher pour les fermiers, et sans contredit le plus pernicieux pour les enfants. " (L. c., p. 14, n. 4.)
213 " Il est hors de doute qu'une grande partie du travail exécuté aujourd'hui dans le système des bandes par des enfants l'était jadis par des hommes et des femmes. Là où l'on emploie les enfants et les femmes, il y a aujourd'hui beaucoup plus d'hommes inoccupés qu'autrefois (mure men are out of work). " L. c., p. 43, n. 102. D'un autre côté, on lit : " Dans beaucoup de districts agricoles, principalement dans ceux qui produisent du blé, la question du travail (labour question) est devenue si sérieuse par suite de l'émigration et des facilités que les chemins de fer offrent à ceux qui veulent s'en aller dans les grandes villes, que je considère les services rendus par les enfants comme absolument indispensables. " (Ce témoin est régisseur d'un grand propriétaire.) L. c., p. 80, n. 180. - A la différence du reste du monde civilisé, la question du travail dans les districts agricoles anglais n'est pas autre chose que la question des Landlords et des fermiers. Il s'agit de savoir comment, malgré le départ toujours plus considérable des ouvriers agricoles, il sera possible d'éterniser dans les campagnes une " surpopulation relative " assez considérable pour maintenir le taux des salaires à son minimum.
214 Le " Public Health Report ", que j'ai cité dans la quatrième section de cet ouvrage, ne traite du système des bandes agricoles qu'en passant, à l'occasion de la mortalité des enfants; il est resté inconnu à la presse et conséquemment au public anglais. En revanche, le sixième rapport de la Commission du Travail des enfants a fourni aux journaux la matière, toujours bienvenue, d'articles à sensation. Tandis que la presse libérale demandait comment les nobles gentlemen et ladies, et les gros bénéficiers de l'Église anglicane, pouvaient laisser grandir sur leurs domaines et sous leurs yeux un pareil abus, eux qui organisent des missions aux antipodes pour moraliser les sauvages des îles du Sud, la presse comme il faut se bornait à des considérations filandreuses sur la dépravation de ces paysans, assez abrutis pour faire la traite de leurs propres enfants ! Et pourtant, dans les conditions maudites où ces brutes sont retenues par la classe éclairée, on s'expliquerait qu'ils les mangeassent. Ce qui étonne réellement, c'est l'intégrité de caractère qu'ils ont en grande partie conservée. Les rapporteurs officiels établissent que les parents détestent le système des bandes, même dans les districts où il règne. " Dans les témoignages que nous avons rassemblés, on trouve des preuves abondantes que les parents seraient, dans beaucoup de cas, reconnaissants d'une loi coercitive qui les mit à même de résister aux tentations et à la pression exercée sur eux. Tantôt c'est le fonctionnaire de la paroisse, tantôt leur patron, qui les force, sous menace de renvoi, à tirer profit de leurs enfants, au lieu de les envoyer à l'école. Toute perte de temps et de force, toute souffrance qu'occasionne au cultivateur et à sa famille une fatigue extraordinaire et inutile, tous les cas dans lesquels les parents peuvent attribuer la perte morale de leurs enfants à l'encombrement des cottages et à l'influence immonde des bandes, évoquent dans l'âme de ces pauvres travailleurs des sentiments faciles à comprendre et qu'il est inutile de détailler. Ils ont parfaitement conscience qu'ils sont assaillis par des tourments physiques et moraux provenant de circonstances dont ils ne sont en rien responsables, auxquelles, si cela eût été en leur pouvoir, ils n'auraient jamais donné leur assentiment, et qu'ils sont impuissants à combattre. " (L. c., p. XX, n. 82, et XXIII, n. 96.)
215 Population de l'Irlande : 1801 : cinq millions trois cent dix-neuf mille huit cent soixante-sept habitants; 1811 : six millions quatre-vingt-quatre mille neuf cent quatre-vingt-seize; 1821 : six millions huit cent soixante-neuf mille cinq cent quarante-quatre; 1831 : sept millions huit cent vingt-huit mille trois cent quarante-sept; 1841 : huit millions deux cent vingt-deux mille six cent soixante-quatre.
216 Ce résultat paraîtrait encore plus défavorable, si nous remontions plus en arrière. Ainsi, en 1865 : trois millions six cent quatre-vingt-huit mille sept cent quarante-deux moutons ; mais en 1856, trois millions six cent quatre-vingt-quatorze mille deux cent quatre-vingt-quatorze; - en 1865, un million deux cent quatre-vingt-dix-neuf mille huit cent quatre-vingt-treize porcs, mais en 1858, un million quatre cent neuf mille huit cent quatre-vingt-trois.
217 La table qui suit a été composée au moyen de matériaux fournis par les " Agricultural Statistics. Ireland. General Abstracts, Dublin ", pour l'année 1860 et suiv., et par les " Agricultural Statistics. Ireland. Tables showing the estimated average produce, etc. " Dublin, 1866. On sait que cette statistique est officielle et soumise chaque année au Parlement. - La statistique officielle indique pour l'année 1872, comparée avec 1871, une diminution de cent trente-quatre mille neuf cent quinze acres dans la superficie du terrain cultivé. Une augmentation a eu lieu dans la culture des navets, des carottes, etc., une diminution de seize mille acres dans la surface destinée à la culture du froment, de quatorze mille acres pour l'avoine, de quatre mille actes pour l'orge et le seigle, de soixante-six mille six cent trente-deux acres, pour les pommes de terre, de trente-quatre mille six cent soixante-sept acres pour le lin, et de trente mille acres pour les prairies, les trèfles, les vesces, les navettes et colzas. Le sol cultivé en froment présente pendant les cinq dernières années cette échelle décroissante : 1868, deux cent quatre-vingt-cinq mille acres ; 1869, deux cent quatre-vingt mille acres; 1870, deux cent cinquante-neuf mille acres; 1871, deux cent quarante-quatre mille acres; 1872, deux cent vingt-huit mille actes. Pour 1872, nous trouvons en nombres ronds une augmentation de deux mille six cents chevaux, de quatre-vingt mille bêtes à cornes, de soixante-huit mille six cent neuf moutons, et une diminution de deux cent trente-six mille porcs.
218 " Tenth Report of the Commissioners of Ireland Revenue. " Lond., 1866.
219 Le revenu total annuel, sous la catégorie D, s'écarte ici de la table qui précède, à cause de certaines déductions légalement admises.
220 L'Irlande étant traitée comme la terre promise du " principe de population ", M. Th. Sadler, avant de publier son Traité de la population, lança contre Malthus son fameux livre : Ireland, its Evils and their Remedies, 2° éd. Lond., 1829, où il prouve par la statistique comparée des différentes provinces de l'Irlande et des divers districts de ces provinces que la misère y est partout, non en raison directe de la densité de population, comme le veut Malthus, mais, au contraire, en raison inverse.
221 Pour la période de 1851 à 1874, le nombre total des émigrants est de deux millions trois cent vingt-cinq mille neuf cent vingt-deux.
222 D'après une table donnée par Murphy dans son livre: lreland Industrial, Political and Social, 1870, quatre-vingt-quatorze six pour cent de toutes les fermes n'atteignent pas cent acres, et cinq quatre pour cent les dépassent.
223 Reports from the Poor Law lnspectors on the wages of Agricultural Labourers in Dublin, 1870. Comp. aussi Agricultural Labourers (Ireland) Return, etc., dated 8 Match 1861, Lond., 1862.
224 L. c., p. 1.
225 L. c., p. 12, 13.
226 L. c., p. 12.
227 L. c., p. 142.
228 L. c., p. 27.
229 L. c., p. 26.
230 L. c., p. 1.
231 L. c., p. 32.
232 L. c., p. 25.
233 L. c., p. 30.
234 L. c., p. 21, 13.
235 " Such is Irish life and such are Irish wages. " L'inspecteur Baker ajoute au passage cité cette réflexion : " Comment ne pas comparer cet habile artisan à l'air maladif avec les puddleurs du sud du Staffordshire, florissants et bien musclés, dont le salaire hebdomadaire égale et souvent dépasse le revenu de plus d'un gentleman et d'un savant, mais qui, néanmoins, restent au niveau du mendiant et comme intelligence et comme conduite. " (Rpts of lnsp. of fact.. for 31 october 1867, p. 96, 97.)
236 Dans la partie du second volume de cet ouvrage qui traite de la propriété foncière, on verra comment la législature anglaise s'est accordée avec les détenteurs anglais du sol irlandais pour faire de la disette et de la famine les véhicules de la révolution agricole et de la dépopulation. J'y reviendrai aussi sur la situation des petits fermiers. En attendant, voici ce que dit Nassau W. Senior, dans son livre posthume Journals Conversations and Essays relating to Ireland, 2 volumes. Lond., 1868 " Comme le docteur G. le remarque fort justement, nous avons en premier lieu notre loi des pauvres, et c'est là déjà une arme excellente pour faire triompher les landlords. L'émigration en est une autre. Aucun ami de l'Irlande (lisez de la domination anglaise en Irlande) ne peut souhaiter que la guerre (entre les landlords anglais et les petits fermiers celtes)se prolonge, et encore moins qu'elle se termine par la victoire des fermiers. Plus cette guerre finira promptement, plus rapidement l'Irlande deviendra un pays de pacage (grazing country), avec la population relativement faible que comporte un pays de ce genre, mieux ce sera pour toutes les classes. " (L. c., V. Il, p. 282.) - Les lois anglaises sur les céréales, promulguées en 1815, garantissaient le monopole de la libre importation de grains dans la Grande-Bretagne à l'Irlande; elles y favorisaient ainsi, d'une manière artificielle, la culture du blé. Ce monopole lui fut soudainement enlevé quand le Parlement, en 1846, abrogea les lois céréales. Abstraction faite de toute autre circonstance, cet événement seul suffit pour donner une impulsion puissante à la conversion des terres arables en pâturages, à la concentration des fermes et à l'expulsion des cultivateurs. Dès lors, - après avoir, de 1815 à 1846, vanté les ressources du sol irlandais qui en faisaient le domaine naturel de la culture des grains - agronomes, économistes et politiques anglais, tout à coup de découvrir que ce sol ne se prête guère à d'autre production que celle des fourrages. Ce nouveau mot d'ordre, M. L. de Lavergne s'est empressé de le répéter de l'autre côté de la Manche. Il n'y a qu'un homme sérieux, comme M. de Lavergne l'est sans doute, pour donner dans de telles balivernes.
K . Marx : Le Capital (Livre I - Section VII)
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Karl Marx
Le Capital
Livre I
Section VIII : L'accumulation primitive
Table des matières
Chapitre XXVI : Le secret de l'accumulation primitive 3
Chapitre XXVII : L'expropriation de la population campagnarde 5
Chapitre XXVIII : La législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XV° siècle. - Les lois sur les salaires. 12
Chapitre XXIX : La genèse du fermier capitaliste 16
Chapitre XXX : Contrecoup de la révolution agricole sur l'industrie. - Établissement du marché intérieur pour le capital industriel 17
Chapitre XXXI : Genèse du capitaliste industriel 19
Chapitre XXXII : Tendance historique de l'accumulation capitaliste 23
Chapitre XXXIII : La théorie moderne de la colonisation 25
Chapitre XXVI : Le secret de l'accumulation primitive
Nous avons vu comment l'argent devient capital, le capital source de plus-value, et la plus-value source de capital additionnel. Mais l'accumulation capitaliste présuppose la présence de la plus-value et celle-ci la production capitaliste qui, à son tour, n'entre en scène qu'au moment où des masses de capitaux et de forces ouvrières assez considérables se trouvent déjà accumulées entre les mains de producteurs marchands. Tout ce mouvement semble donc tourner dans un cercle vicieux, dont on ne saurait sortir sans admettre une accumulation primitive (previous accumulation, dit Adam Smith) antérieure à l'accumulation capitaliste et servant de point de départ à la production capitaliste, au lieu de venir d'elle.
Cette accumulation primitive joue dans l'économie politique à peu près le même rôle que le péché originel dans la théologie. Adam mordit la pomme, et voilà le péché qui fait son entrée dans le monde. On nous en expliqué l'origine par une aventure qui se serait passée quelques jours après la création du monde.
De même, il y avait autrefois, mais il y a bien longtemps de cela, un temps où la société se divisait en deux camps : là, des gens d'élite, laborieux, intelligents, et surtout doués d'habitudes ménagères; ici, un tas de coquins faisant gogaille du matin au soir et du soir au matin. Il va sans dire que les uns entassèrent trésor sur trésor, tandis que les autres se trouvèrent bientôt dénués de tout. De là la pauvreté de la grande masse qui, en dépit d'un travail sans fin ni trêve, doit toujours payer de sa propre personne, et la richesse du petit nombre, qui récolte tous les fruits du travail sans avoir à faire oeuvre de ses dix doigts.
L'histoire du péché théologal nous fait bien voir, il est vrai, comme quoi l'homme a été condamné par le Seigneur à gagner son pain à la sueur de son front; mais celle du péché économique comble une lacune regrettable en nous révélant comme quoi il y a des hommes qui échappent à cette ordonnance du Seigneur.
Et ces insipides enfantillages, on ne se lasse pas de les ressasser. M. Thiers, par exemple, en ose encore régaler les Français, autrefois si spirituels, et cela dans un volume où, avec un aplomb d'homme d'État, il prétend avoir réduit à néant les attaques sacrilèges du socialisme contre la propriété. Il est vrai que, la question de la propriété une fois mise sur le tapis, chacun se doit faire un devoir sacré de s'en tenir à la sagesse de l'abécédaire, la seule à l'usage et à la portée des écoliers de tout âge1.
Dans les annales de l'histoire réelle, c'est la conquête, l'asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale, qui l'a toujours emporté. Dans les manuels béats de l'économie politique, c'est l'idylle au contraire qui a de tout temps régné. A leur dire il n'y eut jamais, l'année courante exceptée, d'autres moyens d'enrichissement que le travail et le droit. En fait, les méthodes de l'accumulation primitive sont tout ce qu'on voudra, hormis matière à idylle.
Le rapport officiel entre le capitaliste et le salarié est d'un caractère purement mercantile. Si le premier joue le rôle de maître et le dernier le rôle de serviteur, c'est grâce à un contrat par lequel celui-ci s'est non seulement mis au service, et partant sous la dépendance de celui-là, mais par lequel il a renoncé à tout titre de propriété sur son propre produit. Mais pourquoi le salarié fait-il ce marché ? Parce qu'il ne possède rien que sa force personnelle, le travail à l'état de puissance, tandis que toutes les conditions extérieures requises pour donner corps à cette puissance, la matière et les instruments nécessaires à l'exercice utile du travail, le pouvoir de disposer des subsistances indispensables au maintien de la force ouvrière et à sa conversion en mouvement productif, tout cela se trouve de l'autre côté.
Au fond du système capitaliste il y a dope la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production. Cette séparation se reproduit sur une échelle progressive dès que le système capitaliste s'est une fois établi; mais comme celle-là forme la base de celui-ci, il ne saurait s'établir sans elle. Pour qu'il vienne au monde, il faut donc que, partiellement au moins, les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs, qui les employaient à réaliser leur propre travail, et qu'ils se trouvent déjà détenus par des producteurs marchands, qui eux les emploient à spéculer sur le travail d'autrui. Le mouvement historique qui fait divorcer le travail d'avec ses conditions extérieures, voilà donc le fin mot de l'accumulation appelée " primitive " parce qu'elle appartient à l'âge préhistorique du monde bourgeois.
L'ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l'ordre économique féodal. La dissolution de l'un a dégagé les éléments constitutifs de l'autre.
Quant au travailleur, au producteur immédiat, pour pouvoir disposer de sa propre personne, il lui fallait d'abord cesser d'être attaché à la glèbe ou d'être inféodé à une autre personne; il ne pouvait non plus devenir libre vendeur de travail, apportant sa marchandise partout où elle trouve un marché, sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs maîtrises, leurs jurandes, leurs lois d'apprentissage, etc. Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle. De l*autre côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d'eux-mêmes qu'après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d'existence offertes par l'ancien ordre des choses. L'histoire de leur expropriation n'est pas matière à conjecture - elle est écrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu indélébiles.
Quant aux capitalistes entrepreneurs, ces nouveaux potentats avaient non seulement à déplacer les maîtres des métiers, mais aussi les détenteurs féodaux des sources de la richesse. Leur avènement se présente de ce côté-là comme le résultat d'une lutte victorieuse contre le pouvoir seigneurial, avec ses prérogatives révoltantes, et contre le régime corporatif avec les entraves qu'il mettait au libre développement de la production et à la libre exploitation de l'homme par l'homme. Mais les chevaliers d'industrie n'ont supplanté les chevaliers d'épée qu'en exploitant des événements qui n'étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux dont se servit l'affranchi romain pour devenir le maître de son patron.
L'ensemble du développement, embrassant à la fois le genèse du salarié et celle du capitaliste, a pour point de départ la servitude des travailleurs; le progrès qu'il accomplit consiste à changer la forme de l'asservissement, à amener la métamorphose de l'exploitation féodale en exploitation capitaliste. Pour en faire comprendre la marche, il ne nous faut pas remonter trop haut. Bien que les premières ébauches de la production capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l'ère capitaliste ne date que du XVI° siècle. Partout où elle éclot, l'abolition du servage est depuis longtemps un fait accompli, et le régime des villes souveraines, cette gloire du moyen âge, est déjà en pleine décadence.
Dans l'histoire de l'accumulation primitive, toutes les révolutions qui servent de levier à l'avancement de la classe capitaliste en voie de formation font époque, celles, surtout qui, dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d'existence traditionnels, les lancent à l'improviste sur le marché du travail. Mais la base de toute cette évolution, c'est l'expropriation des cultivateurs.
Elle ne s'est encore accomplie d'une manière radicale qu'en Angleterre : ce pays jouera donc nécessairement le premier rôle dans notre esquisse. Mais tous les autres pays de l'Europe occidentale parcourent le même mouvement, bien que selon le milieu il change de couleur locale, ou se resserre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère moins fortement prononcé, ou suive un ordre de succession différent2.
Chapitre XXVII : L'expropriation de la population campagnarde
En Angleterre le servage avait disparu de fait vers la fin du XIV° siècle. L'immense majorité de la population3 se composait alors, et plus entièrement encore au XV° siècle, de paysans libres cultivant leurs propres terres, quels que fussent les titres féodaux dont on affubla leur droit de possession. Dans les grands domaines seigneuriaux l'ancien bailli (bailiff), serf lui-même, avait fait place au fermier indépendant. Les salariés ruraux étaient en partie des paysans - qui, pendant le temps de loisir laissé par la culture de leurs champs, se louaient au service des grands propriétaires - en partie une classe particulière et peu nombreuse, de journaliers. Ceux-ci mêmes étaient aussi dans une certaine mesure cultivateurs de leur chef, car en sus du salaire on leur faisait concession de champs d'au moins quatre acres, avec des cottages; de plus, ils participaient, concurremment avec les paysans proprement dits, à l'usufruit des biens communaux, où ils faisaient paître leur bétail et se pourvoyaient de bois, de tourbe, etc., pour le chauffage.
Nous remarquerons en passant que le serf même était non seulement possesseur, tributaire, il est vrai, des parcelles attenant à sa maison, mais aussi co-possesseur des biens communaux. Par exemple, quand Mirabeau publia son livre : De la monarchie prussienne, le servage existait encore dans la plupart des provinces prussiennes, entre autres en Silésie. Néanmoins les serfs y possédaient des biens communaux. " On n'a pas pu encore, dit-il, engager les Silésiens au partage des communes, tandis que dans la nouvelle Marche, il n'y a guère de village où ce partage ne soit exécuté avec le plus grand succès4 ".
Le trait le plus caractéristique de la production féodale dans tous les pays de l'Europe occidentale, c'est le partage du sol entre le plus grand nombre possible d'hommes-liges. Il en était du seigneur féodal comme de tout autre souverain; sa puissance dépendait moins de la rondeur de sa bourse que du nombre de ses sujets, c'est-à-dire du nombre des paysans établis sur ses domaines. Le Japon, avec son organisation purement féodale de la propriété foncière et sa petite culture, offre donc, à beaucoup d'égards, une image plus fidèle du moyen âge européen que nos livres d'histoire imbus de préjugés bourgeois. Il est par trop commode d'être " libéral " aux dépens du moyen âge.
Bien que la conquête normande eût constitué toute l'Angleterre en baronnies gigantesques - dont une seule comprenait souvent plus de neuf cent seigneuries anglo-saxonnes - le sol était néanmoins parsemé de petites propriétés rurales, interrompues çà et là par de grands domaines seigneuriaux. Dès que le servage eut donc disparu et qu'au XV° siècle la prospérité des villes prit un grand essor, le peuple anglais atteignit l'état d'aisance si éloquemment dépeint par le chancelier Fortescue dans : De Laudibus Legum Angliae. Mais cette richesse du peuple excluait la richesse capitaliste.
La révolution qui allait jeter les premiers fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du XV° siècle et au commencement du XVI°. Alors le licenciement des nombreuses suites seigneuriales - dont sir James Steuart dit pertinemment qu'elles " encombraient la tour et la maison " - lança à l'improviste sur le marché du travail une masse de prolétaires sans feu ni lieu. Bien que le pouvoir royal, sorti lui-même du développement bourgeois, fût, dans sa tendance à la souveraineté absolue, poussé à activer ce licenciement par des mesures violentes, il n'en fut pas la seule cause. En guerre ouverte avec la royauté et le Parlement, les grands seigneurs créèrent un prolétariat bien autrement considérable en usurpant les biens communaux des paysans et en les chassant du sol qu'ils possédaient au même titre féodal que leurs maîtres. Ce qui en Angleterre donna surtout lieu à ces actes de violence, ce fut l'épanouissement des manufactures de laine en Flandre et la hausse des prix de la laine qui en résulta. La longue guerre des Deux-Roses, ayant dévoré l'ancienne noblesse, la nouvelle, fille de son époque, regardait l'argent comme la puissance des puissances. Transformation des terres arables en pâturages, tel fut son cri de guerre.
Dans sa " Description of England, prefixed to Holinshed's Chronicles ", Harrison raconte comment l'expropriation des paysans a désolé le pays. " Mais qu'importe à nos grands usurpateurs ! " (What care our great encroachers !) Les maisons des paysans et les cottages des travailleurs ont été violemment rasés ou condamnés à tomber en ruines. Si l'on veut comparer les anciens inventaires de chaque manoir seigneurial, on trouvera que d'innombrables maisons ont disparu avec les petits cultivateurs qui les habitaient, que le pays nourrit beaucoup moins de gens, que beaucoup de villes sont déchues, bien que quelques-unes de nouvelle fondation prospèrent... A propos des villes et des villages détruits pour faire des parcs à moutons et où l'on ne voit plus rien debout, sauf les châteaux seigneuriaux, j'en aurais long à dire5. " Les plaintes de ces vieux chroniqueurs, toujours exagérées, dépeignent pourtant d'une manière exacte l'impression produite sur les contemporains par la révolution survenue dans l'ordre économique de la société. Que l'on compare les écrits du chancelier Fortescue avec ceux du chancelier Thomas More, et l'on se fera une idée de l'abîme qui sépare le XV° siècle du XVI°. En Angleterre la classe travailleuse, dit fort justement Thornton, fut précipitée sans transition de son âge d'or dans son âge de fer.
Ce bouleversement fit peur à la législature. Elle n'avait pas encore atteint ce haut degré de civilisation, où la richesse nationale (Wealth of the nation), c'est-à-dire l'enrichissement des capitalistes, l'appauvrissement et l'exploitation effrontée de la masse du peuple, passe pour l'ultima Thule de la sagesse d'État.
Vers cette époque [1489], dit Bacon dans son histoire d'Henri VII, les plaintes à propos de la conversion des terres arables en pacages qui n'exigent que la surveillance de quelques bergers devinrent de plus en plus nombreuses, et des fermes amodiées à vie, à long terme ou à l'année, dont vivaient en grande partie des yeomen, furent annèxées aux terres domaniales. Il en résulta un déclin de la population, suivi de la décadence de beaucoup de villes, d'églises, d'une diminution des dimes, etc... Les remèdes apportés à cette funeste situation témoignent d'une sagesse admirable de la part du roi et du Parlement... lis prirent des mesures contre cette usurpation dépopulatrice des terrains communaux (depopulating inclosures) et contre l'extension des pâturages dépopulateurs (depopulating pastures) qui la suivait de près.
Une loi d'Henri VII, 1489, c. 19, interdit la démolition de toute maison de paysan avec attenance d'au moins vingt acres de terre. Cette interdiction est renouvelée dans une loi de la vingt-cinquième année du règne d'Henri VIII, où il est dit entre autres que beaucoup de fermes et de grands troupeaux de bétail, surtout de moutons, s'accumulent en peu de mains, d'où il résulte que les rentes du sol s'accroissent, mais que le labourage (tillage) déchoit, que des maisons et des églises sont démolies et d'énormes masses de peuple se trouvent dans l'impossibilité de subvenir à leur entretien et à celui de leurs familles. La loi ordonne par conséquent la reconstruction des maisons de ferme démolies, fixe la proportion entre les terres à blé et les pâturages, etc. Une loi de 1533 constate que certains propriétaires possèdent 24.000 moutons, et leur impose pour limite le chiffre de 2.000, etc6.
Les plaintes du peuple, de même que les lois promulguées depuis Henri VII, pendant cent cinquante ans, contre l'expropriation des paysans et des petits fermiers restèrent également sans effet. Dans ses Essays, civil and moral, sect. 20, Bacon trahit à son insu le secret de leur inefficacité. " La loi d'Henri VII, dit-il, fut profonde et admirable, en ce sens qu'elle créa des établissements agricoles et des maisons rurales d'une grandeur normale déterminée, c'est-à-dire qu'elle assura aux cultivateurs une portion de terre suffisante pour les mettre à même d'élever des sujets jouissant d'une honnête aisance et de condition non servile, et pour maintenir la charrue entre les mains des propriétaires et non de mercenaires (to keep the plough in the hands of the owners and not mere hirelings7). Ce qu'il fallait à l'ordre de production capitaliste, c'était au contraire la condition servile des masses, leur transformation en mercenaires et la conversion de leurs moyens de travail en capital.
Dans cette époque de transition, la législation, chercha aussi à maintenir les quatre acres de terre auprès du cottage du salarié agricole, et lui interdit de prendre de sous-locataires. En 1627, sous Jacques I°, Roger Crocker de Frontmill est condamné pour avoir bâti un cottage sur le domaine seigneurial de ce nom sans y avoir annexé quatre acres de terre à perpétuité; en 1638, sous Charles I°, on nomme une commission royale pour faire exécuter les anciennes lois, notamment celles sur les quatre acres. Cromwell aussi, interdit de bâtir près de Londres, à quatre milles à la ronde, aucune maison qui ne fût dotée d'un champ de quatre acres au moins. Enfin, dans la première moitié du XVIII° siècle, on se plaint encore dès qu'il n'y a pas un ou deux acres de terre adjoints au cottage de l'ouvrier agricole. Aujourd'hui ce dernier se trouve fort heureux quand il a un petit jardin ou qu'il trouve à louer, à une distance considérable, un champ de quelques mètres carrés. " Landlords et fermiers, dit le Dr Hunter, se prêtent main-forte. Quelques acres ajoutés à son cottage rendraient le travailleur trop indépendant.8 "
La Réforme, et la spoliation des biens d'église qui en fut la suite, vint donner une nouvelle et terrible impulsion à l'expropriation violente du peuple au XVI° siècle. L'Église catholique était à cette époque propriétaire féodale de la plus grande partie du sol anglais. La suppression des cloîtres, etc., en jeta les habitants dans le prolétariat. Les biens mêmes du clergé tombèrent entre les griffes des favoris royaux ou furent vendus à vil prix à des citadins, à des fermiers spéculateurs, qui commencèrent par chasser en masse les vieux tenanciers héréditaires. Le droit de propriété des pauvres gens sur une partie des dîmes ecclésiastiques fut tacitement confisqué9. " Pauper ubique jacet10 " s'écriait la reine Élisabeth après avoir fait le tour de l'Angleterre. Dans la quarante-troisième année de son règne, on se voit enfin forcé de reconnaître le paupérisme comme institution nationale et d'établir la taxe des pauvres. Les auteurs de cette loi eurent honte d'en déclarer les motifs, et la publièrent sans aucun préambule, contre l'usage traditionnel11. Sous Charles I°, le Parlement la déclara perpétuelle, et elle ne fut modifiée qu'en 1834. Alors, de ce qui leur avait été originellement accordé comme indemnité de l'expropriation subie, on fit aux pauvres un châtiment.
Le protestantisme est essentiellement une religion bourgeoise. Pour en faire ressortir l'" esprit " un seul exemple suffira. C'était encore au temps d'Élisabeth : quelques propriétaires fonciers et quelques riches fermiers de l'Angleterre méridionale se réunirent en conciliabule pour approfondir la loi sur les pauvres récemment promulguée. Puis ils résumèrent le résultat de leurs études communes dans in écrit, contenant dix questions raisonnées, qu'ils soumirent ensuite à l'avis d'un célèbre jurisconsulte d'alors, le sergent Snigge, élevé au rang de juge sous le règne de Jacques I°. En voici un extrait :
" Neuvième question : Quelques-uns des riches fermiers de la paroisse ont projeté un plan fort sage au moyen duquel on peut éviter toute espèce de trouble dans l'exécution de la loi. Ils proposent de faire bâtir dans la paroisse une prison. Tout pauvre qui ne voudra pas s'y laisser enfermer se verra refuser l'assistance. On fera ensuite savoir dans les environs que, si quelque individu désire louer les pauvres de cette paroisse, il aura à remettre, à un terme fixé d'avance, des propositions cachetées indiquant le plus bas prix auquel il voudra nous en débarrasser. Les auteurs de ce plan supposent qu'il y a dans les comtés voisins des gens qui n'ont aucune envie de travailler, et qui sont sans fortune ou sans crédit pour se procurer soit ferme, soit vaisseau, afin de pouvoir vivre sans travail (so as to live without labour). Ces gens-là seraient tout disposés à faire à la paroisse des propositions très avantageuses. Si çà et là des pauvres venaient à mourir sous la garde du contractant, la faute en retomberait sur lui, la paroisse ayant rempli à l'égard de ces pauvres tous ses devoirs. Nous craignons pourtant que la loi dont il s'agit ne permette pas des mesures de prudence (prudendial measures) de ce genre. Mais il vous faut savoir que le reste des freeholders (francs tenanciers) de ce comté et des comtés voisins se joindra à nous pour engager leurs représentants à la Chambre des Communes à proposer une loi qui permette d'emprisonner les pauvres et de les contraindre au travail, afin que tout individu qui se refuse à l'emprisonnement perde son droit à l'assistance.. Ceci, nous l'espérons, va empêcher les misérables d'avoir besoin d'être assistés (will prevent persons in distress from wanting relief)12. "
Cependant ces conséquences immédiates de la Réforme n'en furent pas les plus importantes. La propriété ecclésiastique faisait à l'ordre traditionnel de la propriété foncière comme un boulevard sacré. La première emportée d'assaut, la seconde n'était plus tenable13.
Dans les dernières années du XVIII° siècle, la yeomanry, classe de paysans indépendants, la proud peasantry de Shakespeare, dépassait encore en nombre l'état des fermiers. C'est elle qui avait constitué la force principale de la République anglaise. Ses rancœurs et ses habitudes formaient, de l'aveu même de Macaulay, le contraste le plus frappant avec celles des hobereaux contemporains, Nemrods grotesques, grossiers, ivrognes, et de leurs valets, les curés de village, épouseurs empressés des " servantes favorites " de la gentilhommerie campagnarde. Vers 1750 la yeomanry avait disparu14.
Laissant de côté les influences purement économiques qui préparaient l'expropriation des cultivateurs, nous ne nous occupons ici que des leviers appliqués pour en précipiter violemment la marche.
Sous la restauration des Stuart, les propriétaires fonciers vinrent à bout de commettre légalement une usurpation, accomplie ensuite sur le continent sans le moindre détour parlementaire. Ils abolirent la constitution féodale du sol, c'est-à-dire qu'ils le déchargèrent des servitudes qui le grevaient, en dédommageant l'État par des impôts à lever sur les paysans et le reste du peuple, revendiquèrent à titre de propriété privée, dans le sens moderne, des biens possédés en vertu des titres féodaux, et couronnèrent l'œuvre en octroyant aux travailleurs ruraux ces lois sur le domicile légal (laws of settlement) qui faisaient d'eux une appartenance de la paroisse, tout comme le fameux édit du Tartare, Boris Godounov, avait fait des paysans russes une appartenance de la glèbe.
La glorieuse révolution (glorious revolution) amena au pouvoir avec Guillaume III, prince d'Orange15, faiseurs d'argent, nobles terriens et capitalistes roturiers. Ils inaugurèrent l'ère nouvelle par un gaspillage vraiment colossal du trésor public. Les domaines de l'État que l'on n'avait pillés jusque-là qu'avec modestie, dans des limites conformes aux bienséances, furent alors extorqués de vive force au roi parvenu comme pots-de-vin dus à ses anciens complices, ou vendus à des prix dérisoires, ou enfin, sans formalité aucune, simplement annexés à des propriétés privées16. Tout cela à découvert, bruyamment, effrontément, au mépris même des semblants de légalité. Cette appropriation frauduleuse du domaine public et le pillage des biens ecclésiastiques, voilà si l'on excepte ceux que la révolution républicaine jeta dans la circulation, la base sur laquelle repose la puissance domaniale de l'oligarchie anglaise actuelle17. Les bourgeois capitalistes favorisèrent l'opération dans le but de faire de la terre un article de commerce, d'augmenter leur approvisionnement de prolétaires campagnards, d'étendre le champ de la grande agriculture, etc. Du reste, la nouvelle aristocratie foncière était l'alliée naturelle de la nouvelle bancocratie, de la haute finance fraiche éclose et des gros manufacturiers, alors fauteurs du système protectionniste. La bourgeoisie anglaise agissait conformément à ses intérêts, tout comme le fit la bourgeoisie suédoise en se ralliant au contraire aux paysans, afin d'aider les rois à ressaisir par des mesures terroristes les terres de la couronne escamotées par l'aristocratie.
La propriété communale, tout à fait distincte de la propriété publique dont nous venons de parler, était une vieille institution germanique restée en vigueur au milieu de la société féodale. On a vu que les empiètements violents sur les communes, presque toujours suivis de la conversion des terres arables en pâturages, commencèrent au dernier tiers du XV° siècle et se prolongèrent au delà du XVI°. Mais ces actes de rapine ne constituaient alors que des attentats individuels combattus, vainement, il est vrai, pendant cent cinquante ans par la législature. Mais au XVIII° siècle - voyez le progrès ! - la loi même devint l'instrument de spoliation, ce qui d'ailleurs n'empêcha pas les grands fermiers d'avoir aussi recours à de petites pratiques particulières et, pour ainsi dire extra-légales18.
La forme parlementaire du vol commis sur les communes est celle de " lois sur la clôture des terres communales " (Bills for inclosures of commons). Ce sont en réalité des décrets au moyen desquels les propriétaires fonciers se font eux-mêmes cadeau des biens communaux, des décrets d'expropriation du peuple. Dans un plaidoyer d'avocat retors, sir F. M. Eden cherche à présenter la propriété communale comme propriété privée, bien qu'indivise encore, les landlords modernes ayant pris la place de leurs prédécesseurs, les seigneurs féodaux, mais il se réfute lui-même en demandant que le Parlement vote un statut général sanctionnant une fois pour toutes l'enclos des communaux. Et, non content d'avoir ainsi avoué qu'il faudrait un coup d'État parlementaire pour légaliser le transfert des biens communaux aux landlords, il consomme sa déroute en insistant, par acquit de conscience, sur l'indemnité due aux pauvres cultivateurs19. S'il n'y avait pas d'expropriés, il n'y avait évidemment personne à indemniser.
En même temps que la classe indépendante des yeomen était supplantée par celle des tenants at will, des petits fermiers dont le bail peut être résilié chaque année, race timide, servile, à la merci du bon plaisir seigneurial, - le vol systématique des terres communales, joint au pillage des domaines de l'État, contribuait à enfler les grandes fermes appelées au XVIII° siècle " fermes à capital20 " ou " fermes de marchands21 ", et à transformer la population des campagnes en prolétariat " disponible " pour l'industrie.
Cependant, le XVIII° siècle ne comprit pas aussi bien que le XIX° l'identité de ces deux termes : richesse de la nation, pauvreté du peuple. De là la polémique virulente sur l'enclos des communes que l'on rencontre dans la littérature économique de cette époque. Des matériaux immenses qu'elle nous a laissés sur ce sujet, il suffit d'extraire quelques passages qui feront fortement ressortir la situation d'alors.
Dans un grand nombre de paroisses du Hertfordshire, écrit une plume indignée, vingt-quatre fermes renfermant chacune en moyenne de 50 à 150 acres ont été réunies en trois22. Dans le Northamptonshire et le Lincolnshire il a été procédé en grand à la clôture des terrains communaux; et la plupart des nouvelles seigneuries issues de cette opération ont été converties en pâturages, si bien que là où on labourait 1.500 acres de terre, on n'en laboure plus que 50... Des ruines de maisons, de granges, d'étables, etc., voilà les seules traces laissées par le anciens habitants. En maint endroit, (les centaines de demeures et de familles... ont été réduites à huit ou dix... Dans la plupart des paroisses où les clôtures ne datent que des quinze ou vingt dernières années, il n'y a qu'un petit nombre de propriétaires, comparé à celui qui cultivait le sol alors que les champs étaient ouverts. Il n'est pas rare de voir quatre ou cinq riches éleveurs de bétail usurper des domaines, naguère enclos, qui se trouvaient auparavant entre les mains de vingt ou trente fermiers et d'un grand nombre de petits propriétaires et de manants. Tous ces derniers et leurs familles sont expulsés de leurs possessions avec nombre d'autres familles qu'ils occupaient et entretenaient23. " Ce n'est pas seulement les terres en friche, mais souvent même celles qu'on avait cultivées, soit en commun, soit en payant une certaine redevance à la commune, que les propriétaires limitrophes s'annexèrent sous prétexte d'enclosure. Je parle ici de la clôture de terrains et de champs déjà cultivés. Les écrivains mêmes qui soutiennent les clôtures conviennent que, dans ce cas, elles réduisent la culture, font hausser le prix des subsistances et amènent la dépopulation... Et, lors même qu'il ne s'agit que de terres incultes, l'opération telle qu'elle se pratique aujourd'hui enlève au pauvre une partie de ses moyens de subsistance et active le développement de fermes qui sont déjà trop grandes24. " Quand le sol, dit le Dr Price, tombe dans les mains d'un petit nombre de grands fermiers, les petits fermiers [qu'il a, en un autre endroit, désignés comme autant de petits propriétaires et tenanciers vivant eux et leurs familles du produit de la terre qu'ils cultivent, des moutons, de la volaille, des porcs, etc. qu'ils envoient paître sur les communaux] - les petits fermiers seront transformés en autant de gens forcés de gagner leur subsistance en travaillant pour autrui et d'aller acheter au marché ce qui leur est nécessaire. Il se fera plus de travail peut-être, parce qu'il y aura plus de contrainte... Les villes et les manufactures grandiront, parce que l'on y chassera plus de gens en quête d'occupation. C'est en ce sens que la concentration des fermes opère spontanément et qu'elle a opéré depuis nombre d'années dans ce royaume25. En somme, et c'est ainsi qu'il résume l'effet général des enclos, la situation des classes inférieures du peuple a empiré sous tous les rapports : les petits propriétaires et fermiers ont été réduits à l'état de journaliers et de mercenaires, et en même temps il est devenu plus difficile de gagner sa vie dans cette condition26. " Par le fait, l'usurpation des communaux et la révolution agricole dont elle fut suivie se firent sentir si durement chez les travailleurs des campagnes que, d'après Eden lui-même, de 1765 à 1780, leur salaire commença à tomber au-dessous du minimum et dut être complété au moyen de secours officiels. " Leur salaire ne suffisait plus, dit-il, aux premiers besoins de la vie. "
Écoutons encore un instant un apologiste des inclosures, adversaire du docteur Price : on aurait absolument tort de conclure que le pays se dépeuple parce qu'on ne voit plus dans les campagnes tant de gens perdre leur temps et leur peine. S'il y en a moins dans les champs, il y en a davantage dans les villes... Si, après la conversion des petits paysans en journaliers obligés de travailler pour autrui, il se fait plus de travail, n'est-ce pas là un avantage que la nation [dont les susdits " convertis " naturellement ne font pas partie] ne peut que désirer ? Le produit sera plus considérable, si l'on emploie dans une seule ferme leur travail combiné : il se formera ainsi un excédent de produit pour les manufactures, et celles-ci, vraies mines d'or de notre pays, s'accroîtront proportionnellement à la quantité de grains fournie27.
Quant à la sérénité d'esprit, au stoïcisme imperturbable, avec lesquels l'économiste envisage la profanation la plus éhontée du " droit sacré de la propriété ", et les attentats les plus scandaleux contre les personnes, dès qu'ils aident à établir le mode de production capitaliste, on en peut juger par l'exemple de Sir F.M. Eden, tory et philanthrope. Les actes de rapine, les atrocités, les souffrances qui. depuis le dernier tiers du XV° siècle jusqu'à la fin du XVIII°, forment le cortège de l'expropriation violente des cultivateurs, le conduisent tout simplement à cette conclusion réconfortant.e : " Il fallait établir une juste proportion (due proportion) entre les terres de labour et les terres de pacage. Pendant tout le XIV° siècle et la grande partie du XV°, il y avait encore deux, trois et même quatre acres de terre arable contre un acre de pacage. Vers le milieu du XVI° siècle, cette proportion vint à changer : il y eut d'abord trois acres de pacage sur deux de sol cultivé, puis deux de celui-là sur un seul de celui-ci, jusqu'à ce qu'on arrivât enfin à la juste proportion de trois acres de terres de pacage sur un seul acre arable. "
Au XIX° siècle, on a perdu jusqu'au souvenir du lien intime qui rattachait le cultivateur au sol communal : le peuple des campagnes a-t-il, par exemple, jamais obtenu un liard d'indemnité pour les 3.511.770 acres qu'on lui a arrachés de 1801 à 1831 et que les landlords se sont donnés les uns aux autres par des bills de clôture ?
Le dernier procédé d'une portée historique qu'on emploie pour exproprier les cultivateurs s'appelle clearing of estates, littéralement : " éclaircissement de biens-fonds ". En français on dit " éclaircir une forêt ", mais " éclaircir des biens-fonds ", dans le sens anglais, ne signifie pas une opération technique d'agronomie; c'est l'ensemble des actes de violence au moyen desquels on se débarrasse et des cultivateurs et de leurs demeures, quand elles se trouvent sur des biens-fonds destinés à passer au régime de la grande culture ou à l'état de pâturage. C'est bien à cela que toutes les méthodes d'expropriation considérées jusqu'ici ont abouti en dernier lieu, et maintenant en Angleterre, là où il n'y a plus de paysans à supprimer, on fait raser, comme nous l'avons vu plus haut, jusqu'aux cottages des salariés agricoles dont la présence déparerait le sol qu'ils cultivent. Mais le " clearing of estates ", que nous allons aborder, a pour théâtre propre la contrée de prédilection des romanciers modernes, les Highlands d'Écosse.
Là l'opération se distingue par son caractère systématique, par la grandeur de l'échelle sur laquelle elle s'exécute - en Irlande souvent un landlord fit raser plusieurs villages d'un seul coup; mais dans la haute Écosse, il s'agit de superficies aussi étendues que, plus d'une principauté allemande - et par la forme particulière de la propriété escamotée.
Le peuple des Highlands se composait de clans dont chacun possédait en propre le sol sur lequel il s'était établi. Le représentant du clan, son chef ou " grand homme ", n'était que le propriétaire titulaire de ce sol, de même que la reine d'Angleterre est propriétaire titulaire du sol national. Lorsque le gouvernement anglais parvint à supprimer définitivement les guerres intestines de ces grands hommes et leurs incursions continuelles dans les plaines limitrophes de la basse Écosse, ils n'abandonnèrent point leur ancien métier de brigand; ils n'en changèrent que la forme. De leur propre autorité ils convertirent leur droit de propriété titulaire en droit de propriété privée, et, ayant trouvé que les gens du clan dont ils n'avaient plus à répandre le sang faisaient obstacle à leurs projets d'enrichissement, ils résolurent de les chasser de vive force. " Un roi d'Angleterre eût pu tout aussi bien prétendre avoir le droit de chasser ses sujets dans la mer ", dit le professeur Newman28.
On peut suivre les premières phases de cette révolution, qui commence après la dernière levée de boucliers du prétendant, dans les ouvrages de James Anderson29 et de James Stuart. Celui-ci nous informe qu'à son époque, au dernier tiers du XVIII° siècle, la haute Écosse présentait encore en raccourci un tableau de l'Europe d'il y a quatre cents ans. " La rente [il appelle ainsi à tort le tribut payé au chef de clan] de ces terres est très petite par rapport à leur étendue, mais, si vous la considérez relativement au nombre des bouches que nourrit la ferme, vous trouverez qu'une terre dans les montagnes d'Écosse nourrit peut-être deux fois plus de monde qu'une terre de même valeur dans une province fertile. Il en est de certaines terres comme de certains couvents de moines mendiants : plus il y a de bouches à nourrir, mieux ils vivent30. "
Lorsque l'on commença, au dernier tiers du XVIII° siècle, à chasser les Gaëls, on leur interdit en même temps l'émigration à l'étranger, afin de les forcer ainsi à affluer à Glasgow et autres villes manufacturières31.
Dans ses Observations sur la " Richesse des nations " d'Adam Smith, publiées en 1814, David Buchanan nous donne une idée des progrès faits par le " clearing of estates. " Dans les Highlands, dit-il, le propriétaire foncier, sans égards pour les tenanciers héréditaires (il applique erronément ce mot aux gens du clan qui en possédaient conjointement le sol), offre la terre au plus fort enchérisseur, lequel, s'il est arnéliorateur (improver), n'a rien de plus pressé que d'introduire un système nouveau. Le sol, parsemé antérieurement de petits paysans, était très peuplé par rapport à son rendement. Le nouveau système de culture perfectionnée et de rentes grossissantes fait obtenir le plus grand produit net avec le moins de frais possible, et dans ce but en se débarrasse des colons devenus désormais inutiles... Rejetés ainsi du sol natal, ceux-ci vont chercher leur subsistance dans les villes manufacturières, etc32. "
George Ensor dit dans un livre publié en 1818 : les grands d'Écosse ont exproprié des familles comme ils feraient sarcler de mauvaises herbes; ils ont traité des villages et leurs habitants comme les Indiens ivres de vengeance traitent les bêtes féroces et leurs tanières. Un homme est vendu pour une toison de brebis, pour un gigot de mouton et pour moins encore... Lors de l'invasion de la Chine septentrionale, le grand conseil des Mongols discuta s'il ne fallait pas extirper du pays tous les habitants et le convertir en un vaste pâturage. Nombre de landlords écossais ont mis ce dessein à exécution dans leur propre pays, contre leurs propres compatriotes33. "
Mais à tout seigneur tout honneur. L'initiative la plus mongolique revient à la duchesse de Sutherland. Cette femme, dressée de bonne main, avait à peine pris les rênes de l'administration qu'elle résolut d'avoir recours aux grands moyens et de convertir en pâturage tout le comté, dont la population, grâce à des expériences analogues, mais faites sur une plus petite échelle, se trouvait déjà réduite au chiffre de quinze mille. De 1814 à 1820, ces quinze mille individus, formant environ trois mille familles, furent systématiquement expulsés. Leurs villages furent détruits et brûlés, leurs champs convertis en pâturages. Des soldats anglais, commandés pour prêter main-forte, en vinrent aux prises avec les indigènes. Une vieille femme qui refusait d'abandonner sa hutte périt dans les flammes. C'est ainsi que la noble dame accapara 794.000 acres de terres qui appartenaient au clan de temps immémorial.
Une partie des dépossédés fut absolument chassée; à l'autre on assigna environ 6.000 acres sur le bord de la mer, terres jusque-là incultes et n'ayant jamais rapporté un denier. Madame la duchesse poussa la grandeur d'âme jusqu'à les affermer, à une rente moyenne de 2 sh. 6 d. par acre, aux membres du clan qui avait depuis des siècles versé son sang au service des Sutherland. Le terrain ainsi conquis, elle le partagea en vingt-neuf grosses fermes à moutons, établissant sur chacune une seule famille composée presque toujours de valets de ferme anglais. En 1825, les quinze mille proscrits avaient déjà fait place à 131.000 moutons. Ceux qu'on avait jetés sur le rivage de la mer s'adonnèrent à la pêche et devinrent, d'après l'expression d'un écrivain anglais, de vrais amphibies, vivant à demi sur terre, à demi sur eau, mais avec tout cela, ne vivant qu'à moitié34.
Mais il était écrit que les braves Gaëls auraient à expier plus sévèrement encore leur idolâtrie romantique et montagnarde pour les " grands hommes de clan ". L'odeur de leur poisson vint chatouiller les narines de ces grands hommes, qui y flairèrent des profits à réaliser et ne tardèrent pas à affermer le rivage aux gros mareyeurs de Londres. Les Gaëls furent une seconde fois chassés35.
Enfin une dernière métamorphose s'accomplit. Une portion des terres converties en pâturages va être reconvertie en réserves de chasse.
On sait que l'Angleterre n'a plus de forêts sérieuses. Le gibier élevé dans les parcs des grands n'est qu'une sorte-de bétail domestique et constitutionnel, gras comme les aldermen de Londres. L'Écosse est donc forcément le dernier asile de la noble passion de la chasse.
" Dans les Highlands ", dit Robert Somers, en 1848, " on a beaucoup étendu les forêts réservées aux fauves (deer forests)36. Ici, du côté de Gaick, vous avez la nouvelle forêt de Glenfeshie, et là, de l'autre côté, la nouvelle forêt d'Ardverikie. Sur la même ligne, vous rencontrez le Black-Mount, immense désert de création nouvelle. De l'Est à l'Ouest, depuis les environs d'Aberdeen jusqu'aux rochers d'Oban, il y a maintenant une longue file de forêts, tandis que dans d'autres parties des Highlands se trouvent les forêts nouvelles de Loch Archaig, de Glengarry, de Glenmoriston, etc. La conversion de leurs champs en pâturages... a chassé les Gaëls vers des terres moins fertiles; maintenant que le gibier fauve commence à remplacer le mouton, leur misère devient plus écrasante... Ce genre de forêts improvisées et le peuple ne peuvent point exister côte à côte; il faut que l'un des deux cède la place à l'autre. Qu'on laisse croître le chiffre et l'étendue des réserves de chasse dans le prochain quart de siècle comme cela s'est fait dans le dernier, et l'on ne trouvera plus un seul Gaël sur sa terre natale. D'un côté cette dévastation artificielle des Highlands est une affaire de mode qui flatte l'orgueil aristocratique des landlords et leur passion pour la chasse, mais de l'autre, ils se livrent au commerce du gibier dans un but exclusivement mercantile. Il n'y a pas de doute que souvent un espace de pays montagneux rapporte bien moins comme pacage que comme réserve de chasse... L'amateur à la recherche d'une chasse ne met, en général, d'autre limite à ses offres que la longueur de sa bourse37... Les Highlands ont subi des souffrances tout aussi cruelles que celles dont la politique des rois normands a frappé l'Angleterre. Les bêtes fauves ont eu le champ de plus en plus libre, tandis que les hommes ont été refoulés dans un cercle de plus en plus étroit... Le peuple s'est vu ravir toutes ses libertés l'une après l'autre... Aux yeux des landlords, c'est un principe fixe, une nécessité agronomique que de purger le sol de ses indigènes, comme l'on extirpe arbres et broussailles dans les contrées sauvages de l'Amérique ou de l'Australie, et l'opération va son train tout tranquillement et régulièrement38. "
Le livre de M. Robert Somers, dont nous venons de citer quelques extraits, parut d'abord dans les colonnes du Times sous forme de lettres sur la famine que les Gaëls, succombant devant la concurrence du gibier, eurent à subir en 1847. De savants économistes anglais en tirèrent la sage conclusion qu'il y avait trop de Gaëls, ce qui faisait qu'ils ne pouvaient qu'exercer une " pression " à malsaine sur leurs moyens de subsistance.
Vingt ans après, cet état de choses avait bien empiré, comme le constate entre autres le professeur Leone Levi dans un discours, prononcé en avril 1866, devant la Société des Arts. " Dépeupler le pays, dit-il, et convertir les terres arables en pacages, c'était en premier lieu le moyen le plus commode d'avoir des revenus sans avoir de frais... Bientôt la substitution des deer forests aux pacages devint un événement ordinaire dans les Highlands. Le daim en chassa le mouton comme le mouton en avait jadis chassé l'homme... En partant des domaines du comte de Dalhousie dans le Foriarshire, on peut monter jusqu'à ceux de John O'Groats sans jamais quitter les prétendues forêts. Le renard, le chat sauvage, la martre, le putois, la fouine, la belette et le lièvre des Alpes s'y sont naturalisée il y a longtemps; le lapin ordinaire, l'écureuil et le rat en ont récemment trouvé le chemin. D'énormes districts, qui figuraient dans la statistique de l'Ecosse comme des prairies d'une fertilité et d'une étendue exceptionnelles, sont maintenant rigoureusement exclus de toute sorte de culture et d'amélioration et consacrés aux plaisirs d'une poignée de chasseurs, et cela ne dure que quelques mois de l'année. "
Vers la fin de mai 1866, une feuille écossaise rappelait le fait suivant dans ses nouvelles du jour : " Une des meilleures fermes à moutons du Sutherlandshire, pour laquelle, à l'expiration du bail courant, on avait tout récemment offert une rente de douze cent mille l. st., va être convertie en deer forest. L'Economist de Londres, du 2 juin 1866, écrit à cette occasion :
" Les instincts féodaux se donnent libre carrière aujourd'hui comme au temps où le conquérant. Normand détruisait trente-six villages pour créer la Forêt Nouvelle (New Forest)... Deux millions d'acres comprenant les terres les plus fertiles de l'Écosse, sont tout à fait dévastés. Le fourrage naturel de Glen Tilt passait pour un des plus succulents du comté de Perth; la deer forest de Ben Aulden était la meilleure prairie naturelle dans le vaste district de Badenoch; une partie de la forêt de Black-Mount était le meilleur pâturage d'Écosse pour les moutons à laine noire. Le sol ainsi sacrifié au plaisir de la chasse s'étend sur une superficie plus grande que le comté de Perth de beaucoup. La perte en sources de production que cette dévastation artificielle a causée au pays peut s'apprécier par le fait que le sol de la forêt de Ben Aulden, capable de nourrir quinze mille moutons, ne forme que le trentième du territoire de chasse écossais. Tout ce terrain est devenu improductif... On l'aurait pu tout aussi bien engloutir au fond de la mer du Nord. Il faut que le bras de la loi intervienne pour donner le coup de grâce à ces solitudes, à ces déserts improvisés. " Toutefois, ce même Economist de Londres publie aussi des plaidoyers en faveur de cette fabrication de déserts. On y prouve, à l'aide de calculs rigoureux, que le revenu net des landlords s'en est accru et, partant, la richesse nationale des Highlands39.
La spoliation des biens d'église, l'aliénation frauduleuse des domaines de l'État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l'accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l'agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu.
Chapitre XXVIII : La législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XV° siècle. - Les lois sur les salaires.
La création du prolétariat sans feu ni lieu - licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d'expropriations violentes et répétées - allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes. D'autre part, ces hommes brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du XV° siècle et pendant tout le XVI°, dans l'ouest de l'Europe, une législation sanguinaire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle furent châtiés d'avoir été réduits à l'état de vagabonds et de pauvres. La législation les traita en criminels volontaires; elle supposa qu'il dépendait de leur libre arbitre de continuer à travailler comme par le passé et comme s'il n'était survenu aucun changement dans leur condition.
En Angleterre, cette législation commence sous le règne de Henri VII.
Henri VIII, 1530. - Les mendiants âgés et incapables de travail obtiennent des licences pour demander la charité. Les vagabonds robustes sont condamnés au fouet et à l'emprisonnement. Attachés derrière une charrette, ils doivent subir la fustigation jusqu'à ce que le sang ruisselle de leur corps; puis ils ont à s'engager par serment à retourner soit au lieu de leur naissance, soit à l'endroit qu'ils ont habité dans les trois dernières années, et à " se remettre au travail " (to put themselves to labour). Cruelle ironie ! Ce même statut fut encore trouvé trop doux dans la vingt-septième année du règne d'Henri VIII. Le Parlement aggrava les peines par des clauses additionnelles. En cas de première récidive, le vagabond doit être fouetté de nouveau et avoir la moitié de l'oreille coupée; à la deuxième récidive, il devra être traité en félon et exécuté comme ennemi de l'État.
Dans son Utopie, le chancelier Thomas More dépeint vivement la situation des malheureux qu'atteignaient ces lois atroces. " Ainsi il arrive ", dit-il, " qu'un glouton avide et insatiable, un vrai fléau pour son pays natal, peut s'emparer de milliers d'arpents de terre en les entourant de pieux ou de haies, ou en tourmentant leurs propriétaires par des injustices qui les contraignent à tout vendre. " De façon ou d'autre, de gré ou de force, " il faut qu'ils déguerpissent tous, pauvres gens, cœurs simples, hommes, femmes, époux,. orphelins, veuves, mères avec leurs nourrissons et tout leur avoir; peu de ressources, mais beaucoup de têtes, car l'agriculture a besoin de beaucoup de bras. Il faut, dis-je, qu'ils traînent leurs pas loin de leurs anciens foyers, sans trouver un lieu de repos. Dans d'autres circonstances, la vente de leur mobilier et de leurs ustensiles domestiques eût pu les aider, si peu qu'ils vaillent; mais, jetés subitement dans le vide, ils sont forcés de les donner pour une bagatelle. Et, quand ils ont erré çà et là et mangé jusqu'au dernier liard, que peuvent-ils faire autre chose que de voler, et alors, mon Dieu ! d'être pendus avec toutes les formes légales, ou d'aller mendier ? Et alors encore on les jette en prison comme des vagabonds, parce qu'ils mènent une vie errante et ne travaillent pas, eux auxquels personne au monde ne veut donner du travail, si empressés qu'ils soient à s'offrir pour tout genre de besogne. " De ces malheureux fugitifs dont Thomas More, leur contemporain, dit qu'on les força à vagabonder et à voler, " soixante-douze mille furent exécutés sous le règne de Henri VIIII40 ".
Edouard VI. - Un statut de la première année de son règne (1547) ordonne que tout individu réfractaire au travail sera adjugé pour esclave à la personne qui l'aura dénoncé comme truand. (Ainsi, pour avoir à son profit le travail d'un pauvre diable, on n'avait qu'à le dénoncer comme réfractaire au travail.)
Le maître doit nourrir cet esclave au pain et à l'eau, et lui donner de temps en temps quelque boisson faible et les restes de viande qu'il jugera convenable. Il a le droit de l'astreindre aux besognes les plus dégoûtantes à l'aide du fouet et de la chaîne. Si l'esclave s'absente une quinzaine de jours, il est condamné à l'esclavage à perpétuité et sera marqué au fer rouge de la lettre S41 sur la joue et le front; s'il a fui pour la troisième fois, il sera exécuté comme félon. Le maître peut le vendre, le léguer par testament, le louer à autrui à l'instar de tout autre bien meuble ou du bétail. Si les esclaves machinent quelque chose contre les maîtres, ils doivent être punis de mort. Les juges de paix ayant reçu information sont tenus de suivre les mauvais garnements à la piste. Quand on attrape un de ces va-nu-pieds, il faut le marquer au fer rouge du signe V sur la poitrine et le ramener à son lieu de naissance où, chargé de fers, il aura à travailler sur les places publiques. Si le vagabond a indiqué un faux lieu de naissance, il doit devenir, pour punition, l'esclave à vie de ce lieu, de ses habitants ou de sa corporation; on le marquera d'un S. Le premier venu a le droit de s'emparer des enfants des vagabonds et de les retenir comme apprentis, les garçons jusqu'à vingt-quatre ans, les filles jusqu'à vingt. S'ils prennent la fuite, ils deviennent jusqu'à cet âge les esclaves des patrons, qui ont le droit de les mettre aux fers, de leur faire subir le fouet, etc., à volonté. Chaque maître peut passer un anneau de fer autour du cou, des bras ou des jambes de son esclave, afin de mieux le reconnaître et d'être plus sûr de lui42. La dernière partie de ce statut prévoit le cas où certains pauvres seraient occupés par des gens ou des localités (lui veuillent bien leur donner à boire et à manger et les mettre au travail. Ce genre d'esclaves de paroisse s'est conservé en Angleterre jusqu'au milieu du XIX° siècle sous le nom de roundsmen (hommes qui font les rondes).
Elisabeth, 1572. - Les mendiants sans permis et âgés de plus de quatorze ans devront être sévèrement fouettés et marqués au fer rouge à l'oreille gauche, si personne ne veut les prendre en service pendant deux ans. En cas de récidive, ceux âgés de plus de dix-huit ans doivent être exécutés si personne ne veut les employer pendant deux années. Mais, pris une troisième fois, ils doivent être mis a mort sans miséricorde comme félons. On trouve d'autres statuts semblables : 18 Elisabeth, 13 ch. et loi de 1597. Sous le règne aussi maternel que virginal de " Queen Bess ", on pendit les vagabonds par fournées, rangés en longues files. Il ne se passait pas d'année qu'il n'y en eût trois ou quatre cents d'accrochés à la potence dans un endroit ou dans l'autre, dit Strype dans ses Annales; d'après lui, le Somersetshire seul en compta en une année quarante d'exécutés, trente-cinq de marqués au fer rouge, trente-sept de fouettés et cent quatre-vingt-trois - " vauriens incorrigibles " - de relâchés. Cependant, ajoute ce philanthrope, " ce grand nombre d'accusés ne comprend pas le cinquième des crimes commis, grâce à la nonchalance des juges de paix et à la sotte compassion du peuple... Dans les autres comtés de l'Angleterre, la situation n'était pas meilleure, et, dans plusieurs, elle était pire43. "
Jacques I°. - Tous les individus qui courent le pays et vont mendier sont déclarés vagabonds, gens sans aveu. Les juges de paix (tous, bien entendu, propriétaires fonciers, manufacturiers, pasteurs, etc., investis de la juridiction criminelle), à leurs sessions ordinaires, sont autorisés à les faire fouetter publiquement et à leur infliger six mois de prison à la première récidive, et deux ans à la seconde. Pendant toute la durée de l'emprisonnement, ils peuvent être fouettés aussi souvent et aussi fort que les juges de paix le trouveront à propos... Les coureurs de pays rétifs et dangereux doivent être marqués d'un R44 sur l'épaule gauche et, si on les reprend à mendier, exécutés sans miséricorde et privés de l'assistance du prêtre. Ces statuts ne, furent abolis qu'en 1714.
En France, où vers la moitié du XVII° siècle les truands avaient établi leur royaume et fait de Paris leur capitale, on trouve des lois semblables. Jusqu'au commencement du règne de Louis XVI (ordonnance (lu 13 juillet 1777), tout homme sain et bien constitué, âgé de seize à soixante ans et trouvé sans moyens d'existence et sans profession, devait être envoyé aux galères. Il en est de même du statut de Charles-Quint pour les Pays-Bas, du mois d'octobre 1537, du premier édit des états et des villes de Hollande, du 19 mars 1614, de celui des Provinces- Unies, du 25 juin 1649, etc.
C'est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu'exige le système du salariat par des lois d'un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l'esclavage.
Ce n'est pas assez que d'un côté se présentent les conditions matérielles du travail, sous forme de capital, et de l'autre des hommes qui n'ont rien à vendre, sauf leur puissance de travail. Il ne suffit pas non plus qu'on les contraigne par la force à se vendre volontairement. Dans le progrès de la production capitaliste, il se forme une classe de plus en plus nombreuse de travailleurs, qui, grâce à l'éducation, la tradition, l'habitude, subissent les exigences du régime aussi spontanément que le changement des saisons. Dès que ce mode de production a acquis un certain développement, son mécanisme brise toute résistance; la présence constante d'une surpopulation relative maintient la loi de l'offre et la demande du travail et, partant, le salaire dans des limites conformes aux besoins du capital, et la sourde pression des rapports économiques achève le despotisme du capitaliste sur le travailleur. Parfois on a bien encore recours à la contrainte, à l'emploi de la force brutale, mais ce n'est que par exception. Dans le cours ordinaire des choses, le travailleur peut être abandonné à l'action des " lois naturelles " de la société, c'est-à-dire à la dépendance du capital, engendrée, garantie et perpétuée par le mécanisme même de la production. Il en est autrement pendant la genèse historique de la production capitaliste. La bourgeoisie naissante ne saurait se passer de l'intervention constante de l'État; elle s'en sert pour " régler " le salaire, c'est-à-dire pour le déprimer an niveau convenable, pour prolonger la journée de travail et maintenir le travailleur lui-même au degré de dépendance voulu. C'est là un moment essentiel de l'accumulation primitive.
La classe salariée, qui surgit dans la dernière moitié du XIV° siècle, ne formait alors, ainsi que dans le siècle suivant, qu'une très faible portion de la population. Sa position était fortement protégée, à la campagne, par les paysans indépendants, à la ville, par le régime corporatif des métiers; à la campagne comme à la ville, maîtres et ouvriers étaient socialement rapprochés. Le mode de production technique ne possédant encore aucun caractère spécifiquement capitaliste, la subordination du travail au capital n'était que dans la forme. L'élément variable du capital l'emportait de beaucoup sur son élément constant. La demande de travail salarié grandissait donc rapidement avec chaque nouvelle accumulation du capital, tandis que l'offre de travailleurs ne suivait que lentement. Une grande partie du produit national, transformée plus tard en fonds d'accumulation capitaliste, entrait alors encore dans le fonds de consommation du travailleur.
La législation sur le travail salarié, marquée dès l'origine au coin de l'exploitation du travailleur et désormais toujours dirigée contre lui45, fut inaugurée en Angleterre en 1349 par le Statute of Labourers46 d'Edouard III. Ce statut a pour pendant en France l'ordonnance de 1350, promulguée au nom du roi Jean. La législation anglaise et la législation française suivent une marche parallèle, et leur contenu est identique. Je n'ai pas à revenir sur ces statuts en tant qu'ils concernent la prolongation forcée de la journée de travail, ce point ayant été traité précédemment (voir chap. X, § V de cet ouvrage).
Le Statute of Labourers fut promulgué sur les instances pressantes de la Chambre des Communes, c'est-à-dire des acheteurs de travail. Autrefois, dit naïvement un tory, les pauvres demandaient un salaire si élevé, que c'était une menace pour l'industrie et la richesse. Aujourd'hui leur salaire est si bas qu'il menace également l'industrie et la richesse, et peut-être plus dangereusement que par le passé47. Un tarif légal des salaires fut établi pour la ville et la campagne, pour le travail à la tâche et le travail à la journée, Les ouvriers agricoles durent se louer à l'année, ceux des villes faire leurs conditions " sur le marché public ". Il fut interdit sous peine d'emprisonnement de payer au delà du salaire légalement fixé; mais celui qui touche le salaire supérieur encourt une punition plus sévère que celui qui le donne. De plus, les sections 18 et 19 du statut d'apprentissage d'Elisabeth punissent de dix jours de prison le patron qui paye un trop fort salaire et de vingt et un jours l'ouvrier qui l'accepte. Non content de n'imposer aux patrons individuellement que des restrictions qui tournent à leur avantage collectif, on traite en cas de contravention le patron en compère et l'ouvrier en rebelle. Un statut de 1360 établit des peines encore plus dures et autorisa même le maître à extorquer du travail au tarif légal, à l'aide de la contrainte corporelle. Tous contrats, serments, etc., par lesquels les maçons et les charpentiers s'engageaient réciproquement furent déclarés nuls et non avenus. Les coalitions ouvrières furent mises au rang des plus grands crimes, et y restèrent depuis le XIV° siècle jusqu'en 1824.
L'esprit du statut de 1349, et de ceux auxquels il servit de modèle, éclate surtout en ceci que l'on y fixe un maximum légal au-dessus duquel le. salaire ne doit point monter, mais que l'on se garde bien de prescrire un minimum légal au-dessous duquel il ne devrait pas tomber.
Au XIV° siècle, la situation des travailleurs s'était, on le sait, fort empirée. Le salaire nominal s'était élevé, mais point en proportion de la dépréciation de l'argent et de la hausse correspondante du prix des marchandises. En réalité il avait donc baissé. Toutefois les lois sanctionnées en vue de sa réduction n'en restèrent pas moins en vigueur, en même temps que l'on continuait à couper l'oreille et à marquer au fer rouge ceux que " personne ne voulait prendre à son service ". Par le statut d'apprentissage d'Élisabeth (5 Elis. 3), les juges de paix - et, il faut toujours y revenir, ce ne sont pas des juges dans le sens propre du mot, mais des landlords, des manufacturiers, des pasteurs et autres membres de la classe nantie, faisant fonction de juges - furent autorisés à fixer certains salaires et à les modifier suivant les saisons et le prix des marchandises. Jacques I° étendit cette réglementation du travail aux tisserands, aux fileurs et à une foule d'autres catégories de travailleurs48. George Il étendit les lois contre les coalitions ouvrières à toutes les manufactures.
Pendant la période manufacturière proprement dite, le mode de production capitaliste avait assez grandi pour rendre la réglementation légale du salaire aussi impraticable que superflue; mais on était bien aise d'avoir sous la main, pour des cas imprévus, le vieil arsenal d'oukases. Sous George II, le Parlement adopte un bill défendant aux compagnons tailleurs de Londres et des environs de recevoir aucun salaire quotidien supérieur à 2 sh. 7 1/2 d., sauf les cas de deuil général; sous George III (13 Geo. III, c. 68), les juges de paix sont autorisés à régler le salaire des tisseurs en soie. En 1796, il faut même deux arrêts de cours supérieures pour décider si les ordonnances des juges de paix sur le salaire s'appliquent également aux travailleurs non agricoles; en 1799, un acte du Parlement déclare encore que le salaire des mineurs d'Écosse devra être réglé d'après un statut du temps d'Élisabeth et deux actes écossais de 1661 et de1671. Mais, sur ces entrefaites, les circonstances économiques avaient subi une révolution si radicale qu'il se produisit un fait inouï dans la Chambre des Communes. Dans cette enceinte où depuis plus de quatre cents ans on ne cessait de fabriquer des lois pour fixer au mouvement des salaires le maximum qu'il ne devait en aucun cas dépasser, Whitbread vint proposer, en 1796, d'établir un minimum légal pour les ouvriers agricoles. Tout en combattant la mesure, Pitt convint cependant que " les pauvres étaient dans une situation cruelle ". Enfin, en 1813, on abolit les lois sur la fixation des salaires; elles n'étaient plus, en effet, qu'une anomalie ridicule, à une époque où le fabricant régissait de son autorité privée ses ouvriers par des édits qualifiés de règlements de fabrique, où le fermier complétait à l'aide de la taxe des pauvres le minimum de salaire nécessaire à l'entretien de ses hommes de peine. Les dispositions des statuts sur les contrats entre patrons et salariés, d'après lesquelles, en cas de rupture, l'action civile est seule recevable contre les premiers, tandis que l'action criminelle est admise contre les seconds, sont encore aujourd'hui en vigueur.
Les lois atroces contre les coalitions tombèrent en 1825 devant l'attitude menaçante du prolétariat; cependant on n'en fit point table rase. Quelques beaux restes des statuts ne disparurent qu'en 1859. Enfin, par la loi du 29 juin 1871, on prétendit effacer les derniers vestiges de cette législation de classe en reconnaissant l'existence légale des trade-unions (sociétés ouvrières de résistance) mais par une loi supplémentaire de la même date (An Act to amend the criminal Law relating to violence, threats and molestation49), les lois contre la coalition se trouvèrent de fait rétablies sous une nouvelle forme. Les moyens auxquels en cas de, grève ou de lock-out (on appelle ainsi la grève des patrons qui se coalisent pour fermer tous à la fois leurs fabriques) les ouvriers peuvent recourir dans l'entraînement de la lutte, furent soustraits par cet escamotage parlementaire au droit commun, et tombèrent sous le coup d'une législation pénale d'exception, interprétée par les patrons en leur qualité de juges de paix. Deux ans auparavant, cette même Chambre des Communes et ce même M. Gladstone qui, par l'édit supplémentaire de 1871, ont inventé de nouveaux délits propres aux travailleurs, avaient honnêtement fait passer en seconde lecture un bill pour mettre fin, en matière criminelle, à toutes lois d'exception contre la classe ouvrière. Pendant deux ans, nos fins compères s'en tinrent à la seconde lecture; on traîna l'affaire en longueur jusqu'à ce que le a grand Parti libéral " eût trouvé dans une alliance avec les tories le courage de faire volte-face contre le prolétariat qui l'avait porté au pouvoir. Et, non content de cet acte de trahison, le grand parti libéral, toujours sous les auspices de son onctueux chef, permit aux juges anglais, toujours empressés à servir les classes régnantes, d'exhumer les lois surannées sur la conspiration pour les appliquer à des faits de coalition. Ce n'est, on le voit, qu'à contre-cœur et sous la pression menaçante des masses que le Parlement anglais renonce aux lois contre les coalitions et les trade-unions, après avoir lui-même, avec un cynisme effronté, fait pendant cinq siècles l'office d'une trade-union permanente des capitalistes contre les travailleurs.
Dès le début de la tourmente révolutionnaire, la bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit d'association que celle-ci venait à peine de conquérir. Par une loi organique du 14 juin 1791, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs fut stigmatisé d'attentat " contre la liberté et la déclaration des droits de l'homme ", punissable d'une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant un an des droits de citoyen actif50.
Ce décret qui, à l'aide du code pénal et de la police, trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites agréables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n'y a pas touché. Ce n'est que tout récemment qu'Il a été effacé du code pénal, et encore avec quel luxe de ménagements ! Rien qui caractérise ce coup d'Etat bourgeois comme le prétexte allégué. Le rapporteur de la loi Chapelier, que Camille Desmoulins qualifie de " misérable ergoteur51 ", veut bien avouer que le salaire de la journée de travail devrait être un peu plus considérable qu'il l'est à présent... car dans une nation libre, les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit, soit hors de cette dépendance absolue que produit la privation des besoins de première nécessité, et qui est presque celle de l'esclavage. Néanmoins il est, d'après lui, " instant de prévenir le progrès de ce désordre ", à savoir " les coalitions que formeraient les ouvriers pour faire augmenter... le prix de la journée de travail ", et pour mitiger celle dépendance absolue qui est presque celle de l'esclavage. Il faut absolument le réprimer, et pourquoi ? Parce que les ouvriers portent ainsi atteinte à la liberté " des entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres ", et qu'en empiétant sur le despotisme de ces ci-devant maîtres de corporation - on ne l'aurait jamais deviné - ils cherchent à recréer les corporations anéanties " par la révolution52 ".
Chapitre XXIX : La genèse du fermier capitaliste
Après avoir considéré la création violente d'un prolétariat sans feu ni lieu, la discipline sanguinaire qui le transforme en classe salariée, l'intervention honteuse de l'État, favorisant l'exploitation du travail - et, partant, l'accumulation du capital - du renfort de sa police, nous ne savons pas encore d'où viennent, originairement, les capitalistes. Car il est clair que l'expropriation de la population des campagnes n'engendre directement que de grands propriétaires fonciers.
Quant à la genèse du fermier capitaliste, nous pouvons pour ainsi dire la faire toucher du doigt, parce que c'est un mouvement qui se déroule lentement et embrasse des siècles. Les serfs, de même que les propriétaires libres, grands ou petits, occupaient leurs terres à des titres de tenure très divers : ils se trouvèrent donc, après leur émancipation, placés dans des circonstances économiques très différentes.
En Angleterre, le fermier apparaît d'abord sous la forme du bailiff (bailli), serf lui-même. Sa position ressemble à celle du villicus de l'ancienne Rome, mais dans une sphère d'action plus étroite. Pendant la seconde moitié du XIV° siècle, il est remplacé par le fermier libre, que le propriétaire pourvoit de tout le capital requis, semences, bétail et instruments de labour. Sa condition diffère peu de celle des paysans, si ce n'est qu'il exploite plus de journaliers. Il devient bientôt métayer, colon partiaire. Une partie du fonds de culture est alors avancée par lui, l'autre par le propriétaire; tous deux se partagent le produit total suivant une proportion déterminée par contrat. Ce mode de fermage, qui s'est maintenu si longtemps en France, en Italie, etc., disparaît rapidement en Angleterre pour faire place au fermage proprement dit, où le fermier avance le capital, le fait valoir, en employant des salariés, et paie au propriétaire à titre de rente foncière une partie du produit net annuel, à livrer en nature ou en argent, suivant les stipulations du bail.
Tant que le paysan indépendant et le journalier cultivant en outre pour son propre compte s'enrichissent par leur travail personnel, la condition du fermier et son champ de production restent également médiocres. La révolution agricole des trente dernières années du XV° siècle, prolongée jusqu'au dernier quart du XVI°, l'enrichit aussi vite qu'elle appauvrit la population des campagnes53. L'usurpation des pâtures communales, etc., lui permet d'augmenter rapidement et presque sans frais son bétail, dont il tire dès lors de gros profits par la vente, par l'emploi comme bêtes de somme et enfin par une fumure plus abondante du sol.
Au XVI° siècle il se produisit un fait considérable qui rapporta des moissons d'or aux fermiers, comme aux autres capitalistes entrepreneurs. Ce fut la dépréciation progressive des métaux précieux et, par conséquent, de la monnaie. Cela abaissa à la ville et à la campagne le taux des salaires, dont le mouvement ne suivit que de loin la hausse de toutes les autres marchandises. Une portion du salaire des ouvriers ruraux entra dès lors dans les profits de la ferme. L'enchérissement continu du blé, de la laine, de la viande, en un mot, de tous les produits agricoles, grossit le capital argent du fermier, sans qu'il y fût pour rien, tandis que la rente foncière qu'il avait à payer diminua en raison de la dépréciation de l'argent survenue pendant la durée du bail. Et il faut bien remarquer qu'au XVI° siècle, les baux de ferme étaient encore, en général, à long terme, souvent à quatre-vingt-dix-neuf ans. Le fermier s'enrichit donc à la fois aux dépens de ses salariés et aux dépens de ses propriétaires54. Dès lors rien d'étonnant que l'Angleterre possédât à la fin du XVI° siècle une classe de fermiers capitalistes très riches pour l'époque55.
Chapitre XXX : Contrecoup de la révolution agricole sur l'industrie. - Établissement du marché intérieur pour le capital industriel
L'expropriation et l'expulsion, par secousses toujours renouvelées, des cultivateurs fournit, comme on l'a vu, à l'industrie des villes des masses de prolétaires recrutés entièrement en dehors du milieu corporatif, circonstance heureuse qui fait croire au vieil Anderson (qu'il ne faut pas confondre avec James Anderson), dans son Histoire du commerce, à une intervention directe de la Providence. Il nous faut nous arrêter un instant encore à cet élément de l'accumulation primitive. La raréfaction de la population campagnarde composée de paysans indépendants, cultivant leurs propres champs, n'entraîna pas seulement la condensation du prolétariat industriel, de même que, suivant l'hypothèse de Geoffroy Saint-HiIaire, la raréfaction de la matière cosmique sur un point en entraîne la condensation sur un autre56. Malgré le nombre décroissant de ses cultivateurs, le sol rapporta autant, et même plus de produits qu'auparavant, parce que la révolution dans les conditions de la propriété foncière était accompagnée du perfectionnement des méthodes de culture, de la coopération sur une plus grande échelle, de la concentration des moyens de production, etc. En outre, les salariés agricoles furent astreints à un labeur plus intense57, tandis que le champ qu'ils exploitaient pour leur propre compte et à leur propre bénéfice se rétrécissait progressivement, le fermier s'appropriant ainsi de plus en plus tout leur temps de travail libre. C'est de cette manière que les moyens de subsistance d'une grande partie de la population rurale se trouvèrent disponibles en même temps qu'elle et qu'ils durent figurer à l'avenir comme élément matériel du capital variable. Désormais le paysan dépossédé dut en acheter la valeur, sous forme de salaire, de son nouveau maître, le capitaliste manufacturier. Et il en fut des matières premières de l'industrie provenant de l'agriculture comme des subsistances : elles se transformèrent en élément du capital constant.
Figurons-nous, par exemple, une partie des paysans westphaliens, qui du temps de Frédéric II, filaient tous le lin, brusquement expropriée du sol, et la partie restante convertie en journaliers de grandes fermes. En même temps s'établissent des filatures et des tissanderies de dimensions plus ou moins considérables, où les ci-devant paysans sont embauchés comme salariés.
Le lin ne paraît pas autre que jadis, pas une de ses fibres n'est changée, mais une nouvelle âme sociale s'est, pour ainsi dire, glissée dans son corps. Il fait désormais partie du capital constant du maître manufacturier. Réparti autrefois entre une multitude de petits producteurs qui le cultivaient eux-mêmes et le filaient en famille par petites fractions, il est aujourd'hui concentré dans les mains d'un capitaliste pour qui d'autres filent et tissent. Le travail supplémentaire dépensé dans le filage se convertissait autrefois en un supplément de revenu pour d'innombrables familles de paysans, ou, si l'on veut, puisque nous sommes au temps de Frédéric, en impôts " pour le roi de Prusse ". Il se convertit maintenant en profit pour un petit nombre de capitalistes. Les rouets et les métiers, naguère dispersés sur la surface du pays, sont à présent rassemblés dans quelques grands ateliers-casernes, ainsi que les travailleurs et les matières premières. Et rouets, métiers et matières premières, ayant cessé de servir de moyens d'existence indépendante à ceux qui les manœuvrent, sont désormais métamorphosés en moyens de commander des fileurs et des tisserands et d'en pomper du travail gratuit58.
Les grandes manufactures ne trahissent pas à première vue leur origine comme les grandes fermes. Ni la concentration des petits ateliers dont elles sont sorties, ni le grand nombre de petits producteurs indépendants qu'il a fallu exproprier pour les former ne laissent de traces apparentes.
Néanmoins l'intuition populaire ne s'y laisse point tromper. Du temps de Mirabeau, le lion révolutionnaire, les grandes manufactures portaient encore le nom de " manufactures réunies ", comme on parle à présent de " terres réunies ". Mirabeau dit : " On ne fait attention qu'aux grandes manufactures, où des centaines d'hommes travaillent sous un directeur, et que l'on nomme communément manufactures réunies. Celles où un très grand nombre d'ouvriers travaillent chacun séparément, et chacun pour son propre compte, sont à peine considérées; on les met à une distance infinie des autres. C'est une très grande erreur; car ces dernières font seules un objet de prospérité nationale vraiment importante... La fabrique réunie enrichira prodigieusement un ou deux entrepreneurs, mais les ouvriers ne seront que des journaliers plus ou moins payés, et ne participeront en rien au bien de l'entreprise. Dans la fabrique séparée, au contraire, personne ne deviendra riche, mais beaucoup d'ouvriers seront à leur aise; les économes et les industrieux pourront amasser un petit capital, se ménager quelque ressource pour la naissance d'un enfant, pour une maladie, pour eux-mêmes, ou pour quelqu'un des leurs. Le nombre des ouvriers économes et industrieux augmentera, parce qu'ils verront dans la bonne conduite, dans l'activité, un moyen d'améliorer essentiellement leur situation, et non d'obtenir un petit rehaussement de gages, qui ne peut jamais être un objet important pour l'avenir, et dont le seul produit est de mettre les hommes en état de vivre un peu mieux, mais seulement au jour le jour... Les manufactures réunies, les entreprises de quelques particuliers qui soldent des ouvriers au jour la journée, pour travailler à leur compte, peuvent mettre ces particuliers à leur aise; mais elles ne feront jamais un objet digne de l'attention des gouvernements59. " Ailleurs il désigne les manufactures séparées, pour la plupart combinées avec la petite culture, comme " les seules libres ". S'il affirme leur supériorité comme économie et productivité sur les " fabriques réunies " et ne voit dans celles-ci que des fruits de serre gouvernementale, cela s'explique par l'état où se trouvaient alors la plupart des manufactures continentales.
Les événements qui transforment les cultivateurs en salariés, et leurs moyens de subsistance et de travail en éléments matériels du capital, créent à celui-ci son marché intérieur. Jadis la même famille paysanne façonnait d'abord, puis consommait directement - du moins en grande partie - les vivres et les matières brutes, fruits de son travail. Devenus maintenant marchandises, ils sont vendus en gros par le fermier, auquel les manufactures fournissent le marché. D'autre part, les ouvrages tels que fils, toiles, laineries ordinaires, etc., - dont les matériaux communs se trouvaient à la portée de toute famille de paysans - jusque-là produits à la campagne, se convertissent dorénavant en articles de manufacture auxquels la campagne sert de débouché, tandis que la multitude de chalands dispersés, dont l'approvisionnement local se tirait en détail de nombreux petits producteurs travaillant tous à leur compte, se concentre dès lors et ne forme plus qu'un grand marché pour le capital industriel60. C'est ainsi que l'expropriation des paysans, leur transformation en salariés, amène l'anéantissement de l'industrie domestique des campagnes, le divorce de l'agriculture d'avec toute sorte de manufacture. Et, en effet, cet anéantissement de l'industrie domestique du paysan peut seul donner au marché intérieur d'un pays l'étendue et la constitution qu'exigent les besoins de la production capitaliste.
Pourtant la période manufacturière proprement dite ne parvient point à rendre cette révolution radicale. Nous avons vu qu'elle ne s'empare de l'industrie nationale que d'une manière fragmentaire, sporadique, ayant toujours pour base principale les métiers des villes et l'industrie domestique des campagnes. Si elle détruit celle-ci sous certaines formes, dans certaines branches particulières et sur certains points, elle la fait naître sur d'autres, car elle ne saurait s'en passer pour la première façon des matières brutes. Elle donne ainsi lieu à la formation d'une nouvelle classe de petits laboureurs pour lesquels la culture du sol devient l'accessoire, et le travail industriel, dont l'ouvrage se vend aux manufactures, soit directement, soit par l'intermédiaire du commerçant, l'occupation principale. Il en fut ainsi, par exemple, de la culture du lin sur la fin du règne d'Elisabeth. C'est là une des circonstances qui déconcertent lorsqu'on étudie de près l'histoire de l'Angleterre. En effet, dès le dernier tiers du XV° siècle, les plaintes contré l'extension croissante de l'agriculture capitaliste et la destruction progressive des paysans indépendants ne cessent d'y retentir que pendant de courts intervalles, et en même temps on retrouve constamment ces paysans, quoique en nombre toujours moindre et dans des conditions de plus en plus empirées. Exceptons pourtant le temps de Cromwell : tant que la République dura, toutes les couches de la population anglaise se relevèrent de la dégradation où elles étaient tombées sous le règne des Tudors.
Cette réapparition des petits laboureurs est en partie, comme nous venons de le voir, l'effet du régime manufacturier lui-même, mais la raison première en est que l'Angleterre s'adonne de préférence tantôt à la culture des grains, tantôt à l'élève du bétail, et que ses périodes d'alternance embrassent les unes un demi-siècle, les autres à peine une vingtaine d'années; le nombre des petits laboureurs travaillant à leur compte varie aussi conformément à ces fluctuations.
C'est la grande industrie seule qui, au moyen des machines, fonde l'exploitation agricole capitaliste, sur une base permanente, qui fait radicalement exproprier l'immense majorité de la population rurale, et consomme la séparation de l'agriculture d'avec l'industrie domestique des campagnes, en en extirpant les racines - le filage et le tissage. Par exemple : " des manufactures proprement dites et de la destruction des manufactures rurales ou domestiques sort, à l'avènement des machines, la grande industrie lainière61. " " La charrue, le joug ", s'écrie M. David Urquhart, furent l'invention des dieux et l'occupation des héros : le métier à tisser, le fuseau et le rouet ont-ils une moins noble origine ? Vous séparez le rouet de la charrue, le fuseau du joug, et vous obtenez des fabriques et des workhouses, du crédit et des paniques, deux nations hostiles, l'une agricole, l'autre commerciale62. " Mais de cette séparation fatale datent le développement nécessaire des pouvoirs collectifs du travail et la transformation de la production morcelée, routinière, en production combinée, scientifique. L'industrie mécanique consommant cette séparation, c'est elle aussi qui la première conquiert au capital tout le marché intérieur.
Les philanthropes de l'économie anglaise, tels que J. Stuart Mill, Rogers, Goldwin Smith, Fawcett, etc., les fabricants libéraux, les John Brighht et consorts, interpellent les propriétaires fonciers de l'Angleterre comme Dieu interpella Caïn sur son frère Abel. Où s'en sont-ils allés, s'écrièrent-ils, ces milliers de francs-tenanciers (freeholders) ? Mais vous-mêmes, d'où venez-vous, sinon de la destruction de ces freeholders ? Pourquoi ne demandez-vous pas aussi ce que sont devenus les tisserands, les fileurs et tous les gens de métiers indépendants ?
Chapitre XXXI : Genèse du capitaliste industriel
La genèse du capitaliste industriel63 ne s'accomplit pas petit à petit comme celle du fermier. Nul doute que maint chef de corporation, beaucoup d'artisans indépendants et même d'ouvriers salariés, ne soient devenus d'abord des capitalistes en herbe, et que peu à peu, grâce à une exploitation toujours plus étendue du travail salarié, suivie d'une accumulation correspondante, ils ne soient enfin sortis de leur coquille, capitalistes de pied en cap. L'enfance de la production capitaliste offre, sous plus d'un aspect, les mêmes phases que l'enfance de la cité au moyen âge, où la question de savoir lequel des serfs évadés serait maître et lequel serviteur était en grande partie décidée par la date plus ou moins ancienne de leur fuite. Cependant cette marche à pas de tortue ne répondait aucunement aux besoins commerciaux du nouveau marché universel, créé par les grandes découvertes de la fin du XV° siècle. Mais le moyen âge avait transmis deux espèces de capital, qui poussent sous les régimes d'économie sociale les plus divers, et même qui, avant l'ère moderne, monopolisent à eux seuls le rang de capital. C'est le capital usuraire et le capital commercial. " A présent - dit un écrivain anglais qui, du reste, ne prend pas garde au rôle joué par le capital commercial - à présent toute la richesse de la société passe en premier lieu par les mains du capitaliste... Il paie au propriétaire foncier, la rente, au travailleur, le salaire, au percepteur, l'impôt et la dîme, et retient pour lui-même une forte portion du produit annuel du travail, en fait, la partie la plus grande et qui grandit encore jour par jour. Aujourd'hui le capitaliste peut être considéré comme propriétaire en première main de toute la richesse sociale, bien qu'aucune loi ne lui ait conféré de droit à cette propriété... Ce changement dans la propriété a été effectué par les opérations de l'usure... et le curieux de l'affaire, c'est que les législateurs de toute l'Europe ont voulu empêcher cela par des lois contre l'usure... La puissance du capitaliste sur toute la richesse nationale implique une révolution radicale dans le droit de propriété; et par quelle loi ou par quelle série de lois a-t-elle été opérée64 ? " L'auteur cité aurait dû se dire que les révolutions ne se font pas de par la loi.
La constitution féodale des campagnes et l'organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent, formé par la double voie de l'usure et du commerce, de se convertir en capital industriel. Ces barrières tombèrent avec le licenciement des suites seigneuriales, avec l'expropriation et l'expulsion partielle des cultivateurs, mais on peut juger de la résistance que rencontrèrent les marchands, sur le point de se transformer en producteurs marchands, par le fait que les petits fabricants de draps de Leeds envoyèrent, encore en 1794, une députation au Parlement pour demander une loi qui interdit à tout marchand de devenir fabricant65. Aussi les manufactures nouvelles s'établirent-elles de préférence dans les ports de mer, centres d'exportation, ou aux endroits de l'intérieur situés hors du contrôle du régime municipal et de ses corps de métiers. De là, en Angleterre, lutte acharnée entre les vieilles villes privilégiées (Corporate towns) et ces nouvelles pépinières d'industrie. Dans d'autres pays, en France, par exemple, celles-ci furent placées sous la protection spéciale des rois.
La découverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore. Aussitôt après, éclate la guerre mercantile; elle a le globe entier pour théâtre. S'ouvrant par la révolte de la Hollande contre l'Espagne, elle prend des proportions gigantesques dans la croisade de l'Angleterre contre la Révolution française et se prolonge, jusqu'à nos jours, en expéditions de pirates, comme les fameuses guerres d'opium contre la Chine.
Les différentes méthodes d'accumulation primitive que l'ère capitaliste fait éclore se partagent d'abord, par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l'Espagne, la Hollande, la France et l'Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVII° siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l'ordre économique féodal à l'ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition. Et, en effet, la force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique.
Un homme dont la ferveur chrétienne a fait tout le renom, M. W. Howitt, s'exprime ainsi sur la colonisation chrétienne : " Les barbaries et les atrocités exécrables perpétrées par les races soi-disant chrétiennes dans toutes les régions du monde et contre tous les peuples qu'elles ont pu subjuguer n'ont de parallèle dans aucune autre ère de l'histoire universelle, chez aucune race si sauvage, si grossière, si impitoyable, si éhontée qu'elle fût66. "
L'histoire de l'administration coloniale des Hollandais - et la Hollande était au XVII° siècle la nation capitaliste par excellence - " déroule un tableau de meurtres, de trahisons, de corruption et de bassesse, qui ne sera jamais égalé67 ".
Rien de plus caractéristique que leur système d'enlèvement des naturels des Célèbes, à l'effet de se procurer des esclaves pour Java. Ils avaient tout un personnel spécialement dressé à ce rapt d'un nouveau genre. Les principaux agents de ce commerce étaient le ravisseur, l'interprète et le vendeur, et les principaux vendeurs étaient des princes indigènes. La jeunesse enlevée était enfouie dans les cachots secrets de Célèbes jusqu'à ce qu'on l'entassât sur les navires d'esclaves.
" La seule ville de Macassar, par exemple, dit un rapport officiel, fourmille de prisons secrètes, toutes plus horribles les unes que les autres, remplies de malheureux, victimes de l'avidité et de la tyrannie, chargés de fers, violemment arrachée à leurs familles. " Pour s'emparer de Malacca, les Hollandais corrompirent le gouverneur portugais. Celui-ci les fit entrer dans la ville en 1641. Ils coururent aussitôt à sa maison et l'assassinèrent, s'abstenant ainsi... de lui payer la somme de 21.875 livres sterling et., prix de sa trahison. Partout où ils mettaient le pied, la dévastation et la dépopulation marquaient leur passage. Une province de Java, Banjuwangi, comptait en 1750 plus de 80.000 habitants. En 1811, elle n'en avait plus que 8.000. Voilà le doux commerce !
La Compagnie anglaise des Indes orientales obtint, outre le pouvoir politique, le monopole exclusif du commerce du thé et du commerce chinois en général, ainsi que celui du transport des marchandises d'Europe en Asie et d'Asie en Europe. Mais le cabotage et la navigation entre les îles, de même que le commerce à l'intérieur de l'Inde, furent concédés exclusivement aux employés supérieurs de la Compagnie. Les monopoles du sel, de l'opium, du bétel et d'autres denrées, étaient des mines inépuisables de richesse. Les employés, fixant eux-mêmes les prix, écorchaient à discrétion le malheureux Hindou. Le gouvernement général prenait part à ce commerce privé. Ses favoris obtenaient des adjudications telles que, plus forts que les alchimistes, ils faisaient de l'or avec rien. De grandes fortunes poussaient en vingt-quatre heures comme des champignons; l'accumulation primitive s'opérait sans un liard d'avance. Le procès de Warren Hastings fourmille d'exemples de ce genre. Citons en un seul. Un certain Sullivan obtient un contrat pour une livraison d'opium, au moment de son départ en mission, officielle pour une partie de l'Inde tout à fait éloignée des districts producteurs. Sullivan cède son contrat pour 40.000 livres sterling à un certain Binn; Binn, de son côté, le revend le même jour pour 60.000 livres sterling, et l'acheteur définitif, exécuteur du contrat, déclare après cela avoir réalisé un bénéfice énorme. D'après une liste présentée au Parlement, la Compagnie et ses employés extorquèrent aux Indiens, de 1757 à 1760, sous la seule rubrique de dons gratuits, une somme de six millions de livres sterling ! De 1769 à 1770, les Anglais provoquèrent une famine artificielle en achetant tout le riz et en ne consentant à le revendre qu'à des prix fabuleux68.
Le sort des indigènes était naturellement le plus affreux dans les plantations destinées au seul commerce d'exportation, telles que les Indes occidentales, et dans les pays riches et populeux, tels que les Indes orientales et le Mexique, tombés entre les mains d'aventuriers européens, âpres à la curée. Cependant, même dans, les colonies proprement dites, le caractère chrétien de l'accumulation primitive ne se démentait point. Les austères intrigants du protestantisme, les puritains, allouèrent en 1703, par décret de leur assemblée, une prime de 40 livres sterling par scalp d'Indien et autant par chaque Peau-Rouge fait prisonnier; en 1720, une prime de 100 livres sterling; en 1744, Massachusetts-Bay ayant déclaré rebelle une certaine tribu, des primes suivantes furent offertes : 100 livres sterling par scalp d'individu mâle de douze ans et plus, 105 livres sterling par prisonnier mâle, 55 livres sterling par femme ou enfant pris, et 50 livres sterling pour leurs scalps ! Trente ans après, les atrocités du régime colonial retombèrent sur les descendants de ces pieux pèlerins (pilgrim fathers), devenus à leur tour des rebelles. Les limiers dressés à la chasse des colons en révolte et les Indiens payés pour livrer leurs scalps furent proclamés par le Parlement " des moyens que Dieu et la nature avaient mis entre ses mains ".
Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles, dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux. Il assurait des débouchés aux manufactures naissantes, dont la facilité d'accumulation redoubla, grâce au monopole du marché colonial. Les trésors directement extorqués hors de l'Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital. La vraie initiatrice du régime colonial, la Hollande, avait déjà, en 1648, atteint l'apogée de sa grandeur. Elle était en possession presque exclusive du commerce des Indes orientales et des communications entre le sud-ouest et le nord-est de l'Europe. Ses pêcheries, sa marine, ses manufactures dépassaient celles des autres pays. Les capitaux de la République étaient peut-être plus importants que tous ceux du reste de l'Europe pris ensemble.
De nos jours, la suprématie industrielle implique la suprématie commerciale, mais à l'époque manufacturière proprement dite, c'est la suprématie commerciale qui donne la suprématie industrielle. De là le rôle prépondérant que joua alors le régime colonial. Il fut " le dieu étranger " qui se place sur l'autel, à coté des vieilles idoles de l'Europe; un beau jour il pousse du coude ses camarades, et patatras ! voilà toutes les idoles à bas !
Le système du crédit public, c'est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au moyen âge, posé les premiers jalons, envahit l'Europe définitivement pendant l'époque manufacturière. Le régime colonial, avec son commerce maritime et ses guerres commerciales, lui servant de serre chaude, il s'installa d'abord en Hollande. La dette publique, en d'autres termes l'aliénation de l'État, qu'il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l'ère capitaliste. La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c'est leur dette publique69. Il n'y a donc pas à s'étonner de la doctrine moderne que plus un peuple s'endette, plus il s'enrichit. Le crédit public, voilà le credo du capital. Aussi le manque de foi en la dette publique vient-il, dès l'incubation de celle-ci, prendre la place du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnables70.
La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l'accumulation primitive. Par un coup de baguette, elle doue l'argent improductif de la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital, sans qu'il ait pour cela à subir les risques, les troubles inséparables de son emploi industriel et même de l'usure privée. Les créditeurs publics, à vrai dire, ne donnent rien, car leur principal, métamorphosé en effets publics d'un transfert facile, continue à fonctionner entre leurs mains comme autant de numéraire. Mais, à part la classe de rentiers oisifs ainsi créée, à part la fortune improvisée des financiers intermédiaires entre le gouvernement et la nation - de même que celle des traitants, marchands, manufacturiers particuliers, auxquels une bonne partie de tout emprunt rend le service d'un capital tombé du ciel - la dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de toute sorte de papiers négociables, aux opérations aléatoires, à l'agiotage, en somme, aux jeux de bourse et à la bancocratie moderne.
Dès leur naissance les grandes banques, affublées de titres nationaux, n'étaient que des associations de spéculateurs privés s'établissant à côté des gouvernements et, grâce aux privilèges qu'ils en obtenaient, à même de leur prêter l'argent du public. Aussi l'accumulation de la dette publique n'a-t-elle pas de gradimètre plus infaillible que la hausse successive des actions de ces banques, dont le développement intégral date de la fondation de la Banque d'Angleterre, en 1694. Celle-ci commença par prêter tout son capital argent au gouvernement à un intérêt de 8 %%, en même temps elle était autorisée par le Parlement à battre monnaie du même capital en le prêtant de nouveau au public sous forme de billets qu'on lui permit de jeter en circulation, en escomptant avec eux des billets d'échange, en les avançant sur des marchandises et en les employant à l'achat de métaux précieux. Bientôt après, cette monnaie de crédit de sa propre fabrique devint l'argent avec lequel la Banque d'Angleterre effectua ses prêts à l'État et paya pour lui les intérêts de la dette publique. Elle donnait d'une main, non seulement pour recevoir davantage, mais, tout en recevant, elle restait créancière de la nation à perpétuité, jusqu'à concurrence du dernier liard donné. Peu à peu elle devint nécessairement le réceptacle des trésors métalliques du pays et le grand centre autour duquel gravita dès lors le crédit commercial. Dans le même temps qu'on cessait en Angleterre de brûler les sorcières, on commença à y pendre les falsificateurs de billets de banque.
Il faut avoir parcouru les écrits de ce temps-là, ceux de Bolingbroke, par exemple, pour comprendre tout l'effet que produisit sur les contemporains l'apparition soudaine de cette engeance de bancocrates, financiers, rentiers, courtiers, agents de change, brasseurs d'affaires et loups-cerviers71.
Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l'accumulation primitive chez tel ou tel peuple. C'est ainsi, par exemple, que les rapines et les violences vénitiennes forment une des bases de la richesse en capital de la Hollande, à qui Venise en décadence prêtait des sommes considérables. A son tour, la Hollande, déchue vers la fin du XVII° siècle de sa suprématie industrielle et commerciale, se vit contrainte à faire valoir des capitaux énormes en les prêtant à l'étranger et, de 1701 à 1776, spécialement à l'Angleterre, sa rivale victorieuse. Et il en est de même à présent de l'Angleterre et des États-Unis. Maint capital qui fait aujourd'hui son apparition aux États-Unis sans extrait de naissance n'est que du sang d'enfants de fabrique capitalisé hier en Angleterre.
Comme la dette publique est assise sur le revenu public, qui en doit payer les redevances annuelles, le système moderne des impôts était le corollaire obligé des emprunts nationaux. Les emprunts, qui mettent les gouvernements à même de faire face aux dépenses extraordinaires sans que les contribuables s'en ressentent sur-le-champ, entraînent à leur suite un surcroît d'impôts; de l'autre côté, la surcharge d'impôts causée par l'accumulation des dettes successivement contractées contraint les gouvernements, en cas de nouvelles dépenses extraordinaires, d'avoir recours à de nouveaux emprunts. La fiscalité moderne, dont les impôts sur les objets de première nécessité et, partant, l'enchérissement, de ceux-ci, formaient de prime abord le pivot, renferme donc en soi un germe de progression automatique. La surcharge des taxes n'en est pas un incident, mais le principe. Aussi en Hollande, où ce système a été d'abord inauguré, le grand patriote de Witt l'a-t-il exalté dans ses Maximes comme le plus propre à rendre le salarié soumis, frugal, industrieux, et... exténué de travail. Mais l'influence délétère qu'il exerce sur la situation de la classe ouvrière doit moins nous occuper ici que l'expropriation forcée qu'il implique du paysan, de l'artisan, et des autres éléments de la petite classe moyenne. Là-dessus, il n'y a pas deux opinions, même parmi les économistes bourgeois. Et son action expropriatrice est encore renforcée par le système protectionniste, qui constitue une de ses parties intégrantes.
La grande part qui revient à la dette publique et au système de fiscalité correspondant, dans la capitalisation de la richesse et l'expropriation des masses, a induit une foule d'écrivains, tels que William Cobbett, Doubleday et autres, à y chercher à tort la cause première de la misère des peuples modernes.
Le système protectionniste fut un moyen artificiel de fabriquer des fabricants, d'exproprier des travailleurs indépendants, de convertir en capital les instruments et conditions matérielles du travail, d'abréger de vive force la transition du mode traditionnel de production au mode moderne. Les États européens se disputèrent la palme du protectionnisme et, une fois entrés au service des faiseurs de plus-value, ils ne se contentèrent pas de saigner à blanc leur propre peuple, indirectement par les droits protecteurs, directement par les primes d'exportation, les monopoles de vente à l'intérieur, etc. Dans les pays voisins placés sous leur dépendance, ils extirpèrent violemment toute espèce d'industrie; c'est ainsi que l'Angleterre tua la manufacture de laine en Irlande à coups d'oukases parlementaires. Le procédé de fabrication des fabricants fut encore simplifié sur le continent, où Colbert avait fait école. La source enchantée d'où le capital primitif arrivait tout droit aux faiseurs, sous forme d'avance et même de don gratuit, y fut souvent le trésor public.
Mais pourquoi, s'écrie Mirabeau, pourquoi aller chercher si loin la cause de la population et de l'éclat manufacturier de la Saxe avant la guerre ! Cent quatre-vingt millions de dettes faites par les souverains72.
Régime colonial, dettes publiques, exactions fiscales, protection industrielle, guerres commerciales, etc., tous ces rejetons de la période manufacturière proprement dite, prennent un développement gigantesque pendant la première jeunesse de la grande industrie. Quant à sa naissance, elle est dignement célébrée par une sorte de massacre des innocents - le vol d'enfants exécuté en grand. Le recrutement des fabriques nouvelles se fait comme celui de la marine royale - au moyen de la presse !
Si blasé que F.M. Eden se soit montré au sujet de l'expropriation du cultivateur, dont l'horreur remplit trois siècles, quel que soit son air de complaisance en face de ce drame historique, " nécessaire " pour établir l'agriculture capitaliste et la " vraie proportion entre les terres de labour et celles de pacage ", cette sereine intelligence des fatalités économiques lui fait défaut dès qu'il s'agit de la nécessité du vol des enfants, de la nécessité de les asservir, afin de pouvoir transformer l'exploitation manufacturière en exploitation mécanique et d'établir le vrai rapport entre le capital et la force ouvrière. Le public, dit-il, ferait peut-être bien d'examiner si une manufacture dont la réussite exige qu'on arrache aux chaumières et aux workhouses de pauvres enfants qui, se relevant par troupes, peineront la plus grande partie de la nuit et seront privés de leur repos - laquelle, en outre, agglomère pêle-mêle des individus différents de sexe, d'âge et de penchants, en sorte que la contagion de l'exemple entraîne nécessairement la dépravation et le libertinage - si une telle manufacture peut jamais augmenter la somme du bonheur individuel et national73. "
" Dans le Derbyshire, le Nottinghamshire et surtout le Lancashire ", dit Fielden, qui était lui-même filateur, " les machines récemment inventées furent employées dans de grandes fabriques, tout près de cours d'eau assez puissants pour mouvoir la roue hydraulique. Il fallut tout à coup des milliers de bras dans ces endroits éloignés des villes, et le Lancashire en particulier, jusqu'alors relativement très peu peuplé et stérile, eut avant tout besoin d'une population. Des doigts petits et agiles, tel était le cri général, et aussitôt naquit la coutume de se procurer de soi-disant apprentis, des workhouses appartenant aux diverses paroisses de Londres, de Birmingham et d'ailleurs. Des milliers de ces pauvres petits abandonnés, de sept à treize et quatorze ans, furent ainsi expédiée vers le Nord. Le maître [le voleur d'enfants] se chargeait de vêtir, nourrir et loger ses apprentis dans une maison ad hoc tout près de la fabrique. Pendant le travail, ils étaient sous l'œil des surveillants. C'était l'intérêt de ces gardes-chiourme de faire trimer les enfants à outrance, car, selon la quantité de produits qu'ils en savaient extraire, leur propre paye diminuait ou augmentait. Les mauvais traitements, telle fut la conséquence naturelle... Dans beaucoup de districts manufacturiers, principalement dans le Lancashire, ces êtres innocents, sans amis ni soutiens, qu'on avait livrés aux maîtres de fabrique, furent soumis aux tortures les plus affreuses. Épuisés par l'excès de travail,... ils furent fouettés, enchaînés, tourmentés avec les raffinements les plus étudiés. Souvent, quand la faim les tordait le plus fort, le fouet les maintenait au travail. Le désespoir les porta en quelques cas au suicide !... Les belles et romantiques vallées du Derbyshire devinrent de noires solitudes où se commirent impunément des atrocités sans nom et même des meurtres !... Les profits énormes réalisés par les fabricants ne firent qu'aiguiser leurs dents. Ils imaginèrent la pratique du travail nocturne, c'est-à-dire qu'après avoir épuisé un groupe de travailleurs par la besogne de jour, ils tenaient un autre groupe tout prêt pour la besogne de nuit. Les premiers se jetaient dans les lits que les seconds venaient de quitter au moment même, et vice-versa. C'est une tradition populaire dans le Lancashire que les lits ne refroidissaient jamais74 ! "
Avec le développement de la production capitaliste pendant la période manufacturière, l'opinion publique européenne avait dépouillé son dernier lambeau de conscience et de pudeur. Chaque nation se faisait une gloire cynique de toute infamie propre à accélérer l'accumulation du capital. Qu'on lise, par exemple, les naïves Annales du commerce, de l'honnête A. Anderson. Ce brave homme admire comme un trait de génie de la politique anglaise que, lors de la paix d'Utrecht, l'Angleterre ait arraché à l'Espagne, par le traité d'Asiento, le privilège de faire, entre l'Afrique et l'Amérique espagnole, la traite des nègres qu'elle n'avait faite jusque-là qu'entre l'Afrique et ses possessions de l'Inde orientale. L'Angleterre obtint ainsi de fournir jusqu'en 1743 quatre mille huit cents nègres par an à l'Amérique espagnole. Cela lui servait en même temps à couvrir d'un voile officiel les prouesses de sa contrebande. Ce fut la traite des nègres qui jeta les fondements de la grandeur de Liverpool; pour cette ville orthodoxe le trafic de chair humaine constitua toute la méthode d'accumulation primitive. Et, jusqu'à nos jours, les notabilités de Liverpool ont chanté les vertus spécifiques du commerce d'esclaves, " lequel développe l'esprit d'entreprise jusqu'à la passion, forme des marins sans pareils et rapporte énormément d'argent75 ". Liverpool employait à la traite 15 navires en 1730, 53 en 1751, 74 en 1760, 96 en 1770 et 132 en 1792.
Dans le même temps que l'industrie cotonnière introduisait en Angleterre l'esclavage des enfants, aux États-Unis elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système d'exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l'esclavage dissimulé des salariés en Europe, l'esclavage sans phrase dans le nouveau monde76.
Tantœ molis erat77 ! Voilà de quel prix nous avons payé nos conquêtes; voilà ce qu'il en a coûté pour dégager les " lois éternelles et naturelles " de la production capitaliste, pour consommer le divorce du travailleur d'avec les conditions du travail, pour transformer celles-ci en capital, et la masse du peuple en salariés, en pauvres industrieux (labouring poor), chef-d'œuvre de l'art, création sublime de l'histoire moderne78. Si, d'après Augier, c'est " avec des taches naturelles de sang, sur une de ses faces " que " l'argent est venu au monde79 ", le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores80.
Chapitre XXXII : Tendance historique de l'accumulation capitaliste
Ainsi donc ce qui gît au fond de l'accumulation primitive du capital, au fond de sa genèse historique, c'est l'expropriation du producteur immédiat, c'est la dissolution de la propriété fondée sur le travail personnel de son possesseur.
La propriété privée, comme antithèse de la propriété collective, n'existe que là où les instruments et les autres conditions extérieures du travail appartiennent à des particuliers. Mais selon que ceux-ci sont les travailleurs ou les non-travailleurs, la propriété privée change de face. Les formes infiniment nuancées qu'elle affecte à première vue ne font que réfléchir les états intermédiaires entre ces deux extrêmes.
La propriété privée du travailleur sur les moyens de son activité productive est le corollaire de la petite industrie, agricole ou manufacturière, et celle-ci constitue la pépinière de la production sociale, l'école où s'élaborent l'habileté manuelle, l'adresse ingénieuse et la libre individualité du travailleur. Certes, ce mode de production se rencontre au milieu de l'esclavage, du servage et d'autres états de dépendance. Mais il ne prospère, il ne déploie toute son énergie, il ne revêt sa forme intégrale et classique que là où le travailleur est le propriétaire libre des conditions de travail qu'il met lui-même en œuvre, le paysan, du sol qu'il cultive, l'artisan, de l'outillage qu'il manie, comme le virtuose, de son instrument.
Ce régime industriel de petits producteurs indépendants, travaillant à leur compte, présuppose le morcellement du sol et l'éparpillement des autres moyens de production. Comme il en exclut la concentration, il exclut aussi la coopération sur une grande échelle, la subdivision de la besogne dans l'atelier et aux champs, le machinisme, la domination savante de l'homme sur la nature, le libre développement des puissances sociales du travail, le concert et l'unité dans les fins, les moyens et les efforts de l'activité collective. Il n'est compatible qu'avec un état de la production et de la société étroitement borné. L'éterniser, ce serait, comme le dit pertinemment Pecqueur, " décréter la médiocrité en tout ". Mais, arrivé à un certain degré, il engendre de lui-même les agents matériels de sa dissolution. A partir de ce moment, des forces et des passions qu'il comprime, commencent à s'agiter au sein de la société. Il doit être, il est anéanti. Son mouvement d'élimination transformant les moyens de production individuels et épars en moyens de production socialement concentrés, faisant de la propriété naine du grand nombre la propriété colossale de quelques-uns, cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les origines, voilà la genèse du capital. Elle embrasse toute une série de procédés violents, dont nous n'avons passé en revue que les plus marquants sous le titre de méthodes d'accumulation primitive.
L'expropriation des producteurs immédiats s'exécute avec un vandalisme impitoyable qu'aiguillonnent les mobiles les plus infâmes, les passions les plus sordides et les plus haïssables dans leur petitesse. La propriété privée, fondée sur le travail personnel, cette propriété qui soude pour ainsi dire le travailleur isolé et autonome aux conditions extérieures du travail, va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l'exploitation du travail d'autrui, sur le salariat81.
Dès que ce procès de transformation a décomposé suffisamment et de fond en comble la vieille société, que les producteurs sont changés en prolétaires, et leurs conditions de travail, en capital, qu'enfin le régime capitaliste se soutient par la seule force économique des choses, alors la socialisation ultérieure du travail, ainsi que la métamorphose progressive du sol et des autres moyens de production en instruments socialement exploités, communs, en un mot, l'élimination ultérieure des propriétés privées, va revêtir une nouvelle forme. Ce qui est maintenant à exproprier, ce n'est plus le travailleur indépendant, mais le capitaliste, le chef d'une armée ou d'une escouade de salariés.
Cette expropriation s'accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux. Corrélativement à cette centralisation, à l'expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit, se développent sur une échelle toujours croissante l'application de la science à la technique, l'exploitation de la terre avec méthode et ensemble, la transformation de l'outil en instruments puissants seulement par l'usage commun, partant l'économie des moyens de production, l'entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel, d'où le caractère international imprimé au régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s'accroissent la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation, l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés82.
L'appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n'est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la négation. Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de, l'ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol.
Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d'efforts et de peines que n'en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un mode de production collectif. Là, il s'agissait de l'expropriation de la masse par quelques usurpateurs; ici, il s'agit de l'expropriation de quelques, usurpateurs par la masse.
Chapitre XXXIII : La théorie moderne de la colonisation
L'économie politique cherche, en principe, à entretenir une confusion des plus commodes entre deux genres de propriété privée bien distincts, la propriété privée fondée sur le travail personnel, et la propriété privée fondée sur le travail d'autrui, oubliant, à dessein, que celle-ci non seulement forme l'antithèse de celle-là, mais qu'elle ne croît que sur sa tombe. Dans l'Europe occidentale, mère-patrie de l'économie politique, l'accumulation primitive, c'est-à-dire l'expropriation des travailleurs, est en partie consommée, soit que le régime capitaliste se soit directement inféodé toute la production nationale, soit que - là où les conditions économiques sont moins avancées - il dirige au moins indirectement les couches sociales qui persistent à côté de lui et déclinent peu à peu avec le mode de production suranné qu'elles comportent. A la société capitaliste déjà faite, l'économiste applique les notions de droit et de propriété léguées par une société précapitaliste, avec d'autant plus de zèle et d'onction que les faits protestent plus haut contre son idéologie. Dans les colonies, il en est tout autrement83.
Là le mode de production et d'appropriation capitaliste se heurte partout contre la propriété, corollaire du travail personnel, contre le producteur qui, disposant des conditions extérieures du travail, s'enrichit lui-même au lieu d'enrichir le capitaliste. L'antithèse de ces deux modes d'appropriation diamétralement opposés s'affirme ici d'une façon concrète, par la lutte. Si le capitaliste se sent appuyé par la puissance de la mère-Patrie, il cherche à écarter violemment de son chemin la pierre d'achoppement. Le même intérêt qui pousse le sycophante du capital, l'économiste, à soutenir chez lui l'identité théorique de la propriété capitaliste et de son contraire, le détermine aux colonies à entrer dans la voie des aveux, à proclamer bien haut l'incompatibilité de ces deux ordres sociaux. Il se met donc à démontrer qu'il faut ou renoncer au développement des puissances collectives du travail, à la coopération, à la division manufacturière, à l'emploi en grand des machines, etc., ou trouver des expédients pour exproprier les travailleurs et transformer leurs moyens de production en capital. Dans l'intérêt de ce qu'il lui plait d'appeler la richesse de la nation, il cherche des artifices pour assurer la pauvreté du peuple. Dès lors, sa cuirasse de sophismes apologétiques se détache fragment par fragment, comme un bois pourri.
Si Wakefield n'a rien dit de neuf sur les colonies84, on ne saurait lui disputer le mérite d'y avoir découvert la vérité sur les rapports capitalistes en Europe. De même qu'à ses origines le système protecteur85 tendait à fabriquer des fabricants dans la mère patrie, de même la théorie de la colonisation de Wakefield, que, pendant des années, l'Angleterre s'est efforcée de mettre légalement en pratique, avait pour objectif la fabrication de salariés dans les colonies. C'est ce qu'il nomme la colonisation systématique.
Tout d'abord Wakefield découvrit dans les colonies que la possession d'argent, de subsistances, de machines et d'autres moyens de production ne fait point d'un homme un capitaliste, à moins d'un certain complément, qui est le salarié, un autre homme, en un mot, forcé de se vendre volontairement. Il découvrit ainsi qu'au lieu d'être une chose, le capital est un rapport social entre personnes, lequel rapport s'établit par l'intermédiaire des choses86. M. Peel, nous raconte-t-il d'un ton lamentable, emporta avec lui d'Angleterre pour Swan River, Nouvelle-Hollande, des vivres et des moyens de production d'une valeur de cinquante mille l. st. M. Peel eut en outre la prévoyance d'emmener trois mille individus de la classe ouvrière, hommes, femmes et enfants. Une fois arrivé à destination, " M. Peel resta sans un domestique pour faire son lit on lui puiser de l'eau à la rivière87. " Infortuné M. Peel qui avait tout prévu ! Il n'avait oublié que d'exporter au Swan River les rapports de production anglais.
Pour l'intelligence des découvertes ultérieures de Wakefield, deux .remarques préliminaires sont nécessaires. On le sait : des moyens de production et de subsistance appartenant au producteur immédiat, au travailleur même, ne sont pas du capital. Ils ne deviennent capital qu'en servant de moyens d'exploiter et de dominer le travail. Or, cette propriété, leur âme capitaliste, pour ainsi dire, se confond si bien dans l'esprit de l'économiste avec leur substance matérielle qu'il les baptise capital en toutes circonstances, lors même qu'ils sont précisément le contraire. C'est ainsi que procède Wakefield. De plus, le morcellement des moyens de production constitués en propriété privée d'un grand nombre de producteurs, indépendants les uns des autres et travaillant tous à leur compte, il l'appelle égale division du capital. Il en est de l'économiste politique comme du légiste du moyen âge qui affublait d'étiquettes féodales même des rapports purement pécuniaires.
Supposez, dit Wakefield, le capital divisé en portions égales entre tous le, membres de la société, et que personne n'eût intérêt à accumuler plus de capital qu'il n'en pourrait employer de ses propres mains. C'est ce qui, jusqu'à un certain degré, arrive actuellement dans les nouvelles colonies américaines, où la passion pour la propriété foncière empêche l'existence d'une classe de salariés88.
Donc, quand le travailleur peut accumuler pour lui-même, et il le peut tant qu'il reste propriétaire de ses moyens de production, l'accumulation et la production capitalistes sont impossibles. La classe salariée, dont elles ne sauraient se passer, leur fait défaut. Mais alors comment donc, dans la pensée de Wakefield, le travailleur a-t-il été exproprié de ses moyens de travail dans l'ancien monde, de telle sorte que capitalisme et salariat aient pu s'y établir ? Grâce à un contrat social d'une espèce tout à fait originale. L'humanité " adopta une méthode bien simple pour activer l'accumulation du capital ", laquelle accumulation hantait naturellement l'imagination de la dite humanité depuis Adam et Ève comme but unique et suprême de son existence; " elle se divisa en propriétaires de capital et en propriétaires de travail... Cette division fut le résultat d'une entente et d'une combinaison faites de bon gré et d'un commun accord89. " En un mot, la masse de l'humanité s'est expropriée elle-même. en l'honneur de l'accumulation du capital ! Après cela, ne serait-on pas fondé à croire que cet instinct d'abnégation fanatique dût se donner libre carrière précisément dans les colonies, le seul lieu où ne rencontrent des hommes et des circonstances qui permettraient de faire passer le contrat social du pays des rêves dans, celui de la réalité ! Mais alors pourquoi, en somme, une colonisation systématique par opposition à la colonisation naturelle ? Hélas ! c'est que " dans les États du nord de l'Union américaine, il est douteux qu'un dixième de la population appartienne à la catégorie des salariés... En Angleterre ces derniers composent presque toute la masse du peuple90. "
En fait, le penchant de l'humanité laborieuse à s'exproprier à la plus grande gloire du capital est si imaginaire que, d'après Wakefield lui-même, la richesse coloniale n'a qu'un seul fondement naturel : l'esclavage. La colonisation systématique est un simple pis aller, attendu que c'est à des hommes libres et non à des esclaves qu'on a affaire. " Sans l'esclavage, le capital aurait été perdu dans les établissements espagnols, ou du moins se serait divisé en fractions minimes telles qu'un individu peut en employer dans sa petite sphère. Et c'est ce qui a eu lieu réellement dans les dernières colonies fondées par les Anglais, où un grand capital en semences, bétail et instruments s'est perdu faute de salariés, et où chaque colon possède plus de capital qu'il n'en peut manier personnellement91. "
La première condition de la production capitaliste, c'est que la propriété du sol soit déjà arrachée d'entre les mains de la masse. L'essence de toute colonie libre consiste, au contraire, en ce que la masse du sol y est encore la propriété du peuple et que chaque colon peut s'en approprier une partie qui lui servira de moyen de production individuel, sans empêcher par là les colons arrivant après lui d'en faire autant92. C'est là le secret de la prospérité des colonies, mais aussi celui de leur mal invétéré, la résistance à l'établissement du capital chez elles. " Là où la terre ne coûte presque rien et où tous les hommes sont libres, chacun pouvant acquérir à volonté un morceau de terrain, non seulement le travail est très cher, considérée la part qui revient au travailleur dans le produit de son travail, mais la difficulté est d'obtenir à n'importe quel prix du travail combiné93. "
Comme dans les colonies, le travailleur n'est pas encore divorcé d'avec les conditions matérielles du travail, ni d'avec leur souche, le sol, - ou ne l'est que çà et là, ou enfin sur une échelle trop restreinte - l'agriculture ne s'y trouve pas non plus séparée d'avec la manufacture, ni l'industrie domestique des campagnes détruite. Et alors où trouver pour le capital le marché intérieur ?
" Aucune partie de la population de l'Amérique n'est exclusivement agricole, sauf les esclaves et leurs maîtres qui combinent travail et capital pour de grandes entreprises. Les Américains libres qui cultivent le sol se livrent en même temps à beaucoup d'autres occupations. Ils confectionnent eux-mêmes ordinairement une partie des meubles et des instruments dont ils font usage. Ils construisent souvent leurs propres maisons et portent le produit de leur industrie aux marchés les plus éloignés. Ils filent et tissent, ils fabriquent le savon et la chandelle, les souliers et les vêtements nécessaires à leur consommation. En Amérique, le forgeron, le boutiquier, le menuisier, etc.. sont souvent en même temps cultivateurs94. " Quel champ de tels drôles laissent-ils au capitaliste pour pratiquer son abstinence ?
La suprême beauté de la production capitaliste consiste en ce que non seulement elle reproduit constamment le salarié comme salarié, mais que, proportionnellement à l'accumulation du capital, elle fait toujours naître des salariés surnuméraires. La loi de I'offre et la demande de travail est ainsi maintenue dans l'ornière convenable, les oscillations du salaire se meuvent entre les limites les plus favorables à l'exploitation, et enfin la subordination si indispensable du travailleur au capitaliste est garantie; ce rapport de dépendance absolue, qu'en Europe l'économiste menteur travestit en le décorant emphatiquement du nom de libre contrat entre deux marchands également indépendants, l'un aliénant la marchandise capital, l'autre la marchandise travail, est perpétué. Mais dans les colonies cette douce erreur s'évanouit. Le chiffre absolu de la population ouvrière y croît beaucoup plus rapidement que dans la métropole, attendu que nombre de travailleurs y viennent au monde tout faits, et cependant le marché du travail est toujours insuffisamment garni. La loi de l'offre et la demande est à vau-l'eau. D'une part, le vieux monde importe sans cesse des capitaux avides d'exploitation et âpres à l'abstinence, et, d'autre part, la reproduction régulière des salariés se brise contre des écueils fatals. Et combien il s'en faut, à plus forte raison, que, proportionnellement à l'accumulation du capital, il se produise un surnumérariat de travailleurs ! Tel salarié d'aujourd'hui devient demain artisan ou cultivateur indépendant. Il disparaît du marché du travail, mais non pour reparaître au workhouse. Cette métamorphose incessante de salariés en producteurs libres travaillant pour leur propre compte et non pour celui du capital, et s'enrichissant au lieu d'enrichir M. le capitaliste, réagit d'une manière funeste sur l'état du marché et partant sur le taux du salaire. Non seulement le degré d'exploitation reste outrageusement bas, mais le salarié perd encore, avec la dépendance réelle, tout sentiment de sujétion vis-à-vis du capitaliste. De là tous les inconvénients dont notre excellent Wakefield nous fait la peinture avec autant d'émotion que d'éloquence.
" L'offre de travail salarié, dit-il, n'est ni constante, ni régulière, ni suffisante. Elle est toujours non seulement trop faible, mais encore incertaine95... Bien que le produit à partager entre le capitaliste et le travailleur soit considérable, celui-ci en prend une portion si large qu'il devient bientôt capitaliste... Par contre, il n'y en a qu'un petit nombre qui puissent accumuler de grandes richesses, lors même que la durée de leur vie dépasse de beaucoup la moyenne96. " Les travailleurs ne permettent absolument point au capitaliste de renoncer au payement de la plus grande partie de leur travail. Et lors même qu'il a l'excellente idée d'importer d'Europe avec son propre capital ses propres salariés, cela ne lui sert de rien. " Ils cessent bientôt d'être des salariés pour devenir des paysans indépendants, ou même pour faire concurrence à leurs anciens patrons en leur enlevant sur le marché les bras qui viennent s'offrir97. " Peut-on s'imaginer rien de plus révoltant ? Le brave capitaliste a importé d'Europe, au prix de son cher argent, ses propres concurrents en chair et en os ! C'est donc la fin du monde ! Rien d'étonnant que Wakefield se plaigne du manque de discipline chez les ouvriers des colonies et de l'absence du sentiment de dépendance. " Dans les colonies, dit son disciple Merivale, l'élévation des salaires a porté jusqu'à la passion le désir d'un travail moins cher et plus soumis, d'une classe à laquelle le capitaliste puisse dicter les conditions au lieu de se les voir imposer, par elle... Dans les pays de vieille civilisation, le travailleur est, quoique libre, dépendant du capitaliste en vertu d'une loi naturelle (!); dans les colonies cette dépendance doit être créée par des moyens artificiels98. "
Quel est donc dans les colonies le résultat du système régnant de propriété privée, fondée sur le travail propre de chacun, au lieu de l'être sur l'exploitation du travail d'autrui ? " Un système barbare qui disperse les producteurs et morcelle la richesse nationale99. " L'éparpillement des moyens de production entre les mains d'innombrables producteurs-propriétaires travaillant à leur compte, anéantit, en même temps que la concentration capitaliste, la base capitaliste de toute espèce de travail combiné.
Toutes les entreprises de longue haleine, qui embrassent des années et nécessitent des avances considérables de capital fixe, deviennent problématiques. En Europe, le capital n'hésite pas un instant en pareil cas, car la classe ouvrière est son appartenance vivante, toujours disponible et toujours surabondante. Dans les pays coloniaux... mais Wakefield nous raconte à ce propos une anecdote touchante. Il s'entretenait avec quelques capitalistes du Canada et de l'État de New-York, où les flots de l'émigration restent souvent stagnants et déposent un sédiment de travailleurs. " Notre capital, soupire un des personnages du mélodrame, notre capital était déjà prêt pour bien des opérations dont l'exécution exigeait une grande période de temps : mais le moyen de rien entreprendre avec des ouvriers qui, nous le savons, nous auraient bientôt tourné le dos ! Si nous avions été certains de pouvoir fixer ces émigrants, nous les aurions avec joie engagés sur-le-champ, et à des prix élevés. Et malgré la certitude où nous étions de les perdre, nous les aurions cependant embauchés, si nous avions pu compter sur des remplaçants au fur et à mesure de nos besoins100. "
Après avoir fait pompeusement ressortir le contraste de l'agriculture capitaliste anglaise à " travail combiné " avec l'exploitation parcellaire des paysans américains, Wakefield laisse voir malgré lui le revers de la médaille. Il nous dépeint la masse du peuple américain comme indépendante, aisée, entreprenante et comparativement cultivée, tandis que " l'ouvrier agricole anglais est un misérable en haillons, un pauper... Dans quel pays, excepté l'Amérique du Nord et quelques colonies nouvelles, les salaires du travail libre employé à l'agriculture dépassent-iIs tant soit peu les moyens de subsistance absolument indispensables au travailleur ?... En Angleterre, les chevaux de labour, qui constituent pour leurs maîtres une propriété de beaucoup de valeur, sont assurément beaucoup mieux nourris que les ouvriers ruraux101. " Mais, never mind102 ! Encore une fois, richesse de la nation et misère du peuple, c'est, par la nature des choses, inséparable.
Et maintenant, quel remède à cette gangrène anticapitaliste des colonies ? Si l'on voulait convertir à la fois toute la terre coloniale de propriété publique en propriété privée, on détruirait, il est vrai, le mal à sa racine, mais aussi, du même coup, - la colonie. Tout l'art consiste à faire d'une pierre deux coups. Le gouvernement doit donc vendre cette terre vierge à un prix artificiel, officiellement fixé par lui, sans nul égard à la loi de l'offre et la demande. L'immigrant sera ainsi forcé de travailler comme salarié assez longtemps, jusqu'à ce qu'il parvienne à gagner assez d'argent pour être à même d'acheter un champ et de devenir cultivateur indépendant103. Les fonds réalisés par la vente des terres à un prix presque prohibitif pour le travailleur immigrant, ces fonds qu'on prélève sur le salaire en dépit de la loi sacrée de l'offre et la demande, seront, à mesure qu'ils s'accroissent, employés par le gouvernement à importer des gueux d'Europe dans les colonies, afin que monsieur le capitaliste y trouve le marché de travail toujours copieusement garni de bras. Dès lors, tout sera pour le mieux dans la meilleure des colonies possibles. Voilà le grand secret de la " colonisation systématique " !
Wakefield s'écrie triomphalement : " Avec ce plan l'offre du travail sera nécessairement constante et régulière - premièrement, en effet, aucun travailleur n'étant capable de se procurer de la terre avant d'avoir travaillé pour de l'argent, tous les émigrants, par cela même qu'ils travailleront comme salariés en groupes combinés, vont produire à leur patron un capital qui le mettra en état d'employer encore plus de travailleurs; secondement, tous ceux qui changent leur condition de salariés en celle de paysans doivent fournir du même coup, par l'achat des terres publiques, un fonds additionnel destiné à l'importation de nouveaux travailleurs dans les colonies104. "
Le prix de sol octroyé par l'État devra naturellement être suffisant (sufficient price), c'est-à-dire assez élevé " pour empêcher les travailleurs de devenir des paysans indépendants, avant que d'autres soient venus prendre leur place au marché du travail105. " Ce " prix suffisant du sol " n'est donc après tout qu'un euphémisme, qui dissimule la rançon payée par le travailleur au capitaliste pour obtenir licence de se retirer du marché du travail et de s'en aller à la campagne. Il lui faut d'abord produire du capital à son gracieux patron, afin que celui-ci puisse exploiter plus de travailleurs, et puis il lui faut fournir sur le marché un remplaçant, expédié à ses frais par le gouvernement à ce haut et puissant seigneur.
Un fait vraiment caractéristique, c'est que pendant nombre d'années le gouvernement anglais mit en pratique cette méthode d'accumulation primitive recommandée par Wakefield à l'usage spécial des colonies. Le fiasco fut aussi complet et aussi honteux que celui du Bank Act106 de Sir Robert Peel. Le courant de l'émigration se détourna tout bonnement des colonies anglaises vers les États-Unis. Depuis lors, le progrès de la production capitaliste en Europe, accompagné qu'il est d'une pression gouvernementale toujours croissante, a rendu superflue la panacée de Wakefield. D'une part, le courant humain qui se précipite tous les ans, immense et continu, vers l'Amérique, laisse des dépôts stagnants dans l'est des États-Unis, la vague d'émigration partie d'Europe y jetant sur le marché de travail plus d'hommes que la seconde vague d'émigration n'en peut emporter vers le Far West. D'autre part, la guerre civile américaine a entraîné à sa suite une énorme dette nationale, l'exaction fiscale, la naissance de la plus vile aristocratie financière, l'inféodation d'une grande partie des terres publiques à des sociétés de spéculateurs, exploitant les chemins de fer, les mines, etc., en un mot, la centralisation la plus rapide du capital. La grande République a donc cessé d'être la terre promise des travailleurs émigrants. La production capitaliste y marche à pas de géant, surtout dans les États de l'Est, quoique l'abaissement des salaires et la servitude des ouvriers soient loin encore d'y avoir atteint le niveau normal européen.
Les donations de terres coloniales en friche, si largement prodiguées par le gouvernement anglais à des aristocrates et à des capitalistes, ont été hautement dénoncées par Wakefield lui-même. Jointes au flot incessant des chercheurs d'or et à la concurrence que l'importation des marchandises anglaises fait au moindre artisan colonial, elles ont doté l'Australie d'une surpopulation relative, beaucoup moins consolidée qu'en Europe, mais assez considérable pour qu'à certaines périodes, chaque paquebot apporte la fâcheuse nouvelle d'un encombrement du marché de travail australien (glut ol the Australian labour market) et que la prostitution s'y étale en certains endroits aussi florissante que sur le Hay-market de Londres107.
Mais ce qui nous occupe ici, ce n'est pas la situation actuelle des colonies, c'est le secret que l'économie politique de l'ancien monde a découvert dans le nouveau, et naïvement trahi par ses élucubrations sur les colonies. Le voici : le mode de production et d'accumulation capitaliste et partant la propriété privée capitaliste, présuppose l'anéantissement de la propriété privée fondée sur le travail personnel; sa base, c'est l'expropriation du travailleur.
1 Gœthe, irrité de ces billevesées, les raille dans le dialogue suivant :
" Le maître d'école : Dis-moi donc d'où la fortune de ton père lui est venue ?
L'enfant : Du grand-père.
Le maître d'école : Et à celui-ci?
L'enfant : Du bisaïeul.
Le maître d'école : Et à ce dernier ?
L'enfant : Il l'a prise. "
2 En Italie, où la production capitaliste s'est développée plus tôt qu'ailleurs, le féodalisme a également disparu plus tôt. Les serfs y furent donc émancipés de fait avant d'avoir eu le temps de n'assurer d'anciens droite de prescription sur les terres qu'ils possédaient. Une bonne partie de ces prolétaires, libres et légers comme l'air, affluaient aux villes, léguées pour la plupart par l'Empire romain et que les seigneurs avaient de bonne heure préférées comme lieux de séjour. Quand les grande changements survenus vers la fin du XV° siècle dans le marché universel dépouillèrent l'Italie septentrionale de sa suprématie commerciale et amenèrent le déclin de ses manufactures, il se produisit un mouvement en sens contraire. Les ouvriers des villes furent en masse refoulés dans les campagnes, où dès lors la petite culture, exécutée à la façon du jardinage, prit un essor sans précédent.
3 Jusque vers la fin du XVII° siècle, plus des 4/5 du peuple anglais étaient encore agricoles. V. Macaulay : The History of England, Lond., 1858, vol. I, p. 413. Je cite ici Macaulay parce qu'en sa qualité de falsificateur systématique, il taille et rogne à sa fantaisie les faits de ce genre.
4 Mirabeau publia son livre : De la Monarchie prussienne, Londres, 1778, t. II, p. 125-126.
5 L'édition originale des Chroniques de Holinshed a été publiée en 1577, en deux volumes. C'est un livre rare; l'exemplaire qui se trouve au British Museum est défectueux. Son titre est : The firste volume of the Chronicles of England, Scoltande, and Irelande, etc. Faithfully gathered and set forth, by Raphael Holinshed, at London, imprinted for John Harrison. Même titre pour . The Laste volume. La deuxième édition en trois volumes, augmentée et continuée jusqu'à 1586, fut publiée par J. Hooker, etc., en 1587.
6 Dans son Utopie, Thomas More parle de l'étrange pays " où les moutons mangent les hommes ".
7 Bacon fait très bien ressortir comment l'existence d'une paysannerie libre et aisée est la condition d'une bonne infanterie : " Il était, dit-il, d'une merveilleuse importance pour la puissance et la force virile du royaume d'avoir des fermes assez considérables pour entretenir dans l'aisance des hommes solides et habiles, et pour fixer une grande partie du sol dans la possession de la yeomanry ou de gens d'une condition intermédiaire entre les nobles et les cottagers et valets de ferme... C'est en effet l'opinion générale des hommes de guerre les plus compétents... que la force principale d'une armée réside dans l'infanterie ou gens de pied. Mais, pour former une bonne infanterie, il faut des gens qui n'aient pas été élevée dans une condition servile ou nécessiteuse, mais dans la liberté et une certaine aisance. Si donc un État brille surtout par ses gentilshommes et beaux messieurs, tandis que les cultivateurs et laboureurs restent simples journaliers et valets de ferme, où bien cottagers, c'est-à-dire mendiants domiciliés, il sera possible d'avoir une bonne cavalerie, mais jamais des corps de fantassins solides... C'est ce que l'on voit en France et en Italie et dans d'autres pays, où il n'y a en réalité que des nobles et des paysans misérables... à tel point que ces pays sont forcés d'employer pour leurs bataillons d'infanterie des bandes de mercenaires suisses et autres. De là vient qu'ils ont beaucoup d'habitants et peu de soldats. " (The Reign of Henry VII, etc. Verbatim Reprint from Kennet's England, éd. 1719, Lond., 1870, p. 308.)
8 Dr Hunter, Public Health, 7th Report, London 1865, p. 134. " La quantité de terrain assignée (par les anciennes lois) serait aujourd'hui jugée trop grande pour des travailleurs, et tendant plutôt à les convertir en petits fermiers. " (George Roberts : The social History of the People of the Southern Counties of England in past Centuries. Lond., 1856, p. 184, 185.)
9 " Le droit du pauvre à avoir sa part des dîmes est établi par la teneur des anciens statuts. " (Tuckett, l. c., vol. II, p. 804, 805.)
10 Il y a partout des pauvres. (N. R.)
11 William Cobbet : A History of the protestant reformation. §. 471.
12 R. Blakey : The History of political literature front the earliest times; Lond., 1855, vol. Il, p. 84, 85. - En Écosse, l'abolition du servage a eu lieu quelques siècles plus tard qu'en Angleterre. Encore en 1698, Fletcher de Salhoun fit à la Chambre des Communes d'Écosse cette déclaration : " On estime qu'en Écosse le nombre des mendiants n'est pas au-dessous de deux cent mille. Le seul remède que moi, républicain par principe, je connaisse à cette situation, c'est de rétablir l'ancienne condition du servage et de faire autant d'esclaves de tous ceux qui sont incapables de pourvoir à leur subsistance. " De même Eden, l. c., vol. I, ch. I : " Le paupérisme date du jour où l'ouvrier agricole a été libre... Les manufactures et le commerce, voilà les vrais parents qui ont engendré notre paupérisme national. " Eden, de même que notre Écossais républicain par principe, se trompe sur ce seul point : ce n'est pas l'abolition du servage, mais l'abolition du droit au sol, qu'il accordait aux cultivateurs, qui en a fait des prolétaires, et en dernier lieu des paupers. - En France, où l'expropriation s'est accomplie d'une autre manière, l'ordonnance de Moulins en 1571 et l'édit de 1656 correspondent aux lois des pauvres de l'Angleterre.
13 Il n'est pas jusqu'à M. Rogers, ancien professeur d'économie politique à l'Université d'Oxford, siège de l'orthodoxie protestante, qui ne relève dans la préface de son Histoire de l'agriculture le fait que le paupérisme anglais provient de la Réforme.
14 A letter to sir T. C. Banbury, Brt : On the High Price of Provisions, by a Suffolk gentleman, Ipswich, 1795, p. 4. L'avocat fanatique du système des grandes fermes, l'auteur de l'Inquiry into the Connection of large farms, etc., Lond., 1773, dit lui-même, p. 133 : " Je suis profondément affligé de la disparition de notre yeomanry, de cette classe d'hommes qui a en réalité maintenu l'indépendance de notre nation; je suis attristé de voir leurs terres à présent entre les mains de lords monopoleurs et de petits fermiers, tenant leurs baux à de telles conditions qu'ils ne sont guère mieux que des vassaux toujours prêts à se rendre à première sommation dès qu'il y a quelque mal à faire. "
15 De la morale privée de ce héros bourgeois on peut juger par l'extrait suivant : " Les grandes concessions de terres faites en Irlande à lady Orknev en 1695 sont une marque publique de l'affection du roi et de l'influence de la dame... Les bons et loyaux services de Lady Orkney paraissent avoir été fœda laborium ministeria. " Voy. la Sloane manuscript collection, au British Museum, n° 4224; le manuscrit est intitulé : The character and behaviour of king William Sunderland, etc., as represented in original Letters to the Duke of Shrewsbury, from Somers Halilax, Oxford, secretary Vernon, etc. Il est plein de faits curieux.
16 " L'aliénation illégale des biens de la couronne, soit par vente, soit par donation, forme un chapitre scandaleux de l'histoire anglaise... une fraude gigantesque commise sur la nation (gigantic fraud on the nation). " (F. W. NEWMAN : Lectures on political econ., Lond., 1851, p. 129, 130.)
17 Qu'on lise, par exemple, le pamphlet d'Edmond Burke sur la maison ducale de Bedford, dont le rejeton est lord John Russel : The tomtit of liberalism.
18 " Les fermiers défendirent aux cottagers de nourrir, en dehors d'eux-mêmes, aucune créature vivante, bétail, volaille, etc., sous le prétexte que s'ils avaient du bétail ou de la volaille, ils voleraient dans les granges du fermier de quoi les nourrir. Si vous voulez que les cottagers restent laborieux, dirent-ils, maintenez-les dans la pauvreté. Le fait réel, c'est que les fermiers s'arrogent ainsi tout droit sur les terrains communaux et en font ce que bon leur semble. " (A Political Enquiry into the consequences of enclosing waste Lands, Lond., 1785, p. 75.)
19 Eden, l. c., Préface. - Les lois sur la clôture des communaux ne se font qu'en détail de sorte que sur la pétition de certains landlords, la Chambre des Communes vote un bill sanctionnant la clôture en tel endroit.
20 Capital-farms. (Two Letters on the Flour Trade and the Dearness of Corn, by a Person in business. Londres, 1767, p. 19, 20.)
21 Merchant-farms. (An Inquiry into the present High Prices of Provisions, Lond., 1767, p. 11, nota.) Cet excellent écrit a pour auteur le Rév. Nathaniel Forster.
22 Thomas Wright : A short address to the public on the monopoly of large farms, 1779, p. 2, 3.
23 Rev. Addington : Inquiry into the Reasons for and against enclosing open fields; Lond. 1772, p. 37-43, passim
24 Dr R. Price, l. c., 60 id, London 1805, t. II, p. 155. Qu'on lise Forster, Addington, Kent, Price et James Anderson, et que l'on compare le misérable bavardage du sycophante Mac Culloch dans son catalogue : The Litterature of Political Economy, Lond., 1845.
25 L. c., p. 147.
26 L. c., p. 159. On se rappelle les conflits de l'ancienne Rome. " Les riches s'étaient emparés de la plus grande partie des terres indivises. Les circonstances d'alors leur inspirèrent la confiance qu'on ne les leur reprendrait plus, et ils s'approprièrent les parcelles voisines appartenant aux pauvres, partie en les achetant avec acquiescement de ceux-ci, partie par voies de fait, en sorte qu'au lieu de champs isolée, ils n'eurent plus à faire cultiver que de vastes domaines. A la culture et à l'élevage du bétail, ils employèrent des esclaves, parce que les hommes libres pouvaient en cas de guerre être enlevés au travail par la conscription. La possession d'esclaves leur était d'autant plus profitable que ceux-ci, grâce à l'immunité du service militaire, étaient à même de se multiplier tranquillement et qu'ils faisaient en effet une masse d'enfants. C'est ainsi que les puissants attirèrent à eux toute la richesse, et tout le pays fourmilla d'esclaves. Les Italiens, au contraire, devinrent de jour en jour moins nombreux, décimée qu'ils étaient par la pauvreté, les impôts et le service militaire. Et même lorsque arrivaient des temps de paix, ils se trouvaient condamnés à une inactivité complète, parce que les riches étaient en possession du sol et employaient à l'agriculture des esclaves au lieu d'hommes libres. " (Appien : la Guerres civiles romaines, I, 7.) Ce passage se rapporte à l'époque qui précède la loi licinienne. Le service militaire, qui a tant accéléré la ruine du plébéien romain, fut aussi le moyen principal dont se servit Charlemagne pour réduire à la condition de serfs les paysans libres d'Allemagne.
27 An Inquiry into the Connection between the present Prices of Provisions and the size of Farms, p. 124, 129. Un écrivain contemporain constate les mêmes faits, mais avec une tendance opposée : " Des travailleurs sont chassés de leurs cottages et forcés d'aller chercher de l'emploi dans les villes, mais alors on obtient un plus fort produit net, et par là même le capital est augmenté. " (The Perils of the Nation, 2° éd. Lond., 1843, p. 14.)
28 F. W. Newman, Lectures on polit. Economy. London, 1851, p. 132.
29 James Anderson : Observations on the means of exciting a spirit of national Industry, etc., Edimburgh, 1777.
30 L. c., t. I, ch. XVI.
31 En 1860, des gens violemment expropriés furent transportés au Canada sous de fausses promesses. Quelques-uns s'enfuirent dans les montagnes et dans les îles voisines. Poursuivis par des agents de police, ils en vinrent aux mains avec eux et finirent par leur échapper.
32 David Buchanan : Observations on, etc., A. Smith's Wealth of Nations, Edimb., 1814, t. IV, p. 144.
33 George Ensor : An Inquiry concerning the Population of Nations, Lond., 1818, p. 215, 216.
34 Lorsque Mme Beecher Stowe, l'auteur de la Case de l'oncle Tom, fut reçue à Londres avec une véritable magnificence par l'actuelle duchesse de Sutherland, heureuse de cette occasion d'exhaler sa haine contre la République américaine et d'étaler son amour pour les esclaves noirs, - amour qu'elle savait prudemment suspendre plus tard, au temps de la guerre du Sud, quand tout cœur de noble battait en Angleterre pour les esclavagistes, je pris la liberté de raconter dans la New-York Tribune [Edition du 9 février 1853. Article intitulé : The Duchess of Sutherland and Slavery. (N. R.)] l'histoire des esclaves sutherlandais. Cette esquisse (Carey l'a partiellement reproduite dans son Slave Trade, Domatic and Foreign... Philadelphie, 1853, p. 202, 203) fut réimprimée par un journal écossais. De là une polémique agréable entre celui-ci et les sycophantes des Sutherland.
35 On trouve des détails intéressants sur ce commerce de poissons dans le Portfolio de M. David Urquhart, New Series. - Nassau W. Senior, dans son ouvrage posthume déjà cité, signale l'exécution des Gaëls dans le Sutherlandshire comme un des clearings les plus bienfaisants que l'on ait vu de mémoire d'homme.
36 Il faut remarquer que les " deer forests " de la haute Écosse ne contiennent pas d'arbres. Après avoir éloigné les moutons des montagnes, on y pousse les daims et les cerfs, et l'on nomme cela une " deer forest ". Ainsi pas même de culture forestière !
Deer forests : mot à mot : forêts de cerfs. En d'autres termes . forêts réservées à la chasse. (N. R.)
37 Et la bourse de l'amateur anglais est longue ! Ce ne sont pas seulement des membres de l'aristocratie qui louent ces chasses, mais le premier parvenu enrichi ne croit un M'Callum More lorsqu'il peut vous donner à entendre qu'il a son " lodge " dans les highlands.
38 Robert Somers : Letters from the Highlands or the Famine of 1847, Lond., 1848, p. 12-28, passim.
39 En Allemagne, c'est surtout après la guerre de Trente ans que les propriétaires nobles se mirent à exproprier leurs paysans de vive force. Ce procédé, qui provoqua plus d'une révolte (dont une des dernières éclata encore en 1790 dans la Hesse-Electorale), infestait principalement l'Allemagne orientale. Dans la plupart des provinces de la Prusse proprement dite, Frédéric Il fut le premier à protéger les paysans contre ces entreprises. Après la conquête de la Silésie, il força les propriétaires fonciers à rétablir les huttes, les granges qu'ils avaient démolies et à fournir aux paysans le bétail et l'outillage agricole. Il avait besoin de soldats pour son armée, et de contribuables pour son trésor. Du reste, il ne faut pas s'imaginer que les paysans menèrent une vie agréable sous son régime, mélange de despotisme militaire, de bureaucratie, de féodalisme et d'exaction financière. Qu'on lise, par exemple, le passage suivant, emprunté à son admirateur, le grand Mirabeau : " Le lin, dit-il, fait donc une des grandes richesses du cultivateur dans le nord de l'Allemagne. Malheureusement pour l'espèce humaine, ce n'est qu'une ressource contre la misère, et non un moyen de bien-être. Les impôts directs, les corvées, les servitudes de tout genre, écrasent le cultivateur allemand, qui paie encore les impôts indirecte dans tout ce qu'il achète... et, pour comble de ruine, il n'ose pas vendre ses productions où et comme il le veut il n'ose pas acheter ce dont il a besoin aux marchands qui pourraient le lui livrer au meilleur prix. Toutes ces causes le minent insensiblement, et il se trouverait hors d'état de payer les impôts directs à l'échéance, sans la filerie; elle lui offre une ressource, en occupant utilement sa femme, ses enfants, ses servantes, ses valets, et lui-même mais quelle pénible vie, même aidée de ce secours !
En été, il travaille comme un forçat au labourage et à la récolte; il se couche à neuf heures et se lève à deux, pour suffire aux travaux; en hiver, il devrait réparer ses forces par un plus grand repos; mais il manquera de grains pour le pain et pour les semailles, s'il se défait des denrées qu'il faudrait vendre pour payer les impôts. Il faut donc filer pour suppléer à ce vide; et comme la nature de la chose rend ce travail peu lucratif, il y faut apporter la plus grande assiduité. Aussi le paysan se couche-t-il en hiver à minuit, une heure, et se lève à cinq ou six; ou bien il se couche à neuf, et se lève à deux, et cela tous les jours de sa vie, si ce n'est le dimanche. Ces excès de veille et de travail usent la nature humaine, et de là vient qu'hommes et femmes vieillissent beaucoup plus tôt dans les campagnes que dans les villes. " (Mirabeau : De la Monarchie prussienne, Londres, éd. 1788, t. III, p. 212 et suiv.)
40 Hollingshed : Description of England, Londres, 1578, vol. 1, p. 186.
41 S pour " slave " : esclave (N.R.)
42 Sous le règne d'Édouard VI, remarque un champion des capitalistes, l'auteur de An Essay on Trade and Commerce, 1770, les Anglais semblent avoir pris à cœur l'encouragement des manufactures et l'occupation des pauvres, comme le prouve un statut remarquable où il est dit que tous les vagabonds doivent être marqués du fer rouge, etc. - (L. c., p. 5.)
43 John Strype M. A. " Annals of the Reformation and Establishment of Religion, and other various occurences in the Church of England during Queen Etisabeth's Happy Reign. ", 2° éd., 1725, t. Il. La seconde édition de 1725 fut encore publiée par l'auteur lui-même.
44 R pour " rogue " : voyou (N.R.)
45 " Toutes les fois que la législature essaie de régler les démêlés entre les maîtres et les ouvriers, ce sont toujours les maîtres qu'elle consulte. " (A. Smith, l. c., trad. Garnier, t. 1, p. 296.) " L'Esprit des Lois, c'est la propriété ", dit Linguet.
46 Statut des travailleurs. (N. R.)
47 Sophisms of Free Trade, by a Barister, Lond., 1850, p. 235 et 236. " La législation était toujours prête, ajoute-t-il, à interposer son autorité au profit des patrons; est-elle impuissante dès qu'il s'agit de l'ouvrier ? "
Barister veut dire avocat. (N.R.)
48 On voit par une clause du statut 2, de Jacques I°, c. 6, que certains fabricants de drap prirent sur eux, en leur qualité de juges de paix, de dicter dans leurs propres ateliers un tarif officiel du salaire. - En Allemagne, les statuts ayant pour but de maintenir le salaire aussi bas que possible se multiplient après la guerre de Trente ans. " Sur le sol dépeuplé les propriétaires souffraient beaucoup du manque de domestiques et de travailleurs. Il fut interdit à tous les habitants des villages de louer des chambres à des hommes ou à des femmes célibataires. Tout individu de cette catégorie qui ne voulait pas faire l'office de domestique devait être signalé à l'autorité et jeté en prison, alors même qu'il avait une autre occupation pour vivre, comme de travailler à la journée pour les paysans ou même d'acheter ou de vendre des grains. (Privilèges impériaux et sanctions pour la Silésie, 1, 125.) Pendant tout un siècle les ordonnances de tous les petits princes allemande fourmillent de plaintes amères contre la canaille impertinente qui ne veut pas se soumettre aux dures conditions qu'on lui fait ni se contenter du salaire légal. Il est défendu à chaque propriétaire isolément de dépasser le tarif établi par les États du territoire. Et avec tout cela les conditions du service étaient parfois meilleures après la guerre qu'elles ne le furent un siècle après. " En 1652, les domestiques avaient encore de la viande deux fois par semaine en Silésie; dans notre siècle, il s'y est trouvé des districts où ils n'en ont eu que trois fois par an. Le salaire aussi était après la guerre plus élevé que dans les siècles suivants. " (G. Freitag.)
49 Décret pour amender la loi criminelle sur la violence, les menaces et la molestation. (N. R.)
50 L'article 1 de cette loi est ainsi conçu : " L'anéantissement de toute espèce de corporations des citoyens du même état et profession étant l'une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit. " L'article 4 déclare : " Si des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers prenaient des délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n'accorder qu'à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, les dites délibérations et conventions sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des droits de l'homme, etc. ", c'est-à-dire félonies, comme dans les anciens statuts. (Révolution de Paris, Paris, 1791, 3t. III, p. 253.)
51 Révolutions de France, etc., n° LXXVII.
52 Buchez et Roux : Histoire parlementaire de la Révolution française, X, p. 193-95, passim (édit. 1834).
53 " Les fermiers, dit Harrison dans sa Description de l'Angleterre (l. c.), qui autrefois ne payaient que difficilement quatre livres sterling de rente, en paient aujourd'hui quarante, cinquante, cent, et croient avoir fait de mauvaises affaires si, à l'expiration de leur bail, ils n'ont pas mis de côté une somme équivalent au total de la rente foncière acquittée par eux pendant six ou sept ans.
54 L'influence que la dépréciation de l'argent exerça au XVI° siècle sur diverses classes de la société a été très bien exposée par un écrivain de cette époque dans : A Compendious or briefe Examination of Certayne Ordinary Complainte of Diverse of our Countrymen in these our Days; by W. S. Gentleman (London, 1581). La forme dialoguée de cet écrit contribua longtemps à le faire attribuer à Shakespeare, si bien qu'en 1751, il fut encore édité sous son nom. Il a pour auteur William Stafford. Dans un passage le chevalier (knight) raisonne comme suit :
Le Chevalier : " Vous, mon voisin le laboureur, vous, maître mercier, et vous, brave chaudronnier, vous pouvez vous tirer d'affaire ainsi que les autres artisans. Car, si toutes choses sont plus chères qu'autrefois, vous élevez d'autant le prix de vos marchandises et de votre travail. Mais nous, nous n'avons rien à vendre sur quoi nous puissions nous rattraper de ce que nous avons à acheter. " Ailleurs le chevalier interroge le docteur : " Quels sont, je vous prie, les gens que vous avez en vue, et d'abord ceux qui, selon vous, n'ont ici rien à perdre ? " - Le docteur : " J'ai en vue tous ceux qui vivent d'achat et de vente, car, s'ils achètent cher, ils vendent en conséquence. " - Le Chevalier : " Et quels sont surtout ceux qui, d'après vous, doivent gagner ? " - Le docteur : " Tous ceux qui ont des entreprises ou des fermes à ancien bail, car s'ils paient d'après le taux ancien, ils vendent d'après le nouveau, c'est-à-dire qu'ils paient leur terre bon marché et vendent toutes choses à un prix toujours plus élevé... " - Le Chevalier : " Et quels sont les gens qui, pensez-vous, auraient dans ces circonstances plus de perte que les premiers n'ont de profit ? " - Le docteur : " Tous les nobles, gentilshommes, et tous ceux qui vivent soit d'une petite rente, soit de salaires, ou qui ne cultivent pas le soi, ou qui n'ont pas pour métier d'acheter et de vendre. "
55 Entre le seigneur féodal et ses dépendants à tous les degrés de vassalité, il y avait un agent intermédiaire qui devint bientôt homme d'affaires, et dont la méthode d'accumulation primitive, de même que celle des hommes de finance placés entre le trésor publie et la bourse des contribuables, consistait en concussions, malversations et escroqueries de toute sorte. Ce personnage, administrateur et percepteur des droits, redevances, rentes et produits quelconques dus au seigneur, s'appela en Angleterre, Steward, en France régisseur. Ce régisseur était parfois lui-même un grand seigneur. On lit, par exemple, dans un manuscrit original publié par Monteil : " C'est le compte que messire Jacques de Thoraine, chevalier chastelain sor Bezançon rent ès seigneur, tenant les comptes à Dijon pour monseigneur le duc et conte de Bourgogne des rentes appartenant à ladite chastellenie depuis le XXV° jour de décembre MCCCLX jusqu'au XXVIII° jour de décembre MCCCLX, etc. " (Alexis Monteil : Traité des matériaux manuscrits de divers genres d'histoire, p. 234.) On remarquera que dans toutes les sphères de la vie sociale, la part du lion échoit régulièrement à l'intermédiaire. Dans le domaine économique, par exemple, financiers, gens de bourse, banquiers, négociants, marchands, etc., écrèment les affaires; en matière civile, l'avocat plume les parties sans les faire crier; en politique, le représentant l'emporte sur son commettant, le ministre sur le souverain, etc.; en religion, le médiateur éclipse Dieu pour être à son tour supplanté par les prêtres, intermédiaires obligés entre le bon pasteur et ses ouailles. - En France, de même qu'en Angleterre, les grands domaines féodaux étaient divisés en un nombre infini de parcelles, mais dans des conditions bien plus défavorables aux cultivateurs. L'origine des fermes ou terriers y remonte au XIV° siècle. Ils allèrent en s'accroissant et leur chiffre finit par dépasser cent mille. lis payaient en nature ou en argent une rente foncière variant de la douzième à la cinquième partie du produit. Les terriers, fiefs, arrière-fiefs, etc., suivant la valeur et l'étendue du domaine, ne comprenaient parfois que quelques arpents de terre. Ils possédaient tous un droit de juridiction qui était de quatre degrés. L'oppression du peuple, assujetti à tant de petits tyrans, était naturellement affreuse. D'après Monteil, il y avait alors en France cent soixante mille justices féodales, là où aujourd'hui quatre mille tribunaux ou justices de paix suffisent.
56 Dans ses Notions de philosophie naturelle, Paris, 1838.
57 Un point que sir James Steuart fait ressortir.
58 " Je permettrai, dit le capitaliste, que vous ayez l'honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que je prendrai de vous commander. " (J.-J. Rousseau : Discours sur l'économie politique.)
59 Mirabeau : De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, Londres, 1788, III, p. 20, 21, 109.
60 " Vingt livres de laine tranquillement converties en hardes de paysan par la propre industrie de la famille, pendant les moments de loisir que lui laisse le travail rural, - cela ne fait pas grand fracas : mais portez-les au marché, envoyez-les à la fabrique, de là au courtier, puis au marchand, et vous aurez de grandes opérations commerciales et un capital nominal engagé, représentant vingt fois la valeur de l'objet... La classe productive est ainsi mise à contribution afin de soutenir une misérable population de fabrique, une classe de boutiquiers parasites et un système commercial, monétaire et financier absolument fictif. " (David Urquhart, l. c., p. 120.)
61 Tuckett, l. c., vol. I, p. 144.
62 David Urquhart, l. c., p. 122. Mais voici Carey qui accuse l'Angleterre, non sans raison assurément, de vouloir convertir tous les autres pays en pays purement agricoles pour avoir seule le monopole des fabriques. Il prétend que c'est ainsi que la Turquie a été ruinée, l'Angleterre " n'ayant jamais permis aux propriétaires et cultivateurs du sol turc de se fortifier par l'alliance naturelle de la charrue et du métier, du marteau et de la herse " (The Slave Trade, etc., p. 125). D'après lui, D. Urquhart lui-même aurait été un des principaux agents de la ruine de la Turquie en y propageant dans l'intérêt anglais la doctrine du libre-échange. Le plus joli, c'est que Carey, grand admirateur du gouvernement russe, veut prévenir la séparation du travail industriel d'avec le travail agricole au moyen du système protectionniste, qui n'en fait qu'accélérer la marche.
63 Le mot " industriel " est ici employé par opposition à " agricole "; dans le sens catégorique, le fermier est tout aussi bien un capitaliste industriel que le fabricant.
64 The natural and artificial Rights of Properly contrasted. Lond., 1832, p. 98-99. L'auteur de cet écrit anonyme est Th. Hodgskin.
65 Dr John Aikin, Description from the country from thirty to forty miles round Manchester. London, 1795.
66 William Howitt : Colonisation and Christianity. A Popular History el the treatment of the natives by the Europeans in all their colonies; Lond., 1838, p. 9. Sur le traitement des esclaves, on trouve une bonne compilation chez Charles Comte. (Traité de législation, 3° édit., Bruxelles, 1837.) Il faut étudier ce sujet en détail pour voir ce que le bourgeois fait de lui-même et du travailleur, partout où il peut, sans gêne, modeler le monde à son image.
67 Thomas Stamford Raffles late Governor of Java : The History of Java and its dependencies; Lond. 1817.
68 En 1866, plus d'un million d'Hindous moururent de faim dons la seule province d'Orissa. On n'en chercha pu moins à enrichir le trésor public en vendant très cher aux gens affamés les denrées.
69 William Cobbett remarque qu'en Angleterre toutes les choses publiques s'appellent royales, mais que par compensation, il y a la dette nationale.
70 Quand, au moment le plus critique de la deuxième guerre de la Fronde, Bussy-Rabutin fait demander, pour pouvoir lever un régiment, des assignations sur " les tailles du Nivernois encore dues " et " sur le sel ", Mazarin répond : " Plût à Dieu que cela se pût, mais tout cela est destiné pour les rentes sur l'Hôtel de Ville de Paris, et il serait d'étrange conséquence de faire des levées de ces deniers-là; qu'il ne fallait point irriter les rentiers ni contre lui ni contre vous. " (Mémoires du comte de Bussy-Rabutin, Amsterdam, 1751, t. I, p. 165.)
71 " Si les Tartares inondaient aujourd'hui l'Europe, il faudrait bien des affaires pour leur faire entendre ce que c'est qu'un financier parmi nous. " (Montesquieu : Esprit des lois, t. IV, p. 33, éd. Londres, 1769.)
72 Mirabeau.
73 Eden, The State of the Poor, t. II, ch. 1, p. 421.
74 John Fielden : The Curse of the factory system, London, 1836, p. 5, 6. - Relativement aux infamies commises à l'origine des fabriques, voyez Dr Aikin (1795), Descriplion of the Country from 30 to 40 miles round Manchester, p. 219, et Gisbourne : Enquiry into the Duties of Men, 1795, vol. Il. - Dès que la machine à vapeur transplanta les fabriques des cours d'eau de la campagne au milieu des villes, le faiseur de plus-value, amateur d'" abstinence ", trouva sous la main toute une armée d'enfants sans avoir besoin de mettre des workhouses en réquisition. Lorsque sir R. Peel (père du ministre de la plausibilité) présenta en 1815 son bill sur les mesures à prendre pour protéger les enfants, F. Horner, l'ami de Ricardo, cita les faits suivants devant la Chambre des Communes : il est notoire que récemment, parmi les meubles d'un banqueroutier, une bande d'enfants de fabrique fut, si je puis me servir de cette expression, mise aux enchères et vendue comme faisant partie de l'actif ! Il y a deux ans (1813), un cas abominable se présenta devant le tribunal du Banc du Roi. Il s'agissait d'un certain nombre d'enfants. Une paroisse de Londres les avait livrés à un fabricant, qui de son côté les avait passés à un autre. Quelques amis de l'humanité les découvrirent finalement dans un état complet d'inanition. Un autre cas encore plus abominable a été porté à ma connaissance lorsque j'étais membre du comité d'enquête parlementaire. Il y a quelques années seulement, une paroisse de Londres et un fabricant conclurent un traité dans lequel il fut stipulé que par vingtaine d'enfants sains de corps et d'esprit vendus, il devrait accepter un idiot. "
75 Voy. le livre déjà cité du Dr Aikin, 1795.
76 En 1790 il y avait dans les Indes occidentales anglaises dix esclaves pour un homme libre; dans les Indes françaises quatorze pour un; dans les Indes hollandaises vingt-trois pour un. (Henry Brougham : An Inquiry into the colonial policy of the European powers, Edimb., 1803, vol. II, p. 74.)
77 Tant il était difficile. (N.R.)
78 Cette expression labouring poor se trouve dans les lois anglaises depuis le temps où la classe des salariés commence à attirer l'attention. La qualification de labouring poor est opposée d'une part à celle de idle poor, pauvre fainéant, mendiant, etc., d'autre part à celle de travailleur, possesseur de ses moyens de travail, n'étant pas encore tout à fait plumé. De la loi l'expression est passée dans l'économie politique depuis Culpeper, J. Child, etc., jusqu'à Adam Smith et Eden. On peut juger par là de la bonne foi de l'execrable political cantmonger [Exécrable hypocrite politique. (N.R.)], Edmond Burke, quand il déclare l'expression labouring poor un execrable political cant [Exécrable hypocrite politique. (N.R.)]. Ce sycophante, qui à la solde de l'oligarchie anglaise a joué le romantique contre la Révolution française, de même qu'à la solde des colonies du Nord de l'Amérique, au commencement de leurs troubles, il avait joué le libéral contre l'oligarchie anglaise, avait l'âme foncièrement bourgeoise. " Les lois du commerce, dit-il, sont les fois de la nature et conséquemment de Dieu " (E. Burke, Thoughts and Details on Scarcity. London, 1800,. p. 31, 32). Rien d'étonnant que, fidèle aux " lois de Dieu et de la nature ", il se soit toujours vendu au plus offrant enchérisseur. On trouve dans les écrits du Rev. Tucker - il était pasteur et tory, au demeurant homme honorable et bon économiste - un portrait bien réussi de cet Edmond Burke au temps de son libéralisme. A une époque comme la nôtre, où la lâcheté des caractères s'unit à la foi la plus ardente aux " lois du commerce ", c'est un devoir de stigmatiser sans relâche les gens tels que Burke, que rien ne distingue de leurs successeurs, rien, si ce n'est le talent.
79 Marie Augier : Du crédit public, Paris, 1842, p. 265.
80 " Le capital, dit la Quarterly Review, fuit le tumulte et les disputes et est timide par nature. Cela est très vrai, mais ce n'est pas pourtant toute la vérité. Le capital abhorre l'absence de profit ou un profit minime, comme la nature a horreur du vide. Que le profit soit convenable, et le capital devient courageux : 10 % d'assurés, et on peut l'employer partout; 20 %, il s'échauffe !, 50 %, il est d*une témérité folle; à 100%, il foule aux pieds toutes les lois humaines; 300 %, et il n'est pas de crime qu'il n'ose commettre, même au risque de la potence. Quand le désordre et la discorde portent profit, il les encourage tous deux, à preuve la contrebande et la traite des nègres. " (P.J. Dunning, Trade Unions and Strikes, p. 436.)
81 " Nous sommes... dans une condition tout à fait nouvelle de la société... nous tendons à séparer complètement toute espèce de propriété d'avec toute espèce de travail. " (Sismondi : Nouveaux principes de l'Econ. polit., t. Il, p. 434.)
82 " Le progrès de l'industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l'isolement des ouvriers, résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d'appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. De toutes les classes qui, à l'heure présente, s'opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique. Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu'elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices; bien plus elles sont réactionnaires. elles cherchent à faire tourner à l'envers la roue de l'histoire. " (Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, Lond., 1847 p. 9, 11.)
83 Il s'agit ici de colonies réelles, d'un sol vierge colonisé par des émigrants libres. Les États-Unis sont encore, au point de vue économique, une colonie européenne. On peut aussi du reste faire entrer dans cette catégorie les anciennes plantations dont l'abolition de l'esclavage a depuis longtemps radicalement bouleversé l'ordre imposé par les conquérants.
84 Les quelques aperçus lumineux de Wakefield avaient déjà été développés par Mirabeau père, le physiocrate, et avant lui par des économistes anglais du XVII° siècle. tels que Culpeper, Child, etc.
85 Plus tard, il devient une nécessité temporaire dans la lutte de la concurrence internationale. Mais, quels que soient ses motifs, les conséquences restent les mêmes.
86 " Un nègre est un nègre. C'est seulement dans des conditions déterminées qu'il devient esclave. Une machine à filer le coton est une machine pour filer le coton. C'est seulement dans des conditions déterminées qu'elle devient du capital. Arrachée à ces conditions, elle n'est pas plus du capital que l'or n'est par lui-même de la monnaie ou le sucre, le prix du sucre... Le capital représente, lui aussi, des rapports sociaux. Ce sont des rapports bourgeois de production, des rapports de production de la société bourgeoise. (Karl Marx : Lohnarbeit und Kapital Voy. N. Rh. Zeitung, n° 266, 7 avril 1849. [Travail salarié et Capital (N.R.)])
87 E. G. Wakefield : England and America, vol. Il, p. 33.
88 L. c., vol. I, p. 17, 18.
89 L. c., p. 81.
90 L. c., p. 43, 44.
91 L. c., vol. II, p. 5.
92 " Pour devenir élément de colonisation, la terre doit être non seulement inculte, mais encore propriété publique, convertible en propriété privée. " (L. c., vol. II, p. 125.)
93 L. c., vol. I, p. 297.
94 L. c., p. 21, 22.
95 L. c., vol. II, p. 116.
96 L. c., vol. I, p. 130, 131.
97 L. c., v. II, p. 5.
98 Merivale, l. c, v. II, p. 235, 314, passim. - Il n'est pas jusqu'à cet homme de bien, économiste vulgaire et libre-échangiste distingué, M. de Molinari, qui ne dise : " Dans les colonies où l'esclavage a été aboli sans que le travail forcé se trouvât remplacé par une quantité équivalente de travail libre, on a vu s'opérer la contre-partie du fait qui se réalise tous les jours sous nos yeux. On a vu les simples [sic] travailleurs exploiter à leur tour les entrepreneurs d'industrie, exiger d'eux des salaires hors de toute proportion avec la part légitime qui leur revenait dans le produit. Les planteurs, ne pouvant obtenir de leurs sucres un prix suffisant pour couvrir la hausse du salaire, ont été obligée de fournir l'excédent, d'abord sur leurs profits, ensuite sur leurs capitaux mêmes. Une foule de planteurs ont été ruinés de la sorte, d'autres ont fermé leurs ateliers pour échapper à une ruine imminente... Sans doute, il vaut mieux voir périr des accumulations de capitaux que des générations d'hommes [quelle générosité ! Excellent M. Molinari !]; mais ne vaudrait-il pas mieux que ni les unes ni les autres ne périssent ? " (Molinari, Études économiques, Paris, 1846, p. 51, 52.) Monsieur Molinari ! monsieur Molinari ! Et que deviennent les dix commandements, Moïse et les prophètes, la loi de l'offre et la demande, si en Europe l'entrepreneur rogne sa part légitime à l'ouvrier et dans l'Inde occidentale, l'ouvrier à l'entrepreneur ? Mais quelle est donc s'il vous plait, cette part légitime que, de votre propre aveu, le capitaliste ne paie pas en Europe ? Allons, maître Molinari, vous éprouvez une démangeaison terrible de prêter là dans les colonies où les travailleurs sont assez simples a pour exploiter le capitaliste ", un brin de secours policier à cette pauvre loi de l'offre et la demande, qui ailleurs, à votre dire, marche si bien toute seule.
99 Wakefield, l. c., v. II, p. 52.
100 L. c., p. 191, 192.
101 L. c., v. I, p. 47, 246, 247.
102 Peu importe (N.R.)
103 " C'est, ajoutez-vous, grâce à l'appropriation du sol et des capitaux que l'homme, qui n'a que ses bras, trouve de l'occupation et se fait un revenu. C'est au contraire, grâce à l'appropriation individuelle du sol qu'il se trouve des hommes n'ayant que leurs bras... Quand vous mettez un homme dans le vide, vous vous emparez de l'atmosphère. Ainsi faites-vous, quand vous vous emparez du sol. C'est le mettre dans le vide de richesse, pour ne le laisser vivre qu'à votre volonté. " (Colins, l. c., t. III, p. 267-268, 270-271, passim.)
104 Wakefield , l. c., v. II, p. 192.
105 L. c., p. 45.
106 Loi sur les banques de 1844. (N.R.)
107 Dès que l'Australie devint autonome, elle édicta naturellement des lois favorables aux colons : mais la dilapidation du sol, déjà accomplie par le gouvernement anglais, lui barre le chemin. " Le premier et principal objet que vise le nouveau Land Act (loi sur la terre) de 1862, c'est de créer des facilités pour l'établissement de la population. " (The land law of Victoria by the Hon. G. Duffy, Minister of Public Lands. Lond., 1862.)
K . Marx : Le Capital (Livre I - Section VIII)
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Karl Marx (1867)
Un chapitre inédit du
Capital
Premier livre
Le procès de production du capital
Sixième chapitre(Traduit de l'Allemand et présenté par Roger Dangeville)
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmtDans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.htmlUne collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Karl Marx (1813-1883)Un chapitre inédit du Capital (1867)
(Premier livre : Le procès de production du capital. Sixième chapitre)
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Karl Marx (1867), Un chapitre inédit du capital. Traduction de l'Allemand et présentation de Roger Dangeville. Paris : Union générale d'Éditions, 1971, 320 pages. Collection Le Monde en 10-18, nos 532-533.
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Table des matières
Présentation (Partie supprimée à cause des droits d'auteur)
i Le plus terrible missile
ii Hommage à Lénine
iii Petite chronique
iv Transition et synthèse
v Les marchandises capitalistes
vi Rapports entre les éléments constitutifs de la marchandise-capital
vii La production capitaliste comme création de plus-value
viii Procès de travail capitaliste comme valeur d'usage
ix Procès de circulation et procès de valeur d'échange
x Fonction du capitaliste
xi Soumission formelle du travail au capital
xii Travail productif et improductif
xiii Produit brut et produit net
xiv La mystification du capital
xv Le capital produit et reproduit l'ensemble des rapports capitalistes
Chapitre VI. Résultats du procès de production immédiat 1
Résultats du procès de production immédiat
I Les marchandises comme produit du capital
[A. Caractéristiques générales]
[B. Rapports entre les éléments constitutifs de la marchandise-capital]
[C. Détermination du prix de la marchandise-capital]II La production capitaliste comme production de plus-value
[A. Effet de la valeur d'usage sur le procès de production]
[B. Effet de la valeur d'échange sur le procès de production]
[C. Facteurs objectifs du procès de travail et de valorisation]
[D. Unité du procès de travail et du procès de valorisation]
[E. Les produits du procès de production capitaliste]
[F. Procès de circulation et procès de production][a) Vente et achat de la force de travail sur le marché]
[b) La force de travail dans le procès de production immédiat]
[c) Le procès de production comme procès d'auto-valorisation du capital][G. Les deux phases historiques du développement de la production capitaliste]
[a) Soumission formelle du travail au capital]
[b) Soumission réelle du travail au capital, ou le mode de production spécifiquement capitaliste]
[c) Remarques complémentaires sur la soumission formelle du travail au capital]
[d) Soumission réelle du travail au capital][H. Travail productif et improductif]
[a) Formes de transition et services]
[b) Définitions du travail productif][I. Produit brut et produit net]
[J. Mystification du capital, etc.]
III La production capitaliste est production et reproduction du rapport de production spécifiquement capitaliste
Résultat du procès de production immédiat
Texte de transition
Pages éparses
[Vente de la force de travail et syndicats]
[Différence de centralisation des moyens de production dans les divers pays]
[Irlande. Émigration]
[Expropriation et dépopulation en Allemagne orientale au XVIIIe siècle]
[Propriété et capital]
[Les mineurs]
Index bibliographique
PRÉSENTATION
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(Partie supprimée à cause des droits d'auteur)
i. Le plus terrible missile
ii. Hommage à Lénine
iii. Petite chronique
iv. Transition et synthèse
v. Les marchandises capitalistes
vi. Rapports entre les éléments constitutifs de la marchandise-capital
vii. La production capitaliste comme création de plus-value
viii. Procès de travail capitaliste comme valeur d'usage
ix. Procès de circulation et procès de valeur d'échange
x. Fonctions du capitaliste
xi. Soumission formelle du travail au capital
xii. Travail productif et improductif
xiii. Produit brut et produit net
xiv. La mystification du capital
xv. Le capital produit et reproduit l'ensemble des rapports capitalistes
LE CAPITAL
Premier livre
Le Procès de Production du Capital
SIXIÈME CHAPITRE
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RÉSULTATS DU PROCÈS DE PRODUCTION IMMÉDIAT
Dans ce chapitre, nous examinerons trois points: 2
1º Les marchandises, comme produits du capital et de la production capitaliste.
2º La production capitaliste est création de plus-value, et enfin
3º elle est production et reproduction de l'ensemble du rapport, par quoi le procès de production immédiat obtient son caractère spécifiquement capitaliste.
Dans la rédaction ultime celle pour l'impression, le premier de ces trois points est à placer à la fin, et non au début, parce qu'il représente le passage au Livre II, le procès de circulation du capital. Cependant, pour plus de commodité, nous commencerons par ce premier point. *
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1.
LES MARCHANDISES COMME PRODUIT DU CAPITAL
A. - Caractéristiques générales
LES NOTES CHIFFRÉES SONT DE MARX.
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La forme la plus élémentaire de la richesse bourgeoise - la marchandise - constitue le point de départ de notre livre et la condition préalable à la formation du capital. Or, désormais, les marchandises apparaissent, en outre, comme le produit du capital. En bouclant de la sorte le circuit, notre analyse suit donc étroitement le développement historique du capital.
L'une des conditions de genèse du capital l'échange de marchandises, le commerce - se développe à partir de niveaux de production certes différents, mais ayant en commun le fait que la production capitaliste, ou bien n'y existe pas du tout, ou bien n'y surgit que d'une manière tout à fait sporadique. Par ailleurs, l'échange mercantile développé et la marchandise comme forme sociale, universelle et nécessaire du produit, ne peuvent être que le résultat du mode de production capitaliste.
Si nous considérons les sociétés de production capitaliste développée, nous voyons que la marchandise y surgit constamment comme condition d'existence et présupposition élémentaire du capital en même temps que comme résultat immédiat du mode de production capitaliste.
La marchandise et la monnaie sont donc, l'une et l'autre, des présuppositions élémentaires du capital, mais elles ne deviennent du capital que dans des conditions déterminées. En effet, le capital ne peut se former que sur la base de la circulation des marchandises (ce qui implique la circulation monétaire), donc à un niveau de développement assez important du commerce. A l'inverse, la production et la circulation de marchandises n'ont nullement pour condition d'existence le mode de production capitaliste; en effet, " on les trouve aussi dans les formations sociales prébourgeoises ", comme nous l'avons déjà expliqué 3. D'un côté elles sont la présupposition historique, du mode de production capitaliste; de l'autre côté, - c'est seulement sur la base de la production capitaliste que la marchandise devient la forme universelle, tout produit devant désormais adopter la forme de marchandise. Dès lors, la vente et l'achat ne portent plus seulement sur l'excédent, mais encore sur la substance même de la production, les différentes conditions de production elles-mêmes devenant en général des marchandises, qui passent de la circulation dans le procès de production.
C'est pourquoi, nous pouvons dire, d'une part, que la marchandise est la condition préalable à la genèse du capital et, d'autre part, qu'elle est essentiellement le produit et le résultat du procès de production capitaliste, lorsqu'elle est devenue forme générale et élémentaire du produit. Aux stades antérieurs de la production, une partie des produits seulement revêt la forme de marchandise. En revanche, le produit du capital est nécessairement marchandise (cf. Sismondi) 4. C'est pourquoi, à mesure que se développe la production capitaliste, c'est-à-dire le capital, on constate aussi que se réalisent les lois générales que nous avons dégagées à propos de la marchandise, par exemple celles qui régissent la valeur dans la forme développée de la circulation monétaire.
On observe alors que les catégories économiques existant déjà aux époques précapitalistes de production acquièrent, sur la base du mode de production capitaliste, un caractère historique nouveau et spécifique.
L'argent - simple figure métamorphosée de la marchandise - ne devient capital qu'à partir du moment où la capacité de travail de l'ouvrier est transformée en marchandise. C'est ce qui implique que le commerce ait conquis une sphère où il n'apparaissait que sporadiquement, voire en était exclu. Autrement dit, la population laborieuse ne doit plus faire partie des conditions objectives du travail, ou se présenter sur le marché en producteur de marchandise: au lieu de vendre le produit de son travail, elle doit vendre son travail, ou mieux sa capacité de travail. C'est alors seulement que la production, dans toute son ampleur, en profondeur comme extension, devient production de marchandise. En conclusion, la marchandise ne devient forme élémentaire générale de la richesse que sur la base de la production capitaliste.
Par exemple, tant que le capital ne domine pas encore l'agriculture, on continue de produire une grande partie des denrées comme simples moyens de subsistance, et non comme marchandises. De même, une importante fraction de la population laborieuse reste non salariée et la plupart des conditions de travail ne sont pas encore du capital *.
Tout cela implique que la division du travail développée - telle qu'elle apparaît par hasard au sein de la société - et la division du travail capitaliste au sein de l'atelier s'engendrent et se conditionnent réciproquement. En effet, la marchandise - forme déterminée du produit - et donc l'aliénation du produit comme forme nécessaire de l'appropriation supposent une division du travail social pleinement développée. Or, c'est seulement sur la base de la production capitaliste -et donc aussi de la division du travail capitaliste au sein de l'atelier - que tout produit revêt nécessairement la forme mercantile, et que tous les producteurs sont nécessairement des producteurs de marchandises. C'est donc seulement sur la base de la production capitaliste, que la valeur d'usage est en général médiatisée par la valeur d'échange.
Les trois points suivants sont décisifs:
1º Ce n'est que la production capitaliste qui fait de la marchandise la forme générale de tous les produits.
2º La production de marchandises conduit nécessairement à la production capitaliste, dès lors que l'ouvrier cesse de faire partie des conditions de production objectives (esclavage, servage) ou que la communauté naturelle primitive (Inde) cesse d'être la base sociale; bref, dès lors que la force de travail elle-même devient en général marchandise.
3º La production capitaliste détruit la base de la production marchande, la production individuelle autonome et l'échange entre possesseurs de marchandises, c'est-à-dire l'échange entre équivalents. L'échange purement formel entre capital et force de travail devient la règle générale.
A ce point, il est parfaitement indifférent de déterminer la forme sous laquelle les conditions de production entrent dans le procès de travail. Peu importe si elles ne transmettent que progressivement leur valeur au produit, telle une fraction du capital constant, entre autres les machines, ou bien si elles s'y dissolvent physiquement, comme la matière première; ou enfin si une partie du produit est de nouveau utilisée directement par le producteur lui-même comme moyen de travail, telle la semence dans l'agriculture, ou bien s'il doit vendre pour en reconvertir l'argent en moyen de travail. Tous les moyens de travail produits - outre qu'ils servent de valeurs d'usage dans le procès de production - opèrent maintenant aussi comme élément du procès de valorisation. Si on ne les convertit pas en argent véritable, du moins les estime-t-on en monnaie de compte et les tient-on pour des valeurs d'échange; bref, on calcule très exactement l'élément de valeur qu'ils ajoutent au produit, sous une forme ou sous une autre.
Par exemple, dans la mesure où la production capitaliste, se fixant à la campagne, transforme l'agriculture en branche d'industrie exploitée de manière capitaliste et produisant pour le marché des articles destinés à la vente, et non à la consommation directe, on calcule ses dépenses et on traite en marchandise - et donc en argent - chacun de ses articles (peu importe d'ailleurs qu'il soit acheté au producteur par un tiers ou par lui-même); bref, dans la mesure où la marchandise est traitée comme une valeur autonome, elle est argent.
Dès lors qu'ils sont vendus comme marchandises - et sans cette vente, ils ne seraient même plus des produits - le blé, le foin, le bétail, les diverses semences, etc. entrent dans la production comme marchandises, et donc aussi comme argent. Tout comme les produits, les conditions de production qui sont d'ailleurs produites elles aussi, deviennent des marchandises, et le procès de valorisation implique qu'elles soient calculées comme des grandeurs monétaires, sous la forme autonome de valeurs d'échange.
Constamment, le procès de production immédiat est dès lors union indissoluble entre procès de travail et procès de valorisation, tout comme le produit est unité de valeur d'échange et de valeur d'usage, autrement dit marchandise.
Mais, il y a plus que ce changement formel: à mesure que les fermiers achètent ce dont ils ont besoin - et que se développe donc le commerce des semences, des engrais, du bétail, etc. - ils vendent eux-mêmes plus de produits de leur travail. C'est ainsi que, pour chacun de ces fermiers, les conditions de production passent effectivement de la circulation dans le procès de production, et la circulation devient toujours davantage présupposition de sa production, les conditions de celle-ci apparaissant de plus en plus comme des marchandises, réellement achetées ou achetables. De toute façon, ces articles et moyens de travail sont pour eux des marchandises, et forment donc aussi des éléments de valeur de leur capital. Même lorsqu'ils les remettent en nature dans leur propre production, les fermiers les calculent comme s'ils les avaient vendus à eux-mêmes. Tout cela se développe au fur et à mesure que le mode de production capitaliste gagne l'agriculture, et que celle-ci est gérée comme une fabrique.
En tant que forme universelle et nécessaire du produit et détermination spécifique au mode de production capitaliste, la marchandise se manifeste de façon tangible dans la production à grande échelle qui s'instaure au cours du développement capitaliste: le produit devient toujours plus unilatéral et massif, ce qui lui imprime des traits sociaux étroitement dépendants de la nature des rapports sociaux existants, en même temps qu'un caractère contingent, inessentiel et indifférent vis-à-vis de sa valeur d'usage et de la satisfaction du besoin des producteurs.
La valeur d'échange de ce produit de masse doit être réalisée. Il lui faut donc parcourir le cycle des métamorphoses de toute marchandise, non seulement parce que le producteur doit, de toute nécessité, disposer de ses moyens de subsistance pour produire en tant que capitaliste, mais encore parce que le procès de production doit continuer et se renouveler: il tombe donc dans la sphère du commerce. Celui qui l'achète n'est pas le consommateur immédiat, mais le marchand dont la fonction spécifique est de réaliser la métamorphose des marchandises (Sismondi.) Enfin, le produit se mue en marchandise, et donc en valeur d'échange, à mesure qu'au sein de la production capitaliste, les branches productives se multiplient et se diversifient, en même temps que la sphère d'échangeabilité du produit 5.
La marchandise, à l'issue de la production capitaliste, diffère de celle qui en a été l'élément et la présupposition au départ. De fait, nous sommes partis de la marchandise particulière, article autonome matérialisant une certaine quantité de temps de travail, et donc une valeur d'échange de grandeur donnée. Or, à présent, la marchandise a d'autres caractéristiques:
1ª Abstraction faite de sa valeur d'usage, elle renferme une quantité déterminée de travail socialement nécessaire. Mais, alors qu'il importe peu - et en fait il est complètement indifférent - de connaître l'origine du travail objectivé dans la marchandise tout court, il faut que la marchandise, produit du capital renferme pour partie du travail payé, et pour partie du travail non payé. (Nous avons déjà vu que cette expression n'est pas tout à fait correcte, puisque le travail en tant que tel ne se vend ni ne s'achète directement.) Mais, une somme de travail s'est objectivée dans la marchandise. Abstraction faite du capital constant pour lequel est payé un équivalent, une partie de ce travail objectivé est échangée contre son équivalent en salaire, une autre est appropriée sans équivalent par le capitaliste. Toutes deux sont objectivées et constituent des fractions de valeur de la marchandise. C'est donc pour plus de brièveté seulement que nous parlons de travail payé et de travail non payé.
2º Chacune de ces marchandises n'est pas seulement une partie matérielle du produit total du capital, mais une partie aliquote du lot (fr.) produit. Il ne s'agit plus d'une marchandise particulière et simple, d'un produit existant à lui tout seul devant nous; le procès n'a plus pour résultat de simples marchandises particulières, mais une masse de marchandises dans laquelle se sont reproduites la valeur du capital avancé + la plus-value (surtravail approprié), dont chacune contient et la valeur du capital et celle de la plus-value produite.
Le travail utilisé pour chacune des marchandises en particulier ne peut plus être déterminé, sinon par un calcul de moyenne; bref, par une estimation idéelle. On évalue d'abord la fraction du capital constant qui n'entre dans la valeur du produit total que pour autant qu'il est usé, puis les conditions de production consommées collectivement, et enfin le travail directement social et moyen d'une foule d'ouvriers coopérant dans la production. Bref, c'est un travail dont on calcule la valeur par péréquation, car on ne peut plus calculer le travail dépensé pour chaque marchandise en particulier. On l'estime donc idéellement, comme partie aliquote de la valeur totale; et, dans la détermination du prix de la marchandise, ce n'est plus qu'une partie idéale du produit total dans lequel se reproduit le capital.
3º En tant que produit du capital, la marchandise porte la valeur totale du capital + la plus-value, contrairement à la marchandise autonome, considérée à l'origine. Cette marchandise est une métamorphose du capital qui vient de se valoriser, et elle se révèle dans le volume et les dimensions de la vente, qui va s'effectuer en vue de réaliser la valeur originelle et la plus-value produite, ce qui ne s'obtient pas en vendant à leur valeur chacune des marchandises ou une partie d'entre elles.
B. - Rapports entre les éléments constitutifs de la marchandise-capital
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Nous avons déjà vu que la marchandise doit avoir un double mode d'existence pour pouvoir passer dans la circulation. Il ne suffit pas qu'elle se présente à l'acheteur comme article ayant certaines propriétés utiles pour la consommation individuelle ou productive, c'est-à-dire comme valeur d'usage déterminée; sa valeur d'échange doit recevoir une forme autonome qui se distingue de sa valeur d'usage, ne serait-ce qu'idéellement. Bref, elle doit représenter l'unité aussi bien que la dualité de la valeur d'usage et de la valeur d'échange. Comme pure existence du temps de travail social objectivé, sa valeur d'échange revêt une forme autonome, indépendamment de la valeur d'usage, dans le prix, qui est l'expression de la valeur d'échange en tant que telle, c'est-à-dire dans l'argent, ou plus précisément dans la monnaie de compte.
En fait, certaines marchandises ne cessent d'exister d'un point de vue particulier. Par exemple, les chemins de fer, les grands travaux immobiliers, qui ont une telle continuité et une telle ampleur que tout le produit du capital avancé se manifeste dans une seule marchandise. Faut-il pour autant leur appliquer la loi valable pour la marchandise particulière et autonome, à savoir que son prix n'est rien d'autre que sa valeur exprimée en argent, la valeur totale du capital + la plus-value s'exprimant directement dans la marchandise particulière en monnaie de compte ? Dans ces conditions, le prix de cette marchandise ne se déterminerait pas autrement que celui de la marchandise particulière d'antan, simplement parce que le produit total du capital se présente dans la réalité comme une seule marchandise. Il est inutile de s'attarder davantage sur cette question.
Cependant, la plupart des marchandises sont de nature discrète, discontinue (du reste, même les marchandises continues peuvent être traitées idéellement comme des quantités discrètes). En d'autres termes, si on les considère comme masse d'un article déterminé, elles sont divisibles selon les mesures qu'on applique communément à leur valeur d'usage: par exemple a boisseaux de blé, b quintaux de café, c aunes (ou mètres) de toile, x douzaines de couteaux, l'unité de mesure étant la marchandise elle-même.
Examinons tout d'abord le produit total du capital qui, quelles que soient sa dimension et sa nature discrète ou continue, peut toujours être considéré comme une seule marchandise, comme une seule valeur d'usage, dont la valeur d'échange apparaît elle aussi dans un prix exprimant la valeur totale du produit tout entier.
En analysant le procès de valorisation, nous. avons vu qu'une partie du capital constant avancé (installations, machines, etc.) ne transmet au produit que la portion déterminée de valeur qu'elle perd en opérant comme moyen de travail dans le procès de travail; que cette partie n'entre jamais matériellement, sous sa forme propre de valeur d'usage, dans le produit; qu'elle continue de servir dans le procès de travail, pour une longue période, à la production de marchandises, et que la portion de valeur cédée au produit pendant sa période de fabrication s'évalue d'après le rapport de cette période à toute la période d'utilisation du moyen de travail, c'est-à-dire à la période au cours de laquelle toute sa valeur est consommée et transmise au produit. Par exemple, lorsque le capital constant avancé sert pendant dix ans, il suffit d'un calcul de moyenne pour déterminer qu'en une année il a transmis ou ajouté un dixième de sa valeur au produit. Après qu'une masse donnée de produits ait été rejetée du procès de production, une portion du capital constant continue donc à servir de moyen de travail et à y représenter une valeur déterminable d'après un calcul de moyenne, puisqu'elle n'est pas entrée dans la valeur de la masse des produits fabriqués. Sa valeur totale n'est donc déterminante que pour la valeur de la masse de produits à la fabrication desquels elle a contribué: on déduit de la valeur totale la valeur transmise en un laps de temps donné, comme partie aliquote de cette dernière, c'est dire qu'on évalue le rapport entre la période d'utilisation donnée et la période totale où elle fonctionne et transmet au produit la totalité de sa valeur. Pour ce qui est de la partie dont la valeur n'est pas encore entrée dans la masse des marchandises déjà produites, on peut la négliger dans ces calculs, ou l'estimer comme nulle par rapport à la masse produite. Ou bien, et cela revient au même pour notre démonstration, on peut admettre, pour simplifier, que tout le capital - y compris sa partie constante,- qui passe intégralement dans le produit au bout d'une longue période - se résout entièrement dans le produit du capital total considéré.
En conséquence, si nous admettons que le produit total correspond à 1.200 mètres de toile de lin, le capital avancé de 100 livres sterling (£), dont 80 représentent le capital constant, et 20 le capital variable, et que l'ouvrier travaille la moitié de la journée pour lui et l'autre moitié gratuitement pour le capitaliste, le taux de plus-value étant de 100 %, la plus-value produite sera de 20 £ et la valeur totale des 1.200 mètres de 120, dont 80 ajoutés par le capital constant et 40 par le travail vivant additionnel (dont la moitié équivaut au salaire ouvrier, et l'autre moitié représente le surtravail ou plus-value). *
Étant donné qu'à l'exception du travail additionnel, les éléments de la production capitaliste entrent dans le procès de production comme marchandises, c'est-à-dire avec leur prix, on a déjà la valeur - sous forme de prix - de ce qu'apporte le capital constant dans l'exemple ci-dessus, 80 £ pour le lin, les machines, etc. En revanche, pour ce qui est du travail additionnel, le salaire est déterminé par les moyens de subsistance nécessaires à l'ouvrier, soit 20 £, tandis que le surtravail est égal au travail payé, si bien qu'il doit s'exprimer dans un prix de 40 £ puisque la valeur dans laquelle se manifeste le travail additionnel dépend de sa quantité, et non de sa rétribution. En conséquence, le prix total des 1.200 mètres de toile, produits par 100 £ de capital, s'élève à 120 £.
Dès lors, comment détermine-t-on la valeur de chacune des marchandises, mettons d'un mètre de toile ? Évidemment, en divisant le prix total de tout le produit par le nombre de parties aliquotes - en lesquelles - selon l'unité de mesure adoptée - le produit se subdivise, autrement dit, en divisant le prix total du produit par le nombre d'unités de mesure contenues dans la masse de sa valeur d'usage, soit dans notre exemple: ce qui nous donne le prix de 2 sh. par mètre de toile. Ce mètre peut lui-même se diviser encore en de nouvelles parties aliquotes, le demi-mètre par exemple, auquel nous pouvons également fixer un prix. En bref, on détermine le prix de chacune des marchandises en prenant dans le calcul sa valeur d'usage comme aliquote du produit total, et son prix comme aliquote correspondante de la valeur totale produite par le capital.
Cependant, on a déjà vu qu'en raison d'une plus ou moins grande productivité (force productive du travail), un même temps de travail peut s'exprimer en des quantités très diverses de produits, autrement dit: une valeur d'échange de même grandeur peut se manifester en des quantités très variables de valeurs d'usage. Dans l'exemple que nous avons choisi *, le capital constant - lin, machines, etc. - de 80 £ était mis en mouvement par le travail représenté par 40 £; si la productivité du travail de tissage quadruple, on aura quatre fois plus de matière première ouvrée, soit 320 £ de lin: le nombre de mètres quadruplera, et passera de 1.200 à 4.800. Or, le travail additionnel de tissage sera - avant comme après - de 40 £, puisque sa quantité ne varie pas. En conclusion, le prix total des 4.800 mètres est maintenant de 360 £, et le prix du mètre
1 1/2 sh. (ou 18 pence) au lieu de 2 sh. (ou 24 pence). Son prix a donc diminué du quart, puisque le capital constant inclus dans le mètre a absorbé un quart de travail additionnel en moins dans sa transformation en toile. En d'autres termes, la même quantité de travail de tissage s'est répartie sur une quantité supérieure de produits.
Mais, pour notre démonstration, il vaut mieux choisir un exemple où la somme de capital avancé reste la même, tandis que la productivité du travail, à la suite de conditions purement naturelles - par exemple une saison plus ou moins propice - s'exprime en des quantités très variables d'une même valeur d'usage, mettons de blé 6. Admettons que pour produire ce blé, la quantité de travail dépensé par acre de terrain s'exprime en 7 £, dont 4 £ pour le travail additionnel et 3 £ pour le travail déjà objectivé dans le capital constant. Des 4 £ de travail additionnel, 2 sont du salaire et 2 du surtravail, soit un taux de 100 %. Cependant, la récolte va changer, en raison de conditions naturelles.
Nombre total des boisseaux:
Prix de vente d'un boisseau:
Valeur
ou prix du produit total:
Si le fermier obtient
5,
il peut vendre chacun à
28 sh.7
Si le fermier obtient
41/2
il peut vendre chacun à
31 sh.
env.
7
Si le fermier obtient
4
il peut vendre chacun à
35 sh.7 £
Si le fermier obtient
31/2
il peut vendre chacun à
40 sh.7 £
Si le fermier obtient
3
il peut vendre chacun à
46 sh.
8 d.
7 £
Si le fermier obtient
21/2
il peut vendre chacun à
56 sh.7 £
Si le fermier obtient
2
il peut vendre chacun à
70 sh.7 £
La valeur ou prix du produit total, obtenu par un capital de 5 £ avancé pour un acre, reste ici toujours invariable, soit 7 £. puisque la somme avancée en travail objectivé ou en travail additionnel vivant reste constante, quoiqu'un même travail s'exprime en des quantités très diverses de boisseaux. En conséquence, le boisseau, aliquote du produit total, a, à chaque fois, un prix différent.
Mais, cette variation du prix de chaque marchandise produite avec un même capital n'a absolument aucun effet sur le taux de la plus-value, c'est-à-dire le rapport entre plus-value et capital variable, ou la proportion selon laquelle l'ensemble de la journée de travail se divise en travail payé et non payé. La valeur totale en laquelle s'exprime le travail additionnel est identique, parce que, avant comme après, une même quantité de travail vivant s'ajoute au capital constant: le rapport entre plus-value et salaire (ou entre partie payée et non payée du travail) reste constant, quand bien même le mètre coûte 2 sh., au lieu de 1 1/2 par suite de l'augmentation de la productivité du travail. Ce qui a changé pour chacun des mètres, c'est la quantité totale du travail de tissage qui s'y ajoute. En revanche, le rapport selon lequel cette quantité totale - petite ou grande -se divise en travail payé et non payé, reste le même pour chacune des parties aliquotes de la quantité contenue dans le mètre.
De même, dans le second cas (diminution de la productivité du travail en sorte que le travail additionnel se répartit sur un nombre moindre de boisseaux, une quantité de travail additionnel plus grande entrant dans chaque boisseau), l'augmentation du prix du boisseau ne pourrait absolument rien changer au rapport dans lequel la quantité grande (ou petite) de travail absorbée dans chaque boisseau se divise en travail payé et non payé. Ainsi, il n'y aurait pas non plus de changement pour la plus-value totale produite par le capital, ni pour la partie aliquote de la plus-value contenue dans la valeur de chaque boisseau relativement à la valeur additionnelle.
Si, dans notre exemple, un travail vivant plus considérable s'ajoute à une quantité déterminée de moyens de travail, c'est dans le même rapport que s'ajoutent travail payé et travail non payé; si ce travail additionnel vivant est moindre, et ce, tout autant pour le travail payé que pour le travail non payé, le rapport entre ceux-ci reste inchangé.
Si nous faisons abstraction des diverses actions perturbatrices, dont l'examen n'a pas d'intérêt pour ce que nous recherchons ici, le mode de production capitaliste a pour tendance et résultat d'augmenter sans cesse la productivité du travail. C'est dire qu'il accroît constamment la masse des moyens de production transformés en produit par un même travail additionnel qui se répartit donc sur une masse toujours plus grande, de sorte que diminue le prix de chaque marchandise ou des marchandises en général.
Mais, ce meilleur marché n'implique en soi aucun changement, ni dans la masse de plus-value produite par un même capital variable, ni dans la proportion où le travail additionnel contenu dans chacune des marchandises se répartit en temps de travail payé et non payé, ni dans le taux de plus-value réalisé dans chacune des marchandises.
Lorsqu'une quantité donnée de lin, de broches, etc. absorbe moins de travail de tissage pour transformer un mètre de lin, il n'en résulte aucun changement dans le rapport où le travail de tissage, plus ou moins grand, se divise en travail payé et non payé. La quantité absolue de travail vivant nouveau qui s'ajoute à une quantité déterminée de travail déjà objectivé ne change absolument rien au rapport où cette quantité, plus ou moins grande et variable pour chaque marchandise, se divise en travail payé et non paye.
En dépit de la variation du prix des marchandises a la suite d'une productivité accrue du travail, en dépit d'une baisse de prix et d'un meilleur marché des marchandises, le rapport entre travail payé et non payé, ainsi que le taux de plus-value réalisé par le capital, peuvent donc rester constants.
Par ailleurs, si la productivité variait dans le travail ajouté non pas aux moyens du travail, mais au travail créant les moyens de travail, dont en conséquence le prix augmenterait ou baisserait, il est tout aussi clair que la variation de prix corrélative des marchandises ne modifierait pas la répartition du travail additionnel en travail payé et non payé.
A l'inverse, une variation du prix des marchandises n'exclut pas une parité constante du taux de plus-value, ni une même répartition du travail additionnel en travail payé et non payé. A son tour, un même prix des marchandises n'exclut pas une variation du taux de la plus-value, ni une division nouvelle du travail additionnel en travail payé et non paye.
Afin de simplifier, nous admettrons que, dans la branche d'industrie envisagée, il n'y ait aucune variation dans la productivité du travail total, et pour reprendre notre exemple, dans la productivité du travail de tissage ou du travail qui produit le lin, les broches, etc.: 80 £ sont avancées en capital constant, et 20 en capital variable, ces 20 £ représentent 20 jours de travail de 20 tisseurs. Dans notre hypothèse, ils produisaient 40 £ et travaillaient une demi-journée pour eux et une demi-journée pour le capitaliste.
Mais, à présent, nous supposons, en outre, que la journée de travail passe de 10 à 12 h., le surtravail augmentant de 2 h. par ouvrier. La journée totale de travail aurait donc augmenté d'un cinquième, de 10 à 12 h. Mais, comme 10: 12 équivaut à 16 2/3 : 20, les 16 2/3 tisserands suffisent désormais à mettre en mouvement le même capital constant de 80 £, c'est-à-dire à produire les 1.200 mètres de toile. En effet, 16 2/3 ouvriers travaillant 12 h. font 200 h., tout comme 20 ouvriers travaillant 10 h. Cependant, si nous conservons les 20 ouvriers, nous aurons 240 h. de travail additionnel, au lieu de 200. Comme la valeur de 200 heures quotidiennes s'exprimaient en 40 £ par semaine, ces 240 heures quotidiennes s'expriment en 48 £ par semaine.
Néanmoins, comme la force productive du travail, etc. est restée la même et que, pour ces 40 £, il y a 80 £ de capital constant, nous aurons, pour 48 £, un capital constant de 96. Le capital avancé s'élèvera donc à 116 £, et la valeur des marchandises produites à 144 £. Comme 120 £ représentent 1.200 mètres de toile, 128 £ en valent 1.280. Le mètre coûterait donc:
= soit 2 sh.
Le prix d'un mètre de toile resterait donc inchangé, parce que, avant comme après, il a coûté la même quantité totale de travail, sous forme de travail additionnel aussi bien que sous forme de travail objectivé dans les moyens de travail. Cependant, la plus-value contenue dans chaque mètre de lin a augmenté.
Nous avions précédemment 20 £ de plus-value pour 1.200 mètres, c'est-à-dire par mètre:
=
soit 1/3 de sh. ou 4 d. Or, nous avons à présent 28 £ pour 1.200, soit 5 1/3 d. par mètre, puisque 5 1/3 d. X 1.280 = 28 £, soit la somme de plus-value contenue dans les 1.280 mètres de toile. Les 8 £ supplémentaires de plus-value représentent à leur tour 80 mètres de toile (à 2 sh. le mètre), et, de fait, le nombre de mètres est passé de 1.200 à 1.280.
Dans ce cas, le prix des marchandises, ainsi que la force de travail et le capital avancé en salaires, restent identiques. Cependant, la masse de plus-value passe de 20 à 28 £, augmentant de 8 soit de 21/2 ou 5/2 de 10 £, puisque 8 X 5/2 = = 20, soit de 40 %. Pour ce qui est du taux de plus-value, il passe de 100 à 140 %.
Ces maudits chiffres pourront être recalculés plus tard, voire rectifiés. Pour l'heure, il nous suffit de savoir qu'à prix de marchandises constants, la plus-value augmente, lorsqu'un même capital variable met en mouvement plus de travail et produit donc non seulement plus de marchandises au même prix, mais encore plus de marchandises contenant plus de travail non payé.
On trouvera le calcul exact dans le tableau suivant. Mais, auparavant, encore ceci: Si, à l'origine, 20v = 20 journées de travail de 10 h. (étant des journées ouvrables de la semaine, on les multipliera par 6, ce qui ne change rien à l'affaire) et la journée de travail = 10 h., le travail total sera de 200 h.
Si la journée de 10 h. passe à 12 h. (et le surtravail de 5 h. à 7 h.), le travail total des 20 journées sera de 240 h.
Si le travail de 200 h. représente 40 £, 240 en représenteront 48. Si 200 h. transforment un capital constant de 80 £, 240 h. en transformeront un de 96 £
Si, enfin, 200 h. de travail produisent 1.200 mètres de toile, 240 h. en produiront 1.440.
Et voici le tableau ci-après (le prochain tableau).
A la suite de l'augmentation de la plus-value absolue, c'est-à-dire de la prolongation de la journée de travail, son rapport au sein de la quantité totale de travail est passé de 5 sur 5 à 7 sur 5, soit de 100 % à 140 %, et ce rapport est le même dans chacun des mètres. Cependant, la masse totale de la plus-value produite est déterminée par le nombre des ouvriers utilisés pour obtenir ce taux plus élevé. Si leur nombre diminuait par suite de la prolongation de la journée de travail, la même quantité de travail étant effectuée par moins d'ouvriers, on aurait le même accroissement du taux -mais non de la masse absolue - de la plus-value.
Supposons, à l'inverse, que la journée de travail reste la même, soit 10 h., et qu'à la suite d'un accroissement de la productivité du travail, non pas dans le capital constant servant au travail de tissage, ni dans ce travail lui-même, mais dans d'autres branches d'industrie dont les produits entrent dans le salaire, le travail nécessaire passe de 5 à 4 h., si bien que les ouvriers font à présent 6 h. - au lieu de 5 - pour le capitaliste, et 4 - au lieu de 5 - pour eux mêmes: le rapport entre sur-travail et travail nécessaire, qui était de 5 sur 5, soit 100 %, est à présent de 6 sur 4, soit 150 %.
c
v
p
Valeur du produit total
Taux de plus-value
Masse de plus-value
Mètres
Prix du mètre
Quantité de travail de lissage par mètre
Sur-travail
Taux de plus-value
C I
80 £
20 £
20 £
120 £
100 %
20 £
1.200
2 sh.
8 d.
4 d.
4:4 = 100 %
C II
96 £
20 £
28 £
144 £
140 %
28 £
1.440
2 sh.
8 d.
4 2/3 d.
4 2/3 : 3 2/3 soit: 140 %
7:5 = le nombre d'heures passe de 5 à 7.
Comme on emploie, après comme avant, 20 ouvriers à raison de 10 h., ce qui donne 200 h., pour mettre en mouvement un même capital constant de 80 £, la valeur du produit total est toujours de 120 £, le nombre de mètres de 1.200, et le prix du mètre de 2 sh., puisque absolument rien n'a changé dans les prix de production. Le produit total (d'après la valeur) de 1 ouvrier était de 2 £ et de 20 ouvriers de 20 £. Mais, si à raison de 5 h. par jour, on a 20 £ pour la semaine, à raison de 4 h. on aura 16 £, avec quoi les ouvriers achètent maintenant la même masse de moyens de subsistance qu'auparavant. Chacun des 20 ouvriers qui ne font plus que 4 h. de travail nécessaire, touchera 16 £, au lieu des 20 précédentes.
Le capital variable de 20 £ est tombé à 16, mais il continue de mettre en mouvement la même quantité absolue de travail. Or, cette quantité se répartit autrement à présent. Auparavant, la moitié était payée, et l'autre moitié non payée. Maintenant, les 2/5 sont payés, et les 3/5 non payés. Au lieu du rapport 5 sur 5, nous avons celui de 6 sur 4, et le taux de plus-value passe de 100 à 150 %, soit une augmentation de 50 %.
Par mètre, nous avons 3 1/5 d. de travail de tissage payé, et 4 4/5 d. non payé, ce qui donne : ou , comme ci-dessus., Nous obtenons donc le tableau C III ci-après (un peu plus bas).
On notera que la masse de plus-value n'est que de 24 £, au lieu de 28 dans le tableau II. Mais, si, dans le tableau III, le capital variable avait été de 20 comme dans le tableau III a, la quantité totale de travail utilisée aurait augmenté du quart, c'est-à-dire dans le rapport où 20 est supérieur à 16. Nous avons à présent une augmentation non seulement de la quantité totale de travail utilise, mais encore du rapport entre surtravail et travail nécessaire.
Étant donné qu'à ce nouveau taux, 16 £ de travail vivant produisent 40 20 en produisent 50, dont 30 de plus-value. Si 40 correspondent à 200 h., 50 £ correspondent à 250 h. Et si 200 h. transforment 80 c, 250 h. en transformeront 100. Enfin, si 200 h. produisent 1.200 mètres, 250 h. en produisent 1.500. Nous obtenons donc le tableau C Illa ci-contre:
Il convient en général de noter qu'à la suite de la baisse de salaire due à l'augmentation de la force productive, il faut un capital variable moindre pour une même quantité de travail - c'est-à-dire une même quantité de travail pour un profit supérieur du capital - puisque la partie payée y diminue par rapport à la partie non payée. En revanche, si le capitaliste continue de dépenser la même masse de capital variable, il gagne de deux côtés à la fois, puisque non seulement il retire d'une même quantité totale de travail un taux supérieur de plus-value, mais encore qu'il exploite à ce taux accru une quantité supérieure de travail, alors que la somme de son capital variable n'a pas augmenté.
c
v
p
Valeur du produit total
Taux de plus-value
Masse de plus-value
Mètres
Prix du mètre
Quantité de travail de lissage par mètre
Sur-travail
Taux de plus-value
C I
80 £
16 £
24 £
120 £
150 %
24 £
1.200
2 sh.
8 d.
4 4/5 d.
4 4/5 : 3 1/5
soit 24 : 16
soit 150 %
c
v
p
Valeur du produit total
Taux de plus-value
Masse de plus-value
Mètres
Prix du mètre
Quantité de travail de lissage par mètre
Sur-travail
Taux de plus-value
C I
100 £
20 £
30 £
150 £
150 %
30 £
1.500
2 sh.
8 d.
4 1/5 d.
150 %
C. - Détermination du prix
de la marchandise-capital
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Nous avons donc constaté que:
1º si le prix des marchandises change, le taux et la masse de plus-value peuvent rester constants, et
2º si le prix des marchandises reste constant, le taux et la masse de Plus-value peuvent varier.
Lors de l'analyse de la production de plus-value *, nous avons vu que les prix des marchandises en général n'ont un effet sur la plus-value que dans la mesure où ils entrent dans les frais de production de la force de travail et en affectent la valeur. Cet effet peut d'ailleurs être paralysé à court terme par des influences contraires.
Ces deux lois valent en général pour toutes les marchandises, et donc aussi pour celles qui n'entrent ni directement ni indirectement dans la reproduction de la force de travail, c'est-à-dire celles dont le meilleur marché ou l'enchérissement ne modifient pas la valeur de la force de travail.
Voici ce qui résulte du point 2 (cf. les tableaux III et IIIa): bien que les prix des marchandises et la force productive du travail vivant utilisé directement dans la branche de production qui fournit ces marchandises, restent constants, le taux et la masse de plus-value peuvent augmenter. (On pourrait aussi bien affirmer l'inverse, à savoir qu'ils peuvent baisser, soit parce que la journée de travail totale diminue, soit parce que, du fait de l'enchérissement d'autres marchandises, le temps de travail nécessaire augmente, alors que la journée de travail reste la même.)
C'est le cas, lorsque des capitaux variables de grandeur donnée utilisent des quantités très INÉGALES de travail d'une productivité donnée (les prix des marchandises restant les mêmes tant que la force productive du travail ne varie pas), ou que des capitaux variables de grandeur diverse utilisent des quantités ÉGALES de travail d'une productivité donnée.
Bref, un capital variable d'une grandeur de valeur donnée ne met pas toujours en mouvement la même quantité de travail vivant; et si nous considérons comme un simple symbole les quantités de travail qu'il met en mouvement, ce symbole est de grandeur variable.
Cette observation relative au tableau II et la loi 2, montre que nous avons affaire désormais à une marchandise différente de celle dont nous sommes partis au début de ce livre, car c'est à présent un produit ou partie aliquote du capital - support d'un capital qui se valorise et contient donc une aliquote de plus-value créée par le capital.
(Lorsque nous parlons ici de prix des marchandises, nous supposons toujours que le prix total de la masse de marchandises produites par le capital est égal à la valeur totale de cette masse, autrement dit: le prix de l'aliquote de chacune d'elles est égal à l'aliquote de la valeur totale. En général, le prix n'est donc rien d'autre ici que l'expression monétaire de la valeur. Dans notre analyse, il n'a jamais été question jusqu'ici de valeurs qui diffèrent des prix.)
En tant que produit et, en fait, partie élémentaire du capital qui se reproduit et s'élargit, la marchandise diffère de la marchandise particulière et autonome dont nous sommes partis lors de l'analyse de la genèse du capital. Abstraction faite des considérations sur les points relatifs à la détermination du prix, cette marchandise diffère en ce sens encore: même si elle est vendue à son prix, le capitaliste n'en a pas réalisé pour autant la valeur du capital avancé pour sa production, ni la plus-value créée par lui. Qui plus est, comme simple porteur du capital, non seulement substantiellement comme partie de la valeur d'usage formant le capital, mais encore comme support de la valeur composant le capital, le capitaliste peut vendre des marchandises au prix correspondant à leur valeur particulière, tout en les vendant au-dessous de leur valeur en tant que produits du capital et parties du produit total qui forme désormais le capital en procès de valorisation.
Dans l'exemple ci-dessus, un capital de 100 £ se reproduisait en 1.200 mètres de toile, dont le prix s'élevait à 120 £. Après tout ce que nous venons de dire, nous avons 80c, 20v et 20p. Nous pouvons présenter les choses comme si les 80 £ de capital constant s'exprimaient en 800 m. de toile, soit les deux tiers du produit total, les 20 £ de capital variable ou salaires en 200 m., soit un sixième du produit total, et les 20 £ de plus-value en 200 m.; soit encore un sixième du produit total.
Si ce sont, par exemple, 800 mètres - et non 1 mètre - qui sont vendus à leur prix de 80 £, tandis que les autres parties s'avèrent invendables, seuls les quatre cinquièmes de la valeur du capital primitif de 100 £ seraient reproduits. Comme porteur du capital total, c'est-à-dire comme seul produit actuel du capital total de 100 £, les 800 m. eussent été vendus (d'un tiers) au-dessous de leur valeur. En effet, la valeur du produit total est de 120 £, et 80 £ ne représentent que les deux tiers du produit total, si bien que la quantité de valeur manquante est de 40 £, soit le tiers du produit.
De même, on peut concevoir que ces 800 mètres, pris en eux-mêmes, eussent pu se vendre au-dessus de leur valeur: cependant, ils eussent été vendus à leur valeur en tant que représentants et porteurs de tout le capital, s'ils avaient été vendus, par exemple, à 90 £, tandis que les autres 400 mètres ne l'eussent été qu'à 30 £. Néanmoins, nous voulons faire ici tout à fait abstraction de la vente de certaines portions de la masse de marchandises au-dessus ou au-dessous de leur valeur, puisqu'en général, nous supposons que les marchandises sont vendues à leur valeur.
A l'instar des marchandises autonomes, les produits du capital doivent être vendus à leur valeur; qui plus est, ils doivent l'être à leur valeur (prix) en tant que porteur du capital avancé pour leur production, et donc en tant que partie aliquote du produit total du capital.
Si, de ce produit total de 1.200 mètres valant 120 on vend à peine 800 mètres, ceux-ci ne devront pas représenter l'aliquote des deux tiers de la valeur totale, mais l'entière valeur, soit 120 £, et non 80. C'est dire qu'il ne faut pas vendre le mètre
= = = soit 2 sh., mais = = soit 3 sh.
Or, dès lors qu'elle est vendue à 3 sh. au lieu de 2, chaque marchandise est vendue 50 % trop cher.
En tant que partie aliquote de toute la valeur produite, chaque marchandise doit être vendue par le capitaliste à son prix, comme partie aliquote du produit total vendu, et non comme marchandise autonome, c'est-à-dire non seulement comme la 1 / 2.000e partie du produit total, mais encore comme complément des 1.199 autres, soit à son prix multiplié par son dénominateur comme partie aliquote.
Il s'ensuit directement qu'avec le développement de la production capitaliste et la baisse de prix des marchandises au fur et à mesure que leur masse s'accroît, il faut qu'augmente le nombre de marchandises devant être vendues, c'est dire que la production capitaliste exige que le marché soit en continuelle expansion. Cependant, il vaut mieux traiter de cette question dans le prochain livre.
Dans ces conditions, il se peut qu'un capitaliste réussisse à vendre, par exemple, 1.200 mètres à 2 sh., mais il ne saurait écouler 1.300 mètres au même prix. Or, ces derniers 100 mètres exigent peut-être des modifications dans la composition du capital constant, etc., de sorte que l'on pourrait obtenir ce prix pour une production supplémentaire de 1.200 mètres par exemple, mais non pour celle de 100 mètres.
En conséquence, la marchandise, produit du capital, diffère de la marchandise particulière qui s'analyse d'une manière simple. Or, à mesure que progresse le procès de production et de circulation capitaliste, cette différence se creuse toujours davantage et affecte de plus en plus la détermination réelle du prix des marchandises, etc.
Mais, il y a encore un point qu'il convient de mettre particulièrement en évidence ici. On a vu au chapitre II, 3 de ce Premier Livre * que, d'une part, les diverses fractions de valeur du produit du capital - capital constant, capital variable, et plus-value - se retrouvent au sein de chaque marchandise particulière comme aliquotes de tout le produit et pour ce qui est de la valeur d'usage aussi bien que de la valeur d'échange; et que, d'autre part, on peut diviser le produit total en certaines portions, quotités de la valeur d'usage produite, de l'article, dont une partie ne représente que la valeur du capital constant, l'autre celle du capital variable, et la troisième enfin celle de la plus-value. Nous avons déjà mis en évidence que ces deux choses étaient certes identiques en substance, mais se contredisaient dans leur mode d'expression.
En effet, dans notre dernier cas, les diverses marchandises particulières formant par exemple le lot nº 1, qui reproduit la valeur du capital constant, ne représentaient que le travail objectivé avant le procès de production. Par exemple, les 800 mètres valant 80 £, soit la valeur du capital constant avancé, ne représenteraient que la valeur du coton, de l'huile, du charbon, de l'outillage, etc. consommés, et donc pas la moindre parcelle de valeur du travail additionnel de tissage. Et pourtant du point de vue de leur valeur d'usage, chaque mètre de toile contient, outre le lin, etc. une quantité déterminée de travail de tissage, qui justement lui a donné la forme de la toile. De même, dans son prix de 2 sh., on trouve 16 d. pour la reproduction du capital constant consommé (usé), 4 d. pour le salaire, et 4 d. pour le travail non payé, cristallisé en lui.
Cette contradiction flagrante, restant inexpliquée comme on le verra plus loin, provoque des erreurs fondamentales. En effet, si l'on ne considère que le prix de chacune des marchandises, cette contradiction entraîne, à première vue déjà, la même confusion que celle relevée plus haut, à savoir que chaque marchandise ou portion déterminée du produit total peut être vendue à son prix, bien qu'elle le soit l'étant au-dessous ou au-dessus. De même, elle peut être vendue au-dessus de son prix, bien qu'elle le soit au-dessous. Proudhon fournit un exemple de cette confusion. **
En conclusion: dans l'exemple ci-dessus mentionné, le prix du mètre ne se détermine pas isolément, mais comme partie aliquote du produit total.
Ce que nous venons d'exposer sur la détermination du prix, nous l'avons expliqué ailleurs déjà. *** Il conviendrait sans doute d'introduire Ici certains des points développés alors.
Au début de ce livre, nous avons considéré la marchandise simple et autonome, en tant que résultat et produit directs d'une quantité déterminée de travail.
Maintenant qu'elle est résultat et produit du capital, elle change de forme (et plus tard elle change réellement dans les prix de production). En effet, la masse produite de valeurs d'usage représente une quantité de travail égale à la valeur du capital constant, contenu et consommé dans le capital (la somme de travail objectivé, transmise au produit) + la somme de travail échangée contre le capital variable, dont une partie remplace la valeur du capital variable, et l'autre forme la plus-value. Si l'on exprime le temps de travail contenu dans le capital en termes monétaires - soit 100 £, dont 40 de capital variable, et un taux de plus-value de 50 % - la masse totale du travail contenu dans le produit s'exprimerait en 120 £. Mais, pour que la marchandise puisse circuler, sa valeur d'échange doit se traduire en prix. Si le produit total n'est pas un objet unique et continu (par exemple, une maison, où tout le capital se reproduit en une seule marchandise), le capitaliste doit calculer le prix de chaque marchandise, en évaluant la valeur d'échange de chacune d'elles en monnaie de compte.
Selon la productivité variable du travail, la valeur totale de 120 £ se répartit sur un nombre plus ou moins grand de marchandises. Le prix de chacune d'entre elles sera donc en rapport inverse du nombre total de marchandises: selon le nombre, il représentera, par pièce, une partie aliquote plus ou moins grande des 120 £.
Si le produit total est, par exemple, de 60 tonnes de charbon valant 120 £, une tonne vaudra 2 £; si le produit est de 75 tonnes, une tonne vaudra 1 £ 12 sh; s'il est de 240 tonnes, une tonne vaudra 1/2 £. Le prix de chaque marchandise est donc égal au prix total du produit divisé par le nombre total des produits, ceux-ci étant calculés d'après les diverses mesures existantes sur la base de la valeur d'usage du produit.
En conséquence, si le prix de chacune des marchandises à part est égal au prix total de la masse des marchandises (nombre de tonnes) produites par le capital de 100 £ divisé par le nombre total de marchandises (ici des tonnes), à son tour le prix total de la masse de produits sera égal au prix de chaque marchandise multiplié par le nombre total de marchandises produites. Si la masse-, et donc aussi le nombre, des marchandises produites augmente avec une productivité accrue, le prix de chacune d'elles va baisser. A l'inverse, si la productivité diminuait, l'un des facteurs - le prix -monterait, et l'autre facteur - le nombre - baisserait. Tant que la somme de travail dépensée reste constante, elle s'exprime dans un même prix total de 120 £, quelle que puisse être la portion de travail entrant dans chacune des marchandises, dont la masse varie en fonction de la productivité du travail.
Si la fraction de prix - partie aliquote de la valeur totale - de chaque produit diminue par suite du plus grand nombre de produits, c'est-à-dire de la productivité accrue du travail, la portion de plus-value par produit diminue également, de même que la partie aliquote du prix total dans laquelle s'exprime la plus-value de 20 £. Cependant, ni le rapport entre la fraction de prix exprimant la plus-value dans chacune des marchandises, ni la fraction de prix représentant le salaire ou travail payé n'en est changé pour autant.
L'analyse du procès de production capitaliste a montré qu'abstraction faite de l'allongement de la journée de travail, la force de travail tendait à devenir meilleur marché du fait de la diminution de prix des marchandises entrant dans la consommation de l'ouvrier et déterminant la valeur de sa force de travail; autrement dit, la partie payée du travail diminue, tandis que la partie non payée s'accroît, et ce, même si la durée de la journée de travail demeure constante.
Dans le premier cas, le prix de chaque marchandise était dans le même rapport que la partie aliquote de la valeur totale qu'il représentait, bref dans le rapport où il participait au prix total, donc aussi à la plus-value. Or, à présent, malgré la baisse de prix du produit, la fraction de prix représentant la plus-value augmente. Et ce, simplement parce que, dans le prix total du produit, la plus-value occupe une marge proportionnellement plus grande, parce que la productivité a augmenté. L'accroissement de la force productive du travail (sa diminution aurait les conséquences inverses) fait qu'une même quantité de travail et une même valeur de 120 £ s'expriment en une masse plus grande de produits et que baisse le prix de chaque marchandise. Or, cette même cause provoque une dégradation de la force de travail. C'est ce qui explique, en outre, que la portion de prix formant la plus-value augmente, bien que diminuent le prix dé chaque marchandise ainsi que la quantité de travail qu'elle contient, et donc sa valeur. En d'autres termes, dans une somme moindre de travail contenue dans chaque marchandise, on trouve une quantité de travail non payée supérieure à celle de l'époque où le travail était moins productif, la masse des produits moindre, et le prix de chaque marchandise plus élevé. Dans le prix total de 120 £, donc aussi dans chacune de ses parties aliquotes, on trouve à présent plus de travail non payé.
De tels puzzles mettent Proudhon dans la confusion du fait qu'il ne voit que le prix de chaque marchandise autonome et particulière, et ne considère pas la marchandise en tant que produit de tout le capital, donc le rapport dans lequel le prix total se divise en ses portions respectives de prix.
" Il est impossible que l'intérêt du capital [ce terme n'exprime qu'une partie seulement de la plus-value] s'ajoutant dans le commerce au salaire de l'ouvrier pour composer le prix de la marchandise, l'ouvrier puisse racheter ce qu'il a produit lui-même. Vivre en travaillant est un principe qui, sous le régime de l'intérêt, implique contradiction. " (Cf. Gratuité du Crédit. Discussion entre M. Fr. Bastiat et M. Proudhon, Paris, 1850, p. 105).
Tout cela est très bien; mais, pour rendre la chose claire, admettons que le travailleur - l' " ouvrier " de M. Proudhon - soit la classe ouvrière tout entière. L'argent qu'elle touche pour la semaine afin d'acheter ses moyens de subsistances, etc. est dépensé pour une masse déterminée de marchandises. Que l'on considère chacune d'entre elles ou toutes ensemble, leur prix contient une partie correspondant au salaire et une autre à la plus-value (dont l'intérêt de Proudhon n'est qu'une fraction, le plus souvent la plus petite). Dès lors, comment la classe ouvrière, avec sa recette de la semaine, c'est-à-dire son seul salaire, pourrait-elle acheter une masse de marchandises qui, en plus du salaire, contient une plus-value ?
Comme le salaire que toute la classe touche pour la semaine recouvre exactement la somme hebdomadaire des moyens de subsistance, il est clair comme le jour que les ouvriers ne peuvent pas acheter les moyens de subsistance nécessaires avec la somme d'argent qu'ils obtiennent. En effet, cette somme est égale au salaire hebdomadaire, au prix hebdomadaire payé pour leur travail, tandis que le prix des moyens de subsistance nécessaires par semaine est égal au prix hebdomadaire du travail contenu en eux PLUS le prix que représente le surtravail non payé.
En conséquence, " il est impossible... que l'ouvrier puisse racheter ce qu'il a lui-même produit ". Dans ces conditions, vivre en travaillant implique " contradiction ". Proudhon a tout à fait raison, pour ce qui est de l'apparence.
Mais si, au lieu de considérer la marchandise en soi, il la considérait comme un produit du capital, il trouverait que le produit hebdomadaire se décompose: 1º en une fraction, dont le prix est égal au salaire, au capital variable dépensé au cours de la semaine (et ce prix ne contient pas de plus-value), et 2º en une autre fraction, dont le prix représente uniquement de la plus-value, etc.
Bien que le prix de la marchandise renferme tout cela, l'ouvrier ne rachète que la première fraction (et dès lors il importe peu qu'en la rachetant, il soit possible - ou il arrive, effectivement -qu'il se fasse voler par l'épicier, etc.).
Telles sont en général les paradoxes économiques apparemment profonds et inextricables de monsieur Proudhon. En réalité, celui-ci formule comme loi des phénomènes la confusion que créent dans son esprit les phénomènes économiques.
Mais, sa formule est encore plus plate, car il postule que le véritable prix de la marchandise correspond au prix du salaire ou quantité de travail payé qu'elle contient, la plus-value, l'intérêt, etc. n'étant qu'une majoration arbitraire du prix véritable.
Pire encore est la critique que l'économie vulgaire formule à l'endroit de Proudhon. Ainsi, monsieur Forcade (citer ici le passage *) lui fait observer, d'une part, que ce qu'il affirme prouve trop, puisqu'il dit que la classe ouvrière ne peut absolument pas vivre avec ce qu'elle touche, et que, d'autre part, il ne pousse pas assez loin le paradoxe, puisque le prix, des marchandises achetées par l'ouvrier comprend, outre le salaire et l'intérêt, etc., les matières premières, etc. (bref, le prix des éléments constitutifs du capital constant).
C'est parfaitement exact, Forcade ! Mais, ensuite ? Après avoir montré qu'en fait les choses sont encore plus complexes que dans l'exposé de Proudhon, il trouve moyen lui, Forcade, de ne pas même les poser dans l'ampleur que leur avait donnée Proudhon. C'est dire qu'il ne résout rien du tout. En effet, il se dérobe aussitôt, au moyen de quelques phrases creuses.
En fait, ce qu'il y a de bon dans la manière de Proudhon, c'est qu'il exprime ouvertement, et en insistant lourdement, la confusion qui règne dans les phénomènes économiques - et ce, en opposition aux économistes vulgaires qui s'efforcent de les masquer et sont incapables de les comprendre. Il met ainsi en évidence la médiocrité théorique des économistes vulgaires. Monsieur W. Thucydides Roscher, par exemple, qualifie l'ouvrage de Proudhon, Qu'est-ce que la propriété ? de " confus " et " mystificateur ". Il ne fait qu'exprimer par là le sentiment d'impuissance de l'économie vulgaire face à cette confusion. En effet, elle se révèle incapable de saisir les contradictions de la production capitaliste, ne serait-ce que dans la forme abstruse, superficielle et sophiste que lui oppose Proudhon. Il ne lui reste donc plus qu'à qualifier les affirmations de Proudhon de sophismes (qu'elle est bien incapable de surmonter théoriquement), et à en appeler au bon sens " commun " des hommes pour montrer que les choses marchent tout de même. Belle démonstration pour de soi-disant " théoriciens " !
Nota Bene. - Tout ce passage sur Proudhon serait peut-être mieux à sa place au chapitre III du Livre 2, ou même plus loin.
La difficulté soulevée au chapitre 1er se trouve du même coup résolue. Si les marchandises formant le produit du capital sont vendues au prix déterminé par leur valeur, autrement dit, si toute la classe des capitalistes vend les marchandises à leur valeur, chacun d'eux réalise une plus-value, c'est-à-dire vend une fraction de la marchandise qui ne lui a rien coûté et qu'il n'a pas payée. Le profit empoché par les capitalistes ne provient donc pas de ce que l'un escroque l'autre - l'un soufflant à l'autre la portion de plus-value qui lui revient. Ce profit, les capitalistes le font en vendant leurs marchandises à leur valeur, et non au-dessus. Cette hypothèse - à savoir que les marchandises sont vendues au prix correspondant à leur valeur - constitue aussi la base des analyses du livre suivant.
Le résultat direct du procès de production immédiat du capital - son produit - ce sont les marchandises, dont le prix n'inclut pas seulement le remplacement de la valeur du capital avancé et consommé durant leur production, mais encore le surtravail matérialisé et objectivé comme plus-value pendant cette même production.
En tant que marchandise, le produit du capital doit entrer dans le procès de transformation non seulement de sa substance, mais encore de sa forme (ce que nous avons appelé les métamorphoses de la marchandise). Les transformations formelles - conversion des marchandises en argent, et reconversion de l'argent en marchandises - se déroulent dans la circulation des marchandises en tant que telles (ce que nous avons appelé la " circulation simple ").
Mais, ces marchandises portent à présent du capital; elles sont du capital valorisé, fécond en plus-value. Comme telles, leur circulation - devenue à présent aussi procès de reproduction du capital -revêt des caractéristiques que l'analyse abstraite de la circulation marchande ignore. Nous devons donc considérer désormais la circulation des marchandises comme procès de circulation du capital. Ce sera l'objet du prochain livre. *
II.
LA PRODUCTION CAPITALISTE COMME PRODUCTION
DE PLUS-VALUE
LES NOTES CHIFFRÉES SONT DE MARX.
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Tant que le capital apparaît seulement sous ses formes élémentaires - marchandise ou argent - le capitaliste fait figure, comme nous l'avons déjà vu, de possesseur de marchandises ou d'argent. Mais, il ne s'ensuit pas pour autant que les possesseurs de marchandises ou d'argent soient, comme tels, des capitalistes. Comme tels, les marchandises ou l'argent ne sont pas davantage du capital- ils ne se transforment en capital que dans des conditions données, celles-là même qui font du possesseur de marchandises ou d'argent un capitaliste.
Bref, à l'origine, le capital apparaît comme argent qui doit encore se transformer en capital, ou mieux: comme capital en puissance.
Les économistes se trompent lorsque, d'une part, ils identifient ces formes élémentaires en tant que telles - marchandises ou argent - avec le capital et que, d'autre part, ils proclament capital ce qui n'est que son mode d'existence comme valeur d'usage, les moyens de travail.
Dans sa forme première, pour ainsi dire provisoire, d'argent (point de départ de la genèse du capital), le capital n'est encore que de l'argent, c'est-à-dire une somme de valeurs d'échange sous sa forme autonome, son expression monétaire. Mais, voilà, cet argent doit se valoriser, la valeur d'échange devant servir à créer davantage de valeurs d'échange. La somme de valeurs doit croître, autrement dit. la valeur existante ne doit pas seulement se conserver, mais encore produire un incrément, valeur à ou plus-value. La valeur existante - somme d'argent donnée - apparaît donc comme fluens, et l'incrément comme fluxio.
Nous reviendrons sur l'expression monétaire autonome du capital, lorsque nous traiterons de son procès de circulation. * Ne devant pour l'heure nous occuper que de l'argent, point de départ du procès de production immédiat, il nous suffit de faire observer que le capital existe jusqu'ici seulement comme somme donnée de valeurs = A (argent), d'où toute trace de valeur d'usage a disparu, pour ne laisser subsister que sa forme monétaire. La grandeur de cette somme de valeurs trouve sa limite dans le montant ou la quantité de la somme d'argent devant se transformer en capital: cette somme de valeurs ne devient donc du capital que parce que sa grandeur augmente et peut varier, étant d'emblée un fluens engendrant une fluxio.
En soi - par définition - cette somme d'argent n'est capital que si on l'utilise ou la dépense en vue de l'augmenter. Ce qui, pour la somme existante de valeurs ou d'argent, est destination - tendance et impulsion intérieures - devient but et intention pour le capitaliste qui possède cette somme d'argent et assume cette fonction d'augmenter le capital.
A l'origine, le capital - ou ce qui doit devenir du capital - revêt la forme toute simple de la valeur - ou de l'argent - dans laquelle il est fait abstraction de toute relation avec la valeur, d'usage, puisque celle-ci y disparaît. De même, la définition que nous venons de donner du capital - création de valeur plus grande - fait abstraction de toutes les interférences perturbatrices et des rapports déroutants avec le procès de production réel (production de marchandises, etc.) si bien que nous y découvrons, sous une forme abstraite tout aussi simple, la spécificité du procès de production capitaliste.
Si le capital initial est une somme de valeurs égale à x, le but de cet x, en devenant du capital, est de se transformer en x + x, c'est-à-dire, en une somme d'argent ou de valeurs, qui non seulement correspond à la somme de valeurs initiale mais encore profite d'un excédent. Autrement dit, il se mue en une grandeur monétaire à laquelle s'ajoute une plus-value. La production de plus-value (qui implique la conservation de la valeur avancée au début) devient dès lors le but déterminant, l'intérêt moteur et le résultat final du procès de production capitaliste, ce par quoi la valeur initiale se transforme en capital.
Le mode ou procédé employé dans la pratique pour transformer x en x + x ne change rien au but et au résultat du processus. Si x peut être transforme en x + x même sans qu'il y ait procès de production capitaliste, il ne saurait l'être 1º ni dans les conditions d'une société dont les membres concurrents se font face uniquement comme possesseurs de marchandises et n'entrent qu'à ce titre en contact mutuel (ce qui exclut l'esclavagisme, etc.); 2º ni dans l'hypothèse où le produit social est créé comme marchandise (ce qui exclut toutes les formes où les producteurs immédiats ont pour but principal la valeur d'usage et convertissent, tout au plus, l'excédent du produit en marchandise).
Ce but du Procès - transformation de x en x + x - indique aussi quelle est la voie que doit suivre notre recherche. Il s'agit d'exprimer la fonction d'une grandeur variable, ou la mutation en une grandeur variable qui s'opère au cours du procès: au début, la somme d'argent donnée x est une grandeur constante, son Incrément étant égal à zéro, au cours du procès, elle doit se transformer en une grandeur nouvelle, renfermant un élément variable. Il nous fait donc découvrir cet élément et, en même temps, montrer comment nous obtenons une variable à Partir d'une grandeur initialement constante.
Comme nous le verrons lors de l'analyse du procès de production réel, étant donné qu'une partie de x se retransforme en une grandeur constante, à savoir en moyens de travail et qu'une partie seulement de la valeur de x doit avoir la forme de valeurs d'usage déterminées, et non de monnaie [ce qui ne modifie en rien la grandeur de valeur constante, ni en général cette partie pour autant qu'elle est valeur d'échange], x se présente dans ce procès, comme c (grandeur constante) + v (grandeur variable), soit: c + v. A présent la différence sera: [ (c + v)] = [c + (v + v)] et, comme c = o, nous obtenons [v + v]. Ce qui apparaît à l'origine comme x est donc en réalité v. Le rapport entre cet incrément de la grandeur initiale x et la partie de x, dont il est réellement l'incrément, devra être (puisque v = v, x étant égal à v):
=
qui est la formule du taux de plus-value.
Comme le capital total C est égal à c + v (c étant constant et v variable), C peut être considéré comme fonction de v: si v augmente de v, C devient C'. Nous aurons donc:
1) C = c + v;
2) C' = c + (v + v).
En soustrayant la première équation de la seconde, on obtient la différence C' - C, c'est-à-dire l'incrément de C, soit C. Il s'ensuit:
3) C' - C = c + v + v - c - v.
Et comme C' - C représente la grandeur dont C a varié (C), c'est-à-dire l'incrément de C, soit à C, nous aurons:
4) C= v.
En d'autres termes, l'incrément du capital total correspond à l'incrément de la partie variable du capital, de sorte que C (ou la variation de la partie constante du capital) est égal à zéro, et il n'y a donc pas lieu d'en tenir compte.
La proportion dans laquelle v a augmenté est (taux de plus-value). La proportion dans laquelle C a augmenté est = (taux de profit).
La fonction véritable spécifique du capital en tant que tel est donc de produire une plus-value, or - comme il apparaîtra ultérieurement - ce n'est rien d'autre que produire du surtravail et s'approprier du travail non payé au sein du procès de production réel, le surtravail se présentant et se matérialisant en la plus-value.
Il en résulte, par ailleurs, que, pour transformer x en capital, c'est-à-dire en x + x, il faut que la valeur ou somme d'argent x se convertisse en facteurs du procès de production et - avant tout - en facteurs du procès de travail réel. Dans certaines branches d'industrie, il arrive qu'une partie des moyens de production - objet du travail - n'ait pas de valeur, n'étant pas une marchandise bien qu'ayant une valeur d'usage. Dans ce cas, une partie seulement de x se convertit en moyens de production. Si l'on considère la conversion de x, c'est-à-dire l'achat par x de marchandises destinées au procès de production, la valeur de l'objet de travail - qui n'est rien d'autre que les moyens de production achetés - est alors égale à zéro. Nous considérons, bien sûr, la question sous sa forme achevée, l'objet du travail étant marchandise. Lorsque ce n'est pas le cas, ce facteur -pour ce qui est de la valeur - se pose par définition comme égal à zéro, ceci pour rectifier le calcul.
Tout comme la marchandise est unité immédiate de valeur d'usage et de valeur d'échange, le procès de production des marchandises est unité immédiate du procès de travail et du procès de valorisation. De même, si les marchandises, unités immédiates de valeur d'usage et d'échange, sortent du procès de travail comme résultat (produit), elles y entrent, comme éléments constitutifs. Bref, il ne peut rien sortir d'un procès de production qui n'y soit entré sous forme de conditions de production.
A. - Effet de la valeur d'usage
sur le procès de production
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La conversion de la somme d'argent anticipée en facteurs du procès de production en vue de sa valorisation et de sa transformation en capital s'effectue comme acte de la circulation des marchandises et du procès d'échange: elle se résout en une série d'achats. C'est donc un acte qui se déroule encore en dehors du procès de production immédiat. Il ne fait que l'amorcer, bien qu'il en soit la présupposition indispensable. En effet, si, au lieu du procès de production immédiat, nous considérons la totalité et la continuité de la production capitaliste, cette conversion de l'argent en facteurs du procès de production - achat de moyens de production et de capacités de travail -constitue elle-même une phase immanente du procès d'ensemble.
Au sein du procès de production immédiat, le capital - tout comme la marchandise simple - revêt la double forme de valeur d'usage et de valeur d'échange. Mais, ces deux formes ont à présent des déterminations plus complexes, bien différentes de celles de la marchandise simple et autonome.
Considérons tout d'abord la valeur d'usage. Pour définir la notion de marchandise, il importe peu, comme nous l'avons vu, de connaître son contenu particulier et sa destination exacte. Il suffit que l'article devant être marchandise - autrement dit, le support de la valeur d'échange - satisfasse un quelconque besoin social en ayant la propriété utile correspondante. Voilà tout (Fr.).
Or, il ne saurait en être de même pour la valeur d'usage des marchandises qui opèrent au sein du procès de production. De par la nature même du procès de travail, les moyens de production se scindent d'abord en objets de travail et en moyens de travail, ou plus exactement, en matières premières d'une part, et en instruments, matières auxiliaires, etc. d'autre part. Ce sont là des spécifications formelles de la valeur d'usage qui découlent de la nature même du ,procès de travail. C'est donc pour les moyens de production que la valeur d'usage est le plus étroitement déterminée: la forme spécifique de la valeur d'usage devient dès lors essentielle pour le développement du rapport économique, de la catégorie économique.
Les valeurs d'usage, après leur entrée dans le procès de travail, se scindent en deux éléments rigoureusement distincts - voire opposés - sur le plan conceptuel (exactement comme c'est le cas des moyens de production matériels, ainsi que nous l'avons vu ci-dessous): d'une part, en moyens matériels de production, conditions objectives de la production, et d'autre part en la capacité de travail vivante, la force de travail créatrice ou condition subjective de la production. Il s'agit là encore d'une détermination formelle du capital, considéré sous l'angle de la valeur d'usage au sein du procès de production immédiat.
Dans la marchandise simple, un travail utile déterminé - le filage ou le tissage - est incorporé et objectivé dans le filé ou la toile. La forme utile du produit est la seule trace laissée par le travail utile; cette trace peut même disparaître, lorsque le produit a une forme naturelle, par exemple celle du bétail ou du blé.
Dans cette marchandise, la valeur d'usage n'a de présence réelle que pour autant qu'elle existait comme produit dans le procès de travail. En fait, la marchandise particulière est un article fini, qui a derrière lui son procès de genèse, au cours duquel du travail utile particulier s'est objectivé et incorporé en lui. Or, si la marchandise naît dans le procès de production, elle en est constamment rejetée sous forme de produit, qui n'apparaît plus que comme un élément du procès.
A présent, une partie de la valeur d'usage sous laquelle le capital apparaît au sein du procès de production, c'est la force de travail vivante, qui plus est, c'est la capacité de travail tout à fait spécifique et adaptée à la valeur d'usage particulière des moyens de production. la force de travail active, faculté de travail qui opère utilement et change les moyens de production en éléments (moments) matériels de son activité, en transformant la forme primitive de leur valeur d'usage en la forme nouvelle du produit. Ainsi, les valeurs d'usage elles-mêmes subissent, au sein du processus de travail, une authentique métamorphose de nature mécanique, chimique ou physique.
Dans la marchandise, la valeur d'usage n'est rien d'autre qu'un objet donné, ayant telle ou telle propriété. A présent, dans le procès de travail, elle est transformation en une valeur d'usage nouvelle (produit) des objets (valeurs d'usage) qui ont servi au travail vivant, en activité créatrice, de matière première et de moyens de travail.
En conséquence, le capital revêt, en tant que valeur d'usage, les formes suivantes dans le procès de travail: 1º il se différencie, mais se complète aussi, pour ce qui est des moyens de production; 2º il se divise, selon la nature et les exigences du procès de travail, en conditions matérielles (moyens de travail) et en conditions subjectives du travail (capacité de travail s'activant utilement, bref, le travail lui-même); mais 30 si l'on considère l'ensemble du procès, la valeur d'usage du capital apparaît comme procès productif de valeurs d'usage, dans lequel, selon leur spécificité propre, les moyens de production opèrent comme moyens de production de la capacité de travail utile et spécifique, qui, en oeuvrant convenablement, s'adapte à leur nature. En d'autres termes, l'ensemble du procès de travail en tant que tel apparaît, du fait de l'interaction vivante de ses éléments objectifs et subjectifs, comme la forme complète de la valeur d'usage, c'est-à-dire comme la forme réelle du capital dans le procès de production.
Sous son aspect réel, c'est-à-dire créateur de valeurs d'usage nouvelles grâce au travail utile qui les façonne d'une manière déterminée, le procès de production du capital est avant tout procès de travail réel. En tant que tels, ses éléments et ses moments constitutifs sont, par définition, ceux-là mêmes du procès de travail en général, de tout procès de travail, quels que soient le niveau du développement économique et le mode de production sur la base duquel il se déroule.
La forme réelle, qui est celle des valeurs d'usage objectives, composant le capital - son substrat matériel -, revêt nécessairement la forme des moyens, de production, c'est-à-dire de l'instrument et de l'objet du travail, qui servent à créer de nouveaux produits. En outre, avant même qu'elles ne soient actionnées selon leur destination particulière dans le procès de travail, ces valeurs d'usage se trouvent déjà sur le marché, dans le procès de circulation, sous forme de marchandises, et sont donc la propriété du capitaliste qui les détient. Enfin, pour autant qu'il se manifeste dans les conditions objectives du travail, le capital, conformément à sa valeur d'usage, est formé des moyens de production, matières premières, matières auxiliaires, etc., et des moyens de travail, outillage, installations, machines, etc. De tout cela on veut conclure que virtuellement tous les moyens de production - pour autant qu'ils fonctionnent en tant que tels - sont du capital réel, si bien que le capital devient un élément indispensable du procès de travail humain en général, indépendamment de toute forme historique, autrement dit quelque chose d'éternel, déterminé par la nature même du travail humain.
De la même façon, le procès de production capitaliste étant en général procès de travail, on en déduit que, dans toutes les formes sociales, le procès de travail est nécessairement de nature capitaliste. De la sorte, le capital est considéré comme une chose jouant, en tant que telle, un rôle objectif bien déterminé dans le procès productif. On conclut, avec la même logique, que la monnaie étant de l'or, l'or en tant que tel est de la monnaie, et que le travail salarié étant du travail, tout travail est forcément du travail salarié. On conclut à l'identité en retenant ce qui est identique et en écartant ce qui est différent dans les procès de production: c'est démontrer l'identité en faisant abstraction des différences spécifiques. Dans ce chapitre, nous reviendrons plus en détail sur ce point d'importance décisive. Pour l'heure, nous observons simplement ceci:
1º Le capitaliste détient la propriété des marchandises qu'il a achetées pour les consommer comme moyens de production dans le procès de production ou de travail. C'est tout bonnement son argent converti en marchandises, un mode d'existence de son capital au même titre - sinon davantage - que l'argent, puisque, à un degré plus intense, elles assument la forme où elles fonctionnent réellement comme capital, c'est-à-dire comme moyens de production et de valorisation de la valeur, afin d'obtenir un incrément. Ces moyens de production sont donc du capital.
Avec l'autre partie de la somme d'argent avancée, le capitaliste achète, en outre, la capacité de travail des ouvriers, ou, comme nous l'avons montré au chapitre IV *, ce qui apparaît comme du travail vivant. Ce dernier lui appartient donc au même titre que les conditions objectives du procès de travail, encore qu'il y ait ici une différence spécifique: le travail réel est ce que l'ouvrier fournit effectivement au capitaliste en échange de la partie du capital convertie en salaire (prix d'achat du travail). L'ouvrier fournit sa force vitale, il réalise ses capacités productives, en un mouvement qui est le sien, et non celui du capitaliste.
Du point de vue personnel et réel, le travail est la fonction de l'ouvrier, et non du capitaliste. Du point de vue de l'échange, l'ouvrier représente pour le capitaliste ce que celui-ci en obtient, et non ce qu'il est dans le procès d'échange en face du capitaliste. Il s'ensuit qu'au sein du procès de travail les conditions objectives du travail s'opposent, en tant que capital (et, dans cette mesure, comme existence du capitaliste) à la condition subjective du travail, au travail lui-même, ou mieux, à l'ouvrier qui travaille. Du fait de cette opposition, le capitaliste aussi bien que l'ouvrier considèrent les moyens de production comme forme d'existence même du capital, capital au sens éminent du terme, et le travail comme simple élément en lequel se convertit le capital avancé. C'est pourquoi, le moyen de production apparaît, en puissance, comme le mode d'existence spécifique, même en dehors du procès de production.
Tout cela, comme nous le verrons, découle aussi bien de la nature générale du procès de valorisation capitaliste (du rôle qu'y jouent les moyens de production qui sucent et absorbent le travail vivant) que du développement du mode de production spécifiquement capitaliste, la machinerie, etc. devenant le maître véritable du travail vivant. C'est pourquoi, on trouve, à la base du procès de production capitaliste, cette fusion indissoluble entre les valeurs d'usage, dans lesquelles le capital apparaît sous la forme des moyens de production et d'objets déterminés comme capital, alors qu'il s'agit d'un rapport de production spécifique au sein duquel le produit apparaît en soi et pour soi comme une marchandise à ceux-là mêmes qui y sont engagés. C'est l'une des bases sur laquelle s'appuie le fétichisme en économie politique.
2º De la circulation, les moyens de production passent dans le procès de travail, en tant que marchandises bien déterminées, par exemple coton, charbon, broches; ils y entrent sous la forme des valeurs d'usage qu'ils avaient pendant qu'ils circulaient comme marchandises. Après leur entrée dans le procès de travail, ils fonctionnent avec les propriétés correspondant à leur valeur d'usage et inhérentes à leur matière: le coton en tant que coton, etc.
Il n'en est pas de même pour la partie du capital que nous appelons variable, qui ne se convertit réellement en partie variable du capital qu'en s'échangeant contre la capacité de travail. Sous sa forme réelle - l'argent - cette partie du capital dépensée par le capitaliste pour acheter la capacité de travail ne représente rien d'autre que les moyens de subsistance qui se trouvent sur le marché (ou y arrivent à divers intervalles) et sont destinés à la consommation individuelle de l'ouvrier. L'argent n'est qu'une métamorphose de ces moyens de subsistance: à peine l'a-t-il touché, que l'ouvrier le reconvertit en moyens de subsistance. Cette reconversion, tout comme la consommation de ces marchandises à titre de valeurs d'usage, est un procès qui n'a aucun rapport direct avec le procès de production immédiat - plus exactement avec le procès de travail - et se déroule en dehors de celui-ci.
L'une des parties du capital - et, grâce à elle, le capital tout entier - se transforme en une grandeur variable, non pas du fait de l'argent, grandeur de valeur constante, ou des moyens de subsistance en lesquels il peut se représenter et qui sont également des valeurs constantes, mais de l'échange d'un élément - la faculté de travail vivante - qui crée de la valeur et, en tant que tel, peut être plus ou moins grand et s'exprimer comme grandeur variable: en toute occurrence, cet élément entre, comme facteur. dans le procès de production, et représente une grandeur fluide, en devenir, et donc une grandeur aux limites variables, et nullement une grandeur devenue fixe.
Dans la réalité, on peut certes inclure ou englober dans le procès de travail la consommation des moyens de subsistance par l'ouvrier, à l'instar de celle des matières instrumentales (Fr.) par les machines. L'ouvrier n'est plus considéré alors que comme un instrument acheté par le capital et ayant besoin, pour opérer dans le procès de production, de consommer et de s'adjoindre comme matières instrumentales une portion déterminée de moyens de subsistance: l'angle varie, selon le degré plus ou moins grand de brutalité dans l'exploitation subie par les ouvriers, mais par définition - comme nous le verrons plus loin, au paragraphe 3 traitant de la reproduction de l'ensemble du rapport * - les conditions capitalistes ne déterminent pas cette question aussi strictement.
En général, l'ouvrier consomme ses moyens de subsistance au cours de l'interruption du procès de travail immédiat, alors que la machine consomme les siens pendant qu'elle fonctionne (comme l'animal ?). Cependant, si l'on considère l'ensemble de la classe ouvrière, une partie de ces moyens de subsistance est consommée par les membres de la famille qui ne travaillent plus ou pas encore. (En fait, pour ce qui est des matières instrumentales (Fr.) et de leur consommation, il y a la même différence entre l'ouvrier et la machine qu'entre l'animal et la machine. Mais, il n'en est pas nécessairement ainsi, et cela ne dérive pas du concept même de capital.)
Quoi qu'il en soit, dès lors qu'elle revêt sa forme réelle de moyens de subsistance entrant dans la. consommation de l'ouvrier, la portion de capital dépensée en salaire apparaît formellement comme n'appartenant plus au capitaliste, mais à l'ouvrier. La valeur d'usage de cette marchandise -moyens de subsistance - a donc avant l'entrée dans le procès de production, une forme tout à fait différente de celle qu'elle revêt au sein de ce procès, à savoir celle de la force de travail en activité, celle du travail vivant lui-même.
C'est ce qui distingue de manière spécifique cette partie du capital de celle qui a la forme des moyens de production, et c'est ce qui explique aussi que, sur la base du mode de production capitaliste, les moyens de production apparaissent, au sens éminent du terme, comme du capital en soi et pour soi, à la différence des moyens de subsistance et en opposition à eux. Cette illusion provient tout simplement - mais nous en dirons davantage plus loin ** - de ce que la forme de la valeur d'usage revêtue par le capital à la fin du procès de production, est celle du produit, puisque celui-ci existe aussi bien sous la forme des moyens de production que sous celle des moyens de subsistance, tous deux se présentant au même titre comme capital, et par conséquent en opposition à la force de travail vivante.
B. - Effet de la valeur d'échange
sur le procès de production
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Nous en arrivons ainsi au procès de valorisation.
Du point de vue de la valeur d'échange, il nous faut distinguer ici encore entre marchandise et capital impliqué dans le procès de valorisation. La valeur d'échange du capital qui entre dans le procès de production est en réalité moindre que la valeur d'échange du capital jeté sur le marché ou avancé. En effet, la seule valeur qui passe dans le procès de production, c'est celle des marchandises qui y opèrent comme moyens de production - la valeur de la partie constante du capital. En effet, à la place de la valeur de la partie variable du capital, nous avons, dans le procès de production, le travail impliqué dans l'acte de valorisation, le travail qui se réalise constamment comme valeur et crée de nouvelles valeurs par-delà les anciennes.
Considérons tout d'abord comment se conserve l'ancienne valeur - celle de la partie constante. La valeur des moyens de production qui entrent dans le procès, ne doit pas dépasser le niveau indispensable; bref, les marchandises dont ils se composent - par exemple, les installations, les machines, etc. - ne doivent matérialiser que le temps de travail nécessaire à leur production. C'est l'affaire du capitaliste de s'assurer, lors de l'acte de l'achat, que les matières premières, les machines, etc. possèdent - en tant que valeurs d'usage - la qualité moyenne pour fabriquer le produit, et qu'elles fonctionnent normalement (pour ce qui est, par exemple, de la qualité de la matière première) sans opposer d'obstacles exceptionnels au travail, au facteur vivant. Enfin, il doit veiller à ce que les machines utilisées, etc., ne transmettent pas aux marchandises produites une usure supérieure à la moyenne. Telles doivent être les préoccupations du capitaliste.
Cependant, pour ce qui touche la conservation de la valeur du capital constant, il y a quelque chose de plus: dans les limites du possible, il doit être consommé productivement et ne pas être gaspillé, sinon le produit fini pourrait contenir une portion de travail matérialisé supérieure à ce qui est socialement nécessaire. Or, cela dépend en partie des ouvriers eux-mêmes: c'est ici que commencent donc le contrôle et la surveillance du capitaliste (qui atteint son but, en imposant le travail à la tâche * et en opérant des retenues sur le salaire). En outre, le travail doit s'effectuer à un rythme régulier et approprié, les moyens de production se transformer en produits suivant un processus rationnel, et la valeur d'usage recherchée sortir effectivement du procès de production sous une forme réussie. Le capitaliste affirme ici encore son contrôle et sa discipline.
Enfin, le procès de production ne doit être ni perturbé ni interrompu. A la fin du cycle, il doit aboutir effectivement au produit, dans les délais (laps de temps) dictés par la nature même du procès de travail et par ses conditions objectives. Ce résultat est assuré en partie par la continuité du travail (qui est une caractéristique de la production capitaliste), mais en partie aussi par des circonstances extérieures et incontrôlables. **
Tout procès de production implique un tel risque pour les valeurs qui y entrent, mais c'est là un risque auquel elles sont soumises même en dehors du procès de production et qui est propre à tout procès de production, et pas seulement à celui du capital. (Le capital se précautionne contre ce risque, en s'associant. Le producteur immédiat qui travaille avec ses moyens de production à lui est soumis au même risque. Donc, il n'y a là rien qui soit particulier au procès de production capitaliste. Si, dans la production capitaliste, ce risque frappe le capitaliste, c'est uniquement parce qu'il a usurpé la propriété des moyens de production.)
Considérons à présent le facteur vivant du procès de valorisation. Il lui faut: 10 conserver la valeur du capital variable, c'est-à-dire la remplacer ou la reproduire, en ajoutant aux moyens de production une quantité de travail égale à la valeur du capital variable ou salaire; 20 créer un incrément de valeur, une plus-value, en matérialisant dans le produit une quantité de travail supérieure à celle que contient le salaire, bref un quantum de travail additionnel.
En ce qui concerne le travail vivant, ta valeur d'usage du capital variable avancé (marchandises qui le composent) et a une tout autre forme que celle du capital variable impliqué dans le procès de travail. Ce changement correspond à la différence entre la valeur d'échange du capital avancé et la forme de la valeur d'échange du capital dans le procès de valorisation. Alors que les moyens de production (capital constant) entrent dans le procès en conservant la forme de valeur d'usage qu'ils avaient auparavant, les valeurs d'usage finies dont se composait le capital variable sont remplacées dans le procès de production par le facteur vivant du travail réel, force de travail qui se valorise dans de nouvelles valeurs d'usage. Comme on le sait, la valeur des moyens de production (capital constant) entre comme tell dans le procès de valorisation, tandis que la valeur du capital variable n'y entre pas du tout, puisque s'y substitue l'activité créatrice de valeur, l'activité du facteur vivant qui se manifeste comme procès de valorisation.
Pour que le temps de travail de l'ouvrier crée de la valeur en rapport avec sa durée, il doit être du temps de travail socialement nécessaire. Il faut pour cela que l'ouvrier exécute, en un temps donné, la quantité de travail utile correspondant à la norme sociale: le capitaliste l'obligera donc à fournir un travail qui atteigne au moins le degré moyen d'intensité socialement normale. Il s'efforcera par tous les moyens de l'augmenter au-delà de ce minimum et d'extorquer, en un temps donné, le maximum de travail, car toute intensité de travail supérieure au niveau moyen lui procure une plus-value.
Au demeurant, il cherchera, dans toute la mesure du possible, à prolonger le procès de travail au-delà des limites dans lesquelles le travail remplace la valeur du capital variable, le salaire. A intensité égale du procès de travail, il s'efforcera, autant que possible, d'accroître sa durée. A égalité de durée, il en augmentera le plus possible l'intensité. Bref, le capitaliste force l'ouvrier à donner à son travail un degré d'intensité normal et, si possible, supérieur, et à prolonger s'il le peut son procès de travail au-delà du temps nécessaire pour remplacer le salaire.
C. - Facteurs objectifs du procès
de travail et de valorisation
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Ces particularités du procès capitaliste de valorisation ne sont pas sans entraîner, dans le procès de production,, certains changements de la forme réelle du capital, de sa forme de valeur d'usage. Premièrement, les moyens de production doivent être disponibles en une quantité assez grande pour absorber, non seulement le travail nécessaire, mais encore le surtravail. Deuxièmement, l'intensité et l'extension du procès de travail réel s'en trouvent modifiées.
Les moyens de production utilisés par l'ouvrier sont certes la propriété du capitaliste et, comme nous l'avons déjà montré, ils s'opposent, en tant que capital, au travail, qui est l'expression même de la vie de l'ouvrier. Mais, il n'en reste pas moins que c'est l'ouvrier qui les utilise dans son travail. Dans le procès réel, il use des moyens de travail comme d'un support de son travail, et de l'objet du travail comme d'une matière dans laquelle son travail se manifeste. Ce faisant, il transforme les moyens de production en la forme appropriée du produit.
Mais, tout change, lorsqu'on examine le procès de valorisation. Ici, ce n'est pas l'ouvrier qui utilise les moyens de production, mais les moyens de production qui utilisent l'ouvrier. Ce n'est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail matériel comme en son organe objectif, mais le travail matériel qui se conserve et s'accroît, en absorbant du travail vivant, si bien qu'il devient valeur créant de la valeur, capital en mouvement.
Les moyens de production n'ont plus pour fonction que d'aspirer en eux la plus grande quantité possible de travail vivant, et le travail vivant n'est plus qu'un moyen de valoriser les valeurs existantes, autrement dit, de les capitaliser. Pour cette raison encore, les moyens de production apparaissent éminemment au travail vivant comme l'existence même du capital, et, à ce stade, comme domination du travail passé et mort sur le travail présent et vivant. C'est justement parce qu'il crée de la valeur, que le travail vivant est constamment incorporé au procès de valorisation objectivé.
En tant qu'effort et dépense de force vitale, le travail est activité personnelle de l'ouvrier, mais, en tant qu'il crée de la valeur, lorsqu'il est engagé dans le procès de son objectivation, le travail de l'ouvrier, sitôt entré dans le procès de production, est lui-même un mode d'existence de la valeur-capital, partie intégrante de celle-ci. Cette force qui conserve la valeur tout en en créant une nouvelle, est donc la force même du capital, et son procès apparaît comme procès d'auto-valorisation du capital, et plus encore d'appauvrissement de l'ouvrier, qui est bien celui qui crée la valeur, mais valeur étrangère à lui-même.
Sur la base de la production capitaliste, cette propriété du travail objectivé de se transformer en capital, c'est-à-dire de transformer les moyens de production en moyens de commander et d'exploiter le travail vivant, semble être inhérente aux moyens de production en soi et pour soi (puisque, sur cette base, le lien est potentiel) et inséparable d'eux, cette propriété leur revenant parce qu'ils sont des objets, des valeurs d'usage. Les moyens de production apparaissent donc, en soi et pour soi, comme capital, parce que le capital - autrement dit, un rapport de production déterminé dans lequel, au sein de la production, les possesseurs des moyens de production apparaissent réifiés face aux facultés vivantes du travail - apparaît comme une chose. Déjà, la valeur était apparue comme propriété d'une chose, et la détermination économique de la chose en tant que marchandise comme sa qualité intrinsèque. De même, la forme sociale revêtue par le travail dans l'argent était apparue comme propriété d'une chose.
2º La domination du capitaliste sur les ouvriers n'est en fait que la domination sur l'ouvrier des conditions de travail devenues autonomes face à l'ouvrier (Parmi celles-ci se trouvent, non seulement les conditions objectives du procès de production, c'est-à-dire les moyens de production, mais encore les conditions matérielles de la conservation et de l'efficacité de la force de travail, c'est-à-dire les moyens de subsistance). Ce rapport, il est vrai, ne se réalise que dans le procès de production réel, qui est, comme nous l'avons vu, essentiellement procès de production de plus-value (ce qui implique la conservation de l'ancienne valeur) ou procès d'auto-valorisation du capital avancé.
Dans la circulation, le capitaliste et l'ouvrier ne se font face que comme vendeurs de marchandises.
Mais, en raison de la nature spécifiquement bipolaire des marchandises qu'ils se vendent mutuellement *, l'ouvrier entre nécessairement dans le procès de production comme partie intégrante de la valeur d'usage, du mode d'existence réel et de l'existence-valeur du capital, leur rapport ne se réalise donc qu'à l'intérieur du procès de production, le capitaliste potentiel (qui a acheté du travail) ne devenant réellement capitaliste que quand l'ouvrier (salarié potentiel par la vente de sa capacité de travail) passe réellement sous le commandement du capital dans le procès de production.
Les fonctions exercées par le capitaliste ne sont rien de plus que les fonctions, exécutées avec conscience et volonté, du capital - valeur qui se valorise en absorbant du travail vivant. Le capitaliste fonctionne uniquement comme personnification du capital, capital-personne, de la même manière que l'ouvrier n'est que le travail personnifié, travail qui appartient à l'ouvrier pour ce qui est de la peine et de l'effort, et au capitaliste pour ce qui est de la substance créatrice de richesses toujours plus grandes; bref, l'ouvrier se manifeste comme élément incorporé au capital dans le procès de production, comme son facteur vivant, variable.
La domination du capitaliste sur l'ouvrier est, en conséquence, domination de la chose sur l'homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur, car les marchandises, qui deviennent des moyens de domination (en fait uniquement sur l'ouvrier) ne sont elles-mêmes que les résultats du procès de production, ses produits.
Au niveau de la production matérielle, du véritable procès de la vie sociale - qui n'est autre que le procès de production - nous trouvons le même rapport qu'au niveau de l'idéologie, dans la religion: le sujet est transformé en objet, et vice versa.
Du point de vue historique, cette inversion représente une phase de transition qui est nécessaire pour contraindre la majeure partie de l'humanité à produire la richesse pour soi, en développant inexorablement les forces productives du travail social, qui seules peuvent constituer la base matérielle d'une libre société humaine. Il est nécessaire de passer par cette forme antagonique, tout comme de donner tout d'abord aux forces spirituelles de l'homme la forme religieuse, en les érigeant en puissances autonomes face à lui.
Tel est le procès de l'aliénation du travail. D'emblée, l'ouvrier s'élève cependant au-dessus du capitaliste, qui est plongé dans un procès d'aliénation où il trouve sa satisfaction absolue, tandis que l'ouvrier, en en étant la victime, est dès l'abord dans une situation de rébellion contre une aliénation qu'il éprouve comme esclavage.
Le procès de production étant par définition procès de travail réel, le capitaliste - surveillant et directeur de ce procès - trouve une fonction à développer dans la production réelle, où son activité assume effectivement un contenu multiple et spécifique.
Le procès de travail lui-même n'est toutefois que le moyen du procès de valorisation, tout comme la valeur d'usage du produit n'est que le support de sa valeur d'échange. L'auto-valorisation du capital, création de plus-value est donc l'âme, le but et l'obsession du capitaliste, l'impulsion et le contenu absolus de son action; en fait, il ne s'agit que de l'instinct et de la finalité rationalisés du thésauriseur - contenu foncièrement mesquin et abstrait - qui, sous un autre angle certes, nous montre, à un pôle, le capitaliste tout autant asservi au capital que l'ouvrier, au pôle opposé.
D. - Unité du procès de travail
et du procès de valorisation
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Dans le rapport originel, l'aspirant capitaliste achète le travail (ou mieux, la force de travail: cf. le chap. IV *) de l'ouvrier, afin de capitaliser une valeur monétaire, et l'ouvrier vend la faculté de disposer de sa force de travail, de son travail, afin de pouvoir vivre. C'est là le prélude et la condition nécessaires du procès de production réel, dans lequel le possesseur de marchandises devient capitaliste, capital personnifié, et l'ouvrier, simple personnification du travail pour le capital.
Ce premier rapport, où tous deux se font apparemment face comme possesseurs de marchandises, est à la fois la prémisse et le résultat, c'est-à-dire le produit, du procès de production capitaliste, comme nous allons le voir plus loin. ** Mais, par la suite, il faut distinguer ces deux actes, le premier faisant partie de la circulation, le second ne se développant, sur la base du premier, que dans le procès de production réel.
Le procès de production est unité immédiate du procès de travail et du procès de valorisation, tout comme son résultat immédiat - la marchandise - est unité immédiate de la valeur d'usage et de la valeur d'échange. Cependant, le procès de travail n'est que le moyen du procès de valorisation, celui-ci, comme tel, étant essentiellement production de plus-value, c'est-à-dire objectivation de travail non payé. C'est ce qui caractérise de manière spécifique le procès de production capitaliste, dans son ensemble.
Même si nous considérons le procès de production sous deux angles différents, à savoir 1º comme procès de travail, 2º comme procès de valorisation, il n'en reste pas moins que nous avons affaire à un procès de travail unique et indivisible. On ne travaille pas doublement ***: une fois, pour créer un produit utile, valeur d'usage, en transformant les moyens de production en produits; une autre fois, pour créer de la valeur et de la plus-value, en valorisant la valeur.
On n'ajoute du travail que sous sa forme, son mode et son existence déterminés, concrets et spécifiques d'activité utile qui transforme les moyens de production en un produit déterminé, par exemple, les broches et coton en fil. C'est tout simplement le travail de filage, etc. qui s'ajoute et, en s'ajoutant, produit au fur et à mesure du fil en quantité plus grande. Ce travail réel crée de la valeur, s'il possède un degré normal bien déterminé d'intensité (en d'autres termes, il n'est payant que dans la mesure où il atteint ce degré), et si ce travail réel, d'intensité donnée, se matérialise dans le produit en quantités déterminées, mesurées par le temps.
Si le procès de travail cessait au point où la quantité de travail ajouté sous forme de filage, etc. est égale a celle du travail contenu dans le salaire, il n'y aurait pas de production de plus-value. En effet, la plus-value apparaît aussi dans un surproduit, en l'occurrence la quantité de fil qui excède la somme de valeurs correspondant au salaire.
Le procès de travail apparaît comme procès de valorisation, du fait que le travail concret ajouté au cours de ce procès correspond - pour ce qui est de son intensité - à une somme déterminée de travail socialement nécessaire ou quantité déterminée de travail social moyen, cette somme devant contenir, outre la masse formée par le salaire, un quantum additionnel. On quantifie le travail concret particulier en le ramenant à du travail moyen socialement nécessaire. Or, ce calcul tient, compte de l'élément réel, à savoir: 10 l'intensité normale du travail (le fait que, pour produire une quantité déterminée de produits, on utilise seulement du temps de travail socialement nécessaire); 20 la prolongation du procès de travail au-delà de la durée nécessaire au remplacement de la valeur du capital variable.
De ce qui précède, il ressort que la notion de " travail objectivé " ainsi que l'opposition du capital, comme travail objectivé, au travail vivant, peuvent susciter de graves malentendus. *
J'ai montré ailleurs ** que la réduction de la marchandise au " travail " est restée jusqu'ici ambiguë et incomplète chez tous les économistes. Il ne suffit pas de réduire la marchandise au " travail ", mais au travail sous sa double forme: d'une part, de travail concret, tel qu'il se présente dans la valeur d'usage des marchandises; d'autre part, de travail socialement nécessaire, tel qu'il est calculé dans la valeur d'échange.
Dans le premier cas, tout dépend de sa valeur d'usage particulière, de sa nature spécifique, qui imprime au produit sa marque particulière, et en fait une valeur d'usage concrète, un article différent des autres.
Dans le second cas, on fait complètement abstraction de l'utilité particulière du travail, de sa nature concrète et de ses propriétés déterminées, pour ne calculer que l'élément créateur de valeur, la marchandise n'en étant que la matérialisation. Comme tel, c'est du travail général, indifférencié, socialement nécessaire, parfaitement neutre à l'égard de tout contenu particulier. C'est pourquoi, il trouve son expression autonome dans l'argent, le prix de la marchandise, expressions communes à toutes les marchandises et distinguables uniquement par la quantité.
Du premier point de vue, tout dépend de la valeur d'usage particulière de la marchandise, de son existence matérielle; du second, de l'argent, soit sous forme sonnante et trébuchante, soit sous forme de monnaie de compte, exprimée simplement dans le prix de la marchandise. Là, il s'agit uniquement de la qualité du travail; ici, uniquement de sa quantité. Là, la diversité du travail concret se manifeste dans la division du travail; ici, dans son expression monétaire indifférenciée. Or, cette différence frappe l'œil au sein du procès de production, où elle se manifeste d'une manière active. ce n'est plus nous qui la faisons, elle se fait elle-même dans le procès de production.
La différence entre travail objectivé et travail vivant devient manifeste dans le procès de travail réel. Les moyens de production - le coton, la broche, par exemple - sont des produits, des valeurs d'usage dans lesquelles sont incorporés certains travaux utiles et concrets tels que la construction de machines, la culture du coton. En revanche, le travail de filage apparaît dans le procès, non seulement comme travail spécifiquement différent des travaux contenus dans les moyens de production, mais encore comme travail vivant, travail en voie de réalisation, qui pousse constamment hors de lui son produit, en opposition aux travaux déjà objectivés dans leurs produits particuliers. A ce niveau encore, il y a antagonisme entre l'existence déjà matérialisée du capital, d'une part, et le travail vivant qui est avant tout dépense vitale de l'ouvrier, d'autre part. Au reste, dans le procès de travail, le travail objectivé se manifeste comme l'élément objectif pour la réalisation du travail vivant.
Mais, les choses sont toutes différentes, si l'on considère le procès de valorisation, la création de valeurs nouvelles.
Ici, le travail contenu dans les moyens de production est une somme déterminée de travail social général et s'exprime donc en une certaine grandeur de valeurs ou somme d'argent (en fait, dans le prix de ces moyens de production). Le travail ajouté est donc une certaine quantité additionnelle de travail social général et s'exprime en une grandeur de valeur ou somme d'argent additionnelle.
Ainsi, le travail, déjà contenu dans les moyens de production, est le même que le travail qui s'ajoute nouvellement. La seule différence, c'est que l'un est objectivé dans des valeurs d'usage, et l'autre engagé dans le procès de cette objectivation; l'un est du travail passé, l'autre présent; l'un est du travail mort, l'autre vivant; l'un est du travail objectivé au passé, l'autre s'objective au présent.
Dans la mesure où le travail passé est substitué au travail vivant, il se valorise, devient lui-même procès, fluens produisant une fluxio. Cette absorption de
travail vivant additionnel est le procès de son autovalorisation, sa métamorphose en capital, valeur se valorisant elle-même, sa transformation de grandeur de valeur constante en grandeur de valeur variable et en procès.
Toutefois, ce travail additionnel ne peut s'ajouter que sous forme de travail concret. Il ne s'ajoute donc aux moyens de production que sous la forme spécifique d'une valeur d'usage particulière, tout comme la valeur au sein de ces moyens de production ne se conserve que s'ils sont consommés comme moyens de travail par le travail concret. Néanmoins, la valeur existante - le travail objectivé dans les moyens de production - ne s'accroît pas seulement au-delà de sa propre quantité, mais encore au-delà de la quantité de travail objectivé dans le capital variable, et ce uniquement en absorbant du travail vivant qui s'objective comme travail social général dans l'argent.
C'est donc en ce sens - à savoir celui du procès de valorisation qui représente le but véritable de la production capitaliste - que le capital, travail objectivé (accumulé, préexistant, ou comme en voudra l'appeler) s'oppose au travail vivant (immédiat, etc.), et il se trouve que les économistes eux-mêmes les opposent. Cependant, ici tout devient, pour eux, contradictoire et ambigu, parce qu'ils n'ont pas analysé correctement la marchandise à partir du travail sous sa double forme, ce qui est le cas de Ricardo lui-même.
C'est donc bien par le moyen du procès initial de l'échange entre le capitaliste et l'ouvrier, comme possesseurs de marchandises, que le facteur vivant, la force de travail, entre dans le procès de production comme élément du procès réel du capital. Mais, c'est seulement dans le procès de production que le travail objectivé devient du capital, en suçant du travail vivant. C'est uniquement ainsi que le travail se transforme en capital. *
E. - Les produits du procès
de production capitaliste
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Le procès de production capitaliste est unité du procès de travail et du procès de valorisation. Pour que l'argent devienne capital, il faut le convertir d'abord en les marchandises qui constituent les facteurs du procès de travail, autrement dit, il faut acheter 1º la capacité de travail, 2º les objets sans lesquels la capacité de travail ne pourrait être consommée, c'est-à-dire travailler.
Au sein du procès de travail, ces objets ont pour seule signification d'opérer comme moyens de réalisation du travail, valeurs d'usage du travail: par rapport au travail vivant, ils sont matière et moyen; par rapport au produit, ils sont moyens de production, et pour autant qu'ils sont eux-mêmes déjà des produits, ils sont des moyens de créer un produit nouveau. Mais, ces objets ne jouent pas ce rôle dans le procès de travail, parce que le capitaliste les a achetés ou parce qu'ils sont la forme modifiée de son argent, mais, au contraire, il les achète parce qu'ils jouent ce rôle dans le procès de travail.
Par exemple, pour le procès de filage comme tel, il est parfaitement indifférent que le coton et la broche représentent l'argent du capitaliste, donc du capital, que l'argent avancé soit, par destination, du capital. C'est seulement entre les mains du fileur qu'ils deviennent matière et moyens de travail, et ils le deviennent parce que l'ouvrier file, et non parce qu'il a devant lui du coton appartenant à un autre individu, parce qu'il travaille à l'aide d'une broche appartenant à ce même autre individu, en vue de produire du filé qui appartiendra,' encore et toujours, à cet autre individu.
Les marchandises ne deviennent pas du capital, parce qu'elles sont utilisées ou consommées productivement dans le procès de travail; elle ne deviennent de ce fait que des éléments du procès de travail. Pour autant que le capitaliste achète les éléments matériels du procès de travail, ils représentent certes son capital, mais cela vaut aussi pour le travail, qui représente lui aussi son capital, puisqu'il appartient à l'acheteur de la force de travail, au même titre que les conditions objectives qu'il a achetées. Ce qui lui appartient, ce ne sont pas seulement les divers éléments, mais l'ensemble du procès de travail. Le capital qui, auparavant, existait sous la forme monétaire, existe à présent sous la forme du procès de travail. Cependant, le caractère général de ce dernier ne change pas du fait que le capital s'en soit emparé, de sorte que l'ouvrier travaille pour le capitaliste, au lieu de travailler pour lui-même.
De même que l'or et l'argent ne sont pas monnaie par nature, parce que la monnaie prend, entre autres, la forme de l'or et de l'argent, de même la matière et le moyen de travail ne sont pas capital par nature parce que la monnaie, pour se transformer en capital, se convertit en les facteurs du procès de travail, c'est-à-dire prend nécessairement aussi la forme de la matière et des moyens de travail.
Les économistes modernes se gaussent de la naïveté des partisans du Système monétaire qui, à la question: " Qu'est-ce que la monnaie ? " répondent: " L'or et l'argent sont la monnaie "; mais eux-mêmes ne rougissent pas de répondre à la question: " Qu'est-ce que le capital ? ", que le capital est du coton. Or, n'est-ce pas exactement ce qu'ils affirment, lorsqu'ils écrivent que la matière et le moyen de travail, les moyens de production ou les produits utilisés pour une production nouvelle, bref, les conditions objectives du travail, sont par nature du capital, pour autant et parce qu'ils servent de valeurs d'usage dans le procès de travail du fait de leurs propriétés matérielles ? Tout logiquement d'autres ajoutent ensuite, Le capital, c'est du pain et de la viande. En effet, si le capitaliste achète avec l'argent la force de travail, cet argent ne représente en fait que du pain, de la viande, bref, les moyens d'existence de l'ouvrier. 127
Un siège à quatre pieds recouvert de velours représente, dans certaines circonstances, un trône; mais, ce siège, objet qui sert à s'asseoir, n'est pas pour autant un trône, de. par la nature de sa valeur d'usage. Le facteur essentiel du procès de travail, c'est l'ouvrier lui-même, et, dans le procès de production antique, ce travailleur était l'esclave. Mais, il ne s'ensuit pas que le travailleur soit, par nature, un esclave (comme Aristote était enclin à le penser), pas plus que la broche et le coton ne sont par nature du capital, parce que, de nos jours, ils sont consommés dans le procès de travail par le travailleur salarié.
Il est absurde de prendre un rapport social de production déterminé qui se manifeste dans des choses, pour la propriété naturelle et objective de ces choses.
Or, on trouve cette absurdité en bonne place dans tous les manuels d'économie politique; souvent même dès la première page, on y lit que les éléments du procès de production, ramenés à leur forme la plus générale, sont la terre, le capital et le travail. 128 On pourrait tout aussi bien dire qu'ils sont la propriété foncière, les couteaux, les ciseaux, les broches, le coton, le blé, bref, les matières et les moyens du travail et... le travail salarié.
On énumère sans suite les éléments du procès auxquels on ajoute les caractères sociaux spécifiques qu'ils obtiennent à un stade déterminé de l'évolution historique, et on y amalgame un élément qui appartient au procès de travail en tant que rapport éternel de l'homme et de la nature en général, abstraction faite de toutes les formes sociales déterminées. En confondant l'appropriation du procès de travail par le capital avec le procès de travail lui-même, l'économiste transforme en capital les éléments matériels du procès de travail, parce que le capital, entre autres choses, se change, lui aussi, en éléments matériels. Cette illusion découle de la nature même du procès de production lui-même. Nous la trouvons déjà chez les économistes classiques, du moins tant qu'ils considèrent le procès de production capitaliste sous l'angle exclusif du procès de travail, car, par la suite, ils rectifient leur erreur. Quoi qu'il en soit, c'est une méthode fort commode pour démontrer l'éternité du mode de production capitaliste ou pour faire du capital un élément naturel immuable de la production humaine en général, le travail étant, de toute éternité, une condition naturelle de l'existence humaine.
Le procès de travail n'est rien d'autre que le travail lui-même, considéré au moment de son activité créatrice. Les éléments généraux du procès de production sont, dans cette logique, indépendants de tout développement social particulier: les moyens et la matière du travail, composés en partie par le produit de travaux antérieurs, jouent leur rôle dans tous les procès de travail, en tout temps et en toute circonstance. Il suffit donc que je leur applique l'étiquette de capital, persuadé que semper aliquid haeret [il en restera toujours quelque chose] pour démontrer que l'existence du capital est une loi éternelle de la nature de la production humaine. Par exemple, que le Kirghize qui, au moyen d'un couteau dérobé aux Russes, coupe des joncs pour en faire un canot, est un capitaliste au même titre que monsieur de Rothschild. je pourrais tout aussi bien démontrer que les Grecs et les Romains communiaient sous les deux espèces, lors qu'ils buvaient du vin et mangeaient du pain, ou que les Turcs s'aspergent quotidiennement d'eau bénite catholique, parce qu'ils ne laissent pas passer un jour sans se laver.
Ce radotage, fade et prétentieux, est débité sur un mode sentencieux, non seulement par Fr. Bastiat, les petits traités d'économie politique de la Society for the Advancement of Useful Knowledge ou les manuels puérils de la mère Martineau, mais encore par des économistes sérieux. Ce faisant, au lieu de prouver, comme on en a manifestement l'intention, la nécessité naturelle et éternelle du capital, on en vient, au contraire, à nier sa nécessité, même pour une seule phase historique déterminée du procès social de production. En effet, si l'on nous affirme que le capital n'est rien d'autre que le moyen et la matière du travail ou que les éléments matériels du procès de travail sont par nature du capital, nous sommes en droit de rétorquer que l'on a donc besoin du capital, mais non des capitalistes, ou que le capital n'est qu'un nom inventé pour abuser les masses. 129
L'incapacité de saisir le procès de travail en lui-même aussi bien qu'en tant qu'élément du procès de production capitaliste apparaît de manière encore plus frappante chez monsieur F. Wayland, par exemple, qui raconte que la matière première est du capital devenant Produit par son ouvraison. Ainsi, le cuir est le produit du tanneur, et le capital du cordonnier. Matière première et produit sont, tous deux, des déterminations concernant une chose en rapport avec le procès de travail, mais, en soi et pour soi, ils n'ont rien à voir avec leur destination de capital, bien que l'un et l'autre représentent du capital, lorsque le capitaliste a accaparé le procès de travail. 130
Monsieur Proudhon a mis en valeur ce fait avec sa " profondeur " de pensée habituelle: " Pourquoi le concept de produit se transforme-t-il soudainement en concept de capital ? Par l'idée de la valeur. Cela signifie que, pour devenir capital, le produit doit passer par une authentique évaluation de valeur, doit être acheté ou vendu, son prix doit être débattu et avoir été fixé par une espèce de convention légale. Cette peau qui vient de la boucherie est un produit du boucher. Cette peau est-elle achetée par le tanneur ? Aussitôt celui-ci porte la peau, ou sa valeur, à son fonds d'exploitation. Grâce au travail du tanneur, ce capital redevient produit. " 131
Monsieur Proudhon se distingue par l'apparat de fausse métaphysique grâce auquel il fait d'abord passer les notions élémentaires les plus banales comme capital dans son " fonds d'exploitation ", puis il les vend au public comme riche " produit ". Se demander comment le produit se transforme en capital est déjà absurde, mais y répondre l'est plus encore. En réalité, monsieur Proudhon nous raconte simplement deux faits plutôt connus: d'une part, on travaille parfois des matières premières qui sont des produits, d'autre part, les produits sont aussi des marchandises, c'est-à-dire ont une valeur qui doit, avant de se réaliser, subir l'épreuve du feu de la discussion entre l'acheteur et le vendeur. Ce même " philosophe " observe: " La différence pour la société entre capital et produit n'existe pas. Cette différence est toute subjective aux individus. " La forme sociale réelle, il l'appelle " subjective ", et son abstraction subjective, il l'appelle " société ".
L'économiste, ne considérant le procès de production que sous l'angle du procès de travail, déclare que le capital est une simple chose, matière première, instrument, etc., mais il lui revient bientôt que le procès de production est aussi procès de valorisation et que, par rapport à ce dernier, ces choses doivent être considérées uniquement comme valeur: " Un même capital existe tantôt sous la forme d'une somme d'argent, tantôt sous celle de la matière première, de l'instrument, d'une marchandise finie. En réalité, ces choses ne sont pas le capital; il se trouve dans la valeur qu'elles ont. " 132
Lorsque cette valeur " permanente et impérissable se multiplie, elle se détache de la marchandise qui l'a créée, telle une qualité métaphysique et insubstantielle, mais reste toujours en possession du même cultivateur " (c'est-à-dire du capitaliste): ce qui vient à peine d'être appelé une chose est à présent une " idée commerciale ". 133
Le produit spécifique du procès de production capitaliste n'est ni un simple produit (valeur d'usage), ni une simple marchandise, c'est-à-dire un produit ayant une valeur d'échange; c'est la plus-value, autrement dit, des marchandises ayant une valeur d'échange plus grande, et représentant un travail supérieur à celui qui a été avancé sous forme de monnaie ou de marchandise. Le procès de travail n'apparaît au capital que comme moyen, et le procès de valorisation ou la production de plus-value comme but. Dès que l'économiste s'en souvient, il déclare que le capital est une richesse utilisée dans la production pour " faire du profit ". 134
F. - Procès de circulation
et procès de production
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a) Vente et achat de la force de travail sur le marché
Nous avons vu que la transformation de l'argent en capital s'articule en deux procès autonomes, qui appartiennent à deux sphères absolument différentes et séparées l'une de l'autre. Le premier correspond à la sphère de la circulation des marchandises, et se déroule donc sur le marché: c'est l'achat-vente de ta force de travail; le second, c'est la consommation de la capacité de travail achetée, autrement dit: le procès de production.
Dans le premier procès, le capitaliste et l'ouvrier se font face uniquement comme possesseur d'argent et possesseur de marchandise. Leur transaction - comme celle de tous les acheteurs et vendeurs - est un échange d'équivalents. Dans le second l'ouvrier opère, pour un temps, comme élément vivant du capital: la catégorie de l'échange en est tout à fait exclue. En effet, avant même que ce procès ne commence, le capitaliste s'est approprié par l'achat tous les facteurs matériels et personnels de la production. Cependant, bien qu'existant indépendamment l'un de l'autre, ces deux procès se conditionnent réciproquement: le premier introduit le second, et celui-ci accomplit le premier.
Dans le premier procès - l'achat et la vente de la capacité de travail -, le capitaliste et l'ouvrier se manifestent uniquement comme acheteur et vendeur de marchandises. Ce qui distingue cependant l'ouvrier des autres vendeurs de marchandises, c'est la nature particulière, la valeur d'usage spécifique, de la marchandise qu'il vend. Mais, la valeur d'usage particulière des marchandises ne change en rien la forme économique déterminée de la transaction, ni le fait que l'acheteur représente l'argent, et le vendeur la marchandise. * Il suffit donc d'isoler le premier procès, et de ne considérer que son caractère formel, pour démontrer que le rapport entre le capitaliste et l'ouvrier ne se distingue en rien de celui des possesseurs de marchandises qui échangent entre eux, à leur profit réciproque, argent et marchandise au moyen d'un libre contrat. Ce simple tour de passe-passe n'a rien de sorcier, et pourtant il représente tout l'arsenal de la sagesse de l'économie vulgaire.
Nous avons vu que le capitaliste doit convertir son argent, non seulement en force de travail, mais encore en les facteurs objectifs du procès de travail, les moyens de production. Mais, si nous considérons, d'une part, l'ensemble du capital, c'est-à-dire tous les acheteurs de force de travail et, d'autre part, l'ensemble des vendeurs de force de travail, c'est-à-dire tous les ouvriers, nous constatons que l'ouvrier ne vend pas n'importe quelle marchandise: encore et toujours, il est obligé de vendre sa propre capacité de travail (qui devient ainsi une marchandise). En effet_ en face de lui, il trouve à titre de propriété d'autrui toutes les conditions de production, les moyens de production aussi bien que les moyens de subsistance et l'argent. Bref, toute la richesse objective s'oppose à l'ouvrier comme propriété des possesseurs de ces marchandises.
Cela implique que l'ouvrier travaille en étant dépouillé de toute propriété, les conditions de son travail lui faisant face comme propriété d'autrui. Que le capitaliste nº 1 possède l'argent et achète les moyens de production au capitaliste nº 2, tandis que l'ouvrier, avec l'argent reçu du capitaliste nº 1, achète les moyens de subsistance au capitaliste nº 3, ne change rien à ce que nous venons de dire, puisque tous ensemble les capitalistes nos 1, 2 et 3 sont les propriétaires exclusifs de l'argent, des moyens de production et des moyens de subsistance.
L'homme ne peut vivre que s'il produit des moyens de subsistance, mais il ne peut les produire que s'il détient des moyens de production, conditions matérielles du travail. Il est facile de comprendre que si l'ouvrier est dépouillé des moyens de production, il l'est aussi des moyens de subsistance, de même qu'inversement, s'il est privé des moyens de subsistance, il ne peut créer ses moyens de production.
Ce qui d'emblée, dans le premier procès - avant même la transformation réelle de l'argent ou de la marchandise en capital - imprime aux conditions de travail le caractère de capital, ce n'est pas la nature de l'argent, des marchandises ou des valeurs d'usage matérielles en tant que moyens de subsistance et moyens de production; c'est le fait que cet argent et ces marchandises, ces moyens de production et ces moyens de subsistance se dressent comme des puissances autonomes, personnifiées par leurs propriétaires en face de la capacité de travail, dépouillée de toute richesse matérielle; le fait que les conditions ,matérielles, indispensables à la réalisation du travail, soient étrangères (entfremdet) à l'ouvrier et, qui plus est, apparaissent comme des fétiches doués d'une volonté et d'une âme propres; le fait enfin, que des marchandises figurent comme acheteuses de personnes.
En réalité, l'acheteur de la capacité de travail n'est que la personnification du travail objectivé, dont une fraction est cédée à l'ouvrier sous forme de moyens de subsistance pour que la force vivante du travail s'incorpore à l'autre fraction, et qu'au moyen de cette incorporation, le capital se conserve tout entier et croisse même au-delà de sa masse initiale.
Ce n'est pas l'ouvrier qui acquiert les moyens de subsistance et de production, ce sont les moyens de subsistance qui achètent l'ouvrier, afin d'incorporer sa force de travail aux moyens de production.
Les moyens de subsistance sont la forme matérielle particulière d'un capital qui existe en face de l'ouvrier, avant que celui-ci ne les acquière par la vente de sa capacité de travail. Ainsi, lorsque commence le procès de production, la force de travail est déjà vendue, et les moyens de subsistance sont déjà passés - de jure du moins - dans le fonds de consommation de l'ouvrier. Comme on le voit, ces moyens de subsistance ne constituent pas un élément de procès de travail. Celui-ci - outre l'activité de la force de travail - n'exige rien d'autre que la matière et les moyens de travail.
Il est vrai que l'ouvrier doit conserver sa capacité de travail en consommant les moyens de subsistance, mais cette consommation privée - qui est en même temps reproduction de la force de travail - est extérieure au procès de production des marchandises. Dans la production capitaliste, il est possible que tout le temps disponible du travailleur soit absorbé par le capital, la consommation des moyens de subsistance n'étant pratiquement qu'une simple incidence du procès de travail, à l'instar de la consommation de charbon par les machines à vapeur, de l'huile par les rouages mécaniques ou du foin par le cheval, ou à l'instar de la consommation privée de l'esclave. C'est en ce sens que Ricardo, par exemple (cf. ci-dessus note p. 153), range non seulement les matières premières, les instruments, etc., mais encore " la nourriture et l'habillement " parmi les objets qui donnent une " efficacité au travail ", et servent donc de " capital " dans le procès de travail.
Quoi qu'il en soit, dans la pratique, le travailleur libre consomme les moyens de subsistance en les achetant comme marchandises. Lorsqu'ils passent dans ses mains - donc à plus forte raison lorsqu'il les consomme - ils ont cessé d'être du capital. Ce ne sont donc pas des éléments matériels inhérents au procès de production immédiat du capital, bien qu'ils représentent la forme d'existence matérielle du capital variable, qui apparaît sur le marché, au sein de la sphère de circulation, comme acheteur de la force de travail. 135
Lorsqu'un capitaliste, disposant de 500 thalers, en transforme 400 en moyens de production et en dépense 100 pour acheter des forces de travail, ces dernières représentent son capital variable. Avec ces 100 thalers, les ouvriers achètent à leur tour les moyens de subsistance, soit au même capitaliste, soit à d'autres. Ces 100 thalers ne sont donc que la forme monétaire des moyens de subsistance qui forment la substance du capital variable. Toutefois, au sein du procès de production immédiat, le capital variable n'existe plus sous la forme d'argent, ou de marchandise, mais sous celle du travail vivant que le capitaliste s'est approprié en achetant la force de travail sur le marché. C'est seulement grâce à cette transformation du capital variable en travail que la somme de valeurs avancée soit en argent, soit en marchandises, se métamorphose réellement en capital. Bien que l'achat-vente de la force de travail soit la condition de la transformation d'une partie du capital en capital variable, il forme un procès distinct et indépendant du procès de production immédiat qu'il précède. Il n'en constitue pas moins le fondement absolu et un élément du procès de production capitaliste si nous considérons celui-ci dans sa totalité, et pas seulement à l'instant de la production immédiate de marchandises.
C'est seulement parce que l'ouvrier, pour pouvoir vivre, vend sa force de travail, que la richesse matérielle se transforme en capital. C'est donc seulement face au travail salarié que se changent en capital les objets. représentant les conditions objectives du travail, autrement dit, les moyens de production et les choses représentant les conditions matérielles de la conservation de l'ouvrier: les moyens de subsistance.
Cependant, le capital, pas plus que l'argent, n'est un objet. Dans l'un et l'autre, des rapports de production sociaux déterminés entre individus apparaissent comme des rapports se nouant entre objets et individus. Autrement dit, des rapports sociaux déterminés semblent être des propriétés sociales naturelles des objets. Sans salariat, dès lors que les individus se font face comme des personnes libres, pas de production de plus-value, et sans celle-ci, pas de production capitaliste, donc ni capital ni capitaliste ! Capital et travail salarié (comme nous appelons le travail de l'ouvrier qui vend lui-même sa capacité de travail) expriment deux facteurs d'un seul et même rapport.
L'argent ne peut devenir du capital sans s'échanger au préalable contre la force de travail que l'ouvrier vend comme une marchandise; d'autre part, le travail ne peut être salarié qu'à partir du moment où les propres conditions objectives de l'ouvrier se dressent en face de lui comme des forces autonomes, propriété d'autrui, valeur existant pour soi et ramenant tout à elle, bref, du capital. En conséquence, si du point de vue de sa matière, c'est-à-dire de sa valeur d'usage, le capital se réduit aux conditions objectives du travail, du point de vue formel, celles-ci doivent s'opposer au travail comme des puissances étrangères et autonomes, comme valeur - travail objectivé - qui traite le travail vivant comme un simple moyen pour se conserver et s'accroître elle-même. Le travail salarié - le salariat - est donc une forme sociale nécessaire du travail pour la production capitaliste, tout comme le capital - valeur concentrée en puissance - est la forme sociale nécessaire que doivent assumer les conditions objectives du travail pour que le travail soit salarié.
Il s'ensuit que le travail salarié est la condition nécessaire de la formation du capital et demeure toujours la prémisse nécessaire de la production capitaliste. C'est pourquoi, même si le premier procès - échange de l'argent contre de la force de travail, ou achat de la force de travail - n'entre pas, en tant que tel, dans le procès de production immédiat, il entre en revanche dans la production d'ensemble du, rapport. 136
Comme nous l'avons vu, ce premier procès - achat et vente de la force de travail - implique que les moyens de production et de subsistance se soient rendus autonomes face au travail pur et simple, en étant personnifiés par les acheteurs qui nouent contrat avec les ouvriers en tant que vendeurs. De ce procès inhérent à la sphère de circulation, c'est-à-dire au marché, nous passons maintenant au procès de production immédiat qui est, avant tout, procès de travail.
b) La force de travail dans le procès
de production immédiat
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Dans le procès de travail, l'ouvrier comme tel entre avec les moyens de production en un rapport normal et actif, déterminé simplement par la nature et le but du travail. Il les approprie et les traite en simples moyens et matières du travail, si bien qu'ils cessent d'exister à part, tournés qu'ils étaient sur eux-mêmes et doués d'une âme propre, bref, ils ne sont plus séparés du travail. A présent, le travail est rétabli dans son union avec les conditions objectives qui sont la simple matière et les organes de son activité créatrice. La peau que l'ouvrier tanne, il la traite comme simple objet de son activité productive, et non comme capital *: il ne tanne pas la peau du capitaliste. 137
Pour autant que le procès de production n'est que procès de travail, l'ouvrier y consomme les moyens de production comme de simples aliments du travail; en revanche, pour autant qu'il est aussi procès de valorisation, le capitaliste y consomme la force de travail de l'ouvrier, en s'appropriant le travail vivant comme sang vital du capital. La matière première et l'objet du travail en général ne servent qu'à absorber le travail d'autrui, l'instrument de travail faisant office de conducteur, de véhicule dans ce procès d'absorption. En incorporant à ses éléments matériels la force de travail vivante, le capital devient un monstre animé, et se met à agir " comme s'il était possédé par l'amour ".
Comme on le sait, le travail ne crée de la valeur que s'il revêt une forme utile bien déterminée, de même que chaque forme utile particulière exige un travail, des matières et des moyens d'une valeur d'usage spécifique (fileur, coton, broches, etc.). C'est pourquoi, le travail ne peut être absorbé que si le capital possède la forme de moyens de production spécifiques, correspondant aux procès de travail déterminés. Ce n'est que sous cette forme qu'il peut effectivement absorber du travail vivant.
C'est pourquoi, aux yeux du capitaliste, de l'ouvrier et de l'économiste (qui ne peut concevoir de procès de travail en dehors de l'appropriation capitaliste), les éléments matériels du procès de travail se présentent comme du capital, de par leurs propriétés matérielles. C'est pourquoi, l'économiste est incapable de distinguer entre l'existence matérielle de ces simples facteurs du procès de travail et la propriété, sociale qui s'y amalgame, et en fait du capital. Il en est incapable, parce que, dans la réalité, c'est un seul et même procès de travail - auquel les moyens de production, de par leurs propriétés matérielles, servent de simples aliments du travail - qui transforme ces moyens de production en simples moyens d'absorption du travail.
Dans le procès de travail considéré en soi, l'ouvrier utilise les moyens de production; dans le procès de travail, qui est en même temps procès de production capitaliste, les moyens de production emploient l'ouvrier, en sorte que le travail n'est plus qu'un moyen grâce auquel une somme donnée de valeurs, soit une masse déterminée de travail objectivé, absorbe du travail vivant, en vue de se conserver et de s'accroître. Le procès de travail est donc procès d'auto-valorisation du travail objectivé grâce au travail vivant. 138
Le capital utilise donc l'ouvrier, et non l'ouvrier le capital: seuls les objets qui emploient l'ouvrier et ont donc une existence, une volonté et, une conscience personnifiées dans le capitaliste, sont du capital. 139
Pour autant que le procès de travail est le simple moyen et la forme réelle du procès de valorisation, bref, pour autant qu'il consiste à objectiver dans les marchandises - outre le travail matérialisé dans le salaire - un surcroît de travail non payé, plus-value, c'est-à-dire pour autant qu'il est procès de production de la plus-value, le point de départ de tout ce procès est l'échange de travail objectivé contre du travail vivant, ou plus exactement l'échange d'un travail objectivé moindre contre un travail vivant plus important.
Dans le procès d'échange, une somme d'argent représentant une marchandise (ou travail objectivé) s'échange contre une quantité égale de travail objectivé dans la capacité vivante du travail: conformément à la loi de la valeur qui règle l'échange des marchandises, on y échange des équivalents, quantités égales de travail objectivé, même si l'une est objectivée dans une chose et l'autre dans une personne en chair et en os. Mais cet échange n'est que l'amorce du procès de production, au sein duquel, en réalité, s'échange plus de travail sous une forme vivante qu'il n'en a été dépensé sous forme objectivée.
L'économie politique classique a eu le grand mérite de concevoir tout le procès de production comme un procès se déroulant entre le travail objectivé et le travail vivant, le travail vivant étant opposé au capital, simple travail objectivé, c'est-à-dire valeur qui se valorise elle-même grâce au travail vivant.
Son seul défaut, c'est: 1º de n'avoir pas su montrer comment cet échange d'une quantité plus grande de travail vivant contre une quantité moindre de travail objectivé ne contredit pas la loi de l'échange de marchandises, autrement dit, la détermination de la valeur des marchandises par le temps de travail; 2º et, en conséquence, d'avoir identifié purement et simplement l'échange d'une quantité déterminée de travail objectivé contre la force de travail dans le procès de circulation avec l'absorption de travail vivant dans le procès de production par le travail objectivé sous forme de moyens de production, d'où confusion entre le procès d'échange du capital variable contre la force de travail et le procès d'absorption du travail vivant par le capital constant dans le procès de production.
Ces erreurs s'expliquent par l'emprise qu'exerce le capital sur les économistes. De fait, l'échange d'une quantité moindre de travail objectivé contre une quantité plus grande de travail vivant apparaît comme un seul et unique procès, sans aucun intermédiaire aux yeux du capitaliste: ne paie-t-il pas le travail qu'après sa valorisation ?
Ainsi donc, lorsque l'économiste moderne oppose au travail vivant le capital, travail objectivé, il n'entend pas par travail objectivé les produits du travail ayant une valeur d'usage et incarnant certains travaux utiles, mais les produits en tant que matérialisation d'une quantité déterminée de travail social général, donc de valeur (argent) qui se valorise elle-même en s'appropriant le travail vivant d'autrui.
Cette appropriation s'effectue sur le marché au moyen de l'échange entre capital variable et force de travail, mais ne s'accomplit vraiment que dans le procès de production réel. 140
Au début, la subordination du procès de travail au capital ne change rien au mode de production réel, elle se traduit pratiquement en ceci: l'ouvrier passe sous le commandement, la direction et la surveillance du capitaliste, bien sûr, uniquement pour ce qui est de son travail qui appartient au capital. *
D'abord, le capitaliste veille à ce que l'ouvrier ne perde pas son temps, que chaque heure de son travail fournisse le produit d'une heure de travail et qu'il n'emploie que du temps de travail moyen nécessaire pour fabriquer le produit. Dès lors que le rapport capitaliste domine la production et que l'ouvrier et le capitaliste reviennent constamment sur le marché, l'un comme vendeur et l'autre comme acheteur, le procès de travail dans son ensemble devient continu, au lieu d'être interrompu comme lorsque le travailleur, en tant que producteur autonome de marchandises, dépend de la vente de ses marchandises à la clientèle particulière. En effet, le minimum de capital doit être désormais assez grand pour occuper en permanence l'ouvrier et pour attendre la vente des marchandises. 141
Ensuite, le capitaliste oblige les ouvriers à prolonger le plus possible la durée de leur journée au-delà du temps de travail nécessaire à la reproduction de leur salaire, puisque c'est précisément cet excédent de travail qui lui procure une plus-value. 142
De même que la valeur d'usage n'intéresse le possesseur de marchandises que parce qu'elle est le support de leur valeur d'échange, de même le procès de travail n'intéresse le capitaliste que parce qu'il est le support et le moyen du procès de valorisation. Pour lui, dans le procès de production, du fait qu'il est procès de valorisation, les moyens de production continuent d'être de simples valeurs monétaires, indifférentes à la forme matérielle et à la valeur d'usage spécifique sous lesquelles ils se présentent. Exactement de la même manière, le travail n'y est pas considéré comme une activité productive ayant une valeur d'usage particulière, mais comme une substance créatrice de valeurs, comme un travail social général qui s'objective et dont le seul élément est la quantité.
Ainsi, chaque branche particulière de la production n'est pour le capital qu'une sphère de placement de son argent pour en tirer plus d'argent, pour conserver la valeur existante et l'accroître, ou pour s'approprier du surtravail *. Or, dans chaque branche particulière de la production, le procès de travail, donc aussi les facteurs de celui-ci, sont différents. Les bottes ne se fabriquent pas avec les broches, le coton et les fileurs !
Toutefois, le placement de capitaux dans telle ou telle branche de production, les quantités dans lesquelles le capital de la société se répartit entre les diverses branches de la production et enfin les proportions dans lesquelles il migre d'une branche à l'autre, tout cela est déterminé par les besoins changeants de la société pour les produits de ces branches particulières, c'est-à-dire par la valeur d'usage des marchandises qui y sont produites: même si l'on ne paie que la valeur d'échange d'une marchandise, on ne l'achète que pour sa valeur d'usage. Étant donné que le produit immédiat du procès de production est la marchandise, le capitaliste ne peut réaliser son capital qui, à la fin de ce procès, existe sous forme de marchandises (donc aussi la plus-value y renfermée), que s'il trouve des acquéreurs pour ses marchandises.
Le capital en soi et pour soi est indifférent à la spécificité de chaque branche particulière de la production: seule la difficulté plus ou moins grande de vente des marchandises de telle ou telle branche détermine où, comment et dans quelle mesure il se place dans une branche donnée de la production ou en émigre, bref modifie sa distribution entre les diverses branches productives.
Dans la. pratique, cette mobilité du capital se heurte à des obstacles, dont nous n'avons pas à analyser ici le détail. Mais, comme nous le verrons par la suite, d'une part, le capital crée des moyens pour les surmonter, pour autant qu'ils naissent directement de son rapport de production; d'autre part, avec le développement de son propre mode de production, il élimine tous les obstacles légaux ou extra-économiques entravant la liberté de se mouvoir dans les diverses branches de production et, en premier lieu, il renverse et brise toutes les barrières juridiques ou traditionnelles, qui l'empêchent d'acheter à sa guise telle ou telle sorte de force de travail, ou de s'approprier tel ou tel genre de travail.
En outre, bien que la force de travail possède une forme spécifique dans chaque branche de production (ainsi l'art de filer, de ressemeler, de forger) et que, pour chaque branche particulière de production, il faille donc une force de travail étroitement spécialisée, une force de travail particularisée, cette mobilité du capital implique, qu'il soit lui-même indifférent à la nature particulière du procès de travail qu'il s'approprie. Qui plus est, le capital exige une même fluidité ou mobilité du travail, c'est-à-dire de la capacité d'application de la force de travail par l'ouvrier.
Nous verrons que le mode de production capitaliste crée lui-même des obstacles économiques qui s'opposent à sa tendance propre *. Cependant, il élimine tous les obstacles légaux et extra-économiques à cette variabilité. 143
Si le capital - valeur qui se valorise elle-même - est indifférent à la forme matérielle particulière qu'il revêt dans le procès de travail - soit comme machine à vapeur, soit comme tas de fumier ou soie - l'ouvrier ne l'est pas moins au contenu particulier de son travail.
Au reste, son travail appartient au capital et n'est que la valeur d'usage de la marchandise vendue par l'ouvrier à seule fin de se procurer de l'argent et, avec cet argent, des moyens de subsistance. Changer de travail ne le préoccupe que dans la mesure où toute espèce particulière de travail exige une formation différente de la force de travail. Son indifférence au contenu particulier du travail ne lui procure donc pas l'aptitude de changer sur commande ses capacités de travail. Cependant, il prouve son indifférence lorsqu'il lance ceux qui prennent la relève - la génération montante - d'une branche d'activité à l'autre, selon les impératifs du marché. De fait, plus est développée la production capitaliste d'un pays, plus grande est la mobilité exigée de la capacité de travail. Plus l'ouvrier est indifférent au contenu particulier de son travail, plus est fluide et intense la migration du capital d'une branche de production à l'autre.
L'axiome de l'économie politique classique est la mobilité de la force de travail et la fluidité du capital. C'est exact pour autant que le mode de production capitaliste y tend impitoyablement, en dépit de tous les obstacles qu'il crée lui-même pour la plupart. De toute façon, pour exposer les lois de l'économie politique dans leur pureté, il faut faire abstraction de ces obstacles, comme en mécanique pure on néglige les frictions secondaires qui, dans chaque cas particulier, doivent être écartées pour que la loi s'applique. 144
Bien que le capitaliste et l'ouvrier n'aient sur. le marché d'autres rapports que ceux d'acheteur (argent) et de vendeur (force de travail-marchandise), ce rapport prend d'emblée une tonalité particulière en raison du contenu spécifique de l'objet de ce commerce. Cela est d'autant plus manifeste que, comme l'exige le mode de production capitaliste, les deux parties apparaissent toujours à nouveau sur le marché, en ayant chacun sa même caractéristique en opposition à l'autre.
Au contraire, dans le rapport ordinaire des possesseurs de marchandises sur le marché, chaque possesseur de marchandises apparaît alternativement comme vendeur et acheteur. Ce qui y distingue les deux possesseurs de marchandises, en tant que vendeur et acheteur, s'efface sans cesse, puisqu'ils jouent alternativement tous deux le même rôle l'un en face de l'autre dans la sphère de la circulation.
Certes, l'ouvrier devient à son tour acheteur, après qu'il ait vendu sa capacité de travail et l'ait transformé en argent, tandis que les capitalistes lui font face comme de simples vendeurs de marchandises. Mais, entre ses mains, l'argent est un pur moyen de circulation. Sur le marché où s'échangent les marchandises, l'ouvrier se distingue du propriétaire de marchandises, qui est toujours vendeur, en ce que lui-même est toujours acheteur, comme le sont tous les autres possesseurs d'argent. En revanche, sur le marché du travail, l'argent fait toujours face à l'ouvrier sous forme de capital, le possesseur de cet argent étant du capital personnifié, le capitaliste; de même, l'ouvrier y fait toujours face au possesseur de l'argent comme simple personnification de la capacité de travail, donc du travail, bref comme ouvrier. 145
Sur le marché, on ne trouve donc pas face à face un simple vendeur et un simple acheteur, mais un capitaliste et un ouvrier qui s'opposent comme vendeur et acheteur, dès la sphère de circulation. Leur rapport de capitaliste et d'ouvrier conditionne en effet leur rapport d'acheteur et de vendeur. Ce rapport ne découle pas simplement de la nature de la marchandise elle-même, comme chez les autres vendeurs de marchandises qui produisent pour leurs propres besoins, en créant un produit déterminé sous forme de marchandise afin de s'approprier, par l'acte de vente, les produits d'autrui. Nous n'avons plus affaire à la division sociale du travail dont chaque branche est autonome, le cordonnier, par exemple, vendant des chaussures et achetant du cuir et du pain, mais à une division des éléments d'un procès de production qui en réalité forment un tout, mais dont l'autonomie est poussée jusqu'à l'antagonisme et la personnification respective. Ainsi donc, l'argent, forme universelle du travail objectivé, devient acheteur de la force de travail, source vivante de la valeur d'échange, et partant aussi de la richesse, du point de vue de la valeur d'échange (argent) et de la valeur d'usage (moyens de subsistance et moyens de production), la richesse réelle se manifeste en une personne face à la possibilité de la richesse, autrement dit, de la capacité de travail, qui est une autre personne.
Comme la plus-value est le produit spécifique du procès de production, le produit de celle-ci n'est pas seulement la marchandise, mais encore le capital. Comme on le sait, le travail se transforme en capital dans le procès de production. L'activité de la force de travail, c'est-à-dire du travail, s'objective dans le procès de production et devient ainsi de la valeur; mais, étant donné qu'avant même d'avoir commencé, le travail a déjà cessé d'appartenir à l'ouvrier, ce qui s'objective c'est, à ses yeux, du travail d'autrui, du capital, c'est-à-dire une valeur qui, étant autonome, s'oppose à la force de travail. Le produit appartient au capitaliste et, vis-à-vis de l'ouvrier, représente du capital tout autant que les éléments du procès de production.
Au reste, la valeur existante (argent) ne devient véritablement capital que du moment où: 1º elle se valorise dans le procès de production où l'activité de la capacité de travail, le travail, agit comme une énergie qui s'incorpore à lui et devient sa propriété, et 2º elle se distingue, en tant que plus-value, de la valeur avancée, ce qui est encore le résultat de l'objectivation de surtravail.
c) Le procès de production
comme procès d'auto-valorisation du capital
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Dans le procès de production, le travail devient du travail objectivé en opposition à la force de travail vivante et, du fait même de l'absorption et de l'appropriation du travail, la valeur avancée devient valeur en procès, -c'est-à-dire une valeur qui crée de la plus-value distincte d'elle. C'est uniquement parce que le travail se transforme en capital durant le procès de production, que la somme de valeurs avancée - capital purement potentiel - se réalise comme capital réel. 145 (145)
(...) * c'est-à-dire dans la production, on obtient en retour une valeur supérieure à la somme des valeurs avancées par le capitaliste. La production de marchandises est simple moyen d'atteindre ce but, tout comme en général le procès de travail apparaît uniquement comme moyen du procès de valorisation au sens de création de plus-value, et non comme précédemment de création de valeurs.
Ce résultat s'obtient dans la mesure où le travail vivant que l'ouvrier doit exécuter, et qui s'objective donc dans le produit de son activité, est plus grand que le travail contenu dans le capital variable ou salaire, en d'autres termes, que le travail nécessaire à la reproduction de la force de travail.
La valeur avancée ne devenant capital que par la création de plus-value, la genèse du capital, tout comme le procès de production capitaliste, repose essentiellement sur les deux éléments suivants:
1º l'achat et la vente de la capacité de travail. Autrement dit, un acte qui se déroule dans la sphère de circulation, mais qui, du point de vue de l'ensemble du procès de production capitaliste, n'est pas seulement l'un de ses éléments et sa prémisse, mais encore son résultat constant. Cet achat-vente de la force de travail implique déjà que les conditions objectives du travail - moyens de subsistance et de production - soient séparées de la force vivante du travail, devenue l'unique propriété dont l'ouvrier dispose, et donc l'unique marchandise qu'il peut offrir à l'acheteur éventuel.
Cette séparation est si radicale que les conditions objectives du travail apparaissent en face de l'ouvrier comme des personnes autonomes, le capitaliste, leur propriétaire, les personnifiant en opposition à l'ouvrier, simple possesseur de la capacité de travail. Cette séparation et cette autonomie sont une condition préalable à l'achat et la vente de la force de travail et à l'incorporation du travail vivant au travail mort comme moyen de conservation et d'accroissement de ce dernier, comme moyen de son auto-valorisation. Sans cet échange du capital variable contre la force de travail, il n'y aurait pas auto-valorisation du capital total, ni formation de capital en général: les moyens de production et de subsistance ne le transformeraient pas en capital.
2º le véritable procès de production. Ce second élément représente le procès réel de consommation de la force de travail achetée par le possesseur de marchandises et d'argent.
Dans le procès de production réel, les conditions objectives du travail - matière et moyens du travail - servent à objectiver non seulement le travail vivant, mais encore un travail excédant celui que contenait le capital variable. Elles servent dope de moyen d'absorption et de l'extorsion du sur travail qui s'exprime dans la plus-value (et le surproduit).
Considérons maintenant les deux éléments suivants: 1º l'échange de la force de travail contre le capital variable; 2º le procès de production proprement dit (où le travail vivant est incorporé comme agent au capital).
L'ensemble apparaît comme un procès où: 1º une quantité moindre de travail objectivé s'échange contre une quantité supérieure, du fait que le capitaliste reçoit du travail vivant en échange du salaire qu'il verse; 2º les formes objectives que le capital revêt immédiatement dans le procès de travail, les moyens de production (donc encore du travail objectivé) sont des moyens d'extorsion et d'absorption de travail vivant.
L'ensemble forme donc un procès qui se déroule entre le travail vivant et le travail objectivé, ce procès ne transformant pas seulement le travail vivant en travail objectivé, mais encore le travail objectivé en capital. En conséquence, c'est un procès ne produisant pas seulement des marchandises, mais encore de la plus-value, donc du capital. *
Les moyens de production se présentent ici non seulement comme des moyens de réaliser le travail, mais encore - au même titre - comme des moyens d'exploiter le travail d'autrui. **
A propos de la valeur (argent) qui matérialise le travail social moyen, on peut observer, en outre, qu'un travail de filage, par exemple, peut se situer au-dessus ou au-dessous de la moyenne du travail social. Autrement dit, telle quantité de travail de filage peut être égale, supérieure ou inférieure à une même quantité de travail social moyen ou au temps de travail de même grandeur (durée) objectivé, par exemple, dans une certaine quantité d'or. Mais, si le travail de filage est effectué avec le degré d'intensité normal de sa sphère, par exemple, si le travail utilisé dans le filé produit en une heure est égal à la quantité normale de filé produite en moyenne par une heure de travail de filage dans les conditions sociales existantes, le travail objectivé dans le filé sera le travail social moyen, et, comme tel, il a un rapport quantitatif déterminé avec le travail social, moyen et général, qui sert de mesure: il peut en représenter une quantité égale, moindre ou supérieure, et exprimer donc, lui aussi, une quantité déterminée de travail social moyen.
G. Les deux phases historiques
du développement économique
de la production capitaliste *
a) Soumission formelle du travail au capital
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Le procès de travail devient simple moyen de valorisation et d'auto-valorisation du capital, simple moyen de production de la plus-value: non seulement il est subordonné au capital, mais c'est son procès à lui. Le capitaliste y entre comme dirigeant et chef. Il s'agit donc d'emblée pour lui d'un procès d'exploitation du travail d'autrui. C'est ce que j'appelle la soumission formelle du travail au capital. C'est une forme que l'on retrouve en général dans tout procès de production capitaliste. De même, elle peut coexister comme forme particulière au sein du mode de production capitaliste pleinement développé, alors que l'inverse n'est pas forcément vrai.
Le procès de production est désormais procès du capital lui-même, procès qui s'effectue sous la direction du capitaliste au moyen des éléments du procès de travail, en lesquels l'argent est converti dans le seul but de faire plus d'argent avec cet argent.
Lorsque le paysan, jusque-là indépendant et travaillant pour lui-même, devient journalier et produit pour un fermier; lorsque l'ordre hiérarchique, propre au mode de production féodal des corporations, fait place au simple antagonisme du capitaliste faisant travailler pour lui l'artisan devenu salarié; lorsque l'ancien esclavagiste emploie comme salariés ceux qui étaient naguère ses esclaves, etc., il apparaît que ces procès de production, si diversement structurés du point de vue économique et social. sont transformés en procès de production du capital. C'est alors que se manifestent les changements que nous avons analysés précédemment *.
Le paysan, naguère indépendant, passe, comme facteur du procès de production, sous la dépendance du capitaliste, qui le dirige et le surveille. Son emploi même dépend d'un contrat qu'il doit, en tant que possesseur de marchandise - sa force de travail - conclure au préalable avec le capitaliste, possesseur d'argent. L'esclave cesse d'être un instrument de production appartenant à son patron. Le rapport du maître et du compagnon disparaît. L'artisan qui était maître de métier vis-à-vis du compagnon, n'est plus maintenant en face de lui qu'un possesseur de capital, tandis que son vis-à-vis n'est plus qu'un vendeur de travail.
Avant le procès de production, ils se font tous face comme possesseurs de marchandises n'ayant entre eux qu'un rapport purement monétaire. Au sein du procès de production, ce sont les fonctionnaires qui en personnifient les divers facteurs, le capitaliste le " capital ", et le producteur immédiat le " travail ", leur rapport étant déterminé par le travail devenu simple facteur du capital qui se valorise lui-même.
Le capitaliste veille à ce que le travail ait le degré normal de qualité et d'intensité; il prolonge autant que possible la durée du procès de travail, la plus-value produite augmentant en proportion. La continuité du travail augmente, lorsque les producteurs qui dépendaient des clients privés n'ont. plus à vendre leurs produits eux-mêmes et trouvent dans le capitaliste un trésorier-payeur durable.
Il se produit ici également une mystification inhérente au rapport capitaliste: la force de travail qui conserve la valeur, apparaît comme la force d'auto-conservation du capital, et la force de travail créatrice de valeur comme force d'auto-valorisation du capital; bref, il apparaît que le travail objectivé utilise le travail vivant.
Néanmoins, tous ces changements n'affectent pas d'emblée le contenu et les procédés techniques réels du procès de travail et de production. Au contraire, il est normal que le capital se soumette le procès de travail tel qu'il existe, c'est-à-dire sur la base des procès de travail développés par les différents modes de production archaïques.
Le capital se soumet donc un procès de travail préexistant et déterminé; par exemple, le travail artisanal ou la petite agriculture paysanne autonome. Les seules transformations que l'on puisse enregistrer dans le procès de travail traditionnel, soumis au commandement du capital, ce sont les conséquences progressives de la soumission, désormais réalisée par le capital, des procès donnés et traditionnels du travail.
Le contenu du procès réel de travail et la technique en vigueur ne changent pas non plus du fait que l'intensité et la durée du travail augmentent, et que le travail s'ordonne et se déroule de manière plus suivie sous l'œil intéressé du capitaliste. Ils sont bien plutôt en contraste frappant avec le mode de production spécifiquement capitaliste (travail à une grande échelle, etc.), celui-ci se développant à mesure qu'augmente la production capitaliste, qui révolutionne progressivement la technique du travail et le mode d'existence réel de l'ensemble du procès de travail en même temps que les rapports entre les divers agents de la production.
C'est justement par opposition au mode de production capitaliste pleinement développé que nous appelons soumission formelle du travail au capital, la subordination au capital d'un mode de travail tel qu'il était développé avant que n'ait surgi le rapport capitaliste.
Les deux formes ont en commun que le capital est un rapport coercitif visant à extorquer du surtravail, tout d'abord en prolongeant simplement la durée du temps de travail, la contrainte ne reposant plus sur un rapport personnel de domination et de dépendance, mais uniquement sur les différentes fonctions économiques. En fait, le mode de production spécifiquement capitaliste connaît encore d'autres modes d'extorsion de plus-value, mais, sur la base d'un mode de production préexistant, c'est-à-dire d'un mode donné de la force productive du travail, et du mode de travail correspondant au développement de cette force productive, la plus-value ne peut être extorquée qu'en prolongeant la durée du temps de travail, sous forme de la plus-value absolue. * La soumission formelle du travail au capital ne connaît donc que cette seule forme de production de plus-value.
Les éléments généraux du procès de travail tels que nous les avons exposés au chapitre II (3e section) ** - par exemple, la division des conditions objectives du travail en matière et moyens de production en opposition à l'activité vivante de l'ouvrier - sont indépendants de chacun des caractères spécifiquement historiques et sociaux du procès de production, et sont donc valables pour toutes les formes possibles de développement du procès de travail. Ce sont, en fait, les conditions naturelles, invariables, du travail humain, comme on le constate d'une manière frappante au simple fait qu'elles existent même pour les hommes travaillant indépendamment les uns des autres en un rapport d'échange, non pas avec la société, mais avec la nature, tel Robinson. Ce sont donc les déterminations absolues du travail humain en général, sitôt qu'il s'est dégagé de son caractère purement animal.
Ce en quoi le procès de travail soumis formellement au capital se distingue d'emblée - et se distinguera toujours plus - même s'il s'exerce sur la base de l'ancien mode de travail traditionnel, c'est l'échelle à laquelle il opère, c'est-à-dire, d'une part, le volume des moyens de production avancés, d'autre part, le nombre des ouvriers commandés par un même employeur. Ce qui, sur la base du mode de production des corporations apparaît comme montant maximum des compagnons employés par un maître ne constitue même pas le strict minimum pour le rapport capitaliste. Un tel minimum donnerait à la rigueur un rapport capitaliste purement nominal, puisque le capitaliste n'emploierait pas assez d'ouvriers pour que la plus-value produite assure un revenu suffisant à sa consommation privée et à son fonds d'accumulation, de manière à le dispenser d'un travail immédiat et lui permettre d'apparaître comme simple capitaliste, surveillant et dirigeant le procès, fonctionnaire, doué de volonté et de conscience, du capital engagé dans son procès d'auto-valorisation.
Cet élargissement de l'échelle productive constitue la base réelle sur laquelle le mode de production spécifiquement capitaliste se développe, dès lors qu'il trouve des conditions historiques favorables, par exemple au XlVe siècle, cependant qu'il surgit de manière sporadique, sans dominer la société entière, au sein de formations sociales plus anciennes.
La soumission formelle du travail au capital s'observe le mieux dans les conditions où le capital existe déjà dans certaines fonctions subordonnées, sans dominer et déterminer encore toute la forme sociale, comme c'est le cas lorsqu'il achète directement le travail en s'appropriant le procès de production immédiat. En Inde, par exemple, le capital usuraire avance au producteur immédiat des matières premières et des instruments de travail, en nature ou sous forme monétaire: les gigantesques profits qu'il retire et, en général, les intérêts - de quelque montant qu'ils soient - qu'il arrache aux producteurs immédiats ne sont rien d'autre que de la plus-value. En effet, son argent se transforme en capital du fait qu'il extorque du travail non payé - du surtravail - au producteur immédiat. Toutefois, il ne s'immisce pas dans le procès de production en tant que tel, celui-ci fonctionnant toujours en dehors de lui, selon le mode traditionnel. De fait, le capital usuraire se développe, lorsque le mode de production traditionnel s'étiole; qui plus est, il est le moyen de l'étioler et de le faire végéter dans les conditions les plus défavorables. Ce n'est toutefois pas encore la soumission formelle du travail au capital.
Un autre exemple, c'est celui du capital marchand, qui passe commande à un certain nombre de producteurs immédiats, puis collecte leurs produits et les revend, en avançant parfois la matière première ou l'argent, etc. C'est à partir de cette forme que s'est développé un élément important du rapport capitaliste moderne. Çà, et là, il assure aujourd'hui encore la transition au rapport capitaliste proprement dit. Là aussi nous n'avons pas encore de soumission formelle du travail au. capital. En effet, le producteur immédiat continue à la fois de vendre sa marchandise et d'utiliser son propre travail. Cependant, la transition y a déjà atteint un stade plus avancé que dans le rapport du capital usuraire.
A l'occasion nous reviendrons plus tard sur ces deux formes qui se retrouvent au sein du mode de production capitaliste développé où elles assurent la transition de branches d'activité secondaires non encore pleinement capitalistes.
b) Soumission réelle du travail au capital,
ou le mode de production spécifiquement capitaliste
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Au chapitre III *, nous avons exposé en détail qu'avec la production de plus-value relative, toute la forme réelle du mode de production se modifie, de sorte que nous avons affaire au mode de production spécifiquement capitaliste (du point de vue technologique aussi) 7. C'est sur cette base - et à partir d'elle seulement - que se développent des rapports de production conformes au procès capitaliste de production entre les divers agents de la production, notamment entre capitalistes et salariés.
En se développant, les forces de production de la société, ou forces productives du travail, se socialisent et deviennent directement sociales (collectives), grâce à la coopération, la division du travail au sein de l'atelier, l'emploi du machinisme et, en général, les transformations que subit le procès de production grâce à l'emploi conscient des sciences naturelles, de la mécanique, de la chimie, etc. appliquées à des fins technologiques déterminées, et grâce à tout ce qui se rattache au travail effectué à une grande échelle, etc. (Seul ce travail socialisé est en mesure d'appliquer les produits généraux du développement humain - par exemple les mathématiques - au procès de production immédiat, le développement de ces sciences étant à son tour déterminé par le niveau atteint par le procès de production matériel.)
Tout ce développement de la force productive du travail socialisé, de même que l'application au procès de production immédiat de la science, ce produit général du développement social, s'opposent au travail plus ou moins isolé et dispersé de l'individu particulier, et ce, d'autant que tout se présente directement comme force productive du capital, et non comme force productive du travail, que ce soit celle du travailleur isolé, des travailleurs associés dans le procès de production, ou même d'une force productive du travail qui s'identifierait au capital.
Cette mystification, propre au rapport capitaliste en général, va se développer désormais beaucoup plus que ce ne pouvait être le cas dans la simple soumission formelle du travail au capital. Au reste, c'est à ce niveau seulement que la signification historique de la production capitaliste apparaît d'une manière frappante (spécifique), précisément au travers des transformations subies par le procès de production immédiat et du développement des forces productives sociales du travail.
Dans lé même chapitre III, nous avons démontré que, non seulement dans les " idées ", mais encore dans la " réalité ", le caractère social (socialité) du travail se dresse en face de l'ouvrier comme un élément étranger et, qui plus est, hostile et antagonique, lorsqu'il est objectivé et personnifié dans le capital.
Si la production de la plus-value absolue correspond à la soumission formelle du travail au capital, celle de plus-value relative correspond à la soumission réelle du travail au capital.
Si l'on considère à part chacune des formes de plus-value., absolue et relative, celle de la plus-value absolue précède toujours celle de la plus-value relative. Mais à ces deux formes de plus-value correspondent deux formes distinctes de soumission du travail au capital ou deux formes distinctes de production capitaliste, dont la première ouvre toujours la voie à la seconde, bien que cette dernière, qui est la plus développée des deux, puisse ensuite constituer à son tour la, base pour l'introduction de la première dans de nouvelles branches de production.
c) Remarques complémentaires
sur la soumission formelle du travail au capital.
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Avant de poursuivre l'analyse de la soumission réelle du travail au capital, voici quelques notes complémentaires extraites de mes cahiers.
J'appelle soumission formelle du travail au capital la forme qui repose sur la plus-value absolue, parce qu'elle ne se distingue que formellement des modes de production antérieurs sur la base desquels elle surgit spontanément (ou est introduite), soit que le producteur immédiat continue d'être son propre employeur, soit qu'il doive fournir du surtravail à autrui. Tout ce qui change, c'est la contrainte exercée ou méthode employée pour extorquer le surtravail. Ce qui est essentiel dans la soumission formelle, c'est :
1º le rapport purement monétaire entre celui qui s'approprie le surtravail et celui qui le fournit. La subordination découle du contenu spécifique de la vente, et ne lui est Pas antérieure, comme dans le cas où le producteur est dans un rapport autre que monétaire (c'est-à-dire un rapport de possesseur de marchandise à possesseur de marchandise) vis-à-vis de l'exploiteur de son travail, en raison d'une contrainte politique, par exemple. C'est uniquement parce qu'il détient les conditions du travail que le vendeur place l'acheteur sous sa dépendance économique: ce n'est plus un rapport politique et social fixe qui assujettit le travail au capital.
2º le fait que les conditions objectives du travail (moyens de production) et les conditions subjectives de travail (moyens de subsistance) font face à l'ouvrier comme capital et sont monopolisées par l'acheteur de la force de travail, ce point implique d'ailleurs le premier rapport, car sinon l'ouvrier n'aurait pas besoin de vendre sa force de travail. C'est pourquoi, plus est radicale l'opposition entre le producteur et les conditions de travail devenues propriété d'autrui, plus est élaboré, formellement, le rapport du capital et du travail salarié, et donc plus achevée la soumission formelle du travail au capital, en tant que condition et prémisse de la soumission réelle.
Pour commencer, il n'existe aucune innovation dans le mode de production lui-même: le procès de travail se déroule exactement de la même manière qu'autrefois, hormis qu'il est maintenant subordonné au capital. Néanmoins, comme nous l'avons déjà montré, il se développe dans le procès de production:
1º un rapport économique de domination et de subordination, du fait que le capitaliste consomme désormais la force de travail, donc la surveille et la dirige.
2º une grande continuité et une intensité accrue du travail, ainsi qu'une plus forte économie dans l'emploi des conditions de travail, car tout est mis en oeuvre pour que le produit ne renferme que du temps de travail socialement nécessaire (et, si possible, moins), en ce qui concerne non seulement le travail vivant employé à sa production, mais encore le travail objectivé (moyens de production) utilisé, dont la valeur entre dans le produit, et donc dans la création de valeur.
Dans la soumission formelle du travail au capital, la contrainte exercée pour produire du surtravail - donc l'obligation de créer des besoins en même temps que les moyens de les satisfaire, grâce à une production excédant les besoins du travailleur, et de créer du temps libre en vue d'un développement distinct de la production matérielle - ne diffère que par la forme de celle des modes de production antérieurs. Toutefois, cette forme qui accroît la continuité et l'intensité du travail, donc la production, favorise une diversification des modes de travail et de rémunération. Enfin, elle réduit la relation du possesseur des conditions de travail et de l'ouvrier à un pur rapport d'achat et de vente, ou rapport monétaire, en éliminant des rapports d'exploitation tous les vestiges et imbrications de nature patriarcale, politique et même religieuse.
Certes, ce rapport de production lui-même crée un nouveau système de domination et de subordination, qui, à son tour, se manifeste, entre autres, sous une forme politique. Tant que la production capitaliste ne dépasse pas le niveau du rapport formel, il subsiste de nombreux petits capitalistes, dont la formation et l'activité différent à peine de celles des travailleurs.
Ce qui caractérise le rapport de domination formelle, même s'il n'affecte pas le procès de production lui-même, se constate le mieux là ou les travaux agricoles et domestiques, effectués uniquement pour la satisfaction des besoins familiaux, sont transformés en branches d'activité autonomes de type capitaliste.
La différence entre le travail soumis formellement au capital et ce qu'il était dans les modes de production antérieurs se manifeste de plus en plus clairement à mesure que croît le volume du capital employé par chaque capitaliste, et donc le nombre des ouvriers qu'il emploie en même temps. C'est seulement avec un minimum donné de capital que le capitaliste cesse d'être lui-même ouvrier et se réserve uniquement à la direction du procès de travail et au commerce des marchandises produites. Aussi la soumission réelle du travail au capital - le mode de production capitaliste proprement dit - ne se développe-t-elle qu'à partir du moment où des capitaux d'un volume déterminé se soumettent la production, soit que le marchand devienne capitaliste industriel, soit que des capitalistes industriels plus importants se soient formés sur la base de la soumission formelle *.
Lorsque ce rapport de domination et de subordination se substitue à l'esclavage, au servage, au vasselage, et aux systèmes de subordination patriarcaux, etc., sa forme seule se modifie-il devient plus libre, parce qu'il est désormais de nature objective, étant purement économique et volontaire en apparence seulement (cf. la note précédente).
Par ailleurs, dans le procès de production, ce rapport de domination et de subordination prend la place de la traditionnelle autonomie des paysans se suffisant à eux-mêmes, des fermiers qui payaient ,simplement une rente en nature à l'État ou au propriétaire foncier, et des artisans libres de l'industrie domestique à la campagne ou des corporations dans les villes. Dans tous ces cas, les producteurs perdent leur autonomie, l'instauration du mode de production capitaliste ayant pour résultat un régime de domination et de subordination au sein du procès de production.
Enfin, le rapport entre le capitaliste et le salarié se substitue à celui du maître de corporation et de ses compagnons et apprentis, cette transition s'effectuant en partie lorsque les manufactures naissent dans les villes. Le rapport des corporations médiévales, qui s'était développé sous une forme analogue, mais à une échelle plus réduite à Athènes et à Rome, eut une importance décisive en Europe pour la formation des capitalistes, d'une part, et d'une classe de travailleurs libres,, d'autre part; mais c'était une forme limitée, non encore adéquate au rapport entre le capital et le salariat. En effet, on y trouve encore le rapport entre vendeur et acheteur, mais déjà un salaire est payé, et le maître, les compagnons et les apprentis se font face en tant que personnes libres. La base technologique de ce rapport est constituée par l'atelier artisanal, dont le facteur décisif de production est l'art plus ou moins grand dans le maniement de l'instrument de travail.
Ce qui détermine ici le résultat du travail, c'est donc le travail personnel et indépendant, c'est-à-dire sa formation professionnelle, qui suppose un temps d'apprentissage plus ou moins long. Le maître-artisan se trouve en possession des conditions de production de la matière première et de l'outil (qui peut aussi appartenir au compagnon), de sorte que le produit lui revient: en ce sens, il serait capitaliste. Mais, il n'est pas maître, parce que capitaliste. Il est d'abord lui-même artisan, ce qui implique qu'il soit maître dans son métier.
Au sein du procès de production, il figure comme artisan -au même titre que ses compagnons, et il initie ses apprentis aux secrets du métier. Il a visa-vis d'eux le même rapport qu'un professeur vis-à-vis de ses élèves. Son rapport avec les apprentis et les compagnons n'est donc pas celui d'un capitaliste, mais d'un maître de métier, qui, en tant que tel, occupe un rang plus élevé dans la hiérarchie corporative, selon sa maîtrise dans le métier. Il s'ensuit que son capital est entravé, dans sa substance aussi bien que dans sa grandeur de valeur, et n'a pas encore la liberté de mouvement du capital en tant que tel. Ce n'est pas encore une certaine quantité de travail objectivé, valeur par excellence, qui peut assumer - et assume - indifféremment telle ou telle forme de conditions de travail, selon qu'elle s'échange contre telle ou telle forme de travail vivant en vue de s'approprier du surtravail.
Ce n'est qu'après avoir gravi les échelons prescrits, de l'apprentissage au compagnonnage, et exécuté une oeuvre de maître, que l'artisan pourra, dans sa branche déterminée de travail, son métier à lui, transformer son argent en conditions objectives de travail ou en salaires pour ses compagnons et apprentis, C'est uniquement dans son métier à lui, dans son propre atelier, qu'il peut convertir son argent en capital, non seulement comme moyen de son propre travail, mais encore comme moyen d'exploiter le travail d'autrui. Bref, son capital est lié a une forme déterminée de valeur d'usage, et n'apparaît donc pas comme capital face aux travailleurs.
Les méthodes de travail utilisées ne sont pas seulement prescrites par la tradition, mais encore par les règles corporatives, et s'imposent donc à lui comme une nécessité. En ce sens aussi, ce n'est pas la valeur d'échange, mais la valeur d'usage qui représente le but final. Il ne revient pas à l'artisan de fixer -la qualité de son travail: tout le corps. de métier veille à ce qu'une qualité déterminée soit fournie. Enfin, le prix du travail dépend aussi peu de sa volonté que la méthode du travail.
En outre, les limitations qui empêchent son pécule d'opérer comme capital, se manifestent en ce que la corporation impose une limite maximum à la valeur de son capital et au nombre de compagnons employés, puisque la corporation doit assurer à tous les - maîtres-artisans une quote-part des gains du métier.
Il y a, enfin, les rapports liant entre eux les maîtres, qui appartiennent à une même corporation. En effet, chaque maître en tant que tel est membre d'une corporation qui possède certaines conditions collectives de la production (liens de jurande, etc.), certains droits politiques (participation à l'administration de la cité, etc.)
Exception faite des travaux qu'il exécute pour les marchands, l'artisan travaille sur commande, c'est-à-dire pour la valeur d'usage immédiate: d'où la fixation du nombre des maîtres. Il s'ensuit qu'il ne se présente pas en simple commerçant face à ses ouvriers.
Quant au marchand, il ne peut pas davantage transformer son argent en capital productif. C'est tout juste s'il peut " commanditer " (verlegen) des marchandises, car il n'a pas le droit de les produire lui-même.
Vivre selon son rang, c'est ne pas rechercher la valeur d'échange en soi, l'enrichissement, ni se fixer comme but et résultat l'exploitation du-travail d'autrui.
Ce qui est décisif, c'est l'instrument. Dans de nombreuses sphères d'activité (par exemple, dans le corps des tailleurs), les clients fournissent eux-mêmes la matière première à l'artisan. La loi qui prévaut ici, c'est le maintien de la production dans les limites tracées à l'avance par la consommation. Ce n'est pas du tout le capital qui fixe ces limites.
Dans le rapport capitaliste, de telles limites disparaissent, en même temps que les entraves politico-sociales qui empêchent encore ici le capital de se mouvoir; bref il ne s'agit pas encore du capital.
La transformation purement formelle de l'atelier artisanal en atelier capitaliste où subsiste, au début, le même procès technologique, correspond à l'élimination de toutes ces entraves, par quoi se modifie aussi le rapport de domination et de subordination existant. Le maître n'est plus capitaliste parce que maître, il est maître parce que capitaliste. Sa production n'est plus limitée par les entraves imposées à son capital. Il peut échanger à volonté son capital (argent) contre toute espèce de travail, et donc de condition de travail. Il peut cesser d'être lui-même artisan. A elle toute seule, l'extension subite du commerce, et donc de la demande de marchandises par le corps des marchands, eût pu suffire à pousser l'atelier artisanal au-delà de ses limites et à le transformer formellement en atelier capitaliste.
Il est évident que l'ouvrier travaille avec plus de -continuité pour le capitaliste, que l'artisan pour ses clients occasionnels: son travail n'est pas limité par les besoins fortuits d'acheteurs particuliers, mais seulement par les besoins d'exploitation du capital qui l'emploie. Par rapport au travail de l'esclave, celui de l'ouvrier libre est plus productif, parce que plus intense. L'esclave ne travaille que sous l'empire de la crainte, et ce n'est pas son existence même qui est en jeu, puisque celle-ci lui est garantie, même si elle ne lui appartient pas. L'ouvrier libre, en revanche, est poussé par ses besoins. La conscience (ou mieux l'idée) d'être uniquement déterminé par lui-même, d'être libre, ainsi que le sentiment (sens) de la responsabilité qui s'y rattache, font de lui un travailleur bien meilleur, parce que, à l'instar de tout vendeur de marchandise, il est responsable de la marchandise qu'il fournit et tenu de la fournir à une certaine qualité, au risque d'être évincé par les autres vendeurs de la même marchandise.
La continuité du rapport de l'esclave et de l'esclavagiste était assurée par la contrainte subie directement par l'esclave. En revanche, l'ouvrier libre est obligé d'assurer lui-même la continuité de son rapport, car son existence et celle de sa famille dépendent du renouvellement continu de la vente de sa force de travail au capitaliste.
Pour l'esclave, le minimum de salaire est une grandeur constante, indépendamment de son travail. Pour l'ouvrier libre, la valeur de sa force de travail et le salaire moyen correspondant ne sont pas déterminés à l'avance, indépendamment de son travail, ni maintenus dans les limites fixes de ses besoins purement physiologiques. Certes, pour l'ensemble de la classe, la moyenne en est plus ou moins constante, comme il en est de la valeur de n'importe quelle marchandise. Mais, elle n'apparaît pas sous une réalité aussi immédiate à chaque ouvrier en particulier, dont le salaire se tient au-dessus ou au-dessous de ce minimum. Comme on le sait, le prix du travail est tantôt au-dessous, tantôt au-dessus, de la valeur de la force de travail.
Il existe en outre (dans des limites étroites) une marge de jeu pour l'individualité de l'ouvrier, d'où des différences de salaire, aussi bien dans les diverses branches d'activité qu'à l'intérieur de chacune d'elles, selon le zèle, l'adresse, la force, etc., de l'ouvrier, ces différences étant en partie déterminées par le rendement de son travail. En somme, le montant de son salaire apparaît alternativement à l'ouvrier comme le résultat de son travail et comme le fruit de ses qualités individuelles. C'est ce que le système du salaire aux pièces développe plus que tout autre. Bien qu'il ne change en rien le rapport général entre capital et travail, entre surtravail et travail nécessaire, comme nous l'avons vu *, il exprime cependant différemment ce rapport pour chaque ouvrier à part, du fait qu'il mesure le rendement de chacun. Chez l'esclave, une force ou une habileté particulière peut accroître son prix d'achat, mais cela ne le concerne pas. Ce n'est pas le cas de l'ouvrier libre, qui est propriétaire de sa force de travail.
En outre, la valeur plus grande de sa force de travail est payée à l'ouvrier lui-même, pour qui elle s'exprime en un salaire plus élevé. Il règne donc une grande diversité de salaires, selon qu'un travail particulier exige ou non une capacité -de travail supérieure au coût de production moyen. C'est ce qui, d'une part, ouvre une marge de jeu aux diversités individuelles, et, d'autre part, aiguillonne le développement des forces de travail personnelles. Certes, dans son ensemble, le travail est formé, à peu de chose près, de travail non spécialisé, si bien que la masse des salaires est déterminée par la valeur de la force de travail simple, mais les individus peuvent, grâce à leur énergie et leur talent particuliers, s'élever aux sphères supérieures d'activité. ** De même, il est théoriquement possible qu'un ouvrier devienne capitaliste et exploiteur du travail d'autrui.
L'esclave appartient à un patron bien déterminé, tandis que l'ouvrier doit certes se vendre au capital, mais non à tel ou tel capitaliste. Il peut donc, dans une branche donnée, choisir celui à qui il veut se vendre, et changer de patron.
Toutes ces conditions nouvelles rendent l'activité de l'ouvrier libre plus intense, plus continue, plus mobile et plus capable que celle de l'esclave, sans parler de ce qu'elles lui permettent une action historique d'une tout autre envergure.
L'esclave reçoit les moyens de subsistance nécessaires à son entretien en nature, sous une forme fixe tant pour ce qui concerne la quantité que la qualité, bref, en valeurs d'usage. L'ouvrier libre les reçoit en monnaie, en valeur d'échange, forme sociale abstraite de la richesse. Même si le salaire West que la forme en or ou en argent, en cuivre ou en papier, des moyens de subsistance, en lesquels il se résout toujours en fin de compte, l'argent n'étant ici qu'un simple moyen de circulation, forme purement fugitive de la valeur d'échange, il n'en reste pas moins que, dans l'idée de l'ouvrier, le but et le résultat de son travail sont toujours de la richesse abstraite, valeur d'échange, et non telle valeur d'usage limitée par la tradition et la localité.
L'ouvrier transforme lui-même son argent en les valeurs d'usage, marchandises, de son choix: comme possesseur d'argent et acheteur, il se trouve vis-à-vis des vendeurs de marchandises dans le même rapport que tous les autres acheteurs. Certes, ses conditions d'existence - outre le montant de son salaire - l'obligent à dépenser son argent dans le cercle relativement étroit des moyens de subsistance. Cependant celui-ci peut évoluer. Par exemple, les journaux font aujourd'hui partie des moyens de subsistance nécessaires de l'ouvrier anglais. Il peut faire des économies et amasser un petit pécule, ou bien dilapider son salaire en buvant, etc. Quoi qu'il en soit, il se comporte en agent libre et doit s'en tirer tout seul: il est lui-même responsable de la manière dont il dépense son salaire. Il apprend à se dominer lui-même, contrairement à l'esclave, qui a besoin de son maître.
Tout cela ne vaut, cependant, qu'en égard à la transformation du serf ou de l'esclave en salarié libre. Les conditions capitalistes apparaissent alors comme une promotion dans la hiérarchie sociale. C'est l'inverse, pour le paysan indépendant ou l'artisan que l'on transforme en salarié. Quelle différence entre la fière et libre paysannerie anglaise dont parle Shakespeare, et les journaliers agricoles anglais !
Le seul but du travail d'un salarié étant l'argent de son salaire, soit une certaine quantité de valeurs d'échange d'où toute particularité de la valeur d'usage est effacée, il est tout à fait indifférent au contenu de son travail, donc au type particulier de son activité, alors que dans le système des corporations et des castes, le travail était toujours professionnel, métier; pour l'esclave, comme pour la bête de somme, c'était un type d'activité déterminé, imposé et légué par la tradition, une manière donnée d'exprimer sa force de travail. En fait, la division du travail tend à rendre le travail tout à fait unilatéral; cependant l'ouvrier est, en principe sensible à toute variation de sa force de travail et de son activité, qui lui laisse entrevoir un salaire meilleur (comme le prouve l'excédent de la population campagnarde qui émigre constamment vers les villes). Si l'ouvrier évolué est plus ou moins inapte à changer d'activité, il considère néanmoins que cette éventualité subsiste pour la génération montante des ouvriers, qui est disponible pour un transfert ou redistribution dans les branches nouvelles ou en expansion.
En Amérique du Nord, où le salariat s'est développé sans être gêné par les vestiges et réminiscences de l'ancien ordre corporatif, etc., on observe la mobilité la plus forte des ouvriers, l'indifférence la plus complète à l'égard du contenu particulier du travail et une incessante migration d'une branche d'industrie à l'autre. Tous les auteurs américains mettent en évidence les différences entre le travail salarié libre du Nord et le travail esclavagiste du Sud. Le contraste est frappant entre la mobilité du travail salarié et la monotonie et le traditionalisme du travail des esclaves, qui ne change pas suivant les conditions de production, mais au contraire exige que la production s'adapte au mode de travail qui une fois introduit se répète inlassablement (cf. Cairnes) *.
Sur la base de cette forme de production capitaliste, on assiste à une continuelle création de modes de travail nouveaux avec une mobilité correspondante, autrement dit à une diversification des valeurs d'usage et un développement réel de la valeur d'échange, bref à une division du travail croissante dans l'ensemble de la société. On en trouve le début dans le libre atelier de l'artisan des corporations du Moyen Age, là où le producteur n'est pas bloqué dans son développement par la sclérose des diverses branches d'activité.
Après ces remarques complémentaires sur la soumission formelle du travail au capital, nous en arrivons à la
d) Soumission réelle du travail au capital
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Ce qui subsiste ici, c'est l'élément caractéristique de la soumission formelle, à savoir l'assujettissement direct du procès de travail au capital, quels que soient les procédés techniques utilisés. En outre, de cette base émerge un mode de production spécifique en ce qui concerne non seulement la technologie, mais encore la nature et les conditions réelles du procès de travail étant nouvelles. C'est le mode de production capitaliste. C'est alors seulement que se vérifie la soumission réelle du travail au capital. " Agriculture de subsistance... transformée en agriculture vouée au commerce; amendement des terres nationales... en fonction de cette transformation. " 2 La soumission réelle du travail au capital se développe dans toutes les formes qui produisent de la plus-value relative, à la différence de la plus-value absolue.
La soumission réelle du travail au capital s'accompagne d'une révolution complète (qui se poursuit et se renouvelle constamment. cf. le Manifeste communiste 3) du mode de production, de la productivité du travail et des rapports entre capitalistes et ouvriers. **
La soumission réelle du travail au capital va de pair avec les transformations du procès de production que nous venons de mentionner: développement des forces de la production sociale du travail et grâce au travail à une grande échelle, application de la science et du machinisme à la production immédiate. D'une part, le mode de production capitaliste - qui à présent apparaît véritablement comme un mode de production sui generis - donne à la production matérielle une forme différente; d'autre part, cette modification de la forme matérielle constitue la base pour le développement des rapports capitalistes, qui exigent donc un niveau déterminé d'évolution des forces productives pour trouver leur forme adéquate.
Nous avons déjà vu qu'un minimum déterminé et toujours croissant de capital dans les mains de tout capitaliste est la prémisse aussi bien que le résultat constant du mode de production spécifiquement capitaliste. Le capitaliste doit être propriétaire ou détenteur des moyens de production à une échelle sociale: leur valeur n'a désormais plus aucune proportion avec ce que peut produire un individu ou sa famille. Ce minimum de capital est d'autant plus élevé dans une branche de production que celle-ci est exploitée d'une manière plus capitaliste et que la productivité sociale du travail y est développée. A mesure que le capital voit augmenter sa valeur et qu'il prend des dimensions sociales, il perd tous ses caractères individuels.
La productivité du travail, la masse de production, de population et de surpopulation que détermine ce mode de production, créent sans cesse - grâce au capital et au travail devenus disponibles - de nouvelles branches d'industrie, où le capital peut se remettre à travailler sur une échelle plus modeste et à reparcourir les divers stades de développement jusqu'à ce qu'elles fonctionnent, elles aussi, à une échelle sociale: ce procès est constant.
C'est ainsi que la production capitaliste tend à conquérir toutes les branches d'industrie où elle ne domine pas encore et où ne règne qu'une soumission formelle. Dès qu'elle s'est emparée de l'agriculture, de l'industrie extractive, des principales branches textiles, etc., elle gagne les secteurs où sa soumission est purement formelle, voire où subsistent encore des travailleurs indépendants *.
En traitant du machinisme, nous avons déjà observé que l'introduction de machines dans un secteur entraîne leur utilisation dans les autres compartiments de ce secteur ainsi que dans les secteurs plus éloignés. Par exemple, les machines à filer ouvrent la voie aux machines à tisser, comme la filature mécanique dans l'industrie cotonnière conduit à la filature mécanique dans les industries de la laine, du lin, de la soie, etc. L'emploi croissant de machines dans les mines de charbon, les manufactures cotonnières, etc., finit par développer la production en grand dans l'industrie de construction des machines.
Abstraction faite de l'accroissement des moyens de communication qu'exige ce mode de production à une grande échelle, ce n'est qu'avec l'introduction du machinisme dans l'industrie de la construction des machines - c'est-à-dire des prime motors cycliques - qu'il fut possible de développer non seulement les chemins de fer, mais encore les bateaux à vapeur, ce qui à son tour bouleversa toute la construction navale.
Dans les secteurs qu'elle n'a pas encore conquis, la grande industrie crée une surpopulation relative ou y jette des masses humaines suffisantes pour transformer en grande industrie l'artisanat ou les Petits ateliers formellement capitalistes. A ce propos, la jérémiade d'un tory:
" Dans le bon vieux temps, quand vivre et laisser vivre était la devise universelle, chacun se contentait d'une seule occupation. Dans l'activité cotonnière, il y avait les tisserands, les fileurs, les blanchisseurs, les teinturiers et plusieurs autres métiers indépendants, qui vivaient tous des profits de leur industrie respective, tous étant satisfaits et heureux, comme il est normal. Cependant, au fur et à mesure que le commerce s'est étendu, le capitaliste s'est emparé d'abord de l'une, puis de l'autre branche, jusqu'au jour où tout le monde fut évincé et jeté sur le marché du travail, pour y trouver tant bien que mal un gagne-pain. Ainsi, bien qu'aucune loi n'assure aux capitalistes le droit d'être fileurs, manufacturiers ou teinturiers, l'évolution les a investis d'un monopole universel... Ils sont devenus hommes à tout faire et, comme le pays vit de l'industrie, il est à craindre qu'ils ne soient maîtres en rien. " 4
Le résultat matériel de la production - outre le développement des forces de production sociale du travail - est l'augmentation de la masse des produits, la multiplication et la diversification des branches et rameaux de la production, par quoi seulement la valeur d'échange se développe en même temps que les sphères d'activité dans lesquelles les produits se réalisent comme valeurs d'échange.
Il y a production pour la production, production comme fin en soi, dès que le travail est soumis formellement au capital, que le but immédiat de la production est de produire le plus possible de plus-value et que la valeur d'échange du produit devient le but décisif. Mais, cette tendance inhérente au rapport capitaliste ne se réalise d'une manière adéquate et ne devient technologiquement aussi une condition nécessaire qu'à partir du moment où est développé le mode de production spécifiquement capitaliste, autrement dit, la soumission réelle du travail au capital.
Ayant déjà traité largement cette question, nous pouvons être bref ici. Cette production n'est pas entravée par des limitations fixées au préalable et déterminées par les besoins. C'est en quoi elle se distingue des modes de production antérieurs, si l'on veut, son côté positif. Son caractère antagonique impose cependant à la production des limites qu'elle cherche constamment à surmonter: d'où les crises, la surproduction, etc. Ce qui fait son caractère négatif ou antagonique, c'est qu'elle s'effectue en contraste avec les producteurs et sans égard pour eux, ceux-ci n'étant que de simples moyens de produire, tandis que, devenue une fin en soi, la richesse matérielle se développe en opposition à l'homme et à ses dépens. La productivité du travail signifie le maximum de produits avec le minimum de travail, autrement dit, des marchandises le meilleur marché possible. Dans le mode de production capitaliste, cela devient une loi, indépendamment de la volonté du capitaliste. En pratique, cette loi en implique une autre: les besoins ne déterminent pas le niveau de la production, mais, au contraire, la masse des produits est fixée par le niveau toujours croissant, prescrit par le mode de production. Or, le but de celui-ci, c'est que chaque produit contienne le plus de travail non payé possible, ce qui ne peut se réaliser qu'en produisant pour la production. Cette loi se traduit en outre par le fait que, d'une part, le capitaliste produisant à une échelle trop réduite incorpore aux produits une quantité de travail excédant la moyenne sociale (c'est ici que s'applique de manière adéquate la loi de la valeur, qui ne se développe complètement que sur la base du mode de production capitaliste); d'autre part, le capitaliste individuel tend à briser cette loi ou à la tourner à son avantage, en s'efforçant d'abaisser la valeur de chaque marchandise au-dessous de la valeur déterminée socialement.
Toutes ces formes de production (de plus-value relative), outre qu'elles abaissent sans cesse le minimum de capital nécessaire à la production, ont en commun que les conditions collectives du travail de nombreux ouvriers directement associés permettent de réaliser des économies par rapport aux conditions de la production effectuée à une échelle plus modeste et avec des producteurs parcellaires dispersés, car l'efficacité des conditions de production collectives est plus que proportionnelle à l'accroissement de leur masse et de leur valeur: leur utilisation collective et simultanée fait diminuer d'autant plus leur valeur relative (en ce qui concerne le produit) que leur masse augmente en valeur absolue.
H. Travail productif
et improductif
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Avant de continuer l'analyse de la forme nouvelle que revêt le capital résultant du mode de production capitaliste, faisons brièvement quelques remarques sur cette question.
Comme le but immédiat et le produit spécifique de la production capitaliste sont la plus-value, seul est productif le travail ou le prestataire de force de travail, qui produit directement de la plus-value. Le seul travail qui soit productif, c'est donc celui qui est consommé directement dans le procès de production en vue de valoriser le capital.
Du simple point de vue du procès de travail en général, est productif le travail qui se réalise en un produit ou, mieux, une marchandise. Du point de vue de la production capitaliste, il faut ajouter: est productif le travail qui valorise directement le capital ou produit de la plus-value, c'est-à-dire le travail qui se réalise, sans aucun équivalent pour l'ouvrier qui l'exécute, en une plus-value représentée par un surproduit, donc en un incrément additionnel de marchandises pour celui qui monopolise les moyens de travail, le capitaliste. En somme, seul est productif le travail qui pose le capital variable - et partant le capital total - comme C + C = C + v, autrement dit, le travail utilisé directement par le capital comme agent de son auto-valorisation, comme moyen pour produire de la plus-value.
Le procès de travail capitaliste ne supprime pas les caractéristiques générales du procès de travail: il crée un produit et une marchandise. En ce sens, est productif le travail qui s'objective en marchandises, (unités de la valeur d'usage et de la valeur d'échange). Cependant, le procès de travail n'est que simple moyen de valoriser du capital. En conséquence, est productif le travail qui se manifeste dans la marchandise: si nous considérons une marchandise particulière, le travail qui s'exprime dans l'une de ses quotités représentant du travail non payé, ou, si nous considérons le produit total, le travail qui s'exprime dans l'une des quotités de la masse totale de marchandises représentant du travail non payé; bref, en un produit qui ne coûte rien au capitaliste.
Est productif l'ouvrier qui effectue un travail productif, le travail productif étant celui qui engendre directement de la plus-value, c'est-à-dire qui-valorise le capital. -
Il faut toute l'étroitesse d'esprit du bourgeois, qui tient la forme capitaliste pour la forme absolue de la production, et donc pour sa forme naturelle, pour confondre ce qui est travail productif et ouvrier productif du point de vue du capital avec ce qui est travail productif en général, de sorte qu'il se satisfait de cette tautologie: est productif tout travail qui produit en général, c'est-à-dire qui aboutit à un produit ou valeur d'usage quelconque, voire à un résultat quel qu'il soit.
Seul est productif l'ouvrier dont le procès de travail correspond au procès productif de consommation de la force de travail - du porteur de ce travail - par le capital ou le capitaliste.
Il en résulte directement deux choses:
1º Avec le développement de la soumission réelle du travail au capital ou mode de production spécifiquement capitaliste, le véritable agent du procès de travail total n'est plus le travailleur individuel, mais une force de travail se combinant toujours plus socialement. Dans ces conditions, les nombreuses forces de travail, qui coopèrent et forment la machine productive totale, participent de la manière la plus diverse au procès immédiat de création des marchandises ou, mieux, des produits- les uns travaillant intellectuellement, les autres manuellement, les uns comme directeur, ingénieur, technicien ou comme surveillant, les autres, enfin, comme ouvrier manuel, voire simple auxiliaire. Un nombre croissant de fonctions de la force de travail prennent le caractère immédiat de travail productif, ceux qui les exécutent étant des ouvriers productifs directement exploités par le capital et soumis à son procès de production et de valorisation.
Si l'on considère le travailleur collectif qui forme l'atelier, son activité combinée s'exprime matériellement et directement dans un produit global, c'est-à-dire une masse totale de marchandises. Dès lors, il est parfaitement indifférent de déterminer si la fonction du travailleur individuel - simple maillon du travailleur collectif - consiste plus ou moins en travail manuel simple. L'activité de cette force de travail globale est directement consommée de manière. productive par le capital dans le procès d'autovalorisation du capital: elle produit donc immédiatement de la plus-value ou mieux, comme nous le verrons par la suite, elle se transforme directement elle-même en capital.
2º Les éléments consécutifs de la définition du travail productif se déduisent directement du procès de production capitaliste. En premier lieu, vis-à-vis du capital ou du capitaliste, le possesseur de la capacité de travail apparaît comme vendeur de celle-ci et - ainsi que nous l'avons déjà dit en utilisant une expression irrationnelle * - comme vendeur direct de travail vivant, et non de marchandise objective: ouvrier salarié. Telle est la première condition Préalable. En second lieu, sitôt qu'elle est introduite par ce procès préliminaire qui fait partie de la circulation, sa force de travail est directement incorporée comme facteur vivant au procès de production du capital et en devient même l'une de ses parties constitutives, la partie variable, qui non seulement conserve et reproduit les valeurs du capital avancé, mais encore les augmente et, en créant la plus-value, les transforme en valeur qui se valorise, en capital. Au cours du procès de production, cette force de travail, grandeur fluide de valeur, se matérialise directement dans des objets.
a) Formes de transition et services
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La première condition peut se passer de la seconde: un travailleur peut être salarié, sans qu'il remplisse la seconde condition: tout travailleur productif est salarié, mais il ne s'ensuit pas que tout salarié soit un travailleur productif.
Toutes les fois que le travail est acheté pour être employé comme valeur d'usage, à titre de service - et non pas comme facteur vivant, échangé contre le capital variable, en vue d'être incorporé au procès de production capitaliste - il n'est pas productif, et le salarié qui l'exécute n'est pas un travailleur productif. Dans ce cas, en effet, le travail est consommé pour sa valeur d'usage, et ne pose donc pas de valeurs d'échange. N'étant pas consommé de manière productive, c'est du travail improductif. Le capitaliste ne lui fait pas face comme capitaliste qui représente du capital, puisqu'il échange son argent, sous forme de revenu et non de capital, contre du travail. Cette consommation de force de travail ne pose pas A - M - A', mais seulement M - A - M (où la marchandise est du travail ou un service): l'argent opère ici comme moyen de circulation, et non comme capital.
Les marchandises que le capitaliste achète en raison de leur valeur d'usage pour sa consommation privée ne sont pas employées productivement et ne deviennent pas des facteurs du capital. Il en est de même des services qu'il achète volontairement ou par la force des choses (services fournis par l'État, etc.). Ce ne sont pas des travaux productifs, et ceux qui les effectuent ne sont pas des travailleurs productifs.
Plus la production en général devient production de marchandises, plus chacun doit et veut devenir mercantile, en faisant de l'argent, soit avec son produit, soit avec ses services (si son produit ne peut avoir que cette forme, en raison de ses propriétés naturelles). Faire de l'argent devient alors le but ultime de toute espèce d'activité. (Voir Aristote. *)
Dans la production capitaliste, la règle absolue devient, d'une part, la production des articles sous forme de marchandise et, d'autre part, le travail sous forme salariée. Un grand nombre de fonctions et activités, qui, parées d'une auréole et considérées comme fin en soi, étaient naguère exercées gratuitement ou rémunérées de manière indirecte (en Angleterre par exemple, les professions libérales, médecins, avocats, etc., ne pouvaient pas ou ne peuvent encore intenter une action en justice pour se faire payer) se transforment directement en travail salarié, si divers que soient leur contenu, ou bien tombent sous le coup des lois réglant le prix du salaire, pour ce qui est de l'estimation de leur valeur et du prix des différentes prestations, depuis celle de la putain à celle du roi. Cette question n'est pas à traiter ici, mais dans le chapitre consacré au travail salarié et au salaire.
Avec le développement de la production capitaliste, tous les services se transforment en travail salarié et tous ceux qui les exercent en travailleurs salariés, si bien qu'ils acquièrent ce caractère en commun avec les travailleurs productifs. C'est ce qui incite certains à confondre ces deux catégories, d'autant que le salaire est un phénomène et une création caractérisant la production capitaliste. En outre, cela fournit l'occasion aux apologistes du capital de transformer le travailleur productif, sous prétexte qu'il est salarié, en un travailleur qui échange simplement ses services (c'est-à-dire son travail comme valeur d'usage) contre de l'argent. C'est passer un peu commodément sur ce qui caractérise de manière fondamentale le travailleur productif et la production capitaliste: la production de plus-value et le procès d'auto-valorisation du capital qui s'incorpore le travail vivant comme simple agent. Le soldat est un salarié, s'il est mercenaire, mais il n'est pas pour autant un travailleur productif.
Voici deux autres sources d'erreur:
1º Dans le système capitaliste, un certain nombre de travaux produisant des marchandises continuent d'être effectués de la même manière que dans les modes de production antérieurs, où le rapport capital-salariat n'existait pas encore, de sorte qu'il n'est pas possible de leur appliquer la notion de travail productif et improductif correspondant au capitalisme. Toutefois, même s'ils ne sont pas encore soumis véritablement aux rapports dominants, ils le sont idéellement: par exemple, le travailleur qui est son propre employeur, est aussi son propre salarié, tandis que ses propres moyens de production lui font face comme capital... dans son esprit. De telles anomalies offrent un terrain bienvenu aux discussions oiseuses et à l'ergotage sur le travail productif et improductif.
2º Certains travaux improductifs peuvent incidemment se rattacher au procès de production et leur prix entrer même dans celui des marchandises, l'argent dépensé pour eux formant une partie du capital avancé. Il peut donc sembler que ces travaux s'échangent directement contre du capital, et non contre du revenu.
Considérons tout de suite le dernier cas, les impôts, le prix des services de gouvernement, etc. Il s'agit là de faux frais de production, d'une forme contingente - et nullement déterminée, immanente et nécessaire - du procès de production capitaliste. Si, par exemple, tous les impôts indirects étaient changés en impôts directs, il faudrait les payer avant comme après, mais ils n'apparaîtraient plus comme une avance de capital, mais comme une dépense de revenu. Leur caractère contingent, indifférent et fortuit pour le procès de production capitaliste se voit dans le simple fait qu'ils peuvent aussi facilement changer de forme. Par contre, si le travail productif changeait de forme, il n'y aurait plus de revenu du capital, ni même de capital tout court.
D'autres cas, ce sont les procès, les actes contractuels, etc., bref, tout ce qui, ayant trait aux stipulations entre possesseurs de marchandises dans l'acte d'achat ou de vente, n'a rien à voir avec le rapport du capital et du travail. Même si les fonctionnaires deviennent des salariés en régime capitaliste, ils ne deviennent pas pour autant des travailleurs productifs.
Le travail productif n'est qu'une expression ramassée pour désigner l'ensemble du rapport et la manière dont l'ouvrier et le travail se présentent dans le procès de production capitaliste. Par travail productif, nous entendons donc un travail socialement déterminé, qui implique un rapport bien précis entre vendeur et acheteur de travail. Ainsi, le travail productif s'échange directement contre l'argent-capital, un argent qui en soi est du capital, ayant pour destination de fonctionner comme tel et de faire face comme tel à la force de travail. Seul est donc productif le travail qui, pour l'ouvrier, reproduit uniquement la valeur, déterminée au préalable, de sa force de travail et valorise le capital par une activité créatrice de valeurs et posant en face de l'ouvrier des valeurs produites en tant que capital. Le rapport spécifique entre travail objectivé et travail vivant qui fait du premier le capital, fait du second le travail productif.
Le produit spécifique du procès de production capitaliste - la plus-value - est créé uniquement par l'échange avec le travail productif. Ce qui en constitue la valeur d'usage spécifique pour le capital, ce n'est pas l'utilité particulière du travail ou du produit dans lequel il s'objective, mais la faculté du travail de créer, la valeur d'échange (plus-value).
Le procès de production capitaliste ne crée pas simplement des marchandises, il absorbe du travail non payé et transforme les moyens de production en moyens d'absorber du travail non payé. *
De ce qui précède, il ressort que le travail productif n'implique nullement qu'il ait un contenu précis, une utilité particulière, une valeur d'usage déterminée en laquelle il se matérialise. C'est ce qui explique qu'un travail de même contenu puisse être ou productif ou improductif.
Par exemple, Milton, l'auteur du Paradis perdu, est un travailleur improductif, alors qu'un écrivain qui fournit à son éditeur un travail de fabrication (Fabrikarbeit) est un travailleur productif. Milton a produit son poème comme un ver à soie produit la soie, en exprimant sa nature par cette activité, En vendant plus tard son produit pour la somme de 5 £, il fut, dans cette mesure, un marchand. En revanche, le littérateur prolétaire de Leipzig qui, sur commande de son éditeur, produit des livres, par exemple des manuels d'économie politique, se rapproche du travailleur productif dans la mesure où sa production est soumise au capital et n'existe qu'en vue de sa valorisation.
Une cantatrice qui chante comme l'oiseau, est un travailleur improductif; dans la mesure où elle vend son chant pour de l'argent, elle est une salariée et une marchande. Mais, cette même cantatrice devient un travailleur productif, lorsqu'elle est engagée par un entrepreneur pour chanter et faire de l'argent, puisqu'elle produit directement du capital. Un enseignant qui fait classe n'est pas un travailleur productif; mais, il devient productif s'il est engagé avec d'autres comme salarié pour valoriser, avec son travail, l'argent de l'entrepreneur d'un établissement qui monnaie le savoir. * En fait, la plupart de ces travaux sont à peine soumis formellement au capital: ce sont des formes de transition. **
En somme, les travaux qui ne peuvent être utilisés que comme service, du fait que leurs produits sont inséparables de leur prestataire, de sorte qu'ils ne peuvent devenir des marchandises autonomes (ce qui ne les empêche pas, au reste, d'être exploités d'une manière directement capitaliste), représentent une masse dérisoire par rapport à celle de la production capitaliste. Aussi peut-on les écarter ici, pour en remettre l'examen au chapitre sur le travail salarié, sous la rubrique du travail salarié qui n'est pas, pour cela, travail productif.
Un même travail (par exemple, celui d'un jardinier, d'un tailleur) peut être exécuté par un même ouvrier pour le compte d'un capitaliste ou d'un usager immédiat. Dans les deux cas, il est salarié ou loué à la journée, mais, s'il travaille pour le capitaliste, c'est un travailleur productif, puisqu'il produit du capital, tandis que s'il travaille pour un usager direct, c'est un improductif. En effet, dans le premier cas, son travail représente un élément du procès d'auto-valorisation du capital, dans le second, non.
Une grande partie du produit annuel qui est consommé comme revenu et ne retourne plus dans la production comme moyen de production, se compose de produits (valeurs d'usage) les plus néfastes, satisfaisant les envies et caprices les plus malsains. Quoi qu'il en soit, leur contenu est tout à fait indifférent, pour déterminer le travail productif. (Il est évident cependant que si une partie disproportionnée était ainsi consommée, aux dépens des moyens de production et de subsistance qui entrent dans la reproduction, soit des marchandises, soit de la force de travail, le développement de la richesse en subirait un coup d'arrêt.) Cette sorte de travail productif crée des valeurs d'usage, se cristallise en des produits destinés uniquement à la consommation improductive et dépourvus en eux-mêmes de toute valeur d'usage pour le procès de reproduction.
Ils ne pourraient acquérir d'utilité qu'en s'échangeant contre des valeurs d'usage destinées à la reproduction. Mais, ce serait là un simple déplacement, puisqu'ils doivent forcément être consommés quelque part de manière non reproductive. Certains de ces articles pourraient, à la rigueur, fonctionner de nouveau comme capital, mais c'est là un problème a approfondir au chapitre [Section] III du livre Il sur le procès de reproduction.
Par anticipation, voici quelques remarques à ce sujet: l'économie politique courante est incapable de dire quoi que ce soit de sensé - même du point de vue capitaliste - sur les limites de la production de luxe. Cependant, la question devient très simple, si l'on analyse correctement les éléments du procès de reproduction. Du point de vue capitaliste, le luxe devient condamnable dès lors que le procès de reproduction - ou son progrès exigé par la simple progression naturelle de la population - trouve un frein dans l'application disproportionnée de travail productif à la création d'articles qui ne servent pas à la reproduction, de sorte qu'il y a reproduction insuffisante des moyens de subsistance et des moyens de production nécessaires. Au reste, le luxe est une nécessité absolue pour un mode de production qui, créant la richesse pour les non-producteurs, doit lui donner des formes ne permettant son appropriation que par ceux qui sont des jouisseurs.
Pour l'ouvrier, ce travail productif est, comme tout autre, l'unique moyen dont il dispose pour reproduire ses moyens de subsistance nécessaires. Pour son capitaliste, qui est indifférent à la nature de la valeur, d'usage et au caractère du travail concret utilisé, il n'est qu'un moyen de battre monnaie (Fr.) et de produire la plus-value.
Les raisons qui induisent à définir le travail productif et improductif d'après leur contenu matériel, sont de trois ordres:
1º la conception fétichiste, propre au mode de production capitaliste et inhérente à sa nature même, selon laquelle les déterminations économiques - la forme de marchandise ou de travail productif - sont une propriété qui revient en soi et pour soi aux agents matériels de ces concepts ou déterminations formelles.
2º le fait de considérer le procès de travail en tant que tel, de sorte, qu'un travail n'est productif que s'il aboutit à un produit matériel, puisqu'il n'est de richesse que matérielle.
3º le fait que si l'on considère les éléments réels du procès de reproduction réel, il y a une grande différence, dans la production de richesse, entre le travail servant à créer des articles reproductibles et le travail effectuant de purs et simples articles de luxe.
A présent, voici un exemple: peu m'importe que j'achète un pantalon prêt à porter ou que je fasse venir un tailleur à la maison et lui paie son service (c'est-à-dire le travail de tailleur): si je m'adresse au marchand, c'est qu'il le vend moins cher. Pour moi, dans les deux cas, je ne convertis pas mon argent en capital, mais en une valeur d'usage correspondant à mon besoin et à ma consommation personnels. L'ouvrier tailleur me rend le même service, qu'il travaille chez le marchand de vêtements ou chez moi. Mais, l'ouvrier, s'il travaille chez le marchand de vêtements, rend un autre " service " au capitaliste, en ce qu'il travaille douze heures en n'étant payé que pour six, c'est-à-dire en travaillant six heures gratuitement pour lui. Que cela ait lieu dans la confection d'un pantalon ne fait que masquer la véritable transaction. Aussi le marchand de vêtements cherche-t-il, dès que possible, à convertir de nouveau les pantalons en argent, qui est une forme d'où a disparu la spécificité du travail de tailleur, le service rendu s'exprimant alors clairement dans le fait que d'un thaler il en est sorti deux.
En général, le mot service exprime simplement la valeur d'usage particulière du travail utile comme activité, et non comme objet. Do ut facias, facio ut facias, facio ut des, do ut des * sont ici autant de formules tout à fait indifférentes d'un même rapport, alors que dans la production capitaliste le do ut facias ** exprime un rapport tout à fait spécifique entre la richesse matérielle et le travail vivant. Étant donné que dans l'achat de services, le rapport spécifique du travail et du capital s'est entièrement effacé, voire n'existe pas, les Say, Bastiat et consorts en font leur formule favorite pour exprimer le rapport entre capital et travail. ***
L'ouvrier lui-même achète des services avec son argent, ce qui est une façon de le dépenser, mais non de le convertir en capital. Nul n'achète des. " prestations de service ", juridiques ou médicales, comme moyen de transformer son argent en capital. De nombreux services font partie des frais de consommation de marchandises: par exemple, le service de la cuisinière.
b) Définitions du travail productif
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Pour distinguer le travail productif du travail improductif, il suffit de déterminer si le travail s'échange contre de l'argent proprement dit ou contre de l'argent-capital. Par exemple, si j'achète une marchandise chez un travailleur indépendant ou un artisan qui est son propre employeur, il n'y a pas lieu de parler de travail productif, puisque l'argent ne s'échange pas directement contre du travail, mais contre une marchandise.
La production immatérielle, effectuée pour l'échange, fournit aussi des marchandises, et deux cas sont possibles:
1º les marchandises qui en résultent, ont une existence distincte du producteur et, dans l'intervalle entre production et consommation, elles peuvent circuler comme n'importe quelle autre marchandise. Ainsi, les livres, tableaux et autres objets d'art peuvent se détacher de l'artiste qui les a créés. Cependant, la production capitaliste ne peut s'appliquer ici que dans une mesure très limitée. Ces personnes, si elles n'emploient pas d'apprentis ou de compagnons (comme les sculpteurs), travaillent le plus souvent pour un marchand-capitaliste, par exemple un éditeur. C'est là une forme de transition vers le mode de production capitaliste simplement formel. Même si dans ces formes de transition l'exploitation du travail atteint son maximum, cela ne change rien à sa définition.
2º le produit est inséparable de l'acte producteur *. Là aussi le mode de production capitaliste ne joue que dans des limites étroites et, selon la nature de la chose, dans quelques rares sphères (je veux le médecin, et non son garçon de courses). Par exemple, dans les établissements d'enseignement, les maîtres peuvent être de purs salariés pour l'entrepreneur de la fabrique scolaire.
Tout cela n'est pas à considérer, lorsqu'on examine l'ensemble de la production capitaliste.
" Est productif le travailleur qui augmente de manière directe la richesse de son patron. " 6
La différence entre travail productif et improductif est essentielle pour l'accumulation, car seul l'échange contre le travail productif permet une retransformation de plus-value en capital.
Étant donné qu'il représente le capital productif, engagé dans son procès de valorisation, le capitaliste remplit une fonction productive, qui consiste à diriger et à exploiter le travail productif. Contrairement à ceux qui l'aident à manger la plus-value mais sans être dans le même rapport immédiat et actif avec la production, sa classe est, apparaît comme la classe productive par excellence. (Comme dirigeant (Lenker) du procès de travail, le capitaliste peut effectuer du travail productif, en ce sens que son travail étant intégré au procès de travail total, s'incarne dans le produit.)
Nous ne considérons ici le capital qu'au sein du procès de production immédiat et ce n'est que plus tard que nous rechercherons quelles sont les autres fonctions du capital et quels sont les agents dont il se sert pour les exécuter.
La définition du travail productif (et donc aussi de son contraire, le travail improductif) se base sur le fait que la production capitaliste est production de plus-value, et que le travail qui s'y emploie produit de la plus-value.
I. Produit brut
et produit net
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(Ce chapitre serait peut-être mieux à sa place dans le livre III, chap. 3.) *
Comme le but de la production capitaliste (donc du travail productif) est la production de plus-value, et non l'existence des producteurs, tout travail nécessaire non productif de surtravail est superflu et sans valeur pour la production capitaliste. Cela reste vrai pour une nation capitaliste. Tout produit brut qui ne reproduit que l'ouvrier, c'est-à-dire ne crée pas de produit net (surproduit) est aussi superflu que l'ouvrier lui-même. Ainsi, des ouvriers nécessaires pour la création dé produit net à un certain stade de développement de la production, peuvent devenir superflus à un niveau plus avancé, de sorte que la production n'en a plus besoin. C'est dire qu'il ne faut que le nombre d'hommes profitables au capital.
" Peu importe à un capitaliste privé qu'il emploie 100 ou 1000 ouvriers pour un capital de 20 000 £, pourvu que, dans tous les cas, ses profits ne tombent point au-dessous de ses 2 000 £ de profit courant. " Mais, l'intérêt d'une nation n'est-il pas le même ? En effet, " qu'importe qu'une nation compte dix ou douze millions d'hommes, pourvu que son revenu net et réel, ses fermages et profits, soient les mêmes... Si cinq millions d'hommes pouvaient produire la nourriture et l'habillement pour dix millions, la nourriture et l'habillement de ces cinq millions constitueraient le revenu net. Le pays retirerait-il quelque avantage si, pour produire ce même revenu net, il lui fallait sept millions d'hommes, autrement dit s'il fallait sept millions d'hommes pour produire la nourriture et l'habillement pour douze millions ? Le revenu net serait toujours la nourriture et l'habillement pour cinq millions d'hommes ". Cf. Ricardo, édit. F.S. Constancio, 1818, vol. 2, pp. 221-223.
L'école philanthropique elle-même ne trouve rien a redire à cette thèse de Ricardo. En effet, ne vaut-il pas mieux que, sur dix millions d'hommes, il n'y en ait que cinq plutôt que sept, soit 50 % au lieu de 58 3/4 %, qui mènent la triste vie de simples machines à produire ?
" Dans un royaume moderne, à quoi servirait une province entière ainsi partagée (entre de petits fermiers qui subviennent à leurs propres besoins, comme aux premiers temps de la Rome antique), même si elle était bien cultivée, si ce n'est au simple but de créer des hommes, chose en soi tout à fait dépourvue d'intérêt. " Cf. A. Young, Political Arithmetic etc.; Londres, 1774, p. 47.
Comme la production capitaliste est essentiellement production de plus-value, son but est le produit net, c'est-à-dire la forme du surproduit que revêt la plus-value.
Tout cela contraste, par exemple, avec l'idée typique aux modes de production archaïques, selon laquelle les magistrats de la cité prohibent les inventions pour ne pas priver les travailleurs de leur gagne-pain, le travailleur en tant que tel y étant considéré comme fin en soi et son métier comme privilège, à la conservation et à la défense de quoi tout l'ordre ancien était intéressé. Tout cela contraste aussi avec l'idée, plus ou moins nationaliste, du protectionnisme (en opposition au libre-échange), selon laquelle la nation doit protéger contre la concurrence étrangère les industries qui sont une source d'existence pour le grand nombre. Tout cela contraste, enfin, avec le point de vue d'Adam Smith, selon lequel les placements de capitaux dans l'agriculture sont plus " productifs ", parce qu'un même capital y emploie plus de bras.
Ce sont là, pour le mode de production capitaliste développé, des conceptions surannées, irréelles et erronées: un produit brut élevé (pour ce qui concerne la partie variable du capital) par rapport à un faible produit net est synonyme d'une force productive réduite du travail, et donc du capital.
Toutes sortes d'idées confuses se rattachent traditionnellement à la différence entre produit brut et produit net. La plupart remontent à la Physiocratie (cf. livre IV) * et en partie à Adam Smith, qui çà et là persiste à confondre production capitaliste avec production au service des producteurs immédiats **.
Un capitaliste qui envoie de l'argent à l'étranger pour y toucher un intérêt de 10 %, alors que dans sa patrie il pourrait occuper quantité de bras en surnombre, mérite, du point de vue capitaliste, les palmes bourgeoises, parce que ce vertueux citoyen applique la loi, selon laquelle,, dans l'arène du marché mondial comme au sein d'une société donnée, le capital se répartit conformément au taux de profit obtenu dans les diverses branches de la production: de la sorte il les égalise et proportionne la production. (Peu importe que l'argent soit prêté, par exemple, au tsar de Russie pour une guerre contre la Turquie, notre capitaliste suit tout simplement la loi immanente du capital, donc sa morale: produire autant de plus-value que possible. Mais, tout cela n'a pas sa place dans l'analyse du procès de production immédiat.
Enfin, on a souvent tendance à opposer la production capitaliste à celle qui ne l'est pas encore: par exemple, l'agriculture de subsistance qui occupe un grand nombre de bras, et l'agriculture pour le commerce, qui jette sur le marché un bien plus grand produit, et permet d'extorquer dans les manufactures un produit net à ceux qui étaient naguère occupés dans l'agriculture. Mais, cette opposition n'est pas significative au sein du mode de production spécifiquement capitaliste.
Bref, comme nous l'avons vu, la production capitaliste a pour loi: 1º d'augmenter le capital constant, aussi bien que la plus-value et le produit net, aux dépens du capital variable; 2º d'augmenter le produit net par rapport à la partie du produit qui remplace le capital, c'est-à-dire le salaire.
Mais, voilà que l'on confond ces deux choses. Si l'on appelle produit brut l'ensemble du produit, celui-ci augmente par rapport au produit net dans la production capitaliste; si l'on appelle produit net la partie du produit qui se résout en salaire + produit net, celle-ci augmente par rapport au produit brut. C'est seulement dans l'agriculture (du fait de la transformation de la terre arable en pâturage, etc.) que le produit net augmente souvent aux dépens du produit lourd (masse totale des produits) en raison dés particularités de la rente. Mais cela n'entre pas dans le thème que nous traitons ici.
Au reste, la théorie du produit net qui exprime le but suprême et la fin dernière de la production capitaliste, n'est que l'expression brutale, mais juste, du fait que la valorisation du capital - donc la création dé plus-value - s'effectue sans égard aucun pour, l'ouvrier et représente l'âme motrice de la production capitaliste.
L'idéal suprême de la production capitaliste est - en même temps qu'elle augmente de manière relative le produit net - de diminuer autant que possible le nombre de ceux qui vivent du salaire, et d'augmenter le plus possible le nombre de ceux qui vivent du produit net.
J. Mystification du capital, etc.
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A l'instar de ce qui se passe dans l'argent où le caractère général du travail créateur de valeur apparaît comme la propriété d'une chose, toutes les forces de production sociales du travail se présentent comme forces productives et propriétés immanentes du capital, du fait qu'au sein du procès de production le travail vivant est déjà incorporé au capital. C'est ce qui apparaît d'autant plus que:
1º Si c'est à l'ouvrier particulier qu'appartient le travail qui est manifestation et effort de sa force de travail (car ne paie-t-il pas avec cela ce qu'il reçoit du capitaliste), c'est au capitaliste qu'appartient le travail qu'il objective dans un produit, sans parler de ce qu'en outre toute la combinaison sociale, au sein de laquelle les forces de travail particulières opèrent comme tel ou tel organe de l'ensemble de la force de travail constituant l'atelier, n'appartient pas aux ouvriers, mais leur fait face et s'impose à eux comme arrangement capitaliste;
2º ces forces de production sociales du travail ou forces productives du travail social ne se développent historiquement qu'avec le mode de production spécifiquement capitaliste, ce qui les fait apparaître comme immanentes au système capitaliste et inséparables de lui;
3º avec le développement du mode de production capitaliste, les conditions objectives du travail changent de forme par suite de leur dimension croissante et des économies effectuées dans leur emploi (sans parler de ce que les instruments de travail changent complètement de forme avec le machinisme, etc.). Elles se développent avec la concentration des moyens de production, qui représentent la richesse sociale, en un mot avec l'ampleur et l'efficacité croissantes des conditions de production du travail socialement combiné. Non seulement la combinaison du travail, mais encore le caractère social des conditions de travail - parmi lesquelles il faut compter entre autres, la forme qu'elles acquièrent dans la machinerie et le capital fixe quel qu'il soit - semblent être absolument autonomes et distincts des ouvriers, un mode d'existence du capital; ainsi, il semble qu'il soit arrangé par le capitaliste, indépendamment des ouvriers. Mais plus encore que le caractère social de leur propre travail, le caractère des conditions de production, devenues collectives, apparaissent comme capitalistes, indépendamment des ouvriers.
Au point 3, il faut ajouter les observations suivantes, qui anticipent en partie sur ce qui va suivre:
Le profit - à la différence de la plus-value * - peut croître si l'on économise des conditions collectives de travail, soit que l'on utilise mieux les bâtiments, le chauffage, l'éclairage, etc., soit que la valeur du prime motor (source d'énergie) ne croisse pas dans la même mesure que sa puissance, sans parler des économies que l'on peut réaliser, en pesant sur le prix des matières premières, en réutilisant les déchets, en aménageant les dépenses de gestion, en stockant rationnellement les marchandises produites en masse, etc. Le meilleur marché relatif du capital constant, malgré l'augmentation absolue de sa valeur, est dû au fait que les moyens de production - moyens et matière du travail - sont utilisés collectivement, ce qui a pour prémisse absolue la coopération d'ouvriers tenus ensemble. Tout cela n'est que l'expression objective du caractère social du travail, et de la force productive sociale qui en résulte. Ainsi, la forme particulière de ces conditions - la machinerie, par exemple - ne pourrait s'appliquer, si le travail ne se faisait pas en association. Néanmoins, pour l'ouvrier qui s'affaire au milieu d'elles, ces conditions paraissent être données, indépendantes de lui, en tant que formes du capital.
De même, les économies réalisées sur les conditions de travail (et l'augmentation consécutive du profit ainsi que la baisse de prix des marchandises) apparaissent comme distinctes du surtravail de l'ouvrier, comme l'œuvre et le fait du capitaliste, qui opère comme personnification du caractère social du travail et de l'atelier collectif.
La science, produit intellectuel général du développement de la société paraît, elle aussi, directement incorporée au capital, et son application au procès de production matériel indépendante du savoir et de la capacité de l'ouvrier individuel- le développement général de la société, étant exploité par le capital grâce au travail et agissant sur le travail comme force productive du capital, apparaît comme le développement même du capital, et ce d'autant plus que, pour le plus grand nombre, la capacité de travail est vidée parallèlement de sa substance.
Le capitaliste ne détient, de pouvoir que pour autant qu'il personnifie le capital: dans la comptabilité italienne, il apparaît toujours comme double figure; il est ainsi le débiteur de son propre capital.
Dans la soumission formelle, la productivité du travail est assurée, tout d'abord, purement et simplement par ce que l'ouvrier est contraint d'effectuer du surtravail. Cette contrainte est commune aux modes de production qui se sont succédé jusqu'ici, à cela près qu'avec le capitalisme elle s'exerce en un sens plus favorable à la production.
Même dans le rapport purement formel - valable en général pour toute la production capitaliste, puisque celle-ci conserve, même dans son plein développement, les caractéristiques de son mode peu évolué - les moyens de production, conditions matérielles du travail, ne sont pas soumis au travailleur, mais c'est lui qui leur est soumis: c'est le capital qui emploie le travail. Dans cette simplicité, ce rapport met en relief la personnification des objets et la réification des personnes.
Mais le rapport devient plus complexe et apparemment plus mystérieux, lorsque, avec le développement du mode de production spécifiquement capitaliste, ce ne sont plus seulement les objets - ces produits du travail, en tant que valeurs d'usage et valeurs d'échange - qui, face à l'ouvrier, se dressent sur leurs pieds comme " capital ", mais encore les formes sociales du travail qui se présentent comme formes de développement du capital, si bien que les forces productives, ainsi développées, du travail social apparaissent comme forces productives du capital: en tant que telles, elles sont " capitalisées ", en face du travail. En fait, l'unité collective se trouve dans la coopération, l'association, la division du travail, l'utilisation des forces naturelles, des sciences et des produits du travail sous forme des machines. Tout cela s'oppose à l'ouvrier individuel comme quelque chose qui lui est étranger et existe au préalable sous forme matérielle-, qui plus est, il lui semble qu'il n'y ait contribué en rien, ou même que tout cela existe en dépit de ce qu'il fait.
Bref, toutes les choses deviennent indépendantes de lui, simples modes d'existence des moyens de travail, qui le dominent en tant qu'objets. L'intelligence et la volonté de l'atelier collectif semblent incarnées dans ses représentants - le capitaliste ou ses sous-fifres - dans la mesure où les ouvriers sont associés dans l'atelier et où les fonctions du capital incarnées dans le capitaliste s'opposent à eux.
Les formes sociales du travail des ouvriers individuels - aussi bien subjectivement qu'objectivement - ou, en d'autres termes, la forme de leur propre travail social, sont des rapports établis d'après un mode tout à fait indépendants d'eux: en étant soumis au capital, les ouvriers deviennent des éléments de ces formations sociales, qui se dressent en face d'eux comme formes du capital lui-même, comme si elles lui appartenaient - à la différence de la capacité de travail des ouvriers - et comme si elles découlaient du capital et s'y incorporaient aussitôt.
Tout cela prend des formes d'autant plus réelles que, d'une part, la capacité du travail elle-même est modifiée par ces formes au point qu'elle devient impuissante lorsqu'elle en est séparée, autrement dit que sa force productive autonome est brisée lorsqu'elle ne se trouve plus dans le rapport capitaliste; et que d'autre part, la machinerie se développe, si bien que les conditions de travail en arrivent, même du point de vue technologique, à dominer le travail en même temps qu'elles le remplacent, l'oppriment et le rendent superflu dans les formes où il est autonome.
Dans ce procès, les caractères sociaux du travail apparaissent aux ouvriers comme s'ils étaient capitalisés en face d'eux: dans la machinerie, par exemple, les produits visibles du travail apparaissent comme dominant le travail. Il en va naturellement de même pour les forces de la nature et la science (ce produit du développement historique général dans sa quintessence abstraite), qui font face à l'ouvrier comme puissances du capital, en se détachant effectivement de l'art et du savoir de l'ouvrier individuel. Bien qu'elles soient, à leur source, le produit du travail, elles apparaissent comme étant incorporées au capital, à peine l'ouvrier entre-t-il dans le procès de travail. Le capitaliste qui emploie une machine, n'a pas besoin de la comprendre (cf. Ure) *; pourtant la science réalisée dans la machine, apparaît comme capital face aux ouvriers. De fait, toutes ces applications - fondées sur le travail associé - de la science, des forces de la nature et des produits du travail en grande série apparaissent uniquement comme moyens d'exploitation du travail et d'appropriation du surtravail, et donc comme forces appartenant en soi au capital. Naturellement, le capital utilise tous ces moyens dans le seul but d'exploiter le travail, mais, pour ce faire, il doit les appliquer à la production. C'est ainsi que le développement des forces productives sociales du travail et les conditions de ce développement apparaissent comme l'œuvre du capital, et l'ouvrier se trouve, face à tout cela, en un rapport non seulement passif, mais antagonique.
Le capital, puisqu'il se compose de marchandises, est lui aussi double:
1º Valeur d'échange (argent), mais également valeur, qui se valorise pour créer de la valeur et, augmenter la valeur, et qui s'incorpore un incrément de valeur. Tout cela se ramène à l'échange d'une, somme donnée de travail objectivé contre une somme plus grande de travail vivant.
2º Valeur d'usage, et ici le capital se conforme à la nature du procès de travail. Mais c'est justement ici qu'il n'est pas seulement matière et moyen de travail auxquels le travail appartient et s'incorpore, mais encore combinaisons sociales du travail et développement correspondant du moyen de travail. Seule la production capitaliste développe sur une grande échelle les conditions, aussi bien objectives que subjectives, du procès de travail, en les arrachant aux travailleurs autonomes, mais elle les développe comme puissances étrangères à l'ouvrier qui travaille sous leur domination.
Le capital devient ainsi un être tout à fait mystérieux.
Les conditions de travail s'amoncellent comme forces sociales face à l'ouvrier, et c'est sous cette forme qu'elles sont capitalisées.
Le capital apparaît donc comme productif:
1º parce qu'il contraint l'ouvrier à effectuer du surtravail. Or si le travail est productif, c'est précisément du fait qu'il effectue du surtravail, du fait de la différence qui se réalise entre la valeur de la capacité de travail et celle de sa valorisation;
2º parce qu'il personnifie et représente, sous forme objectivée, les " forces de la production sociale du travail " ou forces productives du travail social.
Nous avons déjà vu que la loi de la production capitaliste - la création de plus-value, etc. - s'impose comme contrainte que les capitalistes exercent les uns sur les autres ainsi que sur les ouvriers, bref c'est une loi du capital qui opère contre tous les deux.
La force, de nature sociale, du travail ne se développe pas dans le procès de valorisation en tant que tel, mais dans le procès de travail réel. C'est pourquoi, elle apparaît comme une propriété inhérente au capital en tant que chose, comme sa valeur d'usage. Le travail productif (de valeur) continue de faire face au capital comme travail des ouvriers individuels, quelles que soient les combinaisons sociales dans lesquelles ces ouvriers entrent dans le procès de production. Tandis que le capital s'oppose, comme force sociale du travail, aux ouvriers, le travail productif, lui, se manifeste toujours face au capital comme travail des ouvriers individuels.
En analysant le procès d'accumulation, nous avons vu que c'est comme force immanente du capital qu'apparaît l'élément grâce auquel le travail passé - sous forme de forces productives et de conditions de production déjà produites - accroît la reproduction, sous l'angle aussi bien de la valeur d'usage que de la valeur d'échange, dont la masse de valeur est conservée par une quantité déterminée de travail vivant, tout comme la masse de valeurs d'usage est de nouveau produite. En effet, le travail objectivé opère toujours en se capitalisant face à l'ouvrier.
" Le capital c'est la puissance démocratique, philanthropique et égalitaire par excellence. " Cf. Fr. Bastiat, Gratuité du crédit etc., Paris, 1850.
" Le capital accumulé cultive la terre et emploie aussi le travail. " CL A. Smith, I.c., vol. V, chap. 2, édit. Buchanan, 1814, vol. III, p. 309.
" Le capital est... une force collective. " Cf. John Wade, History of the Middle and Working Classes etc., 3e édit., Londres, 1835, p. 162. " Le capital n'est qu'un autre nom pour la civilisation. " Ibid., p. 104.
" La classe des capitalistes, considérée en bloc; se trouve dans une position normale, en ce que son bien-être suit la marche du progrès social. " CL Cherbuliez, Riche ou Pauvre, p. 75. " Le capitaliste est l'homme social par excellence, il représente la civilisation. " Ibid., p. 76.
Affirmation sans voiles: " La force productive du capital n'est rien d'autre que la quantité de forces productives réelles que le capitaliste peut commander grâce à son capital. " J. St. Mill, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, Londres, 1844, p. 91.
" L'accumulation du capital, ou les moyens d'employer du travail... doivent, dans tous les cas, dépendre des forces productives du travail. " Cf. Ricardo, Principles, etc., 3e édit, 1821, p. 92. Son commentateur observe à ce propos: " Cela revient à dire que les forces productives du travail obtiennent la petite fraction du produit qui va à ceux qui l'ont créé avec le travail de leurs mains. " Cf. Observations on Certain Verbal Disputes in Political Economy, Londres, 1821, p. 71.
Destutt de Tracy exprime de manière naïve que le travail se transforme constamment en capital: " Ceux qui vivent des profits [les capitalistes industrieux] alimentent tous les autres, et eux seuls augmentent la fortune publique et créent tous nos moyens de jouissance. Cela doit être, puisque le travail est la source de toute richesse, et puisque eux seuls donnent une direction utile au travail actuel, en faisant un usage utile du travail accumulé. " Cf. Traité d'économie politique, p. 242. Comme le travail est la source de toute richesse... le capital accroît toute richesse: " Nos facultés sont notre seule richesse originaire, notre travail produit toutes les autres, et tout travail bien dirigé est productif. " Ibid., p. 243.
Nos facultés sont la seule source de notre richesse, c'est pourquoi... la force de travail n'est pas une richesse. Le travail produit toutes les autres richesses, - cela revient à dire qu'il produit les richesses pour tous, sauf pour lui-même; le travail n'est pas lui-même richesse, mais seulement son produit. Tout travail bien dirigé est productif, autrement dit: tout travail est productif, tout travail est bien dirigé, s'il donne un profit au capitaliste.
Les esprits se sont faits à ce point à cette constante transposition des forces de la production sociale du travail en propriété matérielle du capital qu'ils s'imaginent que les avantages du machinisme, de l'application de la science, des inventions, etc. ont nécessairement une forme aliénée; bref, tout est conçu comme devenant propriété du capital.
Au fond de tout cela, on trouve: 1º la forme spécifique que revêtent les choses sur la base de la production capitaliste, et donc aussi dans la conscience des individus impliqués dans ce mode de production; 2º le fait historique que, pour la première fois et à la différence de ce qui se passe dans les modes de production antérieurs, ce développement s'effectue en vertu de la production capitaliste, si bien que le caractère antagonique de ce développement apparaît comme lui étant immanent.
III.
LA PRODUCTION CAPITALISTE
EST PRODUCTION ET REPRODUCTION DU RAPPORT
DE PRODUCTION SPÉCIFIQUEMENT CAPITALISTE
LES NOTES CHIFFRÉES SONT DE MARX.
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Le produit de la production capitaliste n'est pas seulement la plus-value, c'est le capital.
Comme nous l'avons vu, le capital est A - M - A', valeur qui se valorise elle-même, valeur qui engendre plus de valeur.
Même après sa transformation en facteurs du procès de travail - en moyens de production, capital constant, et en capacités de travail en lesquelles se change le capital variable - la somme d'argent ou de valeur avancée n'est que du capital en soi et en puissance, mais elle l'était plus encore avant cette transformation. Ce n'est qu'au sein du procès de production, lorsque réellement le travail vivant est incorporé aux éléments matériels du capital et que le travail additionnel est réellement absorbé, que non seulement ce travail, mais encore la somme de valeur avancée devient, de capital possible, de capital par destination, du capital réel et agissant.
Que se passe-t-il au cours du procès d'ensemble ? L'ouvrier vend la disposition de sa capacité de travail en échange d'une certaine valeur, déterminée par la valeur de sa force de travail, pour s'assurer les moyens de subsistance nécessaires. Quel en est, pour lui, le résultat ? Simplement et purement (Fr.), la reproduction de sa force de travail. En échange, que donne-t-il ? L'activité qui conserve, crée et augmente la valeur: son travail. Abstraction faite de l'usure de sa force de travail, il sort du procès comme il y est entré, simple force de travail subjective qui doit reparcourir le même cycle pour se conserver.
Le capital, en revanche, ne sort pas du procès comme il y est entré: c'est seulement dans ce procès qu'il se transforme en véritable capital, en valeur qui se valorise. Le produit global qui en est issu, est à présent la forme d'existence du capital réalisé: en tant que tel, il fait face de nouveau à l'ouvrier comme propriété du capitaliste, comme puissance autonome, bien qu'il ait été créé par le travail.
Ce procès ne reproduit donc pas seulement le capital, mais encore le produit. Au début, les. conditions de production font face à l'ouvrier comme capital dans la mesure où il les trouve objectivées à l'avance en face de lui: à présent, c'est le propre produit de son travail qu'il trouve devant lui, en tant que conditions de production transformées en capital. Ce qui était prémisse est devenu maintenant résultat du procès de production.
Dire que le procès de production crée le capital n'est qu'une autre façon de dire qu'il crée la plus-value. Mais ce n'est pas tout.
La plus-value est reconvertie en capital additionnel et se manifeste donc comme création de capital nouveau ou de capital élargi. Le capital ne se réalise pas seulement, il crée encore du capital. Le procès d'accumulation est donc immanent au procès de production capitaliste: il implique la création de nouveaux ouvriers salariés, de nouveaux moyens de réalisation et d'augmentation du capital existant, soit que le capital s'assujettisse des couches de population qui jusque-là lui échappaient encore, par exemple les femmes et les enfants, soit qu'il se soumette un nombre accru de travailleurs à la suite de l'augmentation naturelle de population.
A y regarder de plus près, on s'aperçoit que le capital règle, selon les exigences de son exploitation, la production des forces de travail et des masses humaines exploitées. Le capital ne produit donc pas seulement le capital, mais encore une masse croissante d'ouvriers, substance grâce à laquelle seule il peut opérer comme capital additionnel. Le travail ne produit donc pas seulement - en opposition à lui-même et à une échelle sans cesse élargie - les conditions de travail sous forme de capital, le capital produit, sur une échelle toujours élargie, les travailleurs salariés productifs dont il a besoin. Le travail produit ses propres conditions de production comme capital, et le capital produit le travail, sous forme salariée comme moyen de le réaliser comme capital.
La production capitaliste n'est pas seulement reproduction du rapport, elle en est la reproduction à une échelle toujours plus large. Dans la mesure même où, avec le mode de production capitaliste, se développe la force de production sociale du travail, la richesse accumulée en face de l'ouvrier augmente et le domine en tant que capital: le monde de la richesse gonfle devant l'ouvrier comme un monde qui lui est étranger et qui le domine, à mesure qu'augmentent pour lui pauvreté, gêne et dépendance. Son dénuement accompagne cette pléthore, tandis qu'augmente encore la masse de ce vivant moyen de production du capital qu'est le prolétariat ouvrier.
La croissance du capital va donc de pair avec l'augmentation du prolétariat: ce sont deux produits jaillissant aux pâles opposés d'un seul et même procès.
Le rapport est non seulement reproduit, mais il produit encore sur une échelle toujours plus massive, en créant toujours plus d'ouvriers en s'assujettissant des branches de production sans cesse nouvelles. Tandis qu'il se reproduit - comme nous l'avons souligné, lors de la description du mode de production spécifiquement capitaliste - dans des conditions toujours plus favorables à l'un de ses pôles, celui des capitalistes, il se reproduit dans des conditions toujours plus défavorables à l'autre, celui des ouvriers salariés.
Sous l'angle de la continuité du procès de production, le salaire n'est que la partie du produit qui, après avoir été créée par l'ouvrier, se transforme en moyens de subsistance autrement dit, en moyens de conservation et d'accroissement de la capacité de travail nécessaires au capital pour son auto-valorisation et son procès vital. Cette conservation et cet accroissement de la force de travail - résultat du procès - se manifestent donc simplement comme reproduction et élargissement des conditions de reproduction et d'accumulation appartenant au capital (voir le Yankee).
Ainsi s'évanouit jusqu'à l'apparence qui subsistait encore en surface, à savoir que capitaliste et ouvrier se font, face comme possesseurs de marchandises, égaux en droit, dans la circulation, sur le marché et qu'à l'instar de tous les autres possesseurs de marchandises, la seule chose qui les distingue, c'est le contenu matériel de leurs marchandises, la valeur d'usage particulière des marchandises qu'ils se vendent l'un à l'autre. En d'autres termes, cette forme originelle du rapport ne subsiste plus que comme pur reflet du rapport capitaliste sous-jacent.
Ici, il faut distinguer deux moments: la reproduction du rapport lui-même à une échelle toujours plus large, telle qu'elle résulte du procès de production capitaliste, et la forme qu'elle revêt historiquement lors de sa naissance, et qu'elle revêt sans cesse de nouveau à la surface de la société capitaliste développée.
1º En ce qui concerne le procès introductif, qui se déroule au sein de la circulation, c'est la vente et l'achat de la force de travail. Le procès de production capitaliste n'est pas seulement transformation en capital de la valeur ou de la marchandise que le capitaliste jette sur le marché ou remet dans le procès de travail: ces produits transformés ne sont pas ses produits, mais ceux de l'ouvrier. Le capitaliste vend constamment, contre du travail, une partie de ce produit - les moyens de subsistance nécessaires à la conservation et à l'accroissement de la force de travail, et il lui en prête constamment une autre - les conditions objectives du travail - comme moyens d'auto-valorisation du capital, comme capital. Ainsi, tandis que l'ouvrier reproduit ses produits comme capital, le capitaliste reproduit l'ouvrier comme salarié, c'est-à-dire comme vendeur de son propre travail. Le rapport entre simples vendeurs de marchandises impliquerait qu'ils échangent leurs propres travaux incorporés dans des valeurs d'usage différentes. L'achat-vente de la force de travail, comme résultat constant de la production capitaliste implique, au contraire, que l'ouvrier rachète constamment une fraction de son propre produit, en échange de son travail vivant.
C'est ainsi que s'évanouit l'apparence du simple rapport entre possesseurs de marchandises: l'acte constant d'achat-vente de la force de travail et la perpétuelle confrontation de la marchandise produite par l'ouvrier et de lui-même comme acheteur de sa capacité de travail et comme capital variable ne sont que des formes qui médiatisent son assujettissement au capital, le travail vivant n'étant qu'un simple moyen de conservation et d'accroissement du travail objectivé, devenu autonome en face de lui.
La forme de médiation inhérente au mode de production capitaliste sert donc à perpétuer le rapport entre le capital qui achète le travail, et l'ouvrier qui le vend; mais, elle ne se distingue que formellement des autres modes plus ou moins directs d'asservissement et d'appropriation du travail par les possesseurs des conditions de la production. Elle masque sous le simple rapport monétaire, la transaction véritable et la dépendance perpétuée grâce à la médiation de l'acte vente-achat qui se renouvelle constamment. Ce rapport reproduit sans cesse, non seulement les conditions de ce trafic, mais encore ses résultats, à savoir ce que l'un achète et ce que l'autre vend. Le perpétuel renouvellement de ce rapport d'achat-vente ne fait que médiatiser la continuité du rapport spécifique de dépendance, en lui donnant l'apparence mystificatrice d'une transaction, d'un contrat entre possesseurs de marchandises dotés de droits égaux et pareillement libres l'un en face de l'autre. Ainsi, le rapport initial devient lui-même un moment immanent de la domination du travail vivant par le travail objectivé qui s'est instaurée avec la production capitaliste.
Se trompent donc aussi bien:
ceux qui considèrent le travail salarié, la vente du travail au capital, bref le salariat, comme extérieurs à la production capitaliste, alors que le travail salarié est une forme de médiation essentielle et continuellement reproduite par le rapport de production capitaliste, que,
ceux qui voient dans le rapport superficiel de l'achat-vente, dans cette formalité essentielle, dans ce reflet du rapport capitaliste, sa substance elle-même, et en conséquence prétendent subordonner le rapport entre ouvriers et capitalistes au rapport général entre possesseurs de marchandises, pour en faire l'apologie et effacer ses différences spécifiques.
2º Les prémisses de la formation du rapport capitaliste en général surgissent à un niveau historique déterminé de la production sociale. Il faut qu'au sein du mode de production antérieur, les moyens de production et de circulation, voire les besoins, soient développés au point qu'ils tendent à dépasser les antiques rapports de production et à les transformer en rapports capitalistes. Au demeurant, il suffit qu'ils permettent une soumission formelle du travail au capital. Sur la base de ce nouveau rapport, il se développe un mode de production spécifiquement différent qui, d'une part, crée de nouvelles forces productives matérielles et, d'autre part, se développe sur ce fondement pour créer de nouvelles conditions réelles. Il s'agit d'une révolution économique complète: d'une part, le capital commence par produire les conditions réelles de la domination du capital sur le travail, puis elle les parfait et leur donne une forme adéquate; d'autre part, pour ce qui est des forces productives du travail, des conditions de production et des rapports de circulation développés par lui en opposition aux ouvriers, il crée les conditions réelles d'un mode de production nouveau qui, en abolissant la forme antagonique du capitalisme, jette les bases matérielles d'une nouvelle vie sociale, d'une forme nouvelle de société.
Notre conception diffère fondamentalement de celle des économistes qui, enferrés dans le système capitaliste, voient certes comment on produit dans le rapport capitaliste, mais non comment ce rapport lui-même est produit et crée en même temps les conditions matérielles de sa dissolution, supprimant du même coup sa justification historique, en tant que forme nécessaire du développement économique et de la production de la richesse sociale.
Tout au contraire, nous avons vu non seulement comment le capital produit, mais encore comment il est lui-même produit, et comment il sort du procès de production essentiellement différent de ce qu'il était en y entrant. En effet, d'une part, il transforme le mode de production précédent; d'autre part, cette transformation ainsi qu'un niveau donné du développement des forces productives matérielles forment la base et la condition préalable de sa propre révolution.
Résultat du procès
de production immédiat
Ce qui en résulte ce ne sont pas seulement les conditions objectives du procès de production, mais encore son caractère spécifiquement social: les rapports sociaux, et donc la position sociale des agents de la production, les uns à l'égard des autres. De fait, les rapports de production sont eux-mêmes produits, et sont le résultat sans cesse renouvelé du procès *.
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Texte formant la transition
entre les deux premières rubriques
et la troisième, si l'ordre des rubriques est inversé *
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Nous avons vu que la production capitaliste est création de plus-value et, en tant que telle (avec l'accumulation), elle est production de capital en même temps que production et reproduction de l'ensemble du rapport capitaliste à une échelle plus étendue (élargie). Cependant, la plus-value n'est produite que comme partie de la valeur des marchandises et, comme telle, se représente dans une quantité donnée de marchandises (surproduit). Ce n'est qu'en produisant des marchandises, que le capital produit de la plus-value et se reproduit lui-même. C'est donc de la marchandise, son produit immédiat, que nous devons nous occuper une nouvelle fois.
Or, comme nous l'avons vu, les marchandises sont des résultats incomplets, pour ce qui est de leur forme (et leur détermination économique). Avant de pouvoir fonctionner de nouveau comme richesse sous forme d'argent ou de valeur d'usage, elles doivent subir diverses métamorphoses, et rentrer dans le procès d'échange qui leur permet de revêtir la forme adéquate.
Il faut donc maintenant analyser plus en détail la marchandise telle qu'elle résulte directement du procès de production capitaliste et telle qu'elle se présente au cours des procès successifs qu'elle doit parcourir. (Les marchandises sont les éléments ainsi que les résultats de la production capitaliste, la forme sous laquelle le capital réapparaît à la fin du procès productif.)
Nous partons de la marchandise, forme spécifiquement sociale du produit, parce qu'elle est la base et la condition préalable de la production capitaliste. Considérons l'un de ces produits et recherchons ce qui le détermine comme marchandise et lui donne ce cachet. Avant le système capitaliste, une grande partie de la production n'est pas produite en tant que marchandise; qui plus est, une grande partie des produits qui entrent dans le procès de production, ne sont pas des marchandises. La transformation des produits en marchandises n'a lieu qu'en des points isolés et ne s'effectue que pour l'excédent de la production ou à quelques rares branches de celle-ci (produits manufacturés). Si les produits n'entrent pas dans leur totalité dans le procès en tant qu'articles de commerce, ils n'en sortent pas non plus en tant que tels dans toute leur extension 8.
Cependant, la circulation des marchandises et de l'argent - commerce - doit avoir atteint un certain niveau de développement pour servir de présupposition et de point de départ au capital et au mode de production capitaliste. C'est pour autant qu'elle représente cette présupposition que nous analyserons la marchandise et partirons d'elle comme de l'élément le plus simple de la production capitaliste. Mais, d'autre part, la marchandise est le produit, le résultat de cette production: ce qui apparaît au début comme l'un de ses éléments, en représente ensuite son produit le plus spécifique. En fait, ce n'est que sur la base de la production capitaliste, que le produit prend la forme générale de la marchandise, et plus la production capitaliste se développe, plus tous les composants de ce procès deviennent des marchandises *.
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Vente de la force de travail
et syndicats
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Lorsque le travail * commence vraiment, il a déjà cessé d'appartenir à l'ouvrier, celui-ci ne peut donc plus le vendre. En effet, la marchandise spécifique qu'est la force de travail a ceci de particulier: c'est à la conclusion du contrat entre l'acheteur et le vendeur de cette marchandise, qu'elle passe réellement dans les mains de l'acheteur, sous forme de valeur d'usage. Or, la valeur d'échange de cette marchandise - comme celle de toutes les autres - est fixée avant qu'elle n'entre dans la circulation, bien qu'elle soit vendue comme capacité, force, et qu'il faille un certain temps pour qu'elle produise. Sa valeur d'échange existe donc dans la sphère de circulation avant sa vente, alors que sa valeur d'usage n'existe qu'une fois sa force dépensée dans le procès de production.
Son aliénation et sa manifestation réelle en tant que valeur d'usage sont donc dissociées dans le temps. Il en est comme d'une maison, dont on m'a cédé l'usage pour un mois. Ce n'est qu'après avoir habité un mois la maison que je tiens sa valeur d'usage. De même, la valeur d'usage de la force de travail ne m'est fournie qu'après qu'elle aura travaillé pour moi.
Pour les valeurs d'usage de marchandises dont l'aliénation formelle par la vente est séparée dans le temps de la cession réelle de la valeur d'usage au vendeur, l'argent du vendeur agit d'abord comme moyen de paiement, ainsi que nous l'avons déjà vu **. La force de travail est vendue pour un jour, une semaine, etc., mais elle lie m'est payée qu'après qu'elle aura été consommée pendant un jour, une semaine, etc. Dans tous les pays où le rapport capitaliste est développé, la force de travail est payée après seulement qu'elle aura fonctionné. Partout l'ouvrier avance l'usage de sa marchandise au capitaliste, et attend jusqu'à ce qu'elle soit consommée par l'acheteur. Il lui fait donc crédit jusqu'à ce qu'il obtienne paiement de sa valeur d'usage.
On constate, aux temps de crise et même lors d'une banqueroute, que ce perpétuel crédit de l'ouvrier au capitaliste - crédit qui résulte de la nature particulière de la valeur d'usage vendue - n'est pas une simple vue de l'esprit 51.
Néanmoins, que l'argent fonctionne comme moyen d'achat ou comme moyen de paiement, l'échange des marchandises ne change pas pour autant de caractère. Le prix de la force de travail est fixé contractuellement lors de son achat, même si elle ne se réalise que plus tard. Cette forme de paiement ne modifie en rien le fait que ce prix porte sur la valeur de la force de travail, et non du produit ou du travail (qui de toute façon n'est jamais comme tel une marchandise).
Comme on l'a vu, la valeur d'échange de la force de travail est payée en même temps que le prix des moyens de subsistance nécessaires, étant données les habitudes de chaque société, afin que l'ouvrier exerce en général sa capacité de travail avec le degré adéquat de force, de santé et de vitalité, et perpétue sa race 52.
L'homme se distingue de toutes les autres espèces animales par ce que ses besoins n'ont pas de limites et sont parfaitement extensibles: nul autre animal ne peut comprimer ses besoins de manière aussi extraordinaire, et limiter ses conditions de vie à un tel minimum. Bref, il n'est pas d'animal ayant autant de disposition à l'irlandisation. Dans la valeur de la force de travail, il n'y a pas à considérer ce minimum physiologique d'existence.
Le prix de la force de travail - comme celui de n'importe quelle autre marchandise - peut monter au-dessus ou descendre au-dessous de sa valeur, autrement dit s'écarter, dans l'un ou l'autre sens, du prix qui est l'expression monétaire de la valeur. Le niveau des besoins vitaux, dont la somme totale représente la valeur de la force de travail, peut augmenter ou diminuer. Cependant, l'analyse de ces oscillations n'a pas sa place ici, mais dans l'étude du salaire 53.
Dans la suite de notre étude, nous verrons que, pour l'analyse du capital, il est parfaitement indifférent que l'on présuppose un niveau bas ou élevé des besoins des ouvriers. D'ailleurs, en théorie comme en pratique, on part de la valeur de la force de travail comme d'une grandeur donnée. Par exemple, si un individu fortuné veut convertir son argent en capital - en capital d'exploitation d'une fabrique de coton, mettons -, il s'informera tout d'abord du niveau moyen des salaires de la localité où il a l'intention de s'établir. Il sait que le salaire - tout comme le prix du coton - s'écarte sans cesse de la moyenne, mais que ces oscillations finissent par se compenser. Dans l'établissement de ses comptes, il prend donc le salaire comme une grandeur donnée de valeur.
Par ailleurs, la valeur de la force de travail constitue la base rationnelle et déclarée des Syndicats, dont il importe de ne pas sous-estimer l'importance pour la classe ouvrière. Les syndicats ont pour but d'empêcher que le niveau des salaires ne descende au-dessous du montant payé traditionnellement dans les diverses branches d'industrie, et que le prix de la force de travail ne tombe au-dessous de sa valeur. Ils savent, certes, que si le rapport entre l'offre et la demande change, le prix de marché change aussi. Mais, d'une part, un tel changement est loin d'être le simple fait unilatéral de l'acheteur, dans notre cas du capitaliste; d'autre part, il existe une grande différence entre, d'une part, le montant du salaire déterminé par l'offre et la demande (c'est-à-dire le montant résultant de l'opération " honnête " de l'échange de marchandises, lorsque acheteur et vendeur traitent sur un pied d'égalité) et, d'autre part, le montant du salaire que le vendeur - l'ouvrier - est bien forcé d'accepter, lorsque le capitaliste traite avec chaque ouvrier pris isolément et lui impose un bas salaire, en exploitant la détresse exceptionnelle de l'ouvrier isolé, indépendamment du rapport général de l'offre et de la demande.
En conséquence, les ouvriers se coalisent afin de se placer en quelque sorte sur un pied d'égalité avec les capitalistes pour le contrat de vente de leur travail. Telle est la raison (la base logique) des syndicats 54. Ce qu'ils recherchent, c'est d'éviter que, sous la pression directe d'une détresse qui lui est particulière, l'ouvrier ne soit contraint à se satisfaire d'un salaire inférieur à celui qui était fixé auparavant par l'offre et la demande dans la branche d'activité déterminée 55, de sorte que la valeur de la force de travail tombe au-dessous de son niveau traditionnel dans cette industrie. Remarquons que cette valeur de la force de travail " représente pour l'ouvrier lui-même le minimum de salaire, et pour le capitaliste le salaire uniforme et égal pour tous les ouvriers de l'entreprise " 56.
Les syndicats ne permettent donc jamais à leurs membres de travailler au-dessous de ce minimum de salaire 57. Ce sont des sociétés de sécurité créées par les ouvriers eux-mêmes.
L'exemple suivant montre comment ces organisations formées par les ouvriers eux-mêmes s'y prennent pour défendre la valeur de la force de travail. Dans toutes les entreprises de Londres, il existe ce qu'on appelle des " sweaters ". Un sweater, " c'est quelqu'un qui se charge de, fournir à un premier entrepreneur une certaine quantité de travail au salaire habituel en le faisant exécuter par d'autres à un prix moindre ", de sorte que la différence - son profit - est pris sur la sueur des ouvriers qui en fait exécutent l'ouvrage " 58. Ce profit ne représente rien d'autre que la différence entre la valeur de la force de travail payée par l'entrepreneur et le prix inférieur à la valeur de la force de travail payée aux ouvriers par l'intermédiaire qui fait suer ceux qui travaillent 59.
Notons en passant qu'il est caractéristique...
Cette forme de salaire aux pièces est utilisée, par exemple, dans les poteries anglaises, pour engager, sur la base d'un faible salaire aux pièces, de jeunes apprentis (de 13 ans), qui se surmènent, précisément au cours de leur période de croissance, " pour le plus grand profit de leur patron ". Telle est l'une des causes - admise officiellement - de la dégénérescence de la population ouvrière des poteries 41.
Dans les branches d'industrie où l'on vient tout juste d'introduire le travail aux pièces, on assiste à une augmentation du salaire ouvrier à la suite de l'intensité accrue du travail. Mais, sitôt qu'elle atteint un certain montant, cette augmentation devient une raison pour les patrons de diminuer les salaires, parce qu'ils les tiennent pour plus élevés qu'il ne le faut à l'ouvrier. C'est pourquoi, il importe de dénoncer le travail aux pièces comme un moyen direct d'abaisser les salaires 42.
Il est clair que le mode de paiement du salaire ne change en rien la nature de celui-ci. Cependant, un tel mode de paiement peut favoriser plus que tel autre le développement du procès de production capitaliste (au reste, certaines techniques de travail impliquent tel mode de paiement) *.
Les différences individuelles de salaire (plus fortes dans le système du salaire aux pièces que dans celui du salaire au temps) ne sont, bien sûr, que des déviations du niveau normal de salaire. Mais, à moins que certaines circonstances n'en paralysent l'effet, le salaire aux pièces tend à baisser ce niveau lui-même.
Comme prix global du travail quotidien moyen, le salaire contredit la notion de valeur. En effet, tout prix doit pouvoir être réduit à une valeur, puisque le prix - comme tel - n'est que l'expression monétaire de la valeur. Que les prix actuels se situent au-dessus ou au-dessous du prix correspondant à leur valeur ne change rien au fait qu'ils sont une expression quantitativement incongrue de la valeur de la marchandise, même si, dans le cas supposé, le prix est quantitativement trop élevé ou trop bas. En effet dans le cas du prix du travail, l'incongruité est d'ordre qualitatif.
La valeur d'une marchandise étant égale au travail .nécessaire qu'elle renferme, la valeur d'une journée de travail -effectuée dans les conditions adéquates de production et avec le degré social moyen, habituel, d'intensité et d'adresse - est égale à la journée de travail contenue dans la marchandise, ce qui est une absurdité et ne détermine absolument rien.
La valeur du travail - c'est-à-dire le prix du travail qualitativement dépouillé de son expression monétaire - est donc une forme irrationnelle; en fait, c'est simplement une autre forme, inversée, de la valeur de la force de travail. (Le prix, non réductible à la valeur - que ce soit directement ou par une série d'intermédiaires - exprime n'importe quel échange, purement contingent, d'un article quelconque contre de l'argent. C'est ainsi que des choses qui, par nature, ne sont pas des marchandises et sont donc hors du commerce des hommes, peuvent être transformées en marchandises, dès lors qu'on les échange contre de l'argent. D'où la liaison entre vénalité, corruption et argent. Étant une marchandise métamorphosée, l'argent ne révèle pas d'où il provient, ce qui a été transformé en lui: conscience, virginité ou patates ?)
Comme expression immédiate du rapport de valeur, le salaire aux pièces est tout aussi irrationnel que le salaire au temps, forme la plus directe du salaire. Il y a, par exemple, dans une marchandise (abstraction faite du capital constant qu'elle renferme) une heure de travail objectivé, soit 6 d. L'ouvrier obtient 3 d., autrement dit, pour l'ouvrier, la valeur d'une marchandise n'est pas déterminée par la valeur mesurée par le temps de travail qu'elle renferme. En fait, son salaire aux pièces n'exprime donc directement aucun rapport de valeur.
Comme on le voit, la valeur de cette marchandise n'est pas mesurée par le temps de travail qu'elle renferme. A l'inverse, c'est cette marchandise qui mesure le temps de travail nécessaire, effectué par l'ouvrier. En conséquence, le salaire touché par l'ouvrier est du travail au temps, puisque cette marchandise est uniquement appelée à mesurer le temps pour lequel l'ouvrier reçoit le salaire et à garantir qu'il a utilisé uniquement du temps de travail nécessaire, bref, que le travail a été exécuté avec l'intensité voulue et, de plus, possède (en tant que valeur d'usage) la qualité requise. Le salaire aux pièces n'est donc rien d'autre qu'une forme déterminée du salaire au temps qui, lui, n'est qu'une autre forme de la valeur de la force de travail ou du prix respectif de la force de travail, soit qu'il corresponde quantitativement à cette valeur, soit qu'il s'en écarte.
Si le salaire aux pièces tend à laisser une grande marge de jeu à l'individualité des ouvriers, et donc à élever au-dessus du niveau général le salaire de quelques-uns d'entre eux, il pousse tout autant à abaisser au-dessous de ce niveau le salaire des autres ouvriers, diminuant ce niveau en général sous l'aiguillon de la concurrence tendue à l'extrême parmi les travailleurs.
Si l'intensité du travail - les autres facteurs restant les mêmes - se mesure d'après la masse du produit fourni par l'ouvrier en un temps donné, il faut - pour avoir une idée du salaire au temps des différents pays, par exemple le salaire d'une journée de travail d'une longueur donnée - comparer ce salaire à ce qu'il représente lorsqu'il est exprimé en salaire aux pièces. C'est ainsi seulement qu'on obtiendra le véritable rapport entre travail nécessaire et surtravail, ou entre salaire et plus-value.
On constate alors que le salaire aux pièces est souvent plus élevé dans les pays pauvres, et le salaire apparent au temps plus élevé dans les pays riches. De fait, l'ouvrier exige, dans les pays pauvres, une plus grande partie de la journée de travail pour reproduire son salaire: le taux de plus-value est donc plus petit, et le salaire relatif plus élevé. Le prix réel du travail y est donc supérieur.
Si l'on considère différentes nations, abstraction faite de la productivité due à chacun des ouvriers, l'intensité varie tout autant que la durée du temps de travail. La journée de travail nationale plus intense est égale à la journée de travail moins intense plus x. Si l'on prend pour étalon de la journée internationale de travail celle des pays producteurs d'or et d'argent, la très intense journée de travail anglaise de 12 heures s'exprime en plus d'or que celle moins intense d'Espagne, c'est dire qu'elle est plus élevée que la journée de travail moyenne, réalisée en or et en argent.
Si l'on considère une journée de travail totale de grandeur donnée, un salaire national plus élevé n'implique donc pas, dans la pratique, que le prix du travail ou d'une quantité donnée de travail soit plus élevé, pour ce qui est non seulement de la valeur d'usage, mais encore de la valeur d'échange, et donc aussi de son expression monétaire. (En effet, en supposant donnée la valeur de l'or et de l'argent, une expression monétaire supérieure exprime toujours plus de valeur, et vice versa.)
Si l'on considère au même moment les salaires en monnaie des ouvriers des différentes nations, on supposera toujours donnée la valeur de l'or et de l'argent, puisqu'un changement de cette valeur touche au même moment les diverses nations: il n'y a donc aucun changement dans leur rapport réciproque.
Lorsque nous avons une durée plus grande de travail, de même qu'une intensité accrue - ce qui, au niveau international, revient au même - le salaire peut donc être plus élevé dans un pays que dans un autre, mais il peut néanmoins représenter: 1º une partie moindre de la journée totale (autrement dit, il peut être relativement plus bas); 2º un prix moindre du travail. Si, par exemple, l'ouvrier obtient par jour 3 sh. pour 12 h., cela représente moins qu'un salaire quotidien de 2 1/2 sh. pour 11 h. En effet, cette heure de plus-value renferme une usure bien plus grande, donc une reproduction plus rapide, de la force de travail. La différence serait encore plus considérable, si c'était 2 112 sh. pour 10 h., et 3 pour 12 L.. *
Différence de centralisation
des moyens de production
dans les divers pays
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Bien que l'adresse et la technologie puissent être d'un grand effet, il importe essentiellement que l'élément du travail vivant soit prépondérant pour que se développent les manufactures. C'est pourquoi le système de la parcellisation du sol, en empêchant un accroissement de population, tend indirectement à freiner l'extension des manufactures. Qui plus est, il a cet effet d'une manière directe, en tenant une nombreuse population attachée et occupée à la terre, l'agriculture représentant la principale occupation, celle qui entraîne fierté et satisfaction. Ceci étant, le filage, le tissage, etc. ne sont, en France, que des activités domestiques accessoires, nécessaires à l'entretien immédiat de la population. Le surplus économisé est thésaurisé dans le but d'augmenter l'héritage, et cette population n'est pas disposée à essaimer loin de ses foyers en quête d'occupations différentes ou d'habitudes nouvelles. C'est donc justement là où épargne est synonyme de thésaurisation, qu'elle réussit, dans des proportions toujours plus élevées, à préserver son intégrité, la formation du capital et le développement de la production capitaliste se trouvant entravés par les conditions économiques mêmes qui favorisent la thésaurisation. Devenir propriétaire, posséder une maison ou une parcelle de terre, tel devient aussi le but principal de l'ouvrier d'usine et de presque tous les paupérisés ayant déjà perdu toute propriété: de fait, ils ont les yeux braqués sur la terre. Or, il se trouve que le processus inverse s'est déroulé en Angleterre.
Il suffit de considérer la nature des occupations d'une très importante classe de Français pour saisir que, contrairement à ce qui se passe en Angleterre, l'industrie manufacturière française se compose de petites entreprises. On constate, une fois de plus, combien l'expropriation des travailleurs de la terre est nécessaire au développement de la grande industrie *. En France, certaines de ces petites entreprises sont actionnées par la vapeur et l'eau, de nombreuses sont tributaires du travail animal ou emploient encore essentiellement, voire uniquement, du travail manuel.
Le baron C. Dupin a une excellente définitive: l'industrie française est liée au système de tenure du sol. Il dit notamment: " Étant le pays de la propriété morcelée et des petits biens-fonds, la France est aussi le pays du morcellement de l'industrie et des petits ateliers. " Cf. Rapport des inspecteurs de fabrique, p. 67-68, 31 octobre 1851.
Un inspecteur des fabriques - A. Redgrave - donne pour 1852 le panorama des manufactures textiles françaises de tout ordre. Il met en évidence que la force motrice est de 2,053 chevaux-vapeurs, de l'eau 0,959, et des autres forces mécaniques 2,057. (L.c., p. 69). Il compare ces données avec le nombre des manufactures, etc. (tableau établi pour la Chambre des Communes en 1850), et il en vient à la conclusion qu'il existe " une différence notable entre le système manufacturier textile anglais et français ".
En effet, le nombre des manufactures est trois fois plus élevé en France qu'en Angleterre, mais celui des ouvriers qu'elles occupent n'y est supérieur que d'un cinquième. Cependant, les proportions très différentes des machines et de l'énergie motrice apparaissent nettement dans le tableau suivant:
France:
Nombre de manufactures
12.986
Nombre d'ouvriers
706.450
Nombre moyen d'ouvriers employés par entreprise
54
Nombre moyen de broches employées par ouvrier
7
Nombre moyen d'ouvriers par métier à tisser
2
(mécaniques ou à main)
Angleterre:4.330
(En fait, on compte en France comme entreprise ce qui n'entre pas dans cette catégorie en Angleterre.)
596.082137
43
(Donc, six fois plus en Angleterre qu'en France.)
2 (métiers mécaniques uniquement)
Ainsi donc, on trouve plus d'ouvriers en France qu'en Angleterre, mais c'est uniquement parce que les statistiques anglaises ignorent les métiers à main. En revanche, les entreprises emploient en moyenne deux fois plus d'ouvriers en Angleterre qu'en France
= = = environ.
En Angleterre, un plus grand nombre d'ouvriers est concentré sous la direction d'un même capital. En France, il y a trois fois plus de fabriques, mais elles n'occupent qu'un cinquième d'ouvriers en plus: on y trouve donc moins d'ouvriers pour un même nombre d'entreprises.
Si l'on calcule le nombre d'outils utilisés par ouvrier, il y a en Angleterre six fois plus de broches qu'en France. Si tous les ouvriers ne faisaient que du tissage, il y aurait en France 4 945 180 broches, et un cinquième de moins en Angleterre. Mais, on trouve un métier mécanique pour deux ouvriers en Angleterre, en France, on a un métier mécanique ou à main.
Ouvriers:
596.082
En Angleterre, 25.631.526 broches. En outre, la force-vapeur utilisée dans les fabriques de Grande - Bretagne est de 108.113 CV. la proportion d'ouvriers employés est d'environ 21/2 par CV; la même proportion en France donnerait une force-vapeur de 128.409, alors qu'au total elle n'est en 1852 que de 75.518, produits par 6.080 machines à vapeur, dont la puissance moyenne est inférieure à 12 1/2 CV. Le nombre de machines à vapeur employées dans lesx 43
1 788 246
2 384 328
25.631.526
fabriques de textile françaises semble avoir été de 2.053 en 1852, et la force de ces machines correspond à 20.282 CV répartis comme suit:
Entreprises:
CV:
Pour le filage
1.438
16.494
Pour le tissage
101
1.738
Pour la finition, etc.
242
612
Pour activités annexes
272
1.4382.053
20.282
(L.c., p. 70.)
" Du fait qu'elle n'a pas les os et les muscles des manufactures, à savoir le fer et le charbon, la France sera toujours retardée dans sa progression comme pays manufacturier. " (L.c.).
Par tête d'ouvrier, les fabriques anglaises ont bien plus de machines mécaniques ou automatiques (mechanic power) et, dans un même temps, l'ouvrier anglais transforme donc plus de matières premières que le français. En conséquence, la capacité productive du travail anglais, aussi bien que du capital qui l'emploie, est beaucoup plus grande.
Le nombre d'entreprises est bien moindre en Angleterre qu'en France. Le nombre d'ouvriers employés en moyenne par entreprise est bien plus élevé en Angleterre qu'en France, bien que le nombre total en soit plus élevé en France (la différence est cependant minime par rapport au nombre d'entreprises).
Comme on le voit, les deux pays ont un niveau de développement très différent des forces productives et du mode de production capitaliste, à la suite de circonstances historiques entre autres, qui ont eu un effet complexe sur la grandeur respective de la concentration des moyens de production qui dépend de l'expropriation plus ou moins grande de la masse des producteurs immédiats.
L'accumulation capitaliste est tout le contraire de l' " épargne " et de la thésaurisation des producteurs immédiats - bien supérieurs en France qu'en Angleterre. Le degré où le surtravail des producteurs peut être " épargné ", " thésaurisé ", " accumulé " et rassemblé en grandes masses - bref, être concentré et utilisé comme capital - correspond très exactement au degré de thésaurisation du surtravail. Il dépend donc du degré où la grande masse des producteurs réels est dépouillée des conditions nécessaires à l' " épargne ", à la " thésaurisation " et à l' " accumulation ", étant privée de toute possibilité de s'approprier son propre surtravail du fait qu'elle est expropriée de ses moyens de production. L'accumulation et la concentration capitalistes impliquent la faculté de s'approprier à une grande échelle le surtravail d'autrui, c'est dire que les masses elles mêmes sont hors d'état de revendiquer, de quelque manière que ce soit, leur propre surtravail: telle est la base du mode de production capitaliste.
Il est donc faux, ridicule, mensonger et imposteur de décrire et d'expliquer cette accumulation capitaliste, en l'assimilant et en la confondant avec un procès qui lui est diamétralement opposé, voire l'exclut, puisqu'il correspond à un mode de production sur les ruines duquel seulement la production capitaliste peut se développer. C'est cette erreur entre toutes qui est soigneusement entretenue par l'économie politique. Ce qu'il y a de vrai dans tout cela, c'est que dans la société bourgeoise, tout ouvrier - s'il est très intelligent et rusé, doué d'instincts bourgeois et favorisé par une chance exceptionnelle - peut lui-même être transformé en un exploiteur du travail d'autrui. Mais, s'il n'y avait pas de travail à exploiter, il n'y aurait ni capitaliste, ni production capitaliste.
En fait, Ricardo console les ouvriers en leur disant qu'à la suite de la croissance des forces productives du travail et de l'augmentation du capital constant aux dépens de la partie variable, il se produit aussi une augmentation de la partie de la plus-value consommée sous forme de revenu, et donc une demande accrue de domestiques. Cf. Ricardo, Principles, etc., p. 473.
" La propriété... est essentielle pour empêcher l'ouvrier ordinaire, non qualifié, de déchoir au niveau d'une machine achetée au prix marchand minimum de sa production, c'est-à-dire au prix de l'existence et de la reproduction de l'espèce des ouvriers, prix auquel ils sont invariablement réduits tôt ou tard, quand les intérêts du capital et du travail sont absolument distincts et ne s'ajustent plus l'un à l'autre qu'en vertu du seul fonctionnement de l'offre et de la demande. " Cf. Samuel Laing, National Distress, etc., Londres, 1844, p. 46.
Irlande. Émigration
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Dans la mesure où l'augmentation - ou la diminution - de la population ouvrière dans le cycle décennal de l'industrie exerce une influence perceptible sur le marché du travail, c'est en Angleterre qu'on l'observe. Nous prenons ce pays comme modèle, parce que le mode de production capitaliste y est développé, alors que, sur le continent, il se meut encore essentiellement sur le terrain non adéquat d'une économie paysanne. Bref, c'est en Angleterre que l'on saisit le mieux les effets produits par les besoins de valorisation du capital sur l'expansion et la contraction de l'émigration.
Il faut remarquer tout d'abord que l'émigration du capital (c'est-à-dire la portion de revenu annuel placée comme capital à l'étranger, et notamment aux colonies et aux États-Unis d'Amérique) est bien supérieure par rapport au fonds d'accumulation annuel, que le nombre des migrants par rapport à l'augmentation annuelle de population. Au reste, les migrants anglais sont essentiellement des ruraux, fils de métayers, etc., et non pas des ouvriers. jusqu'ici, l'émigration a été plus que compensée par l'immigration en provenance d'Irlande.
Aux périodes de stagnation et de crise, l'émigration tend à augmenter; c'est alors aussi que la portion de capital additionnel envoyée à l'étranger est la plus forte. Aux périodes où l'émigration humaine diminue, l'émigration de capital additionnel diminue aussi. Le rapport absolu entre capital et force de travail utilisée dans un pays est donc peu affecté par les fluctuations de l'émigration, puisque les deux mouvements sont parallèles. Si l'émigration prenait en Angleterre des proportions graves par rapport à l'augmentation annuelle de la population, c'en serait fait de sa position hégémonique sur le marché mondial.
L'émigration irlandaise, depuis 1848, a contredit toutes les attentes et prévisions des malthusiens: 10 ils avaient proclamé qu'il est exclu que l'émigration dépasse le niveau de l'augmentation de la population. Les Irlandais, en dépit de leur pauvreté, ont résolu la difficulté en ce sens que ceux qui ont déjà émigré couvrent chaque année la plus grande partie des frais de voyage de ceux qui sont encore sur place. 20 ces messieurs n'avaient-ils pas prédit que la famine, qui avait balayé un million d'Irlandais en 1847 et provoqué un exode massif aurait exactement le même effet que la peste noire au XIVe siècle en Angleterre. Or, c'est exactement l'inverse qui s'est produit. La production a baissé plus vite que la population, et il en est de même des moyens d'employer les ouvriers agricoles, bien que le salaire actuel de ceux-ci ne dépasse pas celui de 1847, compte tenu des changements des prix moyens de subsistance. La population est tombée de 8 à 4,5 millions environ au cours de ces 15 dernières années. Toutefois, la production de bétail s'est quelque peu accrue, et lord Dufferin qui veut convertir l'Irlande en un simple pâturage à moutons, a parfaitement raison, lorsqu'il affirme que les Irlandais sont encore trop nombreux. En attendant, ils ne transportent pas seulement en Amérique leurs os, mais encore tout leur corps vivant: l'exoriare aliquis ultor * sera terrible Outre-Atlantique.
Jetons un coup d'œil sur l'évolution des principales denrées agricoles au cours des deux dernières années:
1864
1865
Baisse:
Blé
875.782
826.783,
48.999
Avoine
7.826.332
7.659.727
166.605
Orge
761.909
732.017
29.892
Baies
15.160
13.989
1.171
Pommes de terre
4.312.388
3.865.990
446.398
Navets
3.467.659
3.301.683
165.976
Lin
64.506
39.561
24.945
(Source officielle: Agricultural Statistics d'Irlande. Dublin, 1866, p. 4)
Cependant, des individus s'enrichissent alors que le pays se ruine rapidement, comme le montre l'évolution des gros revenus:
1864
1865
Revenus entre
3.000 - 4.000 £
46
50
Revenus entre
4.000 - 5.000 £
19
28
Revenus entre
5.000 -10.000 £
30
44
Revenus entre
10.000-50.000 £
23
25
Il y a, enfin, 3 personnes, dont chacune a un revenu de 87706 £., et trois autres, dont chacune a 91509 £. Cf. Income and Property Tax Return, 7 August 1866. Lord Dufferin, qui compte parmi ces " surnuméraires ", a donc bien raison d'estimer que l'Irlande compte toujours encore trop d'habitants !
Expropriation et dépopulation en Allemagne orientale au XVIIIe siècle
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C'est seulement sous Frédéric II qu'une ordonnance garantit aux sujets (paysans) le droit d'héritage et la propriété dans la plupart des provinces du royaume de Prusse. Elle visait à mettre fin à la misère dans les campagnes, qui menaçaient de se dépeupler. En effet, c'est précisément au siècle dernier (XVIIIe) que les seigneurs de la terre s'efforcèrent d'accroître le rendement de leur économie, et trouvèrent avantageux de chasser certains de leurs sujets pour grossir de leurs terres les domaines seigneuriaux.
Étant privés de leur patrie, les paysans chassés tombaient dans la misère. En même temps, on aggrava les charges des autres sujets jusqu'à les rendre intolérables, car le seigneur du domaine estimait qu'ils devaient désormais travailler également les terres cultivées naguère par les tenanciers expulsés. Cette " clôture des terres paysannes " (Bauernlegen) fut particulièrement odieuse dans l'Est de l'Allemagne.
Lorsque Frédéric II conquit la Silésie, des milliers de tenures y étaient abandonnées par leurs exploitants; les huttes étaient en ruine, et les champs aux mains des seigneurs domaniaux. Toutes les tenures annexées durent être reconstruites, pourvues d'exploitants, équipées de bétail et d'instruments et distribuées à des paysans en possession héréditaire propre. A Rügen, les mêmes abus provoquèrent, encore au temps de la jeunesse de Moritz Arndt, des soulèvements de paysans; des soldats y furent détachés et les meneurs emprisonnés; par la suite, les paysans tentèrent de se venger; ils surprirent quelques nobles et les massacrèrent. En Saxe Électorale, les mêmes abus provoquèrent encore des rébellions en 1790 (Freytag) *.
C'est à quoi tiennent les sentiments chevaleresques de la noblesse féodale !
Propriété et capital
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Bien que la formation du capital et le mode de production capitaliste reposent pour l'essentiel, non seulement sur l'abolition du mode de production féodal, mais encore sur l'expropriation des paysans, des artisans et en général du mode de production fondé sur la propriété privée du producteur immédiat sur les conditions de production; bien que le mode de production capitaliste, sitôt qu'il est introduit, se développe dans la mesure même où sont abolis cette propriété privée et le mode de production fondé sur elle, c'est-à-dire où ces producteurs immédiats sont expropriés par ce qu'on appelle la concentration du capital (centralisation); bien que ce processus d'expropriation, tel qu'il se répétera systématiquement avec le clearing of estates (clôture des biens-fonds), introduise, partiellement comme acte de violence, le mode de production capitaliste - la théorie du mode de production capitaliste (l'économie politique, la philosophie du droit, etc.) et le capitaliste lui-même aiment à confondre leur mode de propriété et d'appropriation (qui, pour ce qui est de son développement, repose sur l'appropriation du travail d'autrui et, pour ce qui est de son fondement, sur l'expropriation du producteur immédiat) avec l'ancien mode de production (qui suppose, contrairement au leur, la propriété privée du producteur immédiat sur les conditions de production, c'est-à-dire une prémisse qui, dans l'agriculture et la manufacture, etc., rendrait impossible le mode de production capitaliste).
Les capitalistes et leurs théoriciens présentent donc toute attaque contre leur forme d'appropriation comme une attaque contre la forme de propriété gagnée par le travail et, qui plus est, contre toute propriété. Naturellement, on a toujours le plus grand mal à démontrer que l'expropriation des masses laborieuses de leur propriété est la condition de vie de la propriété privée sous la forme capitaliste. Au reste, dans toutes les formes de propriété privée, on trouve pour le moins l'esclavage des membres de la famille, ceux-ci étant utilisés et exploités, ne serait-ce que par le chef de famille.
En général, la conception juridique, de Locke à Ricardo, est donc celle de la propriété petite-bourgeoise, alors que les conditions de production qu'ils décrivent appartiennent au mode de production capitaliste. Ce qui leur permet ce quiproquo, c'est le rapport entre acheteur et vendeur, ceux-ci restant formellement les mêmes dans les deux formes. On trouve donc, chez tous ces auteurs, la dualité suivante:
1º Du point de vue économique, ils font état des avantages tirés de l'expropriation des masses et du fonctionnement du mode de production capitaliste, en opposition à la propriété privée, fondée sur le travail;
2º Du point de vue idéologique et juridique, ils reportent l'idéologie de la propriété privée, dérivant du travail sans plus de façons sur la propriété déterminée par l'expropriation du producteur immédiat.
D'où par exemple le radotage sur le transfert aux générations futures des charges actuelles par le moyen des dettes de l'État. Certes, A peut donner à B, qui lui emprunte - effectivement ou apparemment - des marchandises une créance sur des produits futurs: n'existe-t-il pas aussi des poètes et des musiciens de l'avenir ? En fait, A et B ne consomment jamais un atome de ce produit futur. Chaque génération paie, en effet, ses propres frais de guerre. En revanche, un ouvrier peut, cette année, dépenser le travail des trois années suivantes.
" En prétendant qu'on peut repousser les dépenses présentes dans le futur et qu'on peut accabler la postérité afin de suppléer aux besoins de la génération actuelle, on formule cette absurdité, à savoir que l'on peut consommer ce qui n'existe pas encore, et qu'on peut se nourrir de subsistances avant même que leurs semences n'aient été plantées *... Toute la sagesse de nos hommes d'État aboutit en fait à un grand transfert de propriété d'une catégorie de personnes à une autre, en créant un fonds énorme pour payer les emplois et le péculat. " (Percy Ravenstone, Toughts on the Funding system and its Effects, Londres, 1824, p. 8 et 9.)
Les mineurs
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Chaque grève montre comment les patrons exploitent le fait que les mineurs dépendent d'eux, pour ce qui est de leur logement. Par exemple, en novembre 1863, à Durnham, des mineurs furent chassés de leurs logis, avec femme et enfants, à la saison des pires intempéries, et leurs meubles furent jetés à la rue. La plupart d'entre eux dormit en plein vent; le reste envahit les logis vides afin de les réoccuper, la nuit au moins. Là-dessus, les exploiteurs des mines firent barricader, au moyen de planches et de clous, les portes et fenêtres, pour priver les expulsés de ce qu'ils estimaient un luxe et un abri : dormir à même le sol dans des masures vides pendant les nuits glaciales de l'hiver. Les mineurs: résolurent de se débrouiller en montant des huttes de bois et des wigwams de terre, mais les propriétaires des champs les firent démolir. Nombreux furent les enfants qui périrent ou dont la santé fut à jamais ruinée, au cours de cette campagne du capital contre le travail. " Cf. Reynold's Newspaper, 29 novembre 1863.
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE
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ARBUTHNOT John, An inquiry into those principles, respecting the nature of demand and the necessity of consumption, lately advocated by Mr. Malthus, from which it is conclueded, that taxation and the maintenance of improductive consumers can be conducive to the progress of wealth. London, 1821.
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- The slave trade, domestic and foreign: which it exists, and how it may be extinguished. Philadelphia, 1853.
CARLISLE A., Public economy concenIrated... 1833.
CHALMERS Thomas, On political economy in connexion with the moral state and moral prospects of society, 2e édit. Glasgow, Edinburgh, Dublin, London, 1832.
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Children's employment commission. First report of commissioners. With appendix. Presented to both Houses of Parliament by command of Her Majesty. London, 1862.
Considerations concerning taking off the bounty on corn exported: in some letters to a friend. To which is added, a proscript, shewing that the price of corn is no rule to judge of the value of land. London, 1573.
DESTUTT DE TRACY, Antoine-Louis-Claude, Traité d'économie politique. Paris, 1823.
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1 Les sous-titres entre crochets sont du traducteur.
2 LES NOTES CHIFFRÉES SONT DE MARX.
* Conformément à ces indications, les différents éditeurs du Vle Chapitre ont inversé l'ordre des rubriques. Nous n'estimons pas devoir en faire autant, parce que Marx n'a pas mis la dernière main à cet écrit et a dit lui-même que l'ordre en est le plus " commode ". En outre, le plan d'ensemble immédiat, en fonction duquel Marx pensait inverser l'ordre des rubriques, a été modifié lors de la publication. Par exemple, les deux derniers chapitres du livre I ont été intervertis, sans doute pour des raisons de censure.
3 Cf. K. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, Berlin, 1859.
4 Cf. Sismondi, Nouveaux Principes d'économie politique, tome X, Paris, 1819, p. 113, et le Capital, livre 1er, Ed. Soc., vol. 1, p. 176.
* Cf. dans les Pages Éparses, en fin de volume, la note sur la Différence de centralisation des moyens de production dans les divers pays, p. 288. Marx y établit le lien entre le développement des formes de propriété dans l'agriculture et l'essor de l'industrie capitaliste.
5 Cf. Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique (Éditions Sociales, p. 11), et aussi Wakefield.
* Dans le tableau de notre présentation, cet exemple a le sigle B I.
* Dans le tableau de notre présentation, cet exemple a le sigle B II.
Pour résumer les complexes développements numériques qui suivent, en voici la trame générale: Marx considère d'abord le cas où le prix de la marchandise diminue par suite d'un accroissement de la productivité technique du travail, sans que changent la masse et le taux de profit; puis le cas, où le prix de marché varie par suite de changements de productivité dus à des conditions naturelles, sans que changent la masse et le taux de profit. Enfin, il considère les cas inverses: le prix des marchandises reste le même, tandis que la masse et le taux de profit augmentent, à la suite d'une prolongation de la journée de travail ou d'une diminution du temps de travail nécessaire à la production de ces marchandises du fait d'une productivité accrue dans le secteur de production des. moyens de subsistance. Ce que Marx entend démontrer, c'est qu'à la différence de la marchandise simple, la marchandise-capital varie de manière complexe selon l'évolution de l'un ou de l'autre de ses éléments constitutifs.
Le lecteur trouvera également dans la Présentation un tableau résumant les différents cas envisagés ici par Marx.
6 Cf. An Inquiry into the connections between the present price of provisions, and the size of farms. With remarks on population as affected thereby. To which are added, proposals for preventing future scarcity. By a farmer. London, 1773, p. 107. (L'auteur en est John Arbuthnot, dont l'ouvrage est abondamment cité par Marx dans le 1er livre du Capital.)
* Cf. le Capital, livre 1er, Ed. Soc. vol. II, pp. 192-201.
* Dans l'édition définitive du Capital, livre 1er, troisième section, chap. VIII et IX, Ed. Soc., pp. 199-226 du tome premier.
** Cf. quelques pages plus loin dans le texte.
*** Marx se réfère aux pages du manuscrit, introduites par la suite dans le Livre IV du Capital, dont le contenu est en substance le même.
* Voici ce passage: " Proudhon traduit son incapacité à comprendre ce problème [le caractère spécifique du mode de production capitaliste] par la formule bornée: " L'ouvrier ne peut pas racheter son propre produit " parce que celui-ci contient l'intérêt qu'il faut ajouter au " prix de revient ". Et comment M. Eugène Forcade s'y prend-il pour corriger les vues de Proudhon ? " Si son objection [de Proudhon) était vraie, elle ne frapperait pas seulement les profits du capital [les revenus de la propriété], mais elle anéantirait la possibilité même de l'industrie. Si le travailleur est forcé de payer 100 la chose pour laquelle il n'a reçu que 80, si le salaire ne peut racheter, dans un produit, que la valeur qu'il y a mise, autant dire que le travailleur ne peut rien racheter, que le salaire ne peut rien payer. En effet, dans le prix de revient, il y a toujours quelque chose de plus que le salaire de l'ouvrier, et, dans le prix de vente, quelque chose de plus que le profit de l'entrepreneur: il y a par exemple le prix de la matière première souvent payée à l'étranger [...]. Il [Proudhon] n'a oublié qu'une chose [dans son hypothèse], c'est l'accroissement continuel du capital national; il a oublié que cet accroissement se constate pour tous les travailleurs, ceux de l'entreprise comme ceux de la main-d'œuvre. " (Revue des Deux-Mondes, 1848, vol. 24, p. 998-999). Voilà bien l'optimisme qui résulte de l'irréflexion bourgeoise et la pseudo-sagesse dont elle se vêt. M. Forcade pense d'abord que l'ouvrier ne pourrait pas vivre s'il ne recevait pas outre la valeur qu'il produit une valeur supérieure, et qu'inversement le mode capitaliste de production serait impossible si l'ouvrier recevait réellement la valeur qu'il produit. Ensuite, il généralise, à juste titre, la difficulté que Proudhon n'avait envisagée que d'un point de vue étroit. Le prix de la marchandise contient un excédent, non seulement sur le salaire, mais aussi sur le profit, à savoir la fraction de valeur constante. Suivant le raisonnement de Proudhon, même le capitaliste, avec son profit, ne pourrait pas racheter la marchandise. Comment Forcade résout-il cette énigme ? Par une allégation absurde: l'accroissement du capital. Par conséquent, l'accroissement continuel du capital se manifesterait, entre autres phénomènes, dans ce fait: l'analyse du prix des marchandises que l'économiste politique déclarait impossible à faire pour un capital de 100, deviendrait superflue pour un capital de 10 000. Que dirait-on d'un chimiste qui, à la question: d'où vient que le produit agricole contient davantage d'acide carbonique que le sol, répondrait: cela vient de l'accroissement continu de la production agricole ? La volonté béate de voir dans le monde bourgeois le meilleur des mondes possible, remplace dans l'économie vulgaire l'amour de la vérité et la propension à la recherche scientifique " (Capital, livre III, tome VIII, pp. 220-221).
* Tel est, en effet, le thème général du livre II du Capital. Marx eût achevé ici le VIe Chapitre dans sa rédaction définitive.
* Cf. Capital, livre 11, 1re section, les Métamorphoses du Capital et leur cycle, Ed. Soc., vol. IV, pp. 27-59.
* Dans la rédaction définitive du Capital, livre 1er, 2e section, chap. VI sur l'achat et la vente de la force de travail, Ed. Soc., tome I., pp. 170-179.
* Cf. ici la 3e partie consacrée à la Production capitaliste, comme production et reproduction de l'ensemble du rapport capitaliste, pp. 257-265.
** Cf. les produits du procès de production capitaliste, pp. 151-161.
* Cf. la note sur le travail aux pièces dans les Pages éparses, pp. 282-287.
** Marx traite des interruptions dans le procès de production (ou mieux; sa non-coïncidence avec le procès de travail) dans le second tome des Fondements etc., pp. 103-105.
* Marx définit ce qu'il entend par " échange spécifiquement bipolaire entre ouvrier et capitaliste " dans les Fondements, etc. tome 1er, pp. 421 et 422: " Le procès de production et de valorisation a pour résultat essentiel la reproduction du rapport entre le capital et le travail, entre le capitaliste et l'ouvrier... l'ouvrier se produit lui-même, en tant que force de travail, en face du capital, de même que le capitaliste se produit, en tant que capital, en face de la force de travail vivante: chacun se reproduit lui-même en reproduisant l'autre, sa négation. ... La condition de l'appropriation nouvelle du travail d'autrui c'est tout simplement, à présent, t'appropriation passée du travail d'autrui. Autrement dit, le capitaliste accroît sa puissance, son existence de capital, au détriment de la force de travail vivante, en posant continuellement celle-ci à l'autre pôle dans tout son dénuement subjectif et insubstantiel. "
* Dans la rédaction définitive du Capital, livre 1er, deuxième section, chapitre VI, Ed. Soc., vol. I, pp. 170-179, " L'achat et la vente de la force de travail ".
** Cf. pp. 162-170.
*** Cf. le Capital, livre 1er, Ed. Soc., vol. I, p. 178.
* Sans cette confusion il n'y aurait pas de polémique sur le point de savoir si, en dehors du travail, la nature ne contribue pas elle aussi à la création du produit. Il est question ici uniquement de travail concret.
** Cf., par exemple, la Contribution à la critique de l'économie politique, 1859, Ed. Soc., pp. 29-38, " A. Considérations historiques sur l'analyse de la marchandise ". En ce qui concerne le caractère double du travail, cf., outre, le Capital, livre 1er, tome I, Ed. Soc., pp. 56-61.
* A ce point, Marx fait la remarque suivante: " Ce qui est développé dans la partie intitulée le Procès de production immédiat est à insérer ici, afin d'obtenir un tout, une partie rectifiant l'autre. " Conformément à cette indication, nous rassemblons ces deux passages en un seul.
En outre, Marx a rayé l'alinéa que voici: " En effet, le capital, qui sert à acheter la force de travail, se compose en fait de moyens de subsistance, et ceux-ci sont transmis à l'ouvrier par l'intermédiaire de l'argent Si l'on posait à l'ouvrier la question de savoir ce qu'est le capital, il pourrait répondre comme les partisans du Système monétaire: " Le capital, c'est de l'argent. " En effet, si dans le procès de travail le capital existe matériellement sous la forme de matières premières, d'instruments de travail, etc., il existe dans le procès de circulation sous la forme de l'argent. Avec la même logique, à la question " Qu'est-ce qu'un travailleur ? ", l'économiste de l'Antiquité aurait répondu: " Le travailleur, c'est l'esclave " (puisque, dans le procès de production tel que le connaissait l'Antiquité, l'esclave était le travailleur).
127 " Le capital d'un pays est cette portion de sa richesse qui est employée dans la production et consiste en les vivres, vêtements, instruments, matières premières, machines, etc. nécessaires à donner de l'efficacité au travail. " Cf. Ricardo, Principles, etc. p. 89. " Le capital est une portion de la richesse nationale employée, ou destinée à être employée, pour favoriser la reproduction ". Cf. G. Ramsay, An Essay, etc., Edimbourg, 1836, p. 21. " Le capital... une espèce particulière de richesse destinée... à obtenir d'autres articles utiles. " Cf. F. Torrens, An Essay, etc., Londres, 1821. " Capital... produit... moyens d'une production nouvelle. " Cf. Senior, Principes, etc. p. 318. " Lorsqu'un fonds est consacré à la production matérielle, il prend le nom de capital. " Cf. H. Fr. Storch, Cours, etc., 1823, tome I, p. 207. " Le capital est cette portion de la richesse produite qui est destinée à la reproduction. " Cf. P. Rossi, Cours, etc., 1842, p. 364. Rossi se heurte à la difficulté de savoir " si la matière première est vraiment du capital ? " Il propose de distinguer entre " capital-matière " et " capital-instrument ", et demande " est-ce [la matière première] vraiment là un instrument de production ? n'est-ce pas plutôt l'objet sur lequel les instruments producteurs doivent agir ? " (p. 357). Il ne voit pas qu'après avoir confondu le capital avec les formes matérielles sous lesquelles il apparaît, et appelé capital tout court les conditions objectives du travail, celles-ci se définissent encore par rapport au travail, comme matières et moyens du travail, et, par rapport au produit, comme moyens de production; en fait, il appelle " capital " tout ce qui est " moyens de production " (p. 372).
" Il n'y a aucune différence entre un capital et toute autre portion de richesse, c'est seulement par l'emploi qui en est fait qu'une chose devient capital, c'est-à-dire lorsqu'elle est employée dans une opération productive, comme matière première, comme instrument ou comme approvisionnement. " Cf. Cherbuliez, Riche ou pauvre, 1841, p. 18 [Cf. K. Marx, Fondements, etc., tome 1, pp. 247-248].
128 Cf. par exemple J. St. Mill, Principles of Political Economy, pp. 25-26. [Dans les Fondements, etc., tome 1er, p. 15, Marx cite encore Mill pour illustrer la tendance des économistes bourgeois à éterniser les rapports historiques de production, afin de faire de la société capitaliste une société immuable. Au niveau des superstructures juridiques de contrainte, les magistrats ont la même prétention dans le domaine répressif, comme Marx le déclara devant les Assises de Cologne, lors de son procès de 1849: " Mais la prétention devient comique, dès lors que l'on demande à un Parti d'abandonner son caractère révolutionnaire qui découle irrésistiblement des conditions historiques dans lesquelles il se trouve. Il est tout aussi ridicule de le placer en dehors du droit des gens, c'est-à-dire hors la loi, au moment même où on lui demande de reconnaître les lois que l'on abolit précisément pour lui. Bref, le Parti devrait s'engager à maintenir en vie pour toute l'éternité l'ordre politique qui existe actuellement. C'est cela, et rien d'autre, que l'on demande au Parti lorsqu'on réclame qu'il cesse d'être révolutionnaire. " Cf. préface à Karl Marx devant les jurés de Cologne, I. VII. 1885, d'Engels.]
129 " On nous dit que le travail ne peut faire un seul pas sans le capital; que, pour celui qui creuse, la pelle est tout aussi importante que son travail; que, par conséquent, le capital est tout aussi indispensable à la production que le travail. Tout cela, l'ouvrier le sait-, cette vérité lui saute aux yeux chaque jour. Cependant, une telle dépendance réciproque du capital et du travail n'a absolument rien à voir avec la position relative du capitaliste et de l'ouvrier; elle ne démontre pas plus que ce dernier doive conserver le premier. Le capital n'est rien d'autre que production non consommée, et tout capital existant en ce moment subsiste indépendamment de tout individu particulier et de toute classe particulière, et ne s'identifie nullement à l'un ou à l'autre. Si tous les capitalistes et tous les riches de Grande-Bretagne venaient subitement à disparaître, nulle parcelle de richesse ou de capital ne se perdrait pour autant, et la nation n'en serait pas appauvrie, fût-ce de la valeur d'un sou. C'est le capital, et non le capitaliste, qui est essentiel pour les opérations du producteur; entre les deux, il y a la même différence qu'entre le chargement d'un navire et le bon de chargement. " Cf. J.F. Bray, Labour's Wrong and Labour's Remedy, etc., Leeds, 1839, p. 56.
" Capital est une espèce de terme cabalistique qui, comme les mots Église ou État, ou toute autre expression générale, a été inventé par ceux qui tondent le reste de l'humanité pour cacher la main de celui qui tond. " Cf. Labour Defended, etc., 1825, p. 17. L'auteur de cet écrit anonyme est Th. Hodgskin, l'un des meilleurs économistes anglais modernes. L'ouvrage que nous venons de citer et dont on reconnaît aujourd'hui encore l'importance (cf. par exemple, John Lalor, Money and Morals, etc., Londres, 1852) suscita, quelques années après sa publication, une réplique anonyme de lord Brougham qui est aussi superficielle que toutes les autres entreprises économiques de ce génie du bavardage.
130 " La matière que... nous nous procurons afin de la combiner avec notre propre ( ? !) industrie et la changer en produit, est appelée capital; une fois le travail accompli et la valeur créée, on l'appelle produit. Ainsi, le même article peut être Produit pour un tel, et capital pour tel autre. Le cuir est le produit du tanneur et le capital du cordonnier. " Francis Wayland, I.c. p. 25. [Cf. à ce propos aussi le livre I du Capital, tome 1, p. 206 n.]
131 Cette merde vient de Proudhon, Gratuité du Crédit. Discussion entre M. Fr. Bastiat et M. Proudhon, Paris, 1850. pp. 179, 180 et 182.
132 Cf. J.-B. Say, I.c., p. 429 n. Lorsque Carey écrit (cf. Principles, etc., tome 1er, p. 294): " Capital... tous les articles qui possèdent une valeur d'échange ", il retombe dans la définition du capital telle que nous l'avons énoncée au premier chapitre: " Le capital, c'est la marchandise ", définition correspondant uniquement à la forme du capital dans le procès de circulation.
133 Cf. Sismondi, Nouveaux Principes etc., tome 1er, p. 89, et Études etc., tome 2. p. 273: " Le capital est une idée commerciale ". [Ce passage est incorporé au texte des Fondements etc., tome 1er, p. 208.]
134 " Capital: cette portion du patrimoine d'un pays qui est réservée ou employée pour en tirer profit dans la production et la distribution de richesses. " Cf. T.R. Malthus, Definitions in Political Economy, nouvelle édition de John Cazenove, Londres, 1853, p. 10. " Le capital est la fraction de richesse employée à la production, et, en général, en vue d'obtenir un profit. " Cf. Th. Chalmers, On Political Economy, etc., Londres, 1832, 2e édit., p. 75.
* Cf. la même question au début des notes en annexe au Vie chapitre, Pages éparses, ici p. 273.
135 En ce sens donc Rossi a raison, dans sa polémique contre ceux qui rangent les moyens de subsistance parmi les éléments constitutifs du capital productif. Cependant. nous verrons dans un chapitre ultérieur qu'il part de prémisses erronées et finit par s'embrouiller dans ses raisonnements. [Dans les Fondements etc., tome 2, p. 90-94, Marx consacre effectivement tout un chapitre à la réfutation de Rossi. Par ailleurs, dans le IVe livre du Capital (en français: Histoire des Doctrines économiques, édit. Costes, tome 2, pp. 172-185), Marx consacre un autre chapitre à Rossi dans la section traitant du travail productif et improductif.]
136 Il est facile d'en déduire ce qu'un Bastiat entend par production capitaliste quand il déclare que le salariat est une forme inessentielle et extérieure à la production capitaliste et découvre que " ce n'est pas la forme de la rémunération qui crée pour lui (l'ouvrier) cette dépendance ". Cf. Harmonies économiques, Paris 1851. [Cette note se retrouve en substance dans les Fondements etc., tome 1er, p. 271. Dans le 2e tome., p. 551-556, Marx consacre tout un chapitre à la " théorie " du salaire de Bastiat.]
Une autre découverte - en fait, un plagiat d'économistes véritables - se trouve dans ce même écrit de 1851, où ce beau parleur ignorant écrit que " ce qui est encore plus décisif et infaillible, c'est la disparition des grandes crises industrielles en Angleterre " (p. 396). Bien qu'en 1851, Fr. Bastiat ait décrété la fin des grandes crises anglaises, l'Angleterre jouit d'une nouvelle grande crise dès 1857 et, selon les rapports officiels des Chambres de commerce anglaises, elle ne dut qu'à la guerre civile américaine d'avoir échappé en 1861 à une crise industrielle d'une ampleur jusque-là insoupçonnée. [Cf. K. Marx et Fr. Engels, La Guerre civile aux États-Unis (1861-1865), Paris, 1970, 10/18, pp. 53-65,178-181.]
* Dans le livre 1er du Capital, tome I, p. 303, on retrouve une variante de cette phrase: " Dans une tannerie, par exemple, il tanne le cuir et non le capital " (en allemand: " Es ist nicht der Kapitalist, dem er das Fell gerbt ", soit littéralement: " Ce n'est pas au capitaliste qu'il tanne la peau. " Le lecteur peut se reporter pour un développement plus complet à ce passage du Capital (3e section, chap. XI; avoir aussi le chap. VII). Le chapitre VII est intitulé en français: " La production de valeurs d'usage et la production de la plus-value ", qui traduit l'allemand: " Arbeitsprozess und Verwertungsprozess " (Procès de travail et procès de valorisation, termes que nous retrouvons exactement dans notre Sixième Chapitre.) Les concepts de ce chapitre inédit ne diffèrent donc pas de ceux du texte original de Marx, mais de ceux des traductions.
137 " En outre, il ressort des théories des économistes eux-mêmes que, dans le procès de production, le capital fait derechef du résultat du travail le substrat et la matière nouveaux du travail, la séparation momentanée du capital d'avec le travail faisant place à leur unité retrouvée. " Fr. Engels, Deutsch-Französische Jahrbücher, p. 99 [trad. fr. dans le Mouvement Socialiste d'août-septembre 1905].
138 " Le travail est le moyen grâce auquel le capital produit du... profit. " John Wade, I.c., p. 161. " Dans la société bourgeoise, le travail vivant n'est qu'un moyen d'augmenter le travail accumulé. " (Manifeste du Parti communiste, 1848).
139 Dans la production capitaliste, et donc aussi dans l'esprit des économistes, la propriété économique déterminée qu'ont les moyens de subsistance d'acheter les ouvriers, ou celle qu'ont les moyens de production - le cuir et la forme - d'utiliser des ouvriers cordonniers, cette inversion entre chose et personne - autrement dit, le caractère capitaliste - est si intimement liée à leur caractère matériel que Ricardo, par exemple, qui tient pourtant à distinguer en détail les éléments matériels du capital, utilise comme allant de soi, sans aucune hésitation ni autre commentaire, des expressions justes du seul point de vue économique telles que " capital, ou les moyens d'employer le travail " (et non pas " les moyens employés par le travail "), " quantité de travail employé par le capital ", " le fonds qui doit employer les ouvriers " (Le., pp. 92, 419, 252).
De même, en allemand moderne, le capitaliste, personnification des " choses " qui " prennent " le travail, s'appelle Arbeitsgeber (donneur de travail), et l'ouvrier qui " donne " le travail Arbeitsnehmer (preneur de travail). " Dans la société bourgeoise, le capital est indépendant et personnel, tandis que l'individu qui produit, est dépendant et impersonnel " (Manifeste du Parti communiste).
140 C'est ce qui explique que, pour exprimer le rapport entre travail et capital, les économistes usent de concepts tels que: travail immédiat et travail objectivé; travail présent et travail passé; travail vivant et travail accumulé: " Travail et capital... l'un, c'est le travail immédiat, l'autre, le travail accumulé. " Cf. James Mill, Elements of Political Economy, 1821, p. 75. " Travail antérieur [capital]... travail présent. " Cf. E.G. Wakefield, dans son édition d'A. Smith, 1836, tome 1er, p. 231 note. " Travail accumulé [capital]... travail immédiat. " Cf. Torrens, I.c., ch. 1er, p. 31. " Travail et capital, c'est-à-dire du travail accumulé. " Cf. Ricardo, l.c, p. 499. " Les avances spécifiques des capitalistes ne sont pas faites en habits [valeurs d'usage en général], mais en travail. " Cf. Malthus, The Measure of Value etc., 1823, pp. 17-18.
" Tout homme étant forcé de consommer avant de produire, le travailleur pauvre vit dans la dépendance du riche, et ne peut ni vivre ni travailler, s'il n'obtient de lui des denrées et des marchandises existantes, en retour de celles qu'il promet -de produire par son travail... Pour obtenir son accord (du riche), il doit convenir, à chaque fois qu'il échange du travail fait contre du travail à faire, que ce dernier aurait une valeur supérieure au premier. " Sismondi, De la richesse commerciale, Paris, 1803, tome 1er, pp. 36-37.
Monsieur W. Roscher qui n'a manifestement aucune idée des travaux des économistes anglais et qui, en outre, se souvient inopportunément que Senior baptise le capital " abstinence ", fait cette remarque aussi professorale que grammaticalement " habile ": " L'école de Ricardo se plaît à subordonner le capital à la notion de travail, en tant que " travail accumulé ". C'est tout à fait malhabile, parce que le possesseur de capital a certes (!) fait plus (!) que de le créer (!) simplement (!) et de le conserver ( !), précisément en s'abstenant d'en jouir lui-même, ce pour quoi il réclame, par exemple, des intérêts. " W. Roscher, Die Grundlagen der Nationalökonomie, 1858, p. 82.
[L' " habileté " dont parle Marx, c'est que Roscher amalgame Erhaltung (conservation) et Enthaltung (abstinence). La même citation se retrouve dans le livre fer, tome I, p. 215. N. d. Tr.]
* Ce passage introduit en quelque sorte le chapitre de caractère historique de la Soumission formelle du travail au capital, p. 191.
141 " Si, dans le temps, il se produit un changement de leur (celle des artisans) position économique, s'ils deviennent les ouvriers d'un capitaliste qui leur avance leurs salaires, il en résulte deux choses: D'abord, ils peuvent travailler désormais avec continuité; ensuite, ils se trou vent flanqués d'un agent dont la fonction et l'intérêt sont de veiller à ce qu'ils fassent vraiment leur travail avec continuité... Dès lors, toute cette classe de personnes travaille avec une continuité accrue. Elle travaille tous les jours, du matin au soir, sans s'interrompre pour attendre ou rechercher la clientèle. Or, la continuité du travail ainsi rendue possible est assurée et renforcée par la surveillance du capitaliste. Ayant avancé leur salaire, il doit recevoir les fruits de leur travail. Son intérêt et son privilège, c'est de veiller à ce que les ouvriers ne travaillent pas avec des interruptions et de façon désordonnée. " R. Jones, Textbook of lectures etc., p. 37 passim. [Ce même auteur se retrouve cité dans le 1er livre du Capital].
142 " Un axiome généralement admis par les économistes est que tout travail doit laisser un excédent. Cette proposition est pour moi d'une vérité universelle et absolue; c'est le corollaire de la loi de la proportionnalité [!], que l'on peut regarder comme le sommaire de toute la science économique, Mais, j'en demande pardon aux économistes, le principe que tout travail doit laisser un excédent n'a pas de sens dans leur théorie, et n'est susceptible d'aucune démonstration. " Cf. Proudhon, Philosophie de la misère.
Dans la Misère de la Philosophie, Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, J'ai démontré que M. Proudhon n'avait pas la moindre idée de ce qu'est cet " excédent du travail ", à savoir le surproduit dans lequel se matérialise le surtravail ou travail non payé de l'ouvrier. Ayant constaté que, dans la production capitaliste, tout travail laisse un excédent, il cherche à expliquer ce fait par une mystérieuse propriété naturelle du travail et à se tirer d'embarras avec des grands mots, tels que le " corollaire de la loi de la proportionnalité ". [Le lecteur trouvera le passage ci-dessus dans la Misère de la Philosophie, Paris, 1847, chap. I, 3, b.]
* Dans les pages qui suivent, Marx aborde des problèmes qu'il développe dans le livre Il du Capital, par exemple dans les chapitres XIV et XV.
* Cf. infra, p. 222. Cf. également dans les Fondements, etc., vol. I, pp. 366-367; 372-377; 405.
143 " Tout homme, s'il n'en était empêché par la loi, passerait d'un emploi à l'autre selon les exigences du cycle commercial. " Considerations concerning faking off the Bounty on Corn exported, Londres, 1753, p. 4. [On retrouvera cet ouvrage dans le livre 1er du Capital, tome II, p. 13 n.]
144 Dans aucun pays, la fluidité du capital, la mobilité du travail et l'indifférence de l'ouvrier au contenu de son travail ne sont plus manifestes qu'aux États-Unis d'Amérique. En Europe, et même en Angleterre, la production, capitaliste continue d'être affligée et faussée par des réminiscences féodales. En Angleterre, par exemple, les boulangeries, les cordonneries, etc. commencent seulement à être exploitées de façon capitaliste, parce que le capital anglais est encore imbu de préjugés féodaux de " respectabilité ". S'il est " respectable " de vendre des nègres comme esclaves, il ne l'est pas de fabriquer du pain, des saucisses, des bottes, etc. Tout cela explique que la plupart des machines et procédés qui soumettent les branches d'industrie " non respectables " d'Europe au mode de production capitaliste, proviennent des États-Unis.
En outre, plus que partout ailleurs, l'homme se désintéresse aux États-Unis de la profession qu'il exerce, y étant parfaitement conscient de ce que son travail donne invariablement le même produit: l'argent. Dans aucun autre pays, il ne passe avec autant de désinvolture par les branches d'activité les plus disparates. Cette " variabilité " de la force de travail se manifeste ici comme la caractéristique du travailleur libre par opposition à l'esclave, dont la capacité de travail est stable et ne s'emploie que de manière traditionnelle et locale, donnée une fois pour toutes. " Le travail de l'esclave est absolument défectueux pour ce qui concerne la variabilité... Dès lors que l'on cultive du tabac, celui-ci devient son seul produit et on continuera ainsi quels que soient les conditions du marché et l'état du sol. " Cairnes, The Slave Power, Londres, 1862, pp. 46-47.
145 " Le rapport du fabricant et de l'ouvrier est... purement économique. Le fabricant est le " capital ", l'ouvrier le " travail ". " Cf. Fr. Engels, la Situation des classes laborieuses etc., p. 329.
145 " Ils [les ouvriers] échangent leur travail fil faudrait dire: leur force de travail] contre des céréales [autrement dit, des moyens de subsistance]. Cela devient pour eux un revenu [c'est-à-dire tombe dans leur consommation individuelle]... tandis que leur travail est devenu du capital pour leur patron. " Sismondi, N.P.T., tome 1er, p. 90. " En donnant leur travail en échange, les ouvriers le transforment en capital. " (Ibid., p. 105).
* [A ce point s'achève le texte déplacé par Marx (pages 469a-469m du manuscrit). Toujours d'après les indications de l'auteur, nous continuons maintenant avec les pages 263-264, la page 262 ayant été égarée.
Le passage ci-après représente une note commencée sur la page perdue 262 et vaut d'être souligné en raison de sa conclusion dialectique:]
... aux trois ouvriers nouveaux ou avec quatre anciens. Si l'on pouvait louer les trois à 3 £ 10 sh. chacun, alors ,que les quatre demandaient 3 £ chacun, le prix du travail qu'ils feraient, serait plus bas, bien que leurs salaires soient plus importants. Effectivement, les causes qui élèvent les salaires des ouvriers élèvent souvent aussi le profit du capitaliste. Si, en travaillant davantage, un seul homme accomplit le travail de deux, le montant des salaires aussi bien que le taux de profit seront augmentés en général, non certes parce que la valeur du salaire a augmenté, mais au contraire parce que l'apport supplémentaire de travail a diminué son prix ou a diminué le temps pour lequel il fallait auparavant avancer ce prix. Au reste, l'ouvrier est surtout intéressé au montant de son salaire. Celui-ci étant donné, il est certainement conforme à son intérêt que le prix du travail soit élevé, mais l'effort qu'on lui impose est supérieur " (L.c., p. 14).
Du même ouvrage: " La situation de l'ouvrier ne dépend pas de ce qu'il reçoit à tel moment, mais de ce qu'il reçoit en moyenne pendant une période déterminée: plus la période considérée est longue, plus l'estimation en sera exacte. La meilleure période, c'est l'année. Elle comprend les salaires de l'été et de l'hiver " (p. 7).
* Cf. le texte des pages 469a-469m du manuscrit; ici, pp. 145-186.
** Ici s'achève un second passage introduit par Marx dans le corps du texte. La suite est la continuation de la page 469 du manuscrit.
* Marx analyse ici les deux phases historiques du développement économique du mode de production capitaliste, sous un angle différent de celui des deux chapitres consacrés à l'accumulation dite primitive et aux formes de production antérieures au capitalisme dans les Fondements etc. tome I, pp. 422-479. En effet, Marx y met en évidence les rouages et mécanismes de l'économie sociale avec la dialectique de leur développement.
L'analyse faite par Marx ici diffère également de celle qu'il a faite dans le chapitre sur l'accumulation primitive du 1er livre du Capital, et enfin de celles - plus politiques - faites sur les révolutions bourgeoises qui permirent aux capitalistes d'instaurer leur domination à l'échelle de la société tout entière.
La présente analyse s'inscrit à leurs côtés et les complète.
* Marx fait allusion à ce qu'il a exposé au début du VIe chapitre, au paragraphe sur les Marchandises, comme produit du capital, ici, p. 73.
* Dans le livre 1er du Capital, Marx distingue entre plus-value absolue et plus-value relative en liaison avec la soumission formelle et réelle. Comme toute une partie manque dans la traduction Roy (cf. Ed. Soc., tome II, p. 184), nous en donnons une traduction nouvelle: " La prolongation de la journée de travail au-delà du point où l'ouvrier a produit simplement un équivalent pour la valeur de sa force de travail, et l'appropriation de ce sur-travail par le capital: voilà la production de plus-value absolue. Elle forme la base générale du système capitaliste et le point de départ de la production de plus-value relative. Dans celle-ci, la journée de travail est d'emblée divisée en deux parties: travail nécessaire et surtravail. Pour accroître le surtravail, le travail nécessaire est raccourci par des méthodes grâce auxquelles on produit l'équivalent du salaire en moins de temps. La production de plus-value absolue est uniquement une question de durée de la journée de travail; la production de plus-value relative révolutionne de fond en comble les procédés techniques du travail et les combinaisons sociales.
" La production de plus-value relative implique donc un mode de production spécifiquement capitaliste qui, à son tour, ne surgit et ne se développe spontanément, avec ses méthodes, ses moyens et ses conditions, qu'à partir de la soumission formelle du travail au capital. A la soumission formelle du travail au capital succède la soumission réelle ". Marx-Engels Werke, Dietz, Berlin, 1962, vol. 23, Das Kapital. Erster Band, pp. 532-533.
** Dans le livre I, troisième section, Ed. Soc., pp. 180-188, Marx définit, par exemple, ce qu'il entend par forée de travail, procès de travail, moyens de travail, objet ou matière de travail, produit.
* Cf. le Capital, livre 1er, quatrième section, chap. XII, Ed. Soc., tome II, pp. 7-15.
7 Dans la mesure où le capitaliste individuel fait preuve d'initiative, il est aiguillonné par le fait que la valeur étant égale au temps de travail socialement nécessaire, objectivé dans le produit, il obtient une plus-value sitôt que la valeur individuelle de son produit dépasse sa valeur sociale, ce qui lui permet de le vendre au-dessus de la valeur courante du produit.
* [La note suivante a été écrite, par la suite, sur une feuille séparée, non numérotée. Marx la fit précéder de la remarque suivante: " Cette note ne se rattache pas au dernier, mais à l'avant-dernier passage. " De fait, elle illustre un aspect typique de soumission formelle du travail au capital avec ses diverses conséquences.]
" Un travailleur libre a, en général, la faculté de changer de patron- cette liberté distingue le libre travailleur de l'esclave comme un marin de la flotte marchande anglaise se distingue d'un marin de la flotte de guerre... La condition d'un travailleur libre est supérieure à celle d'un esclave, parce que le premier se croit libre. Même si elle est erronée, cette opinion n'est pas sans influencer grandement le caractère d'un peuple. " Cf. P.R. Edmonds, Practical, Moral and Political Economy, Londres, 1828, pp. 56-57. " L'homme libre est poussé au travail par un mobile bien plus violent que celui de l'esclave: l'homme libre doit choisir entre un dur travail et la mort par inanition [Compléter ce passage. Karl Marx], un esclave a le choix entre... et des coups de bâton. " (L.c., p. 56).
" La différence entre la condition de l'esclave et celle d'un travailleur sous le système monétaire est tout à fait insignifiante... L'esclavagiste connaît trop bien son intérêt pour débiliter ses esclaves en lésinant sur la nourriture; en revanche, le patron de l'homme libre lui donne le moins possible à manger, parce que le tort fait au travailleur ne retombe pas sur lui seul, mais sur toute la classe des patrons. " (L.c.)
" Dans l'Antiquité, pour rendre laborieuse l'humanité au-delà de la satisfaction de ses besoins et pour faire en sorte qu'une partie d'un peuple travaille pour faire subsister l'autre gratuitement, il fallut recourir aux esclaves. Ainsi, l'esclavage y devint une institution universelle. L'esclavage était alors aussi nécessaire à l'augmentation de la production, qu'il lui serait maintenant néfaste. La raison en est simple. Si l'on ne forçait pas l'humanité au travail, elle ne travaillerait que pour ses propres besoins, et si ceux-ci étaient réduits, elle ne travaillerait guère. Mais, lorsque les États commencent à se former et ont besoin de bras surnuméraires pour se défendre, il faut encore procurer de la nourriture à ceux qui ne travaillent pas. Or, comme, par hypothèse, les besoins des travailleurs sont minimes, il faut trouver une méthode pour augmenter leur travail au-delà du niveau de leurs besoins. C'est pour cela que l'esclavage fut mis au point... Les esclaves étaient contraints, ou bien à travailler la terre qui les nourrissait eux-mêmes ainsi que les libres oisifs comme à Sparte, ou à tenir toutes les places serviles que les hommes libres occupent à présent, afin de procurer des articles manufacturés à ceux qui étaient au service de l'État, comme en Grèce et à Rome. C'était une méthode violente pour rendre l'humanité laborieuse, et donc augmenter la production de nourriture... Les hommes étaient alors forcés de travailler, parce qu'ils étaient les esclaves d'autres hommes; à présent, ils sont forcés de travailler parce qu'ils sont les esclaves de leurs propres besoins. " Cf. J. Steuart, Le., édit. de Dublin, tome 1er, pp. 38-40.
Le même auteur observait qu'au XVIe siècle, " lorsque les lords congédièrent leur suite, les fermiers congédièrent les bouches inutiles, en se transformant en capitalistes industriels. De moyen de subsistance, l'agriculture devint commerce (trade). " La conséquence en fut: " le retrait d'un certain nombre de bras d'une agriculture nonchalante, de manière à faire travailler davantage ceux qui s'y adonnaient, en produisant autant par un dur travail sur un espace moindre que par un faible travail sur une grande étendue " (L.c., p. 105).
* Cf. le Capital, 1er livre, sixième section, chap. XXI, Ed. Soc., vol. Il, pp. 206-213, ainsi qu'en fin de ce volume (Pages Éparses, infra, pp. 282-287.)
** Marx développe la même idée dans le Capital, livre III, et en tire certaines conclusions politiques. " De même pour l'Église catholique au Moyen Age, le fait de recruter sa hiérarchie sans considération de condition sociale, de naissance, de fortune, parmi les meilleurs cerveaux du peuple, était l'un des principaux moyens de renforcer la domination du clergé et d'assurer le maintien des laïcs sous le boisseau. Plus une classe dominante est capable d'accueillir dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression est solide et dangereuse. " (Ed. Sec., vol. VIII, p. 260).
* Cf. supra, p. 183.
2 Cf. A. Young, Political Arithmetic, Londres, 1774, p. 49 note.
3 Cf. le Manifeste du Parti communiste, 1848: " La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production, donc les rapports de production, donc l'ensemble des conditions sociales... Ce qui distingue l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le bouleversement incessant de la production, l'ébranlement continuel de toutes les institutions sociales, bref la permanence de l'instabilité et du mouvement. "
** Cf., par exemple la transformation de l'ouvrier individuel en ouvrier collectif, p. 226-227; et la transformation du capitaliste en fonctionnaire du capital (p. 141) et en salarié (pp. 219, 229-230).
* Cf. le Capital, livre 1er, quatrième section, chap. 15, Ed. Soc., tome Il, p. 68 passim.
4 Cf. Carlisle, Public Economy Concentrated, etc., 1833, p. 56.
* Cf. le Capital, livre 1er, Ed. Soc., vol. II, pp. 208-210.
* Cf. le Capital, livre 1er, Ed. Soc., vol. 1er, deuxième section, chap. IV, p. 156.
* A partir de ce paragraphe, le texte est celui du IVe livre du, Capital, à quelques toutes petites variantes près, cf. Histoire des Doctrines économiques, tome II, Ricardo, pp. 200-212. Tout le second tome de l'édition Costes traite du travail productif et improductif.
* Marx traite de ce point dans le livre 1er du Capital: " Un maître d'école, par exemple, est un travailleur productif, non parce qu'il forme l'esprit de ses élèves, mais parce qu'il rapporte des pièces de cent sous à son patron. Que celui-ci ait placé son capital dans une fabrique de leçons au lieu de le placer dans une fabrique de saucissons, c'est son affaire. " (Ed. Soc., vol. Il, p. 184).
** Dans le livre III du Capital, Marx analyse les formes de transition dans l'agriculture, cf. chapitre XLVII sur la Genèse de la rente foncière capitaliste. Sur le plan politique, plus la figure se rapproche de celle, du travailleur salarié productif, plus se justifie son alliance avec le prolétaire.
* Je donne pour que tu fasses - je fais pour que tu fasses - je fais pour que tu donnes - je donne pour- que tu donnes: ces formules expriment le sens des multiples formes de l'échange mercantile simple.
** La formule je donne pour que tu fasses entre capitaliste et ouvrier exprime un " échange inégal ".
*** Cf. K. Marx, Fondements, etc., vol. II, pp. 544-558. Marx y consacre tout un chapitre pour exposer et réfuter la théorie du salaire chez Bastiat et Carey.
* " Comme dans le cas de tous les exécutants, acteurs, enseignants, médecins, curés, etc. " Cf. Histoire des Doctrines Économiques, Ed. Costes, vol. II, p. 212.
6 Cf. Malthus, Principles of Political Economy, 2e édit., Londres, 1836.
* Cette question est traitée non seulement dans le tome V de l'Histoire des Doctrines économiques, (IV, Mélanges, pp. 121-126) mais encore dans le livre 1er du Capital, chap. IX, § 4 (Ed. Soc., vol. I, p. 226).
* Cf. Histoire des Doctrines économiques, Ed. Costes, tome I, pp. 41-72.
** En ce qui concerne A. Smith et sa tendance à retomber dans la physiocratie, qui considère que le produit net ne provient-que du travail agricole, cf., l'Histoire des Doctrines économiques, tome I, p. 162. Cf. également les Fondements etc., tome Il, pp. 533-534.
* Dans sa lettre à Engels, du 30.IV.1868, Marx explique cette différence : " Profit n'est pour nous d'abord qu'un autre nom ou une autre catégorie pour plus-value. Comme sous la forme de salaire du travail, le travail entier apparaît comme payé, la partie non payée de ce travail semble nécessairement ne pas émaner du travail, mais du capital, non de la partie variable du capital, mais du capital total. C'est par là que la plus-value prend la forme du profit sans qu'il soit fait de différence quantitative entre l'une et l'autre. Ce n'est que la forme phénoménale illusoire de celle-ci. "
Ainsi, le taux de plus-value est le rapport entre plus-value et capital variable (salaire), et le taux de profit le rapport de la plus-value à tout le capital avancé.
* Cf. le Capital, livre I, Ed. Soc., tome II, p. 71.
* Le texte du vie chapitre s'achève avec cette phrase.
* Cf. notre note de la première page du texte. Si le lecteur lit le VIe Chapitre dans l'ordre inverse des rubriques, il introduira ces deux pages avant la troisième.
8 Cf. l'ouvrage français, publié vers 1752, dans lequel l'auteur affirme qu'avant l'année... le blé seul était considéré en France comme article de commerce.
* Conformément aux indications de Marx (et comme les éditeurs russe et italien), nous avons placé ce dernier alinéa après le passage ci-dessous, qui provient des cahiers de 1861-1863. On retrouve ce même texte, à quelques minimes variantes près, dans l'Histoire des Doctrines économiques, Ed. Costes, tome VI, pp. 171-172.
* Dans ses travaux préparatoires, Marx avait l'habitude de grouper en fin de chapitre les citations et les idées qu'il avait l'intention de traiter par la suite ou qu'il comptait utiliser lors de la seconde élaboration du texte. Les Pages Éparses représentent, au niveau du Vie Chapitre, un tel matériel.
** Cf. le Capital, livre I, tome II, Ed. Soc., p. 221.
51 " L'ouvrier... prête son industrie ", mais, ajoute Storch cauteleusement, " il ne risque... de perdre que... son salaire ... ; l'ouvrier ne transmet rien de matériel. " Cf. Storch, Cours d'économie politique, etc., Pétersbourg, 1815, tome Il, p. 36 et suiv.
" Tout travail est paye quand il est terminé. " Cf. Inquiry into those Principles respecting the Nature of Demand, etc., Londres, 1821, p. 104.
D'autres conséquences pratiques, résultant de ce mode de paiement, n'appartiennent pas à ce secteur de notre recherche. Cependant, un exemple vaut d'être cité. Il existe à Londres deux sortes de boulangers, ceux qui vendent le pain à sa valeur réelle, les full priced, et ceux qui le vendent au-dessous de cette valeur, les undersellers. Cette dernière catégorie forme plus des trois quarts du nombre total des boulangers (p. XXXII, dans le Rapport du commissaire du gouvernement H. S. Tremenhere sur les Grievances complained of by the journeymen bakers, etc., Londres, 1861). Ces " undersellers ", presque sans exception, vendent du pain falsifié avec des mélanges d'alun, de savon, de chaux, de plâtre et autres ingrédients semblables, aussi sains et aussi nourrissants. (Cf. le livre bleu cité plus haut, ainsi que le rapport du Comité de 1855 sur l'adultération du pain et celui du Dr Hassall, Adulterations detected, 2e édit., Londres, 1861).
Sir John Gordon déclarait, devant le Comité de 1855, que " par suite de ces falsifications, le pauvre qui vit de deux livres de pain par jour n'obtient pas maintenant le quart des éléments nutritifs qui lui seraient nécessaires, sans parler de l'influence pernicieuse qu'ont de pareils aliments sur sa santé " ! Pour expliquer comment une grande partie de la classe ouvrière, bien que parfaitement au courant de ces falsifications, les endure néanmoins, Tremenhere donne cette raison: " C'est une nécessité pour elle de prendre le pain chez le boulanger ou dans la boutique du détaillant tel qu'on veut bien le lui donner ", et d'ajouter, en se fondant sur l'affirmation de témoins oculaires. " Il est notoire que le pain préparé avec ces sortes de mixtures est fait expressément pour ce genre de pratiques. "
[Le lecteur retrouvera cette note au Livre 1er du Capital, tome I, p. 177. N. d. Tr.].
52 Petty détermine la valeur du salaire journalier d'après la valeur de ce dont l'ouvrier a besoin " pour vivre, travailler et se reproduire ". Cf. Political Anatomy of Ireland, édit. de Londres, 1672, p. 69. Cité d'après Dureau de la Malle.
" Le prix du travail se compose toujours du prix des choses absolument nécessaires à la vie ". Le travailleur n'obtient pas un salaire suffisant " toutes les fois que le prix des denrées nécessaires est tel que son salaire ne lui permet pas d'élever conformément à son humble rang une famille telle qu'il semble que ce soit le lot de la plupart d'entre eux d'en avoir. " Cf. Jacob Vanderlint, Money Answers all Things, Londres, 1743, p. 19.
" Le simple ouvrier, qui n'a que ses bras et son industrie, n'a rien qu'autant qu'il parvient à vendre à d'autres sa peine... En tout genre de travail, il doit arriver, et il arrive en effet, que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance. " Cf. Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, 1766, Oeuvres, édit. Daire, tome I, p. 10.
" Le prix des subsistances nécessaires à la vie est en réalité ce que coûte le travail productif. " Cf. Malthus, An Inquiry into the nature of Rent, etc. Londres, 1815, p. 48 note. [Cette partie de la note se retrouve dans le livre 1er du Capital, tome IL p. 81.
" D'une étude comparée des prix du blé et des salaires depuis le règne d'Edouard III, c'est-à-dire depuis 500 ans, il ressort que, dans ce pays, le revenu quotidien de l'ouvrier s'est tenu plus souvent au-dessous qu'au-dessus d'une mesure de blé d'un quart de boisseau. Cette mesure de blé forme une sorte de moyenne, et plutôt supérieure, autour de laquelle les salaires exprimés en blé oscillent selon l'offre et la demande. " Cf. Malthus, Principles of Political Economy, 2e édit., Londres, 1836, p. 254.
" Le prix naturel de n'importe quel objet est celui... que l'on donne à sa production... Le prix naturel du travail consiste en une quantité de denrées nécessaires à la vie et de moyens de jouissance telle que la requièrent la nature du climat et les habitudes du pays pour entretenir le travailleur et le mettre en état d'élever une famille, pour que le nombre des travailleurs demandés sur le marché n'éprouve pas de diminution... Le prix naturel du travail, bien qu'il varie sous des climats différents et en fonction des niveaux variables de la progression nationale, peut, en n'importe quel moment et lieu donnés, être considérés comme pratiquement stationnaire. " Cf. Torrens, An Essay of the external Corn Trade, Londres, 1815, p. 62. [Le lecteur retrouvera une partie de cette dernière citation au livre 1er du Capital, tome I, pp. 174-175 note.]
53 " Lorsque le blé représente une partie notable des subsistances du travail, une augmentation de son prix naturel entraîne nécessairement une augmentation du prix naturel du travail, en d'autres termes, il faut une quantité plus grande de travail ou de produit pour le salaire de l'ouvrier. Or, comme il faut une somme plus grande de travail ou - ce qui est la même chose - de produit de son travail pour la subsistance de l'ouvrier, l'employeur recevra une somme moindre de produits du travail. " Cf. Torrens, An Essay on the External Corn Trade, Londres, 1821, pp. 235-36).
54 Cf. tome J. Dunning (Secrétaire de l'association des relieurs de Londres), Trade's Unions and Strikes, Londres 1860, pp. 6 et 7. [Marx cite Dunning à plusieurs reprises dans le Capital. N. d. Tr.]
55 Lx., p. 7.
56 L.c., p. 6
57 On comprend que les capitalistes dénoncent ce taux .uniforme du travail comme une atteinte à la liberté individuelle de l'ouvrier, et comme un obstacle qui empêche le capitaliste de suivre l'élan de son cœur et de récompenser le talent particulier de tel ouvrier. Mr Dunning, dont l'ouvrage susmentionné, non seulement touche au cœur de la question, mais en traite avec une ironie sereine, répond que les syndicats ne permettent pas au capitaliste de " payer autant qu'il lui plaît une spécialisation exceptionnelle ou une habileté particulière au travail ", cependant qu'ils l'empêchent d'abaisser les 99 % de la masse salariale, c'est-à-dire le salaire de l'ouvrier moyen de son industrie, au-dessous du " minimum de salaire ". Bref, ils l'empêchent d'abaisser la valeur traditionnelle de la force de travail moyenne. Il est normal que les associations d'ouvriers contre le despotisme du capital soient dénoncées par un journaliste d'Edimbourg (On Combination of Trades, nouv. édit., Londres, 1834, p. 42) comme un esclavage auquel les Britanniques, libres de par leur naissance, se soumettent volontairement avec un incroyable aveuglement ! L'adversaire ne souhaite-t-il pas dans la guerre que les années d'en face ne se soumettent pas au despotisme de la discipline ? Mais, notre journaliste, en proie à l'indignation morale, découvre pire encore. Les syndicats sont un sacrilège, car ils portent atteinte aux lois du libre commerce. Quelle horreur ! Dunning répond entre autres: " On, n'aurait donc pas un libre échange de coups, si l'une des parties avait un bras lié ou invalide, tandis que l'autre disposait de ses deux bras... L'employeur désire traiter un par un avec ses ouvriers, afin qu'il puisse donner aux sweaters le prix de leur travail chaque fois que cela lui plaît. Lorsqu'ils marchandent, leur bras droit est lié dans la vente par leurs besoins. C'est ce qu'il appelle le libre commerce, la liberté étant tout entière de son côté. Appelez cela commerce si vous voulez, mais ce n'est pas du libre-échange. " (L.c. 47).
58 L.c., p. 6.
59 " On a créé à Londres une association philanthropique ayant pour but de conclure des contrats d'achat pour l'habillement militaire. Elle se fixe le même prix que celui que le gouvernement paie actuellement à ses adjudicataires, mais paie aux couturières affamées 30 % de plus que leurs salaires actuels. Elle obtient ce résultat en éliminant les " intermédiaires ", dont le profit revient maintenant au " matériel humain " à qui il était enlevé jusqu'ici. Avec tous les avantages consentis par cette Association, une couturière ne peut pas gagner plus de 1 sh. pour 10 heures de travail ininterrompu de confection de chemises pour les militaires, à savoir pour deux chemises par jour. Pour d'autres pièces d'habillement, elles ne gagnent guère plus de 1 sh. 6 d. par jour, pour un travail de 12 heures. Dans les conditions actuelles de contrat, leurs salaires oscillent entre 5 et 8 d. pour un travail de 10 heures, et encore doivent-elles fournir le fil, etc. (Times du 13.3.1860.)
41 " Parmi la main-d'œuvre des manufactures, il y a de nombreux jeunes qui sont engagés comme apprentis à l'âge précoce de 13 à 14 ans pour presser les bouteilles et les verreries. Ils reçoivent un salaire de 2 à 3 sh. par semaine. Puis, ils commencent à travailler d'après le système du travail aux pièces, et ils gagnent le salaire des manœuvres. D'après Longe, " cette pratique qui consiste à employer un grand nombre d'apprentis engagés dès l'âge de 13 ou 14 ans, est courante dans certains types de manufactures. Cette pratique n'est pas seulement très préjudiciable au commerce, mais c'est vraisemblablement l'une des grandes causes à laquelle il convient d'attribuer la mauvaise constitution des potiers. Ce système du salaire aux pièces, si avantageux pour le capitaliste... tend directement à pousser le jeune potier à un travail excessif, pendant les quatre ou cinq ans où il travaille aux pièces, mais à bas prix. C'est là une des grandes causes auxquelles il faut attribuer la dégénérescence des potiers ! " Cf. Children's Employment Commission. First Report, Londres, 1863, p. 13. [La dernière partie de cette citation est reproduite au livre 1er du Capital, tome Il, p. 225, note 3.] A cet âge tendre, les conséquences du surmenage auprès de fours brûlants sont faciles à imaginer !
42 " En vérité, la principale objection contre le travail aux pièces dans les différentes industries, c'est qu'on se plaint que l'employeur veuille réduire le prix du travail, une fois qu'il a trouvé des ouvriers pour gagner de la sorte un bon salaire, - et ce procédé a été utilisé fréquemment pour faire baisser les salaires. " Cf. T.J. Dunning, I.c., p. 22.
* Ce dernier passage est barré d'un trait dans le manuscrit de Marx. (N. d. Tr.)
* Les pages 261 et 262 du manuscrit ont été égarées (Cf. notre note page 186, l'extrait que nous y reproduisons). Le texte de Marx continue par la page 379, qui traite en gros du même sujet.
* L'accumulation primitive n'est en fait rien d'autre que le processus au travers duquel les conditions de production deviennent autonomes, en étant séparés des producteurs, transformés en salariés. Le processus commence dans l'agriculture. " La grande culture n'exige pas une plus grande masse de capitaux que la petite ou la moyenne culture, elle en exige moins au contraire; mais, dans ces divers systèmes, les capitaux appliqués à l'agriculture doivent se trouver entre les mains d'un petit nombre d'hommes qui salarient les bras qu'ils emploient. " Cf. Mathieu de Dombasle, Annales agricoles de Roville, 1.2, p. 218.
* La citation complète (tirée de Virgile: imprécation de Didon, cf. l'Enéide, IV, 625, est. Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor, Qu'un vengeur naisse un jour de nos cendres, mais Marx souligne que les Irlandais sont bien vivants en Amérique, afin qu'un jour les États-Unis vengent la malheureuse Irlande, en ravissant à l'Angleterre sa position hégémonique dans l'économie mondiale, ce qui, en théorie, préfigure le déclin et la mort du capitalisme dans le premier pays industriel du monde, de par les simples lois inhérentes au capital, le prolétariat étant l'exécuteur de la sentence historique.
* Au chapitre de la législation sanguinaire contre les expropriés, on trouvera une autre citation de G. Freytag, sur le même thème, cf. Capital, livre 1er, tome 3, pp. 180-181. (N.d.Tr.)
* Dans les Fondements etc. (tome 1, p. 320), Marx dévoile aussi la mystification tendant à présenter l'accumulation du capital comme renoncement par les travailleurs à consommer les produits de leur travail. Les mécanismes de l'accumulation ne sont pas Individuels, mais sociaux. En effet, tout l'appareil économique et politique travaille directement et essentiellement à la formation du fonds d'accumulation (production pour la production sans cesse élargie). Au reste, comment les produits de consommation que l'on s'abstiendrait de consommer pourraient-ils convenir au procès de production ?
" A l'instar du créancier de l'État, chaque capitaliste possède, dans sa valeur nouvellement acquise, une assignation sur le travail futur: en s'appropriant le travail présent, il s'approprie en même temps le travail futur. (Cet aspect du capital mérite une attention particulière. En effet, sa valeur peut subsister indépendamment de sa substance. C'est tout le fondement du système du crédit.) Son accumulation monétaire porte donc sur des titres de propriété du travail- ce n'est nullement l'accumulation matérielle des conditions objectives du travail. "
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Karl Marx (1867), Un chapitre inédit du Capital (Premier livre, sixième chapitre)
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PRÉFACE.
LIVRE II : LE PROCÈS DE CIRCULATION DU CAPITAL
PREMIÈRE PARTIE : Les métamorphoses du capital et leur mouvement circulatoire
CHAPITRE I. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT
I. Premier stade : A - M
II. Deuxième stade Le fonctionnement du capital productif
III. Troisième stade M' - A'
IV. Le cycle totalCHAPITRE II. - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF
I. Reproduction simple
II. L'accumulation et la reproduction sur une échelle progressive
III. L'accumulation d'argent
IV. Le fonds de réserveCHAPITRE III. - LE CYCLE DU CAPITAL-MARCHANDISE
CHAPITRE IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE
CHAPITRE V. - LA PÉRIODE DE CIRCULATION
CHAPITRE VI. - LES FRAIS DE CIRCULATIONI. Frais de la circulation proprement dite
1) La durée de la vente-achat
2) La comptabilité
3) La monnaieII. Frais de garde
1) La formation de provisions en général
2) Provision de marchandise proprement diteIII. Frais de transport
DEUXIÈME PARTIE : La rotation du capital.
CHAPITRE VII. - TEMPS DE ROTATION, NOM13RE DE ROTATIONS
CHAPITRE VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT
I. Les différences tonnelles
II. Composition, remplacement, réparation, accumulation du capital fixeCHAPITRE IX. - LA ROTATION TOTALE DU CAPITAL AVANCÉ, LES CYCLES DE ROTATION
CHAPITRE X. - LES THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT. LES PHYSIOCRATES ET ADAM SMITH
CHAPITRE XI. - LES THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT. RICARDOCHAPITRE XII. - LA PÉRIODE DU TRAVAIL
CHAPITRE XIII. - LE TEMPS DE PRODUCTION
CHAPITRE XIV. - LE TEMPS DE CIRCULATIONCHAPITRE XV. - INFLUENCE DU TEMPS DE ROTATION SUR LE MONTANT DU CAPITAL AVANCÉ
I. période de travail égale à la période de circulation
II. Période de travail plus grande que la période de circulation
III. Période de travail plus petite que la période de circulation.
IV. Les résultats
V. Effet des variations de prixCHAPITRE XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE
I. Le taux annuel de la plus-value
II. La rotation du capital variable au point de vue individuel
III. La rotation du capital variable au point de vue socialCHAPITRE XVIII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE
I. La reproduction simple
II. L'accumulation et la reproduction à une échelle progressive.
TROISIÈME PARTIE : La reproduction et la circulation du capital total de la société.
CHAPITRE XVIII. - INTRODUCTION
I. Objet de l'étude
II. Le rôle du capital-argentCHAPITRE XIX. - LES PRÉCURSEURS
I. Les Physiocrates
II. Adam Smith
1) Les points de vue généraux
2) La décomposition de la valeur d'échange en v + pl
3) Le capital constant
4) Capital et revenu
5) Résumé
III. Les auteurs postérieursCHAPITRE XX. - LA REPRODUCTION SOUPLE
I. Position de la question
II. Les deux sections de la production sociale
III. Les transactions entre les deux sections
IV. Les transactions dans la section II. Les articles de consommation indispensables et les articles de luxe
V. La monnaie comme intermédiaire des transactions
VI. Le capital constant de la section I
VII. Le capital variable et la plus-value dans les deux sections
VIII. Le capital constant dans les deux sections
IX. Coup d'œil rétrospectif sur A. Smith, Storch et Ramsay
X. Capital et revenu : Capital variable et salaire
XI. Le renouvellement du capital fixe1) Reconstitution en argent de la valeur de l'usure
2) Renouvellement en nature d'un capital fixe
3) Les résultatsXII. La reproduction de l'instrument monétaire
XIII. La théorie de la reproduction d'après Destutt de TracyCHAPITRE XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE
I. L'accumulation dans la section I
1) La thésaurisation
2) Le capital constant supplémentaire
3) Le capital variable supplémentaireII. L'accumulation dans la section II
III. Exposé schématique de l'accumulation1) Premier exemple
2) Second exemple
3) La conversion de IIcIV. Remarques
SIGNES ABRÉVIATIFS
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LE CAPITAL
CRITIQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE
PAR
KARL MARX
avec une préface de FRIEDRICH ENGELS
LIVRE II
LE PROCÈS DE CIRCULATION DU CAPITAL
TRADUIT A L'INSTITUT DES SCIENCES SOCIALES DE BRUXELLES
par
JULIAN BORCHARDT et HIPPOLYTE VANDERRYDT
PARIS: V. GIARD & E. BRIÈRE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
1900
BIBLIOTHÈQUE SOCIALISTE INTERNATIONALE, no 111
Publiée sous la direction de Alfred BONNET
NNET
PRÉFACE
Préparer l'impression du deuxième volume du Capital, en rendant le livre aussi cohérent et complet que possible, tout' en le produisant comme l'œuvre de l'auteur et non de l'éditeur, n'était pas un travail facile. Le grand nombre des études, la plupart incomplètes, qui devaient le composer, rendait la tâche plus difficile encore. Seul le manuscrit IV était rédigé pour l'impression et encore la plus grande partie en était surannée. Si beaucoup de matériaux étaient prêts au point de vue du sujet, combien ils laissaient à désirer quant au style ! Exprimés dans la langue que Marx se plaisait à employer pour ses extraits : style négligé, expressions et tournures familières et souvent humoristiques, termes techniques anglais et français, citations et parfois pages entières en anglais, ils étaient la transcription des idées dans la forme qu'elles avaient revêtue spontanément dans la tête de l'auteur. A côté de parties exposées avec force détails, d'autres, de même importance, à peine ébauchées; les faits servant d'illustration, à peine groupés ; les chapitres concluant par quelques phrases incohérentes, à développer plus tard, jetées là dans la hâte d'aborder le chapitre suivant; enfin l'écriture que l'on connaît, bien souvent indéchiffrable Pour l'auteur lui-même.
Je me suis borné à reproduire les manuscrits aussi fidèlement que possible, à apporter au style les corrections que Marx y aurait faites lui-même et à intercaler des phrases absolument indispensables aux endroits où le sens était indiscutable. J'ai préféré faire imprimer textuellement les
il PRÉFACE
passages donnant lieu au moindre doute; les parties que j'ai retravaillées et complétées n'ont subi que des modifications de forme et représentent moins de dix pages d'impression.
La simple énumération des manuscrits qu'il a laissés pour" ce deuxième volume, montre avec quelle incomparable conscience et quelle sévérité pour lui-même Marx s'efforçait de pousser à fond ses grandes découvertes économiques avant de les publier, sévérité qui ne lui permettait que rarement de conformer ses exposés à sa hauteur de vue, que ses études incessantes élevaient sans cesse. Ces manuscrits Sont les suivants
D'abord Zur Aritik der poli1i~chen Oekonomie (La Cri
tique de l'Economie politique), 1472 pages in-quarto en
23 cahiers, écrit de août 1861 à juin 1863,. C'est la suite du
volume paru sous le même titre, à Berlin, en 1859 (1). Il
traite, pages 1-220 (cahiers I-V , ) et pages tl59-l172
(cahiers XIX-XXIII) de la transformation de l'argent en
capital, étude qui a été reproduite dans le premier volume
du Capital et dont il est la réJaction originale. Les pages
973-1158 (XVI-XVIII) s'occupent du Capital et du Profit,
du Taux du profit, du Capital commercial, et du Capital
argent, sujets qui ont été développés plus tard dans le
manuscrit du troisième volume. Les études devant faire
l'objet du deuxième et beaucoup de celles formant le troi
sième volume ne sont pas coordonnées spécialement. Elles
sont traitées accessoirement, notamment dans les pages
220-972 (cahiers VI-XV) qui constituent la partie princi
pale du manuscrit : Les théories sur la plus-value. Cette
partie donne une histoire critique détaillée du problème
essentiel de l'Économie politique, la théorie de la plus
value, et elle développe en même temps, dans des discus
sions avec des auteurs antérieurs, la plupart des ques
tions qui seront étudiées plus tard, d'une manière spéciale
(1) Ce volume a été réédité en allemand en 1897. Une traduction française vient de paraître à Paris (1899).
(Note des traducteurs.)
PeÊFA(',E Ili
et dans leur suite logique, dans les deuxième et troisième volumes. Je me réserve de publier un quatrième volume qui contiendra la partie critique de ce manuscrit, débarrassée des nombreux passages qui auront trouvé place dans les autres volumes. Quelqué~ précieux que soit ce manuscrit, il n'était pas possible d'en tirer parti pour l'ouvrage que nous livrons aujourd'hui à la publicité,
Le manuscrit suivant dans l'ordre chronologique est celui du troisième volume. La plus grande partie en a été écrite en 1861 et 1865, et ce n'est qu'après l'avoir terminée dans ses partie essentielles, que Marx s'occupa du premier volume, qui fut publié en 1867. Je prépare en ce moment le manuscrit du troisième volume pour l'impression.
De la période qui suivit immédiatement la publication du premier volume, il existe quatre manuscrits in-folio, que Marx lui-même a numérotés 1-IV. Celui portant le numéro 1 (1-10 pages et datant probablement de 1865 ou 1867, donne la rédaction originale, plus ou moins complète, du deuxième volume dans sa disposition actuelle ; je n'ai pu en tirer aucun parti. Le manuscrit 111 se compose en partie de citations se rapportant à la première partie du deuxième volume, en partie d'études concernant des questions spéciales, notamment la critique des théories d'A. Smith sur le capital fixe, le capital circulant et l'origine du profit; il renferme également un exposé du rapport entre le taux de la plus-value et le taux du profit, qui appartient au troisième volume. Les citations ne présentent guère du nouveau et les études pour les deuxième et troisième volumes, inférieures à d'autres d'élaboration plus récente, ont dû être écartées pour la plupart. Le manuscrit IV, qui est un remaniement du premier prêt pour l'impression, comprend également le premier chapitre de la seconde partie du deuxième volume ; il a pu être utilisé là où l'occasion s'en est présentée. Bien qu'il soit antérieur au manuscrit 11, il l'emporte sur celui-ci par la forme, ce qui m'a amené à en faire usage pour la partie qu'il concerne. Quant au manuscrit 11, il date de 1870 et il forme
iv PRÉFACE
la seule préparation quelque peu achevée du deuxième volume. Les notes en vue de la rédaction définitive (notes dont je parlerai tantôt) disent expressément : " Le manuscrit Il doit servir de base ".
Après 1870, la maladie vint contrarier l'activité de Marx. Comme d'habitude il profita de ce contre-temps pour se livrer à l'étude - des recherches sur l'agronomie, les conditions de l'agriculture en Amérique et surtout en Russie, le marché financier, les banques, la géologie, la physiologie et surtout des travaux de mathématiques remplissent les nombreux cahiers de cette période. A l'entrée de 1877j il se sentit suffisamment rétabli pour se remettre sérieusement au travail. A partir de fin mars 1877, il puisa dans les quatre manuscrits déjà mentionnés des indications et des notes pour une nouvelle préparation du deuxième volume, dont on trouve le commencement (56 pages in-folio) dans le manuscrit V. Celui-ci comprend les quatre premiers chapitres et est incomplètement achevé : des points essentiels y forment l'objet de notes en dehors du texte; les matériaux y sont réunis plutôt que groupés, bien qu'ils constituent le dernier exposé complet de cette partie, la plus importante, de la première section. A deux reprises, il essaya de leur donner la forme définitive pour l'impression : d'abord dans le manuscrit (octobre 18 77 -juillet 1878), où 17 pages in~quarto sont consacrées à la plus grande partie du premier chapitre; ensuite dans le manuscrit VII, daté du 2 juillet 1878, qui se compose de 7 pages in-folio seulement.
Vers cette époque, Marx semble avoir eu la conviction que, sans une amélioration radicale de sa santé, il ne parviendrait pas à terminer, à son entière satisfaction, les deuxième et troisième volumes. Les manuscrits V à VIII portent les traces d'une résistance opiniâtre à la maladie. La partie la plus difficile de la première partie fut retravaillée dans le manuscrit V ; le reste de la première et toute la deuxième partie, à l'exception du chapitre 17, n'offrirent guère de difficultés théoriques; par contre, la
PRÉFACE v
troisième partie, la reproduction et la circulation du capital social, lui parut exiger une refonte inévitable. Dans le manuscrit 11, il avait étudié la reproduction, d'abord en faisant abstraction de la circulation monétaire qui lui sert d'intermédiaire, ensuite en en tenant compte. Il décida de supprimer cette répétition et de retravailler la question en lui donnant plus d'ampleur et la mettant d'accord avec les idées qu'il avait à ce moment. Il écrivit le manuscrit VIII, un cahier qui ne compte que 70' pages in-quarto, dans lequel il parvint à condenser tout ce qui constitue la section 111 de notre volume, défalcation faite des passages empruntés au manuscrit Il.
Cependant le manuscrit VIII n'est également qu'une étude préparatoire, dans laquelle Fauteur a voulu développer les idées nouvelles qu'il avait acquises depuis le manuscrit 11, sans s'occuper beaucoup des points sur lesquels il n'avait rien de nouveau à dire. Il y a intégré, en lui donnant plus de développement et en empiétant quelque peu sur la troisième partie, un passage très important du chapitre XVII de la deuxième partie. Les idées n'y sont pas toujours présentées dans leur suite logique ; l'exposé offre des lacunes et est absolument incomplet à la fin ; mais tout ce que Marx avoulu dire s'y trouve.
Tels sont les matériaux dont, quelque temps avant de mourir, Marx, dans une conversation avec sa fille Eléonore, demanda queje "fisse quelque chose ". Je me sais acquitté de cette mission le plus fidèlement que j'ai pu. Autant que possible, mon travail s'est borné à faire choix entre les diverses rédactions. Je n'ai, rencontré de réelles difficultés - les autres étaient d'ordre simplement technique - que pour la première et la troisième partie ; j'ai cherché à les résoudre en me pénétrant de l'esprit de l'auteur.
En général j'ai traduit les citations venant à l'appui des faits ainsi que les extraits d'auteurs, dont les écrits originaux, comme c'est le cas pour A. Smith, se trouvent à la portée de tout le inonde. J'ai cru devoir m'écarter de cette règle au chapitre X, dans lequel le texte anglais est pris
VI PRÉFACE
directement à parti. Les citations empruntées au premier volume du Capital renvoient à la seconde édition, la dernière publiée du vivant de Marx (1).
Pour la publication du troisième volume, je dispose d'abord du manuscrit de Zur Kritik, de certaines parties du manuscrit 111 et de quelques notes éparpillées dans divers cahiers ; ensuite du manuscrit in-folio de 1864-65, préparé à peu près aussi complètement que le manuscrit Il du deuxième volume et d'un cahier de 1875, consacré au développement mathématique du rapport du taux de la plus-value au taux du profit. La préparation de ce volume avance rapidement ; pour autant que je puis émettre une appréciation en ce moment, elle ne présentera guère que des difficultés techniques, sauf dans quelques parties très importantes.
C'est le moment de protester contre une accusation qui, lancée d'abord sourdement, par quelques voix isolées, a pris de la consistance après la mort de Marx et a été posée, en Allemagne, comme fait acquis, par des socialistes de la chaire et des socialistes d'Etat : Marx aurait plagié Rodbertus. J'ai déjà écrit aïlleurs (2) ce qu'il y avait de plus urgent à dire à ce sujet ; j'oppose maintenant des preuves décisives.
A ma connaissance, Faccusation a été lancée pour la première fois par M. R. Meyer, dans Emancipations-Kampf des vierten Standes, p. 43 : " C'est dans ces publications (les publications de Rodbertus qui remontent à l'époque de 1835 à 1840) que Marx, ainsi qu'on peut le prouver, a
(1) Nous renvoyons à la traduction française éditée par Maurice Lachà
tre, d'après la première édition allemande. (Les traducteurs).
(2) Dans la préface de l'édition allemande (Traduction Bernstein et Kaustky) de la Misère de la Philosophie, réponse à la Philosophie de la Misère, de Proudhon.
PRÉFACE Vil
puisé la plus grande partie de sa critique ,. Jusqu'à plus ample information, j'admettrai que la seule preuve que puisse invoquer M. Meyer est une affirmation qui lui aura été faite par Rodbertus lui-même. Ce dernier est entré en scène en 1879, lorsqu'il a écrit à Zeller (Zeitschriftliir die gesammie Staalswissenschafi. Tubingen, 1879, p. 219), en invoquant son petit volume Zur Erkenniniss unsrer staatswirthschaftlichen Zustânde (18,12) : ~< Vous trouverez que le même (raisonnement) a été très gentiment utilisé par Marx.... qui s'est abstenu de me citer, il est vrai ".
Cette déclaration a été reproduite ensuite par Th. Kozak dans l'introduction (p. XY) qu'il a écrite pour la publication posthume de Pas Kapital de Rodbertus (Berlin, 1884) et enfin dans les Briefe und socialpoliiische Aufsdize von D' Rodbertus-Jagetzow, les lettres de Rodbertus que R. Meyer a publiées en 1881, et dans lesquelles on peut lire, Lettre no 60, p. 131 : " Aujourd'hui et sans que je sois cite, je suis pillé par Schaeffle et par Marx ", et Lettre no 118, P. 111 : " Dans ma troi ' sième lettre sociale, j'ai montré avec autant de précision que Marx, mais moins longuement et plus clairement, quelle est la source de la plus-value du capitaliste ".
Marx n'a pas en connaissance de ces accusations. Il possédait un exemplaire de l'Emanc,'pations-Kampf, mais n'en avait découpé que les pages a~anL trait à l'Internationale; le reste fut découpé, par moi, après sa mort. Il ne vit jamais la revue de Tübingen; les Brîefe, etc., de R. Meyer lui restèrent également inconnues, et moi-même, je n'eus mon attention attirée sur le " pillage " qu'en 1884, grâce à
C In
l'obligeance de M. Meyer. Marx connut cependant la lettre no 48, que M. Meyer avait eu l'amabilité de lui faire parvenir par l'intermédiaire de sa fille cadette. Et comme il avait entendu parler vaguement du reproche qui lui était adressé, il me montra la lettre en disant : " Voici enfin une déclaration authentique de Rodbertus, au sujet de ses prétentions. Si c'est là tout ce qu*il revendique, je le veux bien ; et s'il trouve que son exposé est plus court et plus
viii PRÉFACE
clair, c'est un plaisir que je veux également lui ' accorder ".
Il considéra en effet l'affaire comme terminée par cette
lettre de Rodbertus.
Je sais positivement quejusque vers 1859, à Fépoque où sa " Critique de l'Economï'epolitiqzie" était déjà terminée, non seulement dans ses grandes lignes., mais dans ses détails essentiels, Marx n'avait eu connaissance d'aucun écrit de Rodbertus. Il commença ses études économiques en 1843, à Paris, par les grands auteurs anglais et français ; comme allemands, il ne connaissait que Rau et List, et s'en contentait volontiers. L'existence de Rodbertus nous resta, à lui et à moi, totalement inconnue jusqu,en 1848, lorsque dans la Neue Rheinische Zeiffinq, nous eûmes à nous occuper de ses discours comme député de Berlin et de ses actes comme ministre. Nous l'igniorions si bien que nous demandâmes aux députés rhénans qui était donc ce Rodbertus qu'on venait de bombarder ministre. Et pas plus que nous, les députés rhénans n'étaient au courant des écrits de Rodbertus. Que Marx à cette époque et SaDS l'aide de Rodbertus savait très bien, non seulement d'où vient, niais comment nait la plus-value du capitaliste, c'est ce que démontrent la Alisère de la Philosoghie qu'il publia en 1847 et les discours (1) qu'il prononça à Bruxelles, également en 1817, sur le salariat et le capital. Ce fut seulement vers 1859 que Marx apprit par Lassalle qu'il y avait aussi un économiste Rodbertus et ce fut vers cette époque qu'il trouva au British Museum la Troisième lettre sociale de ce dernier.
Voilà les faits. Voyons maintenant quelles sont les idées que Marx aurait prises à Rodbertus. Celui-ci dit : o: Dans ma troisième lett~e sociale, j'ai montré avec autant de précision que Marx, mais moins longuement et plus clairement, quelle est la source de la plus-value du capitaliste ". La contestation porte donc sur la plus-value, et en effet il serait
(1) Ces discours ont été publiés, en 1849, dans la Neue Rheinische Zeitung, nos 264-69.
PRÉFACE lx
Impossible de citer dans Marx une autre idée dont Rodbertus pourrait revendiquer la paternité. Rodbertus se déclare donc l'auteur de la théorie de la plus-value et il soutient que Marx la lui a volée.
Que dit la troisième lettre sociale sur forigine de la plusvalue ? Simplement que la rente (cette expression s'entend de la rente foncière et du profit) provient, non pas d'une addition à la valeur de la marchandise, niais d'une soustraction du salaire, car le salaire n'est qu'une partie de la va -leur du prod~it et il ne peut pas, étant donné une productivité suffisante du travail, " être égal à la valeur d'échange naturelle du produit, celle-ci devant laisser un reste pour le renouvellement du capital (!) et pour la rente ". Ce qui ne nous apprend pas ce que c'est que cette m valeur d'échange naturelle " du produit, qui ne laisse aucun reste pour le " renouvellement du capital ", sans doute pour le renouvellement des matières premières et l'usure du produit.
Heureusement il nous est donné de constater quelle influence cette découverte sensationnelle de Rodbertus a exercée sur Marx. Le cahier X du manuscrit de Zur Kritik contient, pages 445 et suivantes, une digression, "M. Rodbertus. Une nouvelle théorie de la rente ", dans laquelle la troisième lettre sociale est analysée et où la théorie de la plus-value est accueillie par cette 'observation ironique : " M. Rodbertus examine d'abord ce qui se passe dans un pays où la propriété de la terre et la propriété du capital ne sont pas séparées, ce qui le conduit à ce résultat 1 . mjooriant que la rente (expression qu'il applique à toute la plus-value) est seulement égale au travail non payé ou à la quantité de produits qui le représente ".
L'humanité capitaliste, qui produit de la plus-value depuis des siècles, est arrivée petit à petit à en concevoir l'origine. La première explication dééoula de l'observation immédiate de la pratique commerciale : la plus-value est une somme ajoutée arbitrairement à la valeur du produit. Cette théorie fut celle de l'Ecole mercantile, et bien que
X PRÉFACE
déjà James Stewart fit remarquer que l'un doit nécessairement perdre ce que l'autre gagne, elle se maintint assez longtemps, surtout auprès des socialistes.
Ce fut A. Smith qui la bannit de la science classique. Voici comment il s'exprime dans la Richesse des Nations, livre 1, chapitre VI, (traduction Garnier, p. 66. Edit. Guillamin, 1813) : " Aussitôt qu'il y aura des capitaux accumulés dans les mains de quelques particuliers, certains d'entre eux emploieront naturellement ces capitaux à mettre en oeuvre des gens industrieux, auxquels ils fourniront des matériaux et des subsistances, afin de faire un profit sur la vente de leurs produits ou sur ce que le travail de ces
ouvriers ajoute de valeur aux inalélÏaux La valeur
que les ouvriers ajoutentà la înatière,,se résoutalors en
deuxparties, dont l'une paie leurs salaires, et l'autre les
1)rofits que litit l'enireljï,eneup sur la somme des fonds
qui lui ont servi à avancer ses salaires et la matière à
travailler ". Et un peu plus loin, p. 67 : " Dès l'instant
que le sol d'un pays est devenu propriété privée, les
propriétaires, comme tous les autres hommes, aiment à
recueillir où ils n'ont pas semé, et ils demandent un fer
mage, même pour le produit naturel de la terre. Il faut
que l'ouvrier.... cède au propriétaire du sol une portion
de ce qu'il recueille ou de ce qu'il produit par son
travail. Cette portion ou, ce qui revient au même, le prix
de cette portion constitue le 1&nzaye (reni ol" land).
Marx commente ce passage dans les termes suivants, p.
253 du manuscrit de Zur Krilik : " Ainsi, A. Smith consi
dère la plus-value, c'est-à-dire le surtravail (l'excédent du
travail accompli et incorporé à la marchandise, sur le tra
vail payé, ayant le salaire comme équivalent) comme une
catégoriegénérale, dont le profit proprement dit et la rente
foncière ne sont que des subdivisions ".
Plus loin, A. Smith dit encore (livre 1, chapitre VIII)
" Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le
propriétaire demande sa partde presque tous les produits
que le travailleur peut y faire croitre ou y recueillir.
PRÉFACE Xr
Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail appliqué à la terre.
" Il arrive rarement que l'homme qui laboure la terre possède par devers, lui de quoi vivre jusqu'à ce qu'il recueille la moisson. En général sa subsistance lui est avancée sur le capital (stock) d'un maitre, le fermier qui l'occupe, et qui n'aurait pas d'intérêt à le faire s'il ne devait pas prélever une pari dans le produit de son travail, ou si son capital ne devait pas lui rentrer avec un profit. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à, la terre.
" Le produit (le prosque tout autre travail est sujet à la même déduction en faveur du profit. Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des ouvriers ont besoin d'un maitre qui leur avance la matière du travail, ainsi que leurs salaires et leur subsistance, jusqu'à ce que leur ouvrage soit tout à fait fini. Ce ~ maitre, prend une paï~t du produit de leur travail ou de la valeur que ce travail ajoute à la matière àlaquelle il est appliqué, et c'est cette part qui constitue son profit ".
Marx fait suivre ce passage des considérations suivantes (p. 256 du manuscrit) : " A. Smith dit ici nettement que la rente de la terre et le profit du capital sont de simples prélèvements sur le produit du travailleur ou sur la valeur de son produit, celle-ci étant égale au travail qu'il a ajouté à la matière. Mais d'après ce que Smith a exposé précédemment, ce prélèvement ne peut porter que sur cette partie du travail incorporé à la matière qui excède la quantité de travail qui paie le salaire ou en fournit l'équivalent ; il ne peut donc porter que sur le surtravail, sur le travail non payé ".
Smith savait donc, non seulement " quelle est la source de la plus-value du capitaliste ", mais aussi d'où vient celle du propriétaire foncier. Marx le reconnait très sincèrement déjà en 1861, ce que Rodbertus et l'essaim d'adorateurs que le socialisme d'Etat fait pousser autour de lui, comme champignons après une pluie d'orage, semblent avoir oublié complètement.
XII PRÉFACE
" Cependant, ajoute Marx, Smith n'a pas érigé la plusvalue en une catégorie spéciale, distincte des formes particulières qu'elle revêt comme profit et comme rente foncière. Il en résulte que son analyse et plus encore celle de Ricardo pêchent par beaucoup d'erreurs et de lacunes ". - Ce passage s'applique littéralement à Rodbertus, dont la "rente" n'est que la somme de la rente foncière et du profit, et qui fait une théorie absolument fausse de la rente foncière, pendant que, les yeux fermés, il accepte celle du profit telle qu'il la trouve chez ses devanciers.
La plus-value de Marx, an contraire, est la forme générale de la valeur que s'annexent, sans en payer l'équivalent, les propriétaires des instruments de production et qui, suivant des lois particulières découvertes par Marx, se divise en deux formes dérivées - le profit et la rente foncière. Ces lois seront développées dans le troisime volume et c'est là seulement que l'on verra par combien d'intermédiaires il faut passer pour arriver de la compréhension de la plusvalue en général à, celle de sa conversion en profit et rente foncière, pour arriver par conséquent à l'intelligence des lois qui président à la répartition de la plus-value entre les capitalistes.
Ricardo va beaucoup plus loin que A. Smith. Il fonde sa conception de la plus-value sur une nouvelle théorie de la valeur, qui se trouvait déjà en germe dans A. Smith, niais qui fut presque toujours perdue de vue dans l'application et devint le point de départ de toute la science économique ultérieure. Il considère que la valeur des marcharidises est déterminée par la quantité de travail réalisé en elles et il en déduit que la quantité de valeur que le travail ajoute à la matière est partagée, sous forme de salaire et de profit (plus-value), entre les ouvriers et les capitalistes. Il démontre que, quelles que soient les variations du rapport de ces deux parties entre elles, la valeur des marchandises, a peu d'exception près, reste constante. Il énonce même, mais sous une forme trop absolue, quelques lois essentielles sur les variations du rapport entre le salaire et
PRÉFACE xiii
la plus-value (considérée comme profit) (Marx, Capital, 1 c-bap. XV, A.) et il signale que la rente foncière est un excé
ZD
dent du profit, se produisant dans des conditions déterminées. Pour aucun de ces points, Rodbertus n'a vu plus loin que Ricardo. Les contradictions Immanentes qui ont perdu l'école ricardienne lui sont restées totalement inconnues ou bien l'ont conduit, en pratique, (Y. Zur Erkenniniss etc., p. 130), à des revendications utopiques plutôt qu'à des solufions économiques.
D'ailleurs, pour être utilisée au profit de la cause socia
liste, la conception ricardienne de la valeur et de la plus
value n'eutpas à attendre le ZîirErkeîininiss, etc., de Rodber
tus. Le premier volui me du Capital appelle l'attention (p.609
de la 2e édition allemande) sur l'expression " The possessors
of surplusproduce or capital " d'un pamphlet de 40 pages:
The source and remedy of the national dilficidties. A letter
Io Lord John Russel. London, 1821, qui fut tiré de l'oubli
par Marx et qui outre son " surpius produce or capital " se
signale par les passages suivants : " Quelle que soit sa part
(les choses étant considéréesde son point de vue), le cipita
liste ne peut s'approprier que le surtravail (surplus labour)
de l'ouvrier, car l'ouvrier doit vivre " (p. 23~. Mais les
conditions d'existence de fouvrier et par suite l'impor
tance du surtravail que le capitaliste peut s'approprier,
sont très relatives. " Si le capital ne diminue pas en valeur
à mesure qu'il augmente en quantité, le capitaliste extor
quera à l'ouvrier jusqu'à la dernière heure excédant
le minimum qui est in - dispeDsable à son existence....,
et il pourra lui dire finalement : tu ne mangeras pas de
pain, car on peut vivre de carottes et de pommes de terre.
Et c'est là, que nous en sommes venus " (p. 21). " Il est
incontestable que si l'ouvrier peut être réduit à se nourrir
de pommes de terre au lieu de pain, il sera possible de
retirer davantage de son travail. Si, par exemple, pour se
nourrir de pain, lui et sa famille, il doit garder pour lui
le travail du lundi et du mardi, il pourra se contenter de
la moitié dit lundi seulement, s'il se résoud à ne. manger
Xiv PRÉFACE
que des pommes de terre , et alors la seconde moitié du lundi et toute la journée du mardi seront à la disposition de l'Etat ou des capitalistes " (p. 26). " Il est admis (il is admitted) que c'est le travail des autres qui paie les intérêts des capitalistes, soit sous forme de rente, soit sous forme d'intérêt, soit sous forme de* profit " (p. 23). Voilà toute la " rente " de Rodbertus, sauf que le mot " iiitérêts " est employé au lieu du mot " rente ".
Marx fait suivre ces passages (manuscrit de Zur Krilik, p. 852) des remarques suivantes : " Ce pamphlet à peine connu - il parut à l'époque où " l'incroyable savetier " Mac Culloch commençait à faire parler ~e lui - est en progrès considérable sur Ricardo. Il signale directement la plus-value -le " profit " (souvent aussi surplus produce) comme dit Ricardo, l' " intérêt " d'après la terminologie du pamphlet - comme surplus labour, surtravail, travail que l'ouvrier fournit gratuitement en surplus de celui qui reconstitue sa force de travail, de celui qui produit l'équivalent de son salaire. Autant il était important de ramener la valeur au travail, autant il était important de convertir en suriravail (surplus labour) la plus-value (surplus valite) qui se présente sous forme de surproduit (surplus produce). Déjà A. Smith l'avait signalé et celte idée constitue un point essentiel de la théorie de Ricardo. Mais ni l'un ni l'autre ne l'a dit et ne la établi d'une manière absolue. "
Plus loin Marx dit encore (p, 859 du manuscrit) : "Au surplus l'auteur ne sort pas des catégories économiques ~qui lui sont transmises par ses prédécesseurs. Comme Ricardo, lorsqu'il confond la plus-value et le profit, il est amené à des contradictions fâcheuses parce qu'il donne à la plusvalue le nom d'intérêts du capital. Il est vrai qu'il est au-dessus de Ricardo parce qu'ils ramène toute la plusvalue au surtravail et que lorsqu'il la désigne sous le nom d'intérêts du capital, il a soin de signaler que par " interest o/ capital " il entend la forme générale de la plus-value, distincte de ses formes particulières, la rente, l'intérêt et le
PRÉFACE xv
profit. Il a le tort d'appliquer à la forme générale le nom de l'une des formes particulières et cela suffit pour le faire retomber dans le baragouin économique ".
Cette dernière phrase va à notre Rodbertus comme un gant. Lui aussi est prisonnier des catégories économiques qui lui ont été transmises; lui aussi baptise la plus-value du nom de l'une de ses sous-catégories, la rente, qu'il rend obscure par-dessus le marché. Et la conséquence de ces deux fautes est qu'il retombe dans le baragouin économique et qu'au lieu de poursuivre, dans le domaine de la critique, l'avance qu'il a sur Ricardo, il se laisse aller à fonder sur sa théorie inachevée, incomplètement sortie de sa coquille, une utopie qui, comme toutes ses autres conceptions, arrive trop tard. Le pamphlet paru en 1821 anticipe en tout point sur la " rente " de Rodbertus, qui est de 18,12.
Notre pamphlet est l'avant-coureur de toute une série de publications qui parurent de 1820 à 1830, et qui, combattant la bourgeoisie avec ces propres armes, retournèrent contre la production capitaliste et dans l'intérêt du prolétariat, la théorie ricardienne de la valeur et de la plusvalue. Tout le communisme d'Owen s'appuie par son côté économique sur Ricardo, et il en est de même de toute une série d'écrivains, les Edmonds, les Thompson, les Hogds1kin, etc., etc., " et encore quatre pages d'et cetera ", dont Marx citait déjà quelqqes noms, lorsqu'en 1847 il publia contre Proudhon la Misère de la Philosophie (p. 49). Je cite au hasard un de ces écrits : An inquiry inio the principles of the distribution of wealih, most conductive Io humait happiness, by William Thompson; a new edition. London 1850. Rédigé en 1822, cet écrit ne parut qu'en 1827 ; il signale également, et en termes assez violents, que la richesse appropriée par les classes non productrices est un prélèvement sur le produit du travail des ouvriers : " La
tendance continuelle de ce que nous appelons la société
a été d'amener l'ouvrier, par la fraude ou la persuasion,
la terreur ou la contrainte, à accomplir le travail pour
la partie la plus petite possible de son produit " (p. 28).
xvi PRÉFACE
Pourquoi l'ouvrier ne recevrait-il pas le produit intégral de son travail ? (p. 32). " La compensation que, sous le nom de rente ou de profit, les capitalistes extorquent aux ouvriers producteurs, est réclamée pour l'usage du sol ou d'autres objets.... Toutes les matières, sur ou au moyen desquelles l'ouvrier, qui ne possède que sacapacité de produire, doit exercer sa productivité, sont appropriées par d'autres dont les intérêts sont opposés aux siens et dont le consentement lui est indispensable pour déployer son activité. Dès lors la ftaction du produit de son travail qui lui tombe en partage ne dépend-elle pas et ne doit-elle pas dépendre de la bienveillance de ces capitalistes ? (p. 125).... ne doit-elle pas dépendre de ce qui est retenu sur ce produit, que ce prélèvement porte le nom d'impôt, de profit ou de vol ", (p. 126) et ainsi de suite.
J'avoue que je n'écris pas ces lignes sans quelque honte. Passe encore que l'on ne connaisse pas en Allemagne toute la littérature anti-capitaliste anglaise de 1820 à 18,10, bien que Marx en ait parlé dans la Misère de la Philosophie et en ait cité mainte publication dans le premier volume du Capital, entre autres le pamphlet de 1821 et les écrits de Ravenstone et de Hodgskin. Mais à quelle ignorance l'Economie officielle doit-elle être tombée pour que non seulement les littérateurs vulgaires, " qui n'ont réellement rien étudié " et se cramponnent désespérement aux basques de Rodbertus, mais également les professeurs en titre, " qui se rengorgent de leur science ", aient oublié à tel point l'économie classique, qu'ils en ai-rivent à reprocher à Marx d'avoir pillé Rodbertus de ce qui se trouve au long et au large dans A. Smith et Ricardo ?
Mais qu'est-ce que Marx a donc apporté de nouveau sur la plus-value ? Comment se fait-il que sa théorie a été un coup d'éclair frappant tous les pays civilis , és, alors que les théories de ses précurseurs socialistes,y compris Rodbertus, étaient restées sans effet ?
Un exemple emprunté à l'histoire de la chimie va nous
PRÉFACE Xvil
expliquer la chose. Jusque vers la.fin du siècle dernier prévalut la théorie du phlogistique, qui expliquait la combustion en disant que du corps comburé se détache un corps hypothétique, le combustible absolu, portant le nom de phlogistique. Cette théorie suffisait pour expliquer, parfois avec assez de difficulté, la plupart des phénomènes chimiques connus jusqu'alors. En 1774 Priestley découvrit un gaz " qu'il trouva si pur, tellement dépourvu de phlogistique, qu'à côté de lui l'air ordinaire paraissait vicié ". Il l'appela : air déphlogistiqué. Quelque temps après, Scheele, en Suède, découvrit le même gaz et en signala la présence dans l'atmosphère. Il constata également que ce gaz disparaissait quand on brûlait un corps dans son milieu ou dans l'air atmosphérique ; il l'appela " air de feu ". " De ces faits il tira la conclusion que la combinaison du phlogistique avec l'un des composants de l'air (la combustion) n'est autre chose que du feu ou de la chaleur, qui se dégage par le verre " (1).
Scheele de même que Priestley avait produit de l'oxygène, mais ne savait pas ce qu'il avait produit. Ni l'un ni l'autre " ne surent se tirer des catégories " phlogistiques " qui leur avaient été transmises " ; l'élément qui devait renverser la théorie du phlogistique et révolutionner la chimie,était frappé de stérilité dans leurs mains. Mais Priestley avait communiqué sa découverte à Lavoisier, et celui-ci réexamina la chimie du phlogistique à la lumière des nouveaux faits. Il découvrit que le gaz nouveau était un nouvel élément chimique et que, dans la combustion, ce n'est pas le mystérieux phlogistique quise dégage du corps brûlé, mais que c'est le nouvel élément qui se combine avec le corps. Il remit ainsi eur pied toute la chimie que la théorie du phlogistique avait bouleversée. De sorte que s'il est acquis, bien qu'il ait prétendu le contraire, qu'il n'a pas produit l'oxygène en même temps que les autres et
(1) Roscoe Schorlemmer, Ausführliches Lehrbuch der Chemie, Braunschweig 1877, 1, p. 13, 48.
PRÉFACE.
indépendamment d'eux, Lavoisier doit être considéré quand même comme étant celui qui a vraiment découvert l'oxygène, malgré les autres qui l'ont simplement produit, sans se douter de ce qu'ils produisaient.
Comme Lavoisier se dresse devant Priestley et Scheele, ainsi Marx s~ présente devant ses précurseurs de la théorie de la plus-value. L'existence de la partie du produit que nous appelons maintenant plus-value était connue longtemps avant Marx, et de même on avait exposé, avec plus ou moins de clarté, qu'elle consiste ~dans cette partie du produit du travail qui est prélevée sans qu'on en paie l'équivalent. Mais l'explication ne fut pas poussée plus loin. Les uns - les économistes bourgeois - se bornèrent à rechercher dans quelle proportion le produit du travail se partageait entre l'ouvrier et le possesseur des instruments de production; le^s autres - les socialistes - trouvèrent que ce partage se faisait sur une base injuste et se mirent à la recherche de procédés utopiques pour écarter cette injustice. De part et d'autre on ne parvint pas à se dégager des catégories économiques que l'on avait rencontrées sur la route.
Marx entra en scène et se mit en opposition directe avec ses précurseurs ' . Où ceux-ci avaienttrouvé une solution, il vit un problâne. Il découvrit qu'il s'agissait, non pas d'air déphlogistiqué, ni d'air de feu, mais d'oxygène; qu'il était question, non pas de la simple constatation d'un phénomène économique, ni d'un conflit avec l'éternelle justice et la sainte morale, mais d'un fait qui était appelé à révolutionner l'Economie politiqne et à donner la elef - a qui saurait s'en servir - de toute la production capitaliste. A la lumière de ce fait il réexamina toutes les catégories existantes, de même que Lavoisier, éclairé par la découverte de l'oxygène, revit toutes les " catégories " de la chimie du phlogistique. Pour savoir ce qu'était la plus-value, il dut rechercher ce qu'est la valeur et faire avant tout la critique de la théorie de Ricardo. Il étudia donc le travail comme origine de la valeur et le premier, il établit quel
PRÉFACE Xix
est le travail qui crée (comment et pourquoi) de la valeur et comment c'est ce travail figé qui est en réalité la valeur, un point que Rodbertus n'a jamais compris.
Marx porta ensuite ses investigations sur le rapport qui lie la marchandise à la monnaie et montra comment et pourquoi l'opposition de ces deux éléments devait naitre par l'échange et par la qualité immanente de la marchandise d'être de la valeur. De là sa théorie de la monnaie, complète et généralement acceptée aujourd'hui. Il étudia la transformation de l'argent en capital et démontra qu'elle a pour base la vente-achat de la force de travail, En substituant, pour la création de la valeur, la force de travail au travail, il supprima l'un des écueils contre lesquels était venue échouer l'Ecole de Ricardo : l'impossibilité d'établir J'accord entre l'échange du capital et du travail et la détermination ricardienne de la valeur par le travail. Ce fut en constatant la distinction entre le capital constant et le capital variable, qu'il parvint à exposer et à rendre clair jusque dans ses moindres détails, le processus de la création de la plus-value, ce qui avait été impossible à tous ses précurseurs ; il établit, dans le capifial même, une distinction qui était restée stérile entre les mains de Rodbertus et des économistes bourgeois, et qui devait cependant fournir la clef des problèmes les plus compliqués, ainsi que le montre ce volume et que l'établira mieux encore le troisième. En examinant de plus près la plus-value, il en découvrit les dem, formes (la plus-value absolue et la plus-value' relative) et il établit les rôles différents, mais décisifs, qu'ellesjouent dans l'histoire de la production capitaliste. Et partant de la plus-value, il édifia la première théorie rationnelle du salaire et produisit les premiers éléments de l'histoire de l'accumulation capitaliste et un exposé de sa tendance historique.
Et Rodbertus ! La lecture de ces théories le conduit - économiste à tendances -à les envisager comme " une irruption dans la société ", à affirmer qu'il a dit moins longuement et plus clairement d'où provient la plus-value et à trouver
xx PRÉFACE
que si elles s'appliquent, il est vrai, à la " forme actuelle du capital ", au capital tel qu'il existe historiquement, elles ne sont nullement exactes pour " la notion du capital ", c'est-à-dire le capital d'après sa conception utopiste, Absolument comme le vieux Priestley, qui jusqu'à sa mort jura par le phlogistique et prétendit ignorer l'oxygène ; mais avec cette différence que Priestley a été réellement le premier à produire l'oxygène, alors que Rodbertus, en découvrant sa plus-value ou plutôt sa " rente ", n'a mis la main que sur un lieu commun et que Marx, différant en cela de Lavoisier, dédaigna de prétendre qu'il avait le premier découvert l'existence de la plus-value.
Les autres travaux économiques de Rodbertus sont de la même valeur. L'utopie qu'il fonde sur la plus-value est critiquée incidemment par Marx dans la Misère de la Philosol)hie, et j'ai ajouté, dans la préface de la traduction allemande de ce dernier écrit, ce qu'il convenait d'en dire encore. Son explication. des crises commerciales par une restriction de la consommation par la classe ouvrière se trouve déjà dans les Nouveaux princïPes de [Économie polilique (livre IV, chap. IV) (1) de Sismondi, avec cette différence que ce dernier envisage le marché mondial alors que l'horizon de Rodbertus ne s'étend pas au delà des frontières prussiennes. Ses dissertations pour déterminer si le salaire provient du capital ou du revenu appartiennent à la scolastique et sont définitivement réfutées par latroisième partie de ce volume. Sa théorie de la rente lui appartient encore et peut dormir jusqu'à la publication du manuscrit de Marx'qui la critique. Enfin ses propositions d'affranchissement de l'ancienne propriété foncière prussienne du joug du capital relèvent également du domaine de 1'uto
(1) " Ainsi donc, par la concentration des fortunes entre un petit nombre de propriétaires, le marelié intérieur se resserre toujours plus, et l'industrie est toujours plus réduite à chercher des débouchés dans les marchés étrangers, où de plus grandes révolutions les attendent" ~Notamment la crise de 1817, dont la description suit immédiatement) Souv. Princ. éd. 1819, 1., p. 336.
PRÉFACE Xxi
pie; elles font abstraction de la seule question pratique qui s'y attache : comment le hobereau prussien, qui a 20.000 mares de revenu, peut-il en dépenser 30.000, sans s'endetter !
.L'Ecole de Ricardo échoua vers 1830 contre l'écueil de la théorie de la plus-value et ce qu'elle ne parvint pas à résoudre fut encore plus insoluble pour l'Economie vulgaire. Elle sombra devant les deux difficultés suivantes :
Primo. - Le travail est la mesure de la valeur. Mais le travail vivant (le travail actuel), lorsqu'il est échangé contre le capital, se présente avec une valeur moindre que le travail cristallisé, contre lequel il s'échange. Le salaire, valeur d'une quantité déterminée de travail vivant, est toujours inférieur à la valeur du produit, qui a été obtenu par ce travail et dans lequel celui-ci est matérialisé. Formulée dans ces termes, la question est réellement insoluble. Marx en a rectifié l'énoncé et en a donné en
même temps la solution. Ce n'est pas le travail qui a de la valeur ; comme énergie créant de la valeur il n'a pas
plus une valeur déterminée, que la pesanteur n'a un poids déterminé, la chaleur une température déterminée, l'électricité une force électro-motrice déterminée. Ce n'est pas le travail qui est acheté et vendu comme marchandise, mais la force de travail, et dès que celle-ci devient marchandise, sa valeur se détermine d'après le travail qui lui est incorporé comme produit social, sa valeur est égale au travail qui est socialement nécessaire pour la produire et
la reproduire. Sur cette base la vente-achat de la force de travail n'est pas en contradiction avec la loi économique de la valeur.
Secundo. - D'après la loi ricardienne de la valeur, dans des circonstances égales, deux capitaux employant du travail de même quantité et de même prix, fournissent, dans le môme temps, des produits de même valeur et des soinmes identiques de plus-value ou de profit. Occupent-ils des quantités inégales de travail, ils ne peuvent produire la même plus-value, ou le même profit, comme disent les
Xxil PRÉFACE
Ricardiens. Et cependant c'est le contraire qui se présente. En pratique les mêmes capitaux, qu'ils emploient peu ou beaucoup de travail, donnent les mêmes profits dans les mêmes temps. Ce fait, en opposition avec la théorie de la valeur, avait été entrevu par Ricardo et ne put pas être expliqué par son école. Rodbertus non plus ne put se tirer de cette contradiction et au lieu de la résoudre, il en fit un des points de départ de son utopie (Zur Erkenniniss, p. 131). La solution fut donnée par Marx, déjà dans le manuscrit de Zur Kritik; elle sera développée dans le troisième volume du Capital.
Des mois s'écouleront encore, avant la publication de celui-ci. ' Les économistes qui voient en Rodbertus un précurseur qui dépasse Marx et auquel celui-ci a emprunté secrètement sa science, auront l'occasion de faire voir ce que l'Economie de Rodbertus peut produire. S'ils parviennent à démontrer que l'uniformité du taux moyen du profit se réalise, non seulement sans porter atteinte à la loi de la valeur, mais en vertu de celle-ci, nous pourrons nous reparler. Mais qu'ils se hâtent. Les brillantes recherches de ce deuxième volume et leurs résultats tout à fait nouveaux dans des domaines qui avaient été explorés à peine, ne sont que l'introduction au troisième volume, dans lequel Marx expose les résultats définitifs de ses recherches sur le procès de reproduction dans l'organisation capitaliste. Le troisième volume paru, il ne sera plus guère question d'un économiste répondant au nom de Rodbertus.
A différentes reprises, Marx m'a dit qu'il se proposait de dédier à. sa femme ce deuxième volume du Capital.
Londres, le 5 niai 1885, aniversaire de la naissance de Marx.
FRIEDRicH ENGELS.
LE PROUS DE LI CIRCUL4floiN DU C4plT4L
PREMIÈRE PARTIE
LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL ET LEUR MOUVEMENT
CIRCULATOIRE
CHAPITRE PREMIER
LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT
Le mouvement circulatoire (1) du capital s'opère en trois stades qui forment, selon ce qui a été exposé dans le preinier volume, la série suivante :
Premier stade : Le capitaliste apparaît comme acheteur sur le marché des marchandises et du travail; son argent ,se convertit en marchandises, ou, en d'autres termes, accomplit l'acte de circulation A - M.
Deuxième stade : Consommation productive, par le capi
taliste, des marchandises qu'il a achetées. Il agit, cette fois, Comme producteur de marchandises; son capital passe par le procès de production. Le résultat est : une marchandise d'une valeur plus grande que celle des éléments qui ont servi à la produire.
(i) Manuscrit Il.
PREMIERE PARTIE. - LES MÈTAMORPHOSES DU GAPCAL
Troiçième stade : Le capitaliste retourne au marché, comme vendeur; sa marchandise se convertit en argent. ou, en d'autres termes, accomplit l'acte de circulation M - A.
La formule du mouvement circulatoire du capital-argent est donc :
A - M... P... M' - A',
les points indiquant que le procès de circulation est interrompu, et M' et A' correspondant aux valeurs de M et de A augmentées de la plus-value.
Le premier et le troisième stade n'ont été exposés, dans le premier volume, que dans la mesure où cela était nécessaire à l'intelligence du second stade : le procès de production capitaliste. C'est pour cette raison que cet exposé n'a pas tenu compte des différentes formes que revêt le capital dans ses . différents stades, qu'il prend et aban donne alternativement au cours de son mouvement circulatoire. Maintenant, au contraire, ce sont elles qui vont être l'objet des recherches.
Afin de ne considérer que les formes pures, il faut, tout d'abord, faire abstraction de tous les moments qui n'ont rien à voir avec la modification et la création de ces formes comme telles. C'est pourquoi nous supposons ici, non seulement que les marchandises se vendent à leur valeur, mais aussi que toutes les autres circonstances ne subissent aucune modification. Il est donc fait abstraction également des variations de -valeur qui peuvent se produire pendant le procès de circulation du capital.
1. Premier stade A - Il (1)
A-M représente la conversion d'une somme d'argent en un quantum de marchandises,: pour l'acheteur, transformation de son argent en marchandises; pour les ven
(1) A partir d'ici Manuscrit Vii, commencé le 2 juillet 1878.
CHAP. I. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-AjRGENT 3
deurs, transformation de leurs marchandises en argent. Ce qui fait que cet acte de la circulation générale des marchandises correspond en même temps à une fonction déterminée de la circulation d'un capital individuel, ce n'est pas la forme de l'acte, mais son contenu matériel, l'utilité spéci -fique deg marchandises qui changent de place avec l'argent: ce sont, d'une part, des moyens de production, d'autre part, de la foi-ce de travail, c'est-à-dire les facteurs matériels et les facteurs personnels de la production des marchandises, facteurs dontle genre doit naturellement répondre au genre de l'article a fabriquer. Si nous désignons par T la force de travail et par Pm les moyens de production, la somme M des marchandises à acheter sera exprimée par M ~T
T -i- Pm, ou, plus brièvement, M L . Considéré au point de vue de son contenu, A - M se présente donc comme A-M T c'est-à-dire que A - M se décompose en A - pm,
T et A-Pm. La somme d'argent se fractionne donc en deux parties, dont l'une achète la force de travail, l'autre les moyens de production. Ces deux séries d'achats appartiennent à des marchés absolument différents; l'une au marché des marchandises proprement dit, l'autre au marché du travail.
Mais indépendamment de cette division qualitative de la somme de marchandises en laquelle se convertit A, la formule A-M T représente encore un rapport quantitatif
~ Pli) très caractéristique.
Nous savons que le prix de la force de travail, que nous supposonségal à sa valeur, est payé à son possesseur(qui l'offre comme marchandise) sous forme de salaire, c'està-dire comme prix d'une somme de travail contenant du surtravail. Si, par'exemple, la valeur journalière de la force de travail est de 3 marks, soit le produit d'un travail de cinq heures, cette somme figure, dans le contrat entre l'acheteur et le vendeur, comme prix, ou salaire, d'un travail d'une durée plus longue, d'un travail de dix heures
4 PREMIÈhE PARTIE. - LES MÈTAMORPHOSES DU CAPITAL
par exemple. En supposant pareil contrat conclu avec 50 ouvriers, ceux-ci doivent tous ensemble fournir à l'acheteur 500 heures de travail pendant une journée ' dont la moitié, soit 230 heures de travail ou 25 journées de 10 heures, constituent du surtravail. La quantité aussi bien que l'étendue des moyens de production à acheter doivent suffire à l'emploi de cette quantité de travail.
T
Donc : A - M 1 ~ P. n'exprime pas seulement un rapport
qualitatif, conversion d'une somme d'argent donnée, 422 £ p. ex., en moyens de production et en force de travail se complétant mutuellement, niais un rapport quantitatif entre les deux parties de cet argent, l'une avancée pour l'achat de la force de travail T, et l'autre pour l'achat des moyens de production Pm. Ce dernier rapport est déterminé par la somme de surtravail qui peut être fournie par un nombre donné d'ouvriers.
Si p. ex., dans une filature. le salaire hebdomadaire de 10 ouvriers s'élève à 50 £, il faudra dépenser 372 £ pour les moyens de production, si telle est la valeur des moyens de production que convertit en fil un travail hebdomadaire de 3,000 heures, dont 1.500 heures de surtravail.
La mesure dans laquelle le travail additionnel réclame une valeuradditionnelle sous forme de moyens de production dans les différentes branches de l'industrie, est toutà-fait indifférente ici. Il importe seulement que l'argent dépensé pour les moyens de production - les moyens de production achetés par J'acte A - Pm - soit suffisant, qu'il soit calculé d'avance et procuré dans la juste proportion. En d'autres termes, la quantité des moyens de production doit suffire pour être absorbée et être transformée en produits par la quantité de travai~ dont le capitaliste dispose. Si les moyens de production n'y suffisaient pas, le travail additionnel ne pourrait pas être utilisé; le droit du capitaliste d'en user n'aboutirait à rien. Par contre, si les moyens de production excédaient le travail disponible, ils
CHAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 5
ne s'imprégneraient pas de travail, et ne seraient pas transformés en produits.
Aussitôt que l'acte A --M T est accompli, l'acheteur ~ PM
ne dispose pas seulement des moyens de production et de la force de travail nécessaires pour produire un article utile, mais d'une force de travail réalisable plus grande, d'une quantité plus considérable de travail virtuel, que celle qui est nécessaire pour remplacer la valeur de cette force de travail; et il possède en même temps les moyens de production nécessaires pour réaliser cette somme plus grande de travail. Il dispose donc des facteurs nécessaires pour produire des articles d'une valeur plus grande que les éléments qui serviront -à les obtenir; en d'autrestermes, il a à sa disposition les facteurs de la production d'un quantum de marchandises contenant de la'plus-value. La valeur avancée par lui sous forme d'argent se trouve donc maintenant sous une forme naturelle, qui permet de la réaliser comme de la valeur engendrant de la plus-val ' ne (sous forme de marchandises). En d'autres termes, elle se trouve à l'état de capital productif, capable de fonctionner comme créateur de valeur et de plus-value. Appelons P le capital se trouvant sous cette forine.
P = T -1- Pm, c'est-à-dire que p' est égal à A converti en T et Pm. A est donc la même valeur-capital que P, mais sous une autre forme, sous la forme argent : A est du capital-aryent.
L'acte de ia circulation générale des marchandises,
T
exprimé par A - M ~ 1,m ou, sous une forme plus générale,
par A - M (somme d'achats de marchandises), en tant que stade du mouvement circulatoire autonome du capital, est la transformation de la forme argent en la forme productive du capital ou, plus brièvement, la transformation du captital-argent en capital productif. Dans la phase du mouvement circulatoire que nous envisageons ici l'argent apparait donc comme le premier porte-valeur
6 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
du capital et, par conséquent, le capital-argent apparait comme la forme sous laquelle le capital est avancé. ,
Étant capital-argent, il se trouve dans un état où il peut accomplir des fonctions de monnaie, agir comme instrument généra[ des achats et des paiements. Ainsi, dans le cas cidessus, où il fonctionne comme moyen d'achat, il peut agir également comme moyen de paiement, soit parce que la force de travail, d'abord ache tée, ne sera payée qu'après avoir servi, soit parce que les moyens de production ne se trouvant pas prêts sur le marché doivent être faits sur coinmande. Cette capacité ne résulte pas de ce que le capitalargent est capital, mais de ce qu'il est monnaie.
D'autre part, la valeur capital se trouvant à l'état d'argent ne peut fonctionner que comme monnaie; ce qui transforme les fonctions de monnaie en fonctions de capital, c'est leur rôle dans le mouvement du capital, et, par conséquent, la connexion du stade dans lequel elles appa
6
raissent avec les autres stades du cycle du capital. P. ex., dans le cas que nous envisageons en premier lieu, l'argent se convertit en marchandises, dont la réunion constitue la forme naturelle du capital productif et er)ntient, par conséquent, à l'état latent, virtuel, le résultat de la produeflon capitaliste.
Une partie de l'argent qui, dans l'acte A - M T
~ P., accomplit la fonction de capital-argent, passe, par l'accomplissement même de cette circulation, à une fonction dans laquelle son caractère de capital disparait, taudis que son caractère d'argent persiste. La circulation du capitalargent se divise en A - Pm et A - T, achat des moyens de production et achat de la force de travail. Étudions ce dernier acte séparément " A - T est achat de force de travail du côté du capitaliste , il est vente de force de travail - nous pouvons dire ici vente de travail, puisque nous avons supposé la forme du salariat -du côté de l'ouvrier, possesseur de la force de travail. Ce qui est A - M (== A - T) pour l'acheteur, est ici, comme dans tout
CHAP. I. - LE MOUVEMENT CIROULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 7
achat, M - A (~T-A~, pourlevendeur, vente de laforce
de travail pour l'ouvrier. Tel est le premier stade de la cir
culation, ou la première métamorphose de la marchandise
(volume 1, chap. 111, 2 a) ; c'est pour le vendeur du travail,
la transformation de sa marchandise en argent. L'argent
que l'ouvrier reçoit ainsi, il l'échange contre des marchan
dises réclamées par ses besoins, contre des articles de
consommation. La circulation totale de sa marchandise
se présente donc sous la forme T - A -- M, c'est-à-dire
primo T - A (~ M - A) et secundo A - M, ce qui est la
forme générale de la circulation simple des marchandises:
M - A - M,où l'argent ne figure que comme moyen pas
sa-er de circulation, comme simple intermédiaire de l'é
M
change entre deux marchandises.
A - T est le moment caractéristique de la transformation du capital-argent en cepital productif, parce qu'il est la condition essentielle de la transformation de la valeur, avancée sous forme d'argent, en capital, c'est-à-dire en valeur productive de plus-value. A - Pm est nécessaire uniquement en vue de l'utilisation de la quantité de travail achetéepar l'acte A-T. C'est pourquoi nous avons examiné A --T dans le premier -volume, section Il " transformation de l'argent en capital ". Ici nous devons l'observer à un autre point de vue, en relation spéciale avec le capitalargent; nous devons le considérer comme forme d'apparition du capital.
A - T est considéré généralement comme la caractéristique du mode capitaliste de production; non pas à cause de ce que nous avons indiqué, parce que 1 1 achat de la force de travail repose sur un contrat qui stipule la livraison d'nue quantité de travail plus grande que celle qui fournit la contre-valeur du salaire, le prix de la force de travail; non pas parce qu'il stipule la livraison de surtravail, condition fondamentale pour capitaliser la valeur avancée ou, ce qui est la même chose, pour produire de la plus-value ; niais à cause de sa forme, parce que le travail est acheté pour de l'argent, sous forme de salaire, considération qui constitue le critérium de la Geldwirischaft (économie monétaire).
8 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
Ici encore ce n'est pas la forme irrationnelle qui est considérée comme caractéristique. On néglige, au contraire, ce qui est irrationnel, à savoir que le travail, comme élément créateur de la valeur, ne peut pas avoir lui-même de la valeur, de même qu'une quantité déterminée de travail ne peut pas non plus avoir de la valeur, qui s'exprimerait par son prix, par son équivalence avec une quantité donnée d'argent. Nous savons que le salaire n'est qu'une forme masquée, dans laquelle le prix quotidien de la force de travail apparait comme le prix du travail fourni pendant toute la journée, ce qui fait, par exemple, que la valeur produite en 6 heures s'exprime comme valeur du fonclionnement de la force de travail pendant 12 heures.
A- Test considéré comme le moment caractéristique, comme le critérium de l'économie dite monétaire, paroe que le travail s'y vend et que l'argent sert à l'acheter, parce qu'il y a là un rapport monétaire (vente et achat de l'activité humaine). Mais l'argent apparait très tôt dans l'histoire comme acheteur de ce que l'on appelle des services, sans que M se transforme en capital-argent, sans que le caractère général de l'économie soit révolutionné.
L'argent est l'équivalent général de toutes les marchandises, qui, rien quepar leur prix, indiquent qu'elles représentent virtuellement une somme d'argent, qu'elles attendent leur transformation en argent et que c'est seulement par leur mutation avec l'argent qu'elles deviennent des valeurs d'usage pour leurs possesseurs. Une fois que la force de travail se trouve sur le marché comme marchandise dont la vente s'opère moyennant un salaire (un paiement pour du travail), sa vente et son achat ne présentent aucune différence avec la vente et l'achat de toute autre marchandise. Ce n'est pas le fait que la marchandise, appelée force de travail, est vendable, mais le fait que la force de travail apparalt comme marchandise, qui est le moment caractéristique.
T
Par l'acte A - M ~ pm , par la transformation de son ca
CHAP. I. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 9
pital-argent en capital productif, le capitaliste eflectue la combinaison des facteurs matériels et des facteurs personnels de la production. en tantque ces facteurs sont des marchandises. Lorsqu'une somme d'argent doit être transformée pour la première fois en capital productif et qu'elle doit fonctionner pourla première fois comme capital-argent, le capitaliste doit acheter les moyens de production, les bàtiments, les machines, etc., avant la force de travail, car celle-ci ne peut être employée que pour autant que les moyens de production sont là.
L'ouvrier ne peut tirer parti de sa force de travail qu'à partir du moment où, vendue, elle est jointe aux moyens de production ; avant cet acte elle se trouve en dehors des conditions matérielles de sa mise en œuvre et elle ne peut être employée ni à produire directement des valeurs d'usage pour son possesseur, ni à produire des marchandises dont la vente pourrait le nourrir. Dès qu'elle est combinée avec les moyens de production, elle fait partie du capital productif de l'acheteur, au même titre que les moyens de production.
Donc, bien qu e da ns l'acte A - T, le possesseur de Far - gent et le possesseur de la force de travail n'aient entre eux que le rapport d'un possesseur d'argent à un possesseur de marchandise, bien qu'ils ne se trouvent à ce Point de vue que dans une relation purement monétaire, l'acheteur n'en est pas moins, dès le début, possesseur des moyens de production, c'est-à-dire des conditions matérielles sans lesquelles le possesseur de la force de travail ne peut pas employer celle-ci productivement. En d'autres termes, les moyens de production se présentent au possesseur de la force de travail comme la propriété d'autrui, de même que la force de travail est, , pour celui qui l'achète, force de Iravail d'autrui, devant passer sous sa domination et être incorporée à son capital pour permettre à celui-ci de fonctionner comme capital productif. Le rapport de classe entre le capitaliste et l'ouvrier existe donc au moment où ils se rencontrent dans
10 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMOBPHOSES DU CAPITAL
l'acte A - T (T - A du côté de l'ouvrier), acte qui est une vente et nu achat, une relation monétaire, mais une vente et un achat qui présupposent que J'acheteur est un capitaliste et le vendeur un salarié. Cette situation provient de ce que les conditions indispensables pour la mise en ceuvre de la fofte de travail -- les moyens d'existence et les moyens de production - ne sont pas la propriété du possesseur de la force de travail.
Nous n'avons pas à nous occuper des conditions dans lesquelles cette séparation s'est effectuée. Elle existe dès que l'acte A - T s'accomplit. Le point qui nous intéresse est le suivant : Si l'acte A -T correspond à une fonction du capital-argent, ou si l'argent apparait comme une forme d'existence du capital, ce n'est point uniquement parce que l'argent accomplit sa fonction de moyenAc paiement pour rémunérer un service, une action humaine produisant un effet utile ; ce qui fait qu'il peut être dépensé sous cette forme, c'est que la force de travail se trouve séparée des moyens de production (y compris les aliments, comme moyen de produire la force de travail elle-même), et que, pour mettre fin à cette séparation, le possesseur~fle la force de travail n'a d'autre alternative que de vendre celle-ci au possesseur des moyens de production, c'est-à-dire de lui en céder l'usage dans des limites qui ne coïncident nullement avec ce qui est nécessaire pour en reproduire le prix. Si donc la relation capitaliste (la relation de capitaliste ù, ouvrier) se présente dans le procès de production, c'est parce qu'elle existait déjà dans l'acte de la circulation, par suite des circonstances économiques différentes dans lesquelles leur situation de classe. place l'acheteur et le vendeur l'un en face de l'autre. Ce n'est pas l'argent qui, par sa nature, crée cette situation ; c'est au contraire cette situation qui transforme une simple fonction de monnaie en une fonction de capital.
Dans la manière de concevoir le capital-argent (nous ne nous en occupons d'abord qu'au point de vue de la fonction que nous étudions ici) deux erreurs se confondent ou s'ac
CHAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 11
compagnent ordinairement. D'une part, on fait dériver les fonctions qu'accomplit le capital, en tant que capital-argent, et qu'il peut accomplir précisément parce qu'il se présente sous la forme argent, de son caractère de capital, alors qu'elles ne sont dues qu'à l'état monétaire dans lequel il se trouve, à la forme argent sous laquelle il apparait. D*autre part, on fait inversement dériver ce caractère spécifique de la fonction de l'argent, qui en fait en même temps une fonction de capital, de la nature de la monnaie (on confond donc la monaie avec le capital), alors qu'il suppose des conditions sociales, comme dans l'acte A - T, qui ne sont nullement réalisées dans la simple circulation des marchandises, ni dans la circulation monétaire qui y correspond *
La vente-achat d'esclaves est également, au point de vue de la forme, vente-achat de marchandises ; 'mais l'argent ne peut pas accomplir cette fonction si l'esclavage n'existe pas. L'esclavage existe-t-il au contraire, dn peut dépenser
M
de l'argent pour acheter des esclaves ; mais l'argent, par le simple fait qu'il se trouve entre les mains de l'acheteur, ne suffit nullement pour rendre l'esclavage possible.
Le fait que la vente de la force de travail (sous la forme de salaire ou vente du travail) n'est pas un phénomène isolé, mais la condition sociale générale de la production de marchandises, le capital-argent accomplissant l'acte
A _ M T dans toute l'étendue de la sociélé, suppose des
Pm
procès historiques qui ont d 1 ssout l'association originaire
des moyens de production et, de la force de travail et qui
ont fait de la masse du peuple, des travailleurs, des non
propriétaires vis-à-vis de non-travailleurs, propriétaires
des moyens de production. Et il est sins importance que
l'association primitive ait existé sous forme d'esclavage, le
travailleur lui-même comptant comme moyen de produc
tion à côté des autres moyens de production, ou sous une
autre foi-me, le travaill ' eur étant propriétaire des instru
ments et des.objets de travail.
12 PRE~M1ÈRE PARTIF. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPlTAL
T
La situation qui se trouve à la base de l'acte A - M ~ Pm,
est donc la répprtition; non la répartition dans le sens ordinaire du mot, la ré partition des moyens de consommation, mais la répartition des éléments de la production, dont les facteurs matériels sont concentrés d'un côté, la force de travail étant isolée, de l'autre.
Les moyens de production, la partie matérielle du capital productif, doivent donc être déjà du capital vis à-vis de l'ouvrier, pour que l'acte A -T puisse devenir un acte social général.
Nous avons vu qu'en se développant, la production capitaliste ne se borne pas à reproduire cette séparation, mais qu'elle lui donne une extension qui va en s'agrandissant jusqu'à ce qu'elle devienne générale. Mais la chose présente encore un autre aspect. Pour que le capital puisse se former et s'emparer de la production, il faut que le commerce, et avec lui la circulation et la production de marchandises, soient arrivés a un certain degré de développement; car des articles qui ne sont pas produits pour la vente, c'est-à-dire comme marchandises, ne peuvent pas entrer comme marchandises dans la circulation et la fabrication de marchandises ne devient le caractère normal, prédominant de la production que lorsque celle-ci a pris la forme capitaliste.
Les propriétaires fonciers russes qui, à la suite de la soidisant émancipation des paysans, emploient maintenant, dans leurs exploitations agricoles, des ouvriers salariés au lieu de serfs, se plaignent de deux choses, D'abord du manque de capital-argent. Comme avant de vendre la moisson il faut payer les ouvriers, un premier élément leur fait défaut, l'aigent. Pour produire suivant le mode capitaliste, il faut toujours avoir du capital sous forme de monnaie pour payer les salaires. Il est vrai qu 1 en ce qui concerne ce premier point, les propriétaires fonciers peuvent se consoler, car f-)iit vient à point à qui sait attendre ; avec le temps le capitaliste industriel dispose non seulement de son argent, mais de l'argent des autres.
OUAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 18
La seconde plainte, plus caractéristique, est la suivante : même si on a l'argent, on ne trouve pas des travailleurs disponibles en nombre suffisant et au moment opportun, parce que l'ouvrier agricole russe, par suite de la propriété collective qui fait appartenir le sol à la communauté villageoise, n'est pas encore entièrement séparé de ses moyens de production. Il n'est pas encore un ouvrier " libre ", dans le sens complet du mot. Or, l'existence des ouvriers " libres ", dans toute l'étendue de la société, est une condition indispensable pour que A - M, la transformation de l'argent en marchandise, puisse devenir la transformation de capital-argent en capital productif.
Il va de soi que la formule du mouvement circulatoire du capital-argent : A - M ... P .. - M' - A' n'est la forme naturelle du mouvement circulatoire du capital que sur la base de la production capitaliste déjà développée ; elle suppose, en effet, l'existence du prolétariat salarié comme classe sociale. La production capitaliste, nous l'avons vu, ne produit pas seulement de la marchandise et de la plus-value; elle reproduit, et dans des proportions toujours croissantes, la classe des ouvriers salariés ; elle transforme l'énorme majorité des producteurs directs en ouvriers salariés. Ainsi donc, la formule A - M... P ... M', A', ayant pour condition première de sa réalisatioai Fexistence de la classe des ouvriers salariés, suppose déjà le capital productif, et par conséquent, la forme du mouvement circulatoire du capital productif.
IL Deuxième stade. Le fonctionnement du capital productif.
Le mouvement circulatoire du capital, dont nous nous occupons ici, commence par l'acte de circulation A - M, transformation de l'argent en marchandise, achat. La circulation doit être complétéeparla métamorphose opposée, M - A, transformation de la marchandise en argent, vente. Mais
14 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
le résultat immédiat de l'acte A - M T est d'interrompre
~ Pm
la circulation de la valeur-capital avancée sous forme d'argent. Par la transformation du capital-argent en capital productif, la valeur-capital a pris une forme naturelle, sous laquelle elle ne peut plus circuler, mais doit entrer en consommation, à savoir en consommation productive. L'usage de la force de travail, le travail, ne peut se réaliser que dans le procès de travail. Le capitaliste ne peut pas revendre l'ouvrier comme marchandise, puisque celui-ci n'est pas son esclave et qu'il n'a acheté que l'usage de la force de travail pendant titi certain temps. D'autre part, il ne peut utiliser cette dernière qu'en lui faisant inettre en oeuvre les moyens de production, créateurs de marchandises. Le résultat du premier stade est donc le passage au second, au stade productif du capital.
Le mouvement se représente par A - M T P,
~ PM *
les points indiquant que la circulation du capital est interrompue, pendant que son cycle continue, pendant qu'il passe de la sphère de circulation des marchandises à la sphère de production. Le premier stade, la transformation du capital-argent en capital productif, n'apparait donc que comme la préparation et l'introduction au second, le stade du fonctionnement du capital productif.
A - M T suppose (lue l'individu qui accomplit cet
Pm
acte, ne dispose pas seulement de valeurs sous une forme d'usage quelconque, mais qu'il possède ces valeurs sous la forme argent, qu'il est possesseur d'argent. L'acte cousiste précisément dans la dépense de cet argent et nul n'en reste possesseur.que si l'argent lui reflue par l'acte même de la dépense. Or l'argent ne peut revenir que par la vente de marchandises, l'acte implique donc des producteurs de marchandises.
A - T. L'ouvrier salarié ne vit que de la vente de sa force de travail, dont la conservation exige des consommationS iuotidieiines. L'ouvrier doit donc être constamment
CHAP. 1. - LE MOUVEINISNT CIRCULATOIRE DU CAPITâL-ARGENT 15
payé dans des intervalles assez petits, afin de pouvoir
renouveler les acliats iiécr_ssaîre~; à sa conservation PQT-Son
nelle, de pouvoir répéter l'acte T - A- M ou M - A - M.
Le capitaliste doit donc être continuellement, vis à- vis de
l'ouvrier, capitaliste d'argent, et soit capital, capital-argent.
D'autre part, pour que les producteurs directs, les ouvriers
salariés, puissent accomplir J'acte T - A - M, ils doivent
trouver continuellement les subsistances nécessaires, sous
forme vénale, c'est-a-dire sous forme de marchandises. Cet
état de choses exige déjà un degré élevé de la circulation des
1
produits comme marchandises. Aussitôt que la production par le travail salarié devient générale, la production de marchandises devient la forme générale de la production. Et la généralisation de celle-ci exige, pour condition préafable, une division toujours croissante du travail social, c'est-à-dire la spécialisation toujours plus grande de la fabrication, la scission toujours croissante des procès de production se complètant l'un l'autre sous forme de procès autonomes. Par conséquent A - Pin se développe parallèlement à A - T ; la production des moyens de production se separe de plus en plus de celle des marchandises et les moyens de production deviennent eux-mêmes des marchandises pour tout producteur qui ne les fabrique pas, et qui doit les acheter pour les faire servir a sa production spéciale. Ce dernier les reqoit souvent de branches de production autonomes complètement séparées de la sienne ; il les fait entrer dans celle-ci comme marchandises et doit, par conséquent, les acheter. Les éléments matériels de sa production se présentent à lui, de plus en plus, comme des produits, des marchandises, fabriqués par d'autres producteurs. Il doit donc de plus en plus devenir capitaliste d'argent et son capital doit de plus en plus fonctionner comme capital-argent.
Les circonstances qui produisent la condition fondamentale de la production capitaliste - c'est-à-dire l'existence d'une classe d'ouvriers salariés - sollicitent également latransformation de toute production de marchandises
16 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
en production capitaliste de marchandises. Dans la mesure où celle-ci se développe, elle décompose et dissout toutes les formes antérieures qui, visant en premier lieu la consommation personnelle et directe, ne convertissent en marchandises que l'excédent de la production. Elle fait de la vente du produit son objet principal ; d'abord sans attaquer, en apparence, le mode de production lui même ; ce fut, p. ex., le premier effet du commerce mondial capitaliste à l'égard de peuples comme les Chinois, les Indiens, les Arabes, etc. ; ensuite, là où elle a pris racine, en détruisant toutes les formes de la production de marchandises qui reposent, ou bien sur le travail direct du producteur, ou bien sur, la vente des seuls Pro duits superflus. D'abord elle généralise la production de marchandises, ensuite elle transforme successivement toute production de marchandises en production capitaliste (1).
Quelles que soient les formes sociales de la production, les travailleurs et les moyens de production en restent toujours les facteurs, facteurs virtuels tant qu'ils sont séparés, et qui n'agissent. réellement que lorsqu'ils sont unis les uns aux autres. Le mode spécial de leur combinaison distingue les différentes époques économiques de la structure sociale. Le cas qui nous occupe est caractérisé par la dissociation de l'ouvrier libre et de ses moyens de production ; nous avons vu comment, et dans quelles conditions ils se réunissent entre les mains du capitaliste pour constituer son capital productif. Le procès de production qu'entre prennent, réunis de la sorte, les créateurs matériels et personnels des marchandises, devient donc lui-même une fonction du capital, dont la nature a été développée en détail dans le premier volume de cet ouvrage. Chaque production de marchandises devient en même temps une exploitation de la force de travail ; mais c'est seulement avec la production capitaliste de marchandises que commence une ère nouvelle d'exploitation, qui, dans son
1) Jusqu'ici Ins. VII. A partir d'ici ms. VI.
CHAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 17
développement historique, révolutionne toute la structure économique de la société et dépasse incomparablement toutes les époques antérieures par l'organisation du procès de travail et par le développement gigantesque de la technique
Les moyens de production et la force de travail, en tant que formes du capital avancé, se distinguent en capital constant et capital variable par les rôles différents qu'ils jouent, pendant le procès de production, dans la création de la valeur et par conséquent aussi dans la création de la plus-value. Ils se distinguent en outre comme parties différentes du capital productif, en ce que les preniiers, dès qu'ils sont possédés par le capitaliste, restent son capital, même en dehors du procès de production, tandis que la force de travail ne devient son capital individuel que dans ce procès. Si la force de travail n'est marchandise qu'entre les mains.de son vendeur, l'ouvrier salarié, elle ne devient capital qu'entre les mains de son acheteur, le capitaliste, à qui appartient son usage temporaire. Les moyens de production eux-mêmes ne deviennent formes matérielles du capital productif, ou capital productif, qu'à partir du moment où la force de travail ' la forme personnelle du même capital, peut leur être incorporée. Les moyens deproduction nesont donc pas plus capital en vertu de leur nature, que ne l'est la force de travail. Ils ne reçoivent ce caractère social spécifique que dans des circonstances déterminées, données par l'évolution historique, tout comme le caractère de monnaie n'est imposé aux métaux précieux, ou le caractère de capital-argent à l'argent, que dans des circonstances analogues.
Par son fonctionnement; le capital productif consomme ses éléments constitutifs pour les convertir en un quantuni de produits ayant une valeur plus grande. La force de travail agit comme organe du capital et crée, par le surtravail, unexcédent de valeur qui est considéré également comme fruit du capital, car le surtravail de l'ouvrier constitue le travail gratuit du capital et crée pour le capitaliste
18 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
de la plus-value, c'est-à-dire iine valeur qui ne lui coûte pas d'équivalent. Il en résulte que le produit n)~stpasseuJement de la marchandise, mais de la marchandise fécondée de plus-value et que sa valeur P -1- Pl est égale àlavaleur du capital productif P, consommé dans la fabrication, -+la plus-value Pl engendrée par lui. Supposons que cette marchandise se compose de 10.000 livres de fil, dont la fabrication a absorbé des moyens de production pour une valeur de 372 ï et de la force de trava!1 pour une valeur de 50 £. Pendant le procès de fabrication, les fileurs ont transmis au fil la valeur des moyens de production consommés par leur travail à concurrence de 372 £, et en même temps ils ont crééune nouvelle val eu P, correspondant à leur dépense de travail, soit, par exemple, 128 £. Les 10.000 livres de fil représentent alors une valeur de 500 £.
111 Troisième stade, M' - X
La marchandise devient capital-marchandise, lorsque, résultant direclement du procès de. production, elle est la forme fonctionnelle que prend la valeur-capital (Kapitalwerth) après avoir produit de la plus-value. Si la productîon des marchandises, dans toute l'étendue de la société, se faisait suivant le mode capitaliste, toute marchandise serait infailliblement l'élément d'un capital-marchan. dise, fût-elle du fer brut ou des dentelles de Bruxelles, de l'acide sulfurique ou des cigares. La question de savoir quelles sont, parmi les marchandises, celles qui sont prédestinées par leurs qualités au rang de capital et celles qui sont réservées au rôle ordinaire de marchandises, est un des aimables tourments que l'économie scolastique s'est créés à elle-même.
Sous la forme de marchandise le capital doit accomplir la fonction de marchandise, et les articles qui le représentent, étant produits pour le marché, doivent être vendus et
CI-IAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 19
transformés en argent; ils doivent passer, en un mot,'par l'acte M- A.
Supposons que la marchandise du capitaliste consiste en 10.000 livres de fil de coton. Si le procès de filage a consommé des moyens de production à concurrence de 372 £ et créé une nouvelle valeur de 128 9, le fil a une valeur de 500 £, qu'il exprime par ce prix. Nous supposons, en outre. que ce prix se réalise par la vente M- A. Qu'est-ce qui donne à ce simple acte de toute circulation de marchandise le caractère d'une fonction de capital ? Aucune modification pendant l'acte lui-même, ni au point de vue du caractère utile de la marchandise, car c'est comme objet d'usage qu'elle passe entre les mains de l'acheteur, ni au point de vue de sa valeur, car celle-ci ne change pas de grandeur, mais seulement de forme. Elle existait auparavant sous forme de fil, elle existe désormais en argent Il y a ainsi une différence essentielle entre le premier stade A - M et le dernier M - A. Dans le premier, l'argent. avancé fonctionne comme capital-argent, parce qu'il se convertit,au moyen de la circulation, en marchandises d*une valeur d'usage spécifique; dans le second, la marchandise ne peut fonctionner comme capital que pour autant qu'elle a ce caractère dès le procès de production, avant de commencer la circulation. Pendant le procès de filage, les fileurs ont produit du fil à concurrence d'une valeur de 128 £. Sur ces 128 î, admettons que 50 £ ne soient, pour le capitaliste, qqe l'équivalent de ce qu'il a dépensé pour la force de travail, et que 78 £ représentent de la plus~ value, soit un degré d'exploitation de 156 p. c. La valeur des 10.000 î de fil contient donc: 10 la valeur du capital productif P qui a été consommé, valeur égale (P ~ M) à celles de ses parties constitutives qui, dans le stade À -M, se sont présentées au capitaliste comme marchandises entre les mains de leurs vendeurs, soit, dans notre exemple, une partie constante= 372 £, et une partie variable = 50 dont le total, 422 £, est représenté par 8.1110 U de fil. 2' une plus-value de 78 £ réprésentée par 1560 ib de fil.
9-0 PRE.NIIÈRE PARTIE. - LES ~fÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
Mcom aie expression de la valeur des 10. 000ib de fil est donc ~M-J-AM, M plus un surcroit de M(= 78 £) que nous appelons m,puisqu'il appartient au même genre de marchandises quela valeur originaire M. Lavaleurdes 10.00OTb de fil ~ 500 f est donc égale à M -+- m = M'. Ce qui fait que M, expression de la valeur des 10.000,16 de fil, devient M', ce n'est pas la grandeur absolue de sa valeur (500 £), car celle-ci, ainsi que tous les autres M, est l'expression de la valeur d'une somme de marchandises et est déterminée par la grandeur du travail réalisé, en elle ; c'est la grandeur relative de sa valeur par rapport à la valeur du capital P, consommé dans sa production. Elle contient, en effet, cette dernière, augmentée de la plus-value fournie par le capital productif. Les 10.000 M de fil sont le portevalent- du capital, accrii d*une plus-value, et elles le sont en tant que résultat du procès capitaliste de production. M' exprime une relation de valeur. la relation du produitmarchandise au capital dépensé dans sa production; il exprime que sa valeur est composée de valeur-capital et de plus-value. Les 10.000 livres de fil ne sont du capitalmarchandise, M', que comme forme transformée du capital productif P, correspondant à une phase du mouvement circulatoire de ce capital individuel pour le capitaliste qui, avec son capital, a produit du fil. C'est, -pour ainsi dire, un rapport intérieur, et non extérieur, qui transforme les livres de fil, porte-valeur, en capital -marchandise; elles portent la marque de leur origine. capitaliste non pas dans la grandeur absolue de leur valeur, mais dans sa grandeur relative, comparée à celle que possédait la valeur-capital, avant qu'elle fût transformée en marchandise. Par conséquent, si les 10.000 livres de fil se vendent à leur valeur de 500 £, cet acte de circulation, considéré en lui-même, est M - A. simple passage d'une valeur de la forme marchandise à la forme argent. Mais comme stade spécial du mouve nient circulatoire d'un capital individuel, le même acte est la réalisation de la valeur-capital de 422 £ contenue dans la marchandise et de la plus-value de
CHAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 21
78 £ contenue également dans la marchandise; c'est-àdire que cet acte est M' - A', passage dut capital-marchandise, de la forme marchandise, à la forme argent (1).
La fonction de M' est celle de toute marchandise : se convertir en argent, être vendue, accomplir la phase de circulation M - A. Aussi longtemps que le capital augmenté de la plus-value conserve la forme de capitalmarchandise, s'arrête au marché, le procès de production s'arrête également. Le capital ne crée ni des produits, ni de la valeur. Suivant le degré de vitesse avec laquelle elle rejette sa forme marchandise et adopte sa forme argent, ou suivant la vitesse de la vente, la même valeur-capital sert, à des degrés très différents, de créateur de produits et de valeur, et l'échelle de la reproduction s'élargit ou se rétrécit. Dans le premier volume nous avons montré que le degré d'efficacité d'un capital est déterminé par des conditions du procès de production qui sont indépendantes, dans une certaine mesure, de la grandeur de sa valeur. Il ressort de ce qui précède que le procès de circulation met au degré d'efficacité du capital, à son expansion et à sa contraction, de nouvelles conditions également indépendantes de la grandeur de sa valeur.
La, masse de marchandises M', représentant le capital ayant produit la plus-value, doit passer toute entière par la métamorphose M' - A'. La quantité qui sera vendue devient en effet une condition essentielle. Chaque marchandise considérée à part ne figure plus que comme partie aliquote de la masse totale ; les 500 £ de valeur existent dans les 10.000 livres de fil. Si le capitaliste ne réussit à vendre que 7.440 livres, à concurrence de 372 ï, il ne faitque remplacer la valeur de son capital constant, la valeur des moyens de production consommés ; s'il ne vend que 8.ffl livres, il ne renouvelle que la valeur du capital total avancé. Pour réaliser de la plus-value, il doit vendre davantage, et pour réaliser toute la plus-value de 78 1.560 livres defil~
(1) Jusqu'ici ms. VI. A partir d'ici ms V.
22 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
il doit vendre la totalité des 10.000 livres de fil. Dans 500 d'argent il ne reçoit donc qu'une valeur équivalente à la marchandise veuàue ; sa transaction, dans la sphère de la circulation, est simplement M - A. S'il avait payé à ses ouvriers un salaire de 64 ~9 au lieu de 50, sa plus-value eût été de 64 î au lieu de 78, et le degré d'exploitation de 4 00 p. c. au lieu de 156 p. c. ; la valeur de son fil n'en aurait pas été modifiée : le rapport des parties constituantes aurait été autre, mais l'acte de circulation M - A aurait été, comme auparavant, la vente de 10.000 livres de fil pour 500 leur valeur.
M'= M -f- m (~ 4f22 78 M est égal à la valeur de P, le capital productif, et celui-ci est égal à la valeur de A, qui fut avancé dans l'acte A - M, l'achat des éléments de production; dans notre exemple A = 422 Si toutes les marchandises se vendent à leur valeur, M 422 £, et m ~ 78 ï = la valeur du surproduit = 1.560 livres de fil. Si nous désignons par a la valeur de m exprimée en argent, nous aurons M'- A' = (M -1- m) - (A -J- a) et le mouve
ment circulatoire A - M P M'- A'prend la forme
explicite,
A _ M ~ T p (M (A -J- a).
Pm
Au premier stade, le capitaliste enlève au marché des marchandises proprement dit, et au marché du travail, des objets de consommation ; au troisième stade, il rapporte de la marchandise, mais à un marché seulement, au marché des marchandises proprement dit S'il retire du marché, au moyen de sa marchandise, plus de valeur qu'il n'y en a versée originairement, il ne peut le faire qu'en y envoyant plus de valeur-marchandise qu'il n'en a retirée originairement. Il y avait versé la valeur A et en avait retiré la valeur M ; il y verse maintenant M -J- m et en retire A +- a. Dans notre exemple, A était égal à la valeur de 8.440 livres de fil; or le capitaliste renvoie au marché 10.000 livres,
CHAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 28
C'est-à-dire une valeur plus grande que celle qu'il y a prise.
S'il y verse cette valeur augmentée, c'est parce que le pro
cès de production lui a donné de la plus-value (qui, par
tie aliquote du produit, s'exprime comme surproduit), grâce
à l'exploitation de la force de travail. Ce n'est que comme
produit de ce procès, que la masse des marchandises est
capital-marchandise, porteur de la valeur capital. L'ac
complissement de l'acte W-A' réalise en même temps la
valeur du capital avancé et celle de la plus-value. La
réalisation de toutes deux se confond dans la série des
ventes, ou dans la vente unique, de la masse totale des
marchandises, exprimée par M'- A'. Mais le même acte
de circulation M'- A' est différent pour la valeur-capital
et pour la plus-value, en ce sens qu'il ne correspond pas
pour tous les deux au même stade de la circulation, à la
même section de la série des métamorphoses qu'elles doi
vent accomplir. La plus-value, m, qui prend naissance dans
le procès de production, arrive pour la première fois sur le
marché des marchandises et elle y entre sous forme de
marchandise, sa première forme de circulatioi i. L'acte
m - a constitue donc son premier acte de circulation, sa
première métamorphose, et il doit être complété par l'acte
opposé de circulation, par la métamorphose inverse,
a -M (1).
Il en est autrement pour la circulation qu'accomplit la valeur-capital M dans le même acte M'- A', qui n'est autre pour elle que la circulation M - À, dans laquelle M est égal à P, c'est-à-dire au capital-argent originairement avancé. La valeur-capital est entrée dans la circulation sous forme de A, comme capital-argent, et elle retourne à la même forme -par l'acte M - A ; elle a donc passé par les deux phases opposées de la circulation 1) A- M et 2) M - A, et se trouve à la fin de l'opération sous la forme qui lui per
(1) Il en est ainsi pour n'importe quel mode de séparation de la valeur-capital et de la plus-value. En 10.000 livres de til se trouvent 4.560 livres ~ 78 £ de plus value; mais dans 1 livre de rit ~ 1 shilling se trouvent également 2M6 onces = 1.*728 penny de plus-value.
24 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
met de recommencer le Même Mouvement Circulatoire. . Ce qui, pour la plus-value, est la première métamorphose de la forme marchandise en la forme argent, est, pour la valeur- capital, le retour à sa forme originaire d'argent.
Par l'acte A - M ~ T le capital- argent a été converti en ~ Pm
uno somme équivalente de marchandises, T et Pm. Ces marchandises ne fonctionnent pas, à nouveau, Comme marchandises, comme articles de vente. Leur valeur existe maintenant entre les mains de leur acheteur, le capitaliste, comme valeur de son capital productif P. Par le fonctionnement de P, par la consommation productive, elles sont transformées en fil, c'est-à-dire en un genre de marchandises matériellement distinctes des moyens de production, et dans lequel leur valeur n'est pas seulement conservée, mais portée de 422 £ à 500 £. Par cette métamorphose matérielle, les marchandises qui furent soustraites au marché dans le premier stade A - M, sont remplacées par des marchandises différentes, tant au point de vue de la matière que de la valeur, devant désormais être vendues et transformées en argent. C'est pourquoi le procès de production ne paraît être qu'une interruption du procès de circulation de la valeur-capital, circulation dont la première phase seulement, A M, a été accomplie jusque-là. La phase seconde et finale,'M - A, ne s'accomplit qu'après la métamorphose de la matière et de la valeur de M. En ce qui concerne la valeur-capital elle-même, elle n'a subi, dans -le procès de production, qu'une modification de sa forme d'usage. Elle a existé à concurrence de 422 £ dans T et Pin.; elle existe maintenant à concurrence de ~122 £ dans les 8.440 livres de fil. Donc, si nous ne considérons que la circulation de la valeur-capital, abstraction faite de la plus-value, nous constatons qu'elle passe par 1) A - M et 2) M - A, le second M ayant une autre forme d'usage, mais la même valeur, que le premier M ; elle passe donc par A - M - A, une forme de circulation qui, par suite du double changement de place
CHAP. I. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-AIRGENT 25
de la marchandise (transformation d'argent en marchandise, puis transformation de marchandise en argent), a pour effet nécessaire le retour de la valeur, avancée comme argent, à sa forme argent.
Le même acte de circulation M'- A, qui est pour la valeur-capital avancée sous forme d'argent, la métamorphose seconde et finale, le retour à la forme argent, est, au contraire, la première métamorphose (transformation de marchandiseen argent, M - A), la première phase de la circulation pour la plus-value incorporée dans lès mêmes marchandises, et réalisée en même temps par leur conversion en argent.
Il faut donc noter ici deux choses : 10 la retransformation finale de la valeur-capital en sa forme originaire, l'argent, est une fonction du capital-marchandise ; 2- cette fonction implique la première métamorphose de la plus-value, passant de la forme marchandise à la forme argent. La forme argent joue donc ici un double rôle ; d'un côté, elle est la réapparition d'une valeur avancée originairement en argent, le retour à une forme de valeur qui a commencé le procès ; d'autre part, elle est la première métamorphose d'une valeur qui entre dans la circulation pour la première fois sous forme de marchandise. Si les marchandises qui constituent le capital-marchandise, se vendent à leur valeur, comme nous le supposons ici, M -1- nz se transforme en A -+- a, son équivalent c'est dans cette forme A -4- a (422£ -J- 78 £ = 500 qu'existe désormais entre les mains du capitaliste le capital-marchandise réalisé. La valeur-capital et la plus-value existent maintenant comme monnaie, c'est-àdire sous forme d'équivalent général.
A la fin du procès, la valeur-capital se retrouve donc sous la forme qu'elle avait lorsqu'elle y est entrée ; elle peut le recommencer et le parcourir de nouveau comme capital-argent. C'est précisément parce que la forme initiale et la forme finale du procès sont celles de capital- argent
26 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
(A), que nous appelons cette forme de circulation, le monvement circulatoire (le cycle) du capital-argent. Ce qui est changé, à la fin, ce n'est pas la foi-me, mais seulement la grandeur de la valeur avancée.
A -J- a n'est autre chose qu'une somme-d'argent de grandeur déterminée, dans notre exemple, 500 ~£. Mais étant le résultat du mouvement circulatoire du capital, étant du capital-marchandise réalisé, elle contient la valeur-capital -Ala plus-value ; et ces deux quantités ne sont plus confondues l'une dans l'autre, comme dans le fil ; elles se trouvent maintenant l'une à côté de l'autre. Leur réalisation a donné à, chacune d'elles une forme argent autonome. Les 211 /250
1
du capital- marchandise réalisé réprésentent la valeurcapital, 422 £,les 39/250 la plus-value, 78 £.Cette séparation, produite par la réalisation du capital-marchandise, n'a pas seulement le contenu formel dont nous allons parler tout à l'heure ; elle a également de l'importance pour le procès de reproduction du capital : suivant que a est ajouté entièrement, en partie, ou point du tout, à A, c'est-àdire suivant que a continue ou ne continue pas à fonctionner comme partie constitutive de la valeur-capital avancée, a et A peuvent accomplir des circulations tout à fait difiérentes.
En devenant A', le capital est retourné à sa forme originaire A, à la forme argent, mais réalisée, cette fois-ci, comme capital. Ce retour est caractérisé d'abord par une différence quantitative -, au lieu de A, 422 £, il y a maintenant î '
A
.. , 500 £, et cette différence est exprimée' par A... A', les points extrêmes, quantitativement distincts, du cycle, dont le mouvement lui-même n'est indiqué que par des
points A' est plus grand que A ; A'- A~ Pl, la plus
value. Comme résultat du cycle A A', il ne reste
maintenant que X, qui existe désormais en lui-même, indé
pendamment du mouvement qui l'a produit. Le mouve
ment est terminé ; A' a pris sa place.
En second lieu, A' étant fA -J-j a (500 £ étant 422 capital avancé, plus un surcroit de 78î) représente aussi
CHAP. I. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 27
un rapport qualitatif, bien que celui-ci n'existe qu'entre les parties d'une somme, c'est-à-dire sous une forme quantitative. A capital avancé, qui a repris sa forme originaire (422 £), se présente désormais non seuleffientcomme capital conservé, mais comme capital réalisé, comme tel, il se distingue de a (78 £) qui est son surcroit, le fruit engendré par lui. Il est réalisé comme capital, parce qu'il est réalisé comme valeur ayant produit de la valeur. A'représente une relation capitaliste. A n'apparait plus simplement comme argent ; il est du capital-argent, une valeur qui a produit de la plus-value et qui a, par conséquent, la faculté d'engendrer plus de valeur qu'elle n'en a elle-même. Il est donc considéré comme capital par suite de son rapport avec une autre partie de A', dont il a provoqué la naissance et A'apparait comme une valeur ' contenant deux parties différentes au point de vue de la fonction (notion), et marquant la relation capitaliste.
Mais cela n'est exprimé que comme résultat, sans l'intermédiaire du procès qui l'a déterminé.
Les valeurs ne diffèrent pas qualitativement en tant que valeurs, mais parce qu'elles correspondent à des articles différents, à des objets concrets ayant des formes d'usage différentes. Dans l'argent toutes les différences qui séparent les marchandises sont éteintes parce qu'il est l'équivalent général de toutes les marchandises. Une somme d'argentde 500 £ se compose d'éléments, tous homogènes, d'l en elle n'appàrait plus -ai son mode de formation, ni aucune trace de la diff érence spécifique qui caractérise les diverses parties du capital dans le procès de production. On y découvre seulement une différence abstraite entre une somme principale (principal en anglais) de 422 ï, égale au capital avancé, et une somme supplémentaire de 78 L SupBosons, p. ex., que A' est = 110 £ dont 100 = C, la somme principale, et 10 = Pl, la plus-value. Entre les deux parties constitutives de la somme de 110 ï, il y a une homogénéité absolue, il n'y a aucune distinction concrète. 10 £ sont toujours 1/11 de la somme totale de 110 ï, qu'elles soient 1/10 de la
28 PREMIÈRE PARTIR. - LES MÉTAMORPHOSFs DU CApl T&L
somme principale avancée de 100 £, ou l'excédent de 10 ï. La somme Principale et la somme additionnelle, le capital et le surcroit, peuvent donc être exprimés comme fractions de la somme totale ; dans notre exemple, 10/11 forment la somme principale ou le capital, 1/11 la somme additionnelle. C'est donc une expression non tangible de la relation capitaliste, expression dans laquelle le capital réalisé apparait, à la fin de son procès, dans son expression d'argent.
Il est vrai que cela s'applique aussi à M'(=- M + m), mais avec cette différente que M', dans lequel M et in ne sont également que des parties proportionnelles de la valeur de la même masse homogène de marchandises, indique son origine P, dont îl estle produit immédiat, tandis que dans A'~ forme qui provient immédiatement de la circulation, le rapport direct avec P a disparu.
La différence,non tangible, entre unesomme principale et une somme additionnelle, différence impliquée en A'en tant qu'expression du résultat du mouvement A.... A', disparalf immédiatement dès que A' fonctionne de nouveau activernent comme capital-argent, dès qu'il n'est plus l'expression monétaire du capital industriel ayant Produit de la plusvalue. Le cycle ne peut jamais commencer par A' (bien que A' fonctionne maintenant comme A), niais seulement par A; c'est-à-dire qu'il ne peutjamais commencer paru n A', expression du rapport capitaliste, mais par. un A, forme d'une valeur-capital avancée. Aussitôt que les 500 £ sont de nouveau avancées comme capital, afin de produire dé nouveau de la plus-value, elles ne marquent plus un point d'arrivée, mais un point de départ. Au lieu d'un capital de 422 £, on en avance maintenai~t un de 500 £, une valeurcapital plus grande ; mais le rapport entre les deux parties constitutives est supprimé, c'est comme si originairement une somme de 500 £ avait servi de capital, au lieu d'une somme de 429.
La fonction active du capital-argent ne consiste pas à se transformer en A', la réalisation de ce résultat est plutôt la fonction de M'. Déjà dans la simple circulation
CHAP. I. - LE CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 29
de marchandises i) Mi -A, 2) A- M,A ne fonctionne activement que dans le second acte A - M2 ; dans le premier acte il apparait seulement comme résultat, comme forme convertie de M, Le rapport capitaliste impliqué en A', le rapport d'une des parties, valeur-capital, à l'autre, sureroit de valeur, acquiert une importance fonctionnelle, en ce sens que A', en renouvelant constamment le cycle A....A', se divise en deux circulations, celle du capital et celle de la plus-value, et que ses deux parties accomplissent des fonctions distinctes, non seulement au point de vue quantitatif, mais aussi au point de vue qualitatif. Considé - rée en elle-même, la forme A.... A'n'implique aucune consommation faite par le capitaliste, mais seulement l'accroissement de la valeur-capital par l'addition de la plus value; l'accumulation y icst impliquée également en tant qu'elle résulte de l'agrandissement périodique du capital-argent à mesure qu'il est de nouveau avancé à la production.
Bien que forme non tangible du capital, A'~ A + a, re-~ présente le capital-argent réalisé, l'argent qui a engendré de l'argent. Sa fonction est distincte de celle de A, du capi
tal-argent au premier stade A-M ~ T - Ici, A circule
Pm
et fonctionne comme capital-argent, parce que sous sa forme argent il ne peut accomplir qu'une fonction d'argent, c'est-à-dire se convertir dans les éléments de P, (T et Pin) ~ qui se présentent à lui comme marchandises. Dans cet acte de circulation, qui correspond au premier stade du cycle du capital, A exerce la fonction de capital-argent, à cause de la forme d'usage des marchandises T et Pm qu'il doit acheter. A', au contraire, composé de A, valeur-caPital, et de a, plus-value engendrée par celle-ci, est l'expression du capital mis en valeur, but et résultat du procès circulatoire tout entier du capital. Le fait qu'il exprime ce résultat sous forme d'ai-gent, comme capital-argent réalisé, ne provient pas de ce qu'il est argent ayant fonctionné comme capital, mais inversement de ce qu'il est capitalsous
30 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAKTAL
forme d'argent, de ce que le capital qui a ouvert le procès a été avancé sous forme d'arUent. Le retour à la forme n
monétaire est, comme nous Pavons vu, une fonction du capital-marchandise M', et non pas du capital-argent, même en ce qui concerne l'excédent a de A' par rapport à A ; car a n'est que la forme monétaire de in, le surcroit de M, et A' est ~ A -1- a, parce que M' était = M -4- m. La différence entre A' et A, et le rapport de la valeur -capital à la plus-value engendrée par elle, existent donc et sont exprimés en M' avant que. M et m soient transformés en A', en une somme d'argent dans laquelle les deux parties de la valeur se présentent indépendamment l'une de l'autre et peuvent, par conséquent, être employées à des fonctions indépendantes et- séparées.
A' n'est que le résultat de la réalisation de M'. Ce sont des formes distinctes, forme marchandise et forme argent, de la valeur-capital ayant produit de la plus-value, ayant ceci de commun qu'ils sont de ' la valeur-capital ayant servi. Tous deux sont du capital réalisé parce que la valeurcapital y existe réunie à la plus-value, son fruit, bien que ce rapport entre la plus-value et le capital n'y soit pas exprimé d'une manière concrète, les deux éléments y figurant comme deux parties d'une somme d'argent, ou d'une valeur de marchandises. En tant qu'expressions d'une valeur qui a produit de la plus-value, A' et M' ne diffèrent que par la forme ; ils se distinguent non pas comme capital-argent et capital-marchandise, mais comme argent et marchandise. Ils représentent une valeur qui a produit de la plus-value, un capital qui a servi comme capital; ils expriment le résultat du fonctionnement du capital productif, le seul dans lequel la valeur du capital engendre de la valeur. Ce qui leur est commun c'est que tous les deux, capital-argent et capita Imarchandise, sont des modes d'existence du capital. Ce qui les distingue, c'est la différence de leurs fonctions spécifiques, l'un ayant une fonctiond'argent et l'autre une fonction de marchandise. Le capital-marchandise, produit direct du procès de production
CHAP. I. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 31
capitaliste, rappelle cette origine ; il est, par conséquent, plus rationnel, moins abstrait dans-sa forme, que le capital-argent, dans lequel toute trace de ce procès a disparu, toute forme spéciale d'usage de la marchandise s'effaçant dans l'argent. C'est seulement quand A' exerce lui-même la fonction de capital -nia rchan dise, quand il est le produit direct d'un procès de production et non pas la forme convertie de ce produit, que disparait sa forme bizarre -, le cas se présente dans la production de la matière monétaire elle-même. Pour la production de l'or, p. ex., la formule serait celle-ci :
A - M ~T p A'(A -+- a)
plik
où A' figure comme produit-marchandise parce que P
fournit plus d'or qu'on n'en avait avancé dans le premier
le capital-argent, pour les moyens de production de l'or.
Ici disparait donc ce qui est irrationnel dans l'expression
A A'(A +-a), oùune partie d'une somme d'argentappa
raît comme la source d'une autre partie de la même somme
d'argent.
IV. Le cycle total.
Nous avons vu que le procès de circulation, à la fin de sa première phase, A - M ~,,, est interrompu par P, où les marchandises T et -Pm,achetées sur le marché,sont consommées comme parties constitutives de la substance et de la valeur du capital productif; le produit de cette consommation, M', est une marchandise nouvelle. A - M, le procès de circulation, qui a été interrompu, doit être complété par M -A ; mais comme base de cette deuxième et dernière phase de la circulation apparait M', une marchandise différente de la première, M, tant au point de vue de la substance que de la valeur. Ainsi la série de la circulation est 1) A - M,, 2) M', - A'; à la première marchandise M,,
32 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
s'est substituée, dans la seconde phase, une autre marchandise d'une valeur plus élevée etd'une forme d'usagedifférente. Cette substitution a eu lieu pendant l'interruption causée par le fonctionnement de P, : M' a été produit au moyen des éléments de M, formes d'existence du capitalproductif P. Il n'en a pas été de même de la première forme d'apparition sous laquelle nous avons observé le capital (volume 1 chapitre IV, 1) A - M -A' (analysé: 10 A- Mi ; 20 M, - A') et qui nous a montré deux fois la mëme marchandise, résultat de la transformation de l'argent dans la première phase, et se retransformant en argent, mais en plus d'argent, dans la seconde. Malgré cette différence essentielle, les deux circulations ont ceci de commun: 1" que dans leur première phase, l'argent se convertit en marchandise, et dans leur seconde phase, la marchandise se convertit en argent, c'est-à-dire que l'argent dépensé dans la première phase, revient au capitaliste dans la seconde ; 20 qu'au retour l'argent existe en plus grande quantité que lorsqu'il a été avancé. A ce point de vue A - M .... M'-A' est impliqué dans la formule générale A-M-A'.
Dans les deux métamorphoses A - M et M'- A', faisant partie du procès de circulation, ce sont, chaque fois, des valeurs égales et existant simultanément qui se rencontrent et se substituent l'une à l'autre. La modificat?bn de la valeur se réalise uniquement pendant la métamorphose P, au cours du procès de production, qui apparait ainsi comme déterminant la métamorphose réelle du capital, par opposition aux métamorphoses de pure forme de la cireulation.
Examinons maintenant le mouvement total
A-M P M' - A,,
ou, dans sa forme explicite, .
A - M ~ T p M' (rd + m) - A' (A -+ a).
Pm
CHAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 88
Le capital apparalt ici comme une valeur qui parcourt une série de transformations connexes, dont l'une est toujours la condition de l'autre, une suite de métamorphoses, qui sont autant de phases de son procès total. Deux de ces phases appartiennent à la sphère de la circulation, la troisième à la sphère de la production. Dans chacune d'elles le capital revêt une forme différente à laquelle correspond une fonction spéciale. Pendant ce mouvement, la valeur avancée ne se conserve pas seulement, elle s'accroit, elle augmente. Enfin, au stade final, elle retourne à la forme qu'elle avait au début du procès total. C'est pourquoi le procès total est un procès circulatoire.
Les deux formes que prend le capital pendant les stades de la circulation, sont celles de capital-argent et de capitalmarchandise; sa forme, pendant le stade de la production, est celle de capital productif. Le capital qui, dans le cours de son cycle, prend ces différentes formes et les rejette successivement en accomplissant chaque fois la fonction correspondante, est du capital industriel -industriel dans ce sens qu'il embrasse toute branche de production exploitée en mode capitaliste.
Capital-argent, capital - marchandise, capital productif ne désignent donc pas ici des variétés autonomes de capitaux, dont les fonctions se rattacheraient à des branches d'affaires séparées et également autonomes. Ils ne désignent que des formes fonctionnelles différentes du capital industriel, qui les revêt toutes les trois, tour à tour.
Le mouvement circulatoire du capital ne s'opère normalement que pour autant que ses différentes phases se succèdent sans interruption. Si un arrêt se produit durant la phase ~& - M,le capital-argent s'accumule et se thésaurise ; si c'est dans la phase de production, les mbyens de production restent sans fonction d'un côté, et la force de travail inoccupée, de l'autre ; si c'est enfin dans la dernière phase M'- A', les marchandises invendues s'accumulent et obstruent le courant de la circulation.
D'autre part, il est dans la nature même des choses, que
PREMIÈRE PARME. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
le mouvement circulatoire soit accompagné de la fixation
du capital dans chaque section du cycle pendant un
certain temps. Dans chacune de ses phases le capital
industriel est lié à l'une des formes : capital-argent,
capital-productif, ca pital- marchandise, et ce n'est qu'après
avoir accompli la fonction qui correspond à chacune d'elles
qu'il prend la forme nouvelle sous laquelle il peut passer
a la phase suivante de ses métamorphoses Pour mettre
cela. en lumière, nous avons supposé, dans notre exemple,
que la valeur-capital de la niasse des marchandises pro
duites dans le stade de production est égale à la somme
totale des valeurs avancées originairement en argent, en
d'autres termes, que toute la valeur-capital avancée en
argent passe toujours, d'un seul coup, d'un stade au
stade suivant. Mais nous avons vu (volume 1, chapitre IV)
qu'une partie du capital constant, les moyens de travail
proprement dits (les machines p. ex.), sert à un nombre
plus ou moins grand de renouvellements. du même procès
de production et qu'elle ne transmet sa valeur au produit
que par petites fractions a la fois. Nous verrons plus tard
dans quelle mesure cette circonstance modifie le mouvement
circulatoire du capital. Pour le moment, ce qui suit suffira.
Dansnotre exemple, la valeurdu capital productif (~ 422£)
ne répond qu'à l'usure moyenne des bâtiments, des ma
chines etc., c'est-à-dire à cette partie de la valeur seulement
que les bâtiments, etc., transmettent au fil, en convertis
sant 10.600 livres de coton en 10.000 livres de fil, produit
d'un travail d'une semaine de 60 heures. Par conséquent,
les moyens de travail, b * âtinients, machines, etc., figurent
parmi les moyens de production dans lesquels s'est con
verti le capital avancé de 372 1. st., comme s'ils étaient
loués ait marché par acomptes hebdomadaires. Cela ne
change rien à la question. Car si nous voulions nous trans
porter dans la réalité, nous n'aurions qu'à multiplier la
quantité de fil produite en une semaine - 10.000 livres -
par un nombre de semaines suffisant pour que toute la
valeur des moyens.de travail achetés et absorbés fût trans
ŒIAP. 1. - LE MOUVEMENT DU CAPITAL-ARGENT 35
férée au produit. Il est clair que le capital-arge nt avancé doit d'abord être converti en moyens de travail, être sorti du premier stade A - M, avant de pouvoir fonctionner comme capital productif, P. De même il est clair, dans notre exemple, que la valeur-capital, 422 1. st., incorporée au fil pendant le procès de production, ne peut entrer dans la phase de circulation M'- A'comme partie de la valeur des 10.000 livres de fil, avant que le fil ne soit prêt. Le fil ne peut pas se -~endre avant d'être filé.
Dans la formule générale, le produit de P est considéré comme matériellement distinct des éléments du capital productif, comme un objet existant en dehors du procès de production, ayant une forme d'usage différente de celle des éléments de ce dernier. Et il en est toujours ainsi quand le produit est un objet, même si une partie en est utilisée comme élément du renouvellement de la production. Ainsi le blé, qui est obtenu au moyen de blé employé comme semence, a une forme distincte des autres éléments, la force de travail, les instruments, l'engrais, qui ont également servi à le produire. Il y a cependant des branches d'industriè autonomes, dans lesquelles le produit du procès de production n'est pas un nouveau produit matériel, une marchandise. L'industrie des transports est la seule d'entre elles qui ait une importance économique, qu'elle soit l'industrie des transports proprement dite, le déplacement des marchandises et des hommes, qu'elle soit seulement le transport de communications, lettres, télégrammes, etc.
1 A. Cuprov (1) dit à ce sujet : " Le fabricant peut d'abord produire des articles et ensuite chercher des consommateurs " ~son produitune fois fini et sortidu procès de production en est séparé et entre comme marchandise dans la circulation]. , La production et la consommation apparaissent ainsi comme deux actes séparés tant au point de vue du temps que de l'espace. Dans l'industrie des transports,
(1) A. Cuprov, -7eleznodoroznoie chozjajstvu. Moskva 1875, p. 75, 76.
capital_Livre_2_035_099.txt
************************************************************************
36 PREN11È~RE PARTIE. - LE,; MÉTAMORPIIOSES DU CAPITAL
qui necrée pas de nouveaux produits, mais déplace seulement les hommes et les choses, ces deux actes coïncident; les services [le déplacement] doivent être consommés au moment où ils sont produits. C'est pourquoi le rayon dans lequel les chemins (le fer peuvent chercher leur clientèle, s'étend à 50 werstes (53 km.) tout au plus des deux côtés ".
Le résultat du transport - d'hommes ou de marchandises - est un changement de place : le fil se trouve maintenant aux Indes, loin de l'Angleterre où il fut produit. C'est ce déplacement qui est vendu par l'industrie des transports, dans laquelle, par conséquent, l'effet utile est inséparablement lié au procès de production lui-même. Les hommes et les marchandises voyagent eu même temps que le moyen de transport, dont le mouvement d'un lieu à, un autre constitue précisément le procès de production qu'il accomplit. L'effet utile n'est consommable que pendant ce procès ; il n'existe pas comme objet d'usage séparé de lui, fonctionnant après la production, comme objet de vente, comme marchandise. Cependant sa valeur d'échange se détermine, comme celle de toute autre marchandise, par la valeur des éléments consommés pour le produire (force de travail et moyens de production), augmentée de la plus-value créée par le surtravail des ouvriers occupés. De même, au point de vue de sa consommation, cet effet utile se comporte comme les autres marchandises. S'il est consommé directement, sa valeur disparaît par la consommation ; s'il est consommé productivement, s'il est lui-même un stade de la production de la marchandise qui fait l'objet du transport, sa valeur s'ajoute à celle de la marchandise. La formule T
pour l'industrie du trans port serait donc A - M ~ pm
P-A', puisque c'est le procès de production lui-même, et non pas un produit séparable ' de lui, que l'on paie et que l'on consomme. Elle est à peu près la même que celle de la production des métaux précieux, seulement A' est ici la forme convertie de l'effet utile engendré par le procès
CHAP. 1. - LE, MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 37
de production, et non pas, comme l'or et l'argent, la forme naturelle du produit de ce procès.
Le capital industriel est le seul mode d'existence du capi
tal dont la fonction n'aboutit pas uniquement à l'appropria
tion de la plus-value, du surproduit ; il en poursuit égale
ment la création. Il détermine aussi le caractère capitaliste
de la production, c'est-à-dire l'opposition de classe entre
les capitalistes et les ouvriers salariés. Au fur et à mesure
qu'il s'empare de la production, la technique et l'organi
sation sociale du travail - et, par cela même, le caractère
économico-historique de la société - sont révolutionnées.
Les autres espèces de capitaux qui sont apparues avant
lui, au milieu de modes de production passés ou en déca
dence, se subordonnent à, lui et subissent des modifications
correspondantes dans le mécanisme de leur fonctionne
m ' ent; ils n'existent même plus que sur la base du capital
industriel, ils vivent et meurent, persistent et tombent
avec lui. Quant au capital-argent et au capital-marchan
dise, fonctionnant dans des branches spéciales d'affaires,
à côté du capital industriel, ils correspondent simplement,
sous des formes autonomes et développées séparément
par suite de la division sociale du travail, aux différentes
fonctions que le capital industriel prend et rejette alternati
ve ent da ' us la sphère de la circulation.
D'un côté, le cycle A... A' pénètre dans la circulation générale des marchandises, en sort, y rentre, et en forme une partie. D'autre part, il constitue pour le capitaliste individuel un mouvement propre, autonome, de la valeur-capital, mouvement qui s'accomplit, en partie dans la circulation générale des marchandises, en partie hors d'elle, tout en conservant son caractère indépendant. Il en est ainsi : Primo, parce que les deux phases A- Met M'- A', qui se passent dans la sphère de la circulation, ont comme phases du mouvement du capital, des caractères fonctionnellement déterminés : dans A- M le dernier terme représente la force de travail et les moyens de production; dans M'- A' se réalise la valeur du capital -+ la plus-value.
36 pRENIi~HE PARTIE. - LE, ME,'17ANIORPIIOSES DU CAPITAL
qui ne crée pas de nouveaux produits, mais déplace seulement les hommes et les choses, ces deux actes coïncident; les services [le déplacement] doivent être consommés au moment où ils sont produits. C'est pourquoi le rayon dans lequel les chemins de fer peuvent chercher leur clientèle, s'étend a 50 werstes (53 lïm.) tout au plus des deux côtés ".
Le résultat du transport - d'hommes on de marchandises - est un changement de place : le fil se trouve maintenant aux Indes, loin de l'Angleterre où il fut produit. C'est ce déplacement qui est vendu par l'industrie des transports, dans laquelle, par conséquent, l'effet utile est inséparablement lié au procès de production lui-même. Les hommes et les marchandises voyagent en même temps que le moyen de transport, dont le mouvement d'un lieu à. un autre constitue précisément le procès de production qu'il accomplit. L'effet utile n'est consommable que pendant ce procès ; il n'existe pas comme objet d'usage séparé de lui, fonctionnant après la production, comme objet de vente, comme marchandise. Cependant sa valeur d'échange se détermine, comme celle de toute autre marchandise, par la valeur des éléments consommés pour le produire (force de travail et moyens de production), augmentée de la plus-value créée par le surtravail des ouvriers occupés. De même, au point de vue de sa consommation, cet effet utile se comporte comme les autres marchandises. S'il est consommé directement, sa valeur disparaît par la consommation; s'il est consommé productivement, s'il est lui-même un stade de la production de la marchandise qui fait J'objet du transport, sa valeur s'ajoute à celle de la marchandise. La formule pour l'industrie du transport serait donc A_M T
Pm'
P-A', puisque c'est le procès de production lui-même, et non pas un produit séparable , de lui, que l'on paie et que l'on consomme. Elle est à peu près la même que celle de la production des métaux précieux, seulement A' est ici la forme convertie de l'effet utile engendré par le pro.cès
CHAP. I. - Li? MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 87
de production, et non pas, comme l'or et l'argent, la forme naturelle du produit de ce procès.
Le capital industriel est le seul mode d'existence du capi
tal dont la fonction n'aboutit pas uniquement à l'appropria
tion de la plus-value, du surproduit ; il en poursuit égale
ment la création. Il détermine aussi le caractère capitaliste
de la production, c'est-à-dire l'opposition de classe entre
les capitalistes et les ouvriers salariés. Au fur et à mesure
qu'il s'empare de la production, la technique et l'organi
sation sociale du travail - et, par cela même, le caractère
économico-historique de la société - sont révolutionnées.
Les autres espèces de capitaux qui sont apparues avant
lui, au milieu de modes de production passés ou en déca
dence, se subordonnent à, lui et subissent des modifications
correspondantes dans le mécanisme de leur fonctionne
ni ' ent ; ils n'existent, même plus que sur la base du capital
industriel -, ils vivent et meurent, persistent et tombent
avec lui. Quant au capital-argent et au capital-marchan
dise, fonctionnant dans des branches spéciales d'affaires,
à côté du capital industriel, ils correspondent simplement,
sous des formes autonomes et développées séparément
par suite de la division sociale du travail, aux différentes
fonctions que le capital industriel prend et rejette alternati
vem ent dans la sphère de la circulation.
D'un côté, le cycle A... A' pénètre dans la circulation générale des marchandises, cri sort, y rentre, et en forme une partie. D'autre part, il constitue pour le capitaliste individuel un mouvement propre, autonome, de la valeurcapital, mouvement qui s'accomplit, en partie dans la circulation générale des marchandises, en partie hors d'elle, tout en conservant son caractère indépendant. Il en est ainsi : Primo, parce que lesdeux phases A-M et M'-A', qui se passent dans la sphère de la circulation, ont comme phases du mouvement du capital, des caractères fonctionnellement déterminés : dans A- M le dernier terme représente la, force de travail et les moyens de production; dans M'- A' se réalise la valeur du capital --j- la plus-value.
88 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSFs DU CAPITAL.
Secundo : parce que P, le procès de production, implique la consommation productive. Tertio : parce que le retour de l'argent à son point de départ fait du mouvement A... A' un cycle défini en lui-même.
D'un côté donc, chaque capital individuel est, dans ses deux phases de circulation A - M et M'A', un agent de la circulation générale des marchandises, dans laquelle il fonctionne et s'intercale, soit comme argent, soit comme produit, de manière à former un chaînon de la série des métamorphoses générales du monde des marchandises. D'autre part, il accomplit, à l'intérieur de la circulation générale, son propre cycle indépendant, dans lequel la production est un stade de transition et qui le ramène continuellement à son point de départ, à la forme qu'il avait lorsqu'il l'a commencé. Pendant ce cycle, dans lequel il se métamorphose réellement grâee au procès de production, il modifie également la grandeur de sa valeur: il revient à son point de départ non seulement comme argent, mais comme argent accru, comme argent augmenté.
Si nous examinons enfin la circulation A - M... P... M'-A' comme forme spéciale du procès circulatoire du capital à côté des -autres formes à examiner plus tard, elle se distingue par ce qui suit :
1) Elle apparaît comme cycle du cùpiial-aî~,qeni, parce que le capital industriel sous la forme argent est le Po int initial et le point final du procès total. La formule montre que l'argent n'est pas dépensé, mais seulement avancé, qu'il n'est que la forme monétaire du capital, du capital-argent. Elle exprime en outre que la valeur d'échange, et non pas lavaleur d'usage, constitue le véritable but du mouvement. C'est parce que la monnaie est la forme autonome, concrète de la valeur, que la circulation A... A', dont elle marque le départ et le retour, dit clairement que " faire de l'argent " est le motif stimulant de la production capitaliste. Produire y est simplement un moyen indispensable, un mal inévitable, pour obtenir de l'argent. C'est pourquoi toutes les nations capitalistes subis
CHAP. I. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 89
sent périodiquement le vertige de vouloir faire de l'argent sans l'intermédiaire du procès de production.
2) Le stade de la production, le fonctionnement de Il, correspond à une interruption entre les deux phases de la circulation A--M... W-A', qui peutêtre ramenée à la circulation simple A-M-A'. Le procès de production, dans le mouvement circulatoire, apparaît formellement et explicitement ce qu'il est dans la production capitaliste, comme un simple moyen de faire valoir la valeur avancée; l'enrichissement est le véritable but de la production.
3) La série des phases commence par A - M et se termine par M' -A'; donc, point de départ A, le capitalargent à faire valoir; point final A', le caPital-argent ayant été mis en valeur, A + a, où A, capital ayant produit de la plus-value, figure à côté de a, son rejeton. Ce qui distingue doublement le cycle A des deux autres cycles P et M', c'est d'abord la forme monétaire de ses deux points extrêmes. L'argent est, en effet, la forme autonome, concrète de la valeur du produit, la forme dans laquelle toute trace de la valeur d'usage est éteinte. D'autre part, P.. P ne devient pas nécessairement P... P'(P -+-p), et dans M'... M' aucune différence de valeur n'est visible entre les deux extrêmes. Ce qui caractérise par conséquent la formule A... A', c'est que, d'une part, la valeur-capital y est le point de départ, et la valeur-capital augmentée de plusvalue, le point de retour, de sorte que l'avance de la valeur-capitai y apparaît comme le moyen et la valeurcapital augmentée comme le but de l'opération tout entière; c'estque, d'autre part, cette relation s'y exprime en forme monétaire, la forme autonome de la valeur : l'argent y engendre de l'ai-gent. La production de plus-value par la valeur n'est pas seulement exprimée comme l'Alpha et l'Omega. du procès, mais elle y revêt la forme brillante de l'argent.
4) Puisque A', le capital-argent réalisé comme résultat de M'- A', phase qui complète et termine A- M, se trouve sous la forme qu'il avait au début de son premier cycle, il
40 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
peut recommencer celui-ci comme capital-argent augmenté
(accumulé) - A'~A-j-a ; car, dans la formule A... A', il
n'est nullement exprimé que, lors du renouvellement du
cycle, la circulation de a se sépare de celle de A. Observé
une fois seulement, le cycle du capital-argent n'exprime,
au point de vue de la forme, que le procès du faire valoir
et de l'accumulation. La consommation y figure comme
T
consommation productive, A-M ~ Pm , et celle-ci seule
ment est impliquée dans ce cycle du capital individuel. A - T'est T - A ou M - A pour l'ouvrier; c'est cette première phase de la circulation qui lui procure ses moyens de consommation - T -A -M (subsistances). La seconde phase A - M n'appartient plus au cycle du ca pital individuel; mais elle est entraînée par lui et en est la condition, puis-~ que l'ouvrier,pour se trouver toujours surle marché comme objet exploitable du capitaliste, doit avant tout vivre, se soutenir en consommant. Cependant cette consommation n'est supposée ici que comme condition dela consommation productive de la force de travail par le capital, c'est-à-dire comme condition de conservation et de reproduction de cette force. Les Pm, les marchandises proprement dites qui entrent dans le cycle, ne sont que les aliments de la consommation productive; l'acte T -A rend possible leur transformation en chair et en sang. Il est vrai que le capitaliste aussi doit exister. c'est-à-dire consommer pour fonctionner comme capitaliste ; pour atteindre ce but, il n'aurait pas à agir autrement qu'un ouvrier, et c'est d'ailleurs tout ce que suppose cette forme de la circulation. Même cela n'est pas formellement exprimé, puisque la formule finit par A'J' qui peut immédiatement fonctionner comme capital-argent augmenté. '
La vente de M' est directement contenue dans M'- A', mais ce qui est M'- A', vente, d'un côté, est A - M, achat, de l'autre, et la marchandise n'est achetée en définitive qu'à cause de sa valeur d'usage, pour entrer (abstraction faite de ventes intermédiaires) dans la consommation, soit
CHAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGENT 41
individuelle, soit productive, suivant la nature de l'article acheté. Mais cette consommation n'entre pas dans le cycle du capital individuel,dont M'estle produit; car M'est rejeté du cycle, comme marchandise à vendre, marchandise destinée à la consommation d'autrui. C'est pourquoi nous trouvons chez les défenseurs du système mercantiliste (qui se base sur la formule A - M. .. P. .. M'- A') de copieux sermons prêchant que le capitaliste individuel ne doit consommerque comme travailleur, etque les nations capitalistes doivent laisser aux autres nations plus bêtes le soin d'absorber les marchandises, abandonnant à celles-ci tout le procès de consommation et faisant de la consommation productive l'objet de leur existence. Ces sermons rappellent souvent, tant par la forme que par le texte, les exhortations ascétiques des pères de l'Eglise.
Le procès circulatoire du capital implique donc la cireu--, lation et la production. Si l'on ne considère les deux phases A - M, M' - A'que comme des actes circulatoires, la cir-' culation du capital fait partie de la circulation générale des marchandises ; mais si on les envisage comme des sections fonctionnellement déterminées du cycle du capital, cycle qui appartient aussi bien à la sphère de la production qu'à celle de la circulation, le capital accomplit, au milieu de la circulation générale des marchandises, sa propre cireulation. La circulation générale des marchandises lui permet, dans le premier stade, de prendre la forme sous laquelle il peut exercer la fonction de capital productif; dans le second stade, elle lui sert à rejeter la forme marchandise sous laquelle il ne peut pas recommencer son cycle et elle lui ouvre la possibilité de séparer sa circulation de celle de la plus-value qui vient de lui être ajoutée.
Le mouvement circulatoire du capital-argent est ainsi, parmi ceux qui se manifestent dans le cycle du capital industriel, le plus spécial et par cela même le plus frappant et le plus caractéristique ; , ~son but et son sti
42 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL .
mulant - produire de la plus-value, faire de l'argent, accumuler - s'y trouvent représentés d'une façon éclatante (acheter pour vendre plus cher). La première phase étant A - M, il apparait clairement, que les parties constitutives du capital productif proviennent du marclié des marchandises, et aussi que la production eapitaliste a pour condition la circulation, le commerce. Le mouvement circulatoire du capital-argent n'implique pas seulement la production de marchandises ; il ne se réalise que par la circulation, il la présuppose. Cela résulte déjà de ce que A, qui appartient à la circulation, apparait comme la forme première et pure de la valeur-capital avancée, ce qui n'est pas le cas pour les deux autres formes du cycle.
Le cycle du capital-argent est feipression générale du capital industriel, en ce sens qu'il implique toujours le faire valoir de la valeur avancée. Dans P.... P la forme argent n'est donnée au capital que pour exprimer le prix des éléments de la production ; l'argent intervient seulement comme monnaie de compte et figure comme tel dans la comptabilité.
A.... A' ne devient une forme particulière du cycle du
capital industriel, que lorsque du capital avancé pour la
première fois en argent est retiré sous la même forme,
> soit parce qu'on le fait passer d'une branche de production
dans une autre, soit parce qu'il cesse de fonctionner comme
capital industriel. Le cas se présente pour la plus-value
lorsqu'elle est avancée pour la première fois sous forme
d'argent, et il se montre de la façon la plus frappante lors
que cette plus-value fonctionne dans une autre entreprise
que celle où elle est née. A.... A' peut être le premier
cycle d'un capital comme il peut en être le dernier; il peut
être considéré comme la forme du capital social tout entier.
Il est la forme d'un capital nouvellement placé, soit un capi
tal nouveau qui vient d'être accumulé en argent, soit un
ancien capital qui a été converti en argent, pour le faire
passer d'une branche de production dans une autre.
CHAP. 1. - LE MOUYEMENT CIRCULATOIRE DU CAPITAL-ARGFNT 48
Le capital-argent, étant la forme impliquée dans tous les cycles, accomplit évidemment le cycle de cette partie du capital qui engendre la plus-value, le capital variable. Le paiement du salaire se fait ordinairement en argent et cette opération doit être renouvelée à courts inteÉvalles, parce que l'ouvrier vit de la main à la bouche. Vis-à-vis du salarié,le capitaliste doit donc constamment se présenter comme possesseur d'argent, et son capital comme capital-argent. Les virements directs ou indirects ne sont pas possibles ici, comme pour l'achat des moyens de production et la vente des marchandises produites, où la plus grande partie du capital-argent figure, en réalité, sous forme de marchandises, et où la monnaie n'intervient que pour solder les comptes. D'autre part, une partie de la plus-value produite par le capital variable est consacrée par le capitaliste à sa consommation personnelle qui appartient au commerce de détail, et est toujours dépensée, quels que soient les détours qu'elle accomplit, sous la forme argent. L'importance de cette partie, si grande ou si petite qu'elle soit, ne change rien à la chose. Constamment le capital variable réapparait sous la forme d'argent avancé pour le salaire (A -T) et constamment a réapparait comme plus-value dépensée pour faire face aux besoins privés du capitaliste. À revient donc comme du capital variable avancé, et a comme surcrolt, tous les deux nécessairement fixés dans la forme monétaire, pour être dépensés sous cette forme.
La formule A- M...P ... M-A' avec le résultat A'== A -i- a donne lieu à une confusion dûe à ce que la valeur avancée et ayant créé de la plus-value existe sous la forme argent. Le fait principal parait être, non pas le procès de création de la plus-value, mais la lorme monétaire de ce procès, parce qu'on retire, finalement, de la circulation plus de valeur en monnaie qu'on n'en avait originairement avancé, d'où une augmentation de la masse d'or et d'argent appartenant au capitaliste. Le système dit monétaire n'est que l'expression de la forme non-concrète A - M - A', c'est-à-dire d'un mouvement qui s'opère
44 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPI-IOSE:S DU CAPITAL
exclusivement dans la circulation et qui, par conséquent, ne peut expliquer les deux actes : 1) A -M, 2) M - A', que par le fait que Mse vendant, au second acte, au-dessus de sa valeur permet de retirer de la circulation plus d'argent qu'on n'en a versé pour son achat. Au contraire,
A - M P M - A', fixée comme forme exclusive, est la
base du système mercantiliste plus développé, où non
seulement la circulation, mais aussi la production des
marchandises apparaissent comme un élément nécessaire.
Le caractère trompeur de A - M.... P... M' - A' se manifeste dès qu'elle est fixée comme forme stable au lieu d'être une forme fluide se renouvellant constamment; c'est-à-dire dès qu'elle est considérée, non pas comme une des formes du cycle, mais comme sa forme exclusive bien qu'elle indique cependant d'autres formes. En effet:
Primo: Tout le mouvement circulatoire a pour condition
préalable le caùactère capitaliste de la production et, par
conséquentaussi l'étatsocialquiy correspond,A- M= A -
T
M ~pm , maisA - T suppose l'existence de l'ouvrier salarié,
il suppose donc que les moyens de production font partie du capital productif et que, par conséquent, le procès de travail et de création de plus-value, c'est-à-dire le procès de production, constitue déjà une fonction du capital.
Secundo - Si A.... A' est renouvelé, le retour à la forme monétaire est aussifugitifque la forme monétaire au premier stade. A - M disparaît pour faire place à P. Le renouvellement continu de l'avance monétaire aussi bien que son retour continu sous forme d'argent deviennent eux-mêmes des moments passagers du mouvement circulatoire.
Tertio :
A - M.... P.... M'- A'. A - M.... P.... M' - A'. A - M.... P.... etc.
Dès le second renouvellement du cycle apparaît le cycL~ P.... M'- A'. A - M.... P, même avant que le second
CHAP. 1. - LE MOUVEMENT CIRCULATOIRE DU CAPI'rAL-ARGENT 45
cycle de A soit fini. Tous les cycles qui suivent peuvent être ramenés à P....M'-A-M .... P, de sorte que A -M, pre - mière phase du premier cycle, n'est que la préparation passagère du cycle du capital productif, qui se renouvelle ensuite sans interruption. Les choses se passent, en effet, de la sorte pour un capital industriel lorsqu'il a été avancé une première fois sous forme de capital-argent.
D'autre part, avant que le second cycle de P soitfini, le premier cycle M'- A'. A - M... P... M' (en raccourci M'... M'), c'est-à-dire le cycle du capital-marchandise, s'est déjà accompli. Ainsi la première forme contient déjà les deux autres, et la forme argent disparaît en tant qu'elle n'est pas une simple expression de la valeur, mais l'équivalent monétaire de celle-ci.
Enfin, considérons un capital nouveau qui parcourt pour la première fois le cycle A -M... P... M'- A'. Dans ce cas A - M est la phase préparatoire du premier procès de productioa de ce capital et cette phase loin d'être supposée est la condition de ce procès de production. Mais cela ne s'applique qu'à ce capital isolé. La forme générale de la circulation du capital industriel est le cycle du capitalargent, dès que la société est régie parla production capitaliste. Le procès capitaliste de production est donc supposé comme existant, sinon dans le premier cycle du capitalargent d'un capital industriel nouvellement avancé, du moins hors de lui, et son existence suppose le renouvellement constant du cycle P.... P. Il en est même ainsi dès
le premier stade A -M T , qui admet, d'une part,
~ Pal l'existence de la classe des ouvriers salariés et qui, d'autre part, le stade A - M de l'acheteur des moyens de production étaat',M' - A' pour leur vendeur, suppose M', le capital-marchandise, la marchandise résultat de la production capitaliste, c'est-à-dire le fonctionnement du capital productif.
CHAPITRE Il
LE CYCLE DU CAPITAL PBGDUCTIF
Le cycle du capital productif a pour formule générale: P... M'- A'- M... P. Il exprime le fonctionnement périodiquement renouvelé du capital productif et sa reproduction, si l'on considère sa mise en valeur; il signifie que non seulement il y a production, mais reproduction périodique de la plus-value. Il indique -que le capital industriel fonctionne productivement, non pas une fois, mais sans cesse, sortant d'un procès de production pour entrer dans un autre. Dans certaines entreprises industrielles, une partie de M' peut rentrer directement comme moyen de production dans le procès dont elle est sortie comme marchandise, épargnant ainsi la conversion de sa valeur en argent, en signes monétaires ; elle n'acquiert dans ce cas une expression autonome que comme monnaie de compte, et elle n'appartient pas à la circulation. Il y a donc des valeurs qui font partie du procès de production sans entrer dans le procès de circulation. Il en est de même de cette partie de M' que le capitaliste consomme en nature, comme partie du surproduit . niais cette quantité est insignifiante dans la production capitaliste et elle n'entre guère en ligne de compte que dans l'agriculture.
Deux choses sautent aux yeux quand on observe le Cycle P.. M' - A' - M... P :
Primo Tandis que dans la première forme, A... A', le procès de production, P, interrompt la circulation du capital-argent et n'est qu'une phase intermédiaire entre A - M et M'- A', ici, l'interruption est déterminée par le procès
CHAP. Il. - LE CYCLE DIU CAPITAL PRODUCTIF 41
de circulation, qui apparalt comme un intermédiaire entre le premier terme, le capital productif qui ouvre le cycle, et le dernier terme, le capital productif, qui ferme le cycle et le ramène à son point de départ. La circulation proprement dite n'intervient donc que pour rendre possible la reproduction périodiquement renouvelée, et, par suite, continue du capital.
Secundo : L'ensemble de la circulation se présente sous la forme opposée de celle qu'elle avait dans le cycle du capital-argent. Abstraction faite de la spécification de la valeur, elle était alors A -M - A (i~ - NI. M - A) ; elle est maintenant M A - M (M - A. A - M), c'està-dire la circulation simple de la marchandise.
1. Reproduction simple.
0
Examinons d'abord le procès M' - A'- M qui s'opère dans la sphère de la circulation entre les deux extrêmes P... P.
Le point de départ de cette circulation est le Capitalmarchandise : M'~ M -~- m =P -j- m. Le fonctionnement M' - A' du capital-marchandise (la réalisation des deux valeurs qu'il contient : la valeur-capital = P qui existe désorrnais comme M, partie de marchandise, et la plus-value qui existe comme ni, fraction de la même marchandise) a été examiné dans la première forme du c~c1e. Seulement, il constituait alors la seconde phage de la circulation interrompue et la phase finale du cycle entier, tandis qu'il correspond ici à la seconde phase du cycle, première phase de la circulation. Le premier cycle se terminait par A', et comme A' aussi bien que l'A originaire peut commencer un second cycle comme capital-argent, il était inutile, dans le premier cas, de considérer si A et a (la plus-value), contenus en A', continueraient leur chemin en commun ou s'ils prendraient des directions différentes. Cela n'aurait été nécessaire que si nous avions suivi le premier cycle dans ses renouvellements. Ce point doit être tranché main
48 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
tenant dans l'étude du mouvement du capital productif, car la détermination de son premier cycle en dépend, et la première phase y est M' - A', devant être complétée par A - M. Cette décision déterminera le caractère du cycle et marquera si la formule représente la reproduction simple, ou la reproduction sur une échelle progressive.
Considérons d'abord la reproduction simple. Comme dans le premier chapitre, nous supposons que toutes les circonstances restent égales, et que les marchandises sont vendues et achetées à leur valeur. Toute la plus-value va donc à la consommation personnelle du capitaliste. Dès que le capital- marchandise M' est converti en argent, la partie de la somme qui représente la valeur-capital rentre dans la circulation du capital industriel ; l'autre partie, la plus-value, également transformée en argent, passe à la circulation générale des marchandises, et, bien que provenant du capitaliste, circule en dehors de son capital individuel.
Dans notre exemple nous avions un capital-marchandise M' de 10.000 livres de fil, d'une valeur de 500 1. st. Les 4212 1. st., qui représentent la valeur du capital-productif, la forme argent de 8.440 livres de fil, continuent la circulation capitaliste commencée par M'; lapliis-valuede781.st., forme argent de 1.560 livres de fil, partie excédante du produit-marchandise, sortent de cette circulation et suivent un autre chemin dans la circulation générale des marchandises.
T
M, ~M~ - -~A~ - M ~pn + -A' + m - -a - m
a-m est une série d'achats auxquels le capitaliste dépense son argent soit pour des marchandises, soit pour des services destinés à sa digne personne ou à sa famille. Ces achats sont faits à des époques différentes. L'argent, qui y est destiné, reste temporairement sous forme de
CHAP. IL - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF 49
provision ou de trésor, car l'argent dont la circulation est interrompue est thésaurisé. Il n'appartient donc pas, même sous sa forme passagère de trésor, à la circulation du capital sous la, forme monétaire A ; il n'est pas avancé, il est dépensé.
Nous avons supposé que tout le capital avancé passe
en une fois d'une de ses phases à la suivante ; le produit
marchandise de P renferme, d'après cette hypothèse, la va
leur totale du capital productif P = 422 1. st. la plus
. value créée pendant le procès de production 78 1. st.
Dans notre exemple où le produit-marchandise est divisi
ble, la plus-value existe sous la forme de 1560 livres de
fil, ou de 2,496 onces pour une production de 1 livre de fil.
Si le produit-marchandise était, p. ex.. une machine de
500 1. st. ayant la même composition de valeur que le fil, la
plus-value y serait encore -représentée par 78 1. st. , mais
ces 78 1. st. existeraient dans la machine toute entière et
l'on ne pourrait pas diviser celle-ci en valeur-capital et en
plus-value sans la mettre en pièces et sans détruire sa
valeur en même temps que sa valeur ' d'usage. Dans ce cas,
ce n'est qu'idéalement que les deux parties de la valeur
peuvent être considérées comme parties constitutives de la
marchandise : elle n'en sont pas des éléments autonomes.
comme chaque livre de fil, indépendante et séparable des
10000 livres. Dans le cas de la machine, le capital-mar
chandise doit être entièrement vendu avant que a puisse
commencer sa circulation spéciale. Au contraire, si le ca
pitaliste vend d'abord 8440 livres, la vente des 1560
livres restantes représentera pour la plus-value une circu
lation absolument séparée, sous la forme m (1.560 livres
de fil) - a (78 1. st.) - m (articles de consommation). Les
éléments de la valeur de chaque quotité isolée des 10.000
livres de fil peuvent se représenter en parties du produit,
aussi bien que ceux du produit total. De même que les
10000 livres de fil sont divisibles en 10) capital constant
(c) 7,1,10 livres de fil = 372 1. st. 2') capital variable
(v) 1000 livres de fil = 50 1. st. ; 30) plus-value (pl) =
50 PREMIÈRE PARTIE,. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
1560 livres de fil = 78 1. st. ; de même chaque livre de fil peut se diviser en : lù)c = 11,904 onces = 8,928d.; 2o)v = 1,600 once ~ 1,200 il. ; 3,,) pl ~= 2,496 onces = 1,872 d. Si la vente des 10000 livres se fait en plusieurs fois, le capitaliste consomme en plusieurs fois les éléments de plusvalue qui y sont contenus, et réalise ainsi, en autant de fois, la somme c -1- v. Cette opération, qui suppose la vente des 10600 livres, implique que le renouvellement de c et de v est réalisé par la vente de 8440 livres (vol. 1 chap. VII, 2).
Quoi qu'il en soit, par facte M'- A', la valeur-capital et la plus-value contenues en Mi' prennent une existence séparable, deviennent des sommes d'argent différentes ; A et a sont alors des formes réelles d'une valeur, dont M', prix de la marchandise, n'était qu'une expression idéale.
ni - a - in est une circulation simple de marchandises dont la première phase m - a est comprise dans la circulation du capital -marchandise M' - A', c'est-à-dire dans le cycle du capital, et dont la phase complémentaire a - în, appartenant à la circulation générale des marchandises, s'opère en dehors de ce cycle. La circulation de M et celle de ni, de la valeur-capital et de la plus-value, se détachent l'une de J'autre après la métamorphose de M' en A'. D'où il suit .
Primo : Au moment où le capital -marchandise se réalise par l'acte M' - A'~ M - (A. -j- a), les circulations de la valeur-capital et de la plus-valtie, encore confondues en M'- A' et effectuées par une même masse de marchandises, deviennent séparables, puisque les deux valeurs possèdent désormais des formes autonomes comme sommes d'argent.
Secundo : Si cette séparation s'accomplit, a étant dépeasé comme revenu du capitaliste, et A fonctionnant comme valeur-capital et continuant son cycle, le premier acte M' - A' et les actes subséquents A - M et a -ni peuvent être représentés comme deux circulations distinctes : M - A - M et m - a - m ; toutes les deux appartiennent,
CHAP. IL - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF 51
au point de vue de la forme générale, à la circulation ordinaire des marchandises.
D'ailleurs, quand on se trouve dans la pratique devant
des marchandises dont la substance, est indivisible, on
isole quand même idéalement les éléments de leur valeur.
Ainsi, par exemple, à Londres, les entrepreneurs de bâti
nient, qui travaillent le plus souvent sur crédit, reçoi
vent des acomptes à mesure que les constructions avancent.
Chacun de ces acomptes ne correspond qu'à une partie,
réelle il est vrai, d'une maison future, mais qui, malgré
sa réalité, n'est qu'une fraction idéale de la maison en
tière ; et pourtant cette réalité est suffisante pour servir
de garantie à l'avance (Yoir plus loin chap. XI[ ' ).
Tertio : Si les circulations de la valeur-capital et de la plus-value, communes dans M et A, ne se séparent qu'en partie (une fraction de la plus-value n'étant pas dépensée comme revenu) ou bien ne se séparent pas du tout, la valeur-capital se modifieavant même qu'elle soit arrivée à la fin de son cycle. Dans notre exemple, le capital productif était de 422 1. st. S'il continue l'acte A - M avec une val eur de 480 1. st. ou 500 1. st. p. ex., il aura dans les derniers stades du cycle une valeur plus grande-de 58 ou 78 1. st. qu'au début, et la constitution de celle-ci pourra s'être rnodiée en même temps.
M'-A', le second stade de la circulation et le stade final du cycle I (A .... A'), forme le second stade de notre cycle et le premier stade de la circulation des marchandises. Pour ce qui concerne la circulation, il doit donc être complété parA'-M'..Mais M'-A'n'a pas seulement passé par le procès de production de plus-value (qui est ici le fonctionnement de P, le premier stade); son résultat, le produit-marchandise M', est déjà réalisé. Le procès dans lequel le capital s'augmente de la plus-value, ainsi que la réalisation du produit-marchandise représentant la valeur-capital augmentée, sont donc terminés par M'- A'.
Nous avons supposé la reproduction simple, c'est-à-dire le cas où a - m se sépare entièrement de A - M. Puisque
52 PRUMIÈRE` PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAI,
les deux circulations, m - a - m et M - A - M, appartiennent, au point de vue de la forme générale, à la circulation des marchandises (et ne présentent, pà~ conséquent, pas de différences de valeur entre les extrêmes), il est facile de considérer - comme le fait l'économie vulgaire - le procès capitaliste de production comme une simple production de marchandises, de valeurs d'usage destinées à une consommation quelconque; marchandises que le capitaliste ne produit que pour les substituer à des marchandises d'utilité différente ou pour les échanger avec celles-ci, ainsi que s'exprime, ërronément, l'économie vulgaire.
M' se présente dès le début comme capital-marchandise, et le but de tout le procès, l'enrichissement (l'augmentation de la valeur-capital) n'exclut point une consommation croissant avec l'accroissement de la plus-value (et. par conséquent, du capital); il l'implique au contraire. Et, en effet, dans la circulation du revenu du capitaliste, la marchandise m (ou la fraction de M' qui lui correspond idéalement) ne joue d'autre rôle que d'être convertie d'abord en argent, et ensuite en une série d'autres marchandises destinées à la consommation privée. Mais il ne faut pas oublier ici cette petite circonstance que m est une valeurmarchandise qui n'a rien coûté au capitaliste, qu'elle est Fincarnation du surtravail, ce qui explique pourquoi elle entre en scène, originaire nie rit, comme partie du capitalmarchandise M'. Cette valeur ni est donc liée, par son existence même, au cycle de la valeur-capital en mouvement ; et si ce mouvement s'arrête ou subit un dérangement quelconque, ce n'est pas seulement la consommation de m qui se rétrécit ou cesse tout à fait, mais en même temps le débit de la série de marchandises qui sont la contrevaleur de m. Il en est de même quand M'- A' ne se réalise pas ou quand une partie de M' seulement est vendable.
Nous avons vu que m-a - m, la circulation du revenu du capitaliste, ne fait partie de la circulation du capital
CHAP. IL - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF 53
qu'aussi longtemps que m est une partie de la valeur M', du capital sous sa forme fonctionnelle de capital-marchandise; inais dès qu'elle est devenue autonome, par a - m, donc dans toute l'opération m - a - m, elle ne rentre pas dans le mouvement du capital avancé par le capitaliste, bienqu'elle en provienne. Elle n'y participe que pour autant que l'existence du capital suppose celle du capitaliste, laquelle a pour condition la consommation de la plus-value.
Dans la circulation générale, M', le fil, p. ex., fonctionne comme marchandise; en tant que moment de la circulation du capital, il agit comme capital-marchandise, forme que la valeur-capital prend et abandonne alternativement. Après la vente au commerçant, le fil sort définitivement du cycle du capital dont il est le produit, mais il reste comme marchandise dans la sphère de la circulation générale. La circulation du même quantum de marchandises persiste_ bien qu'elle ait cessé d'être un moment du cycle autonome du capital du fileur. La métamorphose réelle et définitive M-A du quantum de marchandises jeté dans la circulation par le capitaliste, sa sortie finale et son entrée dans la consommation, peut donc ayoir lieu en un autre temps et dans un autre endroit que la métamorphose dans laquelle ce quantum de marchandises fonctionne comme capitalmarchandise. La transformation qui s'est déjà accomplie dans la circulation du capital, doit avoir son pendant dans la sphère de la circulation générale.
Il importe peu que le fil entre dans le cycle d'un autre capital industriel. La circulation générale comprend aussi bien l'enchevêtrement des cycles des différentes fractions autonomes du capital social, c'est-à-dire la totalité des capitaux individuels, que la circulation des valeurs jetées sur le marché sans être des capitaux.
La. relation entre le cycle du capital comme partie de la circulation générale et le cycle du même capital considéré comme chainon d'une circulation autonome se manifeste également, quand on considère la circulation de A'= A -+- a. Etant capital- argent, A, continue le cycle du
54 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
capital. Etant dépensé comme revenu (a - m), a entre dans la circulation générale et sort du cycle du capital, à moins qu'une partie n'en soit utilisée comme capitalargent additionnel. Dans m-a-m, l'argent fonctionne simplement comme numéraire, et le but de cette circulation est la consommation individuelle du capitaliste. Le crétinisme de l'économie vulgaire s'affirme une fois de Plus lorsqu'elle indique cette circulation, qui n'entre pas dans le cycle du capital et qui n'est que la consommation d'un revenu, comme le cycle caratéristique du capital.
Dans la seconde phase, A- M, la valeur-capital A=P (c'est-à-dire la valeur du capital productif qui ouvre le cycle du capital industriel) réapparaît séparée de la plusvalue, et représente la même somme de valeur qu'au pret
mier stade du cycle du capital-argent A - M. Bien qu'il se présente dans d*autres conditions, le capital-argent qui résulte ici de la conversion du capital-marchandise, a la même fonction: se transformer en Pm et T, moyens de production et force de travail.
Par le fonctionnement du capital-marchandise M' -A', la valeur-capital, pendant que la plus-value accomplit le mouvement m - a, a parcouru la phase M -A; elle entre maintenant dans la phase complémentaire A-M ~ PT
, de
T
sorte que sa circulation totale est M - - A - M ~ pm*
Primo: le capital-argent A a été dans la figure 1 (cycle A... A') la forme originaire sous laquelle la valeur-capital a été avancée; ici il apparait d'abord comme une partie de la somme d'argent dans laquelle s'est converti le capitalmarchandise par l'opération M' - A', c'est-à-dire comme résultat de la conversion en argent du capital productif, P, par la vente du produit-marchandise. Le capital-argent n'existe donc, ici, ni comme forme originaire, ni comme forme définitive de la valeur-capital , car il doit abandonner sa forme argent pour accomplir la phase A - M, complémentaire de M - A. Par conséquent, la partie de A -M qui est en même temps A-T, n'apparaît plus comme une
CHAP. Il. - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF 55
simple avance d'argent pour l'achat de la force de travail, niais comme la remise, à la force de travail, d'une somme d'argent représentant 1000 livres de fil d'une valeur de 50 1. st., c'est-à-dire une partie de la valeur-marchandise créée par la force de travail elle-même. L'argent qu'on avance ici à l'ouvrier, n'est que la forme convertie et équivalente d'une partie de la valeur-marchandise qu'il a produite. Et c'est déjà une raison pour laquelle l'acte A -M, en tant qu'il est A - T, ne constitue pas seulement la substitution d'une marchandise sous forme de valeur d'usage à une autre marchandise sous forme d'argent, mais implique d'autres éléments, indépendants de la circulation générale des marchandises.
A' apparaît comme forme convertie de M', qui est lui
même le produit de P, du procès de production; il est donc
l'expression monétaire d'un travail antérieur. Dans notre
exemple: 10000 livres de fil ~ 500 1. st., produit du procès
de filature ; 7440 livres de fil =le capital constant avancé
e ~ 372 1. st. ; 1000 livres de fil = le capital variable
avancé v == 50 1. st. ; et 1560 livres de fil ~ la plus-value
pi = 78 1. st. Si l'on n'avance à nouveau, au lieu de la
somme totale de A', que le capital originaire de 422 1. st.,
toutes circonstances égales d'ailleurs, l'ouvrier ne recoit,
dans l'acte -4 - T, qu'une partie des 10000 livres de fil
produites dans le courant de la semaine 1 1 la valeur moné
taire de 1.000 livres de fil). En tant que résultat -de M -A,
l'argent est toujours l'expression d'un travail antérieur. Si
l'acte complémentaire A -M s'opère immédiatement sur
le marché des marchandises, c'est-à-dire si A peut être
échangé contre des produits se trouvant déjà sur le mar
ché, l'acte A - M sera également la conversion d'un tra
vail antérieur passant de la forme argent à la forme mar
chandise. Mais ce n'est qu'exceptionnellement que A -M
et M - A sont simultanés : dans le cas, p. ex., où le capita
liste qui accomplit A - M, et celui pour qui cet acte est
M-A, se transmettent leurs marchandises mutuellement,
A n'intervenant que pour solder le compte. La différence
56 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
de temps entre l'exécution de M- A et celle de A -M peut être plus ou moins considérable. Bien que A, comme
k
resultat de l'acte M - - A, représente un travail antérieur, il petit correspondre, pour l'acte A - M, a des marchandises qui ne se trouvent pas encore sur le marché, et qui y arriveront seulement plus tard, tout comme il peut représenter des marchandises produites en même temps que le M dont il est l'expression monétaire. C'est ainsi que dans la transaction A - M (achat des moyens de production), A peut acheter des charbons avant qu'ils soient extraits de la mine et que a, lorsqu'il figure comme accumulation d'argent et qu'il n'est pas dépensé comme revenu, peut représenter du coton qui ne sera produit que l'année suivante. Il en est de même pour la dépense a - m du revenu du capitaliste et pour le salaire T ~ 50 1. st., qui n'est pas seulement la forme monétaire du travail antérieur des ouvriers, mais en même temps un bon sur du travail présent ou futur, du travail qui est en train de se réaliser ou qui sera fait dans l'avenir. L'ouvrier petit acheter, pour cet argent, un habit qui ne sera confectionné que la semaine suivante. Ce raisonnement s'applique surtout au très grand nombre d'aliments indispensables qui, pont- ne pas se gâter, doivent être consommés presqu'immédiatement après leur production. Ainsi l'ouvrier reçoit, dans l'argent de son salaire, la forme convertie de son propre travail futur ou de celui d'autres ouvriers. En lui payant une partie de son travail antérieur, le capitaliste lui donne un bon sur son travail futur, de sorte que c'est son travail présent ou futur qui forme la provision non encore existante qui sert à payer le travail antérieur. C'est ici que disparait entièrement l'idée de la formation d'une provision.
Secundo: Dans la circulation M -A - M ~ T la même
(Pm'
somme d'argent change deux fois de place ; le capitaliste la reçoit d'abord comme vendeur et la donne ensuite comme acheteur. La conversion de la marchandise en argent n'a d'autre huit que la conversion de l'argent en marchandise;
CHAP. IL - LE CYCLE DU CAPITAL'PRODUCTIF 57
la forme argent du capital n'est, dans ce mouvement, qu'un moment passager. Tant que le mouvement se poursuit, le capital-argent, utilisé comme moyen d*achat, n'est qu'un instrument de circulation ; il devient moyen de paiement proprement dit, quand les capitalistes, faisant des échanges réciproques, doivent solder leurs différences.
Tertio : Le capital-argent, soit comme moyen de circulation, soit comme moyen de paiement, n'est que l'intermédiaire du remplacement de M par T et Pm, c'est-à-dire du remplacement du fil, produit-marchandise, résultat du capital productif (déduction faite de la plus-value à employer comme revenu), par ses éléments de production. Il sert donc à faire passer la valeur-capital de sa forme marchandise à celle des éléments qui ont produit celle-ci et, comme tel, il n'est que l'instrument de la retransformation du eapital-marchandise en capital productif.
Pour que le cycle s'accomplisse normalement, il faut que Mt soit vendu à sa valeur et totalement. En outre, M -A - M implique non seulement le remplacement d'une marchandise par une autre, mais son r~mplacement dans les mêmes proportions de valeur. C'est ce que nous avons supposé ici. Mais, dans la réalité, les valeurs des moyens de production varient et cette variation est inévitable dans la production capitaliste, en présence de la variation continuelle de la productivité du travail qui lui est propre. Pour le moment, nous nous bornons à l'indiquer, nous promettant de l'exposer plus tard. La conversion des éléments de production en produit-marchandise, de P en Mt, s'accomplit dans la sphère de la production ; la reconversion de M' en P se fait dans celle de la circulation, au moyen de la simple métamorphose des marchandises, mais son contenu est un moment du procès de reproduction considéré comme un tout. M - A - M, expression de la circulation du capital, implique un échange de matières fonctionnellement déterminé et suppose en outre que M est égal aux éléments de production du quantum de. marchandises Mt, ces éléments restant dans les mêmes rapports de valeur.
58 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
Nous supposons donc que non seulement les marchandises s'achètent et se vendent à leur valeur, mais aussi qu'elles ne subissent pas d*altération de valeur pendant le cycle
sinoni le procès ne suivrait pas son cours normal.
Dans A .... A', A est la forme originaire de la valeurcapital, forme qu'elle abandonne pour la reprendre ensuite. Dans P ... M'- A'- M... P, A n'est qu'une forme prise au cours du procès et qui est abandonnée dans le procès même. La forme argent n'apparait ici que passagèrement comme forme autonome de la valeur-capital ; le capital, sous forme de M', est aussi anxieux de la prendre, qu'il est anxieux, sous forme de A', de l'abandonner pour se convertir de nouveau en capital productif. Aussi longtemps qu'il reste sous la forme argent, il ne fonctionne pas comme capital, il ne produit pas de plus-value ; il est en friche. A agit ici comme moyen de circulation, mais comme moyen de circulation du capital. Le semblant d'indépendance que possède la forme argent du capital dans la première figure de son cycle (dans le cycle du capital argent), disparait dans cette seconde figure, qui est, par conséquent, la critique de la première et la ramène à un simple cas spécial. Si la seconde métamorphose A - M rencontre des obstacles (si, p. ex., les moyens de production font défaut sur le marché), le procès de reproduction est interrompu, absolument comme dans le cas où le capital est arrêté sous forme de marchandises ; seulement, dans ce dernier cas, il peut perdurer moins longtemps que sous la forme argent. Et, en' effet, il ne cesse pas d'être argent quand il ne fonctionne pas comme capital-argent, tandis qu'il cesse d'être marchandise, d'être une valeur d'usage, s'il reste trop longtemps sans pouvoir exercer sa fonction de capitalmarchandise. En outre, sous la forme d'argent il est capable de prendre une autre forme de capÎ tal productif que sa forme originaire, tandis que sous la forme M'il ne peut pas bouger.
Au point de vue de sa forme, M'- A'- M implique seulement pour M' des actes de circulation qui sont des
,jHAP. H. - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF ~9
moments de sa reproduction. Quant à la reproduction réelle de M; en qui A' se convertit et qui est nécessaire à l'exécution de M'- A'- M, elle dépend d'autres procès de reproduction qui se passent en dehors de la reproduction du capital individuel représenté par M'.
~ T
Dans la figure 1, l'acte A - M ~ P. prépare seulement la
première métamorphose du capital-argent en capital pro
ductif. Dans la figure 11, il effectue la retransformation du
capital-marchandise en capital productif; de sorte que si
le capital industriel reste affecté à la même entreprise,
l'acte A T opère la retransformation du capital
Prn
marchandise en éléments de production identiques à ceux dont il a été formé. Il apparait donc ici, tout comme dans la figure 1, comme phase préparatoire du procès de production, mais il se manifeste comme retour à ce procès, et, par conséquent, comme précurseur du procès de reproduction et, par conséquent, d'une nouvelle production de plus-value.
Il faut rappeler ici que A - T n'est pas un simple échange de marchandises, mais l'achat d'une marchandise T qui doit servir à une production de plus-value, de même que A - Pm n'est qu'un acte matériellement indispensable à la réalisation du même but.
Par l'acte A - M ~ T 1 A est retransformé en capital
~p M
productif, en P, et le c~cle recommence.
La forme explicite de P... M' - A' - M... P est donc:
- j T ... p
p M~ ~A~ M Pm
M a M
La conversion du capital-argent en capital- productif est l'achat de marchandises dans le but de produire des marchandises. La consommation ne fait partie du cycle du capital que pour autant qu'elle est productive, c'est-à-dire que les marchandises consommées servent à engendrer de
60 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
la plus-value. C'est là un fait bien différent d'une production et même d'une production de marchandises y ayant pour but de'pourvoir à la subsistance des producteurs ; la substitution d'une marchandise à une autre, dans le but de produire de la plus-value, est tout autre chose que l'échange pur et simple de produits par l'intermédiaire de l'argent. Et pourtant les économistes admettent cette confusion, et ils en déduisent la preuve que la surproduction est impossible.
Outre la consommation productive de A, qui se convertit en T et Pm, le cycle contient le premier chainon de A - T qui est, pour l'ouvrier, T - A ~ M - A. De cette circulation T - A M le premier chainon seulement est le résultat de A T, et Comme tel fait partie du cycle du capital ; le second, A -M, n'y appartient pas, bien qu'il en provienne. Mais la continuité de l'existence de la classe ouvrière, et, par conséquent, la consommation effectuée au moyen de A - M, est une nécessité pour la classe capitaliste.
L'acte M'- A', au point de vue de la continuation du cycle du capital, ainsi que de la consommation de la plusvalue par le capitaliste, ne suppose que la vente de M', sa transformation en argent. Evidemment on achète M' pour cette unique raison qu'il est une valeur d'usage, propre à laconSommation, soitproductive, soit personnelle. Qu'après cet achat, il circule encore, que, p. ex., le fil soit mis en circulation par le commerçant qui l'a acheté, ce fait n'a rien à voir -directement - avec la circulation ultérieure du capital individuel qui a produit le fil. Celle-ci continue et il en est de même de la consommation individuelle du capitaliste et de l'ouvrier qui en est la condition. C'est là un point important pour l'étude des crises.
Dès l'instant où M' est vendu, converti en argent, il peut être retransformé en les facteurs réels du procès de travail et, par cela même, du procès de reproduction, qu'il soit acheté par le consommateur définitif ou par un commerçant qui veut le revendre. Le quantum des marchandises
CHAP. IL LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF 61
fournies par la production capitaliste est déterminé par la puissance de cette production et par son besoin de s'élargir constamment, et non pas par une importance prédéterminée de l'offre et de la, demande ou des besoins à satisfaire. La production en grand ne rencontre comme acheteur immédiat, - abstraction faite des autres capitalistes industriels, - que le négociant de gros. Dans certaines limites, le procès de production peut être recommencé sur la même échelle ou même sur une échelle plus grande, bien que les marchandises qui en sont sorties, n'aient pas été livrées reéllement à la consommation personnelle ou productive. La consommation des marchandises n'appartient pas, en effet, au cycle du capital dont elles proviennent. Du moment où le fil, p. ex., est vendu, le cycle de la valeur-capital qu'il représente, peut recommencer, quelque soit le sort réservé au fil. Dès que le produit est vendu, tout est en règle au point de vue du producteur capitaliste, et le cycle de la valeur-capital n'est pas interrompu. Si le procès s'élargit, - ce qui exige un extension de la consommation productive de moyens de production, - la reproduction du capital peut être accompagnée d'un emploi (donc une demande) plus considérable, d'ouvriers, car le procès commence et se poursuit par la consommation productive. Et ainsi il peut se faire que la production de plus-value et la consommation personnelle du capitaliste augmentent et que le procès de reproduction se trouve dans les conditions les plus florissantes, pendant qu'une grande partie des marchandises ne sont entrées qu'apparemment dans la consommation et se trouvent encore' entre les mains des revendeurs, donc encore sur le marché. Les marchandises continuent à affluer en masse jusqu'à ce que, à la fin, on s'aperçoive que le premier afflux n'a été absorbé par la consommation qu'en apparence. Les capitaux-marchandises se disputent alors la place sur le marché. Les derniers venus, pour trot~ver des acheteurs, vendent au-dessous du prix, tandis que les premiers ne. sont pas encore écoulés à l'échéance des paiements; leurs
u PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPI710SES DU CAPITAL
possesseurs doivent se déclarer insolvables, ou vendre à tout prix pour payer. Cette vente qui ne répond nullement à une demande de produits, ne concerne que la demande de paiements, la nécessité absolue de convertir les marchandises en argent. La crise éclate ; elle se manifeste non par une diminution immédiate de la demande des consommateurs, mais par une réduction de l'échange entre l~s capitaux, une réduction du procès de reproduction capitaliste.
Il peut arriver que les marchandises Pm et T, dans lesquelles se convertit A pour exercer sa fonction de capitalargent, sa fonction de valeur-capital destinée à être retransformée en capital productif, soient achetées ou doivent être payées à des époques différentes, de sorte que A - M représente une succession d'achats et de paiements ; dans ce cas, une partie de A accomplit l'acte A - M, pendant que l'autre reste à l'état d'argent pour être utilisée plus tard à d'autres actes A - M, a des moments déterminés par les conditions du procès. Elle n'est donc retirée de la circulation que passagèrement, pour être mise en action à l'époque voulue. Son immobilisation est déterminée par et pour sa circulation et pendant la suspension, de son mouvement elle exerce une de ses fonctions de capital argent ; car, bien que se trouvant momentanément en repos, elle est une fraction de cette partie de la valeur du capital-marchandise qui est égale à P, la valeur du capital productif, point de départ du cycle. Tout argent retiré de la circulation prend la forme de trésor; cette forme correspond ici à une fonction du capital-argent, tout comme dans l'acte A - M, l'argent agissant comme moyen d,'achat ou de paiement exerce une fonction de capital-argent, et cela parce qu'il représente ici le capital industriel dans un de ses stades et dans un état qui est imposé par la cohérence du cycle. Ceci confirme que le capital-argent, en parcourant le cycle du capital industriel, n'accomplit que des fonctions d'argent, qui prennent le caractère de fonctions de capital uniquement par leur connexion avec les autres stades du cycle.
L'expression de A' comme relation capitaliste, comme
CHAP. Il. - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF 63
relation de a à A, n'est pas une fonction du cap'ital-argent, mais du capital-marchan dise M' qui, marquant la relation de m à M, exprime le résultat du procès de production, l'addition de la plus-value à la valeur-capital pendant la production.
Le procès de circulation peut rencontrer des obstacles dans les circonstances extérieures, -la situation du marché, etc., -qui obligent A. à suspendreson fonctionDementA- M et à rester, pendant un temps plus ou moins long, à l'état d'argent; dans ce cas, A passe encore à l'état de trésor, ce qui se présente aussi dans la simple circulation des marchandises, dès que le passage de A - M à M - A subit une interruption. C'est la thésaurisation involontaire. Dans notre exemple, l'argent a alors la forme de capital-argent en friche, virtuel, situation sur laquelle nous n'insistons pas en ce moment.
Dans les deux cas, l'immobilisation du capital-argent sous la forme argent est le résultat d'un mouvement interrompu, que cette interruption soit opportune ou inopportuile, voulue ou imposée, favorable ou défavorable à la fonction du capital.
Il. L'accumulation et la reproduction stir une échelle progressive.
Etant donné que les proportions dans lesquelles le procès de production peut s'élargir, ne sont pas arbitraires, mais réglée* par la technique, il arrive souvent que la plusvalue réalisée, bien que destinée à être transformée en capital, ne peut atteindre que par la répétition de plusieurs cycles la grandeur nécessaire pour fonctionner comme capital additionnel, ou pour entrer dans le cycle du capital en mouvement ; jusqu'à ce moment elle doit être accumulée. Dans ce cas, elle se condense et est thésaurisée ; elle n'est capital-argent que virtuellement, car elle ne peut fonctionner comme capital aussi longtemps qu'elle conserve la forme argent. La thésaurisation apparaît donc ici comme un moment qui est impliqué dans le procès
61 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPIIOSES DU CAPITAL
d'accumulation capitaliste, qui l'accompagne tout en diffé
rant essentiellement. En effet, le procès de reproduction
lui-même n'est pas élargi par la formation d'un capital
argent virtuel, car celui-ci se forme précisément parce que
le producteur capitaliste ne peut pas étendre immédia
tement le cadre de sa production. S'il vend son surpro
duit à un producteur de métaux précieux, qui introduit,
dans la circulation, de nouvelles quantités d'or ou d'ar
gent, ou, ce qui revient au même, à un commerçant, qui
importe de l'étranger des métaux précieux en échange
d' " une partie du surproduit national, son capital-argent
virtuel produit un accroissement du trésor national d'or ou
d'argent. Si de pareilles ventes n'ont pas lieu, les 78 1. st.,
p. ex.., qui avaient été des moyens de circulation entre les
mains de l'acheteur, prennent simplement la forme de
trésor entre les mains du capitaliste, et le trésor national
d'or ou d'argent est réparti d'une autre manière.
Si l'argent fonctionne dans les transactions de notre capi
taliste comme moyen de paiement (la marchandi ' se ne devant
être payée que dans un délai plus ou moins long), le sur
produit destiné à être capitalisé se convertit, non pas en
argent, mais en créances, en titres de propriété sur un
équivalent que l'acheteur a déjà en sa possession ou seule
ment en vue. Il reste en dehors du procès de reproduction, -
tout commel'argent placé en papiers productifs d'intérêts, -
bien qu'il puisse entrer dans le cycle d'autres capitaux
industriels.
La production capitaliste est caractérisée tout d'abord par la mise en valeur du capital avancé, donc, par la production de laplus-value dans la plus large mesure possible ; en second lieu (comp. vol. I, chap. 24) par la création du capital, c'est-à-dire par la transformation de la plus-value en capital. L'accumulation ou la production sur une échelle progressive, qui apparait comme un moyen d'augmenter la production de plus-value et d'enrichir le capitaliste, est comprise dans la tendance générale de la production capitaliste et devient une nécessité pour chaque capitaliste
CHAP. 11, - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF 65
individuel, - nous l'avons démontré dans le pre - mier
volume, - par suite du développement de la production.
L'augmentation continue de son capital devient une condi
tion de sa conservation. Mais nous n'avons pas à revenir
sur ce qui a été développé antérieurement.
Nous avons examiné la reproduction simple et nous avons supposé que toute la plus-value est dépensée comme revenu. En réalité, dans des conditions normales, la plusvalue est paÉtiellement dépensée comme revenu et partiellement capitalisée, ce qui n'empêche pas que parfois elle soit entièrement dépensée, et parfois, entièrement capitalisée.' Pour ne pas compliquer la formule, nous supposerons qu'elle est totalement accumulée. La formule P...
M' - A' _ M, ~ T ... P' exprime qu'un capital productif. se WM
reproduisant sur une plus grande échelle et avec une valeur plus grande, commence son second cycle ou, ce qui est la même chose, renouvelle son premier cycle comme capital productif augmenté. Ce second cycle a de nouveau P comme point de départ, seulement ce P est un capital productif plus grand que le premier P. De même, lorsque, dans la formule A ... A', le second cycle commence par A', celui-ci fonctionne comme un capital-argent d'importance déterminée, plus grand que celui qui a ouvert le premier cycle ; mais son augmentation par la plus-value capitalisée est oubliée dès l'instant oùL il exerce la fonction de capital-argent avancé. Son origine n'est plus visible dans le capital-argent qui commence le cycle ; il en est de même pour P'dès qu'il fonctionne comme point de départ d'un nouveau cycle.
La, comparaison des cycles P... P' et A... A' montre qu'ils-n'ont point la même signification. Pris en lui-même comme cycle isolé, A... A' exprime que A (c'est-à-dire le capital industriel sous sa forme argent) est de l'argent qui engendre de l'argent, de la valeur qui engendre de la valeur, qui crée de la plus-value. Par contre, dans le cycle de P, la plus-value est déjà créée à la fin du premier stade
66 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
(du procès de production) ; et a la fin du stade M'-A'(premier stade de la circulation), la valeur-capital + la plusvalue existent déjà comme capital-argent réalisé, comme A' qui, dans le premier cycle, était le dernier terme. Dans P... P, formule de la reproduction que nous avons examinée en premier lieu (voir la formule explicite p. -l,9) la création de plus-value a été représentée par m - a -m, dont le second stade s'accomplit en dehors de la circulation du capital et correspond à la circulation de la plusvalue comme revenu. Cette dernière forme, qui représente le mouvement entier par P.... P, saris aucune différence de valeur entre les deux points extrêmes, représente donc comme A... A', la création de plus-value par la valeur avancée ; seulementl'acte M'-A' apparait comme dernier stade en A... A', tandis qu'il apparait en P. _ P comme second stade du cycle et comme premier stade de la circulation.
Dans P ... W, P' exprime, non pas la création de plusvalue, mais la capitalisation de la plus-value créée, l'accumulation de capital ; il exprime que V, rapporté à P, se compose de la valeur-capital originaire +- la valeur d'un capital accumulé par son mouvement.
A', comme dernier terme de A .... A', et M.", tel qu'il apparait dans tous ces cycles, expriment, non pas le mouvement, mais son résultat : l'augmentation de la valeurcapital réalisée sous forme de marchandise ou d'argent ; ils expriment donc la valeur-capital comme A -+- a ',ou comme M -1m), c'est-à-dire comme relation entre la valeur-capital et la plus-value, son rejeton. Et ils expriment ce résultat en leur qualité de formes différentes de la circulation du capital ayant produit de la plus-value. Mais, ni sous la forme A', ni soirs la forme M', l'augmentation du capital n'est le résultat d'une fonction du capitalargent ou du capital- marchandise, car le capital-argent ne peut accomplir que des fonctions d'argent, et le capital-marchandise, que des fonctions de marchandise ; il n'y a d'autre différence entre eux que celle qui existe entre l'argent
CHAP. II. - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF 67
et la marchandise. De même, le capital industriel, sous la forme de capital productif, ne peut se composer que des éléments qui entrent dans tout autre procès de travail créant des produits : d'une part les facteurs matériels du travail (les moyens de production), d'autre part la force de travail exerçant sa fonction productive. Il ne peut exister dans la sphère de la production que composé des éléments nécessaires à n'importe quel mode de production, même à une production non capitaliste et il ne peut exister, dans la sphère de la circulation, que sous les deux formes qui correspondent à la circulation : la marchandise et l'argent. Et de même que la somme des éléments de production s'annonce immédiatement comme capital productif, - la force de travail, propriété d'autrui, élant achetée par le capitaliste comme les moyens de production, - et que la production elle-même est le fonctionnement productif du capital industriel, de même l'argent et la marchandise sont les formes de la circulation de ce capital, et leurs fonctions en sont les fonctions de circulation qui, ou bien préparent le fonctionnement du capital productif, ou bien en résultent. C'est uniquement parce qu'ils correspondent aux fonctions que le capital industriel doit accomplir dans les différents stades de son cycle, que l'argent et la marchandise exercent ici les fonctions de capital-argent et de capital-marchandise. Il est donc inexact de faire dériver de leur caractère capitaliste les qualités et les fonctions spécifiques qui distinguent l'argent comme argent et la marchandise comme marchandise. de même qu'il est inexact de faire dériver les qualités du capital productif, de ce qu'il existe sous forme de moyens de production.
Du moment où A' ou M' sont fixés comme A -î- a, ou M m, c'est-à-dire comme valeur-capital augmentée de la plus-value, cette relation s'exprime pour tous les deux, sous forme d'argent, ou sous forme de marchandise, ce qui ne change rien à la chose. Il est donc clair que cette relation ne résulte ni des qualités ni des fonctions de l'argent ou de la marchandise et que, dans les deux cas, la qua
68 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
lité caractéristique du capital, la qualité d'être une valeur qui engendre de la valeur, est exprimée uniquement comme résultat. M' est le produit du fonctionnement de P, et A' est la forme de M', transformé dans le cycle du capital industriel. Par conséquent, dès que le capital argent réalisé recommence son fonctionnement spécial, il cesse d'exprimer la relation capitaliste contenue en A'= A -J- a. Quand A ... - A' est terminé et que A' recommence le cycle, il ne figure pas comme A' mais comme A, même dans le cas où toute la plus-value contenue dans A' serait capitalisée. Le second cycle commence, dans notre exemple, par un capital-argent de 500 1. st., au lieu des 422 1. st. du premier cycle. Le capital-argent qui ouvre le cycle, est de 78 1. st. plus grand qu'auparavant -, cette différence apparait, quand on compare un des cycles avec 'l'autre, niais elle n'intéresse nullement le cours de chacun des cycles considéré en lui-même. Les 500 1. st. avancés comme capital-argent, et dont 78 L st. étaient auparavant de la plus-value, jouent le même rôle que n'importe quels 500 1. st., par lesquels un autre capitaliste ouvre son premier cycle. Il en est de même pour le cycle du capital productif. Quand P' agrandi recommence un cycle, il y figure comme P dans la reproduction simple P ... P.
T
Dans le stade A' - M' ~ ,,, l'augmentation de valeur
n'est indiquée que par M' ; elle ne l'est pas par T' et Pm'. Puisque M est la somme de T -4- Pm, M'indique que la somme de T et Pm qu'il contient, est plus grande que le P originaire. Au surplus la notation T' et Pm' serait inexacte, car nous savons que la croissance du capital modifie la composition de sa valeur en y déterminant une augmentation de Pm et une diminution toujours relative, et souvent même absolue, de T.
]II L'accumulation d'argent.
Le point de savoir si a, la plus-value monétisée, peut immédiatement être ajoutée à la valeur-capital et, formant
CHAP. H. - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF
avec lui la grandeur A', rentrer dans le cycle du capital A,
dépend de circonstances qui ne sont pas données parla sim
ple existence de a. S'il doit alimenter une nouvelle entre
prise autonome à créer à côté de la première, il est clair
qu'il ne peut le faire que s'il a la grandeur minimum né
cessaire à cette fin. S'il doit servir à étendre la première
entreprise, son importance minimum sera déterminée par
les conditions des facteurs matériels de P et leurs valeurs
respectives. Tous les moyens de production employés
dans la fabrication ont entre eux, no n seulement des
relations qualitatives, mais des proportions quantitatives
tout à fait déterminées. Ces conditions matérielles des fac
teurs du capital productif, et les valeurs respectives qui
en résultent, déterminent la grandeur minimum que a
doit avoir pour être convertible en moyens de production
et en force de travail ou seulement en moyens de produc
tion ' et pour être ajouté au capital productif. Ainsi, le
fileur ne peut augmenter le nombre de ses fuseaux sans
acheter en même temps les cardes et les finofinisseuses
nécessaires, sans parler de l'augmentation de dépenses
pour le coton et les salaires nécessitée par une pareille
extension de sa fabrication. Pour réaliser* cette dernière, il
faut donc que la plus-value s'élève déjà a une somme
assez considérable. (On compte ordinairement une 1. st.
par fuseau ajouté). Si a n'a pas cette grandeur minimum,
le cycle du capital doit être renouvelé à différentes re
prises, jusqu'à ce que la somme des a produits successi
vement, ajoutée à l'A originaire, puisse exercer la fonction
A'~ M' ~ T . De simples modifications de détail dans la
Pm
filature, p. ex., exigent, pour la rendre plus productive, des débours plus grands en matières premières, en extension de machines, etc. On doit donc accumuler a et cette accumulation est le résultat de plusieurs P... P. Pendant cette opération, la fonction de a est de s'arrêter à l'état d'argent jusqu'au moment où il a reçu des cycles répétés du capital, donc du dehors, suffisamment de suppléments pour
M PREMIÈRE PARTIE. - LIES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
arriver à la grandeur minimum exigée pour son fonctionnement actif, pour sa participation comme capital-argent au
1
fonctionnement de A. Pendant qu'il s'accumule, il existe sous la forme d'un trésor en voie de formation. Ainsi la thésaurisation apparait ici comme un procès qui accompagne passagèrement l'accumulation réelle, c'est-à-dire l'extension de l'échelle à laquelle agit le capital industriel. Passagèrement car, aussi longtemps que le trésor reste à Eétat de trésor, il ne fonctionne pas comme capital, il ne contribue en rien à la production de plus-value, il reste une somme d*argent qui s'accroit seulement parce qu'on y ajoute successivement de l'argent, à la formation duquel la première somme n'a aucunement participé.
La forme trésor est la [orme de l'argent qui ne se trouve pas en circulation, ou dont la circulation a été interrompue et que l'on conserve en espèces. La thésaurisation appartient à toute production de marchandises et n'y joue un rôle comme fin en soi que dans ses formes non développées, précapitalistes. Dans notre cas, le trésor est une forme du capital-argent et la thésaurisation accompagne passagèrement l'accumulation du capital. L'argent y figure comme capital virtuel, car la thésaurisation de la plus-value sous forme d'argent s'y accomplit cri dehors du cycle du capital, et est un stade préparatoire et fonctionnellement déterminé de la conversion de la plus-value en capital réel. L'argent y est donc capital virtuel en vertu de sa destination, et c'est pourquoi l'importance qu'il doit avoir pour entrer dans le procès, est déterminée par la composition de la valeur du capital prodaetif. Mais aussi longtemps qu'il reste à l'état de trésor, il ne fonctionne pas comme capital; il est du capital en friche, non pas, comme auparavant, du capital dont le fonctionnement est interrompu, mais du capital qui n'est pas encore à même de fonctionner.
Nous avons supposé l'accumulation d'argent sous saforme originaire et pure, sous la foi-me métallique; elle peut aussi consister en créances du capitaliste qui a vendu M'. Nous n'avons pas à nous occuper ici des autres formes que
CHAI,. IL - LE CYCLE DU CAPITAL PRODUCTIF 71
le capital virtuel peut prendre en attendant qu'il devienne à son tour de l'argent qui engendre de l'argent, p. ex., la forme de dépôt dans une banque rapportant des intérêts, de lettres de change, de papiers quelconques. La plus-value convertie en argent accomplit dans ces cas des fonctions capitalistes spéciales, en dehors du cycle du capital industriel dont elle provient; ces fonctions n'ont rien à faire avec ce cycle et présupposent d'autres fonctions capitalistes, distinctes du capital industriel, et que nous n 1 avons pas encore étudiées.
IV. Le fonds de réserve.
Le trésor constitué par la plus-value est, un fonds d'argent qui répond à une condition de l'accumulation capitaliste. Ce fonds peut accomplir certaines fonctions secondaires ; il Peut participer au cycle du capital, sans que celui-ci prenne la forme Il... P', c'est-à-dire sans que le cadre de la reproduction capitaliste soit élargi.
Si le procès M' -- A' se prolonge au-delà de la mesure normale, si la conversion en argent du capital-marchandise est anormalement retardée, ou si, cette dernière étant accomplie, le prix des moyens de production, p. ex., s'élève au-dessus du niveau qu'il avait au début du cycle, le trésor fonctionnant coin nie fonds d'accumulation peut être appelé à prendre la place du capital-argent on d'une de ses parties. Il sert alors de fonds de réserve pour réparer les dérangements du c~cIe.
Comme tel il se distingue du fonds de moyens d'achats et de paiements que nous avons examiné dans l'étude du cycle P... P. Ces moyens d'achats et de paiements sont une partie du capital-argent en fonction (donc des formes d'existence d'une partie du capital en mouvement), dont les différentes parties sont appelées à agir successivement, l'une après l'autre. Dans le cours du procès de production il se forme constamment du capital-argent en réserve : des recettes faites aujourd'hui ne seront eiriployées que
72 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
plus tard à des paiements ; des marchandises vendues ne seront remplacées que dans quelque temps, en attendant, une partie du capital circulant revêt la forme argent. Le fonds de réserve, au contraire, n'est pas une partie du capital en fonction, mais du capital qui se trouve dans un stade préparatoire de son accumulation, une partie de la plus-value qui n'est pas encore transformée en capital-actif. Il va de soi qu'en cas de besoin, le capitaliste ne tient point compte des fonctions spéciales de l'argent qu'il a entre les mains et qu'il dispose de ce qu'il a, pour faire marcher le cycle de son capital. P. ex. dans notre cas : A = 422 1. st. .. A' ~ 500 1. st. Si une partie du capital de 422 1. st. existe comme fonds de moyens d'achats et de paiements, c'est-à-dire comme provision d'argent, elle est calculée de manière à entrer totalement dans le cycle du capital, toutes circonstances égales d'ailleurs, et à y suffire. Le fonds de réserve est une partie des 78 1. st. de plus-value -, il ne peut entrer dans le cycle du capital de 422 1. st., que pour autant que les circonstances dans lesquelles ce cycle s'accomplit, ne restent pas les mêmes ; car il est une partie du fonds d'accumulation et figure ici sans que l'échelle de la reproduction soit élargie.
L'argent du fonds d'accumulation est déjà du capitalargent virtuel : donc de l'argent transformé en capitalargent.
La formule générale du cycle du capital-productif, qui comprend la reproduction S,imple et la reproduction sur une échelle progressive, est :
1 2
P... M'-A'. A-M ~ T ... P (P,).
P ni
Si P = P, A_ au numéro 2~A'- a ; si P = P', A au numéro 2 est plus grand que A'- a; c'est-à-dire a est, entièrement ou en partie, converti en capital-argent,
Le cycle du capital-productif est la forme sous laquelle l'économie classique étudie le cycle du capital industriel.
CHAPITRE 111
LE CYCLE DU CAPITAL-MA RCHAN DISE
Le cycle du capital-marchandise a pour formule générale :
M'- A' - M... P... M'.
M' apparait non seulement comme produit, mais aussi comme condition des deux premiers cycles, puisque ce qui est A - M pour un capital, est déjà M' - A' pour un autre, pour autant du moins qu'une partie des moyens de production sont eux-mêmes le produit-marchandise d'autres capitaux individuels. Dans notre exemple, les charbons, les machines, etc., sont le capital -marchandise de l'exploitant des mines, du fabricant de machines, etc. En outre, on a montré au ehap. 1, 4, que, déjà lors du premier renouvellement de A... A', avant la fin de ce second cycle du capital-argent,le cycle P... P,aussi bien que lecycle M' ... M', sont présupposés.
Si la reproduction a lieu sur une échelle progressive, le M'final est plus grand que le M' initial, et nous le désignerons par M".
La troisième figure diffère des deux premières, en ce que -
Primo : c'est la circulation totale avec ses deux phases opposées qui y ouvre le cycle ' tandis que dans la figure 1 la circulation est interrompue par la production, et, dans la figure 11, la circulation avec ses deux phases n'est que l'intermédiaire de la reproductionje mouvement intermédiaire entre P... P. En A... A', la figure de la circulation. est
74 PREMIÈRE PARTIE. LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
A - lm.... M' - A' A - M - A'; en P... P, elle est, inversement, M'- A'. A - M ~ M - A - M. En M'... M' elle revêt également cette dernière forme.
Secundo : dans le renouvellement des cycles 1 et 11,
même si les points finaux A' et P' forment les points de
départ du cycle renouvelé,la forme sous laquelle ils étaient
nés, disparait. A'~ (A + a), P'= (P --~-1" recommencent le
nouveau procès, comme A et P. Dans la figure 111, il faut,
au contraire, désigner le point de départ, M, par M', alors
même que le cycle se renouvelle à la même échelle; et
voici pourquoi : dans la figure 1, A', dès qu'il ouvre un
nouveau cycle, fonctionne comme capital-argent A, comme
avance monétaire d'une valeur-capital destinée à s'accroi
tre. La grandeur du capital-argent avancé est augmentée
par l'accumulation qui a été accomplie dans le premier
cycle; mais peu importe que sa grandeur soit de 422
ou de 500 1. st., il apparait simplement comme capital.
4' n'existe plus comme capital accrû de plus-value,
mais comme capital destiné à s'accroitre dans le pro
cès qui va s'ouvrir. Il en est de même pour P... P' ; pour
renouveler le cycle, P' doit toujours fonctionner comme
P, comme capital qui va produire de la plus-value.
Par contre, le cycle du capital-marchandise s'ouvre,
non par nue simple valeur-capital, mais, par une va
leur capital augmentée, sous forme de marchandise ; il
implique donc immédiatement le cycle non seulement
de la valeur-capital existant sous forme de marchandise,
mais aussi celui de la plus-value. Si, dans cette figure, la
reproduction est simple, le M', à la fin, a la même gran
deur que le M' au commencement. Si une partie de la plus
value entre dans le cycle du capital, alors il est vrai qu'on
voit apparaitre à la fia, au lieu de M', M", c'est-à-dire un
M' agrandi ; mais le cycle suivant s*ouvre de nouveau par
M'. Seulement, celui-ci est plus grand que dans le cycle
- il commence son nouveau cycle par un capital
précédent,
accumulé plus grand et, par conséquent, avec une plus
value nouvelle, agrandie dans les mêmes proportions.
CHAP. Ill. - LE CYCLE DU CAPITAL-NIARCHANDISE 75
Dans tous les cas, M' ouvre toujours son cycle comme un capital - marchandise = valeur-capital -jplus-value.
M'sous la forme de M apparait dans le cycle d'un capital industriel isolé, non comme forme de ce capital, mais comme forme d'un autre capital industriel, pour autant que les moyens de production sont le produit de ce dernier. L'acte A - M (c'est-à-dire A -Pm) du premier capital est M' - A' pour le second.
T
Dans l'acte de circulation A - M Pm, T et Pm ont ceci
de commun, qu'ils sont des marchandises entre les mains de leurs vendeurs : les travailleurs qui vendent leur force de travail, et les possesseurs des moyens de production, qui vendent ceux-ci. Pour l'acheteur dont l'argent exerce ici la fonction de capital-argent, ilsne fonctionnent comme marchandises qu'aussi longtemps qu'il ne les a pas encore achetées et qu'ils sont les marchandises d'autrui vis-à-vis de son capital-argent, Pm et T ne se distinguent ici que pour autant que Pm peut être M', c'est-à-dire capital, entre les mains de son vendeur, à condition que Pm soit la forme marchandise de son capital, tandis que T est toujours une simple marchandise pour le travailleur, et ne devient capital qu'entre les mains de l'acheteur, comme composant de P.
M' ne peut donc jamais ouvrir un cycle en tant que M, en tant que simple forme marchandise de la valeur-capital. Etant capital-marchandise, il combine toujours deux qualités. Au point de vue de l'usage, il est le produit du fonctionnement de P, - du fil, dans notre exemple, - dont les éléments T et Pm, provenant de la circulation sous forme de marchandises, ont fonctionné comme créateurs de ce produit. Au point de vue de la valeur M' est la valeur capital (P) -+- la plus-value (pl) engendrée par le fonctionnement de P.
Ce n'est que dans le cycle de M'lui-même que M (= P la valeur-capital) peut et doit se séparer de cette partie de M' qui contient la plus-value ; en d'autres termes, le
76 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
produit-marchandise qui contient la valeur-capital, peut et doit se séparer du surproduit contenant la plus-value, que ces deux parties soient effectivement séparables, comme dans le fil, ou liées comme dans la machine. Elles deviennent séparables dès que W est converti en A'.
Si le produit total est divisible en parties homogènes et indépendantes, comme nos 10.000 ib de fil, et si, par conséquent, l'acte M' - A' peut s'accomplir par une série de ventes successives, la valeur-capital sous forme de marchandises peut exercer la fonction de M, peut se séparer de M', avant la réalisation de la plus-value, c'est-à-dire avant la réalisation totale de M'.
Des 10000 'fb de fil (~- 500 1. st.), 8440 Tb, valent,122 1. st., réprésentant la valeur-capital sans la plus-value. Si le capitaliste vend d'abord 8440 Th pour 422 1. st., ces 8440
représentent M, la valeur-capital sous forme de marchandises ; le surproduit (1560 9 de fil = la plus-value de 78 1. st.), contenu également en M', ne circule que plus tard. Le capitaliste peut donc accomplir l'acte M - A
- M T avant la circulation du surproduit (m -a - m). )Pm,
S'il vend d'abord 7440 Tb de fil pour 372 1. st., et puis 1000 fb pour 50 1. st., la première partie de M peut remplacer les moyens de production (le capital constant c) et la seconde, le capital variable v,la force de travail. S'il réalise ces ventes en plusieurs fois et si les conditions du cycle le permettent, il peut appliquer la division en c -1- v -i- pl à chacune des ventes, à chacune des parties aliquotes de M'.
P. ex., 7440Ëb de fil (= 372 1. st.), qui dans M' (10000 fb
500 1. st.) représentent le capital constant, sont divisibles de la manière suivante : 5535,360 Tb de fil. d'une valeur de 276,758 1. st. qui ne remplacent que le capital constant, la valeur des moyens de production consommés par les 7440 Tb de fil ; 744 19 d'une valeur de 37,200 1. st., qui remplacent le capital variable ; 1160,640 16 d'une valeur de 58,032 1. st., de surproduit, supp--)rt de la plus
CHAP. Ili. - LE CYCLE DU CAPITAL-MARCUANDISE 77
value. Par la vente des 7410 '9 de fil, il petit donc remplacer la valeur-capital qu'elles contiennent en 6279,360 M au prix de 313,968 1. st., et dépenser comme revenu la valeur du surproduit de 1160,6,10 Th = 58,032 livres sterlings.
De la même façon, il peut diviser 1.000 î de fil= 50
1. b pour
st. le capital variable, et en vendre : 741W
37,200 1. st., - le capital constant des 1000 Tb -de fil
100 Th = 5,000 1. st., = la part du capital variable; en tout M4 qb pour 42,200 1. st., remplaçant la valeur-capital contenue dans les 1000 ib de fil ; et il lui restera 156 Tb valant 7,800 1. st., représentant le surproduit, qu'il peut consommer comme tel.
Enfin il peut diviser les 1560 Tb restant, d'une valeur de 78 1. st., en 1160,640 îb = 58,032 remplaçant la valeur des moyens de production contenue dans les, 1560 IM de fil et 156 Tib = 7,800 ' 1. st , remplaçant le capital variable, soit 1316,640 ib = 65,832 1, st., remplaçant toute lavaleur du capital ; le surplus de 2113,360 lib = 12,168 1. st., représentant la plus-value, restera à dépenser comme revenu.
De même chaque livre isolée, d'une valeur de 1 sh
12 d, peut-être décomposée en c, v, pl.
c = 0,744 fb = 8,928 d. V = 0,100 " = 1,200 " pl = 0,156 " = 1,872 "
c-q-v--~-pl ~ 1 ib = 12 d.
Les produits additionnés des trois ventes partielles cidessus donnent le même résultat que la vente en une fois des 10000 Tb .
Nous avons a) comme capital constant
dans la Ir, vente : 5535,360 fb de fil = 276,768 1. st.
• 2e " 741,000 " ~ 37,200
• 3e " 1160,640 " = 58,032
en somme 7410 î de fil = 372 1 . st.
b) comme capital variable :
78 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
dans la 1- vente-, 744,000 16 ~ 37,200 1. st.
" 2e " 100,000 " = 5,000
" 3e " 156,000 " ~ 7,800
en somme 1000 Tb 50 1. st.
c) comme plus-value :
dans la 1 r- vente 1160,640 fb 58,032 1. st.
" 2e " 156,000 ". = 7,800
" 3e _" 243,360 " = 12,168
en somme 1560 fb ~ 78 1. st.
Swnma sunïmarum capital constant 7440 Ïb ~ 372 1. st. capital variable 1000 " = 50 plus-value 1560 " ~ 78
en tout 10000 Îb ~ 500 1. st.
L'acte M'- A' n'est que la vente de 10000 fb de fil, qui sont une marchandise, comme n'importe quel autre fil. Celui qui les achète ne s'intéresse qu'au prix de 1 sh. la livre ou de 500 1. st., les 10000'9. S'il consent à s'occuper, en faisant l'achat, de la composition de la valeur, c'est uniquement dans l'intention maligne de démontrer que la livre pourrait se vendre moins de 1 sh. tout en laissant un beau bénéfice au vendeur. Quant à la quantité qu'il achète, elle dépend de ses besoins ; s'il est, p. ex., fabricant de tissus, il tiendra compte de la composition du capital qu'il a engagé dans le tissage et non de celle du capital du fileur auquel il achète. Les conditions de la participation de M'au renouvellement du capital consommé et à la formation du surproduit, - soit pour la dépense de la plus-value, soit pour l'accumulation du capital, - n'apparaissent que dans le cycle du capital dont les 10000 Th de fil sont la forme marchandise; elles ne concernent pas la vente. Nous avons, au surplus, supposé que M' est vendu à sa valeur, de sorte que nous n'avons à considérer que sa conversion de marchandise en argent. Evidemment si l'on se place au point de vue de la fonction de M' dans le cycle d'un capital indi
CHAP. III. - LE CYCLE DU CAPITAL-MARCHANDISE 79
viduel, il est d'une importance décisive de savoir si, et dans quelle mesure, son prix et sa valeur diffèrent l'un de l'autre dans la vente ; mais cette question ne peut nous occuper aussi longtemps que notre étude ne porte que sur les différences de forme.
Dans la figure 1, A . . A', le procès de production apparait entre les deux phases opposées et complémentaires de la circulation du capital et il est terminé avant le commencment de la phase finale M'- A'. L'argent est avancé comme capital, transformé en éléments de production et en produit-marchandise, et reconverti en argent. C'est un cycle complet d'affaires, avant pour résultat l'argent, utilisable par tout la monde. Êe renouvellement des opérations n'est pas inévitable. A ... P ... A' peut être le dernier cycle, terminant le fonctionnement d'un capital qui va être retiré des affaires, comme il peut être le premier cycle d'un capital entrant en fonction. Le mouvement général est A ... A' ; il part d'une somme d'argent pour aboutir à, une somaie d'argent plus grande.
Dans la fi ', ure 11, P ... M' - A'- M ... P (P'~, le procès de circulation suit le premier P et précède le second ; il s'accomplit dans l'ordre inverse de celui de la figure 1. Le premier P est le capital productif ayant pour sa fonction la production, condition de la circulation qui suit. Le P final, au contraire, ne représente pas le procès de production ; il n'est que la réapparition du capital industriel sous la forme de capital productif, comtne résultat de la dernière phase de la circulation : conversion de la valeur-capital en T et Pm, facteurs subjectifs et objectifs du capital productif. Le capital, qu'il soit P ou P', reparait à la fin sous une forme qui lui permet dee recommencer le procès de production. La figure générale du mouvement, P ... P, est donc la figure de la reproduction et elle n 1 indique pas, comme A . . A', que la plus-value est le but du procès. Aussi l'économie classique en profite-t elle pour faire abstraction du caractère capitaliste de la production et pour représenter celle-ci comme ayant simplement pour
80 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTANIORPHOSES DU CAPITAL
but de produire le plus et le moins cher possible, afin de multiplier les échanges nécessités parla production (A-M) et la consommation (a - m). Elle laisse ainsi dans l'ombre les qualités caractéristiques de l'argent et du Capitalargent, - car A et a ne sont pour elle que des moyens fugaces de circulation, - et elle représente tout le procès avec la simplicité du rationalisme superficiel. Quelquefois elle néglige également le profit dans l'étude du capitalmarchandise : celui-ci n'est qu'une vulgaire marchandise quand il s'agit du cycle de la production et il devient capital-marchandise quand il est question de la composition de la valeur. L'accumulation se présente naturellement de la même fa~on que la production.
Dans la figure Ill, M'- A'- M ... P.. MI, les deux phases de la circulation ouvrent le cycle dans leInême ordre que dans la figure 11, P ... P; vient ensuite 11, le procès de production, comme dans la figure 1 ; enfin MI, le résultat de la production, termine le cycle. De même que, dans la figure 11, le cycle se termine par P comme simple réapparition du capital productif, il se termine ici par MI comme réapparition du Capital- ni archa ndise ; et de même que, dans la figure 11, le capital, sous sa forme finale P, doit recommencer le procès comme procès de production, le cycle doit se rouvrir ici, étant donné la réapparition du capital industriel sous forme de marchandise, par la phase de circulation MI - AI. Les deux figures Il et 111 sont incomplètes, parce qu'elles ne se terminent pas par A', la valeur-capital augmentée de la plus-value et reconvertie en argent ; elles doivent être continuées et impliquent ainsi la reproduction. Le cycle total,,dans la figure 111, est MI ... MI.
Ce qui distingue la troisième figure des deux autres, c'est qu'elle est la seule où le point de départ du cycle soit la valeur-capital augmentée de plus-value, et non la valeur-capital originaire ayant encore à produire cette augmentation. MI imprime le caractère capitaliste au départ et au déroulement du cycle tout entier, car, déjà dans sa
CHAP. 111. - LE CYGLE DU CAPITAL-MARCHANDISE 81
première phase, il implique la circulation de la valeur-capital et celle de la plus-value, qui - sinon dans chacun des cycles isolés, du, moins en général - doit être dépensée en partie comme revenu (c'est-à-dire parcourir l'acte de-circulation m -a-m) et servir en partie à l'accuinulation du capital.
Dans la figure MI ... MI, la consommation du produitmarchandise tout entier est posée comme condition du cours normal du cycle du capital. Ce qui est consommé par les ouvriers et la partie du surproduit qui n'est pas accumulée constituent la consommation personnelle. La consommation productive (qui implique, au point de vue objectif, la consommation personnelle de l'ouvrier, puisque la force de travail est, jusqu'à un certain degré, le produit constant de cette consommation) estaccomplie directement par chaque capital. Ce qui est consommé par le capitaliste au-delà de ce qui est nécessaire à son existence relève de sa vie sociale et non sa vie de capitaliste.
Dans les figures 1 et 11, le mouvement total se présente comme mouvement du capital avancé. Dans la figure 111, c'est le capital augmenté de plus-value qui, sous la forme de produit-marchandise, constitue le point de départ; il y prend la forme de capital en mouvement, de capitalmarchandise, et son mouvement, dès qu'il est converti en argent, se différencie en mouvement du capital et mouvement du revenu. Le partage du produit social total, ainsi que celui du produit de chaque capital,,entre le fonds de consommation personnelle et celui de reproduction est, dans cette figure 111, compris dans le cycle du capital.
A... A' rend ' possible un élargissement du cycle en rapport avec la grandeur de a, qui entre dans le nouveau cycle.
En P... P, la valeur de P ouvrant le nouveau cycle peut être égale ou même inférieure à sa valeur origi,naire et, pourtant, représenter une, reproduction sur une échelle progressive ; c'est le cas, p. ex., quand certains éléments de la marchandise diminuent de prix par suite de l'augmentation de la productivité du travail. Inversement,
C
82 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
la valeur du capital -productif étant augmentée, la reproduction peut s'effectuer sur une échelle plus restreinte, quand, p. ex., certains éléments de la production renchérissent. Il en est de même pour M'.. - M'.
En M'... M', la forme marchandise du capital est une condition de la production et de l'achèvement du cycle. Si le second M n'est pas encore produit ou reproduit, le cycle s'arrête; ce M doit être reproduit, ce qu'il est le plus souvent, comme M' d'un autre capital industriel. M' existe donc comme point de départ, point intermédiaire et point final du mouvement; il est la condition permanente de la reproduction.
Une autre différence existe entre M'... M' et les figures 1 et Il. Les trois cycles ont ceci de commun, que le capital y ouvre le cycle sous la même forme qu'il le termine, reprenant sa forme originaire pour commencer un nouveau cycle. A, P, M', formes sous lesquelles la valeur-capital (en 111 avec la plus-value) est avancée, sont des formes originales au point de vue du cycle ; A', P, M', formes fiiiales, sonttoujours le résultat de la métamorphose d'une forme fonctionnelle antérieure, qui n'est pas la forme initiale.
Ainsi, en 1, A' est le résultat de la conversion de M' et, en 11, P est celui de la conversion de A (dans ces deux cycles la conversion s'opère simplement par la circulation des marchandises, par un déplacement de marchandises et d'argent) ; dans le cycle 111, M' résulte de la conversion du capital productif P. Mais, dans ce cycle, ce n'est pas seulement la forme fonctionnelle du capital qui est changée, mais aussi sa valeur ; de plus, la conversion est le résultat, non d'un déplacement relevant du procès de circtilation, mais d'un changement réel qu'ont subi, dans le procès de production, la forme d'usage et la valeur des éléments marchandises du capital productif.
La forme du premier terme, A, P, M', est donnée dans lcs cycles 1, 11, 111 ' ; celle du dernier est déterminée par la série de leurs métamorphoses. M', point final du cycle d'un capital industriel, ne présuppose que la
CHAP. 111. - LE CYCLE DU CAPITAL-MARCHANDISE 83
forme P, dont il est le produit, forme qui ne fait pas partie de la circulation. A', point final du cycle 1, forme convertie de M'(M'- A), présuppose l'existence de A en dehors du cycle À... A', entre les mains d'un acheteur qui le dépense pour acquérir M' et le fait entrer dans le cycle, dont il devient la forme finale. De même, en II, le P final présuppose l'existence de T et de Pm (M)'en dehors du cycle auquel l'acte A - M les incorpore comme dernier terme. Mais abstraction faite du dernier terme, le cycle d'un capital-argent déterminé ne présuppose pas l'existence du capital-argent en général, pas plus qtie celui d'un capital productif déterminé ne présuppose J'existence du capital productif en général. En 1, A peut être le premier capitalargent et en 11, P le premier capital productif qui se présente sur la scène de l'histoire. En 111, au contraire,
T
M -~A - M~p m ... p... M, - A'
m - a - în
l'existence de M en dehors du cycle est présupposée deux fois. Ce M, en tant que Pm, est de la marchandise entre les mains d'un vendeur ; il est un capital-marchandise en tant que produit d'un procès capitaliste de production, et même s'il ne présente pas ce caractère, il apparait encore comme capital entre les mains du commerçant. Il doit de plus exister une seconde fois comme marc~andise dans le deuxième m, pour être acheté dans l'acte m - a -,m. En tout cas, qu'ils soient capital- marchandise ou non, T et Pin sont des marchandises aussi bien que M', et ils ont entre eux des relations de marchandises ; il en est de même pour le second m dans l'acte m - a - m. Par conséquent.W~ M (T -jPin) se compose de marchandises et doit être remplacé, dans la circulation, par d'autres marchandises semblables; il en est de même du second m de l'acte m - a - m.
Lorsque la production se fait d'une manière générale ed mode capitalist e, toute marchandise est, pour celui qui la met en vente, un capital-marchandise et elle continue à
84 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
l'être pour celui qui l'achète ou elle le devient, à moins qu'elle ne soit une marchandise, - un article importé p. ex., - qui remplace un capital- marchandise existant et en change simplement la forme.
Les éléments T et Pm, qui constituent le capital productif, De sont plus, comme forme d'existence de 11, ce qa'ils étaient sur les différents marchés où ils furent recueillis. Ils sont maintenant combinés et peuvent dès lors exercer la fonction de capital productif.
C'est uniquement dans la figure III, an cours du û~,cle que M apparait comme condition de M, et ceia tient à ce que le capital sous forme de marchandise en a été le point de départ. Le cycle s'ouvre par la conversion de M' (fonctionnant comme capital, augmenté ou non de plusvalue) en marchandises, éléments de sa production. Cette conversion est le résultat du procès de circulation M - A - M (= T -+- Pm) dans lequel M est point initial et point final ; le second M, qui reçoit sa forme de l'extérieur, du marché, par l'intermédiaire de l'acte A - M, n'est pas le terme extrême du cycle, mais celui de ses deux premiers stades, qui comprennent,la circulation. Le résultat de celle-ci est P, qui ne commence son fonctionnement, la production, que lorsque M - A - M est terminé. C'est comme résultat de la production et non de la circulation que M' apparait comme terme final du cycle sous la même forme que le M' initial. Il en est autrement des cycles A... A'et P... P, où les termes finaux A' et P résultent immédiatement du procès de circulation et où, par conséquent, l'existence de A' et de P entre les mains d'autrui n'est supposée qu'à la, fin; aussi longtemps que ces cycles se déroulent entre leurs points.extrêmes, ils n'exigent ni A comme argent d'autrui, ni P comme production étrangère. M'... M', au contraire, présuppose M (= T + Pm) comme marchandises d'autrui, marchandises que la circulation attire dans le cycle et transforme en capital productif, dont le fonctionnement produit de nouveau M' comme terme final du cycle.
CHAP. III. - LE CYCLE DU CAPITAL-MARCHANDISE 85
Le cycle M'... M', présupposant l'existence d'un autre capital industriel sous forme de M~T--f-Pm (Pm comprend de multiples capitaux, comme des machines, des charbons, de l'huile, etc.), doit être considéré, non seulement comme la formegénérale du cycle, comme une forme sociale s'appliquant à tous capitaux industriels (sauf les capitaux placés pour la première fois), mais comme la forme du mouvement de la somme des capitaux individuels, du capital total de la classe capitaliste, c'est-à-dire un mouvement englobant les mouvements des différents capitaux individuels et déterminé par leur combinaison. Si; dans le produit annuel d'un pays, nous analysons le mouvement de la partie qui rentre comme capital productif dans les différentes entreprises et celui de la partie qui passe à la consommation personnelle des différentes classes, nous voyons que M'... M', mouvement du capital social, est en même temps celui de la, plus-value (du surproduit) qu'il a engendré. De ce que le capital social est la somme des capitaux individuels (y compris les capitaux des sociétés par actions et ceux de l'Etat, lorsque celui-ci emploie des ouvriers salariés dans des mines, des chemins de fer, etc., et exerce la fonction de capitaliste inàustriel), et que son mouvement est la résultante des mouvements de ces capitaux, il ne résulte nullement que le mouvement d'un capital isolé, considéré en lui-même, De puisse pas présenter d'autres phénomènes que le mouvement de ce même capital intégré au mouvement du capital social, c'est-à-dire en connexion avec celui des autres capitaux. Le mouvement social résout des problèmes, dont la solution, loin de résulter des cycles des capitaux isolés, doit être posée comme condition de ceux-ci.
M,... M' est le seul cycle dans lequel la valeur-capital originairement avancée n'est qu'une partie du capital qui ouvre le mouvement et dans lequel celui-ci s'annonce immédiatement comme mouvement total du capital industriel, aussi bien de la fraction qui remplacele capital productif que de celle qui constitue le surproduit et qui est,
86 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
en général, partiellement accumulée et partiellement dépensée comme revenu. Pour autant que la dépense de plus-value comme revenu appartient à ce cycle, la consommation perso ' nnelle en fait partie également. Cette dernière y. appartient en outre, parce que le point de départ M est une marchandise, un objet d'usage quelconque et que tout objet produit capitalistement est un capitalmarchandise, que sa forme d'usage le destine à la consommation productive ou à la consommation personnelle ou à toutes les deux. A... A'ne se rapporte qu'à la valeur; il indique que le but de tout le procès est l'augmentation, par la plus-value, du capital avancé; P... P (P') indique que le procès de production est un procès de reproduction, la grandeur du capital productif restant la même ou augmentant (accumulation). M'... M', qui dès le point de départ s'annonce comme production capitaliste de marchandises, comprend dès le début la consommation productive et la consommation personnelle, la consommation productive avec la création de plus-value qu'elle implique n'est donc qu'une simple partie de son mouvement. Enfin M'pouvant exister sous une forme d'usage qui ne lui permet pas de rentrer dans une production quelconque, il apparait immédiatement que les facteurs de la valeur de M'doivent se grouper différemment, suivant qu'on considère M'... M' comme mouvement du capital total de la société, ou comme mouvement autonome d'un seul capital industriel. Toutes ces propriétés de ce cycle répondent à des rapports qui n'existent pas dans 1,e cycle d'un capital isolé.
Dans la figure M'... M', le mouvement du capital-marchandise, c'est-à-dire de la totalité des produits capitalistes, détermine le cycle autonome de tout capital isolé et en résulte. Par conséquent, pour en étudier les propriétés, on ne peut plus se contenter de constater que les métamorphoses M' - A' et A - M sont des sections fonctionnellement déterminées de la métamorphose du capital et des moments de la circulation générale des marchandises. Il devient nécessaire de mettre en lumière les rapports des
CHAP. III. - LE CYCLE DU CAPITAL-MARCHANDlSE 87
métamorphoses d'un capital isolé avec ceux d'autres capitaux isolés et avec la fraction du produit total qui est destinée à la consommation personnelle. C'est pourquoi nous nous basons, pour l'analyse du cycle du capital industriel isolé, principalement sur les deux premières figures.
Comme mouvement d'un capital isolé, le cycle M'... M' apparait, p. ex., dans l'agriculture, où l~on compte d'une moisson à l'autre. Dans la figure II, c'est l'ensemencement (les " avances " d'après la terminologie des Physiocrates), et dans la figure 111, la récolte (les "reprises ") qui constituent le point de départ. Dans la figure 111, le mouvement de la valeur-capital n'est qu'une partie du mouvement de la masse totale des produits, tandis qu'en 1 et 11, le mouvement de M' est un moment du mouvement d'un capital isolé.
Dans la figure III, une condition indispensable de la production et de la reproduction est qu'il se trouve constamment des marchandises sur le marché. Aussi, dans cette figure, tous les éléments de la production semblent provenir de la circulation et ne consister qu'en marchandises, ce qui cependant n'est pas conforme aux faits.
La figure M'... M'ayant pour point de départ le produit total (la valeur totale), la reproduction (abstraction faite du commerce international) ne peut s'effectuer sur une échelle plus grande, la productivité restant la même, que lorsque le surproduit destiné à être capitalisé contient déjà les éléments du capital productif supplémentaire ; il faut donc que la production d'une année prépare celle de l'année suivante, en fournissant un surproduit ayant la forme qui lui permettra de fonctionner comme capital supplémentaire. Un accroissement de la productivité augmente le potentiel du capital sans ajouter à sa valeur; il crée des éléments supplémentaires pour la mise en valeur.
Quesnay a pris M'... M' comme base de son Tableau économique ; il a fait preuve de beaucoup de tact en préférant cette figure à P... P, pour l'opposer à la figure A... A' du système mercantile.
CHAPITRE IV
LES TROIS FIGURES DU CYCLE
En désignant par Ct la circulation totale, nous pouvons représenter les trois figures du cycle comme suit
1) A - M ... P ... M' - A'
11) P ... ct... P
111) Ct ... P (M').
La combinaison de ces trois figures montre que toutes les conditions du procès en sont en même temps le résultat, sont produites par le procès lui-même. Chaque moment apparait, à la fois, comme point initial, point intermédiaire et point final. Le procès total est la combinaison des procès de production et de circulation, le premier entrainaUt le second et réciproquement.
Les trois cycles ont le même but, le même stimulant la production de plus-value. La forme de la figure 1 l'indique clairement; il en est de même de la figure 11, qui commence par P, la, production de plus-value. Quant à la figure 111, le cycle commence par la valeur augmentée de plus-value, et finit par une valeur contenant une plus-value nouvelle, même si le mouvement se reproduit sur la même échelle.
Aussi longtemps que M - A est A - M pour l'acheteur, et que A - M est M - A pour le vendeur, la circulation du capital représente simplement la métamorphose ordinaire des marchandises, et les lois qui ont été développées à propos de cette dernière (vol. 1, chap. 111, 2) sur la quantité d'argent en circulation, s'y appliquent. Mais dès
CHAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 89
qu'on ne s'arrête plus à ce côté formel et q~'on étudie, dans leur connexion réelle, les métamorphoses des différents capitaux individuels considérés comme mouvements partiels de la reproduction du capital total de la société, on ne peut plus expliquer le phénomène par le simple changement de forme de l'argent et de la marchandise.
Dans un cycle se renouvelant sans cesse, chaque point est, à la fois, un moment initial et un moment final. Il n'en est pas de même d'un cycle interrompu, où chaque point ne marque pas le commencement et la fin d'un mouvement. Ainsi nous avons vu que, non seulement chacun des cycles présuppose (implicitement) les autres, mais que le renouvellement du cycle sous une forme implique son accomplissement sous les autres formes. La diflérence est donc entre eux purement formelle, purement subjective ; elle n'existe que pour celui qui l'observe.
Si l'on considère chacun des cycles comme une expression spéciale du mouvement qu'accomplissent différents capitaux industriels isolément, cette différence n'existe toujours que comme différence individuelle. Mais dans la réalité, chaque capital industriel se présente sous les trois figures à, la fois. Les trois cycles de reproduction du capital s'effectuent, sans interruption, l'un à côté de l'autre. C'est ainsi qu'une fraction du capital, fonctionnant comme capital -marchandise, se convertit en argent, pendant qu'une autre sort de la production pour entrer, comme un capital-marchandise nouveau, dans la circulation. Le cycle M' ... M' est donc continuellement décrit et il en est de même des deux autres. La reproduction du capital sous chacune de ses formes et dans chacun de ses stades est aussi ininterrompue que les métamorphoses de ces formes et leur succession dans les trois stades. Le cycle total résulte ici de la combinaison de ses trois figures.
Nous avons supposé, pour notre étude, que toute la valeur-,capital revêt, ou bien la forme argent, ou bien la forme productive, ou bien la forme marchandise. C'est ainsi que nous avons considéré les 422 1. st., d'abord, comme
90 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
capital-argent, ensuite, comme capital productif, enfin,
comme Capital- m archan dise, sous forme de fil d'une valeur
de 500 1. st. (dont 78 1. st. de plus -value). Ces différents
stades représentent dans notre exemple, autant d'inter
ruptions du cycle. Aussi longtemps que, p. ex., les
422 1. st. s'arrêtent sous forme argent, c'est-à-dire que
T
les achats A - M ~ P. ne sont pas faits, tout le capital
existe et fonctionne comme capital-argent. Une fois converti en capital productif, il n'agit ni comme capital-argent, ni comme ca pita 1- marchandise. Enfin ses procès de circulation et de production sont interrompus, dès qu'il fonctionne dans un de ses deux stades de circulation, soit sous forme de A, soit sous forme de M'. Ainsi, dans notre hypothèse le cycle P... P ne représente pas seulement le renouvellement périodique du capital productif, mais aussi l'iiiterruption de son fonctionnement, jusqu'à ce que le procès de circulation soit terminé ; la production s'effectue non. pas continuellement, mais par saccades, et les périodes de son renouvellement sont déterminées par le hasard, suivant que les deux stades de circulation sont parcourus plus ou moins vite. C'est le cas, p. ex., de l'artisan chinois, qui travaille exclusivement pour des clients particuliers et dont la production est arrêtée après chaque produit jusqu'à ce qu'une nouvelle commande lui parvienne.
En fait, c'est ce qui arrive pour les différentes parties du capital qui, l'une après Fautre prennent part au mouvement. P. ex., 10000 U de fil, produit hebdomadaire d'un fileur, passent de la sphère de la production dans celle de la circulation, où la valeur-capital qu'elles contiennent, doit être transformée entièrement en argent. Aussi longtemps que cette valeur conserve la forme argent, elle ne peut pas rentrer dans la production , elle doit à son tour entrer dans la circulation et être retransformée dans les éléments T -~- Pm du capital productif. Le procès circulatoire du capital constitue une interruption continuelle, la sortie d'un stade, l'entrée dans le stade suivant,
CI-JAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 91
l'abandon d'une forme, l'apparition sous une autre ; chacun de ces stades n'est pas seulement la condition de l'autre, il en est, en même temps, exclu.
La continuité est le critérium de la production capitaliste; elle est nécessitée par sa base technique, bien qu'elle ne soit pas toujours réalisable. Voyons comment les choses se passent dans la réalité. Pendant que les 10000 U de fil, p. ex., se présentent sur le marché comme capital-marchandise et opèrent leur conversion en argent (eu moyens de paiement, moyens d'achat, ou monnaie de compte), elles sont remplacées dans la production par du coton, du charbon, etc., qui, passés des formes argent et marchandise à la forme de capital productif, commencent leur fonction comme tel. En même temps, d'autres 10000 livres de fil sont engagées dans le second stade de leur circulation et se reconvertissent en éléments du capital productif. Les différentes fractions du capital passent successivement par le procès circulatoire 'et en occupent simultanément les différents stades. En vertu de la continuité de son cycle, le capital industriel en occupe donc en même temps tous les stades et toutes les formes fonctionnelles. La fraction qui se convertit pour la première fois de marchandise en argent, ouvre le cycle M'... M'pendant que le capital industriel, considéré comme un tout, termine le même cycle. Une main avance de l'argent tandis que l'autre en reçoit; le cycle A... A' commence en un point et finit en même temps en un autre. Il en est de même du capital productif.
Le cycle réel du capital industriel, envisagé au point de vue de sa continuité, n'est donc pas seulement la combinaison des procès de circulation et de production, mais la combinaison des trois cycles. Seulement, il ne peut en être ainsi qu'à la condition que les différentes parties du capital parcourent, l'une après l'autre, les phases successives du cycle et passent d'une forme fonctionnelle à l'autre, c'està-dire que le capital industriel, considéré comme l'ensemble de ces fractions, soit engagé à la fois dans les différentes phases et fonctions des trois cycles. Le fonctionnement suc
92 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
cessif de ces fractions est déterminé par leur coexistence, par conséquent, par la division du capital..Ainsi dans le système hiérarchique d'une fabrique, tous les stad ' es de la fabrication sont constamment représentés et continuellement le produit est en train de passer d'une phase de la production à une autre. Comme tout capital industriel a une iii)portance qui dépend des moyens du capitaliste et du minimum exigé parla branche d'industrie dans laquelle il est engagé, il ne peut être divisé que suivant des proportions déterminées. Le capital avancé détermine l'étendue de la production, et celle-ci la grandeur du capital -marchandise et du capital-argent, pour autant que leur fonctionnement fait partie de la même entreprise que le procès de production. La continuité de la production n'existe que si les parties différentes du capital parcourent successivement les différents stades du cycle et c'est grâce à cette succession que la. coexistence des parties est possible. Si, p. ex., une fraction du capital ne peut pas accomplir l'acte W- A, si la marchandise n'est pas vendable, le mouvement circulatoire de cette partie est interrompu ; elle n'est pas remplacée par les moyens de production et la partie qui, après elle, doit sortir, sous forme de M', de la production, trouve le chemin obstrué et ne peut pas changer de fonction. Si cela dure, la production se ralentit et le procès finit par être arrêté. Chaque arrêt dans le mouvement des parties trouble leur coexistence et provoque un arrêt plus ou moins important du cycle; il agit non seulement sur la fraction du capital qui s'est arrêtée la première, mais, sur le capital tout entier.
La forme du procès est une succession de phases, dont l'une ne peut commencer qu'à la condition que celle qui la précède soit terminée. C'est pourquoi chacun des cycles spéciaux a l'une des formes fonctionnelles du capital pour point de départ et pour point d'arrivée. Le procès total exige la combinaison des trois cycles, qui sont les différentes figures qui en expriment la continuité. Le cycle total est le cycle spécifique des différentes formes fonctionnelles du capital et sa continuité est la condition d'existence de cha
CHAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 93
cun de leurs cycles; le cours circulatoire d'une forme fonctionnelle p résuppose ceux des autres. Il est indispensable pour le procè-s total de production, surtout le procès du capital social, qu'il soit en même temps procès de reproduction, par conséquent, cycle de chacun de ses moments. Les différentes fractions du capital occupent successivement les différents stades et formes fonctionnelles. Il en résulte que chaque forme fonctionnelle, bien que représentant successivement toutes les parties du capital, parcourt contiauellement son propre cycle, pendant que les autres formes poursuivent chacune leur mouvement. Une fraction du capital, sans cesse renouvelée, existe comme capital-marchandise, destiné à être converti en argent ; une autre, comme capital-argent devant devenir capital productif; une troisième, comme capital productif appelé à se transformer en marchandise. L'existence constante de ces trois formes résulte de ce que le capital total parcourt les trois phases qui y correspondent.
Considéré comme un tout, le capital occupe donc, à la fois, toutes les phases, mais chacune de ses parties passe successivement d'une phase et d'une forme fonctionnelle à une autre, finissant par avoir fonctionné dans toutes. Les formes sont donc transitoires et leur simultanéité est l'oeuvre de leur succession. Chaque forme est déterminée par celle qui la précède et provoque celle qui la suit, de soi-te que le retour d'une partie du capital à une forme, a pour condition le retour d'une autre partie à une autre forme. Chaque partie parcourt continuellement le cycle qui lui est propre, mais c'est toujours une autre fraction du capital qui revêt la forme correspondant à ce cycle, et tous les cycles spéciaux sont des moments simultanés et successifs du cycle total.
' La valeur-capital en mouvement parcourt ses différentes phases successivement, qu'elle fonctionne toute entière sous une forme et dans un stade pour passer toute entière au stade et à la forme qui suivent, ou qu'elle soit répartie entre les différentes formes et phases, dans lesquelles elle
94 PREMIÈRE PARTIE. - LE,~ MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
existe alors simultanément. Dans ce dernier cas, c'est la succession des phases dans le temps, qui rend possible leur simultanéité ou leur coexistence locale. En effet les diverses fractions du capital parcourent la série successivement ; lorsque l'une sort d'un stade, l'autre y entre. Toute la valeur-capital suit le même mouvement, mais par fractions successives., de sorte'que les procès simultanés et coexistants de celle-ci sont le résultat de la succession des procès du capital total, et constituent un ensemble qui fonctionne en même temps que ceux-ci.
C'est dans l'unité des trois cycles que la continuité du procès total se réalise et lion dans l'interruption décrite plus haut. Le capital total de la société présente toujours cette continuité, et son procès possède toujours l'unité des trois cycles.
Quand il s'agit de capitaux isolés, la continuité de la reproduction est, parfois, plus ou moins interrompue. Primo, les quantités de valeur se répartissent souvent d'une manière inégale et à des époques différentes, entre les divers stades et formes fonctionnelles. Secundo, les proportions de cette répartition peuvent différer suivant la marchandise à produire, c'est-à-dire suivant la branche de produe ' tion dans laquelle le capital est placé. Tertio, la continuité peut être plus ou moins interrompue, par ex. dans les branches qui dépendent des saisons, soit par suite de conditions naturelles (agriculture, pêche du hareng etc.), soit par suite de circonstances conventionnelles (comme dans les travaux dits de saison). La production est la plus régulière et la plus uniforme dans l'exploitation des fabriques et des mines. Cependant cette différence entre les branches de production n'exerce aucune influence sur les formes générales du procès circulatoire.
Le capital, étant de la valeur qui augmente par ellemême, D'implique pas seulement des relations de classe, c'est-à-dire un caractère social basé sur l'existence du travail comme travail salarié ; il est caractérisé également par son proces circulatoire, qui comprend différents stades
CHAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 9-5
et présente les trois figures de la circulation. Pour le com; prendre, il faut donc fenvisager, non au point de vue statique, mais au point de vue dynamique. Ceux qui considèrent la valeur comme une pure abstraction, oublient que le mouvement du capital industriel est cette abstraction in actu. La valeurprend ici différentes formes, eff ectue différents mouvements, dans lesquels elle se conserve et s'accroit. Puisque nous n'étudions en ce moment que la forme du mouvement, nous n'avons pas à tenir compte des révolutions que la valeur-capital peut subir pendant son cycle; mais il est clair que la production capitaliste, malgré toutes les modifications de la valeur, ne peutexisteret perdurerque pour autant que la valeur-capital est mise en valeur et qu'elle parcourt son cycle comme valeur autonome, c'est-à-dire pour autant que les révolutions de valeur sont surmontées et aplanies. Les mouvements du capital apparaissent comme actes du capitaliste, quifonctionne tantôt comme acheteur de marchandise et de travail, tantôt comme vendeur de marchandise et tantôt comme producteur déterminant le cycle par son activité. Si le capital social subit une révolution de valeur, il peut arriver que des capitaux isolés succombent et périssent, parce qu'ils ne peuvent pas suffire aux conditions de ce mouvement. Plus les révolutions de valeur deviennent aiguës et fréquentes, plus le mouvement de la valeur, devenue autonome et agissant automatiquement avec la puissance d'un phénomène naturel élémentaire, se fait sentir à l'encontre de la prévoyance et du calcul du capitaliste isolé; plus la production normale se subordonne à la spéculation anormale et plus l'existence des capitaux individuels se trouve menacée. Les révolutions périodiques de la valeur confirment donc ce que Fopinion ordinaire veut qu 'elles réfutent : le fait que la valeur, comme capital, devient indépendante, et qu'elle conserve et accentue son indépendance par son mouvement.
La succession des métamorphoses du capital en mouvement implique la comparaison continuelle des change
96 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
nients de valeur que le capital subit pendant le cycle, avec la valeur primitive. Si l'indépendance de la valeur à l'égard de la force de travail, créatrice de valeur, est préparée par l'acte A-T et réalisée par l'exploitation de la force de travail dans le procès de production, elle ne réapparait plus dans ce cycle où l'argent. la marchandise, les éléments de production ne sont que des formes alternatives de la valeur-capital en mouvement, et où la grandeur passée de la valeur se compare avec la grandeur
Zn
présente et modifiée du capital.
" Valite ", dit Bailey, se prononçant contre l'autonomie
de la valeur qui caractérise la production capitaliste, et
qu'il traite d'illusion de certains économistes, " value is
a relation between colemporary commodities, because such
only admil û/ bez'?îq exchanged wilh each other ". Il dit
cela contre la comparaison des valeurs des marchandises
à des périodes différentes, comparaison qui - la valeur
de l'argent étant fixée pour chacune ' des périodes - revient
à la comparaison des dépenses de travail nécessaires à ces
périodes, pour produire des marchandises du même genre.
La définition de Bailey part de son erreur générale, qui le
porte à identifier valeur d'échange et valeur et à ne voir
ZD
aucune différence entre la forme de la valeur et la valeur
elle-même; de sorte que les valeurs des marchandises
cessent d'être comparables dès qu'elles ne fonctionnent
plus activement comme valeurs d'échange, c'est-à-dire dès
qu'elles ne sont plus échan,-eables entre elles. Bailey ne
C
se doute donc point qu'une valeur ne fonctionne comme capital, qu'à la condition (le rester identique et à être comparée à elle-même dans les différentes phasos de son cycle, qui ne sont nullement colemporary, mais successives.
Pour discuter convenablement la formule du cycle, il ne suffit pas d'admettre que les marchandises se vendent à leur valeur, mais que les autres circonstances restent les mêmes. Observons, p. ex., la figure P... P, abstraction faite des révolutions techniques qui, dans la production,
CHAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 97
peuvent déprécier le capital -productif d'un capitaliste, abstraction faite également de la répercussion qu'un changement de valeur des éléments du capital productif peut exercer sur le capital- marchandise, en en élevant ou en réduisant la valeur. Supposons que les 10000 Tb de fil soient vendues à leur valeur de 500 1. st., 8440 U = 422 1. st. remplaçant la valeur-capital W. Si la valeur du coton, des charbons etc., vient à s'élever (nous ne tenons pas compte des oscillations des prix), ces 422 1. st. ne suffiront peut-être plus à remplacer entièrement les éléments du capital productif, et du capital-argent supplémentaire devra être engagé. Inversement, si ces mêmes prix tombent, du capital-argent devient libre. Le procès ne se déroule normalement que si les rapports des valeurs restent constants. Il se poursuit quand même lorsqu'il est troublé, mais à condition que le désordre se répare dans les renouvellements du cycle: plus les troubles sont grands et plus le capitaliste industriel doit avoir d'argent pour y porter remède. La fonction de capitaliste industriel le développement de la production exigeant des capitaux toujours plus considérables - devient de plus en plus un monopole des grands possesseurs d'argent, isolés ou associés.
Remarquons, en passant, que si un changement de valeur affecte les éléments de la production, une difièrence se présente aussitôt entre les figures A... A'd'une part, et p... P et M'. .. M' d'autre part. En effet dans A... A', figure du capital nouvellement avancé sous forme d'argent, une baisse dela valeur des moyens de production, p. ex. des matières premières et auxiliaires etc., nécessitera, pour l'ouverture d'une entreprise d'importance déterminée, une avance moindre de capital-argent, puisque la production (la force productive restant la même) dépend de la quantité de moyens de production que peut mettre en oeuvre une quantité donnée de force de travail et non de la valeur ni de ces moyens de production, ni de cette force de travail (cette dernière valeur n'exerce une influence que sur
98 PREMIÈ11E PART1F. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
la plus-value). Inversement, une hausse de la valeur de
tous ou de quelques-uns des éléments de la production
exigera que plus d'argent soit avancé pour une entre
prise d'étendue déterminée. Dans les deux cas, ce n'est
que la quantité d'argent nécessaire pour recommencer la
production qui est affectée ; dans le premier, de l'argent
devient libre ; dans le second, une quantité supplémen
taire d'argent doit être engagée, ce qui ne sera possible
que si, dans la branche de produc ' tion envisagée, de nou
veaux capitaux affluent de la manière ordinaire.
Les cycles P... P et M'. .. M' ne se comportent comme A... A', que pour autant que les mouvements de Pet de M' sont accompagnés d'accumulation, c'est-à-dire que de l'argent additionnel, a, se convertit en capital-argent. Abstraction de cela, un changement de valeur des élénients du capital productif les affecte autrement que A... A' (nous ne tenons pas compte de la répercussion d'un pareil changement sur les fractions du capital qui se trouvent dans le procès de production) ; ici, ce n'est pas l'avance primitive qui est directement affectée, ce n'est pas le capital accomplissant son premier cycle, mais un capital industriel effectuant sa reproduction, par l'opération
M'... M ~ T ~ la reconversion du capital-marchandise en
Pm
éléments de production. En cas de baisse de valeur (resp. de prix~ trois éventualités sont à envisager : ou bien la repro duetion continue sur la même échelle et, dans ce cas, une partie du capital-argent devient libre, entrainant UDe thésaurisation d'argent et non une véritable accumulation (production sur une échelle progressive) 'ou une transformation de a (plusvalue) en fonds d'accumulation; ou bien, les conditions techniques le permettant, la reproduction prend plus d'importance qu'elle n'en aurait eu sans cette baisse de valeur; ou bien, il se forme une plus grande provision de matières premières, etc.
Inversement, en cas de hausse de valeur des éléments qui doivent remplacer le capital-marchandise, la reproduc
CHAP. IV. - LES TROIS FIGUEFS DU CYCLE ffl
tion descend au-dessous de son étendue normale (on diminue, p. ex., les heures de travail journalier); ou bien, elle est maintenue à son ancienne importance an moyen de capital-argent supplémentaire (du capital-argent est engagé) ; ou bien, le fonds d'accumulation monétaire, s'il en existe un, au lieu de servir i élargir la reproduction, sert entièrement, ou en partie, à la maintenir à Yancienne échelle. Dans ce dernier cas, le capital-argent engagé supplémentairement ne vient pas du dehors, du marché monétaire, mais des ressources du capitaliste industriel lui-même.
Certaines circonstances peuvent modifier les procès P...P et M'... M'. Si, p. ex., le fileur de coton a une grande provision de coton, la baisse de celui-ci va déprécier une ~artie de son capital productif, tandis qu'une hausse en augmentera la valeur. D'autre part, s'il dispose d'une grande quantité de ca pital- marchandise, p. ex. de fil de coton, la baisse du coton dépréciera une partie de ce capital- marchandise, c'est-à-dire de son capital en circulation, alors que le contraire se produirait en cas de hausse des prix du coton. T
Enfin si, dans le procès M' - A - M ~pm , la réalisation
M' - A du capital-marchandise est effectuée avant le
changement de valeur des éléments de M, le capital est
affecté de la même manière que dans notre premier cas, à
T -
savoir dans le second acte de circulation A - M ~ pm , si, au
contraire, le changement de valeur arrive avant l'acte
M' - A, la baisse ou la hausse du prix du coton entra!
nera, toutes circonstances égales, une baisse ou une hausse
correspondante du prix du fil. L'influence sur les diffé
rents capitaux de la même branche de productio * n peut
être très différente suivant les différentes circonstances
dans lequelles ils se trouvent. Les dégagements et les en
gagements de capital-argent peuvent aussi résulter de dif
férences dans la durée du procès de circulation, donc
de la vitesse de cette dernière. Mais ces faits relèvent de
capital_Livre_2_100_139.txt
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100 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
l'étude de la rotation du capital ; ce qui nous intéresse pour le moment, c'est la différence entre A... A' et les deux autres figures du cycle, en ce qui concerne les modifications de valeur des éléments du capital productif.
Lorsque la production capitaliste est développée et par conséquent prédominante, une grande partie des marchandises qui, dans l'acte A - M ~ Pn e constituent les moyens de
production Pm, sont généralement capital-marchandise d'autrui. Celui qui les a, vendues a accompli l'acte M'- A', conversion de son capital-marchandise en capital-argent; mais cette conversion n'est pas une condition absolue. D'autre part, quand le capital industriel fonctionne dans le procès de circulation comme argent ou comme marchandise, son cycle s'entrecroise avec la circulation de marchandises de toutes sortes de modes de production sociale n'ayant à satisfaire à d'autre condition que de produire des marchandises. Peu importe que celles-ci soient produites par des esclaves on des paysans (Chinois, Ryots indiens), par des communes (Indes Hollandaises) ou par l'État (par des serfs, dans les époques reculées de l'histoire russe), ou même par des peuples chasseurs demi-sauvages,etc. Comme marchandises et argent, elles se rencontrent avec l'argent et les marchandises représentant le capital industriel, et entrent dans le cycle de ce dernier et dans celui de la plus-value lorsque celle-ci est dépensée comme revenu. Ces marchandises entrent donc dans deux circulations du capital-marchandise. Quelle que soit la production dont elles sont issues, elles fonctionnent comme marchandises sur le marché et font partie comme telles du cycle du capital industriel et de la circulation de la plus-value. Ce qui distingue la circulation du capital industriel, c'est donc la provenance universelle des marchandises entraînées dans son cycle, c'est le caractère mondial du marché. Et ce qui est vrai des marchandises, est vrai de l'argent ; de même que le capital-marchandise fonctionne, vis-à-vis du capital industriel, uniquement comme marchandise, de
CHAP. 1V. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 101
même l'argent fonctionne, vis-à-vis de lui, exclusivement comme argent, comme ai-gent mondial.
Deux remarques sont à faire ici.
Primo : Dès que l'acte A -Pni est terminé, les marchandises Pm cessent d'être marchandises et deviennent un des modes d'existence du capital industriel, sous la forme fonctionnelle de P, capital productif. Par cela même, leur origine est effacée; elles ne sont plus que des formes du capital industriel, elles lui sont incorporées. Néanmoins, pour les remplacer, la reproduction reste nécessaire et, en ce sens, la production capitaliste dépend d'autres modes de production précédant son degré de développement. Mais elle tend à les transformer en production de marchandises, en les entraînant dans sa circulation ; si bien que lorsqu'elle arrive à un certain ' degré de développement, la production de marchandises est devenue la production capitaliste de marchandises. L'intervention du capital industriel hâte partout cette transformation, en accélérant en même temps la transformation des producteurs directs en ouvriers salariés.
Secundo : Les marchandises qui entrent dans la circulation du capital industriel (y compris les aliments nécessaires pour reproduire la force de travail et qui sont le résultat final de la conversion du capital variable), quelle que soit leur origine, quelle que soit la forme sociale de la production qui les a mises au monde, se présentent sous forme de capital-marchandise, capital-commerçant, issu de tous les modes de production. Le régime capitaliste, qui implique la production en grand présuppose nécessairement la vente en gros, c'est-à-dire la vente au commerçant et non au consommateur, à, moins que ce consommateur ne soit un consommateur productif, un capitaliste industriel. La vente directe d'un capitaliste industriel à un ou plusieurs autres n'a donc lieu que dans la mesure où le capital industriel d'une branche fournit des moyens de production à celui d'une autre branche; dans ce cas, le capitaliste industriel est vendeur direct, il est son propre commerçant, ce qu'il est, du reste, aussi quand il vend au négociant.
102 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
Le commerce de marchandises comme fonction du capital-commerçant est une condition préalable de la production capitaliste et se développe parallèlement à elle. Nous l'admettrons à l'occasion, pour illustrer quelques aspects de la circulation capitaliste; mais pour l'analyse en général, nous supposons la vente directe sans l'intervention du commerçant, parce que celle-ci dissimule certains moments du mouvement.
Ecoutons Sismondi, qui représente les choses avec une certaine naïveté :
,( Le commerce emploie un capital considérable, qui parait, au premier coup d'œil, ne point faire partie de celui dont nous avons détaillé la marche. La valeur des draps accumulés dans les magasins du marchand-drapier semble d'abord tout-à-fait étrangère a cette partie de la production annuelle que le riche donne au pauvre comme salaire pour le faire travailler. Ce capital n'a fait cependant que remplacer celui dont nous avons parlé. Pour saisir avec clarté le progrès de la richesse, nous l'avons prise à sa création, et nous l'avons suivie jusqu'à sa consommation. Alors le capital employé dans la manufacture des draps, par exemple, nous a paru toujours le même : échangé contre le revenu du consommateur, il ne s'est partagé qu'en deux parties : l'une a servi de revenu an fabricant comme profit, l'autre a servi de revenu aux ouvriers comme salaire, tandis qu'ils fabriquaient de nouveau drap.
" Mais on trouva bientôt que. pour l'avantage de tous, il valait mieux que les diverses parties de ce capital se remplaçassent l'une l'autre, et que, si cent mille écus suffisaient à faire toute la circulation entre le fabricant et le consommateur, ces cent mille écus se partageassent également entre le fabricant, le marchand en gros et le marchand en détail. Le premier, avec le tiers seulement, lit le même ouvrage qu'il avait fait avec la totalité, parce qu'au moment où sa fabrication était achevée, il trouvait le marchand acheteur beaucoup plus tôt qu'il n'aurait trouvé le consommateur. Le -capital du marchand en gros se trouvait de son
OHAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 103
côté beaucoup plus tôt remplacé par celui du marchand en détail.... La différence entre les sommes des salaires avancés et le prix d'achat du dernier consommateur devait faire le profit des capitaux. Elle se répartit entre le fabricant, le marchand et le détaillant, depuis qu'ils eurent divisé entre eux leurs fonctions, et l'ouvrage accompli fut le même, quoiqu'il eût employé trois personnes et trois fractions de capitaux, au lieu d'une " (Nouveaux Principes, 1, p. 139,140) * "Tous (les marchands) concouraient indirectement à la production; car celle-ci, ayant pour objet la consommation, De peut être considée comme accomplie que quand elle a mis la chose produite à la portée du consommateur " (Ib., P. 137).
Dans l'étude des figures générales du cycle et, d'une façon générale, dans tout ce second volume, nous considérons l'argent sous forme de monnaie métallique, à l'exclusion de l'argent symbolique, des signes fiduciaires particuliers à certains États et de la monnaie de ci-édit que nous n'avons pas encore analysée. En agissant ainsi nous suivons l'ordre historique ; la monnaie de crédit ne joue aucun rôle, ou un rôle insignifiant, dans la première époque de la production capitaliste. Ensuite nous nous conformons à une nécessité théorique ; tous ceux qui ont fait la critique de la circulation se faisant par la monnaie de crédit - Tooke et d'autres - ont toujours été contraints de représenter les choses comme se passant sur la base de la circulation métallique. La monnaie métallique peut fonctionner comme moyen d'achat et comme moyen de paiement; dans un but de simplification, nous supposons, dune façon générale dans ce second volume, qu'elle n'exerce que la première fonction (moyen d'achat).
La circulation du capital industriel, qui n'est qu'une partie de son cycle, suit les lois générales développées précédemment (vol. 1, chap. M), pour autant qu'elle ne comprend que des actes de la circulation générale des marchandises. Une même somme d'argent, de 500 1. st. p. ex., met successivement en circulation d'autant plus de
104 PREMIÈRE PARTIE. - LES MËTAMORPHOSES DU CAPITAL
capitaux industriels (ou de capitaux-marchandises), que la circulation monétaire est plus rapide, c'est-à-dire que chacun des capitaux isolés. parcourt plus vite la série de ses métamorphoses. La quantité d'argent que nécessite la circulation d'une valeur-capital, est donc d'autant moindre que l'argent fonctionne plus activement comme moyen de paiement; que, p. ex., dans le remplacement du capital-marchandise par ses moyens de production, on a recours davantage à de simples balances de comptes, ou que les délais de paiement - pour les salaires, par ex. - sont plus courts. La vitesse de circulation et, toutes autres circonstances restant les mêmes, la quantité d'argent qui doit circuler comme capital-argent, dépendent du coût des marchandises (le prix multiplié) par la quantité ou de la valeur de l'argent, si la quantité et la valeur des marchandises sont données.
Les lois de la circulation générale des marchandises ne sont applicables que pour autant que le procès de circulation du capital comprend une série d'actes simples de circulation et non des actes correspondant à des fonctions déterminées des cycles de capitaux isolés.
Pour mettre cela en lumière, le mieux est d'observer le procès de circulation sous sa forme ininterrompue, tel qu'il apparaît dans les deux figures :
T
M~M -~A - M Pm ... P (P')
11) P... - A'
M -a M
M~M -~a In ~ T ... p... M,
111) - A' (Pm
M -A - M
Le procès de circulation ne comprend comme actes de circulation que M - A - M et A - M - A, c'est-à-dire les deux séries opposées des métamorphoses des marchandises, chaque métamorphose impliquant la conversion d'une marchandise ou d'une somme d'argent qui lui est étran
C
gère. En effet, ce qui est M - A pour le possesseur de la marchandise, est A.- M pour l'acheteur, et la première
CHAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 1%
métamorphose M - A de la marchandise est la seconde métamorphose de la marchandise qui revêt la forme A ; inversement pour A - M. Par conséquent, ce qui a été dit sur l'entrelacement des métamorphoses d'une marchandise dans un stade, et des métamorphoses d'une autre marchandise dans un autre stade, s'applique à la circulation du capital., pour autant que le capitaliste fonctionne comme acheteur ou vendeur de marchandises, et que son capital agit comme argent vis-à-vis de la marchandise d'autrui ou comme marchandise vis-à-vis de l'argent d'autrui. Cependant cet entrelacement ne représente pas en même temps l'entrelacement des métamorphoses des capitaux.
En effet : A - M (Pm), comme nous l'avons vu, peut représenter l'entrelacement des métamorphoses de divers capitaux individuels. P. ex. le fil, capital-marchandise du fileur de coton, se remplace, en partie, par du charbon. Une partie du capital du fileur se trouve sous la forme argent et se convertit en marchandise, alors que le capital du producteur capitaliste de charbon existe sous la forme marchandise et se convertit en argent ; le même acte de circulation représente ici les métamorphoses opposées de deux capitaux industriels (appartenant à différentes branches de production), c'est-à-dire l'entrelacement des séries de métamorphoses de ces capitaux. Cependant, comme nous l'avons vu, le Pm en qui A se convertit, ne doit pas être nécessairement un capital-marchandise, c'est-à-dire la forme fonctionnelle d'un capital-industriel, le produit d'un capitaliste. Il y a toujours A - M d'un côté et M - A de l'autre, mais il n'y a pas toujours entrelacement de métamorphoses de capitaux. Il en est de même de A - T, l'achat de la force de travail, qui, marchandise de l'ouvrier, ne devient capital que lorsqu'elle est vendue au capitaliste. D'autre part, A', dans l'acte M' - A', ne doit pas être formellement un capital-marchandise; il peut être le résultat de la vente de la force de travail (le salaire) ou celui de la vente d'un objet produit par des ouvriers indépendants, des esclaves, des serfs ou une comMunauté.
106 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
En outre le rôle fonctionnellement détermine que joue chaque métamorphose dans la circulation d'un capital individuel, -n'exige point qu'elle représente la métamorphose opposée qui y correspond dans le cycle de l'autre capital, la production toute entière du marché mondial étant supposée capitaliste. P. ex., dans le cycle P... P, le A' qui transforme M' en argent, peut être, du côté de l'acheteur, le résultat de la vente de sa plus-value (si la marchanàise est un article de consommation) , dans l'acte A' - M' T
~pM
(où le capital est accumulé), il peut être, pour le vendeur, le remplacement de son avance de capital, ou même, il peut ne pas entrer dans la circulation capitaliste et être dépensé comme revenu.
Par conséquent, le mode suivant lequel les divers composants du capital total de la société se remplacent mutuellem'ent dans le procès de circulation - tant au pointde vue du capital qu'à celui de la plus-value - ne résulte pas des simples entrelacements des métamorphoses dans la circulation des marchandises, entrelacements que la circulation capitaliste a en commun avec n'importe quelle autre circulation de marchandises, mais demande à être recherché d'une autre l'acon. On s'est contenté jusqu'ici, à cet égard, de quelques ~hrases qui, analysées de près, ne contiennent que des idées vagues, caractérisant les entrelacements des métamorphoses dans n'importe quelle circulation de marchandises.
Une des propriétés les plus frappantes du procès circulatoire du capital îndustriel, et, par suite, de la production capitaliste, est que, d'une part. les éléments du capital productif proviennent du marché des marchandises et doivent constamment être renouvelés par l'intermédiaire de ce marché, c'est-à-dire constamment être achetés sous forme de marchandises; et que, d'autre part, le produit sortant de ce procès revêl la forme de marchandise et
CHAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 107
doit constamment être vendu comme telle. Que l'on compare, p. ex., un fermier moderne de la Basse-Ecosse avec un petit paysan de l'ancienne mode sur le continent. Le premier vend son produit tout entier et doit par conséquent en remplacer tous les éléments, même la semence, en ayant recours au marché ; le second consomme directement la plus grande partie de son produit, vend et achète aussi peu que possible, fabrique lui-même ses outils, ses vêtements, etc.
On a basé sur ce fait la distinction entre l'économie naturelle, l'économie monétaire et l'économie du crédit, dont on a fait les trois formes caractéristiques du mouvement économique de la production sociale. ' .
Cependant ces trois formes ne représentent pas des phases équivalentes de l'évolution. La soi-disant économie du crédit n'est qu'une forme de l'économie monétaire ; toutes deux expriment des fonctions ou des modes de communication entre les producteurs, et, dans la production capitaliste développée, l'économie monétaire n'est plus que la base de l'économie du crédit. L'économie monétaire et l'économie du crédit correspondent donc à certains stades du développement de la production capitaliste, mais elles ne sont nullement des formes distinctes et autonomes de la circulation, par opposition à l'économie naturelle. Il serait aussi juste d'opposer., comme ayant une importance équivalente à celle de ces deux formes, les formes très variées de l'économie naturelle.
Ensuite, dans les catégories économie monétaire et économie du crédit, on souligne comme critérium caractéristique, non l'économie, c'est-à-dire le procès de production lui-même, mais le mode de communication entre les différents agents de la production, les producteurs ; il faudrait agir de même pour la première catégorie et en faire l'économie du troc au lieu de l'économie naturelle. Une économie naturelle complètement fermée, comme, p- ex, celle de l'État des Inkas du Pérou, ne rentrerait dans aucune de ces catégories.
108 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES bU CATIITAL
Enfin l'économie monétaire est commune à toutes les productions de marchandisés, le produit apparaissant comme marchandise dans les organismes les plus divers de la production sociale. Ce qui caractériserait la production capitaliste, ce serait donc la masse des produits qui deviennent marchandises, objets de vente, et la masse des éléments de production qui rentrent, sous forme d'objets de vente, de marchandises, dans l'économie d'où sort la marchandise.
En effet, dans l'organisation capitaliste la production est caractérisée en ce qu'elle ne produit que des marchandises; ce caractère lui vient uniquement - et il s'accentue de plus en plus dans le cours de son développement - de ce que le travail lui-même y apparaît comme marchandise, l'ouvrier vendant son travail, c'est-à-dire le fonctionnement de sa force de travail (selon notre supposition, au prix de ce qu'il faut pour la reproduire). A mesure que la rémunération du travail prend la forme de salaire, le producteur devient capitaliste industriel; aussi la production capitaliste (et, avec elle, la production de marchandises) n'atteint-elle son entier développement que lorsque, dans l'agriculture, le producteur direct est devenu à son tour un ouvrier salarié. C'est donc le rapport entre le capitaliste et le salarié qui fait du rapport monétaire entre l'acheteur et le vendeur un rapport immanent à la production elle-même. Mais ce rapport se base sur le caractère social de la production et non sur celui du mode de communication; celui-ci, inversement, résulte de celui-là. La conception bourgeoise, dans laquelle le bon petit commerce joue le rôle dominant, n'est pas assez clairvoyante pour constater que le mode de communication résulte du caractère de la production; c'est l'inverse qu'elle voit (1).
(1) Jusqu'ici Ms. V. - Le reste de ce chapitre est une note qui se trouve, dans un cahier de 1877 ou 1878, au-dessous d'extraits de livres.
CHAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 109
Le capitaliste verse dans la circulation moins de valeur sous forme d'argent qu'il n'en retire, parce qu'il y verse plus de valeur sous forme de marchandise qu'il n'en reprend. Tant qu'il fonctionne comme simple personnification du capital, comme capitaliste industriel, son offre de marchandises est toujours plus grande que sa demande. La compensation de ces deux quantités signifierait que son capital n'augmente pas : celui-ci n'exercerait plus lafonction d'un capital productif et se serait converti en capital-marchandi ' se sans s'être engrossé, pendant le procès de production, de plus-value, tirée, sous forme de marchandise, de la force de travail; il n'aurait donc point fonctionné comme capital. Le capitaliste, en effet, doit " vendre plus cher qu'il n'a acheté " ; il n'y réussit que s'il transforme la marchandise achetée moins cher, parce que moins valante, en marchandise plus valante et par conséquent plus chère. Il vend sa marchandise non au-dessus de sa valeur, mais à une valeur plus grande que celle des éléments qui l'ont produite.
Le taux d'accroissement de son capital est d'autant plus élevé que la différence est plus grande entre son offre et sa demande, c'est-à-dire que l'excédent de la valeur-marchandise qu*il apporte au marché, sur celle qu'il demande, est plus considérable. Son but est donc de réaliser l'inégalité la plus grande possible entre ces deux quantités, Ce qui est vrai du capitaliste individuel, s'applique évidemment à sa classe toute entière.
Tant que le capitaliste De représente que le capital industriel, sa demande ne porte que sur les moyens de production et la force de travail. Considérée au point de vue de sa valeur, sa demande de moyens de production est plus petite que son capital avancé, il achète en effet des moyens de production d'une valeur moindre que la valeur de son capital et, à plus forte raison, moindre que la valeur du capital-marchandise qu'il apporte.
En ce qui concerne sa demande de force de travail, elle est déterminée, au point de vue de sa valeur, par la pro
110 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
portion v : C, de son capital variable à son capital total; par conséquent, sous le régime capitaliste, elle diminue progressivement par rapport à la demande de moyens de production. Les achats de Pm dépassent de plus en plus ceux de T.
Comme l'ouvrier dépense la plus grande partie de son salaire en achats d'aliments nécessaires, la demande capitaliste de force de travail est indirectement une demande d'objets de consommation. Cette demande est égale à v et pas plus grande (lorsque l'ouvrier épargne - nous faisons abstraction du crédit - il thésaurise une partie de son salaire et ne la consacre à aucun achat). La limite de la demande du capitaliste est fixée par C ~ c -l- v, et son offre est exprimée par c -J- v -+- pl. Si son capital-marchandise se compose de 80 c -f- 20 v -1- 20 pl, sa demande sera de 80 c --j- 20 v c'est-à-dire 1/5 plus petite en valeur que son offre. Plus le pourcClItage de la plus-value produite par lui (le taux du profit) devient grand, et plus son offre devient petite, comparée ~ sa demande. Bien que la demande de force de travail, et, indirectement, celle des aliments nécessaires, diminuent, par rapport ci la demande de moyens de production, à mesure que la production progresse, il ne faut pas oublier que la demande de Pm est toujours plus petite que le capital calculé au jour le jour. Elle doit toujours être moins valante que le produit offert par le capitaliste qui fournit les moyens de ~productioii, ce capital iste travaillant avec le même capital et dans les mêmes circonstances ; le fait que ce dernier capitaliste ne serait pas seul, ne change rien à la chose. Supposons que le capital du capitaliste producteur soit de 1000 1. st., dont une partie constante ~ 800 1. st; la demande qu'il adressera aux capitalistes fournisseurs de moyens de production sera de 800 1. st. Ceux-ci offrent pour 1200 1. st. (le taux du profit étant le même) des marchandises qui, quelle que soit la part échue à chacun d'eux et quelle que soit la fraction de leur capital que cette part représente, ne leur reviennent qu'à, 1000 1. 'st. La demande (800 1. st.) ne représente
CHAP. IV. - LES TROIS FIGURES DU CYCLE 111
donc que les 2/3 de l'offre (1200 1. st.) alors qu'elle s'élève aux 4/5 de la valeur du capital de 1000 1. st. que le capitaliste acheteur peut offrir.
Il faut encore anticiper ici sur la rotation du capital. Supposons que le capital total soit de 5000 1. st., dont 4000 1. st. de capital fixe et 1000 1. st. de capital circulant, se décomposant en 800 e -J200 v. Le capital circulant doit rouler cinq fois par an pour permettre au capital total de faire une rotation. Le produit-marchandise est alors de 6000 1. st., et dépasse de 1000 1: st. le capital avancé, ce qui donne la même proportion de plus-value que ci-dessus:
5000 C : 1000 pl ~ 100 (c -J- V) : 20 pl.
Par conséquent ce roulement ne modifie en rien le rapport de la demande totale à l'offre totale, la première reste de 1/5 plus petite que la dernière.
Admettons que le capital fixe soit renouvelable en 10 ans, d'où un amortissement de 1/10 = 400 1. st. par an. A la fin de la première année, il a donc comme valeur 3600 1. st. en capital fixe -1400 1. st. en argent. Les réparations qui ne dépassent pas la moyenne ne sont que des avances supplémentaires de capital et nous admettrons que leur coût a été compris dans l'estimation du capit al de premier établissement; elles sont donc comptées dans le 1/10 d'amortisse ment. (Si les réparations n'atteignent pas la moyenne, il y a bénéfice extraordinaire pour le capitaliste, tout comme il y a perte extraordinaire quand elles la dépassent. Ces différences se compensent pour toute la classe des capitalistes occupés dans la même branche d'industrie). La demande annuelle restant égale à 5000 1. st., valeur du capital primitivement avancé, si le capital total parcourt son cycle une fois par an, elle augmente par rapport à la fraction circulante du capital tandis qu'elle diminue par rapport à la fraction fixe.
Examinons maintenant la reproduction. Admettons que le capitaliste consomme toute la plus-value a et ne convertisse en capital productif que le capital primitif A. Sa demande
112 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
sera, donc équivalente à son offre, mais non pas au point de vue du mouvement de son capital ; en effet, comme capitaliste, il ne demande que les 4/5 de la valeur de son offre et il dépense le dernier cinquième pour ses besoins privés ou ses plaisirs.
Ramené à 100, son compte s'établit alors comme suit comme capitaliste : demande = 100, offre 120 comme particulier: " = 20 " en somme: demande = 120, offre 120.
Cette hypothèse revient à supposer que la production n'a pas lieu eu mode capitaliste, et par conséquent que l'on ne se trouve pas en présence d'un capitaliste industriel ; car il est contraire à l'essence du capitalisme d'admettre qu'il puisse avoir la jouissance et non l'enrichissement comme motif stimulant.
Cette hypothèse est, du reste, techniquement impossible. Le capitaliste doit non seulement former un capital de réserve pour tenir tête aux oscillations des prix et pouvoir attendre les conjonctures favorables à la vente et à J'achat ; il doit accumuler également du capital pour étendre sa production et lui incorporer les progrès techniques.
Pour accumuler du capital, il doit d'abord retirer de la circulation une partie de la plus-value sous forme d'argent et la thésauriser jusqu'à ce qu'elle ait acquis l'importance exigée par l'extension de l'entreprise primitive ou le lancement d'une entreprise nouvelle. Aussi longtemps que dure la thésaurisation, la demande du capitaliste n'augmente pas. Il laisse son argent immobilisé et il ne retire pas du marché en marchandises l'équivalent de l'argent qu'il a recu pour les produits qu'il y a apportés.
~'ai fait abstraction du crédit et n'ai donc pas envisagé le cas où l'argent accumulé est déposé par le capitaliste en compte-couîant dans une banque et lui rapporte des intérêts.
CHAPITRE V
LA PÉRIODE DE CIBCULATION
Les mouvements du capital dans la sphère de la production et les deux phases de la circulation s'opèrent, comme nous l'avons vu, dans un ordre déterminé. Le temps de son séjour dans la sphère de la production constitue sa période de production et son séjour dans la sphère de la circulation, sa période de circulation. La durée totale de son cycle est égale à la somme des périodes de production et, de circulation.
La période de production comprend le procès de travail, mais l'inverse n'est pas vrai. On sait qu'une partie du capital constant existe sous forme de moyens de travail, (machines, bâtiments, etc.), qui fonctionnent jusqu'à la fin de leur existence dans les mêmes procès de travail constamment renouvelés. L'interruption périodique de ceux-ci, dans la nuit p. ex., suspend, le fonctionnement des moyens de travail, mais n'interrompt pas leur séjour dans le lieu de production. Ils appartiennent à celui-ci, qu'ils fonctionnent ou qu'ils ne fonctionnent pas. D'autre part, le capitaliste doit disposer d'une certaine provision de matières premières et auxiliaires afin de pouvoir continuer la production, pendant ctes périodes plus ou moins longues, avec l'ampleur qu'il s'est imposée, malgré les imprévus du marché. Cette provision de matières premières, etc. n'est consommée productivement qu'à la longue, de sorte que le temps pendant lequel elle est engagée dans la produc
(1) A partir d'ici 31s. IV.
114 PREMIERE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
tion ne coïncide pas avec celui durant lequel elle fonctionne (1). Ainsi, la période de production comprend en somme : 10 le temps où les moyens de production servent à la production, c'est-à-dire où ils fonctionnent comme moyens de production ; 20 les pauses pendant lesquelles leur fonctionnement est interrompu; 30 le temps oit ils sont tenus prêts pour faire face aux éventualités de la production et représentent du capital productif, sans être entrés dans le procès de production.
La différence que nous avons examinée jusqu , ici porte sur les durées de séjour du capital productif dans la sphère de la production et dans le procès de production proprement dit. Mais ce dernier peut à son tour, donner lieu à des interruptions du procès de travail, durant lesquelles l'objet à produire subit des transformations sans l'aide du travail humain. Dans ce cas, le procès de production et, par conséquent, le fonctionnement des moyens de production continuent, bien que le procès de travail et, par conséquent, le fonctionnement des moyens de production comme moyens de travail soient interrompus. Tel est le cas du grain semé, du vin en fermentation, de certains produits obtenus par des procédés chimiques (le cuir. p. ex.). La durée de la production est ici plus grande que celle du travail et l'excédent de la première sur la seconde rtsulte de ce que du capital productif se trouve virtuellement dans la sphère de production, ou fonctionne dans le procès de production, sans se trouver dans le procès de travail.
La fraction du capital productif virtuel, tenue en réserve pour faire face aux éventualités de la production, p. ex., du coton et du charbon dans une filature, ne crée ni produit, ni valeur ; c'est un capital en friche, nécessaire pour éviter les interruptions de la production. Les bâtiments, appareils, etc., nécessaires pour abriter ou contenir cette provi
(4) Produetion dans le sens actif du mot : la durée de production des moyens de production est, ici, le temps, non pas où ils sont produits, mais où ils participent activement à la production d'une marchandise. - F. E.
CHAP. V. - LA PÉRIOÜE DE CIRCULATION 115
sion productive, sont nécessités par le procès de production et font, par conséquent, partie du capital avancé ; leur fonction est de conserver les approvisionnements en attendant leur mise en oeuvre. Si pendant cette période d'attente des travaux étaient nécessaires, ceux-ci renchériraient les matières premières etc. ; ils seraient également productifs et créeraient de la plus-value, puisqu'une partie n'en serait pas payée ainsi qu'il en est de tout travail salarié. Les interruptions normales du procès de production, pendant lesquelles le capital productif ne fonctionne pas, ne créent ni valeur, ni plus-value, d'où la tendance des capitalistes de faire travailler la nuit (vol. 'l, chap. VIII, 4), Il en est de même des interruptions de travail par lesquelles l'objet du travail doit passer pendant le procès de production, mais celles-ci font avancer le produit ; elles constituent une partie de sa vie, un procès qu'il doit parcourir. La valeur des appareils, etc., nécessaires comme réservoirsde la provision productive, est transmise au produit proportionnellement à la durée pendant laquelle ils fonctionnent ; c'est le travail lui-même qui exige ces appareils et leur emploi est une condition de la production, de même que la pulvérisation d'une partie du coton est inévitable dans la fabrication et augmente la valeur du produit. L'autre fraction du capital virtuel, les bâtiments, machines, etc., c'est-à-dire les moyens de travail dont le fonctionnement n'est interrompu que par les pauses régulières du procès de production - des interruptions irrégulières par suite de crises, de restrictions de la production, etc. sont de pures pertes - ajoute de la valeur, sans participer à la création du produit, et cela en
1
proportion de sa durée moyenne. Elle perd de sa valeur d'usage et, par conséquent, de sa valeur, aussi bien quand elle fonctionne, que quand elle ne le fait pas.
Enfin, la valeur de la fraction du capital constant qui continue le procès de production, alors q ne le procès de travail est interrompu, réapparait dans le produit. C'est le travail lui-même qui a placé les moyens de p~oduction dans certaines conditions où, abandonnés à eux-mêmes, ils
116 PREMIÈRE PARTIE. -~-- LES MÉTAM(RPHOSES DU CAPiTAL
subissent des transformations produisant un effet utile ou un changement de leur forme d'usage. Le travail transmet toujours au produit la valeur des moyens de production qu'il consomme utilement et il en est ainsi, soit qu'il agisse d'une manière, continue, soit qu'il donne seulement l'impulsion au procès, en plaçant les moyens de production dans les circonstances où ils subissent l'action des agents naturels qui doivent les transformer.
Quelle que soit la cause de l'excédent de la durée de
production sur la durée de travail - que les moyens de
production se trouvent dans un stade préparatoire de la
production effective, sous forme de capital virtuel, ou que
leur fonctionnement productif soit interrompu par des
pauses régulières, ou bien que la production elle-même
nécessite des interruptions du procès de travail, - dans
aucun cas, les moyens de production n'absorbent du tra
vail, ni par conséquent du surtravail. Il ne se crée donc
pas de plus-value, aussi loDgtemps que le capital productif
c
se trouve dans cette partie de sa période de fonctionnement qui dépasse la période de travail, quelqu'indispensables que ces pauses puissent être pour la mise en valeur. Il est clair que la productivité, d'un capital et la plus-value qu'il engendre dans un temps donné, sont d'autant plus considérables que ses périodes de production et de travail se rapprochent davantage de l'égalité. D'où la tendance de la production capitaliste à diminuer le plus possible l'excédent de la durée de production sur celle de travail. Cependant, l'excédent de la première sur la seconde est une nécessité du procès de production. La période de production est donc cette période pendant laquelle le capital crée des valeurs d'usage et de la plus-value, pendant laquelle il exerce la fonction de capital productif, bien qu'avec, certaines interruptions durant lesquelles il n'est que capital virtuel ou bien crée des produits sans engendrer de la plusvalue.
Dans la sphère de circulation, le capital agit comme capital-marchandise ou comme capital-argent; il s'y con
CHAP. V. - LA PÉRIODE DE CIRCULATION 117
vertit de marchandise en argent et d'ârgent en marchandise. La conversion de marchandise en argent réalise en même temps la plus-value incorporée à la marchandise, et la conversion d'argent en marchandise effectue la reconversion de la valeur-capital en ses éléments de production. Les deux procès de circulation du capitaï n'en sont pas moins des procès de la métamorphose simple des marchandises.
Les périodes dé circulation et de production s'excluent l'une l'autre. Pendant la circulation, le capital ne fonctionne pas productivement; il ne produit ni marchandises, ni plus-value. Si nous observons le cycle sous sa forme la plus simple, où la valeur-capital toute entière passe en une fois d'une de ses phases à l'autre, nous constatons que le procès de production et, avec lui, la création de plus-value sont interrompus aussi longtemps que dure la circulation; selon la durée de celle-ci, le renouvellement de la production s'effectue plus vite ou plus lentement. Si, au contraire, les diverses fractions du capital parcourent le cycle l'une après l'autre, de sorte que le cycle du capital total s'accomplit successivement par le mouvement de ses diverses fractions, il est clair que la partie qui fonctionne constamment dans la sphère de la production, doit être d'autant plus petite que le séjour constant des fractions dans la sphère de la circulationest plus long. L'expansion et la contraction de la durée de la circulation agissent ainsià l'encontre de la contraction et de l'expansion de la durée de la production, ou de l'étendue dans laquelle agit un capital de grandeur donnée, comme capital- productif. Plusla circulation devient éphémère, c'est-à-dire plus sa durée se rapproche de zéro, et plus intense devient le fonctionnement du capital, plus grande sa productivité et plus importante sa création de plus-value. La durée de la circulation se rapproche, par ex., de zéro, lorsque, un capitaliste travaillant sur commande, son produit se paie au moment de la livraison en moyens de production utilisables par lui.
Ainsi, la période de circulation restreint, proportionnel
118 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÊTAMORPHOSES DU CAPITAL
lement à sa durée, la période de production et, par conséquent, la création de plus-value ; comme sa durée peut augmenter ou diminuer de différentes manières, elle àgit sur la période de production dansune mesure très-variable. L'économie politique, qui ne voit que ce qui apparaïl, à savoir l'inftuence de la durée de circulation sur la création de plus-value en général, considère comme positive cette influence qui est négative, parce que les conséquences en sont positives Elle tient d'autant plus à cette apparence qu'elle semble fournir la preuve que le capital possède ~une source de plus-value mystique, indépendante de la production et, par conséquent, de l'exploitation du travail, et provenant de la sphère de circulation. Nous verrons dans la suite que même l'économie scientifique se laisse tromper par cette apparence, qui trouve sa source dans les faits suivants : 1) Le mode capitaliste de calculer le profit fait figurer la cause négative comme positive, en ce sens que, pour des capitaux placés en diverses bran,ches d'affaires qui ne diffèrent que par la durée de circulation, il fait correspondre des prix plus élevés aux circulations plus longues, ce qui permet d'égaliser les profits. 2) La période de circulation n'est qu'un moment de la période de rotation, qui comprend également la période de production, resp. de reproduction ; ce qui est dû à cette dernière, semble être dû à la première. 3) La conversion des marchandises en capital variable (salaire) doit être précédé de leur conversion en argent-, lors de l'accumulation du capital, la conversion en -.apital variable additionnel s'opère donc dans la sphère de circulation et pendant sa durée; aussi l'accumulation qui en résulte, semble-t-elle due à cette dernière.
Dans la sphère de circulation, le capital passe par les deux phases opposées M - A et A-M. Sa période de circulation comprend donc deux parties : le temps nécessaire pour convertir la marchandise en argent et celui indispensable pour convertir l'argent en marchandise. Nous savons déjà par l'analyse de la circulation simple des marchandises
CHAP. V. - LA PÉRIODE DE CIRCULATION 119
(vol. I, eh. 111) que M -A, la vente, est la partie la plus difficile de la métamorphose et qu'elle occupe, dans des circonstances ordinaires, la plus grande partie de la période de circulation. Etant argent, la valeur revêt une forme toujours échangeable ; étant marchandise, elle doit se convertir en argent pour prendre la forme qui lui permet de participer directemen taux échanges. Dans la circulation capitaliste il s'agit, dans la phase A - M, de convertir la valeur en des marchandises pouvant être utilisées spécialement par le capital productif dans l'entreprise que l'on considère. Les moyens de production ne se trouvent peut-être pas sur le marché; ils doivent encore être produits ou reçus de marchés lointains ; les approvisionnements habituels font défautou il s'est produit des changements de prix etc.; bref, une foule de circonstances dont il n'est pas question dans la simple transformation A - M, peuvent augmenter ou diminuer la durée de cette partie de la circulation. De même qu'ils peuvent être séparés au point de vue du temps, les actes M -A et A - M peuvent être sépares au point de vue de l'espace, l'achat ayant lieu sur un autre marché que la vente. Dans les fabriques, p. ex., l'acheteur et le vendeur sont souvent des personnes distinctes ; les agents de la circulation sont aussi nécessaires que ceux de la production. Le procès de reproduction implique les deux fondions du capital, il exige donc qu'elles soient exercées toutes les deux soit par le capitaliste lui-même, soit par ses agents salariés. Mais cela n'est pas une raison de confondre les agents de la ciculation avec ceux de la production, pas plus que les fonctions du capital-marchandise et du capitalargent ne peuvent être confondues avec ' celles du capital productif. Les agents de la circulation doivent être payés par ceux de la production ; si les capitalistes, achetant et -vendant entre eux, ne créent, par cet acte, ni produits, ni valeur, il en est de même, lorsque l'étendue de leur entreprise les oblige de charger autrui de cette fonction. Dans quelques entreprises, où l'acheteur et le vendeur sont payés par des tantièmes du profit, il est inexact de dire qu'ils sont
120 PREMIÈRE PARTJE. - LES MÉTAMORPHOOES DU CAPITAL
rémunéréspar les consommateurs; ceux-ci ne peuvent payer que pour autant qu'ils produisent, pour eux-mêmes, en leur qualité de producteurs, un équivalent en marchandises ou qu'ils en reçoivent un, des agents de la production, soit en vertu d'un titre juridique (étant leurs associés etc.), soit à raison de services personnels.
Il existe entre M - A et A - M une différence qui ne résulte pas de la différence de forme entre la marchandise et l'argent, mais qui dépend du caractère capitaliste de la production. Pris en eux-mêmes, M - A et A - M, expriment de simples changements de forme d'une valeur donnée. M'- A' marque en outre que de la plus-value contenue en M' a été réalisée, ce qui n'est pas le cas pour A-M. C'est pourquoi la vente a plus d'importance que l'achat. L'acte A - M, dans des circonstances normales, est nécessaire pour mettre A en valeur, mais il n'aboutit pas à une réalisation de plus-value ; il est l'introduction à la production, mais non son aboutissement.
La circulation du capital marchandise, M'- A', ne &ut dépasser certaines limites déterminées par les marchandises elles-mêmes en tant que valeurs d'usage. Les marchandises sont périssables, de sorte que si elles ne se vendent pas, si elles n'entrent pas dans la consommation productive ou personnelle dans un délai déterminé, elles s'altèrent et perdent, avec leur valeur d'usage, la propriété de devenir des valeurs d'échange; la valeur-capital et la pluis-value qu'elles contiennent sont perdues. Les valeurs d'usage ne continuent à incorporer en elles la valeur-capital productrice de plus-value, que si elles sont continuellement renouvelées et reproduites, remplacées par de nouvelles valeurs d'usage du même ou d'un autre genre, et ce renouvellement n'a lieu que si elles sont vendues comme marchandises, si elles entrent dans la consommation productive ou personnelle. Pendant un temps déterminé, elles doivent donc abandonner leur ancienne forme d'usage pour continuer leur existence sous une forme nouvelle et c'est grâce à cette rénovation continuelle que la valeur d'échange se conserve.
CHAP. V- - LA PÉRIODE DE CIRCULATION 121
Les différentes marchandises s'avarient fflus ou moins vite ; les intervalles entre leur production et leur consommation diffèrent donc et le temps qu'elles peuvent séjourner dans la phase M - A et prendre part à la circulation, varie de l'une à l'autre. C'est donc leur durée comme valeur d'usage qui fixe la limite de leur circulation, la limite de la période pendant laquelle le capital-marchandise peut circuler comme tel. Plus vite une marchandise se gâte, plus rapidement sa consommation et sa vente doivent suivre sa production ; moins grande est la distance dont elle peut s'éloigner du lieu où elle est produite et moins étendu, l'espace dans lequel elle peut circuler. Par conséquent plus une marchandise est périssable, plus courte est la durée de circulation qui lui est assignée par ses qualités naturelles, et moins elle est propre à la production capitaliste. Celle-ci ne peut s'en emparer que dans des agglomérations populeuses, a moins que le développement des moyens de transport ne vienne raccourcir les distances. Cependant, la concentration de la production en quelques mains et dans une agglomération populeuse peut créer, même pour des articles pareils, un marché relativement grand, comme c'est le cas, p. ex., des grandes brasseries, laiteries, etc.
CHAPITRE VI
LES FRAIS DE CIRCULATION
1. Frais de la circulation proprementdite
1) La durée de la vente-achat.
Les transformations du capital, de marchandise devenant argent et d'argent devenant marchandise, sont des actes de vente-achat accomplis par le capitaliste. Leur durée représente pour lui le temps pendant lequel il exerce sur le marché les fonctions de vendeur et d'acheteur, et de même que la période de circulation du capital constitue une fraction nécessaire de la période de reproduction, de même le temps pendant lequel le capitaliste vend et achète, le temps qu'il passe sur le marché, est une fraction nécessaire de son fonctionnement comme capitaliste, comme représentant du capital. Ce temps s'ajoute à celui qu'il doit consacrer à ses affaires.
(Puisque, dans notre hypothèse, les marchandises se vendent et s'achètent à leur valeur, nous n'avons à considérer dans chaque cas que la conversion d'une même valeur, passant d'une forme à une autre, se transformant de marchandise en argent et d'argent en marchandise, subissant un simple changement d'état. La grandeur de la valeur restant la même entre les mains de l'acheteur et du vendeur, seule sa forme d'existence est changée. Si les marchandises ne se vendaient pas à leur valeur, la somme des valeurs échangées n'en resterait pas moins constante : ce qu'il y aurait de trop d'un côté, ferait défaut de l'autre.
CHAP. VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 1.23
Les métamorphoses M - A et A - M sont des actes entre l'acheteur et le vendeur ; elles demandent du temps et durent d'autant plus que ce sont des hommes d'affaires qui se rencontrent et que l'un cherche à frustrer l'autre ; "when Greek meets Greek then comes the tug of war ". Le changement d'état coûte du temps et du travail, non pas pour créer de la valeur mais pour faire passer ime valeur d'une forme à une autre. L'énergie que dépensent les deux parties pour profiter de l'occasion afin de s'approprier un quantum trop grand de valeur, ne modifie en rien le résultat, car le travail consacré aux intentions malignes ne crée pas plus de la valeur que le travail dépensé lors d'un procès juridique n'augmente la valeur de l'objet litigieux. Ce travail, qui est un moment indispensable du procès de production capitaliste, peut être assimilé au travail de combustion d'une substance utilisée comme moyen de chauffage. Ce travail de combustion, tout en étant un moment indispensable du procès de combustion, ne crée pas de chaleur. Pour employer le charbon au chauffage, il faut le combiner avec l'oxygène et, dans ce but, l'amener à l'état gazeux (car dans l'acide carbonique, produit de la combustion, le charbon se trouve à l'état de gaz) ; il faut modifier son état physique. La séparation des molécules de carbone réunies en un tout solide et la division de la molécule en ses atomes, qui doivent précéder ja nouvelle combinaison, exigent une dépense de force qui ne se transforme pas en chaleur et ne se retrouve pas dans la production de celle-ci. De même lorsque les possesseurs de marchandises ne sont pas des capitalistes mais des producteurs directs et autonomes, le temps employé à vendre et à acheter est une diminution de leur temps de travail. Aussi, dans l'antiquité et au moyen-âge, s'efforça-t-oii toujours de remettre ces opérations aux jours de fête.
Il est évident que les proportions que prend la venteachat en régime capitaliste, ne peuvent pas transformer en travail créateur de valeur une dépense d'énergie n'ayant provoqué qu'une modification de forme. Le miracle d'une
124 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
pareille transsubstantiation ne peut pas non plus résulter d' une transposition, c'est-à-dire du fait que les capitalistes industriels, au lieu d'accomplir eux-mêmes le travail de " combustion ", en chargent des salariés payés par eux et qui, évidemment, ne leur consacrent pas leurforce de travail pour leurs beaux yeux. Le receveur de rentes d'un propriétaire foncier ou fencaisseur d'une banque s'inquiète fort peu de ce que son travail n'augmente pas d'un sou la valeur de la rente ou celle des pièces d'or que sa sacoche transporte d'une banque à une autre) (1).
Le capitaliste, qui utilise le travail d'autrui, fait de la vente-achat sa fonction principale. Puisqu'il s'al)proprie le produit des autres dans une large mesure, il doit le vendre dans les mêmes proportions et retrausformer ensuite en éléments de production l'argent qu'il a obtenu. Le temps consacré à cette vente-achat ne crée pas de valeur, mais donne lieu à une illusion, par suite du fonctionnement du capital commercial. Il nous suffira de quelques mots, sans entrer dans les détails pour le moment, pour rendre la chose immédiatement claire : une fonction improductive en elle-même, mais indispensable à la reproduction, qui était auparavant exercée secondairement par beaucoup de gens, ne change pas de caractère, lorsque la division du travail en fait la besogne exclusive de quelques personnes. Lorsqu'un marchand (considéré ici comme simple agent de la transformation des marchandises, comme simple acheteur et vendeur) raccourcit par ses opérations le temps de la vente-achat pour beaucoup de producteurs, il peut être considéré comme une machine qui épargne une dépense
Zn
inutile de force ou qui diminue la durée de la produe
tion (2).
(1) Ce qui se trouve entre parenthèse, provient d'une note à la fin du Ms. VIII.
(2) Les frais de commerce, quoique nécessaires, doivent être regardés comme une dépense onéreuse (Quesnay, Analyse du Tableau économique, dans l'édition de Daire, Physiocrates, lre partie, Paris, 1816, p. 71). - Suivant Quesnay, le " profit , qui résulte de la concurrence des coin
CHAP. TI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 125
Dans un but de simplification (puisque nous n'étudierons que plus tard le capital commercial et le commerçant comme capitaliste), nous supposons que l'agent de la vente-achat est un homme qui vend son travail. Il dépense sa force et son temps de travail dans les opérations M - A et A - M et il y gagne son pain, comme un autre le gagne en filant ou en roulant des pilules. Il exerce une fonction nécessaire, puisque le procès de reproduction implique des fonctions improductives, mais son travail ne crée ni valeur ni produit; il fait partie des faux frais de la production. Son utilité n'est pas de rendre productive une fonction ou un travail improductif; car ce serait un miracle qu'une pareille conversion résultât de la simple transmission d'une fonction ; elle consiste plutôt à diminuer l'importance de la force et du temps de travail social consacrés à cette fonction improductive. Il y a plus encore. Admettons que cet agent soit un ouvrier salarié, mieux payé, si l'on veut, que les autres. Etant salarié, il travaille gratuitement pendant une partie de la journée. Supposons que travaillant journellement dix heures, il reçoive la valeur-produit de huit heures de travail. Ses deux heures de surtravail ne créeront pas plus de valeur que ses huit heures de travail nécessaire, bien que ces dernières lui procurent une partie du produit social. Au point de vue de la société, sa force de travail sert, pendant dix heures, à une simple fonction de cireulation; elle n'est utilisable à rien d'autre et elle ne peut
merçants entre eux,cette concurrence les obligeant de " mettre leur rétribution ou leur gain au rabais.... n'est sérieusement parlant qu'uneprivation de perte pour le vendeur de la première main et pour l'acheteur-consommateur. Or, une privation de perte sur les trais du commerce n'est pas un produit réel ou un accroit de richesses obtenu par le commerce, considéré en lui-même simplement comme échange, indépendamment des frais de transport, ou envisagé conjointement avec les frais de transport (p. 145,146). Les frais du commerce sont toujours pavés aux dépens des vendeurs des productions qui jouiraient de tout le ~rU qu'en paient les acheteurs, s'il n'y avait point de frais intermédiaires (p. 163) ". Les propriétaires et les producteurs sont des " salariants ,, les commerçants sont " des salariés " (p. 161, Quesnay, Problèmes économiques,dans l'édition de Daire, Physiocrates, ire partie, Paris, 1846).
126 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU ÇAPITAL
pas servir à du travail productif. La société ne paie pas les deux heures de surtravail, bien qu'elles aient été réellement four-nies, et en a--issant ainsi elle ne s'approprie ni produit, ni valeur additionnelle ; elle voit seulement diminuer d'un cinquième, tomber de dix à huit heures, les frais de la circulation et elle ne paie pas d'équivalent pour ce cinquième. Pour le capitaliste, au contraire, les deux benres quÂl né paie pas, diminueut les frais de circulation de son capital et augmentent par conséquent ses recettes ; il en résulte pour lui un gain positif, parce que l'importance d'un élément réducteur de la plus-value est diminuée. Aussi, lorsque de petits producteurs autonomes s'occupe~t eux-mêmes de la vente-achat, ils ne le font que dans les intervalles de leur fonctionnement productif ou en empietant sur celui-ci.
Quoiqu'il en soit, le coût du temps consacré à la circulation n'augmente pas la valeur des objets convertis; c'est le coùt de la transformation de la marchandise en argent. Lorsque le producteur capitaliste de marchandises se manifeste comme agent de la circulation, il ne se distingue du producteur direct que parce qu'il vend et achète dans une mesure plus grande, et que par conséquent il est un agent de circulation plus important. Quand l'étendue de son entreprise le force ou le rend capable de louer des salariés spéciaux comme agents de la circulation, le phénomène n'est pas changé objectivement : de la force et du temps de travail doivent être consacrés, dans une certaine mesure, au procès de circulation, pour faire la transformation des marchandises. Mais il en résulte alors une avance additionnelle de capital; une partie du capital variable doit être dépensée pour l'achat de la force de travail qui fonctionne uniquement dans la circulation. Cette avance ne crée ni produit, ni valeur; elle diminue le fonctionnement productif du capilal. C'est comme si une partie du produit se transformait en une machine qui en vendrait et achéterait le reste. Le produit serait réduit et la machine ne coopérerait pas au procès de production, bien qu'elle diminuerait la dé
CHAP. VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 127
pense de force de travail, etc., pendant la circulation. Cette machine représenterait simplement une partie des frais de circulation.
2) La comptabilité
A côté de l'achat-vente se présente la comptabilité, qui exige du temps de travail et du travail matérialisé (plumes, encre, papier, pupitres, frais de bureau), qui absorbe donc de la force et des moyens de travail. Les dépenses qui en résultent sont du même, ordre que celles de la vente-achat.
Comme valeur en mouvement dans la sphère de la
production et dans les deux phases de la circulation, le
capital n'existe qu'idéalement, sous forme de monnaie de
compte, d'abord dans le cerveau du producteur. resp. du
producteur capitaliste de marchandises. Ce mouvement est
fixé et contrôlé par . la comptabilité qui implique aussi le
calcul des prix. Ainsi le mouvement de la production et
surtout celui de la miseenvaleur, danslesquels les marchan
dises ne figurent que comme porte-valeur, comme noms
d'objets dont la valeur est représentée idéalement en mon
naie de compte, a une image symbolique dans la pensée.
Aussi longtemps que le producteur de: marchandises établit
ses comptes mentalement (tel p. ex., le paysan; ce n'est
que l'agriculture capitaliste qui fait naitre le fermier comp
table), ou qu'il ne fait qu'en passant, en dehors de son
temps de production, des notes sur ses dépenses, recettes,
échéances etc., il saute aux yeux que la comptabilité et les
moyens de travail qu'elle exige, tel que le papier, etc.
représentent une consommation additionnelle de temps et
de moyens de travail, consommation indispensable, qui
vient en déduction de l'activité et des moyens de travail qui
auraient pu être consacrés à la création des produits et de
la valeur (1). La nature de cette fonction comptabiliste
(1) Au moyen-àge, nous ne rencontrons la comptabilité agricole que dans les couvents. On a vu, cependant, (vol. 1, p. M) rigurer un comptable agricole dans les très anciennes communes indiennes où la
128 PREMIÈRE PARFIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAI,
n'est changée, ni par l'importance qu'elle revêt quand elle est exercée par un capitaliste et devient une fonction de la production sur une grande échelle au lieu d'être celle de beaucoup de petits producteurs ni par sa séparation des fonctions productives, lorsqu'elle cesse d'en être un accessoire, pour être confiée exclusivement à des agents spéciaux.
La division du travail en rendant une fonction autonome ne la fait pas créatrice de- produits et de valeur, si elle ne l'est pas en elle-même. Dans une nouvelle entreprise, le capitaliste doit consacrer une partie de son capital au comptable, etc, et aux instruments de la comptabilité. Quand le capital déjà en fonction accomplit son procès de reprodi;ction, une partie du produit-marchandise doit constamment être retransformée, par l'intermédiaire de l'argent, en comptable, employé, etc. Cette fraction du capital est soustraite à la production, fait partie des frais de circulation et vient en déduction du rendement total. (Y compris la force de travail employée exclusivement à cette fonction).
11 existe une différence entre les frais, resp. la dépense improductive de temps de travail, résultant de la comptabilité, et les frais de la vente-achat. Ces derniers résultent uniquement de la forme sociale de la production, de ce qu'elle est production de marchandises. La comptabilité, étant le contrôle et le résumé idéal du procès devient plus nécessaire au fur et à mesure que le procès perd son caractère purement individuel et prend un caractère social ; elle est donc plus nécessaire à la production capitaliste qu'à la petite production éparpillée des artisans et paysans, plus nécessaire à la production commune qu'à la production
comptabilité était devenue la fonction exclusive et indépendante d'un fonctionnaire communal. Cette division du travail permet d'épargner du temps, de la peine et des dépenses; mais la production et sa comptabilité restent aussi distinctes que la cargaison d'un navire et son connaissement. Par cette organisation, une fraction de la force de travail de la commune est soustraite à la production, et les frais du comptable sont remplacés, non par son propre travail, mais par une réduction du produit de la commune. il en est de même, mutatis mutandis, du comptable du capitaliste (du Ms 11).
CHAP. VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 129
capitaliste. Les frais qui en résultent se réduisent avec la concentration de la production et dans la mesure où la comptabilité se transforme en comptabilité sociale.
Nous ne traitons ici que du caractère général des frais de la circulation résultant du seul changement de forme, sans en discuter le détail. Pour apprécier les proportions énormes qu 1 ont pris dans la circulation ces métamorphoses de la valeur qui résultent de la forme spéciale de la proproduction sociale, et qui n'accompagnent que passagèrement les fonctions du producteur de marchandises, il suffit de considérer que l'action de recevoir et de débourser l'argent est devenue la fonction exclusive des banquiers et des caissiers des entreprises individuelles arrivées à un haut degré de concentration. Ces changements de forme ne modifient pas le caractère des frais de circulation.
3) La monnaie.
Qu'un produit soit ou non marchandise, il est toujours la forme substantielle d*uiie richesse, d'une valeur d'usage destinée à entrer dans la consommation personnelle ou productive. Etant marchandise, il exprime sa valeur idéa-_,', lement par le prix, ce qui ne modifie en rien sa forme d'usage. L'emploi de marchandises spéciales, comme l'or etl'argent, fonctionnant comme monnaie et consacrées exclusivement au procès de circulation (même à l'état de trésor, de réserve, etc., elles restent, bien que virtuellement, dans la sphère de circulation), est une conséquence de ce que la production sociale se présente sous la forme de production de marchandises. En régime capitaliste, la marchandise devient la forme universelle des produits, ce qui oblige ceux-ci à se convertir périodiquement en argent; il en résulte qu'à'mesure que la masse des marchandises augmente, il doit se produire une augmentation parallèle de l'or et de l'argent servant de moyens de circulation, de paiement, de réserve, etc. Les marchandises exerçant la fonction de monnaie sont exclues de la consommation tant per
180 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
sonnelle que productive; elles représentent une quantité de iravail social fixé sous une forme qui lui permet de fonctionner uniquement comme instrument, de circulation. Et non seulement une fraction de la richesse sociale est renfermée dans cette forme improductive, mais l'usure de la monnaie exige son renouvellement continuel, c'est-à-dire la conversion d'une plus grande quantité de travail social sous forme de produit en une plus grande quantité d'or et d'argent. Les frais de ce renouvellement sont considérables pour les nations eapitalistement développées, où la richesse sous forme de monnaie est considérable. L'or et l'argent comme marchandises monétaires constituent, au point de vue social, une dépense de circulation qui résulte uniquement de la forme sociale de la production. Ils représentent le~ faux frais de la production de marchandises et augmentent proportionnellement au développement de la production capitaliste. C'est une fraction de la richesse sociale qui doit être sacrifiée au procès de circulation (1).
Il. Frais de garde.
Les fi-ais de circulation qui résultent du changement de forme de la valeur, donc de la circulation considérée idéalement, ne réapparaissent pas dans la valeur des marchandises. Les fractions du capital qu'ils absorbent viennent, au point de vue du capitaliste, en déduction du capital dépensé productivement. Il n'en est Pas de même des frais de circulation que nous allons étudier maintenant. Ceux-ci peuvent résulter d'actes qui se rattachent à la production, mais se continuent dans la circulation, d'actes dont le caractère productif se dissimule sous la forme circulatoire.
(1) The monev circulating in a country is a certain portion of the capital of the coudtry, absolutely withdrawn from productive purposes, in order to facilitate or increase the productiveness of the remainder; a certain amount of wealth is, therefore, as necessarv in order to adopt gold as a cireulating medium, as it is to make a machine in order Io facilitate any other production (Economist, vol. V, p. 519).
CHAP. VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 121
Envisagés au point de vue social, ils peuvent constituer une dépense improductive de travail direct ou matérialisé et cependant créer de la valeur au prof.it du capitaliste et ajouter un supplément au prix de vente de sa marchandise. Il en est ainsi parce que ces frais diffèrent d'une branche de production à l'autre et parfois, dans la même branche, d'une entreprise à l'autre. En s'ajoutant aux prix des marchandises, ils se répartissent en proportion des sommes qui affectent les différents capitaux. Mais tout travail qui ajoute de la valeur, peut aussi ajouter de la plus-value et il le fait toujours en régime capitaliste ; car s'il crée de la valeur en raison de son importance, il ajoute de la plus-value en raison de ce que le capitaliste le paie. Par conséquent, des frais qui renchérissent la marchandise sans en augmenter la valeur d'usage, et, qui au point de vue social, sont de faux frais de la production, peuvent être une source d'enrichissement pour le capitaliste. Ils n'en conservent pas moins un caractère d'improductivité, carle supplément qu'ils ajoutent aux prix des marchandises se ramène à une répartition uniforme de ces frais de circulation. P. ex. les compagnies d'assurance répartissent sur l'ensemble de la classe capitaliste les pertes des capitalistes individuels, ce qui n'empêche pas que les pertes compensées de la sorte, soient des pertes au point de vue du capital total de la société.
1) La formation de provisions en général.
Le produit, pendant son existence comme capital-marchandise et pendant son séjour sur le marché, donc pendant l'intervalle entre le procès de production d'où il sort et le procès de consommation où il va entrer, constitue de la marchandise à l'état de provision. Sous cette forme, il se présente deuxfois, dans chaque cycle, surle marché: d'abord comme produit-marchandise du capital, dont on observe le cycle ; ensuite comme prod uit- in archan dise d'un autre capital, produit qui doit se trouver sur le marché, pour être
132 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
acheté et converti en capital productif. Il est possible que cette dernière marchandise soit fabriquée sur commande; alors une interruption se produit jusqu'à ce qu'elle soit prête. Le cours des procès de production et de reproduction exige pourtant qu'une quantité de marchandises (de moyens de production) se trouve constam ment sur le marché à l'état de provision. Le fonctionne ment du capitalproductif comprend également l'achat de la force de travail, achat dans lequel la monnaie représente la valeur des moyens d'existence que l'ouvrier doit trouver en grande partie sur le marché. Nous en parlerons dans la suite de ce paragraphe, nous bornant pour le moment, à le constater. Pour la valeurcapital en mouvement, transformée en marchandise et devant être vendue (retransformée en argent), exercant sur le marché la fonction de capital marchandise, l'e`xistence a l'état de provision est un arrêt involontaire, inopportun : plus vite elle est vendue et plus accéléré est le procès de reproduction. L'arrêtde latransformation M' - A' empêche l'échange qui doit s'opérer dans le cycle du capital, et arrête son fonctionnement ultérieur comme capital productif. D'autre part, l'acte A - M exige une provision constante de marchandises sur le marché, comme une condition nécessaire de la continuité de la reproduction et de la mise en valeur de capital nouveau ou additionnel.
Le séjour du capita 1-mare ha ii dise sur le marché sous forme de provision exige des bàtiments, des magasins, des réservoirs, donc des avances de capital constant, ainsi que du capital variable pour la rémunération du travail de l'emmagasinage. En outre les marchandises peuvent se détériorer et être exposées à des influences physiques nuisibles. Pour les protéger, il faut dépenser du capital supplémentaire, soit pour des moyens de travail sous une forme matérielle, soit pour de la force de travail (1).
(1) En 1841, Corbet calculait comme suit les frais de l'emmagasinage du froment, pour une saison de 9 mois : 1/2 0/0 de perte, 3 0/0 d'intérêt sur le prix, 2 0/0 de lover, 1 0/0 frais de transport et de manipulation, 1/2 0/0 de travail de li~raison, soit 7 0/0 ou 3 sh. 6 d. le quarter sur un
CHAP. VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 133
Il en résulte que le capital sous forme de marchandise et, par conséquent, de provision, occasionne des frais qui, n'appartenant pas à la sphère de la production, comptent parmi les frais de la, circulation. Ces frais de circulation se distinguent de ceux que nous avons indiqués sub 1, en ce qu'ils réapparaissent, dans une certaine mesure, dans la valeur des marchandises qu'ils renchérissent. De toute façon, le capital etla force de travail qui servent à la conservation et à la garde de la provision de marchandises, sont soustraits au procès direct de production et ils doivent être remplacés par le produit social. Leur dépense a donc le même effet qu'une diminution de la productivité du travail, de sorte qu'une quantité plus grande de capital et de travail est exigée pour obtenir un effet utile déterminé. Ce sont de ,faux frais.
Si les frais de circulation nécessités par la formation d'une provision résultent uniquement de la durée de la conversion des marchandises en argent, c'est-à-dire de la forme de la production sociale qui fait de tout produit une marchandise devant être convertie en argent, ils partagent absolument le caractère des frais de circulation énumérés sub 1. Mais la valeur des marchandises ne peut être conservée ou augmentée que si elles sontplacées dans des conditions spéciales exigeant une dépense de capital et soumises à des manipulations qui donnent lien à du travail supplémentaire agissant sur leur valeur d'usage. Il en est autrement de la détermination de la valeur des marchandises, de la comptabilité., des actes de la vente-achat, qui n'agissent pas sur la valeur d'usage de la marchandise, mais sur sa forme. Les faux frais dûs à la formation d'une provision (involontaire ici), bien que résultantd'un simple arrêt dans le changement de forme,
prix du froment de 50 sli. (Vi. Corbet, An inquii-y into the causes and modes of the wealth of individuals etc. London 184 1). Suivant les déclaration-, de commerçants de Liverpool devant la commission des chemins de fer, les faux frais (nets) de l'emmagasinage du froment, en 1865, étaient de 2 d. le quartier ou 9 à 10 d. par tonne, par mois. Royal Commission on Railways, 1867. Evidence, p. 19, nO 331).
134 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
se distinguent donc des frais détaillés sub 1, en ce qu'ils ont pour objet non la conversion, mais la conservation de la valeur. La valeur, d'usage, ne gagne pas, elle diminue, mais dans une limite déterminée elle est conservée. La valeur avancée qui ~ontinue son existence dans la marchandise, n'est pas non plus augmentée; mais elle subit une addition -de travail actuel et cristallisé.
Voyons maintenant dans quelle mesure ces faux frais résulient de toute production de marchandises, et plus spécialement de la production de marchandises dans sa forme absolue et universelle c'est-à-dire la production capitaliste. Voyons d'autre part jusqu'à quel point ils sont communs à toute production sociale, et qu 1 elle est la forme particulière qu'ils revêtent dans la production capitaliste.
Â. Smith a émis l'opinion iricroyable que la formation de provisions est inhérente à la production capitaliste (1) ; des économistes récents, Lalor p. ex., affirment au contraire qu 1 elle diminue avec le développement de cette dernière, et Sismondi considère même cette diminution comme un de ses désavantages.
Eu réalité, la provision existe sous trois formes - sous forme de capital productif, sous forme de fonds de consommation individuelle, et sous forme de provision de marchandises. Elle diminue relativement sous une forme quand elle augmente sous une autre, bien que sa grandeur absolue puisse augmenter sous toutes les trois à la fois.
Il saute aux yeux que là où la production a pour but la corisomalation directe et oÈL l'on ne produit que peu pour l'échange ou la vente, la provision sous forme de marchandises rie constitue qu'une partie extrêmement petite de la richesse. C'est le fonds de consommation qui est relativement grand, surtout celui des aliments proprement dits. Il suffit d'observer l'ancienne économie rurale : une partie prépondérante des produits devient immédiatement provision d'aliments ou de moyens de production, sans cons
(t) Livr. Il, Introduction.
CHAP. VI, - LES FRAIS DE CIRCULATION 185
tituer une provision de marchandises, précisément parce qu'elle reste entre les mains de ceux qui la possèdent. C'est pourquoi A. Smith est d'avis qu'il n'existe pas de provision dans les sociétés qui se basent sur un pareil mode de production. En raisonnant ainsi, il confond la forme de la provision avec la provision elle-même, et croit que, jusqu'ici, la société aurait vécu de la main à la bouche, ou se serait confiée au hasard du lendemain (1). C'est un malentendu puéril.
Une provision de capital- prod actif existe sous forme de moyens de produire déjà engagés dans la production ou du moins possédés par les producteurs. On a vu plus haut qu'avec le développement de la productivité du travail, et, par conséquent, avec le développement de la production capitaliste - qui développe plus que tous les modes antérieurs de production, la productivité du travail - la masse des moyens de production incorporés au procès une fois pour toutes et y fonctionnant pendant une période plus ou moins longue (bâtiments, machines etc.) augmente continuellement, et que son augmentation est aussi bien la condition que la cou
(1) La formation d'une provision est si loin rie résulter, comme le croit A. Smith, de la transformation du profluit en marchandise et de la conversion (lu fonds destiné à la consommation en fonds destiné à l'échange, que cette transformation provoque les crises les Plus violentes, pendant le passage de la production en vue de la consommation directe à la production de marchandises. Aux Indes, p. ex., on a conservé jusqu'à l'époque la plus récente " l'habituLle d'emmagasiner en grandes masses le blé qui se vendait à vil prix dans les années d'abondance " (Return, Bengal and Orissa Famine. H. ot. C. 1867. 1. p. .230 nO 74). La guerre civile américaine ayant provoqué une augmentation soudaine de la demande de coton, jute etc., il en résulta, dans de nombreuses parties des Indes, une diminution considérable de la culture du riz, une hausse de ses prix et la vente des anciennes provisions des producteurs. Il s'y ajouta, après 1864-66, une exportation, inouïe jusque-là, de riz pour l'Australie, Madagascar etc. D'où le caractère aigu de la famine de 1866 qui fit mourir rien que dans le district d'Orissa un million de personnes, (1. c. 174, 17,5, 213 214 et 111 : Papers relating to the famine in Behar, p. 32, 33, où l'on souligne, parmi les causes de la famine le " drain of old stock "), (du Ms. 11).
136 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
séquence du progrès de la productivité du travail. C'est la croissance non seulement absolue, mais relative, de la richesse sous cette forme (de capital constant) qui caractérise avant tout la production capitaliste (eomp. vol. 1, chap. XXV, 2). Mais le capital constant (les moyens de production) ne comprend pas seulement les moyens de travail, mais aussi les matières premières engagées dans les différentes phases de la fabrication, et les matières auxiliaires. Avec le développement de la production et l'augmentation de la productivité du travail sous l'influence de la coopération, de la division du travail, du machinisme, s'accrolt la masse des matières premières, auxiliaires, etc., qui entrent journellement dans le procès de reproduction. Or ces éléments doivent être prêts sur le lieu de la production ; finiportance de la provision sous forme de capital-productif augmente donc d'une façon absolue.
Pour qu'e le procès continue sans interruption, il faut, quel que soit le délai de renouvellementde la provision, qu'il y ait toujours en magasin une quantité de matières premières, etc., plus grande que celle qui est consommée, p. ex., chaque jour ou chaque semaine. La continuité du Procès exige que la formation de cette provision soit soustraite aux conséquences des interruptions qui peuvent se produire dans les achats journaliers ainsi qu'aux hasards de la vente du produit-marchandise ; faute de quoi, celui-ci serait irrégulièrement reconverti en ses éléments de production. Il est évident que ces provisions peuvent être constituées dans desproportions très diverses. Le fileur, par ex., peut acheter son coton ou ses charbons pour trois ou pour un mois.
La provision, tout en augmentant d'une manière absolue, peut diminuer relativement. Cela dépend de différentes conditions q ni se ramènent au fond, à la vitesse, à la régularité et à la sûreté de l'arrivage des matières premières, et qui ont pour but d'éviter toute interruption. Moins ces conditions sont remplies, c'est-à-dire moins la vitesse, la régularité et la sûreté de l'arrivage sont assurées, et plus grande doit être la fraction virtuelle dut capital productif, la provi
CHAP. VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 137
sien de matières premières, etc., attendant qu'elles soient employées par le producteur. L'importance de ces conditions est en raison inverse du développement de la production capitaliste et, par conséquent, de la productivité du travail social; la même loi s'applique à la provision.
Ce qui est considéré ici comme diminution de la provision (par Lalor, p. ex.) n'est, en partie, qu'une diminution de la provision sous forme de marchandise, c'est-à-dire un simple Changement de forme de la provision. Si, p. ex., la quantité de charbon produite journellement dans un pays, est grande, les fileurs de ce pays ne doivent pas approvisionner une grande quantité de combustible pour assurer la continuité de leur production; l'arrivage régulier et certain des charbons les affranchit de cette nécessité.
La vitesse avec laquelle un produit passe d'une exploitation à une autre, dans laquelle il doit servir de moyen de production, dépend du développement et surtout du prix des moyens de transport et de communication. C'est ainsi que, le charbon étant envoyé à la filature par grandes quantités, les frais de transport peuvent être moins élevés que si on renouvelle l'approvisionnement petit à petit.
Il convient également de tenir compte de l'influence
n
exercée par le développement du crédit. Moins le fileur dépend, pour le renouvellement de ses provisions de coton, de charbon etc., de la vente immédiate de son fil - et cette dépendance immédiate diminue au fur et à mesure que le crédit se développe - et plus petit peut être l'approvisionnement nécessaire pour assurer la continuité de la production contre les hasards de la vente. Beaucoup de matières premières, de demi-fabricats, etc., demandent pour être produits des périodes d'une certaine longueur. C'est le cas, par ex., des matières premières que fournit l'agriculture. Pour éviter l'interruption de la production, il faut en approvisionner une quantité suffisante pour faire face aux besoins jusqu'à ce qu'un nouveau produit vienne prendre la place de l'ancien. Et dans ce cas la provision existe parfois en petite quantité chez le capitaliste indus
138 PRE141ÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
triel, mais en masses d'autant plus grandes, sous forme de stock de marchandises, chez le commerçant. Ainsi, le développement des moyens de transport permet d'amener rapidement à Manchester le coton importé à Liverpool ; le fabricant de Manchester peut donc renouveler sa provision par petites quantités suivant ses besoins, pendant que le coton reste, en grandes quantités, sous forme de stock, dans les magasins des commerçants de Liverpool. Il y a là un simple changement de forme de la provision, que n'ont pas vu Lalor et d'autres. Au point de vue du capital social, la même masse de produits revêt, après comme avant, la forme de provision. Pour un pays, la quantité à approvisionner pour une année, p. ex., diminue avec le développement des moyens de production. Si de nombreux bateaux à vapeur ou à voile circulent entre l'Amérique et l'Angleterre, les occasions de renouveler la provision de coton en Angleterre se multiplient et la quantité moyenne de coton que l'Angleterre doit avoir dans ses magasins diminue. Le développement du marché mondial et, avec lui, la multiplication des lieux de provenance du même article agissent dans le même sens. L'article est importé, par parties, de divers pays et en différents délais.
2) Provision de marchandises proprement dite
On a vu qu'en régime capitaliste, la marchandise devient la forme universelle du produit, et cela d'une façon d'autant plus générale que ce régime gagne en étendue et en profondeur. Même si la production n'augmente pas, il y existe une portion beaucoup plus grande de produits sous forme de marchandises, que dans les modes antérieurs de production ou dans la production capitaliste à un moindre développement. Toute marchandise - et, par suite, tout capital-marchandise qui n'est que le capital sous forme de marchandise - qui, en abandonnant la production, ne passe
CIIAP. 'VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 139
pas directementà la consommation productive ou personnelle et qui par conséquent séjourne un certain temps sur le marché, constitue un élément du stock de marchandises. D'une manière absolue, l'importance de la production restant la même, le stock de marchandises (c'est-à-dire l'arrêt du produit sous la forme-marchandise) augmente à mesure que le capitalisme se développe. Ce phénomène, ainsi que nous l'avons vu, se ramène à une simple transformation, le stock augmentant sous forme de marchandise pendant qu'il diminue sous forme de provision directement
productive ou consommable. Si cette transformation est accompagnée d'une augmentation relative (par rapport au
produit total de la, société) et absolue du stock, c'est que le produit total augmente avec, la production capitaliste.
A mesure que le capitalisme se développe, l'étendue de la production dépend de moins en moins de la demande immé
diate de produits, et de plus en plus de l'importance du capital qulengage le capitaliste, en obéissant à son besoin de faire valoir son argent et d'assurer la continuité et l'expansion de son entreprise. Parallèlement augmente nécessairement, dans chaque branche, la masse des produits se trouvant sur le marché et cherchant à être vendus, c'est-à-dire le capital
arrêté pendant une période plus ou moins longue sous forme de marchandise. Il y a donc accroissement du stock de marchandises.
Enfin le capitalisme transforme la grande majorité de la société en ouvriers salariés qui vivent de la main à la bouche, re~oivent leur salaire chaque semaine et le dépensent jour par jour et doivent donc trouver leurs moyens d'existence sur le marché. Bien que cette provision puisse se renouveler constamment, il faut qu'une partie en soit continuellement fixée, afin qu'il n'y ait pas interruption.
Tous ces faits résultent de la forme de la production et des transformations qu'elle impose art produit dans le procès de circulation.
Quelle que 'soit la forme sociale du stock, sa garde occasionne des frais : des bâtiments, des récipients, etc.,
capital_Livre_2_140_183.txt
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140 PHLMIÈRE PARTIK. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPFIALpour l'abriter et le contenir ; des moyens de production et du travail - en quantité plus ou moins grande suivant la nature du produit - pour le protéger contre des influences nuisibles. Plus les provisions sont socialement concentrées, et plus ces frais sont relativement petits.~ Ils constituent toujours une fraction du travail social, direct ou matérialisé, - en régime capitaliste, des avances de capital - qui n'entre pas dans la création du produit et, par conséquent le réduit. Ces faux frais de la richesse sociale sont nécessaires. Ils sont dépensés en vue de la conservation du produit, que le stock résulte simplement de la forme sociale de la production, caractérisée par la marchandise, ou qu'il soit considéré comme une forme spéciale du stock de produits commun à toutes les sociétés.
Examinons maintenant dans quelle mesure ces frais réapparaissent dans la valeur des marchandises.
Lorsque le capitaliste a converti en produits, en mar
chandises destinées à la vente, le capital qu'il a avancé sous
forme de moyens de production et de force de travail. et
que ces marchandises restent invendues, il n'y a pas seule
ment arrêt dans la création de plus-value, mais les dépenses
en bâtiments, travail supplémentaire, etc., nécessaires pour
la conservation de ce stock, constituent une perte positive.
L'acheteur, lorsqu'il s'en trouve un, rirait bien si le fabri
cant se prenait à lui dire : Ma marchandise a été invendable
pendant six mois, et sa conservation pendant ce temps
n'a pas seulement immobilisé mon capital, mais a encore
occasionné des frais. - Tant pis pour vous, dirait l'acheteur.
Voilà un autre vendeur, dont la marchandise a été fabri
quée avant-hier. La vôtre est un " rossignol ", probable
ment plus ou moins endommagé. Si vous voulez la vendre
il faut la donner à meilleur marché que votre rival. - Que
la marchandise appartienne à celui qui l'a produite ou à un
capitaliste qui est, en réalité, le représentant du producteur
effectif, ses conditions d'existence comme marchandise
n'en sont pas modifiées ; elle doit être convertie en argent.CHAP. VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 141
Les faux frais résultant du retard de la vente comptent parmi les aventures du producteur et ne regardent pas l'acheteur. Celui-ci ne paie pas le temps de circulation. Même si le capitaliste retient sa marchandise à dessein, dans une période de révolution effective ou présumée des valeurs, le succès oui l'insuccès de sa spéculation décidera s'il réalisera ou non les faux frais supplémentaires. La révolution
des valeurs n'est pas une conséquence de ces faux frais. Donc : chaque fois que la formation d'un stock représente un arrêt de la circulation, les dépenses qui en résultent j
n'a outent rien a la valeur des marchandises. D'autre part, il ne peut pas y avoir de provision sans un arrêt de la circulation, sans un séjour plus ou moins long du capital sous sa forme marchandise. Donc, pas de stock sans arrêt de circulation, de même que l'argent ne peut pas circuler sans une réserve monétaire et pas de circulation sans stock. Cette condition, si le capitaliste ne la rencontre pas dans M'- A', il la trouve dans À - M, non pas pour son capital-marchandise, mais pour celui des capitalistes qui produisent ses moyens de production et les moyens d'existence de ses ouvriers.
Que la formation du stock soit volontaire ou involon
taire, c'est-à-dire que le producteur retienne sa provision à
dessein, ou que ses marchandises restent en stock par
suite de la résistance qu'oppose à leur vente la circulation
elle-même, il semble que les choses ne doivent pas en être
modifiées. Voyous cependant quelle est la différence entre
la formation volontaire et la formation. involontaire d'un
stock. La formation involontaire résulte d'un arrêt de la cir
culation qui n'a été ni voulu, ni prévu par le producteur.
Qu'est-ce qui caractérise la formation volontaire ? Après
comme avant, le producteur cherche à vendre sa marchan
dise le plus vite possible et ne cesse de l'exposer en vente -
S'il n'agissait pas de la sorte, le produit ne serait plus qu'un
élément virtuel non effectif du stock des
marchandises. La marchandise comme telle n'est pour lui,
après comme avant, que le support de la valeur d'échange,144 PREMIÈRE PARPIE. - LES MÉFAMORPHOSES DU CAPITAL
difficulté de cette conversion, ils n'entrent pas dans la valeur de la marchandise, mais constituent des réductions, des pertes dans la réalisation de celle-ci. La forme normale et la forme anormale du stock ne se distinguant pas extérieurement, étant caractérisées toutes deux par un arrêt de la circulation, les phénomènes peuvent être confondus et ils trompent le producteur d'autant plus facilement que la circulation de son capital peut suivre son cours, alors que celle de ses marchandises passées aux mains des commerçants se trouve arrêtée. Lorsque la production et la consommation augmentent, le stock de marchandises, toutes autres circonstances restant les mêmes, suit une progression correspondante. Il est renouvelé et absorbé aussi vite que précédemment et en quantité plus grande. L'accroissement du stock par suite d'un arrêt de la circulation peut donc être pris pour un symptôme de l'expansion du procès de reproduction, surtout quand le développement du et-édit intervient pour cacher le mouvement véritable.
Les frais du stock consistent: 1) dans la diminution quantitative du produit (la farine p. ex.,) ; 2) dans la détérioration de sa qualité; 3) dans le travail, matérialisé ou direct, nécessaire à sa conservation.
IlL Frais de transport.
Inutile de détailler ici tous les frais de la circulation, comme l'emballage, l'assortiment, etc. La loi générale est que lotis les ftais de cipeulailon qui résultent uniquement dit changement de forme de la marchandise, n'aj"oiiieittpas de valeur à celle-ci et sont simplement des frais de réalisation de la valeur et de son passage d'une forme à une autre. Le capital dépensé pour ces frais (y compris le travail qu'il commande) entre dans la catégorie des frais de la production capitaliste. Ceux-ci doivent être payés parle surproduit et constituent, au point de vue de la classe toute entière des capitalistes, une réduction de la plus -value ou du surproduit, tout comme le temps que l'ouvrier passe à acheter ses
CHAP. VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 145
moyens d'existence est pour lui du temps perdu. Seulement les frais de transport jouent un rôle trop important pour que nous ne leur consacrions pas au moins quelques lignes.
C'est au cours du cycle du capital et de la métamorphose des marchandises qui en fait partie, que s'accomplit l'échange des produits engendrés par le travail social. Cet échange peut nécessiter le déplacement des produits d'un lieu à un autre. Cependant les marchandises peuvent circuler sans bouger matériellement et les produits peuvent être transportés sans circuler comme marchandises et même sans être échangés directement. Une maison que A vend à B circule comme marchandise, mais ne se déplace pas. Des marchandises mobiles, comme le coton ou le fer brut, restent en dépôt dans le même magasin tout en parcourant des douzaines de procès de circulation, vendues et revendues par des spéculateurs (1). Ce qui se ment dans ces cas, c'est le titre de propriété et non l'objet lui-même. Par contre, dans l'empire des Inkas, p. ex., l'industrie du transport jouait un grand rôle, bien que le produit social ne circulât pas comme marchandise et ne se répartit pas non plus au moyen du troc.
Donc si, en 'régime capitaliste, l'industrie du transport devient une cause de frais de circulation, ce phénomène ne modifie en rien le fond des choses. La quantité des produits n'augmente pas par suite du transport et si celui-ci modifie parfois leurs qualités naturelles, il faut y voir, non un effet utile voulu, niais un mal inévitable. C'est parce que la valeur d'usage des objets ne se réalise (lue par leur consommation, que leur déplacement et par suite l'industrie du transport sont nécessaires. Le capital productif engagé dans cette industrie ajoute aux produits transportés une valeur, provenant d'une part des moyens de transport et d'autre part du travail de transport ; cette dernière, comme
(1) C'est ce que Storch appelle la circulation factice.
146 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
dans toute production capitaliste, se divise en remplacement de salaire et en plus-value.
Dans le procès de production lui-même, le déplacement des matières ainsi que les moyens et les forces de travail qui opèrent ce déplacement - p. ex., le coton passant de la carderie à la salle de filature ou les charbons montant du puits à la surface -jouent un grand rôle, et il en est de même, sur une échelle plus grande, du produit fini, de la marchandise transmise d'un lieu de production à un autre. Enfin, ce déplacement a pour complément celui des produits finis de la sphère de production à celle de consommation. Ce n'est que lorsqu'il a accompli tout ce mouvement, que le produit peut être consommé.
Comme nous l'avons démontré, c'est une loi générale de la production de marchandises que la productivité du travail est en raison inverse de la valeur qu'il crée. Cette loi s'applique à l'industrie du transport comme à toute autre industrie. Plus la quantité de travail nécessaire au transport de la marchandise à une distance donnée est petite, plus la productivité du travail est grande et inversement (1).
La grandeur absolue de la valeur qu'ajoute le transport aux marchandises, est en raison inverse, toutes autres circonstances restant égales, de la productivité de l'in
(1) Ricardo cite Say qui considère comme un bienfait du commerce le renchérissement des produits par les lrais du transport. " Le commerce, dit Say, nous permet d'aller chercher une marchandise dans les lieux où elle existe et de la transporter dans d"autres. lieux où on la consomme. Il nous donne donc les moyens d'accroître la valeur d'une marchandise de toute la différence entre les prix courants de ces différentes localités ". Ricardo fait remarquer ; t True but how is the additional value given to il ! By adding to the cost ofproduction, first, the expenses of conveyance, secondly, the profit on the advances of capital made by the merchant. The commodily is only more valuable, for the same reason thai every other commodity may become more valuable, because more labour is expen - ded on ils production and conveyance before il is purchased by the consumer. This must not bc mentioned as one of the advantages of commerce " (Ricardo, Principles of. Pol. Econ., 31, éd. London, 18121, p. 309, 310).
CHAP. VI. - LES FRAIS DE CIRCULATION 14Î
dustrie du transport et en raison directe des distances à parcourir.
La valeur relative que les frais de transport ajoutent au prix de la marchandise, est en raison directe de son volume et de son poids. Cependant, les circonstances modificatrices sont nombreuses. Le transport exige, p. ex., plus ou moins d'attention, et, par conséquent, plus ou moins de dépense de travail et d'outillage, selon le degré de fragilité, d'instabilité, d'explosibilité de l'article. C'est ici que les magnats du chemin de fer développent plus de génie à faire des classifications fantastiques que les botanistes ou les zoologues.
Les classifications des marchandises dans les chemins de fer anglais, p. ex., remplissent des volumes entiers et leur principe général est de faire des multiples qualités naturelles des marchandises autant de défauts au point de vue de leur transport et autant de prétextes d'extorsion. " Le verre qui avait autrefois une valeur de Il 1. st. le crate (caisse d'une capacité donnée), ne vaut plus, par suite des progrès de l'industrie et de l'abolition de l'impôt, que 2 1.
st., mais les frais de transport sont aussi élevés qu'auparavant et plus élevés pour le transport par canaux. Autrefois on transportait les Produits en verre utilisés dans l'industrie du plomb au prix de 10 sh. par tonne jusqu'à une distance de 50 lieues autour de Birmingham. Aujourd'hui le prix est triplé, sous prétexte de risque inhérent à la fragilité. Et cependant la direction des chemins de fer a soin de ne pas payer lorsqu'il y a réellement de la casse " (1). En outre, le fait que la valeur relative ajoutée à un article par les frais de transport est en raison inverse de sa valeur, est un motif spécial pour les magnats du chemin de fer d'imposer les articles en proportion directe de leur valeur. Les plaintes des industriels et des commerçants sur ce point reparaissent à chaque page des témoignages du rapport précité.
La production capitaliste diminue les frais de transport
(1) Royal Commission on Railways, p. 31, nO 630.
148 PREMIÈRE PARTIE. - LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITAL
des marchandises par le développement et la concentration des moyens de transport et de communication. Elle augmente la fraction du travail social, direct et matérialisé, dépensée dans le transport des marchandises, d'abord par la conversion de la grande majorité des produits en marchandises et ensuite par la substitution des marchés éloignés aux marchés locaux.
La circulation, c'est-à-dire le mouvement effectif des marchandises dans l'espace, est résolue par le transport. Wun côté, l'industrie du transport constitue une branche autonome de production et, par conséquent, une sphère spéciale de placement du capital productif ; d'autre part, elle se distingue en ce qu'elle apparaît comme la continuation d'un procès de production dans le procès de circulation et pour celui-ci.
DEUXIEME PARTIE
LA ROTATION DU CAPITAL
CHAPITRE VII
TEMPS DE ROTATION. NOMBRE DE BOTATIONS.
On a vu que la durée du cycle d'un capital est égale à la somme de ses périodes de circulation et de production. C'est le lapa de temps qui court depuis le moment où la valeur- capital est avancée sous l'une ou l'autre de ses formes, jusqu'au moment où elle est ramenée à la même forme.
Le stimulant de la production capitaliste est l'augmentation de la valeur avancée, que celle-ci soit engagée sous sa forme autonome (argent) ou sous la forme marchandise (dans ce cas elle ne possède qu'une autonomie idéale, le prix). Dans les deux ca s, la valeur-capital revêt, pendant son cycle, dive~ses formes et son identité apparaît dans les livres du capitaliste ou sous forme de monnaie de compte.
Que nous prenions la figure A... A' ou la figure P... P, toutes les deux impliquent : l' que la valeur avancée a fonctionné comme capital et a produit de la plus-value ; 2' qu'à la fin du procès elle est revenue à la forme sous laquelle elle l'avait commencé. L'augmentation de la valeur avancée A et le retour du capital à cetteforme (argent),
150 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
se voient immédiatement dans la figure A... A'. Il en est de même de la seconde figure, qui a pour point de départ des éléments de production, c'est-à-dire des marchandises d'une valeur donnée et dans laquelle le second P représente également des éléments de production.
On a vu antérieurement que " si la production possède la forme capitaliste, il en est de même de la reproduction. Tout comme le procès de travail ne sert, sous le régime capitaliste, que de moyen pour créer de la plus-value, la reproduction ne sert que de moyen pour reproduire comme capital, c'est-à-dire comme valeur rendant de la valeur, la valeur une fois avancée " (Vol. 1, ehap. 23, p. 247 de l'édition française).
Les trois figures 1) A... A', 11) P... P, et 111) MI... MI se différencient comme suit : La figure Il ~ P... P) exprime que la reproduction, le renouvellement du procès, est effective, tandis que la, figure 1 exprime seulement qu'elle est possible. Elles se distinguent toutes les deux de la figure 111, en ce que la valeur-capital avancée, soit sous forme d'argent, soit sous forme d'éléments matériels de la production, en marque le commencement et la fin. Dans la figure A... A' le terme final est A' ~ A -+- a. Si le procès se renouvelle à la même échelle, A sert de nouveau de point de départ, sans a, ce qui signifie que A s'est agrandi comme capital, en créant une plus-value a qu'il a repoussée. Dans la figure P... P, c'est également la valeur-capital, avancée sous forme d'éléments de production P., qui constitue le point de départ, et la figure implique également son augmentation par la plus-value. La reproduction étant simple, la même valeurcapital, sous la même forme P, recommence le procès; s'il y a accumulation, c'est la valeur-capital augmentée P' (= A'= MI), mais également sous la forme originaire. Par contre, dans la figure 111, la valeur-capital commence le proces non pas comme valeur avancée, mais comme valeur déjà augmentée de plus-value, comme richesse sous forme de marchandise, dont la valeur-capital avancée n'est plus qu'une fraction. Cette dernière figure est importante pour
CHAP. VII. - TEMPS DE ROTATION. NOMBRE DE ROTATIONS 151
la troisième partie de notre volume, où nous traiterons du rapport entre le mouvement des capitaux isolés et celui du capital total de la société ; elle est sans utilité pour Fétude de la rotation du capital qui commence toujours par l'avance d'une valeur-capital, sous forme d'argent ou de marchandise, et nécessite toujours le retour de cette valeur à la forme sous laquelle elle a été avancée. Quant aux cycles 1 et 11, le premier est important pour l'étude de l'influence de la rotation sur la création de plus-value et le second, pour les recherches relatives à l'influence de la rotationsur la production.
Les économistes qui n'ont pas su distinguer les diverses figures des cycles, ne les ont évidemment pas séparées au point de vue de la rotation. Ordinairement ils discutent la figure A... A', parce qu'elle est importante pour les capitalistes dont elle inspire les calculs, même si elle n'a pour point de départ que l'argent comme monnaie de compte. Quelques-uns partent de l'avance sous forme d'éléments de production, et étudient la rotation jusqu'au bout sans parler de la forme (marchandise ou argent) du retour. P. ex. : "Le
cycle économique c'est-à-dire tout le cours de la pro
duction, à partir du moment de l'avance jusqu'au moment
du retour. ) (Economic cycle the whole course of pro
duction, from the time that outlays are made till returns
are received. In agriculture seedtime is its commencement,
and harvesting its ending. S. P. Newman, Elemenis of Pol.
Ecoît., Andover and New-York, p. 81). D'autres enfin com
mencent par MI (IIIe figure) : " Le monde de la nroduction
peut-être considéré comme roulant dans un cercle que nous
appellerons un cercle économique, et où une période de
rotation est achevée chaque fois que l'affaire,ayant accom
pli ses transactions successives, arrive de nouveau au point
d'où elle est partie. On peut dater le commencement du
point où le capitaliste fait les recettes qui lui ramènent son
capital; c'est le point où il recommence à engager ses ou
vriers et à leur donner leuis subsistances ou plutôt, sous
forme de salaire, le pouvoir de se les procurer; à leur152 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
faire produire les articles qu'il fabrique ; à apporter ces articles au marché et à y achever le cycle de cette série de mouvements, en vendant ses marchandises et en recevant, dans leur prix, la restitution de toute son avance de capital ". Th. Chalmers, On Pol. Econ., 211" ed. London 1832, p. 84 et ss.)
Dès que toute la valeur-capital qu'un capitaliste a placée dans une branche de production, a achevé le cycle de son mouvement, elle se retrouve sous sa forme initiale et peut répéter le même procès. Elle doit le recommencer, pour éterniser le caractère capitaliste de la valeur. Le cycle isolé ne constitue, dans la vie du capital, qu'une section, une période qui doit être renouvelée sans cesse. A la fin de
A A', le capital revêt de nouveau la forme ai-gent et
recommence la série de ses métamorphoses, y compris la
création de plus-value. De même P P ramène le capital
à la forme d'éléments de productioD, ce qui lui permet de
recommencer son cycle.Le cycle du capital, considéré non pas comme acte isolé, mais comme procès périodique, s'appelle rotation ; la durée en est égale à la somme des périodes de production et de circulation. Cette somme de périodes constitue le temps de rotation du capital, qui mesure par conséquent l'intervalle entre le commencement d'un cycle de la valeurcapital tout entière et le commencement du suivant, le retour de chaque procès de production et de chaque procès de création de plus-value, en un mot la périodicité dans la vie du capital.
Abstraction faite des accidents qui peuvent l'accélérer ou le raccourcir, le temps de rotation varie d'une industrie à l'autre.
De même que la journée de travail est l'unité naturelle pour la mesure du fonctionnement de la force de travail, de même l'année constitue l'unité naturelle pour mesurer les rotations du capital en mouvement ; il en est ainsi parce que les fruits les plus. importants de la zone tempérée,
CHAP. VII. - TEMPS DE ROTATION. NOMBRE DE ROTATIONS 153
berceau de la production capitaliste, sont des produits annuels.
Si nous appelons R l'année, unité de mesure du temps
de rotation, 2- le temps de rotation d'un capital donné,
H
n le nombre de ses rotations, n = -. Le temps de ror
tation étant de trois mois, p. ex., n = 12 = 4; le capital
3
accomplit 4 rotations par an, il roule 4 fois. r étant de
18 mois, n = i8 = 3 , le capital ne parcourt, dans uneannée, que les 2/3 de son temps de rotation. Si son temps de rotation s'élevait à plusieurs années, il se calculerait suivant un multiple d'une année.
Pour le capitaliste, le temps de rotation de son capital est le temps pendant lequel celui-ci doit être avancé pour produire de la plus-value et revenir à sa forme originaire.
Avant d'examiner de plus près l'influence de la rotationsur la production et sur la création de plus-value, nous devons nous occuper de deux nouvelles formes que le capital acquiert dans la circulation et qui agissent sur la forme de sa rotation.
CHAPITRE VIII
LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT.
1. Les différences formelles.
On a vu (vol 1. chap. VIII) qu'une partie du capital constant conserve, vis-à-vis des produits à la création desquels elle contribue, la forme d'usage sous laquelle elle entre dans le procès de production. Elle exerce les mêmes fonctions pendant une période plus ou moins longue, dans des procès de travail constamment renouvelés. C'est le cas p. ex. des bâtiments, des machines, etc., bref de tout ce que nous comprenons sous le nom de moyens de travail. Cette partie du capital constant transfère sa valeur au produit, au fur et à mesure qu'elle perd, avec sa propre valeur d'usage, sa propre valeur d'échange. Ce transfert de la valeur d'un pareil moyen de production au produit, se détermine par un calcul de moyennes ; il se mesure par la durée moyenne de son fonctionnement à partir du moment où il entre dans le procès de production, jusqu'au moment où il est entièrement usé, mort, et doit être reproduit ou remplacé par un autre exemplaire du même genre.
La partie du capital constant, qui comprend les moyens de travail proprement dits, présente les caractères suivants :
Une partie du capital a été avancée comme capital constant, c'est-à-dire sous forme de moyens de production, qui resteront facteurs du procès de travail aussi longtemps que durera la forme spéciale d'usage sous laquelle ils y
CHAP. VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT 15,5
sont entrés. Alors que le produit fini et les éléments de
production qui lui sont incorporés matériellement, aban
donnent le procès et la sphère de la production pour
devenir marchandise dans la sphère de la circulation, les
moyens de travail, une fois entrés dans la sphère de la pro
duction, ne l'abandonnent plus jamais. Leur fonction les y
retient ; la partie de la valeur-capital qui a été avancée pour
eux est fixée sous la forme qui leur est assignée par ' leur
rôle dans la production. Par suite du fonctionnement du
moyen de travail et de l'usure qui en est la conséquence,
une partie de sa valeur passe au produit, taudis que l'au",
tre partie reste dans le procès de production. Cette der
nière diminue constamment jusqu'à ce que le moyen de,
travail soit usé et que sa valeur ait été répartie, au bout
d'une période plus ou moins longue, sur une quantité dé
terminée de produits sortis d'une série de procès de travail.
Aussi longtemps que le moyen de travail exerce sa fonction,
une certaine valeur reste fixée en lui, tandis qu'une autre
partie de sa valeur passe au produit et prend part à la cir
culation du stock de marchandises. Plus -le moyen de
travail perdure, c'est-à-dire plus lentement il s'use, et plus
longtemps la valeur constante du capital reste fixée en lui.
Mais quelle que soit sa résistance à l'usure, la proportion
dans laquelle il transfère sa valeur, est toujours en raison
inverse de la durée totale de son fonctionnement. De deux
machines de valeur égale, dont l'une s'use en cinq ans,
l'autre en dix, la première, dans le même espace de temps,
perd deux fois plus de valeur que la seconde.La partie de la valeur-capital fixée dans le moyen de travail circule comme le reste. Nous avons vu que toute la valeur-capital est engagée dans une circulation continuelle et, en ce sens, tout capital est circulant. Mais la circulation de la fraction de capital que nous étudions en ce moment, présente quelque chose de partieuher. D'abord, ce n'est pas sa forme d'usage, mais seulement sa valeur, qui circule et cela successivement, par fractions, au fur et à mesure qu elle passe au produit-marchandise. Pendant toute sa
156 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
durée de fonctionnement, une partie de sa valeur est fixée dans sa forme d'usage et reste indépendante des marchandises qu'elle aide à produire ; par suite de cette particularité, elle acquiert la forme de capital fixe. Tous les autres composants matériels du capital avancé dans la production constituent, au contraire, le capital circulant.
Certains moyens de production -les matières auxiliaires, qui sont consommées par les moyens de travail pendant leur fonctionnement, comme les charbons brulés pour la machine à vapeur ou qui ne concourent qu'îndirectement au procès comme le gaz d'éclairage - n'entrent pas matériellement dans le produit. Ils lui transmettent seulement leur valeur, qu'il emporte dans sa circulation ; c'est là un caractère qu'ils ont de commun avec le capital fixe. Mais dans chaque procès de travail, ils sont totalement consomniés et ils doivent donc être totalement remplacés à chaque nouveau procès; ils ne conservent pas, pendant leur fonctionnement, leur forme d'usage. Le fait que ces matières auxiliaires n'entrent pas matériellement dans le produit, mais lui transfèrent seulement leur valeur et qu'ils fonctionnent exclusivement dans la production, a amené des économistes comme ]Ramsey à les considérer comme capital fixe (et à confondre le capital fixe avec le capital constant).
Les moyens de production qui entrent matériellement dans le produit, les matières premières, etc., revêtent par cetteopération des formes qui en font des moyens de consommation. Les moyens de travail proprement dits, représentants matériels du capital fixe, sont, au contraire, consommés productivement et ne passent pas à la consommation personnelle, parce qu'ils n'entrent pas dans le produit ou dans la valeur d'usage qu'ils aident à former et qu'ils conservent, à côté de lui, leur forme autonome jusqu'à leur usure totale. Exception est faite pour les moyens de transport, dont l'effet utile pendant leur fonctionnement productif, pendant leur séjour dans la sphère de production, c'est-à-dire le déplacement, entre en même temps dans la
GHAP. VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT 157
consommation personnelle, p. ex., du voyageur. Dans ce cas, le consommateur paie aussi leur usage comme il paie l'usage d'autres moyens de consommation. On a vu, que dans l'industrie chimique, les matières premières ne se distinguent pas nettement des matières auxiliaires; il en est de même des moyens de travail par rapport aux matières auxiliaires et premières. Ainsi, dans l'agriculture, les substances eniployées aux améliorations du sol aident en partie à 1,i création du produit et entrent dans la plante; mais leur activité se répartit sur une certaine période, il à 5 ans p. ex. Une partie de ces substances entre donc matériellement dans le produit et lui transfère, par cela même, sa valeur, tandis qu'une autre partie fixe sa valeur sous son ancienne forme d'usage. Celle-ci perdure comme moyen de production et prend la forme de capital fixe. Comme bête de travail, un bœuf est du capital fixe ; si on le mange, il n'est plus un moyen de travail, et cesse, par conséquent, d'être du capital fixe.
Ce qui donne à la partie de la valeur-capital avancée sous forme de moyens de production le caractère de capital fixe, c'est le mode particulier de sa circulation, lequel résulte du mode particulier suivant lequel le moyen de travail transfère sa valeur au produit ou suivant lequel il contribue à la création de valeur. Et cette dernière particularité résulte du mode spécial de fonctionnement du moyen de travail.
On sait que la valeur d'usage qui sort d*un procès de travail comme produit, entre dans un autre comme moyen de production. Mais ce n'est que le fonctionnement du produit comme moyen de travail qui en fait un capital fixe ; le produit n'est donc pas capital fixe au moment oft il sort du procès de sa production. Une machine, en tant que produit, que marchandise d'un fabricant de machines, faitpartie du capital-marchandise ; elle ne devient capital fixe qu'entre les mains de son acheteur, le capitaliste qui l'emploie à, la production.
Toutes circonstances égales, le degré de fixité du moyeD
158 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
de travail augmente avec sa durabilité. C'est celle-ci qui détermine la différence entre la valeur-capital fixée dans les moyens de travail et la fraction que cette valeur transfère au produit à chaque renouvellement du procès de travail. Plus ce transfert de valeur s'effectue lentement, plus grand est le capital fixé, plus grande la différence entre le capital affecté au procès de production et le capital consommé dans ce procès. Dès l'instant où cette différence disparait, le moyen de travail est arrivé au terme de son existence et
• perdu sa valeur en même temps que sa valeur d'usage. Il
• cessé d'être porte-valeur. Etant donné que le moyen de travail, comme tout autre représentant matériel de capital constant, ne trajisfère de la valeur au produit qu'au fur et à mesure qu'il perd, avec sa valeur d'usage, sa propre valeur, il est évident que la période pendant laquelle une valeur'-capital constante reste fixée en lui, est d'autant plus longue que sa valeur d'usage se perd plus lentement et que le moyen de travail persiste plus longtemps dans la prochiction.
Un moyen de production qui n'est pas un moyen de travail proprement dit, p. ex. une matière première ou auxiliaire, un demi-fabricat, etc., peut se comporter comme les moyens de travail en ce qui boncerne le transfert de sa valeur au produit et, par conséquent, en ce qui concerne le mode de circulation de sa valeur ; dans ce cas, il est également un représentant matériel, une forme d'existence
Zn
du capital fixe. Tel est le cas des améliorations du sol que nous avons déjà mentionnées et qui incorporent à ce dernier (les éléments chimiques agissant pendant plusieurs périodes de production ou plusieurs années. Une fraction de la valeur persiste sous sa forme autonome, ou sous la forme de capital fixe, à côté du produit, alors qu'une autre fraction s'incorpore à lui et prend part à sa circulation. Dans ce cas, ce n'est pas seulement une fraction de la valeur du capital fixe qui entre dans le produit, mais aussi la forme d'usage, la substance de cette valeur.
Abstraction faite de la confusion qu'ils établissent entre
CHAP. VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT 159
les catégories capital fixe et capital circulant, et les catégories, capital constant et capital variable, l'erreur de définition des économistes dérive des points suivants :
Ils considèrent certaines qualités matérielles des moyens de travail comme des qualités immédiates du capital fixe : ainsi l'immobilité matérielle d'une maison. Pour établir l'erreur il suffit de citer d'autres moyens de travail, également capital fixe, qui ont la qualité opposée : la mobilité matérielle du navire p. ex.
Ou bien, ils confondent la forme économique, résultant de la circulation de la valeur, avec une qualité matérielle ; comme si des choses, qui ne sont point du capital par elles-mêmes, mais qui le deviennent seulement dans certaines conditions sociales, pouvaient être du capital sous une forme déterminée, fixe ou circulante, par elles-mêmes, et de par leur nature. Nous avons vu (vol. 1, chap. V.) que, dans tout procès de travail, dans n'importe quelles conditions sociales, les moyens de production se divisent en moyens de travail et objets de travail. Ce n'est que sous le régime capitaliste que tous les deux deviennent capital, et " capital productif " comme nous l'avons défini dans la section précédente. Alors également la différence naturelle entre les moyens de travail et les objets de travail s'accuse sous la forme nouvelle d'une diflérence entre le capital fixe et le capital circulant; alors seulement un objet qui fonctionne comme moyen de travail, devient capital fixeetsises qualités matérielles lui permettent de servir aussi à d'autres fonctions qu'à celle de moyen de travail, il est ou n'est pas capital fixe, suivant la fonction qu'il exerce. Des bêtes comme bêtes de travail sont du capital,fixe; mises à l'engrais, elles sont de la matière première qui entre comme produit dans la circulation et qui est, non pas du capital fixe, niais du capital circulant.
Lorsqu*un moyen de production fonctionne dans plusieurs procès de travail, rattachés entre eux et aboutissant à un seul et même produit, le capitaliste est astreint à une avance plus ou moins prolongée, qui ne donne pas à son capital
160 DEUXIEME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
le caractère d'un capital fixe. C'est ainsi que la semence n'est pas capital fixe, mais matière première, bien qu'elle reste engagée pendant une année environ dans le procès de production. Tant qu'il fonctionne comme capital productif, le capital avec tous ses éléments, quels que soient leur forme matérielle, leur fonction et leur mode de circulation, reste fixé dans le procès de production. Et ce n'est pas la durée plus ou moins longue de cet Mat fonctionnel - durée qui dépend de la nature du procès de production ou de l'effet utile qu'il a pour but - qui détermine la différence entre le capital fixe et le capital circulant (1).
Certains moye~s de travail sont localement fixés dès leur entrée dans le procès de production, c'est-à-dire dès qu'ils sont prêts à fonctionner productivement, comme p. ex. les machines. D'autres sont fixées par les conditions mêmes dans lesquelles ils sont produits, tels les amendements du sol, les bàtiments d'usine, les hauts-fournaux, canaux, chemins de fer etc. ; dans ce cas, leur fixité est une conséquence de leur forme d'existence. D'autres enfin se déplacent et se meuvent sans abandonner le procès de production, comme les locomotives, les navires, lesbêtesde somme, etc. Ce n'est pas, dans un cas, l'immobilité qui leur donne le caractère de capital fixe, ni, dans l'autre cas, la mobilité qui le leur enlève. Cependant la fixité de certains moyens de travail leur assigne un rôle spécial dans l'économie des nations. Ils ne peuvent pas être envoyés à l'étranger, ni circuler comme marchandises dans toute l'étendue du marché mondial ; mais les titres de propriété qui les représentent peuvent se déplacer, se vendre, s'acheter et circuler jusque sur les marchés étrangers (sous form e d'actions, p. ex.). La transmission de ces titres de propriéténe modifie en rien la proportion entre la partie stable, matériellement fixée, et la partie mobile de la richesse d'un pays (2).
(1) Parce que la distinction entre le capital fixe et le capital circulant est si difficile, M. Lorenz Stein est d'avis que cette distinction n'est qu'un moyen de faciliter l'exposé.
(2) Jusqu'ici Ms. IV. - A partir d'ici Ms. IL
CHAP. VIII. - LE CAPITAL FI-KE ET LE CAPITAL C1RCULANT~ 161
A cette Circulation spéciale du capital fixe correspond une rotation spéciale. La fraction de valeur que le capital fixe perd par Fusure, circule comme partie de la valeur du produit et comme celui-ci se transforme de marchandise en argent, la parcelle de la valeur du moyen de travail qui lui a été incorporée subit la même transformation. Il en résulte qu'à mesure que le moyen de travail perd de sa valeur dans le procès de production, cette valeur réapparait sous forme d'argent dans la circulation. Elle a donc une double existence : elle apparait sous sa forme d'usage dans le procès de production, et sous la forme argent dans le procès de circulation, En fonctionnant, la partie restant sous la forme d'usage diminue constamment, tandis que la partie convertie en argent augmente, jusqu'à ce que le moyen de travail ait tessé d'exister et que sa valeur totale, séparée de ses débris, soit convertie en argent. C'est ici que se dessine le caractère particulier de la rotation du capital fixe. La conversion de sa valeur en argent marche d'un pas égal avec la métamorphose en argent de la marchandise dans laquelle elle estincorporée; mais sareconversion d'argenten forme d'usage se sépare de la reconversion de la marchandise en ses autres éléments de production et se détermine par la durée de la période pendant laquelle il vit et peut fonctionner avant de devoir être remplacé. La durée de fonctionnement d'une machine de 10000 1. st. de valeur, p. ex., étant de 10 ans, le temps de rotation de la valeur originairement avancée en elle est également de 10 ans. Pendant cette période, elle ne cesse pas de fonctionner sous sa forme naturelle. Sa valeur circule par fractions intégrées à la valeur des marchandises qu'elle a contribué à produire ; elle se convertit ainsi successivement en argent, jusqu'à ce que, au bout des dix ans, sa conversion en monnaie soit complète et qu'une nouvelle machine puisse être achetée pour la remplacer. Sa rotation est alors complète; jusqu'à ce moment sa valeur s'est accumulée sous forme d'un fonds de réserve monétaire.
Les autres éléments du capital productif sont le capital
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constant existant sous forme de matières premières et auxiliaires et le capital variable avancé pour la force de travail.
L'analyse du procès de travail et de la création de la plus-value (vol. 1, chap. V) a montré que ces éléments se comportent différemment, tant comme créateurs de produits, que comme créateurs de valeur. Le capital constant, représenté par les matières premières et auxiliaires, (et par les moyens de travail), réapparait dans le produit comme valeur simplement transférée, tandis que la force de travail y ajoute un équivalent de sa valeur, c'est-à-dire reproduit effectivement celle-ci. D'un autre côté, une partie des matières auxiliaires, les charbons, le gaz d'éclairage, etc., est consommée dans le procès de travail sans être incorporée au produit, tandis qu'une autre partie y entre mat~riellement et en constitue la substance. Toutes ces différences, cependant, sont indifférentes au point de vue de la circulation et de la rotation. Si les matières premières et auxiliaires sont totalement consommées dans la création du produit, elles lui transfèrent intégralement leur valeur, qui, ensuite, circule avec lui, se transforme en argent et se reconvertit en éléments de production de la marchandise. Leur rotation n'est donc pas interrompue., comme celle du capital fixe; elle parcourt entièrement le cycle et les éléments du capital productif sont continuellement renouvelés en nature.
Quant à la fraction variable (avancée sous forme de salaire) du capital productif, elle donne lieu aux observations suivantes . La force de travail se vend pour une certaine période. Dès que le capitaliste l'a achetée et incorporée au procès de production, elle fait partie de son capital, elle en est la partie variable. Elle agit pendant un certain temps et ajoute au produit, non seulement toute sa valeur, mais encore une plus-value dont nous faisons abstraction pour le moment. Si elle a été achetée, p. ex., pour une semaine et si elle a fonctionné pendant cette période, l'achat doit en être renouvelé la semaine suivante. L'équivalent de la va
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leurqu'elle ajoute au produit et quise transforme en argent par la circulation, doit être reconverti constamment en force de travail et accomplir sans cesse le cycle complet de ses transformations (en d'autres termes, doit rouler constamment), afin que la continuité du cycle productif ne soit pas interrompue un seul instant.
La fraction du capital productif qui est avancée pour la force de travail, passe totalement au produit (abstraction faite de la plus-value), accomplit avec celui-ci les deux métamorphoses de la circulation et reste constamment incorporée à la production par suite de la continuité de son renouvellement. Donc, quelle que soit la différence au point de vue de la création de la valeur, entre la force de travail et les éléments du capital constant qui ne sont pas capitalfixe, ils ont en commun un mode de rotation qui les distingue du capital fixe et les range dans la catégorie du capital circulant.
Comme nous l'avons vu antérieurement, l'argent que le capitaliste paie à l'ouvrier pour l'usage de la force de travail, n'est en fait que l'équivalent général des moyens d'existence nécessaires à l'ouvrier. Dans ce sens, le capital variable se compose donc matériellement de moyens d'existence. Mais dans l'étude de la rotation, c'est la forme qui doit être envisagée. Le capitaliste achète, non pas les moyens d'existence, mais la force de travail de l'ouvrier ; c'est donc celle-ci qui constitue la fraction variable de son capital, c'est elle qu'il consomme productivement dans le procès du travail, L'ouvrier convertit lui-même en moyens d'existence l'argent qu'il a reçu pour sa force de travail, tout comme le capitaliste dépense, pour subvenir aux besoins de sa vie, une partie de la plus-value de la marchandise transformée en argent, sans qu'on puisse dire pour cela que l'acheteur lui ait payé sa marchandise en moyens d'existence. Si-même l'ouvrier était payé en nature, il n'en résulterait que cette différence que, sur la première transaction dans laquelle l'ouvrier vend,sa force de travail, viendrait s'en greffer une seconde, non plus entre
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l'ouvrier et le capitaliste, mais entre l'ouvrier comme acheteur et le capitaliste comme vendeur de marchandises, tandis que, dans la première transaction, l'ouvrier est vendeur et le capitaliste acheteur d'une marchandise (la force de travail). C'est absolument le cas où le capitaliste fait remplacer sa marchandise par une autre marchandise, p. ex., lorsqu'il vend une machine à un laminoir et se fait donner du fer en échange. Ce ne sont donc pas les moyens d'existence de l'ouvrier qui sont capital circulant par opposition au capital fixe; ce n'est pas non plus sa force de travail, mais c'est la fraction du capital productif qui est avancée pour la force de travail.
La valeur du capital circulant contenue dans la force de travail et dans certains moyens de production n'est avancée que pendant la fabrication du produit, suivant l'échelle de la production, qui est donnée par l'importance du capital fixe. Cette valeur entre totalement dans le produit et revient totalement de la circulation après la vente de celui-ci -, elle peut alors être avancée à nouveau. La force de travail et ceux des moyens de production qui constituent le capital circulant, sont soustraits à la circulation dans la mesure de ce qui est nécessaire à la confection et à la vente du produit; mais ils doivent être renouvelés constamment par la reconversion de l'argent en éléments de production. Ils sont soustraits au marché en plus petites quantités à la fois que le capital fixe et doivent pour cela être soustraits d'autant plus souvent ; de sorte que l'avance de capital a lieu, pour eux, dans des intervalles plus courts, grà ce à la conversion ininterrompue du produit qui fait circuler leur valeur. Enfin, ce n'est pas seulement cette dernière qui parcourt continuellement tout le cycle de leurs métamorphoses, mais aussi leur forme matérielle; ils sont continuellement reconvertis de marchandise en éléments de production.
La force de travail ajoute au produit, en même temps que sa valeur, de la plus-value, incarnation du travail impayé, qui circule et se convertit en argent, aussi régu
CHAP. Vin. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAI, CIRCULANT 165
lièrement que les autres éléments de la valeur du produit. Mais en ce moment, nous traitons de la périodicité des cycles de la valeur-capital et non de la plus-value; aussi en ferons-nous abstraction provisoirement.
De ce qui a, été dit, il s'ensuit que :
1) Les caractères du capital fixe et du capital circulant ne résultent que de la rotation du capital fonctionnant dans la production (le capilal produclit). La forme de cette. rotation varie d'après le mode suivant lequel les divers composants du capital productif transfèrent leur valeur au produit et non d'après leur participation à la production de la valeur ou de la plus-value. Le transfert de cette valeur au produit - c'est-à-dire le procédé pour la faire circuler par le produit, et la ramener à sa forme originaire par les métamorphoses du produit - se différencie à son tour d'après les éléments du capital productif, dont une partie est consommée totalement et en une fois pour la création du produit, tandis que l'autre n'est consommée qu'à la longue, par fractions successives. Ce n'est donc que le capital productif qui peut être divisé en capital fixe et capital circulant. Cette distinction n'existe, ni entre les deux autres modes d'existence du capital industriel, le capital-marchandise etle capital-argent, ni entre ceux-ci et le capital productif; elle n'existe quepour et dans le capital productif. Que le capital-argent et le Capital- ni arch andise exercent au plus haut degré la fonction de capital, qu'ils circulentatissi "Iiquidement" que possible, ils ne peuvent devenir capital circulant, par opposition au capital fixe, que quand ils se transforment en éléments circulants du capital productif. Cependant le fait que ces deux formes du capital appartiennentà la sphère de la circulation, a amené les économistes, depuis A. Smith, à les assimiler à la fraction circulante du capitalproductif et à les considérer comme capital circulant. Elles sont, eu effet, du capital de circulation par opposition au capital productif, mais elles ne sont pas du capital circulant par opposition au capital fixe.
2) La rotation du capital fixe englobe plusieurs rotations du capital circulant ; pendant que le capital fixe accomplit
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une rotation, le capital circulant en fait plusieurs. Un élément du capital productif ne peut être considéré comme capital fixe qu'à la condition qu'il ne soit pas entièrement consommé dans l'espace de temps nécessaire pour achever le produit et qu'il n'abandonne pas la sphère de la production avec celui-ci. Une fraction de sa valeur doit rester engagée, sous son ancienne forme d'usage dans la production, pendant que l'autre circule avec le produit.
3) La valeur du capital fixe a été avancée entièrement et en une fois pour toute la durée de son fonctionnement ; par contre elle est retirée de la circulation par parties successives, au fur et à mesure que se réalisent les fractions de valeur que le capitalfixe ajoute auxiiiarchandises. De leur côté, les moyens de production représentant une partie du capital productif sont retirés de la circulation d'un seul coup, pour être incorporés au procès de production pour toute la durée de leur fonctionnement ; mais pendant la même période, ils Wont pas besoin d'être remplacés, cri d'autres termes, d'être reproduits. Ils continuent, pendant un temps plus ou moins long, à concourir à la création des marchandises qui sont versées dans la circulation, sans en retirer les éléments de leur renouvellement et sans exiger de nouvelles avances de capital. Enfin, le capital fixe parcourt le cycle de ses transfo Pm ations, pendant le fonctionnement des moyens de production, non pas matériellement, mais par la conversion lente et par fractions successives de sa valeur. En effet, une partie de sa valeur, incorporée à la marchandise, circule et se couvertit en argent, sans reprendre sa forme originaire; cette dernière n'a lieu qu'au bout de la période de fonctionnement du moyen de production, quand il est entièrement usé.
4) Les éléments du capital circulant sont fixés dans le procès de production - à moins qu'il, ne soit interrompu - absolument comme ceux du capital fixe; mais ils sont continuellement renouvelés en nature (les moyens de production sont remplacés par de nouveaux moyens de production, la force de travail par une nouvelle force de travail), tandis
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que les éléments du capital fixe persistent pendant toute la durée de leur fonctionnement. Il se trouve continuellement des matières premières et auxiliaires daùs le procès de production, mais ce sont toujours des matières nouvelles, les anciennes ayant été absorbées par la production ; il s'y trouve aussi constamment de la force de travail, mais sans cesse renouvelée et souvent représentée par d'autres personnes. Par contre, les mêmes bâtiments, les mêmes machines, etc., fonctionnent pendant plusieurs rotations du capital circulant, dans les mêmes productions renouvelées.
il. Composition, Remplacement, Réparation,
Accumulation du capital fixe.
Dans la même entreprise, la durée d'existence et, par conséquent, la durée de rotation est différente pour les différents éléments du capital fixe. Dans un chemin de fer, p. ex., les rails, les billes, les travaux de terrassement, les ponts, les tunnels, les locomotives et les wagons diflèrent au point de vue de la durée de rotation. Pendant une longue série d'années, les bâtiments, les quais des gares, les châteaux d'eau, les viaducs, les tunnels, les tranchées, les remblais, bref tout ce que les Anglais appellent " works of art " (ouvrages d'art), n'ont pas besoin d'être renouvelés. Ce qui est principalement sujet à l'usure, ce sont les rails et le matériel roulant (rolling stock).
A l'origine, lors de la construction des premiers chemins de fer, l'opinion générale, défendue par les praticiens les plus éminents, était que la durée d'une voie ferrée serait séculaire et que les rails s'useraient si lentement, qu'on pourrait faire abstraction de leur usure, tant au point de vue financier qu'au point de vue pratique ; 100 à 150 ans furent considérés comme la durée normale de bons rails. Mais il fallut vite se convaincre que la durée d'un rail, influencée par la vitesse, le poids et le nombre des trains, les dimen
168 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
sions du rail lui-même et une foule d'autres circonstances, ne dépassait pas2O ans en moyenne. Il existe même quelques gares, centres d'une grande circulation, où les rails sont usés au bout d'une année. C'est vers 1867 qu'on commença à employer des rails d'acier, qui coûtaient environ le doubie des rails de fer, mais qui durent également plus du double. La durée des billes en bois est de 12 à 15 ans. Dans le matériel d'exploitation, l'usure des wagons à marchandises estbeaucoup plus grande que celle des voitures a voyageurs. La durée d'une locomotive était évaluée, en 1867, à 10-12 ans.
L'usure est l'effet, en premier lieu, de l'usage lui-même. D'une façon générale, les rails s'usent proportionnellement au nombre des trains (B. C., n', 17, 645) I~. L'augmentation de la vitesse détermina un accroissement de l'usure plus que proportionnel au carré de la vitesse ; c'est-à-dire la vitesse des trains étant doublée, l'usure augmenta de plus du quadruple (R. C., nO 17 046).
L'usure se produit, en outre, par suite des influencesnaturelles.Ainsi lesbilles s'altèrent, non seulement par l'usure effective, mais aussi parla pourriture. " Les frais d'entretien de la voie ne dépendent pas autant de l'usure dûe à la circulation des trains, que de la détérioration du bois, du fer et de la maçonnerie exposés à l'air. Un seul mois d'hiver rigoureux fera plus de mal à la superstructure de la voie que toute une année de circulation ordinaire. " (Il. P. Williams, On the Maintenance ofPermanent Way, Conférence donnée à l' " Institute of Civil Engineers ", automne 1867).
Enfin, comme partout dans la grande industrie, l'usure morale joue son rôle : au bout de 10 ans, on achète ordinairement pour 30000 1. st. la même quantité de wagons
(1) Les citations désignées par R. C. sont prises dans : Royal Commission on Railways. Minutes of Evidence taken before the Commissionners. Presented to both Houses of Parliament. London 1867. - Les questions et réponses sont numérotées, et les numéros sont indiqués dans notre texte.
CHAP. VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT 169
et de locomotives, qu'auparavant pour 40000 1. st. Il faut calculer, pour ce matériel, 25 0/0 de dépréciation sur le prix de marché, même si la valeur d'usage reste inaltérée Lardiier, Railway Economy).
" Des ponts tubulaires ne seront pas renouvelés sous leur forme actuelle (parce qu'on a maintenant des formes meilleures). Les réparations ordinaires, J'enlèvement et le renouvellement de parties isolées,n'y sont pas praticables. (W. P. Adams, Roads and Rails, London 1862). Les moyens de travail sont révolutionnés constamment par le progrès de l'industrie. On ne les remplace donc pas sous leur forme originaire, mais sous une forme nouvelle. D'une part, le quantum de capital fixe qui est engagé sous une forme déterminée et doit y perdurer pendant une période moyenne, fournit une raison pour que les nouvelles machines, etc., ne soient appliquées que lentement et oppose un obstacle à l'introduction rapide et universelle de moyens de travail améliorés. D'autre part, la concurrence, surtout quand il s'agit de révolutions décisives des moyens de travail, contraint les capitalistes à renouveler leur matériel avant la fin naturelle de son existence. Ce sont notamment les catastrophes, les crises qui font exécuter sur une plus grande échelle un pareil renouvellement prématuré de l'outillage d'exploitation.
L'usure (abstraction faite de l'usure morale) est la parcelle de valeur que le capital fixe, par suite de son usage, transmet successivement au produit, dans la mesure moyenne où il perd sa valeur d'usage.
Quelquefois cet usage est tel que tout le capital fixe doit être avancé et remplacé en une fois. Tel est le cas des moyens de travail vivants, les chevaux p. ex., dont la durée moyenne comme moyen de travail est déterminée par des lois naturelles. Ce terme expiré, les individus usés doivent être remplacés par d'autres. On ne peut pas remplacer un cheval par pièces, mais seulement par un autre cheval.
D'autres éléments du capital fixe admettent le renotivellement périodique ou partiel, qui doit être distingué
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de l'extension successive de l'entreprise. Le capital fixe peut se composer d'éléments homogènes soumis à des usures inégales et devant être remplacés après des périodes différentes. Ainsi les rails doivent être renouvelés plus fréquemment dans les gares qu'en pleine voie. Il en est de même des billes dont les chemins de fer belges, suivant Lardner, devaient renouveler, en 1850 et les années suivantes, 8 0/0 par an, c'est-à-dire la totalité, dans le cours de 12 ans. Voici comment les choses se passent dans ce cas : une somme est avancée d'un seul coup, sous une forme spéciale de capital fixe, p. ex. pour 10 ans. Chaque année une fraction de ce capital fixe, dont la valeur a passé au produit et a été convertie, avec celui-ci, en argent, est remplacée en nature, taudis que le reste continue à exister sous sa forme originaire. C'est l'avance en une fois et la reproduction par parties qui donnent à ce capital le caractère de capital fixe et le distinguent du capital circulant.
D'autres parties du capital fixe se composent d'éléments hétérogènes qui s'usent différemment et demandent à être remplacés en des délais inégaux. Cela s'applique notamment aux machines. Ce que nous venons de dire concer . nant la durée différente des divers composants d'un capital fixe, s'applique ici a la durée des divers composants de la même machine, qui figure comme une partie de ce capital fixe.
En ce qui concerne l'extension graduelle de l'entreprise dans le cours du renouvellement partiel*1 voici ce que nous faisons remarquer. Bien que le capital fixe, ainsi que nous l'avons vu, continue à agir en nature dans le procès de production, une fraction de sa valeur, suivant fustire moyenne, a circulé avec le produit, s'est convertie en argent et constitue un élément du fonds de réserve monétaire destiné à remplacer le capital lors de sa reproduction en nature. Cette fraction du capital fixe, transformée ainsi en argent, peut servir à étendre l'entreprise ou à appliquer, aux machines, des améliorations qui en augmentent l'efficacité. Dans ce cas, il se produit, dans des périodes plus
CHAP. VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPlTAL CIRCULANT 171
ou moins longues, une reproduction qui, considérée au point de vue de la société, est comme une reproduction sur une échelle progressive :extensive, si le champ de la production est élargi; intensive, si l'efficacité du moyen de production est augmentée. Cette reproduction ne résulte pas d'une accumulation - conversion de plus-value en capital, - mais de la reconversion d'une valeur qui s*est séparée, dégagée du corps du capital fixe, sous forme d'argent, en un capital fixe nouveau et homogène qui vient augmenter, ou bien la somme, ou bien l'efficacité du capital fixe ancien. La nature de l'entreprise intervient en partie pour déterminer dans quelle mesure elle est susceptible d'être étendue, et, par conséquent, dans quelle proportion et dans quel délai le fonds de réserve doit être accumulé pour pouvoir être réavancé de la sorte. D'autre part, la mesure dans laquelle des améliorations de détail peuvent être appliquées aux machines en fonction, dépend évidemment de la nature des améliorations et de la construction de la machine elle-même. Les paroles suivantes d'Adams montrent combien on songe à ce point, dès le début, p. ex. pour les constructions des chemins de fer : " Toute la construction devrait s'adapter au principe de la ruche et être susceptible d'une expansion illimitée. Toutes les structures trop solides ou symétriques dès le début sont mauvaises ; dans le cas d'une extension, il faudra les démolir " (p. 123).
Cela dépend, en grande partie, de l'espace disponible. Il y a des bâtiments qui permettent de leur superposer des étages, il y en a d'autres qui demandent l'extension en superficie, donc plus de terrain. Le régime capitaliste entraine, pour l'extension graduelle d'une entreprise, d'une part un grand gaspillage de moyens, d'autre part beaucoup d'extension latérale inutile (en partie, au désavantage de la force de travail), parce qu'on n'agit nulle part suivant un plan social, mais que tout dépend des circonstances, moyens, etc., infiniment variés du capitaliste individuel. D'où un grand gaspillage de forces productives.
Ce remplacement par pièces du fonds de réserve moné
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taire (c'est-à dire de la fraction du capital fixe reconvertie en argent) s'effectue le plus facilement dans l'agriculture. C'est là qu'un champ de production donné est susceptible de la plus grande absorption successive de capital. Il en est de même des branches de production où la reproduction est opérée par la nature, comme l'élevage des bestiaux.
Le capital fixe demande des frais spéciaux de conservation. Il est conservé en partie par le procès de travail luimême ; il s'altère quand il n'exerce pas sa fonction dans ce procès (Voir vol. 1, chap. VIII et chap. XV : Usure des machines résultant de ce qu'elles ne fonctionnent pas). C'est pourquoi la loi* anglaise considère explicitement comme dévastation (waste) le fait de ne pas cultiver suivant l'habitude du pays les terres prises à bail (W. A. Holdswovth, Barrister at Law, llie law of landlord and tenant. London 1857, p. 96). La conservation qui résulte du fonctionnement dans le procès de travail, est un don gratuit du travail vivant, et cette force conservatrice du travail agit de deux façons : d'une part, elle conserve la valeur des matériaux en la transmetant au produit ; d'autre part, elle conserve la valeur des moyens de travail (tant qu'elle ne la transmet pas également au produit) par son activité dans le procès de production.
Cependant, le capital fixe exige aussi, pour sa conservation, une dépense positive de travail. De temps en temps il faut nettoyer les machines. Il s'agit ici d'un travail supplémentaire sans lequel elles ne pourraient plus servir, d'une simple défense contre les influences nuisibles, inséparables du procès de production ; donc, de la conservation, dans le sens le plus strict, de leur capacité de produire. La durée normale du capital fixe se calcule évidemment en supposant que les conditions nécessaires à son fonctionnement normal pendant cette période sont remplies, tout comme ou suppose qu'un homme qui vit trente ans en moyenne, se lave pendant ce temps. Il ne s'agit donc pas ici du remplacement d'un travail contenu
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dans la machine, mais d'un travail supplémentaire nécessité constamment par l'usage. Il s'agit d'un travail exercé sur la machine, et non par la machine, d'un travail dans lequel elle est non pas agent, mais objet de la production. Le capital avancé pour ce travail, bien qu'il n'entre pas dans le procès de travail d'où résultera le produit fait partie du capital circulant. Il doit être dépensé constamment dans le cours de la production ; par conséquent, sa valeur doit être remplacée constamment par la 'valeur du produit. Il fait partie de la fraction du capital circulant qui doit couvrir les frais généraux et doit être répartie sur la valeur produite suivant un calcul moyen annuel. Nous avons vu que, dans l'industrie proprement dite, le travail de nettoyage est exécuté gratuitement par les ouvriers pendant leur temps de repos et souvent pendant le travail lui même, où il'devient une source féconde d'accidents. Ce travail ne compte pour rien dans le prix du produit, le consommateur le reçoit gratuitement; mais le capitaliste épargne ainsi les frais de conservation de sa machine. L'ouvrier paie de sa propre personne et c'est là un des mystères de la conservation automatique du capital, qui constituent réellement un droit juridique de l'ouvrier à la machine, et lui permettent d'en revendiquer la copropriété, même au point de vue du droit bourgeois. Dans quelques cas, cependant, il est indispensable d'éloigner les machines du procès de production pour les nettoyer, par exemple les locomotives ; alors ce travail de conservation compte parmi les frais courants, c'est-à-dire comme élément du capital circulant. Après trois jours de travail tout au plus, une locomotive doit être conduite à la remise et nettoyée; la chaudière doit d'abord se refroidir pour ne pas être endommagée par le lavage (R. C. n' 17823~.
Les réparations proprement dites -- les travaux d'entretien - demandent des dépenses de capital et de travail non comprises dans l'avance originaire du capital, et qui par
1~
conséquent, ne peuvent pas être compensées et couvertes
par le remplacement successif du capital fixe, du moins pas174 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
toujours. Si, p. ex., la valeur du capital est de 10000 1. st. et sa durée totale de 10 ans, les 10000 1. st. totalement converties en argent au bout de 10 ans ne remplacent que la valeur du capital avancé originairement; elles ne remplacent pasle capital et le travail dépensés dans l'entre-temps pour les réparations, qui forment une valeur additionnelle, avancée non en une fois, mais suivant les besoins, et à des moments dépendant du hasard. De pareilles dépenses de moyens et de force de travail faites par fractions sont exigées par tout capital fixe.
Les détériorations auxquelles les différentes parties des machines, etc., sont exposées, sont sujettes au hasard ; il en est donc de même de leur réparation. Il existe pourtant deux genres de réparations qui présentent un caractère plus
1
ou moins régulier et qui appartiennent à des périodes spéciales de la vie du capital fixe ; elles en guérissent les maladies de l'enfance et les maladies beaucoup plus nombreuses de l'âge avancé. Qu'une machine, p. ex., entre dans le procès de production avec la meilleure construction possible , l'usage ne tarde pas à faire voir des défauts qui doivent être corrigés par un travail supplémentaire. D'autre part, plus elle a dépassé son âge moyen, plus lusure normale y est accumulée, plus les matériaux dont elle se compose sont usés et caducs, et plus augmentent, en nombre et en importance, les travaux de réparation nécessaires pour conserver sa vie jusqu'à la fin de sa période normale; de même, un vieillard pour ne pas mourir prématurément doit dépenser plus d'argent en médecine qu 1 un jeune homme. Malgré leur caractère accidentel, les travaux de réparation se répartissent donc inégalement sur les diverses périodes de la vie du capital fixe. La dépense effective de force et de moyens de travail qu1ls entrainent, dépend du hasard, tout comme les circonstances qui nécessitent les réparations et elle se répartit inégalement sur les diverses périodes de la vie du capital fixe. L'évaluation de la durée moyenne de celui-ci suppose qu'il est toujours maintenu en état de travailler, soit par des nettoyages (y compris le
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nettoyage des locaux), soit par des réparations faites dès qu'elles sont nécessaires. La transmission de la valeur par suite de l'usure du capital fixe est déterminée suivant sa durée moyenne, laquelle est calculée dans l'hypothèse que le capital supplémentaire., nécessaire pour le maintenir, est régulièrement avancé.
Il est évident que la valeur additionnelle résultant de cette dépense supplémentaire de capital et de travail ne peut pas être ajoutée au prix des marchandises au moment où la dépense est faite. Un fileur, p. ex., ne peut pas vendre son fil plus cher cette semaine, parce que, pendant ces derniers huit jours, une roue ou une courroie s'est cassée. Cet accident dans une fabrique donnée ne peut pas modifier les frais généraux de toute l'industrie de la filature. Ici,
~D
comme partout, c'est la moyenne qui fixe le compte. L'expérience permet de calculer l'importance moyenne de pareils accidents et d'estinier les travaux de conservation et de réparation indispensables pendant la durée moyenne d'un capital fixe placé dans une industrie donnée. Cette dépense moyenne est répartie sur la vie moyenne de ce capital et s'ajoute au prix du produit en portions aliquotes, de sorte qu'elle est remboursée par la vente.
Le capital supplémentaire remboursé ainsi fait partie du capital circulant, bien qu'il soit avancé irrégulièrement. Puisqu'il est de la plus haute importance de remédier immédiatement aux défauts des machines, chaque grande fabrique a un personnel adjoint aux ouvriers ordinaires, composé d'ingénieurs, de inen.uisiers, de mécaniciens, d'ajusteurs, etc. Le salaire de ces agents fait partie du capital variable et le coût de leur travail est ajouté au coût du produit. Quant aux dépenses en moyens de production, elles sont déterminées suivant le calcul moyen dont nous avons parlé et sont ajoutées régulièrement à la valeur du produit, bien qu'elles soient avancées accidentellement et entrent irrégulièrement dans le produit, resp. dans le capital fixe. Le capital dépensé pour les réparations proprement dites constitue., à plusieurs points de vue, un
176 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
capital particulier, ni capital circulant, ni capital fixe, mais qui se rapproche plutôt du premier, parce qu'il fait partie des dépenses courantes.
La comptabilité ne change naturellement rien à la nature
des choses qu'elle enregistre. Il importe cependant de
faire remarquer que, dans beaucoup de branches d'affaires,
on a l'habitude de combiner de la manière suivante les
frais de réparation avec l'usure effective du capital fixe :
Admettons que le capital fixe avancé s'élève à 10000 1. st.,
sa durée étant de 15 ans; l'usure annuelle est donc de
666 2/3 1. st. Maiq au lieu de 15 ans, on répartit l'usure sur
10 ans, c'est-à-dire qu'on ajoute au prix des marchan
dises produites 1000 1. st. par an au lieu de 666 2/3, les
333 1/9. 1. st. étant ajoutées pour faire face aux répara
tions, etc. (Leschiffres 10 et 15 ne servent ici que d'exemple).
Grâce à cette dépense, le capital fixe peut durer pendant
l~,5 ans. Cette manière de faire les comptes n'empêche pas,
naturellement, que le capital fixe et le capital additionnel
avancé pour les réparations ne constituent deux catégories
différentes. C'est d'après ce calcul qu'on a évalué, p. ex.,
les frais de conservation et de renouvellement des bateaux
à vapeur à 15 0 ' /0 par an, soit un terme de reproduction
de 6 2/3 ans. En 1860 et les années suivantes, le gouver
nerrient anglais paya de ce chef à la Peninsular and
Oriental CI, 16 0/0 par an, ce qui équivaut à un terme
de reproduction de 6 1/3 ans. Dans les chemins de fer,
la durée moyenne d'une locomotive est de 10 ans ; niais
en tenant compte des réparations, l'usure est évaluée à
12 1/2 0/0, ce qui réduit la durée à 8 ans. Pour les voi
tures à voyageurs et les wagons à marchandises on compte
9 0/0, soit une durée de Il 1/9 ans.Dans les baux de maisons et d'autres objets qui sont du capital fixe pour leur propriétaire et sont loués comme tels, la législation établit partout une différence entre l'usure normale, déterminée par le temps et l'action des éléments, et les réparations occasionnelles, nécessaires de temps en autre pour assurer la durée normale de la maison. Géné
CHAP. VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT 177
ralement la première est à la charge du propriétaire, les dernières à la charge du locataire. Les réparations se divisent, en outre, en réparations ordinaires et grosses réparations; celles-ci servent à renouveler partiellement le capital fixe et sont également à la rharge du propriétaire, à moins que le contrat ne dise explicitement le contraire. Ainsi, p. ex., suivant la loi anglaise :
" Un locataire à l'année n'est obligé de protéger les bâ,timents contre l'eau et, le vent, qu'autant que cela est possible sans grosses réparations ; et, d'une façon générale, il n'est tenu qu'à exécuter les réparations dites ordinaires. Et même à cet égard, il faut tenir compte de l'âge et de l'état général des parties du bâtiment au moment où il en a pris possession ; car il n'est obligé, ni de remplacer des matériaux vieux et usés par des matériaux nouveaux, ni de compenser la dépréciation inévitable, résultant de l'âge et de Fusage normal. " (Holdsworth, Law of Landlord c
and Tenant, pp. 90, 91.)
L'assurance contre les événements exceptionnels, incendies, inondations, etc., est tout à fait distincte de l'entretien et des travaux de conservation et de réparation. Elle doit être payée par la plus-value et en constitue une réduction. Si l'on considère les choses au point de vue de la société toute entière, il faut une surproduction continuelle, c'est à-dire une production plus grande que celle nécessaire a la reproduction de la richesse existante, - abstraction faite de l'accroissement de la population, - pour qu'il existe des moyens de production suffisants pour compenser les destructions extraordinaires, résultant des accidents et de l'action des forces de la nature. En effet, le fonds de réserve monétaire ne peut fournir qu'une partie insignifiante du capital nécessaire dans les cas de cette espèce. La partie la plus importante doit être cherchée dans l'extension de la production elle-même, extension qui est, en partie, effective, et qui, pour le reste, doit résulter de l'importance normale des branches de production qui fournissent le capital fixe. C'est ainsi qu'une fabrique de machines, p. ex., est orga
178 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION'DU (JAPITAL
nisée de telle façon qu'elle est à même de faire face, non seulement aux renouvellements partiels ou totaux des fabriques de ses clients, mais aussi à leurs extensions.
La répartition de l'usure et des frais de réparation suivant la moyenne sociale donne lieu fatalement à de grandes inégalités, même entre des capitaux de grandeurs égales, engagés dans des circonstances identiques, dans la même branche de production. En effet, la machine d'un capitaliste peut dépasser la durée mo~,enne, alors que celle d'un autre ne l'atteint pas; les frais de réparation s'élèvent au-dessus -le la moyenne pour l'un et restent au-dessous pour l'autre. Et pourtant le supplément ajouté au prix de la marchandise, pour tenir compte de l'usure et. des frais de réparation, est le même pour tous et déterminé par la moyenne. Par conséquent, l'un reçoit plus et l'autre moins que ce qu'il dépense en réalité. Ce fait, comme toutes les autres circonstances qui rendent inégaux les profits des divers capitalistes engagés dans une même branche d'affaires où ils exploitent au même degré la force de travail, contribue à dissimuler la vraie nature de la plus-value.
La limite entre la réparation proprement dite et le remplarement, entre les frais de conservation et ceux de renouvellement, est plus ou moins douteuse. De là, une controverse interminable, en comptabilité de chemins de fer, p. ex., sur le point de savoir si certaines dépenses sont faites pour une réparation ou pour un remplacement, si elles doivent être payées par les dépenses courantes ou par le capital. Porter les frais de réparation au débit du compte du capital au lieu du compte des revenus, tel est le moyen bien connu auquel ont recours les directions de chemins de fer pour élever artificiellement leurs dividendes. Cependant, ici aussi, l'expérience fournit les bases essentielles du calcul. P. ex., les travaux supplémentaires pendant les premières années d'existence d'un chemin de fer " ne sont pas des travaux de réparation; ils doivent être considérés comme effectués en vue de la construction et être portés à la charge du compte du capital, puisqu'ils ne résultent
CHAP. VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT 179
pas de l'usure ou de la circulation normale, mais de l'imperfection primitive et inévitable de la construction ". (Lardner, loc. cit., p. 40). " Par contre, c'est la seule méthode juste de charger le revenu annuel de la dépréciation
qui a dû accompagner le gain, que la somme ait été déboursée ou non. " (Captain Fitzmaurice, Coïnittee ofInquiry on Caledonian Railway, réimprimé dans le Money Market Review, 1867).
Dans l'agriculture - du moins, lorsqu'elle n'emploie pas la vapeur - la distinction entre le remplacement et la
conservation du capital fixe est impossible en pratique et d'ailleurs inutile. " L'inventaire de l'outillage (la provision
de machines agricoles et d'autres instruments de travail et d'exploitation de tous genres) étant complet, mais non exagéré, on évalue ordinairement la grande moyenne de
l'usure et du maintien de l'outillage à 15 et jusqu'à 25 0/0 du capital qu'il a coûté. " (Kirchhof, Handbuch der landwirischafflichen Belpiebstehre, Berlin 1862, p. 137).
Pour le matériel d'exploitation d'un chemin de fer, il n'y a pas moyen de séparer les réparations des renouvelle
ments. " Nous maintenons constant l'effectif de notre matériel d'exploitation. Quel qu'il soit, le nombre de nos
locomotives reste le même. Une locomotive devient-elle inutilisable dans le cours du temps et est-il plus avantageux d'en faire une nouvelle, nous construisons celle-ci à charge du revenu, en portant évidemment au crédit de ce dernier, la valeur des matériaux provenant de l'ancienne machine... Il en reste toujours assez... les roues, les essieux,
la chaudière, bref, une bonne partie. " (T. Gooch, Chairman of Great Western Bailway C", B. ~. n', 17327-29). (c Réparer signifie renouveler ; le mot " remplacement " n'existe pas pour moi... Une compagnie de chemins de fer a-t-elle acheté une voiture ou une locomotive, elle devrait la réparer de manière à la faire rouler éternellement (17784). Nous calculons les frais d'entretien des locomotives à raison de 8 1/2 d. par train-mille anglais. A ce prix, nous maintenons les locomotives éternellement en service;
189 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
nous les renouvelons. En achetant, une nouvelle machine, vous dépensez plus d'argent qu'il ne faut... L'ancienne machine fournit toujours une paire de roues, un essieu et quelques autres pièces utilisables, qui permettent de construire une machine à meilleur marché et aussi bonne qu'une toute nouvelle (17790). Je produis actuellement par semaine une nouvelle locomotive, c'est-à-dire une machine équivalente à une nouvelle, car la, chaudière, les cylindres et le châssis sont nouveaux " (17823. Arebibald Sturrock, Locomotive Superintendent of Great Northern Railway, B. G., 1867).
Il en estde même des voitures: " Dansle cours du temps, les locomotives et les wagons sont sans cesse renouvelés; tantôt on place de nouvelles roues, tantôt on construit un nouveau châssis; les parties qui servent au roulement, et qui sont le plus exposées à l'usure, sont renotivelées successivement. Les machines et les voitures sont soumises ainsi à une série de réparations qui, à la fin, ne laissent subsister aucune trace du véhicule primitif... Même quand il n'y a plus du tout moyen de réparer les voitures ou les locomotives, on emploie à de nouvelles constructions des pièces qui en proviennent et qui ainsi ne disparaissent pas de la circulation. Le capital mobile est donc continuellement en voie de reproduction ; ce qui doit être fait, en une fois et à un moment déterminé, à la voie, lorsqu'on précède à sa réfection, on le fait successivement, année par année, au matériel d'exploitation. Son existence a la qualité de pérennité ; il se rajeunit sans cesse " (Lardner, p. 116).
Le processus que Lardner décrit ici pour les chemins de fer, ne s'applique pas aux fabriques ; mais il représente
bien la reproduction partielle, incessante, combinée avec la réparation, du capital fixe d'une branche dindustrie toute entière ou de la production totale de la société.
Voici un exemple qui montre jusqu'à quel point une direction peut élever les dividendes en se servant habilementdesnotions de réparation et de remplacement. Suivant
CHAP. VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL GIRCULAINIT 181
la conférence, citée plus haut, de R. B. Williams, nous
donnon * s ci-dessous les sommes qui furent retranchées de
leur compte revenu, par quelques compagnies anglaises de
chemin de fer, du chef de dépenses moyennes (comptées
sur un certain nombre d'années) pour réparation et entre
tien de la voie et des bâtiments (par mille anglais etpar an):London et North Western. . . . 370 1. st.
Midland . . . . . . . . . . . . . . 225 -
London et South Western . . . . 257 -
Great Northern . . . . . . . . . . 360 -
Lancashire et Yorkhire . . . . . . 377 -
South Eastern . . . . . . . . . . . 263
Brighton . . . . . . . . . . . . . 266
Manchester et Sheffield . . . . . . 200Ce n'est que la plus petite partie de ces différences qui résulte de différences effectives des dépenses ; elles proviennent presq n'exclusive ment du mode de calcul, suivant que les dépenses sont mises à la charge du capital ou des revenus. Williams dit expressément : " On charge moins le revenu quand c'est nécessaire pour donner un bon dividende, et ou le charge plus quand le revenu est fort et peut le supporter. "
Dans certains cas, l'usure est faible et, par conséquent, le renouvellement pratiquement négligeable, de sorte qu'il ne faut tenir compte que des frais de réparation. Ce que dit Lardner dans ce qui suit, concernant les ouvrages d'art des chemins de fer. s'applique à toutes les installations durables, canaux, docks, ponts en fer ou en pierres, etc. - " L"usure, l'effet de la lente influence du temps sur les œuvres solides, est presqu'im perceptible dans les laps de temps courts ; elle doit, cependant, nécessiter le renouvellement, total ou partiel, même des constructions les plus solides, au bout d'une longue période, p. ex., après des siècles. Cet usure imperceptible, comparée avec l'usure plus sensible des autres parties du chemin de fer, peut se comparer aux inégalités séculaires et périodiques du mou
182 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
vement des corps célestes. L'influence du temps sur les constructions plus massives d'un chemin de fer, les ponts, les tunnels, les viaducs, etc , fournit l'exemple de ce qu'on peut appeler l'usure séculaire. La dépréciation plus rapide et plus visible qui est compensée par les réparations ou le remplacement, est analogue aux inégalités périodiques. Les frais annuels de réparation comprennent également la ,compensation de l'endommagement accidentel que subit de temps en temps la surface des constructions les plus solides; mais aussi, indépendamment de ces réparations, l'àge ne manque pas de laisser des traces sur elles; et, si éloigné qu'il soit, le moment doit arriver où elles demanderont à être renouvelées. Il est vrai que ce moment peut être trop éloigné pour en tenir compte pratiquement au point de vue financier et économique " (Lardner, 1. c., pp. 38, 36).
Ce raisonnement s'applique a toutes les œuvres de durée séculaire, pour lesquelles il ne faut pas remplacer successivement, à mesure qu'il s*use, le capital avancé, mais où il faut seulement transférer au prix du produit les frais moyens annuels de conservation et de réparation.
Bien qu'une grande partie de l'argent destiné à compenser l'usure du capital fixe soit reconvertie dans sa forme naturelle tous les ans, oui même dans des périodes plus courtes, chaque capitaliste a néanmoins besoin d'un fonds d'amortissement pour la partie du capital fixe qui n'arrive à son terme de reproduction qu'au bout de longues années et en une fois, et qui doit alors être remplacée totalement. Une partie considérable du capital fixe exclut de par sa nature la reproduction par parties. En outre, la où la reproduction se fait par parties, de telle façon que, dans de courts intervalles, le matériel déprécié soit remplacé par un nouveau matériel, il faut, pour chaque remplacement pareil, mie accumulation préalable d'argent, en quantité plus ou moins grande suivant le caractère spécifique de la branche de production. Une somme quelconque n'y suffit pas,il faut une somme d'importance déterminée.
Si nous considérons ce mouvement au point de vue de la
CHAP. VIII. - LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT 183
simple circulation monétaire, sans tenir compte du crédit dont nous parlerons plus tard, voici quel en est le mécanisme: On a montré dans le premier volume (Chap. 111, 3 a) qu'une partie de l'argent existant dans la socié ' té est toujours en friebe sous forme de trésor, tandis q n'une autre partie fonctionne comme moyen de circulation, resp. comme fonds de réserve immédiat de la circulation ; la proportion dans laquelle la masse totale de l'argent se répartit entre le tré
1 i
sor et le moyen de circulation, varie constamment. Dans notre cas, une somme d'argent assez grande, qui doit être accumulée comme trésor par un capitaliste, est versée dans la circulation d'un seul coup. Elle se répartit d'elle-même dans la société comme moyen de circulation et comme trésor.Sous forme de fonds d'amortissement, forme sous laquelle le capital fixe revient à son point de départ, en même temps qu'il s'use, une fraction de l'argent circulant redevient trésor, pour un temps plus ou moins long, entre les mains du même capitaliste dont le trésor s'était converti en moyens de circulation lors de l'achat du capital fixe, et s'était ainsi éloigné de lui. La répartition du trésor varie donc continuellement; tantôt il fonctionne comme moyen de circulation, tantôt comme trésor, sécrété par la masse de l'argent circulant. Avec le déveppement du crédit, développement nécessairement parallèle à celui de la grande industrie et de la production capitaliste, cet argent ne fonctionne plus comme trésor, niais comme capital, non pas entreles mains de son propriétaire, mais entre celles d'autres capitalistes qui en ont acquis la disposition.
capital_Livre_2_184_223.txt
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CHAPITRE IX
LA ROTATION TOTALE DU CAPITAL AVANCÉ. LES CYCLES
DE ROTATION
Nous avons vu que les composants fixes et circulants du
capital productif accomplissent des rotations de nature et
de longueur différentes et que les divers composants du
capital fixe dans la même entreprise ont, à leur tour, des
périodes différentes de rotation (Voir, pour la différence,
effective ou apparente de la rotation des divers composants
du capital circulant dans la même entreprise, la fin de ce
chapitre., n' 6).
1) La rotation totale du capital avancé est la rotation moyenne de ses divers composants; on en verra ci-après le mode de calcul. Tant qu'il ne s'agit que de différentes périodes de temps, il n'y a évidemment rien de plus simple que d'en déterminer la moyenne. Mais .
2) Il existe ici une différence, non seulement quantitative, mais qualitative.
Le capital circulant qui entre dans le procès de production, transfère toute sa valeur au produit ; il doit donc constamment être remplacé en nature par la vente de celui-ci, afin que le procès de production ne soit pas interrompu. Le capital fixe, au contraire, ne transfère au produit qu'une fraction de sa valeur (l'usure), le reste continuant à fonctionner dans le procès de production; il ne doit donc être remplacé en nature que dans des intervalles plus ou moins longs et en tout cas moins souvent que le capital circulant. Cette nécessité du remplacement, qui fixe le terme de la reproduction, ne diffère pas seulement quantitativement
CHAP. IX. - ROTATION TOTALE. LES CYCLES DE ROTATION 185
pour les divers composants du capital fixe; mais, ainsi que nous l'avons vu, il se peut qu'une fraction du capital fixe doive être renouvelée et ajoutée à la partie restante, tous les ans ou dans des intervalles encore plus courts ; d'autres fois, tout le capital fixe doit être remplacé en une fois, lorsqu'il arrive au terme de son existence.
Il est donc nécessaire de ramener les rotations particulières des diverses fractions du capital fixe à une forme unique de rotation, de sorte qu'elles ne diffèrent plus que quantitativement, C'est-à-dire au point de vue de la durée.
Cette identité qualitative n'existe pas, si nous prenons
comme point de départ P... P, la figure du procès de
production ininterrompu; car il y a certains éléments de P
qui doivent continuellement être remplacés en nature, et
d'autres pour lesquels il n'en est pas ainsi. La figure A...
A', au contraire donne cette identité. Prenons, p. ex., -une
machine de la valeur de 10000 1. st: qui dure pendant
10 ans, de sorte que 1/10 de sa valeur, soit 1000 liv. st., se
reconvertit en argent chaque année. Dans l'espace d'un
an, ces 1000 1. st. se sont transformés de capital-argent en
capital-productif et capital-marchandise, et de capital-mar
chandise en capital-argent. Elles sont revenues à leurforme
originaire argent, tout comme le capital circulant, si nous
le considérons dans cette figure ; et il importe peu que les
1000 1. st. reprennent ou non, au bout de l'année, la forme
d'une machine. Pour calculer la rotation totale d'un capital
productif, nous considérerons donc ses éléments sous la
forme argent, le retour à cette forme terminant la rotation.
Nous admettons que la valeur est toujours avancée sous
la forme argent, même dans le procès de production inin
terrompu, où l'argent n'intervient que comme monnaie
de compte * . De cette manière nous pourrons déterminer la
moyenne.
3) Même lorsque la plus grande partie du capital productif avancé est du capital fixe, dont la reproduction et la rotation s'étendent sur un grand nombre d'années, la valeur-capital en rotation pendant l'année peut être plus grande
186 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
que la valeur totale du capital avancé, grâce aux rotations répétées du capital circulant.
Supposons un capital fixe de 80000 1. st., avec une période de reproduction de 10 ans, de soi-te que 8000 1. st. retournent tous les ans à la forme argent et que le capital fixe accomplit tous les ans 1/10 de sa rotation ; supposons que le capital circulant ~ 20000 1. st. accomplisse cinq rotations par an. Le capital total est donc de 100000 1. st. La rotation du capital fixe est de 8000 1. st. et celle du capital circulant de 5 >< 20000 = 100000 1. st. La rotation totale pendant l'année sera donc de 108000 1. st., soit 8000 1. st. de plus que le capital avancé. 1 -+- 2/25 du capital ont par conséquent pris part à la rotation.
4) La, rotation de la valeur du capital avancé se différencie donc de la durée effective de sa reproduction ou de la rotation de ses composants. Soit un capital de 4000 1. st. qui accomplit cinq rotations par an, soit une rotation annuelle de 5 >< 4000 ~ 20000. Chaque rotation ramène, pour être avancé à nouveau. le capital originaire de 4000 1. st., dont la grandeur ne varie pas par les rotations dans lesquel - les il fonctionne chaque fois comme capital (abstraction faite de la plus-value).
Dans notre exemple sub no 3, il rentre, chaque année, dans la caisse du capitaliste : a) une valeur de 20000 1. st., qu'il avance de nouveau comme fraction circulante de son capital -, b) une somme de 8000 1. st., dégagée, par l'usure, de la valeur du capital fixe et qui fait que ce capital continue à, exister dans le procès de production avec une valeur plus petite, 72000 1. st. au lieu de 80000. Le procès de production peut donc être continué pendant neuf ans, avant que le capital avancé ait cessé de vivre, ait fini sa fonction, tant comme créateur de produits, que comme créateur de valeur et doive être remplacé. Ainsi la valeur-capital avancée doit accomplir un cycle de rotations - dans notre exemple un cycle de 10 rotations annuelles - déterminé par la durée du capital fixe, donc par sa période de reproduction et de rotation.
t3liAP. IX. - ROTATION TOTALE. LES CYCLES DE ROTATION 187
Il résulte de là qu'à mesure que se développe le régime capitaliste et avec lui la valeur et la durée du capital fixe, l'industrie acquiert une vie plus durable, ou le capital industriel placé dans les différentes entreprises fonctionne pendant un nombre d'années plus considérable; mettons une moyenne de 10 ans. Mais si telle est l'influence du développement du capital fixe, l'existence du capital industriel est raccourcie, d'autre part, par la révolution incessante des procédés de fabrication, qui est activée par l'expansion du régime capitaliste et qui nécessite le renouvellement des moyens de production longtemps avant qu'ils ne soient arrivés à leur limite d'usure. On peut admettre que, dans les branches les plus importantes de la grande industrie, ce cycle de vie comprend aujourd'hui 10 ans en moyenne, chiffre qui n'a du reste aucune importance pour nos conclusions. Ce cycle de rotations reliées entre elles, d'une durée de plusieurs années pendant lesquelles le capital est captif de son élément fixe, fournit une base matérielle aux crises périodiques, pendant lesquelles les affaires parcourent des périodes de stagnation, de vivacité moyenne, de précipitation et de trouble. Bien que les périodes choisies pour placer le capital soient très didérentes, les crises servent toujours de point de départ à de nouvelles entreprises; par cela même, elles fournissent - au point de vue de la société toute entière - la base matérielle de nouveaux cycles de rotations ~1).
5) En ce qui concerne le mode de calculer la rotation, écoutons un économiste américain.
" Dans quelques branches d'affaires, tout le capital avancé accomplit plusieurs rotations ou circulations en une année; dans quelques autres, une fraction seulement du capital accomplit plus d'une rotation par an, tandis que le reste circule moins. C'est d'après la période moyenne né
(4) " La production urbaine se rattache à l'alternat des jours, la production rurale à celui des années " (Adam G. Müller, Die Elemente der Staatskunst, Berlin 1809, 11, p. 478). C'est l'idée naïve des romantiques industriels et agricoles.
188 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
cessaire à son capital total pour passer par ses mains ou pour achever une rotation, qu'un capitaliste doit calculer son profit. Supposons que quelqu'un ait avancé, dans une entreprise, la moitié de son capital pour les bâtiments et les machines, à renouveler en 10 ans ; un quart pour l'outillage etc., à renouveler en deux ans; le dernier quart pour les salaires et matières premières qui accomplissent deux rotations par an. Le total de son capital étant de 50000 dollars, ses avances annuelles seront :
50000 = 25000 doll. en 10 ans =7 2500 doll. par an.
2
50000 = 12 00 - 2 - = 6250
4
50000 = 12500 - 1/2 = 25000
4
soit 33750 doll.
La période moyenne dans laquelle son capital total achève une rotation, est donc de 16 mois.
Admettons un autre cas : le quart du capital total de 50000 doll. circule en 10 ans, le 2e quart en 1 an, le reste deux fois par an. Voici qu'elle est alors sa dépense annuelle:
12500 ~ 1250 doll.
10
12500 =12500 -
25000><2=50000 -
Rotation achevée dans l'année ~ 63750 doll.
(Scrope, Pot. Econ., éd. Alonzo Potter, New-York 1841, pp. 141, 142).
6) Différences réelles et apparentes de la rotation des divers composants du capital. - Le même Scrope dit, au même passage -. " Le capital qu'un fabricant, agriculteur ou commerçant, avance pour le paiement des salaires, circule le plus vite, parce qu'il accomplit sa rotation peut
CHAP. IX- - ROTATION TOTALE. LES CYCLES DE ROTATION 189
être une fois par semaine (sises ouvriers sont payés toutes les semaines) à l'aide des recettes hebdomadaires provenant des ventes ou des factures payées. Le capital engagé dans les matières premières ou les produits fiDis circule moins vite ; il peut faire deux ou quatre rotations par an, suivant le temps qui se passe entre l'achat des premières et la vente des seconds. le crédit intervenant dans les mêmes conditions dans les deux opérations. Le capital placé dans l'outillage et les machines circule encore plus lentement; en moyenne, il n'achève une rotation, c'est-àdire qu'il n'est consommé et reproduit, qu'en cinq ou dix ans, bien qu'il y ait des outils qui soient usés après une seule série d'opérations. Le capital placé dans les bâtiments, p. ex., fabriques, magasins, dépôts, granges, dans les rues, les ouvrages d'irrigations, etc., semble à peine circuler. Mais, en réalité, ces installations, tout aussi bien que les instruments précités s'usent pendant qu'ils concourent à la production, et doivent être reproduits pour permettre au producteur de continuer ses opérations ; il n'y a que cette seule différence qu'ils se consomment et se reproduisent plus lentement que les autres... Le capital qui s 1 y trouve placé achève une rotation peut-être tous les 20 ou 50 ans. "
Scrope confond ici la différence entre les circulations de certaines parties du capital circulant -différence qui résulte des termes de paiement et des conditions du crédit et qui n'existe que pour le capitaliste individuel - avec les rotations résultant de la nature du capital. Il dit qu'il faut payer le salaire chaque semaine à l'aide des recettes hebdomadaires provenant des ventes ou factures payées. Il ne tient pas compte de ce qu'il existe des différences en ce qui concerne le salaire, suivant les délais de paiement, suivant le temps pendant lequel l'ouvrier doit faire crédit au capitaliste, donc suivant que le paiement est hebdomadaire, menstiel,trimestriel,sémestriel, etc. La loi développée antérieurement s'applique ici : " La masse des moyens de paiement nécessaires (donc le capital-argent à avancer à
190 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
la fois) est en raison inverse de la longueur des périodes de paiement. " (vol. I., chap. 111, 3 b), p. 58 de l'éd. franç.)
En outre, dans le produit hebdomadaire s'incorpore, non seulement toute la valeur résultant du travail de la semaine, mais aussi la valeur des matières premières et auxiliaires qui ont été consommées. Cette valeur Circule avec le produit et acquiert par la vente la forme argent qui permet de la reconvertir en éléments de production. Il en est ainsi à la fois de la force de travail et des matières premières et auxiliaires. Mais on a, déjà vu (chapitre VI, 2, A) que la continuité de la fabrication exige une provision de moyens de production différente pour les différentes industries, et différente, dans une même branche d'affaires, pour les divers éléments du capital circulant, p. ex. pour les charbons et le coton. Par conséquent, bien qu'il faille constamment remplacer ces matières en nature, il ne faut pas constamment les acheter, la fréquence des achats dépendant de la provision. Il n'en est pas de même pour la force de travail,pour laquelle il n'existe pas d'approvisionnement. Il en résulte que si la reconversion en argent du capital avancé pour le salaire marche de pair avec celle du capital avancé pour les matières premières et auxiliaires, il en est autrement de la reconversion de l'argent en force de travail et en matières premières, à cause de la différence des délais d'achat et de paiement de ces deux composants du capital, dont l'un s'achète comme provision productive à délais plus longs et l'autre, la force de travail, à délais plus courts (toutes les semaines, p. ex.). De plus, à côté de la provision productive, le capitaliste doit avoir un stock de marchandises prêtes pour la vente et doit en fabriquer une certaine quantité sur commande. Pendant qu'une partie de celle-ci est en voie de production, une autre partie, déjà achevée, attend dans le magasin que le tout puisse être levé. D'autres différences se produisent dans la rotation du capital circulant, quand certains de ses éléments doivent rester plus longtemps que les autres dans un stade préparatoire de la production (séchage du bois, etc.)
CHAP. IX. - ROTATION TOTALE. LES CYCLES DE ROTATION 191
Enfin le crédit, auquel Scrope fait allusion, ainsi que le capital commercial viennent modifier la rotation au point de vue des capitalistes, alors que pour la société ils n'influencent la rotation que pour autant qu'ils accélèrent, non seulement la production, mais aussi la consommation.
CHAPITRE X
LES THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAL CIRCULANT.
LES PHYSIOCRATES ET ADAIL SMITH.
Dans l'œuvre de Quesnay, la différence entre le capital fixe et le capital circulant aPparait sous forme de distinction entre les avances primitives et les avances annuelles.
Le chef de I*Ecole physiocratique la considère avec raison comme se rapportant au capital engagé directement dans le procès de production et puisqu'il admet comme seul productif le capital placé dans l'agriculture, la différence n'existe pour lui que dans le capital du fermier : une partie de ce capital est soumise à, une rotation annuelle, l'autre à une rotation plus longue (de dix ans par exemple). Eu passant, dans le cours de leur raisonnement, les Physiocratesétendentla distinctionau capital industriel engénéral.
1
Au point de vile de la société, la différence qu'ils ont établie
entre les avances annuelles et les avances de plus longue
c
durée, est tellement importante que beaucoup d'économis
tes, même après A. Smith, l'ont reprise.
Les deux genres d'avances ne se différencient que lorsque l'argent avancé est converti en éléments du capital productif. Aussi Quesnay ne compte-t-il l'argent ni parmi les avances primitives ni parmi les avances annuelles qui, étant des avances de la production, c'est-à-dire du capital productif, se distinguent non seulement de Fargent, mais aussi des marchandises qui se trouvent sur le marché. Quesnay base avec raison la distinction entre les deux éléments du capital productif sur leur manière différente de s'incorporer à la valeur du produit et de circuler avec elle, par consé
CHAP. X. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 193
quent sur la différence de leur reproduction, l'un étant renouvelé en entier tous les ans, le remplacement de l'autre se faisant par parties et dans des périodes plus longues (1~.
A. Smith n'est en progrès sur les Physiocrates que parce qu'il a généralisé les catégories. La division n'est plus limitée pour lui à une forme spéciale du capital, le capital du fermier, mais elle s'applique à tout capital productif. Il s'ensuit tout naturellement qu'il substitue à la distinction -empruntée à l'agriculture - entre la rotation annuelle et celle de plus longue durée, la distinction générale entre des rotations de différentes longueurs, une rotation du capital lixe comprenant toujours plus d'une rotation du capital circulant, que celle-ci soit annuelle, plus on moins qu'annuelle. C'est ainsi que pour Smith les avances annuelles se transforment en capital circulant et les avances primitives en capital fixe. Le progrès qu'il réalise se borne à cette généralisation des catégories. Dans l'application il retombe loin derrière Quesnay.
Déjà sa façon absolument empirique de commencer, fait naitre l'obscurité : " There are Iwo dilferent ways in which a capital may be employed so as to yield a revenue or profit to ils employer (Weaith of nations, liv. Il, chap. 1, p. 189, Ed. Aberdeen, 1818) (Trad. franç. de Garnier, 1802,
11, p. 197 : Il y a deux manières d'employer un capital
(1) Voir, pour Quesnay, l'Analyse du Tableau économique (Physio. craies, éd. Daire, 11, partie, Paris 18 W). Il y dit, p. ex. : " Les avances annuelles consistent dans les dépenses qui se font annuellement pour le travail de la culture ; ces avances doivent être distinguées:des avances pri. mitives qui forment le fonds de l'établissement de la culture " (p. 59.). - Les physiocrates plus jeunes désignent les avances déjà parfois comme capital : " Capital ou avances ", Dupont de Nemours, Oriqine et progrès d'une science nouvelle, 4767 (Daire, L p. 29t) ; puis Le Trosne : " Au moyen de la durée plus ou moins grande des ouvrages de main-d'oeuvre, une nation possède un fonds considérable, de richesse, indépendant de sa reproduction annuelle. qui forme un capital accumulé de longue main, et originairement payé avec des productions, qui s'entretient et s'augmente toujours ". (Daire, 11, p. 298). - Turgot emploie déjà plus sonvent le mot capital au lieu d'avances, et identifie encore plus les avances des manufacturiers avec celles des fermiers (Turgot, Réflexions sur la formation et lavdistribution des richesses, 1766).
194 DEUXIÈME PARTIE. - LA, ROTATION DU CAPITAL
pour qu'il rende un revenu ou profit à celui qui l'emploie). Les manières d'eDgager une valeur comme capital pour lui faire produire de la plus-value sont aussi diverses, aussi multiples que les sphères de placement du capital. La question, qui revient à déterminer quelles sont les branches de production dans lesquelles il est possible de placer un capital, va même plus loin et recherche comment une valeur qui n'est pas engagée comme capital productif, peut néanmoins fonctionner comme capital, par exemple, en rapportant des intérêts ou en agissant comme capital commercial, etc. Et alors nous sommes bien loin du véritable objet de l'analyse, qui avait pour but d'examiner comment la subdivision du capital pro.-,Iuclif agit sur la rotation c
de ses divers éléments, quel que soit leur mode de placement.
A. Smith continue immédiatement après , Fîrst, il may be employed in raisiny, manufacturiny, or purchasing goods, andselling ilieni ayain wilh a profit ". (D'abord on petit l'employer à faire croitre des denrées, à les manufacturer on à les acheter pour les revendre avec profit). il se borne à nous dire ici que le capital peut être engagé dans l'agriculture, la manufacture et le commerce ; il parle donc simplement des placements du capital, et entre autres, du commerce, où le capital ne sert pas au procès immédiat de production, où il ne fonctionne pas comme capital productif et il abandonne ainsi la base sur laquelle les Physiocrates établissaient leur différenciation du capital productif et leur étude de son influence sur la rotation. En outre il cite le capital commercial comme exemple dans une question où il ne s~agit que du capital produclifau point de vue de ses différentes manières d'agir dans la création des produits et de la valeur, et des différences qui en résultent pour sa rotation et sa reproduction.
Il continue : " The capital employed in this manner yields no revenue or profit to its employer, while il eilher remains in his possession or continues in the sanie shape. " (Le capital employé de cette manière ne peut rendre à
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son maitre de revenu ou de profit, tant qu'il reste en sa possession ou tant qu'il continue à rester sous la même forme). - Le capital employé de cette manière ! Smith parle d'un capital placé dans l'agriculture, dans l'industrie, et il nous dira plus tard que le capital ainsi placé se divise en capital fixe et en capital circulant ! Or le placement du capital sous cette forme ne peut le rendre ni fixe ni circulant.
Entend-il dire qu'un capital employé pour produire des marchandises et les échanger avec profit doit nécessairement, après sa conversion en marchandises, passer de la possession du vendeur à celle de l'acheteur et abandonner la forme de marchandise pour se convertir en argent et que, par conséquent, il est stérile pour son possesseur aussi longtemps qu'il reste entre ses mains ou qu'il conserve pour lui la même forme ? Mais alors toute la question revient à ceci : La même valeur qui a fonctionné auparavant comme capital productif, sous une forme qui appartient au procès de production, fonctionne maintenant comme capital-argent et capital-marchandise, sous des formes appartenant à la circulation ; elle n'est donc plus ni capital fixe ni capital circulant. Et il en est ainsi des éléments de la valeur provenant des matières premières et auxiliaires, donc du capital circulant, comme de ceux qui proviennent de la consommation des moyens de travail, donc du capital fixe. Ce qui est loin de nous conduire à la différence entre le capital fixe et le capital circulant.
Poursuivons : " The goods ofthe merchani yield him no revenue or profil till he seils them for inoney, and the monei yields hini as little tilt il is ayain exchanyed for y
goods. His capital is continually yoing ftoîn hun in one shape, and relurning Io him in another, and il is on~q by means of such circulalions, or successive exchanges, lhat il can yield him any ~,)rofi/. Such capilais, lherelore, ïnay very proper~q bc called circulatiny capitals. " (Trad. Garnier, Il, 198 : " Les marchandises d'un marchand ne lui donneront point de revenu ou de profit avant qu'il les ait
196 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
converties en argent et cet argent ne lui en donnera pas davantage avant qu'il l'ait de nouveau échangé contre des marchandises. Son capital sort continuellement de ses mains sous une forme pour y rentrer sous une autre, et ce n'est qu'au moyen de cette circulation ou de ces échan es successifs qu'il peut lui rendre quelque profit. Des capitaux de ce genre peuvent donc être très proprement nommés capitaux cireulants ").
Ce qu'A. Smith définit ici comme capital circulant constitue ce que j'appellerai le capital de circulation, le capital sous sa forme propre à la circulation, au procès d'échange (changementde substance etdepossesseur) ; ce capital comprend le capital- marchandise et le capital-argent, par antithèse à la forme appartenant à la production, le capital productif. Il ne s'agit donc pas des genres spéciaux de capitaux, auxquels aboutit la division du capital industriel, mais des formes différentes que la même valeur-capital. une fois avancée, prend et abandonne alternativement dans le cours de son existence. A. Smith établit ici une confusion - et c'est là un grand pas en arrière par rapport aux Physiocrates - avec les différences de forme qui apparaissent dans le cycle du capital produclif par suite des manières différentes dont ses divers éléments participent à la création de la valeur et la transfèrent au produit. Nous examinerons plus loin les conséquences de cette confusion fondamentale de la différence entre le capital productif et le capital de circulation (capital-marchandise et capital -argen t). avec la différence entre le capital fixe et le capital circulant. La valeur avancée pour le capital fixe circule avec le produit, de même que celle avancée pour le capital circulant et cette circulation les ramène toutes deux à la forme argent. Seulement la valeur du capital fixe circule par fractions et est reconvertie en sa forme naturelle, également par fractions. au bout de périodes plus ou moins longues.
Le fait quA. Smith n'entend ici par capital circulant que le capital de circulation, c'est-à-dire la valeur-capital sous ses formes appartenant au procès de circulation
CHAP. X. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 197
(marchandise et argent) résulte clairement de ce qu'avec une maladresse extraordinaire il prend pour exemple un genre de capital qui n'appartient pas à la production, mais à la circulation : le capital commercial. Et lui-même constate l'absurdité de sa manière de raisonner, en disant immédiatement après - " The capital of a merchant is alloyether a circulatinq capital. " (Le capital d'un marchand est en entier un capital circulant.)
La différence entre le capital fixe et le capital circulant résulte, nous dira-t-il plus tard, de différences essentielles se produisant dans le capital productif lui-même. A. Smith a donc dans la tête, d'un côté, la distinction des Physiocrates, d'un autre côté, les formes différentes que le capital revêt pendant son cycle. Et les deux conceptions se confondent continuellement.
Il est cependant impossible de comprendre comment un' profit petit naître du passage d'une valeur de la forme argent à la forme marchandise et réciproquement et cette
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explication devient encore plus impossible dès qu'on choisit pour exemple le capital commercial, qui reste toujours dans la sphère de la circulation. Nous y reviendrons ; écoutons d'abord ce qu'A. Smith dit concernant le capital fixe :
"'Secondly, il (capital~ may be employed in the improvement of land, in the purchase of ziseful machines and ins1rumenIs of trade, or in such like thinys as yield a revenue or profit wilhout changinq masters, or circulaliny any further. Such capitats, therefore, ma.,q ve)
,q properly be called fixed capitais. Dijerent occupations require very dilferent proportions between the fixed and circidatiny capitals employed in lhem... Some pari of the capital of every master arlificer or manufacturer nzust be fixed in the instïwments of his trade, This part, however, is very small in some, and very qreai in others... llie l'or qreate), part ofihe capital of al/ such masters artificers (comme les tailleurs, les cordonniers, les tisserands) however is circulated, either in the wages of ilieir workmen, or in the price of their materials, and to be repaid wilh a profit by
198 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
the price of the work " (Trad. Garnier, 11, pp. 198, 199
En second lieu, on peut employer un capital à améliorer des terres ou à acheter des machines utiles et des instruments de métier, ou d'autres choses semblables qui puissent donner un revenu ou profit, sans changer de maitre ou sans qu'elles aient besoin de circuler davantage ; ces sortes de capitaux peuvent donc très bien être distingués par le nom de capitaux fixes. Des professions différentes exigent des proportions très différentes entre le capital fixe et le capital circulant qu'on y emploie... Un maltre artisan ou manufacturier a toujours nécessairement quelque partie de son capital qui est fixe, celle qui compose les instruments de son métier. Cependant, pour certains artisans, ce n'en est qu'une très petite partie; pour d'autres, c'en est une très grande... Tous ces artisans (tailleurs, cordonniers, tisserands) ont la très majeure partie de leur capital qui circule, soit dans les salaires de leurs ouvriers, soit dans le prix de leurs matières, et qui ensuite leur rentre avec profit dans le prix de l'ouvrage.)
Abstraction faite de l'idée naïve sur la source du profit, voici où gisent la faiblesse et l'obscurité de ce raisonnement : Pour un fabricant de machines, p. ex., la machine est un produit qui circule comme capital-marchandise, donc, comme le dit Smith, qui : " is parledwith, changes masters, circulales /ûrther " (sort de ses mains, change de maitre, circule davantage). Elle est donc, non pas un capital fixe, mais un capital circulant. Une fois de plus A. Smith confond la différence entre le capital fixe et le capital circulant - diff érence qui résulte de ce qu e les divers éléments du capital pro7luctif ne circulent pas de la même manière - avec la différence entre les formes que revêt le même capital, suivant qu'il fonctionne, dans le procès de production, comme capital p~~oducIifou dans le procès de circulation, comme capital de circulation, c'est-à-dire comme capitalmarchandise ou capital-argent. D'après la place qu'ils occupent dansle mouvement du capital, les mêmes objets peuvent donc fonctionner, pour A. Smith, comme capital fixe
CIIAP. X. - THÉOUIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 199
(moyens de travail, éléments du capital productif), ou comme capital " circulant ", c'est-à-dire comme capitalmarchandise (produit passant de la production à la circulation). Mais, au surplus, ceci modifie sa base de division et renverse ce qu'il a dit quelques lignes plus haut en coinmençant son analyse. Ecoutons la phrase suivante : Œ There are Iwo dieerent ways in which a capital inay be employed so as Io yield a revenue or a profil to ils employer " (Il y a deux manières différentes d'employer un capital pour qu'il rende un revenu ou profit à celui qui l'emploie), à savoir comme capital circulant ou comme capital fixe. Il s'agit
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donc ici de modes différents d'employer différents capitaux autonomes, comme si l'on plaçait ces capitaux dans l'industrie ou dans l'agriculture. - Mais, maintenant, il ajoute : " Dieerenl occupations require very dîeerent proportions between the fixed and circulating capîIai~ eniployed in them. " (Des professions différentes exigent des proportions très différentes entre le capital fixe et le capital circulant qu'on y emploie). Le capital fixe et le capital circulant ne sont donc plus deux capitaux autonomes, mais différentes portions d'un même capital productif constituant, dans des branches de placement différentes, des fractions différentes de la valeur totale de ce capital. Il s'agit donc maintenant de différences provenant de la division du capital productif lui même et s'appJiquant exclusivement à lui. Mais il contredira de nouveau cette définition en opposant au capital fixe, le capital commercial comme capital purement circulant, en disant: : "Le capital d'un marchand est en entier un capital circulant. " Il est vrai que ce capital ne fonctionne que dans la circulation et s'oppose, comme tel, au capital productif; mais précisément à cause de cela, il ne peut pas être considéré comme partie circulante du capital productif et être opposé à ce titre à la partie fixe de ce capital.
Dans les exemples qu'il donne, Smith mentionne comme capital fixe les instruments of trade et comme capital circulant la fraction du capital avancée pour les salaires et
200 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
les matières premières, y compris les matières auxiliaires (repaid with a profit by the price of work). Il y applique sa classification exclusivemient aux~ éléments du procès de travail, la force de travail et les matières premières d'un côté, les instruments de travail, de l'autre. Ces éléments sont du capital puisqu'une valeur destinée à fonctionner comme capital est avancée en eux et ils sont les tac ' teurs matériels d'un capital productif. Pourquoi l'un de ces éléments est-il dit fixe ? Parce que " soffieparts of the capital must be fi--ed in the instî-îiînertis of trade. " Mais l'autre élénient est également fixé dans le salaire et les matières premières et cependant, les machines et " instruments of trade... such like things... yield a revenue or profit wilhout changing masters, or circulatiny aiiyfurther. Such capitals, therefore, niay very properly be called fixed capitals. "
Examinons, 1). ex., l'exploitation des mines. Elle ne comporte pas de matière première ; l'objet du travail, le cuivre, p. ex., est un produit de la nature que l'homme veut s'approprier par le travail. Le cuivre qu'il s'agit d'exploiter, qui sera le _produit du procès et circulera plus tard comme marchandise resp. comme capital-inarchandise, n'est pas un élément du capital productif. Les autres éléments du procès de production, la force de travail et les matières auxiliaires comme le charbon, l'eau, etc., n'entrent pas matériellement dans le produit. En effet, le charbon est consommé entièrement et c'est uniquement sa valeur qu'il transfère au produit, de même que la machine lui incorpore une fraction de la sienne. Quant à l'ouvrier, il n'est pas plus absorbé par le cuivre que la machine et c'est uniquement la valeur qu'il a créée par son travail qui fait partie de la valeur du produit. Dans cet exemple donc, aucun des composants du capital productif ne change de possesseur (masters), et aucun ne continue à circuler, puisqu'aucun n'entre matériellement dans le produit. Où est donc ici le capital circulant ? Suivant la définition d'A. Smith, tout le capital employé dans une mine de cuivre serait du capital fixe.
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Examinons maintenant une autre industrie qui emploie des matières premières constituant la substance du produit, et des matières auxiliaires qui ne lui transfèrent pas seulement leur valeur, comme le charbon, mais qui y entrent matériellement. Lorsque le produit, le fil, p. ex., change de possesseur et passe du procès de production à celui de consommation, il en est de même de la matière première, du coton. Mais aussi longtemps que le coton fonctionne comme élément du capital productif, son possesseur ne le vend pas -, il le travaille, il en fait du fil ou, pour employer l'expression triviale et absolument fausse de Smith, il n'en tire aucun profit " by partinq with it, by its changin.9 maslers, or by circulatiny it. " Les matières premières restent fixées dans le procès de production, comme les machines et les bâtiments et il faut même qu'une fraction du capital productif soit fixée coDstaniment sous forme de charbon, coton, etc., de même que sous forme de moyens de travail. Seulement ce coton, ces charbons, etc., nécessaires à la production hebdomadaire p. ex., sont corisommés entièrement par la production de la semaine et doivent être renouvelés tous les huit jours, tandis que la machine et le bâtiment concourent à toute une série de productions hebdomadaires, sans qu'il soit nécessaire de procéder à leur remplacement.
Les éléments du capital productif sont constamment fixés dans le procès de production qui ne peut pas s'effectuer sans eux et ils sont différents (tant les éléments fixes que les éléments circulants) du capital de circulation, c'està-dire du capital-marcharidise et du capital-argent. Il en est de même de la force de travail. Il faut qu'une fraction ,du capital productif y soit constamment consacrée et partout le capitaliste emploie, pour une certaine période, les mêmes forces de travail tout comme il emploie les mêmes machines. La différence entre elles et les machines ne consiste pas en ce que la machine est achetée une fois pour toutes (ce qui, du reste, n'est pas le cas, si la machine, p. ex., est payée par acomptes) et que l'achat de l'ouvrier
204 DEUXIÉME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
ou du procédé, mais ne peut pas en faire une cause de création de plus-value.
. Le fondement de cette opinion est l'idée vulgaire que la plus-value riait de la vente, c'est-à-dire de la circulation, parce qu'elle ne se réalise qu'au moyende lavente; enoutre la théorie que le profit nait de différentes manières, n'est qu'une fausse interprétation du fait que les divers éléments du capital productif agissent différemment dans le procès de travail. En réalité A. Smith n'attribue pas cette différence au fonctionnement du capital productif lui-même, c'est-à-dire au procès de travail et de création de plusvalue, mais il lui assigne un caractère subjectif et l'envisage au point de vue du capitaliste qui utilise une fraction de son capital d'une façon et le reste d'une autre. Quesnay au contraire fait dériver la différence du procès de reproduction. Pour que celui-ci se poursuive sans interruptioi), il faut que la valeur du produit annuel remplace entièrement la valeur des avances annuelles et partiellement celle du capital de premier établissement, qui doit être totalement reproduit et remplacé en dix ans, p. ex.
A - Smith, qui retombe de beaucoup derrière Quesnay, base donc sa définition du capital fixe, sur ce seul fait qu'il se compose des moyens de travail qui ne changent pas de forme dans la production et qui servent à celle-ci, par opposition aux produits, jusqu'à leur usure complète. Il oublie que tous les éléments du capital productif s'opposent toujours sous leur forme naturelle (moyens de travail, matériaux, force de travail) aux produits, que ceux-ci circulent ou non comme marchandises et que les matériaux et la force de travail ne se distinguent des moyens de travail qu'en ce que l'achat de la force de travail est sans cesse répété (tandis que les moyens de travail s'achètent pour toute leur durée) et que les matériaux se renouvellent continuellement dans le procès de travail. Il en résulte une confusion qui peut faire croire que la valeur du capital fixe ne circule pas au même titre que celle du capital circulant, bien que A. Smith ait montré antérieure
CHAP. X. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 205
ment que l'usure du capital fixe fait partie du prix du produit.
L'opposition entre le capital circulant et le capital flKe. n'apparait donc pas comme résultant de ce que le capital circulant doit être remplacé en entier par la valeur du produit et doit en entier participer aux métamorphoses de celui-ci, ce qui ne se présente pas pour le capital fixe. Elle est confondue, au contraire, avec les deux formes, marehandise et argent, que prend le capital quand il passe de la sphère de production à celle de circulation. Mais ces deux formes s'appliquent aussi bien à l'élément fixe qu'à l'élément circulant du capital productif et si elles caractérisent toutes les deux le capital de circulation par opposition au capital de production, elles ne représentent pas le capital circulant par opposition au capital fixe.
L'erreurdece raisonnement, qui partduprofit etl'attribue air capital fixe ou au capital circulant, suivant qu'il reste dans le procès de production ou l'abandonne a pour conséquence de dissimuler l'identité de forme qu'ont, dans la rotation, le capital variable et la partie circulante du capital constant, d'effacer leur différence essentielle à l'égard de la création deplus-value et de rendre encore plus obscur tout le mystère de la production capitaliste. La dénomination commune de capital circulant supprime cette différence essentielle, ce que les économistes postérieurs ont encore exagéré en prenant comme critérium essentiel et seul distinctif, non pas la différence entre le capital variable et le capital constant, mais celle entre le capital fixe et le capital circulant.
Après avoir dit que le capital fixe et le capital circulant
correspondent à des manières différentes de placerle capital,
pour obtenir par chacune, séparément, du profit, A. Smith
ajoute : " No fixed capital can yield any revenue but by
means of a cireulating capital. The mosi it.~eful machines
and instruments of trade will produce nothinq without a
cireulatinq capital which aeords the materiais they are
employed upon, and the maintenance of the workmen who
employ them (Aucun capital fixe ne peut donner de revenu
206 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
que par le moyen d'un capital circulant. Les machines et les instruments de métier les plus utiles ne produiront rien sans un capital circulant qui leur fournisse la matière qu'ils sont propres à mettre en œuvre et la subsistance des ouvriers qui les emploient. " Trad. Garnier, p. 9-07).
Ce passage donne la signification des expressions antérieures : yield a revenue, make a profit, et montre que les deux composants du capital concourent à la formation du produit.
A. Smith cite l'exemple que voici : (Trad. Garnier, Il, p. 199/20 1): " Cette partie du capital du fermier qu'il emploie en instruments d'agriculture, est un capital fixe; celle qu'il emploie en salaires et subsistances de ses valets de labour, est un capital circulant ". (Ici il rapporte donc, avec raison, la différence entre le capital fixe et le capital circulant, uniquement à la circulation, à la rotation différente des divers composants du capital productif). " Il tire un profit de l'un, en le gardant en sa possession; de l'autre, en s'en dessaisissant. , Le prix ou la valeur des bestiaux qu'il emploie à ses travaux est un capital fixe (ici, c'est de nouveau, avec raison, la valeur, non pas l'élément matériel auquel se rapporte la différence) tout comme le prix de ses instruments d'agriculture : leur nourriture (celle des bestiaux) est un capital circulant, tout comme celle de ses valets de labour. Il fait un profit sur ses bestiaux de labourage et de charroi en les gardant, et sur leur nourriture, en la mettant hors de ses mains ". (Le fermier ne vend pas la nourriture de ses bestiaux, il la garde. Il l'emploie pour nourrir ses bestiaux, tandis qu'il emploie les bestiaux comme instruments de travail. La différence est que la nourriture nécessaire à la conservation des bestiaux de labourage est consommée en entier et doit être renouvelée constamment, soit au moyen de fourrages achetés, soit au moyen de fourrages provenant de l'exploitation; tandis que les bestiaux ne sont remplacés qu'aufur et à mesure qu'ils deviennent impropres au travail). " Mais quant ait bétail qu'il achète et qu'il engraisse, non pour le faire travailler, niais pour le revendre, le prix et
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la nourriture de ce bétail sont l'un et l'autre un capital circulant, car il n'en retire de profit qu'en s'en dessaisissant. " (Tout producteur de marchandises, qu'il soit capitaliste ou non, vend son produit ; mais la vente ne fait pas de celui-ci un composant fixe ou circulant du capital productif. La forme, sous laquelle le produit abandonne le procès de production lui permet de fonctionner comme capitalmarchandise. Le bétail mis à l'engrais exerce, dans la pro - duction, la fonction de matière première et non pas celle d'instrument de travail, comme le bétail de labour; il entre matériellement dans le produit et sa valeur toute entière y passe au même titre que celle des matières auxiliaires, la nourriture. C'est pour cette raison qu'il fait partie de la fraction circulante du capital productif et non pas parce que le produit vendu - le bétail engraissé - conserve la même forme naturelle que la matière première, ce qui est ici purement accidentel. Cet exemple aurait pu montrer à Smith que ce n'est pas la forme matérielle mais la fonction dans le procès de production qui distingue le capital fixe du capital circulant,'..
" La valeur des semences est toute entière un capital fixe. Bien qu'elles aillent et reviennent sans cesse du champ au grenier, elles ne changent néanmoins jamais de maitre, et ainsi on ne peut pas dire qu'elles circulent. Le profit qu'elles donnent au fermier, procède de leur multiplication et non de leur vente ". Ici se révèle toute l'absurdité de la distinction établie par Smith. Suivant lui, les semences sont du capital fixe, lorsqu'elles ne changent pas de maitre, c'est-à-dire lorsqu'elles sont prélevées directement sur le produit annuel dont elles constituent alors une réduction; elles sont au contraire du capital circulant, lorsque tout le produit ayant été vendu, une fraction de son prix sert à acheter les semences. Dans le premier cas, il y a changement de maitre, dans le second, il n'y en a pas. Smith confond encore ici le capital circulant avec le capital -marchandise. Si le produit est le support matériel du capital-marchandise, il n'en est naturellement ainsi que de la fraction
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qui passe réellement à la circulation et ne rentre pas directement dans le procès de production d'où elle est sortie.
Que les semences soient prélevées directement sur le produit ou que celui-ci ayant été entièrement vendu, une partie de sa valeur soit employée à l'achat d'autres semences, il ne se produit dans les deux cas qu'une substitution qui ne peut créer aucun profit. D'un ' côté les semences entrent dans la circulation avec le reste du produit, sous forme de marchandise; de l'autre, ellesfigurent simplement dans la comptabilité, comme composant de la valeur du capital avancé. Dans les deux cas, elles correspondent à la partie circulante du capital prodlictif -, elles sont consommées en entier pour le produit et elles doivent être remplacées en entier par le produit pour que la reproduction en soit possible.
" Matières premières et matières auxiliaires perdent l'aspect qu'elles avaient en entrant comme valeurs d'usage dans le procès de travail. Il en est tout autrement des instruments proprement dits. Un instrument quelconque, une machine, une fabrique, un réservoir ne servent au travail que le temps pendant lequel ils conservent leur forme primitive. De même que pendant leur vie, c'est-àdire pendant le cours du travail, ils maintiennent leur forme propre vis-à-vis du produit, de même ils la maintiennent encore après leur mort. Les cadavres de machines, d'instruments, d'ateliers, etc., continuent à exister indépendamment et séparément des produits qu'ils ont contribué à fabriquer. " (Vol. 1, chap.VIII, p. 87.)
Cette différence dans les modes de consommer les moyens de production pour former le produit, les uns conservant leur forme propre, les autres la modifiant ou même la perdant - cette différence, inhérente au procès de travail comme tel et s'appliquant par conséquent à n'importe quel procès de travail en vue de la consommation directe (celui de la famille patriarcale, p. ex.), sans échange et sans production de marchandises - cette différence,
CHAP. X. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 209
A. Smith la dénature : l' parce qu'il y introduit abusivement l'idée du profit, en classant les moyens de production suivant qu'ils apportent du profit à leur propriétaire en conservant leur forme ou en la perdant; 20 parce qu'il confond la transformation d'une partie des éléments de produetion dans le procès de travail avec le changement de forme (vente-acbat) qui fait partie de l'échange des produits, auquel se rattache en même temps le changement de propriétaire des marchandises en circulation.
La rotation suppose la reproduction par l'intermédiaire de la circulation, c'est-à-dire par la vente du produit, sa conversion en argent et sa reconversion en éléments de production. Lorsqu'une partie du produit sertde moyen de production dans sa propre fabrication, le producteur capitaliste semble se la vendre à lui-même et c'est sous cet aspect que la chose est inscrite dans la comptabilité. La reproduction a lieu, cette fois, sans l'intermédiaire de la circulation, ce qui n'empêche pas que la fraction du produit qui est ainsi réutilisée comme moyen de production, remplace, non pas du capital fixe, mais du capital circulant, à condition que : 10 sa valeur entre totalement dans le produit; 20 qu'il soit remplacé totalement par une autre partie du nouveau produit.
A. Smith va nous dire maintenant en quoi consistent le capital circulant et le capital fixe. Il énumère les objets et les éléments matériels qui en font partie, comme si le caractère de capital fixe ou de capital circulant leur était assigné matériellement, de par leur nalure et ne résultait pas de leur fonction dans le procès de production capitaliste. Et pourtant, dans le même chapitre (livre 11, chap. 1), il fait remarquer qu'un objet quelconque, une maison de logement, p. ex., réservée à la consommation directe, " quoiqu'elle puisse donner un revenu à son propriétaire et par là lui tenir lien d'un capital, ne peut donner aucun revenu au publie, ni faire à l'égard de la société fonction de capital ; elle ne peut jamais ajouter la plus petite chose au revenu du corps de la
210 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
nation. " (Trad. Garnier, 11, p. 302). Ici A. Smith exprime donc clairement que le caractère de capital n'appartient pas aux objets comme tels et dans toutes les circonstances, mais qu'il résulte de la fonction qu'ils exercent suivant les circonstances. Ce qui est vrai du capital en général, s'applique évidemment à ses subdivisions.
Les mêmes objets sont capital circulant ou capital fixe suivant les fonctions qu'ils exercent dans le procès de travail. Un boeuf, p. ex., employé comme bête de labour (moyen de travail), est capital fixe ; mis à l'engrais ( ' étant matière première), il fait partie du capital circulant du fermier. D'autre part, le même objet peut fonctionner, tantôt comme capital productif, tantôt être objet de consommation. Une maison, p. ex., utilisée comme usine ou conime fabrique, est un élément fixe du capital productif; utilisée comme habitation, elle ne fait point partie du capital, du moins comme habitation. Il en est de même des moyens de travail qui, dans beaucoup de cas, servent tantôt comme moyens de production, tantôt 'comme articles de consommation.
C'est donc une erreur profonde de Smith de considérer que les caractères de capital fixe et de capital circulant appartiennent aux objets mêmes. En analysant le procès de travail (Vol 1, ch. VIII) nous avons déjà montré comment les caractères de moyen de travail, matière première, produit, peuvent être attribués à un même objet suivant les rôles qu'il joue dans le procàs ; de même les caractères de capital fixe et de capital circulant dérivent à leur tour des fonctions que les éléments de production jouent dans le procès de travail et par conséquent dans la création de la valeur.
L'énumération des objets qui constituent le capital fixe et le capital circulant montre que Smith confond la différence entre les composants fixes et les composants circulants du capital productif -différence qui n'existe et n'a de sens
'à l'égard du capital sous sa forme productive - avec la
qu 1)
différence entre le capital productif d'un côté et les formes de
CHAP. X. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 211
circulation du capital (marchandise et argent) de l'autre. Il dit au même passage (trad. Garnier, 11, p. 206) : " Le capital circulant se compose... des vivres, des matières et de l'ouvrage fait de toute espèce, tant qu'ils sont dans les mains de leurs marchands respectifs, et de l'argent qui est nécessaire pour la circulation de ces choses et pour leur distribution, etc. " - En effet, si nous regardons de près, nous nous apercevons que, contrairement à ce qui précède, le capital circulant est identifié encore une fois avec le capital- marchandise et le capital-argent, c'est-à-dire avec deux formes du capital,qui n'appartiennent même pas à la production et qui ne sont pas capital circulant par opposition au capital fixe, mais capital de circulation par opposition au capital productif. Ce n'est qu'à côté de ceux-ci que paraissent de nouveau les composants du capital productif, avancés pour les matériaux (matières premières et, demifabricats), et appartenant réellement au procès de production. Il dit :
" ... La troisième et dernière des trois branches dans lesquelles se divise naturellement le fonds général que possède une société, est son capital circulant, dont le caractère distinctif est de ne rapporter de revenu qu'en circulant on changeant de maitre. Il est aussi compose de quatre parties : l' J'argent... (mais l'argent n'est jamais une forme du capital productif, du capital qui fonctionne dans le procès de production. Il n'est toujours qu'une des formes que prend le capital dans le procès de circulation ) - 2' ce fonds de vivres qui est dans la possession des bouchers, nourrisseurs de bestiaux, fermiers... et de la vente desquels ils s'attendent à tirer un profit.., 110 enfin l'ouvrage fait et parfait, mais qui est encore dans les mains du marchand ou manufacturier. -Et : 3' ce fonds de matières, ou encore tout à fait brutes, ou déjà plus ou moins manufacturées, destinées à l'habillement, à l'amenblement et à la bâtisse, qui ne sont préparées sous aucune de ces trois formes, mais qui sont encore dans les mains des producteurs, des manufacturiers, des merciers, des
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drapiers, des marchands de bois, des charpentiers, des menuisiers, des maçons, ete. " (Trad. Gai-nier, 11, 205, 206).
Les 2' et 40 ne se rapportent qu'à des produits qui sont sortis du procès de production et doivent être vendus, en d'autres termes, à des produits qui fonctionnent désormais comme marchandises et occupent dans le procès une place telle qu'ils ne constituent pas des éléments du capital productif, quelle que soit leur destination, qu'ils servent à la consommation personnelle on à la consommation productive. Les produits du 20 sont des aliments, ceux du 40 les autres produits achevés, des moyens de travail ou des articles de consommation finis (autres que les aliments énumérés au '2)'~.
Que Smith parle ici du marchand, cela démontre à févidence son erreur. Dès que le produit est vendu au marchand, il ne représente plus le capital productif. Considéré socialement, il est capital-marchandise, bien qu'il se trouve en d'autres mains (lue dans celles du producteur; mais précisément parce qu'il est capita 1-marchan dise, il n'est ni capital fixe ni capital circulant.
Dans toute production qui ne vise pas la consommation directe, le produit doit circuler comme marchandise, non pour donner un profit, mais pour que le producteur puisse vivre. En outre, en régime capitaliste, la vente de la marchaadise doit réaliser la plus-value qu'elle contient. En devenant marchandise, le produit sort du procès de production et il n'en est ni un élément fixe ni un élément circulant.
D'ailleurs, Smith se contredit ici lui-même. Les produits finis, quelle que soit leur forme matérielle, leur valeur d'usage ou leur effet utile, sont du capital- marchandise, c'est-à-dire du capital sous une forme qui appartient à la circulation. Comme tels, ils ne font pas partie du capital productif de celui qui les possède : ce qui n'empêche point qu'une fois vendus, ils devieinient des éléments, cireulants ou fixes, du capital productif de celui qui les a achetés.
CHAP. X. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 213
Donc les mêmes objets, à un moment donné, se présentent sur le marché comme capital-marchandise, par opposition au capital productif et, une fois retirés du marché, fonctionnent ou non comme éléments fixes ou circulants du capital productif.
Le produit du fileur de coton - le fil - est la forme marchandise de son capital; comme tel il ne peut plus fonctionner comme élément de son capital productif, ni comme matière première, ni comme moyen de travail. Mais le tisserand qui l'achète, l'incorpore com me élément circulant à son capital productif. Pour le fileur, le fil représente la valeur d'une partie de son capital fixe et de son capital circulant (abstraction faite de la plus-value). De même une machine est la forme marchandise du capital de celui qui l'a fabriquée et aussi longtemps qu'elle conserve cette forme, elle n'est ni capital fixe ni capital circulant ; mais dès qu'elle est vendue à un fabricant qui l'utilise, elle devient un élément fixe de son capital productif. Même lorsque la forme d'usage du produit lui permet de rentrer en partie, comme moyen de production, dans le procès d'où il est sorti (p. ex. le charbon dans l'extraction du charbon), la partie destinée à la vente représente non pas du capital fixe ou du capital circulant, mais du capital-marchandise.
La forme d'usage d'un produit peut l'empêcher, d'une façon absolue, d'être un élément du capital productif, soit comme matière première, soit comme moyen de travail. P. ex. les aliments. Dans ce cas, il est néanmoins capital-marchandise pour celui qui l'a fabriqué, porte-valeur de son capital fixe et de son capital circulant, ou de l'un ou de l'autre *suivant que le capital avancé pour sa production doit être renouvelé entièrement ou partiellement, suivant qu'il lui a transféré sa valeur en entier ou en partie.
D'un côté, Smith fait figurer dans le no 3 les matériaux (matières premières et auxiliaires, demi-fabricats), non comme éléments déjà incorporés au capital productif, mais comme un genre spécial de marchandises ou de valeurs
214 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
d'usage, qu'il cite à côté des substances, vivres, etc. énumérés dansles 2' et4o ; d'autre part, illes mentionnecomme faisant partie du capital productif. Il les considère, comme fonctionnant tantôt entre les mains du producteur "( dans les mains des producteurs, des manufacturiers, etc. "), tantôt entre celles des marchands(" merciers, drapiers, marchands de bois "), où ils sont capital-m ai-eh an dise et non capital productif.
En faisant l'énumération des éléments du capital circulant, Smith perd de vue la différence qui existe entre le capital fixe et le capital circulant, différence qui ne se présente que pour le capital productif; par contre, il oppose le capital-marchandise et le capital-argent (c'est-à-dire les deux formes qui appartiennent à la circulation) au capital productif. Enfin il oublie complètement la. force de travail, ce qui tient à deux raisons :
On a vu tout à l'heure que Ic capital circulant, abstraction faite du capital- argent, n'est qu'un autre nom du capital-marchandise. Mais aussi longtemps que la force de travail circule sur le marché, elle n'est pas capital, elle ne représente aucune forme du capital -marchandise. L'ouvrier n'est pas un capitaliste, bien qu'il apporte une marchaudise, sa peau, au marché. Ce n'est qu'après sa vente, quand elle est incorporée au procès de production - donc après qu'elle a cessé de circuler comme marchandise - que la force de travail devient un élément du capital productif : source de plus-value, elle devient du capital variable et, au point de vue de la rotation de la valeur avancée en elle, elle devient un élément circulant du capital productif. Smith qui confond le capital circulant avec le capital-marchandise, ne peut pas caser la force de travail sous sa rubrique de capital circulant. Aussi le capital variable se présente-t-il, dans son exposé, sous la forme des marchandises, des subsistances que l'ouvrier achète pour son salaire et c'est sous cette forme que, suivant lui, le capital avancé dans le salaire fait partie du capital circulant. Mais ce qui est incorporé au procès de production, c'est la force de travail, c'est l'ouvrier
CHAP. X. - TIIÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 215
lui-même et non les vivres qui servent à son entretien. Nous avons vu, il est vrai (Vol. 1, chap. XXIII), qu'au point de vue social, la reproduction de l'ouvrier, grâce aux objets qu'il consomme, fait partie de la reproduction du capital; mais cela ne s'applique pas au procès de production isolé, tel que nous l'étudions en ce moment. Les " talents utiles " que Smith range sous la rubrique capital fixe, font partie an contraire, du capital circulant lorsqu'il s'agit d'un salarié qui a vendu son travail et ses talents.
Smith commet une grosse erreur en divisant la richesse totale de la société en lo fonds de consommation immédiate
2' capital fixe, 30 capital circulant, c'est-à-dire en l' fonds de consommation n'appartenant pas au capital social en fonction, bien que quelques-unes de ses parties puissent fonctionner constamment comme capital ; et 2' en capital. D'après cette division, une partie de la richesse fonctionne comme capital et le reste, qui n'est pas capital, est fonds de consommation. Il en résulte que tout capital doit nécessairement être fixe ou circulant, de même qu'un mainmifère doit être mâle ou femelle. Et cependant nous avons vu que l'opposition entre le capital fixe et le ,capital circulant ne s'applique qu'aux éléments du capital productif, à côté duquel il existe une très grande quantité de capitaux -marchandise et argent - sous une forme où ils ne peuvent cire ni fixes ni circulants.
En régime capitaliste, toute la masse des produits sociaux (sauf ceux employés directement, sans vente-achat, par les capitalistes eux-mêmes, comme moyens de production) circule sur le marché comme capital -marchandise; il en résulte que c'est de ce capital que proviennent les éléments fixes et circulants du capital productif ainsi que tous les éléments du fonds de consommation, ce qui signifie que les moyens de production et les articles de consommation prennent d'abord la forme de marchandises, tout en étant destinés à servir plus tard à la consommation ou à la production, de même que la force de travail elle-même se trouve sur le marché comme marchandise.
216 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
De là, une nouvelle confusion d'A. Smith qu'il exprime dans les termes suivants : (Trad. Garnier, 11, p. 206-207) :
" De ces quatre parties (du capital circulant, c~est-à-dire
du capital sous les deux formes marchandise et argent,
formes qui appartiennent à la circulation et que Smith
divise en quatre en subdivisant matériellement le capital
marchandise), il y en a trois : les vivres, les matières et
l'ouvrage fait, qui sont régulièrement, soi , t dans le cours de
l'année, soit dans une période plus longue ou plus courte,
retirés de ce capital circulant, pour être placés soit en
capital fixe, soit en fonds de consommation. Tout capital
fixe provient originairement d'un capital circulant et a be
soin d'être continuellement entretenu aux dépens d'un
capital circulant. Toutes les machines utiles et tous les
instruments de métier sont originairement tirés d'un capital
circulant qui fournit les matières dont ils sont fabriqués et
la subsistance des ouvriers qui les font. Pour les tenir Cou
stamment en bon état, il faut encore recourir a un capital
du même genre ".
1 A bstraction faite de la fraction du produit que le producteur lui-même emploie directement dans saproduction, c'est une règle de la production capitaliste, que tous les produits vont au marché pour y être vendus et prennent ainsi la forme de capital-marchandise, que leur forme d'usage leur permette ou les oblige de fonctionner dans le procès de production et de devenir des éléments fixes ou cireulants du capital productif, ou qu'elle les destine non à la consommation productive, mais à la consommation personnelle. Tous les produits ai-rivant au marché sous forme de marchandises, il s'ensuit que tous les articles de production et de consommation doivent être achetés au marché. Voilà un truisme qui est évidemment juste et qui s'applique aussi bien aux éléments fixes qu'aux éléments circulants du capital productif, aux moyens de travail comme aux matériaux sous toutes leurs formes. (On a cependant oublié qu'il existe des éléments du capital productif qui ne sont pas des produits mais des dons de la nature). La ma
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chine s*achète au marché aussi bien que le coton ; il ne s'en suit nullement (ce qui résulte seulement de la confusion du capital de circulation avec le capital circulant, c'est-à-dire non-fixe) que tout capital fixe provient ori-inairement d'un capital circulant. Au surplus Smith dément lui-même ce qu'il affirme. Selon lui les machines, en tant que marchandises, font partie du 40 du capital circulant. Dire qu'elles proviennent du capital circulant, signifie donc simplement qu'elles ont fonctionné comme marchandises avant de fonctionner comme machines, et que matériellement elles proviennent d'elles-mêmes ; tout comme le coton, élément circulant du capital du fileur, provient du coton qui se trouve sur le marché. Mais, dans son exposé ultérieur, Smith fait dériver le capital fixe du capital cireulant, parce que du travail et des matières premières sont nécessaires pour fabriquer les machines, ce qui est inexact . primo, parce que la fabrication des machines exige en outre (les moyens de travail, c'est-à-dire du capital fixe, et secundo, parce qu'il faut également du capital fixe (des machines, etc.) pour fabriquer des matières premières, le capital productif comprenant toujours des moyens de travail,, mais pas toujours des matériaux.
D'ailleurs Smith dit plus loin: (Trad. Garnier, 11, p. 209)
" La terre,- les mines, et les pêcheries ont toutes besoin, pour être exploitées, de capitaux fixes et circulants (il admet donc qu'il ne faut pas seulement du capital circulant mais aussi du capital fixe pour produire des matières premières) et (nouvelle erreur) leur produit remplace avec profit, non seulement ces capitaux, mais tous les autres cap.ilaux de la société. " Ceci est absolument faux. Si leur produit fournit les matières premières, auxiliaires, etc., a toutes les autres industries, leur valeur ne remplace point celle de tous les autres capitaux de la société ; elle ne remplace que leur valeur-capital (-j- la plus-value). Une fois de plus, Smith se laisse entrainer ici par un souvenir des Physiocrates.
218 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
Au point de vue social, il est exact que les marchandises qui ne peuvent servir que de moyens de travail - à moins qu 1 elles ne soient produites inutilement et que par conséquent elles soient invendables - doivent, tôt ou tard, être utilisées comme tels, ce qui signifie, sous le régime capitaliste, que dès le moment qù elles cessent d'être marchandises, elles font partie de la fraction fixe du capital productif de la société, rôle qu'elles jouaient jusque-là virtuellement.
Il convient de noter ici une distinction trouvant sa source dans la forme même des produits : Une machine à filer '. p. ex., est sans valeur d'usage, tant qu'elle ne sert pas à la filature, qu'elle n'est pas utilisée comme moyen de production et que, sous le régime capitaliste, elle n'est pas un élément fixe du capital productif. Mais elle est mobile; elle peut être exportée et être échangée, directement ou indirectement contre des matières premières, ou contre du champagne. Dans ce cas, elle ne servira dans son pays de production que de ca pital- marchandise; elle n'y fonctionnerajamais comme capital fixe, même après sa vente. Par contre, il y a des produits qui sont attachés au sol et ne peuvent être consommés que sur place, tels les bâtiments industriels, les chemins de fer, les ponts, les tunnels, les docks, les améliorations du sol, qui ne peuvent pas être exportés matériellement. Ou bien ils sont inutiles, ou bien ils doivent fonctionner, après leur vente, dans le pays même où ils sont produits. Pour le capitaliste, qui les produit par spéculation, dans le but de les vendre, ils sont du capitalmarchandise, donc selon A. Smith, une forme du capital circulant. Mais au point de vue social, ces objets - pour ne pas rester inutiles - doivent fonctionner à l'endroit même où ils sont établis, comme capital fixe d'un procès de production. Il ne s'ensuit aucunement que parce qu'ils sont immobiles ils soient du capital fixe de par leur nature ; des maisons de logement p. ex., font partie du fonds de consommation et n'appartiennent point au capital social, tout en appartenant à la richesse sociale dont ce capital n'est qu'une partie. Pour nous exprimer comme Smith :
CHAP. X. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 219
Le producteur de ces objets réalise un profit par leur vente , ils sont donc capital circulant 1 L'acheteur qui les emploie, les utilise dans la production ; ils sont donc capital fixe !
Des titi-es de propriété d'un chemin de fer, p. ex., peuvent changer de main tous les jours et celui qui les possède peut les vendre avec profit, même à l'étranger (les titres, mais non le chemin de fer sont alors exportés). Ce qui n'empêche que ce chemin de fer, ou bien est inexploité ou bien fonctionne dans le pays où il est établi, comme élément fixe d'un capital productif. Le fabricant A peut réaliser un profit en vendant sa fabrique au fabricant B, ce qui n'empêche pas la fabrique de fonctionner, après comme avant, comme capital fixe.
De ce que les moyens de travail attachés au sol - bien qu'ils puissent être capital-marchandise, et ne fassent pas partie du capital fixe de celui qui les produit - doivent fonctionner nécessairement comme capital fixe dans le pays où il~ sont établis, il ne s'ensuit point que le capital fixe se compose toujours d'objets immobiles. Un navire et une locomotive fonctionnent par leur déplacement et pourtant ils sont capital fixe. non pour celui qui les a produits, mais pour celui qui les emploie. D'autres objets, définitivement fixés dans le procès de production et destinés à y passer toute leur existence, sont pourtant des éléments cireulants du capital productif. Il en est ainsi du charbon consommé par les machines, du gaz éclairant la fabrique, etc. Ils sont capital circulant, non pas parce qu'ils sortent matériellement du procès de production pour circuler avec le produit comme marchandise, mais parce que leur valeur passe totalement dans cette dernière et qu'elle doit être remplacée totalement par la vente.
Dans le dernier passage cité d'A. Smith, il faut encore faire remarquer la phrase : " un capital circulant qui fournit... la subsistance des ouvriers qui les font " (les machines, etc.). Les Physiocrates inscrivent avec raison le salaire, parmi les avances annuelles, par opposition aux avances
220 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
primitives et ils font figurer dans le capital productif du fermier, non pas la force de travail, mais les aliments des laboureurs (la subsistance des ouvriers, suivant l'expression de Smith). Ils restent ainsi d'accord avec leur doctrine. La valeur que le travail ajoute au produit (tout comme la valeur ajoutée au produit par les matières premières, les instruments de travail et tous les éléments matériels du capital constant), équivaut, selon eux, à la valeur des aliments payés aux ouvriers et consommés par eux pour conserver le fonctionnement de leur force de travail. En raisonnant ainsi, ils ne pouvaient pas découvrir la différence entre le capital constant et le capital variable. Si c'est le travail qui produit la plus-value (outre la reproduction de son propre prix~, il la produit dans l'industrie aussi bien que dans l'agriculture. Mais puisque le système des Physiocrates veut que la plus-value ne se produise que dans l'agriculture, elle n'est pas due au travail mais au concours spécial de la nature. C'est pour cette raison qu'ils appellent le travail agricole travail productif, par opposition à tous les autres genres de travaux.
A. Smith considère les aliments des ouvriers comme capital circulant, par opposition au capital fixe, parce qu'il confond le capital circulant avec les formes du capital qui appartiennent à la sphère de la circulation, avec le capital de circulation, confusion que les économistes ultérieurs ont reproduite sans critique. Comme il assimile la fraction circulante du capital productif au capital-marchandise, il va de soi qu'il range dans cette catégorie, tout produit social ayant la forme d'une marchandise, par conséquent les aliments des ouvriers comme ceux des non-travailleurs, les matériaux comme les moyens de travail.
Mais l'idée des Physiocrates, bien qu'elle contredise a la partie ésotérique, vraiment scientifique, de Smith se glisse aussi dans son raisonnement. Tout le capital avancé se convertit en capital productif et prend par conséquent la forme d'éléments de production (parmi eux, la force de travail), qui sont eux-mêmes des produits d'un
CHAP. X. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 221
travail antérieur ; ce n'est que sous cette forme qu'il peut fonctionner dans le procès de production. Si, à la force de travail en laquelle la partie variable du capital s'est convertie, on substitue les aliments des ouvriers, il est évident que ceux-ci ne se distingueront pas, dans la création de la valeur, des autres éléments du capital productif, des matières premières et de la nourriture des bêtes de labour (confusion dans laquelle Smith, suivant l'exemple des Physiocrates, verse dans un passage cité plus haut). Or, les aliments ne peuvent ajouter aucune plus-value à leur valeur; comme les autres éléments du capital productif, ils ne font que réapparaitre dans le produit, sans lui transférer d'autre valeur que celle qu'ils possèdent eux-mêmes. Comme les matières premières, les demi-fabricat, etc., ils ne se distinguent donc du capital fixe, composé des moyens de travail, que par ce qu'ils sont totalement absorbés (du moins pour le capitaliste qui les paie) par le produit qu'ils ont aidé à former, et que par conséquent leur valeur doit être remplacée totalement, alors que celle du capital fixe ne se renouvelle que successivement. Dans le raisonnement de Smith, le capital avancé pour la force du travail (resp. pour les aliments de l'ouvrier) se distingue des autres éléments du capital productif, uniquement au point de vue matériel et non en ce qui concerne le procès de travail et de création de la valeur. Il constitue avec une partie des éléments matériels de production (les matériaux suivant l'expression indécise de Smith) la catégorie du capital circulant, par opposition aux autres éléments matériels de production, qui forment la catégorie du capital fixe.
Le caractère de capital circulant attribué au salaire et à une partie des éléments matériels de la production, comme les mati~res premières, etc., par opposition à la partie fixe du capital productif, n'influence d'aucune manière le rôle que cette partie variable du capital joue dans la création de la valeur, par opposition au capital constant. 11 lie se rapporte qu'au procédé suivant lequel s'opère le renouvellement de cette fraction du capital, par l'intermédiaire de
222 DEUXIÈME PARTIE. - LA, ROTATION DU CAPITAL
la circulation et au moyen de la valeur du produit. La vente-achat de la force de travail fait partie de la circulation; mais c'est dans le procès de production que la valeur avancée pour cette force se transforme d'une grandeur constante et définie en une grandeur variable (non pas pour l'ouvrier,mais pour le capitaliste), et que toute la valeur avancée devient un capital, c'est-à-dire une valeur produisant de la valeur. Or si l'on définit (ainsi que le fait Smith'j comme élément circulant du capital productif, non pas la valeur avancée pour la force de travail, mais celle payée pour les aliments des ouvriers, il est impossible de saisir la différence entre le capital variable et le capital constant et par conséquent l'essence de la production capitaliste. Le caractère de cette partie du capital d'être du capital variable, par opposition au capital constant avancé pour les éléments matériels de la production, s'efface, parce que le capital avancé pour la force de travail fait partie, en ce qui concerne la rotation, de la fraction circulante du capital produetif. L'effacement est complet, quand à la force travail on substitue les aliments des ouvriers, que ces aliments soient avancés en argent ou en nature, bien que ce dernier cas soit l'exception sous le régime capitaliste (1).
En assignant comme caractère essentiel au capital avancé pour la force de travail, d'être du capital circulant - la définition des Physiocrates sans ses prémisses - A. Smith a empêché ses successeurs de comprendre que le salaire est du capital variable. Et ce qui l'a emporté chez eux, ce ne sont pas les exposés profonds et justes qu'il donne en certains endroits, mais son erreur. Certains auteurs Font même dépassé et ont soutenu, non seulement que le capital dépensé pour la force de travail est du capital circulant,
(1) Le passage suivant montre combien Smith s'est fermé la compréhen
sion du rôledela forcede travail dans la création de la plus-value . (Trad. Garnier, 11, p. 376) " Ce sont non seulement ses valets de ferme, mais
sesbestiauxde labour et de charroi qui sont autantd'ouvriers productifs. "
Imitant les Physiocrates, il assimile le travail des ouvriers à celui des bestiaux.
CHAP. X. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE El TU. 223
par opposition au capital fixe, mais que tout le capital circulant a pour caractère essentiel de servir à l'achat des aliments des ouvriers. A cette conception se rattacha, tout naturellement, la doctrine que le fonds des salaires, composé des aliments nécessaires, a une grandeur donnée et invariable qui, d'un côté, limite physiquement la part des ouvriers au produit social, et qui, d'autre part, doit être dépensée en entier pour l'achat de la force du travail.
capital_Livre_2_224-265.txt
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CHAPITRE XI
LES THÉoRIES SUR LE CAPITAL FIXE ET LE CAPITAI, CIRCULANT.
WCARDO.
Ricardo ne parle de la différence entre le capital fixe et le capital circulant que pour exposer les exceptions à la loi de la valeur, c'est-à-dire les cas où le taux du salaire influence les prix, question dont nous nous occuperons dans le Ille volume de cet ouvrage. Son manque de clarté se montre immédiatement dans le rapprochement que fait la phrase suivante : " Cette différence dans le degré de persistance des capitaux fixes, et cette variété dans les proportions où les deux genres de capitaux., peuvent être combinés " (1). Quant à ces deux genres de capitaux, ils sont définis comme suit : " Les proportions dans lesquelles peuvent être mélangés le capital destiné à entretenir le travail et le capital engagé dans les outils, les machines et bâtiments, peuvent être différemment combinées " (2).
Donc, le capital fixe est représenté par les moyens de travail et le capital circulant est le capital dépensé pour le travail. Le " capital destiné à entretenir le travail ", voilà déjà une expression remâchée, empruntée à A. Smith. D'un côté, le capital circulant est confondu avec le capital varia
(1) " This difference in the degree of durability of fixed capital, and ibis variety in the proportions, in which the two sorts of capital may be combined. " Principles, ed. Gonner, (Bell et Sons, London), 1895, p. 24.
(2) " The proportions, too, in which the capital that is to support labour, and the capital that is inves[ed in tools, machinery and buildings, may be variously combined. " Ibidem.
CHAP. XI. - THÉORIES SUR LE CAPITAL rIX-E ETC. 225
ble, C'est-à-dire avec la fraction du capital productif qui est avancée pour le travail, d'autre part, l'opposition étant prise dans le procès de circulation et non dans celui de la mise en valeur, le capital constant est assimilé au capital variable (la vieille confusion de Smith). Il en résulte des définitions doublement fausses :
Primo : On met sur le même pied la différence de durabilité du capital fixe et la différence de composition (capital constant et capital variable) du capital. Alors que cette dermère agit sur la création de la plus-value, la première détermine, dans la création de la valeur, le mode suivant lequel une valeur est transférée du moyen de production au produit et, dans la circulation,' les périodes de renouvellement des capitaux avancés. Il est vrai que si au lieu de décomposer le mécanisme intérieur de la production capitaliste, on se place au point de vue des faits accomplis, ces différences se confondent. En effet quand il s'agit de distribuer la plus-value sociale entre les capitaux places dans les différentes branches d'industrie, les différences dans les durées d'engagement des capitaux (p. ex., dans la durabilité du capital fixe) et les différences dans leur constitution organique agissent d'une façon uniforme pour égaliser le taux général du profit et transformer les valeurs en prix de production.
Secundo : Au point de vue de la circulation, nous avons d'un côté les moyens de travail, qui sont capital fixe, et de l'autre côté les objets du travail et le salaire, qui sont capital circulant. Ait contraire, au point de vue du procès de travail et de création de la valeur, il y a, d'une part, les moyens de production (moyens de travail et objets de travail), qui sont capital constant, et, d'autre part, la force de travail, qui est capital variable. En ce qui concerne la constitution organique du capital (Vol. 1, chap. 25), il importe peu que le même capital constant se compose de beaucoup d'instruments et de peu d'objets de travail ; le point important est le rapport entre le capital avancé pour les moyens de production et celui avancé pour la force de tra
226 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
vail. L'inverse se présente pour la circulation (pour la différence entre le capital fixe et le capital circulant), où la proportion suivant laquelle un capital circulant se divise en objets de travail et en salaire, est sans importance. D'un côté, les objets de travail se rangent dans la même catégorie que les moyens de travail, par opposition au capital avancé pour la force de travail; de l'autre, le capital avancé pour la force de travail se joint aux objets de travail, par opposition aux moyens de travail.
Aussi la fraction de capital avancée pour les objets de travail (les matières premières et auxiliaires) n'apparait-elle, dans l'oeuvre de Ricardo, à aucun des deux points de vue. Elle ne peut pas être placée du côté du capital fixe, puisque son mode de circulation est le même que celui du capital avancé pour la force de travail ; elle ne peut pas être mise du côté du capital circulant, parce qu'il ne serait plus possible de confondre, comme on continuait de le faire depuis A. Smith, l'opposition du capital fixe et du capital circulant avec celle du capital constant et du capital variable. Ricardo a trop de logique pour ne pas le sentir et c'est pourquoi cette partie du capital lui échappe entièrement.
Dans leur terminologie, les économistes disent que le capitaliste avance le capital pour le salaire au bout de périodes différentes : hebdomadairement, mensuellement, trimestriellement. En réalité, c'est l'inverse qui est vrai : c'est l'ouvrier qui avance son travail tu capitaliste pour une semaine, un mois, trois mois, suivant'que se fait la paie. Si au lieu d'emprunter la force (le travail, le capitaliste l'achetait, c'est-à-dire s'il payait le salaire par anticipation, il pourrait être question d'une avance de sa part ; mais puisqu'il paie après que le travail a été fourni pendant des jours, des semaines, des mois, la manière de voir des économistes n'est qu'un quiproquo capitaliste, qui transforme le prêt que l'ouvrier fait au capitaliste sous forme de travail en une avance que le capitaliste donne à l'ouvrier sous forme d'argent. Et il importe peu que, par suite du temps nécessaire à sa fabrication ou à sa circulation, le
CHAP. XI. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 227
produit ne puisse être réalisé (avec la plus-value qu'il contient) par le capitaliste, qu'après un délai Plus ou moins long. Ce que l'acheteur d'une marchandise a l'intention d'en faire, n'intéresse aucunement le vendeur. Le capitaliste n'obtient pas une machine à meilleur marché, parce que devant en avancer toute la valeur en une fois, il ne peut la retirer de la circulation que successivement et par fractions ; il ne paie pas le coton plus cher parce que la valeur en passe entièrement au produit et est reconstituée entièrement par la vente.
Mais revenons à B;eardo.
V La caractéristique dit capital variable, c'est qu'un capital déterminé, une somme de valeur donnée (supposons qu'elle soit égale à la valeur de la force de travail
bien qu'il importe peu que le salaire soit égal, plus grand ou plus petit que la valeur de la force de travail) est échangée contre une force créatrice de valeur (la force de travail) qui non seulement reproduit la valeur que le capitaliste en a payée, mais donne en outre une plus-value, une valeur qui n'existait pas auparavant et qui n'a pas été achetée. Cette qualité caractéristique du capital avancé comme salaire, qualité qui en fait du capital variable et le distingue d'une façon absolue du capital constant, dispa
1
rait dès l'instant ou ce capital est envisagé uniquement au point de vue de la circulation, ce qui en fait un.capital circulant, par opposition au capital fixe incorporé dans les
moyens de travail. C'est ce qui résulte d'ailleurs de ce qu'on le confond sous une même rubrique (capital circulant) avec la partie du capital constant qui est avancée pour les matières de travail, pour les opposer ensemble à cette autre partie du capital constant qui est avancée pour les moyens de travail.
En agissant ainsi on fait entièrement abstraction de la. plus-value, c'est-à-dire du résultat q i transforme en capital in
la valeur avancée. On perd de vue également que la valeur ajoutée au Produit par le capital variable est nouvellement produite (donc réellement reproduite), tandis que la valeur
228 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
ajoutée par les matières premières est seulement conservée dans la valeur du produit, où elle ne fait que réapparaitre comme un de ses composants. La différence entre le capital circulant et le capital fixe est la suivante : la valeur des moyens de travail entre par fraction dans le produit et est reconstituée partiellement et petit à petit par la vente ; la valeur de la force de travail et des objets de travail (matières premières, etc.) entre entièrement et en une fois dans le produit et est renouvelée dans les mêmes conditions par la vente. Dans les deux cas, il s'agit du transfert au produit de valeurs avancées et de leur restitution par la vente ; la différence porte sur le point de savoir si le transfert et par conséquent la restitution de la valeur s'effectuent par fractions et successivement, ou si elles s'opèrent en une fois. Quand on arrête là l'analyse, la différence décisive et essentielle entre le capital variable et le capital 'constant disparait, c'est-à-dire que tout le mystère de la création de plus-value et de la production capitaliste reste caché, de même que les circonstances qui transforment en capital certaines valeurs qui les représentent. Les éléments du capital ne se distinguent plus que par leur mode de circulation (la circulation évidemment ne s'étend plus qu'à des valeurs toutes faites) : un mode de circulation est commun au capital dépensé pour le salaire et au capital avancé, pour les matières premières, les demi-fabricats et les matières auxiliaires ; un autre mode de circulation est propre au capital avancé pour les moyens de travail.
Ou comprend pourquoi l'économie bourgeoise a maintenu instinctivement et répété sans critique, d'une génération à l'autre, pendant un siècle, la confusion Smithienne des catégories " capital constant et variable " avec les cafégories " capital fixe et circulant ". Pour elle, le capital dépensé pour le salaire ne diflère pas du capital avancé pour les matières premières et ne se distingue que par la forme, du capital constant (suivant que celui-ci circule en entier ou par fractions avec le produit). La base servant à l'intelligence du mouvement réel de la production et par con
CHAP. XI. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FlXE ETC 229
séquent de l'exploitation capitalistes est ainsi complètement dissimulée : on ne voit plus que réapparaltre des valeurs avancées.
Dans l'oeuvre de Ricardo, l'acceptation sans critique de la confusion de Smith est plus choquante, non seulement que chez les apologistes postérieurs, où la confusion de toutes les notions ne choque point, mais que dans l'œuvre de Smith lui-même, parce que Ricardo développe la valeur et la plus-value d'une façon plus conséquente et plus rigoureuse et qu'il défend le Smith ésotérique contre le Smith exotérique. Chez les Physiocrates, il ne se trouve rien de cette confusion. Leur différence entre les avances annuelles et les avances primitives se rapporte uniquement aux différentes périodes de reproduction des divers éléments du capital, spécialement du capital agricole et ce qu'ils disent de la production de la plus-value n'est qu'une partie de leur théorie, indépendante de ces distinctions. La création de la plus-value n'est pas inhérente au capital comme tel, mais propre à une des sphères de la production capitaliste, l'agriculture.
9-0 Ce qui déterinine le ctractère du capital variable - et ce qui transforme, par conséquent, une valeur en capital, - c'est le fait que le capitaliste échange cette valeur donnée (par conséquent une valeur constante) contre une force créatrice de valeur. Peu importe que l'ouvrier soit payé en argent ou en nature; dans le prémier cas il emploie l'argent pour acheter ses subsistances au marché, dans le second il consomme directement les subsistances qui lui sont remises. La production capitaliste développée suppose, il est vrai, que l'ouvrier est payé en argent, de même qu'elle su pose d'une façon générale que la production ne va pas
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sans la circulation, c'est-à-dire S~I1S l'économie MODétaire. Mais la plus-value - la capitalisation de la valeur avancée - ne résulte ni de la forme monétaire, ni de la forme naturelle du salaire, du capital employé pour acheter la force de travail; elle provient de ce qu'une valeur a été échangée
230 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPlTAL
contre une force créatrice de valeur, de ce qu"une grandeur constante a été convertie en une grandeur variable.
Le degré de fixité des moyens de travail dépend de leur durabilité, e'est-à-dire d'une propriété physique. Suivant qu'ils durent plus ou moins, toutes autres circonstances égales, ils fonctionnent comme capital fixe pendant une période plus ou moins longue. Mais ce n'est pas cette qualité physique de durabilité qui leur donne le caractère de capital fixe. Dans la métallurgie, la matière première est aussi durable que les machines qui servent à la fabrication et plus durable que certaines parties de ces machines, le cuir, le bois, etc. Néanmoins, le métal servant de matière première fait partie du capital circulant et le moyen de travail, qui est peut-être construit avec le même métal, fait partie du capital fixe. Ce n'est donc pas sa nature matérielle, son instabilité plus ou moins grande, qui fait classer le même métal tantôt comme capital fixe, tantôt comme capital circulant ; c'est le rôle qu'il joue dans la production, soit comme objet, soit comme moyen de travail.
Pour que le moyen de travail fonctionne normalement, il faut que, pendant des périodes plus on moins longues, il serve dans des procès de travail sans cesse renouvelés ; il doit donc, au point de vue matériel, avoir une certaine durabilité. Mais cette durabilité n'en faitpas un capital fixe : la même substance, servant de matière première, est du capital circulant et, pour les économistes qui confondent la différence entre capital-niarchandise et capital productif avec la différence entre capital fixe et capital circulant, la même substance, la même machine, est du capital circulant quand elle est un produit et du capital fixe quand elle sert de moyen de travail.
Le moyen de travail, bien qu'il ne soit pas capital fixe parce qu'il est durable, doit cependant avoir une certaine durabilité pour jouer le rôle qui lui est assigné et pour devenir capital fixe par la circulation. Toutes autres circonstances égales sa durabilité plus ou moins grande a une action directe sur son caractère de capital fixe.
CHAP XI. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC 231
Lorsque dans l'examen du capital dépensé pour la force de travail. on est préoccupé avant tout de l'opposer comme capital circulant au capital fixe et que l'on confond, par conséquent, la différence entre le capital constant et le capital variable avec la différence entre le capital fixe et le capital circulant; lorsque, d'autre part, on considère que la matérialité du moyen de travail intervient avant tout pour en faire un capital fixe, il est tout naturel de faire dériver de la substance du capital dépensé pour la force de travail, son caractère de capital circulant et de définir ensuite le capital circulant au moyen de la substance du capital variable.
La véritable substance du capital dépensé pour le salaire est le travail lui-même, la force de travail mise en action et employée à créer de la valeur; c'est le travail vivant que le capitaliste achète avec du travail mort et matérialisé, pour l'incorporer ` son capital, en en faisant une valeur produisant par elle-même de la valeur. Mais cette force capable d'accroitre sa valeur, le capitaliste ne la vend pas; elle est un élément de son capital productif au même titre que ses moyens de travail et elle ne fait jamais partie, comme le produit, de son capital-marchandise * Dans le procès de production, les moyens de travail, éléments du capital productif, ne s'opposent pas, comme capital fixe, à la force de travail, de même que les objets de travail et les matières auxiliaires ne se confondent pas avec elle, comme capital circulant. Dans le procès de travail, les moyens et les objets de travail sont les facteurs matériels par opposition à la force de travail, qui est le facteur personnel, et ils s'opposent tous les deux, dans la création de la valeur, comme capital constant, à la force de travail, capital variable. S'il fallait établir ici une différence matérielle agissant sur la circulation, il faudrait signaler que la valeur n'étant que du travail matérialisé et la force de travail que du travail en train de se matérialiser, cette dernière, en fonâionnant, crée continuellement de la valeur et de la plus-value ; ce qui se manifeste du côté
232 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
delaforcedetravailcomme dynamique, c'est-à-dire comme création de valeur, s'affirme du côté du produit, comme statique, c'est-à-dire comme valeur créée. Dès que la force de travail a agi, le capital ne se compose plus de force de travail d'un côté et de moyens de production de J'autre : le capital'qui a été dépensé pour la, force de travail est désormais ajouté (-j- la plus-value) au produit. Pour recommencer le procès, il faut vendre ce dernier et employer l'argent qui en provient, pour acheter de nouveau de la force de travail et Fincorporer au capital productif. C'est ce qui donne an capital dépensé pour la force de travail, de même quaux objets de travail, etc., le caractère de capital circulant, par opposition au capital qui reste fixé dans les moyens de travail.
On peut également, dans l'examen du capital dépensé pour la force de travail, mettre au premier plan son autre qualité de capital circulant (qu'il partage avec une partie du capital constant, les matières premières et auxiliaires), qui consiste a transférer sa valeur entièrement au produit, cette valeur devant être restituée en entier par la vente, alors que celle du capital fixe ne revient que successivement et par fractions. Dans ce cas, ce capital apparait comme constitué, non par la force de travail mise en action, mais par les objets que l'ouvrier achète pour son salaire ; le capital fixe se compose des moyens de travail, qui sont à remplacer plus lentement et le capital dépensé pour l'achat de la force de travail consiste dans les subsistances de l'ouvrier, qui sont à remplacer plus vite.
Cependant, la limite entre la durée plus ou moins grande de ces éléments est impossible à déterminer.
" La nourriture et l'habillement de l'ouvrier, les bâtiments dans lesquels il travaille, les instruments dont il se sert, sont tous d'une nature périssable. Il y a pourtant une grande difrépence entre la durée de chacune de ces poptions de capital : une machine a vapeur durera plus longtemps qu'un navire, celui-ci plus que les vêtements de
CHAP. XI. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC
l'ouvrier,
, qui sont encore plus durables que les aliments qu'il consomme " (1).
Ricardo oublie, dans son énumération, la, maison que l'ouvrier habite, ses meubles, les ustensiles dont il se sert pour manger, comme les couteaux, les fourchettes, les plats, etc., qui ont tous le même caractère de durahilité que les moyens de travail. Les mêmes objets, les mêmes genres d'âjets sont donc tantôt moyens de consommation, tantôt moyens de travail.
Bicardo caractérise la différence comme suit : " Selon que le capital se consomme promptement, et qu'il a besoin d'être souvent reproduit, on qu'il ne s'use que lentement, on lui donne le nom de capital circulant, ou de capital fixe " ~2), et il a soin d'ajouter que cette " division est peu essentielle et qu'il est impossible de l'établir d'une manière bien nette (3). "
Il nous ramène ainsi à la théorie des Physiocrates, pour qui la différence entre les avances annuelles et les avances primitives repose sur la durée et, par conséquent, la reproduction du capital engagé. Seulement, ce qui chez eux est un phénomène important pour la production sociale, au point que dans le Tableau économique ils le rattachent au procès de circulation, devient ici une distinction subjective et superflue, comme le dit Ricardo lui-même.
Dès que le capital dépensé pour le travail et représenté par les subsistances ne se distingue du capital dépensé pour les moyens de travail que par la durée de sa repro
(1) " The food and clothing consumed by the labourer, the buildings in which lie würks, the implernents with which his labour is assisied, are all of a perishable nature. There is, however, a vast difference in the time for wbich these différent capitals will endure : a steam-engine will - last longer than a ship, a ship than the clothing of the labourer, and the elothingg of tue labourer longer than the food whieh bc consumes. " Ibid, p. 2î.
(2) " According as capital is rapidly perishable and requires to bc frequently reproduced, or is of' slow consumption, it is classed under the heads ~f circulating, or fixed capital. " Ibidem, p. 24,
(3) " A division not essentiail and in Which flic fine of dernarcation cannot be accurately drawn, " ibid, p. 24.
234 DEUXIÈME PART1E~ - LA ROTATION DU CAPITAL
duction et par conséquent sa circulation, toute différence spécifique entre le capital qui achète la force de travail et celui qui achète les moyens de production, est effacée.
Cette conséquence est cependant en contradiction avec la théorie de la valeur de Ricardo et avec sa théorie du profit, qui est une véritable théorie de la plus-value. Il n'étudie la différence entre le capital fixe et le capital circulant, faisant partie en proportions différentes de capitaux de grandeur égale, qu'au point de vue de leur action sur la loi de la, valeur, recherchant dans quelle mesure une augmentation ou une réduction du salaire affecte dans ces circonstances les prix. Mais même dans cette recherche limitée il commet de graves erreurs, parce qu'il confond le capital fixe et le capital circulant avec le capital constant et le capital variable et qu'il part d'une base absolument fausse. Devant considérer comme capital circulant le capital servant à payer la force de travail, il développe d'une fa~on erronnée les caractères du capital circulant lui-même et spécialement les circonstances qui font ranger le salaire sous cette rubrique. En outre il confond la raison en vertu de laquelle ce capital est variable, avec la raison en vertu de laquelle il est circulant, par opposition au capital fixe.
Il est évident au premier coup d'œil, que lorsque l'on considère comme circulant le capital qui paie la force de travail, on lui assigne un caractère secondaire dans lequel ses propriétés spécifiques, relatives à la production, sont effacées. Car, en raisonnant ainsi, on assimile le capital qui paie le travail à celui qui paie les matières premières; on identifie une partie du capital constant avec le capital variable et on perd de vue la différence spécifique entre le capital variable et le capital constant. Il est vrai que l'on oppose le capital qui paie le travail ait capital qui paie les moyens de travail, mais cette opposition est admise parce que tous les deux transfèrent leur valeur au produit en des périodes différentes et non pas parce qu'ils collaborent différemment à la création de la valeur.
Dans tous ces cas, il s'agit de savoir de quelle façon une
CHAP. XI. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 235
valeur donnée, engagée dans la production de marchandises - soit pour payer les salaires, soit pour payer les matières premières ou les moyens de travail - est transférée au produit, de quelle façon elle circule avec celui-ci, pour être ramenée à son point de départ par ]a vente. Toute la différtnce réside dans ce comment, par conséquent dans le mode spécial de transfert et de circulation de cette valeur.
Que le prix de la force de travail, stipulé d'avance par contrat, soit payé en argent ou en nature, il n'en est pas moins un prix fixé d'avance. Lorsque le paiement a lieu en , gent, il saute aux veux que ce n'est pas celui-ci qui entre dans la production, comme le font, par exemple, les moyens de production qui y transfèrent non seulement leur valeur, mais aussi leur substance. Les choses prennent cependant une autre apparence lorsqu'on considère comme substance du capital circulant, les subsistances que l'ouvrier achète pour son salaire et qu'on les combine, sous une même rubrique, avec les matières' premières, etc., par opposition aux moyens de production. La valeur de ces subsistances réapparaît alors dans la force de travail qui les consomme et, dans le procès de production, elle est transférée au produit, en même temps que la valeur des moyens de production. Tout se passe ainsi dans les mêmes conditions et il ne s'agit que de la simple réapparition, dans le produit, des valeurs qui ont été avancées pendant la production. (Les Physiocrates prenaient ce raisonnement au sérieux et en inféraient que le travail industriel ne créait aucune plus-value.) Les faits sont exposés de la sorte dans le passage déjà cité de Weyland : " Peu importe la forme sous laquelle le capital réapparaît ... Les différents genres de nourriture, de vêtements, d'habitation, nécessaires à la vie et au bien-être de l'homme, changent également. Dans le cours du temps ils sont consommés et leur N, aleur réapparaît, etc. " (Elements of Pol. Econ. pp. 31, 32). Les valeurs avancées pour la production, sous forme de moyens de production et de subsistances, réapparaissent ici indistincte
236 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
ment dans la valeur du produit. Il en résulte que le procès de production capitaliste est enveloppé d'un mystère profond et que l'origine de la plus-value est entièrement déron 'bée aux regards.
Cette manière de voir complète le fétichisme qui porte l'économie bourgeoise à attribuer aux objets en eux-mêmes le caractère social et économique (lui leur est communiqué, parle procès de production. C'est ainsi que, pour elle, les moyens de travail sont du capital fixe, une définition scolastique qui aboutit à des contradictions et des confusions. Or, ainsi que nous l'avons démontré dans l'étude du procès de travail (Vol. 1, chap. V), les facteurs matériels sont moyens de travail, objets de travail ou produits, suivant la fonction qu'ils exercent dans le procès-de travail; de même les moyens de travail ne sont du capital fixe : 10 que si la production est capitaliste, si les moyens de production ont en -énéral le caractère social et économique z-,
du capital ; 2' que s'ils transfèrent leur valeur an produit suivant un mode spécial. S'ils ne réunissent pas ces deux conditions, ils sont des moyens de travail, mais non un capital fixe. De même des matières auxiliaires, comme les engrais, bien qu'elles né soient pas des moyens de travail, deviennent du capital fixe, quand elles transfèrent leur valeur au produit suivant le même mode que la plupart des moyens de travail. Il ne s'agit donc pas ici de définitions auxquelles on doit rapporter les choses ; il s'agit de fonctions déterminées, s'exprimant par des catégories déterminées.
Si l'on considère que les aliments ont, en toutes circonstances, la propriété d'être un capital avancé pour le salaire, il faut admettre que, la faculté d' " entretenir le travail " (Io support labour, Ricardo, p. 21) est un caractère essentieldece capital " circulant". Si donc les aliments n'étaient pas du " capital ", ils n'entretiendraient pas la force de travail ; et cependant, c'est précisément leur caractère de capital qui leur donne la faculté d'entretenir et de conserver le capital par le travail d'autrui.
CHAP. XI. - THÉORIES SUR LE CAPITAL FIXE ETC. 237
Si les aliments sont du capital circulant - transformé en salaire - il s'ensuit que le taux du salaire dépend du rapport entre le nombre des ouvriers et l'importance du du capital circulant - une thèse très en vogue parmi les économistes - alors qu'en réalité la quantité d'aliments que fouvrier prend au marché et celle que le capitaliste peut consommer, dépendent du rapport de la plus-value au prix du travail.
Ricardo, de même que Barton (1), confond partout le rapport entre le capital variable et le capital constant avec le rapport entre le capital circulant et le capital fixe, (Nous verrous plus loinjusqu'à quel point cette confusion fausse son analyse du faux du profit). En outre, il n'établit aucune distinction entre la différence du capital fixe et du capital circulant, et dautres différences qui se présentent pendant la rotation : " Il faut encore observer que le capital circulant peut circuler ou rentrer entre les mains de ce ' lui qui l'a avancé, dans des termes très inégaux. A-insi le blé que le fermier achète pour semer ses champs, est un capital fixe comparativement au blé qu'acliète le boulanger pour faire son pain. Le premier le dépose dans la terre et ne l'en retire qu'au bout d'un an; le second peut le faire moudre et le vendre aux consommateurs sous forme de pain, de sorte que son capital lui rentre, au bout d'une semaine, pour recommencer la même ou une autre opération (2). "
Il est caractéristique ici que le froment employé comme semence, bien qu'il ne serve pas d'aliment mais de matière première, est d'abord du capital circulant, parce qu'il est
1 (1) Observations on the Circumstances whieh influence the Condition of the Labouriny Classes of Society, London 1817. Un passage qui s'applique ici, est cité vol. 1, 1). 272 note 1.
(2) , IL is also Lo be observed that the circulating capital inay circulate, or be returned to its employer, in very unequal times. The wheat bouglit by a farmer to sow is comparaLively a fixed capital to the wheat purchased by a baker to make into loaves. The one leaves it in the groand, and can obtain no retorn for a year ; the other eau get à ground into flour, sell it as bread to bis customers, and have his capital free, to renew the sarne, or comme nce any otber employment in a week " (p. 25).
238 DEUXIÈME PARTIE. - LI ROTATION DU CAPITAL
en lui-même un aliment, et ensuite du capital fixe, parce que sa restitution s'étend sur une année. Mais ce n'est pas le retour plus lent ou plus rapide qui fait d'un moyen de production un capital fixe; c'est le mode de transfert de sa valeur au produit.
En résumé la confusion établie par A. Smith a conduit aux résultats suivants :
10 La différence entre le capital fixe et le capital circulant a été confondue avec la différence entre le capital productif et le capital-marchandise. C'est ainsi que la même machine est du capital circulant, quand elle se trouve sur le marché comme marchandise et du capital fixe, quand elle est incorporée au procès de production. Il n'y a donc aucune raison pour qu'un capital soit plus fixe ou plus circulant qu'un autre.
2' Tout capital circulant a été identifié avec le capital dépensé ou à dépenser pour le salaire. Il en est ainsi chez J. Si. Mill et d'autres.
30 La différence entre le capital variable et le capital constant déjà confondue, par Ricardo, Barton et d'autres, avec la différence entre le capital circulant et le capital fixe, a été à la fin tout à fait identifiée avec celle-ci. C'est le cas de Ramsey, p. ex., pour lequel tous les moyens de production, les matières premières, etc., aussi bien que les moyens de travail, sont du capital fixe, tandis que, seul, le capital avancé pour le salaire est du capital circulant. Par là disparait toute différence entre le capital constant et le capital variable.
40 Enfin chez les économistes anglais et surtout écossais les plus récents, qui considèrent tout au point de vue indiciblement borné d'un employé de banque, chez Mac Leod, Patterson et d'autres, la différence entre le capital fixe et le capital circulant s'est transformée en celle de " money on call " et " money not on call " (argent déposé à la banque, pouvant en être retiré sans ou après préavis).
CHAPITRE XII
LA PÉRIODE DU TRAVAIL.
Supposons deux branches d'affaires, où la journée de travail est de même longueur, dix heures, p. ex. la filature de coton et la construction de locomotives. L'une fournit, tous les jours et toutes les semaines, une certaine quantité de produit, de fil de coton ; l'autre., pour achever un produit, une locomotive, doit renouveler son procès de travail pendant trois mois. Dans le premier cas, le produit est divisible et tous les jours, toutes les semaines le même travail recommence ; dans le second, le procès de travail dure plus longtemps et comprend un certain nombre de procès de travail journaliers, qui ne fournissent un produit prêt a l'usage que par leur ensemble, par la continuité de leurs' opérations et après un certain temps. Bien que dans les deux cas, la journée de travail soit la même, il y a une différence très considérable dans la durée de l'acte de production, c'est-à-dire dans la durée des procès de travail renouvelés, qui sont nécessaires pour achever le produit et l'envoyer au marché comme marchandise, pour le convertir de capital productif en capital-marchandise. La différence entre le capital fixe et le capital circulant n'a rien à voir ici : la distinction dont nous nous occupons existerait même si les deux branches d'affaires employaient le capital fixe et le capital circulant dans des proportions exactement égales.
Des différences dans la durée de l'acte de production se présentent non seulement entre les différentes branches d'affaires, mais aussi dans la même branche suivant 1'im
240 DEUXIÈME PARTIE. LA ROTATION DU CAPITAL
portance du produit. Une maison ordinaire de logement se construit plus vite qu'une grande fabrique, et demande, par conséquent, un nombre moins grand de procès de travail. Li construction d'une locomotive dure trois mois, celle d'un vaisseau cuirassé une ou plusieurs années. La production du blé exige à peu près une année, celles des bêtes à corne en demande plusieurs, et la culture du bois peut comprendre 12 à 100 ans. Une chaussée peut être construite en quelques mois, tandis qu'un chemin de fer exige des années ; la confection d'un tapis ordinaire dure peutêtre une semaine, celle d'un gobelin plusieurs années, etc. Les différences dans la durée de l'acte de production sont donc d'une multiplicité infinie.
'.Les capitaux avancés étant égaux, ils ont pour conséquence évidemment une différence dans les vitesses de rotation des capitaux, dans les espaces de temps pour lesquels chaque capital est engagé. Supposons que la filature mécanique et la fabrique de locomotives emploient des capitaux de grandeur égale et que ceux-ci se divisent, dans des proportions égales, en capital constant et capital variable, ainsi qu'en capital fixe et capital circulant ; supposons enfin que lajournée de travail soit égale dans les deux industries et qu'elle se diviSe, elle aussi,suivant des proporlions égales, en travail nécessaire et surtravail. Pour écarter ensuite toutes les circonstances qui résultent de la circulation et qui sont secondaires pour notre cas, supposons que le fil aussi bien que la locomotive soient fabriqués sur commande et se paient au moment de la. livraison, à la fin de la semaine, en fournissant le fil achevé, le fabricantfilateur recouvre son capital circulant (sans compter la plus-value) ainsi que la valeur du capital fixe usé, tenue dans la valeur du fil. Il peut donc recommencer la même opération avec le même capital qui a par conséquent achevé sa rotation. Par contre, le fabricant de locomotives doit engager constamment, en salaires et matières premières, semaine par semaine, durant trois mois, du capital non,veau, et ce n'est qu'à la fin des trois mois, à. la fin de la
CH_~,P- -XII. - LA PÉRIODE DE TRÀvAir, 1 241
livraison de la locomotive, que le capital circulant, avancé suce
s -essivement, dans le même acte de production, pour la fabrication de la mêine marchandise, a, repris une forme sous laquelle il peut recommencer son cycle ; fusure des machines également n'est restituée qu'au bout des trois mois. Les avances de l'un des capitalistes ne portent que sur une semaine, celles de l'autre sont douze fois plus grandes ; toutes les autres circonstances étant les mêmes, l'un doit avoir à sa disposition douze fois plus de capital circulant que l'autre.
Le fait de l'égalité des capitaux avancés hebdomadairement est cependant indifférent ici. Quelle que soit leur grandeur, dans le premier cas le capital n'est engagé que pendant une semaine, dans le second il l'est pendant douze semaines, avant de recommencer la même ou une autre opération.
Cette différence dans la vitesse de rotation ou dans l'espace de temps pour lequel le capital individuel est engagé avant qu'il puisse servir à un nouveau procès de travail ou de création de valeur, résulte de ce qui suit :
Admettons que la construction d'une locomotive ou d'une machine quelconque prenne 100journées de travail. Pour les ouvriers occupés dans la filature ou dans la construction des machines, 100 journées de travail constituent une grandeur discontinue (divisible) qui se compose, d'après notre hypothèse, de 100journées de travail de 10 heures, séparées et successives. Pour le produit - la machine - ces 100journées de travail forment une grandeur continue, une journée de travail de 1000 heures, un seul acte de production.
Une telle journée de travail, constituée par l'addition d'un nombre plus ou moins considérable de journées se suivant et tenant l'une à l'autre, nous l'appellerons une période de travail. Quand donc nous parlerons de lajournée de travail, nous désignerons le nombre d'heures pendant lesquelles l'ouvrier doit travailler et dépenser sa force de travail, tous les jours et quand nous parlerons de la période
242 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
de travail, cela signifiera la suite in-inteprompue de journées de travail nécessaires, dans une branche donnée, pour fournir un produit achevé. Le produit de chaque journée de travail n'est ainsi qu'un produit partiel, qui est complété jour par jour et qui n'acquiert sa forme définitive d'usage qu'au bout d'une période plus ou moins longue.
S'il se produit une interruption de la production sociale, par suite d'une crise, par exemple, son influence sera toute autre sur les objets obtenus par une production discontinue que sur ceux dont la production exige une période plus Ion,-ue et continue. Dans un cas, la production d'une cer
1
taine quantité de fil, de charbon, etc., effectuée aujourd'hui, ne sera pas Suivie par une production analogue demain. Il en sera autrement des navires, bâtiments, chemins de fer, etc. : ici l'interruption n'atteindra pas seulement le travail, mais aussi l'acte de production. Si celui-ci n'est pas continué jusqu'au bout, les moyens de production et de travail déjà consommés auront été dépensés inutilement et même si on le reprend plus tard, la production déjà faite aura été détériorée dans l'entre-temps.
La parcelle de valeur que le capital fixe transfère tous les jours au produit, s'accumule par couches, jusqu'à l'achèvement de celui-ci, pendant toute la durée de la période de travail.
Ici se montre l'importance pratique de la différence ' entre le capital fixe et le capital circulant. Le capital fixe est engagé dans la production pour une longue durée et il ne demande pas à être renouvelé avant la fin de celle-ci, qui comprendra peut-être plusieurs années. Le fait que la machine a vapeur transfère sa valeur, par parcelles, tous les jours au produit d'un procès de travail discontinu, le fil, ou pendant trois mois au produit d'un acee continu de production, la locomotive, ne change absolument rien à l'avance de capital nécessaire pour acheter la machine à vapeur. La valeur rentre, dans un cas, par petites fractions, toutes les semaines, dans l'autre par quantités plus grandes, par trimestres, par exem
CHAP. XII. - LA PÉRIODE DE TRAVAIL 243
ple. Dans les deux cas, la machine à vapeur n'est à renouveler que dans 20 ans peut-être. La même machine fonctionnera donc pendant plusieurs périodes de travail, si la période dans laquelle le produit se vend et restitue ainsi une partie de la valeur de la machine, est plus courte que l'existence de celle-ci,
Il en est autrement des éléments circulants du capital engagé. La force de travail achetée pour une semaine est dépensée, matérialisée dans le produit et doit être payée à la fin de cette semaine. Et cette dépense pour l'achat de la force de travail doit être répétée toutes les semaines, pendant trois mois, sans que l'avance de capital pendant une semaine mette d'aucune façon le capitaliste en état de payer la force de travail qu'il doit acheter la semaine suivante. Chaque semaine un nouveau capital doit être dépensé pour la force de travail et le capitaliste, s'il n'est pas aidé par le crédit, doit être à même d'avancer le salaire pour trois mois, bien qu'il ne le paie que par par acomptes hebdomadaires. Il en est de même de l'autre partie du capital circulant, les matières premières et auxiliaires. L'une après l'autre, les couches de travail s'accumulent dans le produit. Non seulement la valeur de la force de travail, mais aussi la plus-value se transfère continuellement, pendant le procès de travail, au produit ou, plus exactement, à un produit non fini, encore impropre à la circulation. Les mêmes considérations s'appliquent à la valeur que transfèrent au produit, par couches, les matières premières et les matières auxiliaires. Suivant la durée plus ou moins longue de la période de travail qu'exigent le pro - duit ou l'effet utile a obtenir, Il faut une dépense supplémentaire et continue de capital circulant (salaire, matières premières et auxiliaires), dont aucune partie ne se trouve sous la forme exigée pour la circulation et ne peut par su ' ite servir à renouveler une même opération ; toutes les parties constituant des éléments du produit en voie de fabrication sont fixées successivement dans la sphère de la production ou engagées sous la forme de capital productif.
244 DEUXIÈME' PARTIE. - LA ROTATION DU CAPlTA L
Le temps de rotation est égal à la somme des temps de production et de circulation du capital. Une prolongation du temps de production diminue la vitesse de rotation autant qu'une prolongation du temps de circulation. Deux observations sont à faire dans le cas qui nous occupe :
Prinzo : Ea ce qui concerne le séjour prolongé dans la sphère de la production :' le capital avancé, par exemple, dans la première semaine, pour le travail, les matières premières etc., ainsi que les parcelles de valeur que le capital fixe transfère au produit, sont retenus dans la sphère de la production pendant tout le terme de trois mois et ne peuvent e ntrer comme marchandises dans la circulation, puisqu'ils constituent des éléments d'un produit non achevé.
Sectindo : Puisque la période de travail nécessaire a l'acte de production ne constitue, durant trois mois, qu'un seul procès de travail, il faut ajouter toutes les semaines une nouvelle somme de capital circulant aux sommes avancées précédemment. Les quantités de capital supplémentaire engagées successivement, augmentent ainsi avec la longueur de la période de travail.
C
Nous avons supposé que les capitaux de la filature et de la fabrique.de machines sont de grandeur égale, qu'ils se divisent suivant les mêmes proportions en capital constant et capital variable, et en capital fixe et capital circulant, que les journées de travail sont également longues, bref que toutes les circonstances sont les mêmes, excepté la durée de la période de travail. Dans la première semaine, les avances dés deux capitalistes sont égales. Le produit du fileur peut être vendu, et l'argent qu 'il rapporte peut servir à acheter de nouveWs forces de travail, de nouvelles matières premières, etc., bref à continuer la production à la même échelle; le fabricant de machines, au contraire, ne peut reconvertir en argent le capital circulant qu'il dépense dans la première semaine, qu'après trois mois, quand son produit est achevé et ce n'est qu'alors qu'il peut commencer une nouvelle opération. Il y a donc -une différence dans la restitution de la même quantité de capital
CHAP. XII. - LA PÉRIODE DE TRAVAIL 245
avancé. En outre, si pendant trois mois, on a employé, dans la filature et dans la fabrique de machines, des capitaux productifs de grandeur égale, la somme de capital avancé a été absolument différente : chez le fileur, le même capital se renouvelle rapidement, pour recommencer la même opération, tandis qu'il se renouvelle lentement chez le constructeur de machines, qui, j usqu'au moment du renouvellement, est obligé d'ajouter continuellement de nouvelles quantités de capital aux anciennes. Il y a donc une différence aussi bien dans l'espace de temps dans lequel les mêmes portions de capital se renouvellent ou pour lequel elles sont engagées, que dans la somme de capital qu'il faut avancer suivant la lon~ueur de la période de travail (bien que le capital employe tous les jours ou toutes les semaines soit de grandeur égale). Il faut retenir ce fait,
7
parce que la durée de l'avance peut augmenter - il en sera
1
ainsi dans les cas que nous étudierons dans le chapitre suivant - sans que le capital à avancer augmente dans la même proportion. Il faut avancer le capital pour Lin temps plus long et la somme' de capital engagée sous forme de capital productif doit être plus grande.
Quand la production capitaliste est encore peu développée, les grandes entreprises qui demandent une longue période de travail et par conséquent des avances considérables de capital pour une longue durée, ne sont pas exécutées en mode c.apitaliste, surtout quand il s'agit de travaux de grande importance. C'est le cas, par exemple, des routes, des canaux, etc., qui sont construits aux frais des corrimunes ou de l'Etat (dans les époques anciennes, le plus souvent par corvées) ou ne sont payés que pour une très petite part par l'argent des capitalistes. Un entrepreneur qui construit une maison pour un particulier reçoit des avances qui paient la maison au fur et à mesure que sa construction avance, Au contraire, dans l'ère du capitalisme développé, où des capitaux énormes sont concentrés entre les inaiDs des capitalistes, où à côté des capitalistes isolés fonctionnent les capitalistes associés
246 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
(les sociétés par actions) et où le crédit est pleinement développé, l'entrepreneur capitaliste ne construit qu'exceptionnellement sur commande pour un particulier. La règle est qu'il éri~~e, pour le marché, des rangées de maisons ou des quartie rs de ville, tout comme d'autres capitalistes construisent des chemins de fer.
La déposition d'un entrepreneur devant le Comité des Banques de 1857 montre combien la production capitaliste a révolutionné l'industrie du bàtiment à Londres. " Dans ma jeunesse, dit-il, les maisons étaient construites, le plus souvent, sur commande et le prix en était payé à l'entrepreneur, par îk-comptes pendant la construction. On bâlissaitpeu par spéculation; les entrepreneurs ne le faisaient que pour avoir une occupation régulière pour leurs ouvriers, afin de se les attacher. Dans ces derniers quarante ans, tout cela a changé ; on ne b;Uit plus que très peu sur commande : celui qui a besoin d'une nouvelle maison, en choisit une parmi celles qui sont construites ou en voie de construction, pour le compte d'un spéculateur. L'entrepreneur ne travaille plus pour le client, mais pour le marché ; comme
,tout autre industriel, il est, forcé d'avoir de la ma , rchan
dise prête. Alors que jadis un entrepreneur bâtissait peut
être trois ou. quatre maisons à la fois par spéculation, il
doit maintenant acheter (c'est-à-dire, suivant l'expression
continentale, louer pour 9) ans) un immeuble important,
y ériger 100 à 200 maisons et se lancer dans une af
ffaire qui dépasse vingt à cinquante fois sa fortune. Les
fonds sont constitués grâce à l'hypothèque et l'argent est
mis à la disposition de l'entrepreneur au fur et à mesure
de la construction des maisons. Survient-il une crise qui
fait arrêter les paiements des à-comptes, toute l'entreprise
échoue : les maisons restent inachevées jusqu'à des temps
meilleurs, à moins qu'elles ne soient vendues aux enùb~res
et à demi-prix. S'il ne spécule et s'il ne travaille en grand,
.aucun entrepreneur ne peut prospérer aujourd'hui. Le
p~ofit (le la construction elle-même est extrêmement petit;
le bénéfice principal se trouve dans l'augmentation de la
CHAP. - XII. - LA PÉRIODE DE TRAVAIL 247
rente foncière, dans le choix et l'exploitation habile du terrain. C'est suivant ce mode de spéculation, qui devance la demande de maisons, qu'ont été bâties presque tout Belgravia et Tyburnia ainsi que les innombrables villas des environs de Londres. (Abrégé du Report from the Select Comittee on Bank Acts, Part. 1, 1857, Evidence, Questions 5413-18, 5535-36).
L'exécution d'ouvrages de grand développement, exi
geant nue période de travail d' une longueur considérable,
n'échoit complètement à la production capitaliste que lorsque
la concentration du capital est fort avancée et que le déve
loppement du crédit o ' ffre au capitaliste l'expédient com
mode d'employer et, par conséquent, de risquer le capital
d'autrui en place du sien. Il va de soi (lue le fait que le
capital engagé dans la production appartient ou non à celui
qui l'emploie, n'a pas d'influence sur la vitesse et le temps
de rotation.
Les circonstances qui rendent la journée de travail plus productive, comme la coopération, la division du travail, l'emploi de machines, diminuent la période de travail. Ainsi, les machines raccourcissent le temps de construction des maisons, des ponts, etc. ; les moissonneuses, les batteuses, etc., diminuent la période de travail nécessaire Pour transformer le blé en marchandise prête à la vente. Des améliorations dans la construction des navires, en augmentant leur vitesse, reduisent le temps de rotation du capital engagé dans la navigation. Le plus souvent, ces améliorations qui raccourcissent la période de travail et par conséquent le temps pour lequel le capital circulant reste tngagé, nécessitent une dépense plus grande de capital fixe. Dans certaines branches d'industrie, la période de travail peut aussi être diminuée par la simple extension de la coopération ; l'achèvement d'un chemin de fer est accéléré par la mise à l'oeuvre de grandes armées d'ouvriers commençant la besogne en beaucoup d'endroits à la fois. Dans ce cas, la durée du temps de rotation est reduite par l'augmentation du capital avancé : le capita
248 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
liste dispose de plus de moyens de production et de plus de forces de travail.
Puisque l'abréviation de la période de travail est rattaehée le plus souvent à une augmentation du capital avancé, il est intéressant de savoir
abstraction faite de la quantité de capital dont dispose la société toute entièredans quelle mesure les moyens de production et de subsistance, avec le droit d'en disposer, sont éparpillés ou réunis entre les mains des capitalistes isolés, en d'autres termes, quel est le degré de concentration des capitaux, Le crédit, qui accélère et augmente la concentration du capital, concourt à raccourcir la période de travail et, par cela même, le temps de rotation.
La période de travail, continue on discontinue, ne peut pas être raccourcie,par les moyens que nous venons d'indiquer, dans les branches de produetion où elle dépend des conditions naturelles. " L'expression : " accélérer la rotation " ne peut pas s'appliquer à la moisson qui n'admet qu'une rotation par an. En ce qui concerne le bétail, nous demandons simplement: comment pourrait-on accélérer la rotation de moutons qui ne sont bons pour J'abattoir que lorsqu'ils sont àgés de deux ou trois ans, et de bœufs qui doivent être âgés de quatre et cinq ans ? " M. Walter Good, Polï,*Iieal, ayricidiural and commercial fallacies. London, 1866, p. 325).
La nécessité d'avoir plus vite de l'argent disponible (pour payer, p. ex.,des prestations fixes, comme fimpût, la rente foncière, etc.), détermine la solution de ce problème : le bétail est vendu et abattu avant qu'il soit arrivé a l'àge normal et ce, au grand désavantage de l'agrieulture et en entrainant, à la fin, un renchérissement de la viande. " Les gens qui jadis élevaient surtout du bétail polur en fournir aux paturages du Midland en été et aux étables
des comtés de l'est en hiver sont tellement atteints
par les oscillations et la baisse du prix du blé, qu'ils sont
contents de pouvoir tirer profit des prix élevés du beurre
et du fromage ; le beurre ils le portent ordinairement au
CHAP. III. -LA PÉRIODE DE TRAVAIL 24S~
ment au marché pour faire face à leurs dépenses courantes; le fromage ils le vendent à nu facteur qui leur accorde des avances, qui ne vient le chercher que lorsqu'il est transportable etquile prendà un prixfixé par lui, C'est pour ,cette raison et parce que l'agriculture est gouvernée par les principes de l'économie politique, que les veaux que les contrées laitières exportaient jadis vers le sud où ils étaient élevés, sont abattus maintenant en masse, souvent à l'âge de huit il dix jours, dans les abattoirs de Birmingham, Manchester et des autres grandes villes du voisinage.
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Si, au contraire, le malt était exempt d'impôt, non seulement les fermiers feraient plus de bénéfice et pourraient conserver leurs jeunes bestiaux pour leur laisser le temps de devenir plus âgés et plus pesants, mais le malt pourrait servir en même temps à nourrir, à la place du lait, les, veaux de ceux qui n'ont pas de vaches ; et le manque effrayant de jeunes bestiaux dont nous souffrons actuellement aurait été évité en grande partie. Si l'on recommande maintenant à ces petits agriculteurs d'élever leurs veaux, ils répondent : Nous savons très bien que l'élevage au moyen du lait serait profitable ; mais d'abord il faudrait avancer de l'argent, ce que nous ne pouvons pas et ensuite il faudrait attendre longtemps avant que notre argent nous revienne, tandis que dans la laiterie il nous revient immédiatement " (Ibidem, p. 12, 13). Si la prolon~ation de la rotation entraine de pareilles conséquences pouir le petit fermier anglais, quels troubles ne doit-elle pas provoquer pour le petit paysan du continent ?
La valeurque le capital fixe transfère par couches au produit, s'accumule et la restitution en est retardée en raison de la durée (le la période de travail et, par conséquent, en raison du temps qui s'écoule jusqu'à l'achèvement de la marchandise prête à circuler. Mais ce retard n'entraine pas de nouvelles dépenses de capital fixe. La machine continue à agir dans la production quel que soit le temps que mette à, revenir l'argent qui compense son usure. Il en est autrement du capital circulant. Non seulement il faut l'engager
250 DEUXIÈME PARTIE. - L.1~ ROTATION DU CAPITAL
pour un temps plus long, en rapport avec la durée de la période de travail ; mais il faut encore engager constamment du nouveau capital sous forme de salaire, de matières premières et auxilîaires. On voit ici que la différence entre le capital fixe et le capital circulant résulte de la différence des rôles qui sont assignés aux divers facteurs du procès de travail, les uns concourant à plusieurs procès de travail répétés, les autres étant constamment renouvelés et constamment restitués en entier par la circulation, ce qui n'est pas le cas pour les premiers. Un retard dans la restitution agit donc différemment sur les deux formes du capital. Qu'elle soit lente ou rapide, le capital fixe continue à agir. ; le capital circulant, au contraire, ne peut plus fonctionner lorsque sa restitution est retardée, parce qu'il est arrêté sous forme de produit non vendu ou non achevé (donc non vendable) et qu'il n'existe pas de capital supplémentaire pour le remplacer en nature. - " Pendant quele paysan meurtdefaim, son bétail prospère;ilavait plu suffisamment et l'herbe abondait. Le paysan indien mourra de faim à côté d'un bœuf gras. Les commandements de la superstition semblent cruels à l'égard de l'individu, mais ils sauvent la société ; la conservation des bêtes de labour assure la continuation de l'agriculture et, par cela même, alimente les sources de la subsistance et de la richesse futrirés. Cela peut paraitre dur et triste, mais il en est ainsi : aux Indes, un homme se remplace plus facilement qu'un bœuf " (Return, East India. Aladras and Orissa Famine, n' 4, p. 4). Qu'on compare à cela la phrase du iVaiiai-a-Dhai~nta-Sestï~a, chap. X, p. 862) : " Sacrifier la vie sans récompense pour avoir un prêtre ou une va
che peut assurer le salut de ces tribus nées humble
ment. "
Il est évidemment impossible de fournir une bête de cinq ans avant la fin des cinq ans. Mais ce qui est possible, dans certaines limites, par un traitement convenablement appliqué, c'est de produire en moins de temps des bêtes en vue d'une utilisation déterminée. C'e&t ce qui fut effectué notam
CHAP. XII. - LA PÉRIODE DE TRAVAIL 251
ment par Bakewell. Autrefois les moutons anglais ne pouvaient être abattus, comme les moutons français jusqu'en 1855, avant la quatrième ou la cinquième année. Suivant le système de Bakewell, un mouton d'un an peut déjà être mis à fengrais et en tout cas il atteint toute sa grandeur avant la fin de la seconde année. Bakewell, le fermier de Dishley Grange, réduisait par une sélection attentive, le squelette des moutons au minimum nécessaire à leur existence. Ses moutons furent appelés ceux de New Leicester. " L'éleveur peut en envoyer trois au marché dans le temps qui lui était autrefois nécessaire pour en produire un et ils sont plus larges, plus ronds, plus développés dans les parties qui donnent le plus de chair. Presque tout leur poids est en viande nette (Lavergne, Economie rurale de [Angleterre, etc. 1863, p. 27).
Les méthodes propres à raccourcir la période de travail ne sont applicables aux différentes branches d'industrie qu'à des degrés très différents et ne compensent pas les différences de durée des périodes de travail. Pour nous en tenir à notre exemple, l'emploi de nouvelles machinesoutils peut raccourcir d'une manière absolue la période de travail nécessaire à la fabrication d'une locomotive. Mais si des procédés améliorés augmentent encore plus rapidement le produit journalier ou hebdomadaire de la filature, il en résultera que la durée de la période de travail dans la fabrication des m-qc-hines a-Lira néanmoins augmenté relativement à celle dans la filature.,
CHAPITRE XIII
LE TEMPS DE PRODUCTION
Le temps de travail est toujours temps de production, car pendant la durée du travail le capital est retenu dans la sphère de production. Au contraire, tout le temps pendant lequel le capital se trouve dans le procès de production, n'est pas nécessairement temps de travail.
Nous ne parlons pas, en ce moment, des interruptions du procès de travail nécessitées par les limites naturelles, de la force de travail, quoique nous ayons vu combien le procès de travail est prolongé cruellement nuit et jour, uniquement pour éviter que le capital fixe - les bâtiments, machines, etc. - reste inactif pendant les interruptions du travail. Il s'agit ici d'une interruption indépendante de la durée du procès de travail et nécessitée par la nature du produit et de sa fabrication, pendant laquelle l'objet de travail est soumis à des opérations naturelles plus ou moins longues, à des modifications physiques, chimiques ou physiologiques, durant lesquelles le p rocès de travail est suspendu partiellement ou intégralement.
Ainsi, p. ex., le vin sortant du Pressoir doit d'abord fermenter et ensuite rester en cave pendant quelque temps, pour arriver à un certain degré de qualité. Dans beaucoup d'industries, dans la poterie, P. ex., le produi,t doit être séché ; dans d'autres, le blanchissage notamment, il doit être exposé à certaines influences qui changent ses qualités chimiques. Les semis d'automne ont besoin de neuf mois cri général pour mùrir et entre la période des semences et la moisson, le procès de travail est presque entièrement inter
CHAP. XIII. - LE TEMPS DE PRODUCT[ON 258
rompu. Dans la sylvic ulture, les semences et les travaux préparatoires étant finis, il faut parfois 100 ans pour transformer la semence en produit achevé et pendant tout ce temps, il ne faut quune intervention relativement insigniliante du travail.
Dans tous ces cas, du travail complémentaire n'est ajouté
que par intervalles durant une grande partie du temps de
production. La situation décrite dans le chapitre précé
dent, où il faut ajouter au capital quifonctionne déjà dans
la ppoduction, du nouveau capital ou du nouveau travail, ne
se réalise qu'avec des interruptions plus ou moins longues.
Le temps de production du capital engagé se compose
donc ici de deux périodes: l'une, pendant laquelle le capi
tal se trouve dans le procès de travail ; l'autre, pendant
laquelle sa forme d'existence - le produit non achevé -
est exposée à l'influence de procès naturels, sans se trou
ver dans le procès de t ' ravail. Le fait que ces deux pério
des s'entrecroisent parfois ne change rien à là, chose. La
période de production et la. période de travail ne coïnci
dent pas ici; la première dépasse la seconde. Mais ce n'est
qu'au bout de la période de production que le produit est
fini et que le capital productif peut être converti en mar
chandise. Par conséquent, la durée du temps de produc
tion qui n'est pas occupée par le travail, intervient éga
lement pour prolonger la période de rotation.
Lorsque l'excédent du temps de production sur le temps de travail 'n'est pas déterminé, une fois pour toutes, par les lois de la nature - comme pour la maturation du blé, la croissance du chêne, etc., - on peut, dans beaucoup de cas, le raccourcir artificiellement et diminuer ainsi, dans une mesure plus ou moins grande, la période de rotation. C'est ce qu'on fait, dans le blanchissage, quand on adopte des procédés chimiques au lieu de blanchir sur les prairies, et dans le séchage, quand on emploie des appareils dessicateurs. Il en est de même dans la tannerie, où la pénétration du tannin dans les peaux, qui exigeait 6 à 18 mois suivant l'ancienne méthode, n'exige plus que de 11/2
254 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
à 2 mois depuis qu'on emploie la pompe à air, (J. G. Courcelle-Seneuil, Traité théorique et pratique (les entreprises industrielles, etc. Paris, 1857, 2' édition).
L'exemple le plus remarquable de la réduction artificielle du temps de production est fourni par l'histoire de la fabrication du fer et surtout par les progrès, dans ces cent dernières années, de la transformation de la fonte en acier,, depuis l'invention du puddlage vers 1780 jusqu~au procédé Bessemer et aux améliorations encore plus récentes. Le temps de production a été raccourci énormément, mais dans la même mesure, le capital engagé a été augmenté. Un exemple original de la différence entre le temps de n
production et le temps de travail nous est fourni par la tabrication américaine des formes de souliers. Une partie considérable des frais de cette industrie résulte de ce que le bois doit être séché pendant 18 mois, pour qu'il ne se déjette et ne se déforme pas dans la suite. ' Pendant ce temps, il n'est soumis à aucun autreprocès de travail. Lapériode de rotation du capital engagé ne se détermine donc pas seulement parle temps nécessaire à la fabrication même des formes, mais aussi par le temps pendant lequel le capital reste inactif dans le bois soumis an séchage. Il se trouve pendant 18 mois dans le procès de production avant d'entrer dans le procès de travail proprement dit. Cet exemple montre en même temps combien les périodes de rotation des diverses parties d'un capital circulant peuvent différer par suite de circonstances qui résultent, non de la circulation, mais de la production.
C'est dans l'agriculture que la différence entre le temps de production et le temps de travail se montre le plus clairenient. Dans nos climats tempérés, le sol donne une récolte par an et la période de production (qui est, en moyenne, de neuf mois pour les semis d'automne) est raccourcie ou prolongée suivant que l'année est bonne ou mauvaise, de sorte qu'on ne peut ni la prévoir, ni la contrôler, comme dans l'industrie proprement dite. Seuls, les produits secondaires, le lait, le fromage, etc., peuvent
CHAP. XIII. - LE TEMPS DE PRODUCTION 255.
être produits et vendus couramment dans des périodes plus courtes. Quant au temps de travail, voici comment il se présente : " Le nombre des jours de travail, dans les différentes régions de 1'-,I.Ilemagne, doit être évalué comme sait pour les trois principales périodes de travail, en tenant compte du climat et des autres conditions : période de printemps - depuis la mi-mars ou le commencement d'avriljusqu'au milieu de mai -de 50 à 60jours; période d'été -depuis le commencement de juin jusqu'à la fin d'août -de 65 à 80 jours; période d'automne - depuisle commencement de septembre jusqu'à la fin d'octobre ou Jusqu 1 au milieu et à la fin de novembre -de 55 à 75 jours. En hiver il ne faut compter que les travaux exécutables pendant cette saison, comme les charriages d'engrais, de bois, de produits destinés au marché, à, la construction,ete,." (F. Kirchhof, Handbuch (lep landwirtschafflichen Belriebstehre, Dresden, 1852, p. 160).
Plus le climat est défavorable, plus la durée du travail agricole et par conséquent des avances de capital et de travail est courte. Dans ecrtaines régions septentrionales de la Russie, par exemple, le travail agriéole n'est possible que pendant 130 à 150 jours de l'année. On comprend quelle perte énorme la Russie subirait, si 50 sur les 65 millions de sa population européenne restaient inoccupés pendant les six à huit mois d'hiver où tout le travail agricole doit cesser. Outre les 200.000 paysans qui travaillent dans les 10.500 fabriques de la Russie, l'industrie à domicile s'est développée partout àla campagne. Il y a des villages où les paysans sont, depuis plusieursgénérations, tisserands, tanneurs, cordonniers, serruriers, couteliers, etc. ; c'est le cas notamment dans les gouvernements de Moscou, de Wladimir, de Kaluga, de Kostroma et de Pétersbourg. Du reste, cette industrie à domicile est soumise de plus en plus à la production capitaliste ; les tisserands, par exemple, reçoivent la chaîne et la trame des commerçants, directement ou par l'intermédiaire de facteurs. (Abrégé des Reports by H. M. Sec
256 DKUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
cretaries of Embassady and Legation on the ~lanufacture>,, Commerce, etc. N' 8, 1865, p. 86, 87.) On voit ici comment la différence des périodes de production et de travail, la dernière n'étant qu'une partie de la première, constitue la base naturelle de la combinaison de l'agriculture et des industries rurales, et comment celles-ci deviennent un point d'appui pour le capitaliste qui cherche à s'y introduire d'abord en qualité de commerçant. Lorsque plus tard la production capitaliste effectue la séparation de la manufacture et de l'agriculture, l'ouvrier agricole reste de plus en plus dépendant d'un emploi secondaire accidentel,' ce qui rend sa situation de plus en plus précaire. Pour le capital, ainsi que nous le verrons plus tard, les différences de rotation s'égalisent et se compensent ; pour l'ouvrier il n'en est pas ainsi.
Dans la plupart des industries proprement dites, les mines, le tranFport, etc., l'exploitation est régulière, et de durée égale d'année en année. Abstraction faite des interruptions anormales dues à des oscillations de prix, des troubles d'affaires, etc., les avances Pour le capital lancé journellement dans la production se répartissent d'une manière uniforme et, les conditions du marché restant égales, le reflux du capital circulant ou son renouvellement dans le cours de l'année se fait en périodes égales. La plus grande irrégularité aflecte, au contraire, les avances de capital circulant, pendant les diflérentes périodes de l'année, dans les industries où le temps de travail rte constitue qu'une partie du temps de production ,et dans lesquelles le reflux de ce capital s'effectue d'un seul coup et à un moment déterminé par les conditions naturelles, L'importance de l'entreprise, c'est-à-dire la somme de capital circulant engagé, étant la même, celui-ci doit y être avancé par quantités plus grandes en une fois et pour un temps plus long que dans les entreprises dont les périodes de travail sont in-interrompues. Il s'y présente également une différence plus considérable entre la durée de la vie du capital fixe et le temps où il fonctionne réellement d'une manière productive.
CHAP. XIII. - LE TEMPS DE PRODUCTION ',157
Par suite de la différence entre le temps de travail et le temps de production, le fonctionnement du capital fixe s'interrompt d'une façon continuelle et pour des périodes plus oui moins longues. Tel est le cas, par exemple, des bêtes de labour, des appareils et des machines agricoles : le capital fixe engagé dans les bêtes de labour. exige les mêmes ou à lieu près les mêmes dépenses de nourriture, etc., lorsqu'il ne fonctionne pas que lorsqu'il fonctionne, et les moyens de travail inanimés se déprécient même quand ils ne sont pas utilisés. Le produit est ainsi renchéri, puisque la valeur qui lui est transférée se calcule, non d'après le temps où le capital fixe a fonctionné, mais d'après le temps où il a perdu de sa valeur. Dans ce cas, l'inactivité du capital fixe, qu'elle nécessite ou non des frais courants, constitue une condition de son emploi normal, au même titre, par exemple, que la perte d'une certaine quantité de coton dans la filature ; de même le travail qui, dans des conditions techniques données, doit être dépensé inévitablement, bien que d'une manière improductive, compte dans chaque procès de travail, aussi bien que le travail productif. Chaque ainélioration qui diminue la dépense improductive de moyens de travail, de matières premières et de force de travail, diminue aussi la valeur du produit.
Dans l'agriculture, la durée plus longue de la période de travail vient se joindre à la grande différence entre le temps de travail et le temps de production. Hodgskin dit, à ce sujet, avec raison: "La différence entre le temps " (bien qu'il ne distingue pas ici entre le temps de travail et le temps de production) " nécessaire pour achever les produits de l'agriculture et celui nécessaire pour d'autres industries, est la cause principale de la grande dépendance des agriculteurs. Ils ne peuvent apporterleurs marchandises au marché qu'au bout d'un an. Pendant tout ce temps, ils doivent faire des emprunts au cordonnier, au tailleur, au Jorgeron, au charron et aux autres producteurs, dont ils emploient les produits, achevés en quelques jours ou en
258 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
quelques semaines. Par suite de cette circonstance naturelle et à cause de l'augmentation plus rapide de la richesse dans les autres branches de travail, les propriétaires fonciers, bien qu'ils aient monopolisé tout le sol du royaume et qu'ils se soient appropriés le monopole de la législation, ne sont pas à même d'éviter qu'eux et ceux qui les servent, les fermiers, ne deviennent les gens les plus dépendants du pays " (Thomas Hodgskin, Popular Political Econoïîïy, London, 1827, p. 147, note).
Toutes les méthodes qui ont pour effet, soit de répartir plus également sur toute l'année les dépenses de salaire et de moyens de travail dans l'agriculture, soit de raccourcir la durée de la rotation ( ' par la culture de produits différents, donnant différentes récoltes par an), nécessitent une augmentation du capital circulant avancé pour le salaire, l'engrais, les semences, etc. Il en est ainsi quand on passe de l'assolement triennal avec jachère à la culture alternative sans jachère ; il en est de même pour les cultures dérobées, dans les Flandres. " Les racines sont prises en culture dérobée, le même champ donnant d'abord des céréales, du lin, du colza pour les besoins de l'homme, et puis des racines semées après la moisson pour entretenir le bétail. Ce système qui permet de garder constamment les bêtes à cornes dans l'étable, produit une accumulation considérable de fumier et devient ainsi le pivot de la rotation des récoltes successives. Plus du tiers de la surface cultivée est consacré, dans la zone sablonneuse, aux cultures dérobées ; c'est donc comme si fon augmentait d'un tiers l'étendue du sol exploité. " A côté des racines, on y emploie aussi du trèfle et d'autres fourrages. " La culture ainsi poussée jusqu'au point où elle devient du jardinage exige, on le comprend sans peine, un capital d'exploitation considérable. Ce capital, estimé en Angleterre à 250 francs par hectare, doit être en Flandre d'à peu près 500 francs, chiffre que les bons cultivateurs, jugeant d'après leurs propres terres, trouveront sans doute beaucoup trop bas "
CHAP. XIII. - LE TEMPS DE PRODUCTION 259
(Emile de Lave] eye, Essais sur l'Economie rurale de la Belgique, Paris, 1863, p. 59, 60, 63).,
Considérons enfin la sylviculture. " La production du bois se distingue essentiellement de la plupart des autres productions parce que la nature quise rajeunit sans cesse, y agit indépendamment et sans le concours des forces de l'homme et du capital. Même là où l'on rajeunit les forêts artificiellement, la dépense de force humaine et de capital est peu considérable comparée à l'action des forces de la nature. En outre la forêt prospère sur des terrains et dans des circonstances où les céréales ne se développent pas et où du moins leur production n'est plus lucrative. Mais la culture régulière de la, forêt exige une superficie plus vaste que celle des céréales, parce que les petites parcelles ne permettent pas d'établir des coupes méthodiques, de profiter des bénéfices seCODdaires, de protéger la forêt suffisamment, etc.
" Dans la sylviculture le procès de production s'étend sur des espaces de temps tellementlongs qu'il dépasse les plans d'une économie privée et quelquefois même la durée d'une vie d'homme. Le capital dépensé pour l'acquisition du sol " (dans la production communautaire, ce genre de capital n'existe pas et la question est seulement de savoir, combien de sol la commune peut soustraire à l'agriculture et aux pâturages en faveur de la sylviculture) " ne rapporte des fruits qui valtnt la peine, -qu'après un temps très long; il n'accomplit qu'une rotation partielle,la rotation complète de quelques espèces de bois dans les forêts durant jusqu*à 150 ans. Au surplus, pour conduire ses affaires d'une manière serieuse, le sylviculteur doit disposer d'une provision de bois vivant de dix à quarante fois plus considérable que le rendement annuel. C'est pourquoi celui qui n'a pas d'autres ressources et qui ne dispose pas de terrains considérables, ne peut exploiter régulièrement une culture forestière, " (Kirchhof, p. 58.)
La longue durée de la production (qui comprend un tempsde travail relativement petit) et, par suite, les longues
260 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
périodes de rotation rendent la culture des forêts impropre à l'exploitation privée et par conséquent à l'exploitation capitaliste, qui est essentiellement privée, même si le ,capitaliste isolé est remplacé par des capitalistes associés. Le développement de la culture et de l'industrie en général a toujours tellement contribué, à la destruction des forêts que tout ce qui a été fait pour les conserver et pour les produire, est absolument négligeable.
Ce qui est surtout remarquable dans la citation de Kirchhof, c'est le passage suivant : " Au surplus, pour conduire ses affaires d'une manière sérieuse, sylviculteur doit disposer d'une provision de bois vivant de dix à quarante fois plus considérable que le rendement annuel ". La même condition est exigée dans l'élevage des bestiaux. Une partie
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du troupeau (provision de bestiaux) reste dans le procès de production, pendant qu'une autre partie représente le produit annuel et se vend comme tel. Ce n'est qu'une partie du capital qui accomplit ici une rotation Par an, tout comme le capital fixe, les machines, les bêtes de labour, etc. Bien que ce capital reste longtemps fixé dans le procès de production et qu'il prolonge la rotation du capital total, il n'est pas du capital fixe dans le vrai sens du mot.
Ce qui est appelé ici provision une quantité déterminée de bois vivant ou de bétail se trouve virtuellement dans le procès de production (à la fois comme moyen et comme objet de travail) ; pour satisfaire aux conditions naturelles de sa reproduction, l'exploitation régulière doit toujours avoir a sa disposition une provision considérable sous cette forme.
Une influence semblable est exercée sur la rotation par un autre genre de provision qui n'est du capital productif que virtuellement, mais qui doit être accumulée en quantités plus ou moins grandes, à cause de la nature de l'économie rurale, et qui doit être engagée dans la production pendant une longue durée, bien qu'elle n'entre que successivement dans le procès effectif de pro
CHAP. XIII. - LE TEMPS DE PRODUCTION 261
duction. Tels sont, p. ex., L'engrais avant qu'il soit jeté sur les champs, les grains, le foin et les aliments qui servent à l'entretien du bétail. " Une partie considérable du capi-tal d*exploitation est contenue dans les provisions. Cellesci perdent plus ou moins de valeur, si l'on ne fait pas suffisamment attention à leur bonne conservation ; un manque de surveillance peut même entramer la, perte totale d'une partie des provisions. C'est pourquoi une surveillance soigneuse, notamment des granges, des greniers à fourrage et à blé, des caves, ainsi que la fermeture attentive, le nettoyage et l'aérage régulier des magasins, sont nécessaires; il faut retourner de temps à temps les céréales et les fruits que l'on veut conserver, et protéger les pomme de terre et les betteraves contre la gelée, l'eau et le feu " (Kirchhof, p. 292). " Quand on calcule la consommation, notamment pour la nourriture du bétail - consommation que l'on doit répartir suivant le rendement et le but, - il faut viser non seulement à satisfaire aux besoins, mais encore à conserver une provision suffisante pour des cas imprévus. Dès qu'on s'aperçoit que le besoin ne peut pas être satisfait totalement par ce que l'on a produit soi-même, on doit tâcher de combler le manquant par des succédanés s'il est possible de s'en procurer à meilleur marché que les produits qui font défaut. Si, p. ex., il se produit un manque de foin, on peut le compenser par des racines auxquelles on ajoute de la paille. D'une façon générale, il faut prendre ses dispositions pour l'alimentation, en tenant compte de la valeur d'usage et du prix des différents produits ; si, p. ex., l'avoine est chère, tandis que le prix des pois et du seigle est relativement bas, il sera avantageux de remplacer une partie de l'avoine quon donne aux chevaux par des pois et du seigle et de vendre l'avoine ainsi économisée " (Midem, p. 300).
Lorsque nous avons étudié le stock, nous avons fait remarquer qu'une quantité plus ou moins grande de capital productif virtuel, c'est-à-d~re de moyens de
26-2 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
production qui n'ont pas encore servi et dont il faut
avoirune provision plus ou moins grande, est nécessaire
pour être introduite petit a petit dans le procès de produc
tion. Nous avons fait remarquer également que l'impor
tance de cette provision, dans une entreprise donnée,
dépend des conditions de son renouvellement, de la proxi
mité-relative des marchés, (lu développement des moyens
de transport et de communication, etc. Toutes ces circons
tances concourent à déterminer le ininituum. de capital
qu'il faut tenir prêt sous forme de provision productive,
par conséquent, à déterminer le temps pendant lequel
le capital doit rester engagé et l'importance des avances
à faire en une fois. Ces avances qui exercent aussi
une influence sur la rotation, sont en rapport avec le
temps plus ou moins long pendant lequel une partie du
capital circulant est arrêtée comme capital productif sim
plement virtuel, sous la, forme de provision productive.
Cet arrêt petit dépendre des conditions du marché, de la
possibilité plus ou moins rapide du remplacement, etc., et
résulter, par conséquent, de circonstances qui font partie
de la circulation. " Ensuite, pour ce qui concerne tous les
objets auxiliaires, comme les cribles, tamis, paniers,
cordes, graisse pour chariots, clous, etc., moins ou *a l'oc
casion de se les procurer dans le voisinage, plus il faut
en faire provision et en avoir sous la main, prêts à futi
lisâtionimmédiate. Enfin tous les ans, pendant l'hiver, il
faut revoir soigneusement tout l'outillage,le compléter et le
réparer dans la mesure de ce qui est nécessaire. Le point
de savoir s'il faut tenir, en général, des provisions plus
grandes ou plus petites pour les besoins de l'inventaire, dé
pend principalement des conditions locales. Là où il n'y a
pas d'artisans et de magasins dans le voisinage, les provi
sions doivent être plus grandes que là où on les trouve dans
c
la localité ou très près. Mais si l'on achète les provisions nécessaires en grandes quantités et en une fois, on a ordinairement, toutes les autres circonstances restant les mêmes, l'avantage de les payer moins cher, pourvu qu'on ait choisi
CHAP. XIII, - LE TEMPS DE PRODUCTION 268
le bon moment -, il est vrai qu'on soustrait alors au capital d'exploitation, une somme plus grande, dont il n'est pas toujours avantageux de se passer " (Kirchhof, p. 301).
La différence entre le temps de production et le temps de travail, nous l'avons vu, présente des cas très différents. Il se peut que le capital circulant se trouve engagé dans le procès de production avant qu'il ne participe au procès de travail proprement dit (fabrication des formes de souliers) ; on bien qu'il se trouve encore dans la période de production bien que son intervention dans le procès de travail ait pris fin (vin, semences); ou bien encore que le temps de travail s'intercale, à certains moments, dansle temps de production (agriculture, sylviculture), une grande partie du produit, capable de circuler, restant incorporée an procès de production, tandis qu'une partie beaucoup moindre passe à la circulation annuelle (culture du bois, élevage des bestiaux). Quant à la durée pendant laquelle une partie du capital circulant s'arrête sous forme de capital productif virtuel et la quantité plus ou moins grande de ce capital qu'il faut avancer en une fois, elles dépendent en partie du procès de production (agriculture) et en partie du voisinage des marchés, etc., bref, de circonstances appartenant à la sphère de la circulation.
On verra ultérieurement (dans le WIle vol.), à quelles théories absurdes Mac Calloch, James Mill et d'autres ont été amenés en tentant d'identifier les temps de travail et de production là où ils se distinguent, tentative qui résulte elle même d'un emploi erroné de la théorie de la valeur.
Le cycle de rotations que nous avons étudié plus haut, est donné par la durée du capital fixe engagé dans le procès de production. Etant donné que cette durée se compose d'une série plus ou moins grande d'années, elle comprend aussi une série de rotations annuelles, ou même plus courtes, du capital circulant.
Dans l'agriculture, un cycle pareil de.rotations résulte
264 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
du système de l'assolement. " La durée du bail ne doit pas être plus courte, en tout cas, que le temps de rotation de la semence ; ë'est pour cette raison que l'on compte toujours par 3, 6, 9, dans le système de l'assolement triennal. Lorsque celui-ci est appliqué avec jachère pure, le champ n'est cultivé que quatre fois en six ans, de telle sorte que, les années de culture, on alterne les semis d'automne et ceux d'été, et, si la qualité du sot le permet, le froment et le seigle, l'orge et Favoine. Chaque espèce de céréales
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donne une récolte différente sur le même sol ; elle a sa valeur propre et se vend à un autre pi-ix que les autres. Le rendement du champ est donc autre chaque année de culture, de même qu*il est autre dans la premièrepériode (les trois premiers ans) que dans la seconde. Même le rendement moyen n'est pas égal dans les deux périodes, parce que la fertilité ne dépend pas uniquement de la qualité du sol, mais aussi de la température, et que le prix découle d'une foule de circonstances. Si l'on calcule le rendement du champ d'après la moyenne de la fertilité et des prix de la période de six ans, on trouve une expression du rendement total annuel, vraie pour l'une des périodes comme pour l'autre; il n'en est pas de même si l'on adopte pour base du calcul la moitié de la période seulement, c'est-à-dire les résultats de trois ans. Il s'ensuit que la durée du bail, sous le système des trois assolements, doit être de six ans au moins. Cependant il est toujours plus désirable, pour le fermier comme pour le propriétaire, que cette durée soit un multiple de la durée du bail (s'l"e !) et quelle soit fixée, dans le système des trois assolements, non pas à 6, mais à 12, 18 années et plus, et, dans le système des sept assolements, non pas à 7, mais à 14, 2~ années " (Eirelitiof, p. 117, 118) (1).
(1) Le manuscrit porte ici : " La culture alternative en AngleterreFaire une note. "
CHAPITRE XIV
LE TEMPS DE CIRCULATION
Toutes les circonstances examinées jusqu'ici, qui différencient les périodes de rotation des capitaux placés dans différentes branches d'affaires et qui font varier, par cela même, les temps pendant lesquels le capital reste engagé,. prennent naissance dans le procès de production ; telles. sont la différence entre le capital fixe et le capital circulant, la différence entre les périodes de travail, etc. Le temps de rotation du capital étant égal à la, somme de ses temps de production et de circulation., il va de soï que le temps de circulation, en changeant de longueur, modifie le temps de rotation et, par conséquent, la durée de la période de rotation. C'est ce qui apparait le plus clairement, lorsqu'on compare deux placements d'un même capital, dans lesquels toutes les circonstances qui peuvent modifier la rotation sont égales, à l'exception des durées de circulation ; ou lorsqu'on considère un capital, dont la division en capital fixe et capital circulant, la période de travail, etc., sont données, et dont on fait varier, hypothétiquement, le temps de circulation.
La première section du temps de circulation - qui est relativement la plus décisive - consiste dans le temps de vente, pendant lequel le capital se trouve à l'état de marchandise. Suivant la durée de cette période, le temps de circulation, et par cela même le temps de rotation tout entier, augmentent ou diminuent. Il se peut aussi que les frais de garde, etc., nécessitent des dépenses supplémenfaires de capital. Il est clair que le temps néces
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266 DEUXIÈME PARTIE. - LA, ROTATION DU CAPITAL
saire à la vente des marchandises finies, petit différer de beaucoup, pour les différents capitalistes, dans la mérite branche d'affaires. Il est donc différent non seulement pour l'ensemble des capitaux placés dans les diverses bran,ches de la production, mais aussi pour les divers capitaux autonomes, qui ne représentent au fond que des fractions devenues indépendantes du capital total placé dans un branche de production, Toutes les autres circonstances restant égales, la période de vente changera pour un même capital, avec les oscillations du marché, soit celles du marché en général, soit celles de la branche spéciale d'affaires que l'on considère. Pour le moment nous nous bornons à constater que toutes les circonstances propres à différencier les périodes de rotation des capitaux placés dans diverses branches d'affaires, différencient également, quand. elles agissent individuellement, la rotation des divers capitaux individuels engagés dans une branche d'affaires dans le casi p. ex., où un capitaliste a l'occasion de vendre plus vite que son concurrent, ou bien encore si l'un emploie de meilleurs procédés que l'autre, pour raccourcir les périodes de travail, etc.).
Une cause qui modifie constamment le temps de vente et,par conséquent, celui de rotation, est la distance entre le marché où la marchandise est vendue et son lieu de production. Pendant le temps du transport au marché, le capital est retenu à l'état de marchandise. Il reste tel jusqu'au moment de la livraison, si la marchandise a été produite sur commande; sinon, au temps dit transport vient s'ajouter le temps pendant lequel la marchandise reste exposée en vente. Les progrès des moyens de communication et de transport diminuent d'une manière absolue la durée du transport des marchandises ; mais ils ne suppriment pas les différences relatives entre le temps de circulation des divers capitaux-marchandises ou des diverses fractions du même capital-marchandise se trouvant en route pour des marchés différents. Les bateaux à voile et à vapeur perfectionnés, p. ex., raccourcissent le voyage, au
CHAP. XIV. - LE TEMPS DE CIRCULATION ' 267
tant pour les ports rapprochés que pour les ports éloignés, mais la différence entre les éloignements de ces port~ persiste, bien qu'elle soit souvent diminuée. Cependant, par suite du développement des moyens de transport et de, communication, les différences relatives peuvent être modifiées d'une manière qui n'est pas simplement proportionnelle aux distances naturelles. Un chemin de fer, p. ex., reliant un lieu de production à un grand centre de population, peut agir comme si la distance d'un lieu naturellement plus rapproché mais sans chemin de fer, était allongée absolument on relativement ; la même circonstance peut modifier les distances relatives entre les lieux de production et les grands débouchés, et c'est ainsi que s'explique la ruine des anciens centres de production et l'essor des nouveaux, par suite des progrès des moyens de transport et de communication (il faut y ajouter le prix relativement plus bas du transport pour les grandes distances que pour les petites). Le développement des moyens de transport n'augmente pas seulement la vitesse du trajet, ce qui diminue les distances locales; il n'augmente pas seulement la masse des moyens de transport, ce qui permet à beaucoup de navires de faire voile en même temps pour le même port et à plusieurs trains de rouler sur différentes voies entre les deux mêmes points -, mais, grâce à lui, des bateaux voguent entre Liverpool et New-York plusieurs fois par semaine, et ,plusieurs trains de marchandises roulent journellement, à différentes heures, entre Manchester et Londres. Il est vrai que cette dernière circonstance - le potentiel des moyens de transport étant donné - ne modifie pas la vitesse absolue, ni le temps de circulation. Elle permet d'expédier les marchandises, à de petits intervalles et en petites quantités, pour les faire arriver au marché successivement, au lieu de les accumuler en grandes masses, comme capital-marchandise virtuel, jusqu'au moment de l'expédition. Il en résulte que la rentrée de l'argent se fait par périodes successives, une partie du capital étant cons
268 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
tamment convertie en argent, tandis que l'autre circule sous forme de marchandise. Cette répartition de la rentrée sur plusieurs périodes successives raccourcit le temps de circulation et, par conséquent, la rotation. A mesure qu'un lieu de production produit davantage, devient un centre plus important, l'intensité des transports., le nombre de trains, p. ex., se développe dans la direction des marchés et des débouchés déjà existants, c'est-à-dire vers les grands centres d'industrie et de population, vers les ports d'exportation, etc. D'autre part, cette facilité extraordinaire de communication et la vitesse plus grande de rotation qui en est la conséquence -pour autant que celle-ci dépend du temps de circulation - entrainent à leur tour une concentration plus rapide des centres de production et des débouchés. Parallèlement a l'agglomération ainsi accélérée d'hommes et de capitaux dans certains endroits, s'accélère aussi la concentration des capitaux. De nouvelles
modifications et de nouveaux déplacements se produisent en même temps, par suite de modifications dans la situation relative des lieux de production et des marchés, provoquées elles-mêmes par le progrès des moyens de communication. Un lieu de production qui jouissait autrefois d'une position spécialement avantageuse par sa situation près d'une granderoute ou d'un canal, ne dispose maintenant que d'un chemin de fer secondaire parcouru à, de rares intervalles ; un autre, tout à fait éloigné autrefois des grandes routes, -est devenu le point de croisement de plusieurs lignes de chemin de fer. Ce dernier a prospéré, le premier est ruiné. C'est ainsi que la transformation des moyens de transport a pour conséquence une différenciation locale du temps de circulation des marchandises , de leur vente et de leur achat, ou bien une modification des. diflérences locales qui existaient déjà, L'importance de ce fait, au point de vue de la rotation dut capital se révèle dans les différends qui éclatent entre les représentants commerciaux et industriels des différentes localités et les directions des chemins de fer (Voir, p. ex., le livre bleti
CHAP. XIV. - LE TEMPS DE CIRCULATION 26la
,du Railway Committee, que nous avons déjà cité). Il s'affirme également par ce fait que toutes les branches de production qui, par leur nature, dépendent essentiellement de la. vente sur place, comme les brasseries, se développent principalement dans les grands centres de population. Certaines conditions de la production, l'emplacement, p. ex., y sont plus chères, il est vrai; mais ce -désavantage est compensé, en partie, par la rotation plus rapide du capital.
Si, d'un côté, le progrès de la production capitaliste, en développant les moyens de transport et de communication, raccourcit le temps de circulation de certaines marchan(lises, le même progrès entraine la possibilité, et par cela même la nécessité. de travailler pour des marchés toujours plus lointains, en un mot, pour le marché mondial, La masse de marchandises déplacées s'accroit constamment et dans la même proportion augmente, absolument et relativement, cette partie du capital social qui se trouve constamment et pour longtemps sous la forme de marchandise et dans la période de circulation. La conséquence en est un accroissement correspondant de la richesse sociale et des capitaux fixe et circulant qui, au lieu de servir directement de moyens de production, sont engagés comme moyens de transport et de communication.
La simple durée du voyage de la marchandise entre le lieu de production et le lieu de vente fait naitre une différence non seulement dans le temps de vente, première section de la période de circulation, mais aussi dans la seconde,section, le temps d'achat ou de retransformation de J'argent en éléments du capital productif. Supposons, p. ex., le cas où la marchandise est expédiée aux Indes. Le transport dure, p. ex., quatre mois. Admettons que le temps de vente soit égal à zéro, c'est-à-dire que la mar-chandise soit envoyée sur commande et payée au représentant du producteur au moment de la livraison. Le renvoi de l'argent (quelle que soit la forme sous laquelle il ait lieu), dure encore quatre mois. Huit mois se passent
270 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
ainsi, avant que le même capital puisse recommencer son
opération productive. Les différences de rotation qui en
résultent, constituent une des bases matérielles des délais
d'échéance admis pour les titres de crédit, de, même que
c'est le commerce transatlantique qui a été, à Venise et à
Gênes, un des points de départ du crédit proprement dit.
" La crise de 1847 mit les banquiers et commerçants de
l'époque en état de réduire à six mois d'échéance après
vue de la marchandise, fusance indienne et chinoise (con
cernant la circulation entre ces pays et l'Europe), qui était
à dix mois pour les traites à échéance fixe ; les vingt années
qui se sont écoulées depuis, avec l'accélération des trajets
et l'établissement des télégraphes qui les ont accompagnées,
imposent actuellement une nouvelle réduction de fusance et
permettent d'appliquer l'échéance de six mois après vue aux
traites à échéance fixe, ce qui ne sera qu'un acheminement
vers une usance dequatre mois pourles échéances après vue.
Le voyage d'un bateau à voile de Calcutta à Londres, parle
Cap, àure en moyenne moins de quatre-vingt-dix jours. Une
usance de quatre mois signifierait une circulation de la traite
pendant cent cinquante jours environ. L'usance actuelle de
six mois après vue corresponda une circulation de deux cent
dix jours environ " (London Economï"St, 16 juin 1866). Au
contraire : "L'usance brésilienne esttoujours de deuxà trois
mois après vue; on tire les traites dAnvers (sur Londres)
à trois mois de date, et même Manchester et Bradford tirent
sur Londres à trois mois et plus. Une convention tacite donne
ainsi au commerçant l'occasion d'avoir sa marchandise réa
lisée, sinon avant, du moins à féchéance des traiteï.
L'usance des traites indiennes n*est donc pas exagérée. Les
produits des Indes, que l'on vendà Londres ordinairement à
trois mois, ne, peuvent guère être réalisés - en comptant
quelque temps pour la vente - en moins de cinq mois,
tandis qu'en moyenne cinq mois se passent entre l'achat
aux Indes et la livraison en magasin en Angleterre. Il faut
donc ici un " e période de dix mois pour l'achat, la vente et
la livraison de la marchandise, tandis que les traites ne
CHAP. XIV. - LE TEMPS DE CIRCULATION 271
circulent pas plus de sept mois " (Ibid-, 30 juin 1866). " Le 2 juillet 1866, cinq grandes banques à Londres qui traitent principalement avec les Indes et la Chine, ainsi que le Comptoir d'Escompte de Paris, firent connaitre au publie, qu'à partir du ler janvier 1867, leurs succursales et représentants dans l'Orient n'achéteraient et ne vendraient plus que des traites tirées à plus de quatre mois après vue " (1bid., 7 juillet 1866). Cette réduction, cependant, ne réussit pas et il fallut y renoncer (Depuis lors, tout cela a été bouleversé par le canal de Suez).
Il est évident que la prolongation du temps de circulac
tion des marchandises augmente le risque d'un changement de prix sur le marché de vente, puisqu'elle étend la période pendant laquelle ce changement peut se produire.
Une autre différence dans les temps de circulation, soit de différents capitaux d'une même branche d'affaires, soit de différentes branches d'affaires, résulte de la diffférence des termes de paiement pour la vente et l'achat, suivant les différentes usances, là où on ne traite pas au comptant. Nous ne nous occupons pas, pour le moment, de ce point qui intéresse surtout le crédit.
L'importance plus ou moins grande des contrats de livraison - qui varie avec l'importance et l'échelle le la production capitaliste - provoque également des différences entre les temps de rotation. Le contrat de livraison étant une transacion entre l'acheteur et le vendeur, relève du marché. Les différences qui en résultent quant au temps de rotation, prennent donc naissance dans la sphère de la circulation ; mais elles se répercutent immédiatement sur la production, quels que soient les termes de paiement et les conditions de crédit, par conséquent même dans la vente au comptant. P. ex. le charbon, le coton, le fil sont despru duits discontinus ; chaque jour fournit doneson quantum de produit fini. Mais si le fileur ou le propriétaire de la mine entreprend la livraison de quantités de produits qui demandent, p. ex., une période ininterrompue de quatre ou de,
'272 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
six semaines de travail, les choses se passent absolument - en ce qui concerne le temps pendant lequel le capital reste engagé - comme si une péripde continue de travail ,de quatre ou six semaines avait été introduite dans ce procès de travail. On suppose ici évidemment que les produits sont à livrer en une fois, ou du moins, qu'ils ne seront payés qu'à la fin de la livraison entière. Alors, pris individuellement, chaque jour fournit son quantum de produit; mais ~ce quantum tout en étant fini, n'est qu'une partie de la quantité à livrer suivant le contrat. Dans Ce cas, la partie finie des marchandises commandées qui ne se trouve plus dans le procès de production, est emmagasinée comme capital virtuel.
Occupons-nous maintenant de la seconde section du temps de circulation : le temps d'achat ou l'époque pendant laquelle le capital se reconvertit de monnaie en éléments du capital productif. Pendant cette période, le capital reste plus ou moins longtemps sous forme de capitalargent, bien que ses composants varient continuellement. P. ex., si dans une entreprise, n x 100 £ du -capital total se trouvent à l'état d'argent, les différentes parties de cette somme se convertiront en capital productif, pendant que la somme elle-même se reconstituera par la vente dc~s marchandises. Par conséquent une fraction du capital avancé se trouve continuellement à l'état d'argent, c'est-à-dire sous une forme qui relève, non de la sphère de production, mais de la sphère de Circulation.
Nous avons déjà vu que l'éloignement du marché, en prolongeant le temps pendant lequel le capital reste ,sous la forme marchandise, retarde directement la rentrée de l'argent et par cela même la reconversion dui Capitalargent'en capital productif.
En ce qui concerne l'achat des marchandises, on a vu en outre (chap. VI), que le temps d'achat, la distance plus ,ou moins grande des matières premières, oblige le capitaliste de les acheter pour de longues périodes et de les
CHAP. XIV. - LE TEMPS DE CIRCULATION 278
tenir prêtes sous la forme de provision productive, de capital productif virtuel; de sorte que le temps d'achat augmente la masse de capital qu'il faut avancer en une fois ainsi que le temps pendant lequel elle reste engagée, l'échelle de la production restant la même,
Une influence semblable est exercée, dans quelques branches d'affaires, par les périodes plus ou moins longues dans lesquelles les matières premières sont jetées sur le marché en grandes quantités. Ainsi kt Londres, on procède tous les trois mois à des ventes publiques de laine, qui dominent le marché, tandis que le marché du coton se renouvelle d'une manière continue, bien qu'avec des inégalités,
1
d'une récolte à l'autre. Il y a donc, pour certaines productions, des époques où se font les grands achats de matière première. Cette périodicité exerce une influence sur la spéculation qui, pour ses achats, a besoin d'avances à plus ou moins long terme ; à ce point de vue elle agit concurreniment avec la nature des marchandises à produire, qui, de son côté, détermine la durée plus ou moins longue pendant laquelle la spéculation peut tenir les produits éloignés du marché, sous forme de capital-marchandise à l'état virtuel. " L'agriculteur doit être ainsi spéculateur dans une certaine mesure, et retarder la vente de ses produits sui~ varit les conditions du marché "... " Cependant, ce qui importe le plus pour la vente des produits, c'est le vendeur, le produit et l'endroit où le produit /est offert en vente. Celui qui, avec de la routine et de la chance (!), dispose d'un fonds de roulement suffisant, ne sera pas à blâmer, si, au lieu de vendre sa récolte à vil prix, il la, garde en magasin pendant une aimée ; celui, au contraire, qui Wa pas un fonds de roulement suffisant ou qui n'a pas l'esprit de spéculation (!), tâchera d'obtenir le prix moyen et vendra lorsqu'il en a l'occasion. Garder la laine plus d'une année, sera presque toujours désavantageux ; les céréales et les semences oléagineuses, au contraire, peuvent être conservées plusieurs années sans que leur qualité en souffre. Quant aux produits dont les prix sont
~74 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
ordinairement soumis à des hausses et des baisses considérables se suivant à courts intervalles, tels que les semences oléagineuses, le houblon, les cardes, etc., on a raison de ne pas les vendre dans les années où leur prix est de beaucoup inférieur aux frais de production. Ce qu'il faut retarder le moins possible, c'est la vente des objets qui nécessitent des frais d'entretien journaliers, comme le bétail gras, ou qui sont exposés à la détérioration, comme les fruits, les pommes de terre, etc. Dans quelques régions, un produit a son prix moyen le plus bas dans certaines saisons, et son prix le plus haut dans d'autres ; ainsi, il y a des localités où les céréales valent moins en novembre qu'entre Noël et Pâques. Il y a, en outre, des régions où certains produits ne se vendent bien qu'à des moments déterminés ; il eu est ainsi de la laine dans certaines localités, où le marché de ce produit se tient à certaines époques et chôme pendant le reste de l'année ", etc. (Kirchhof, p. 302).
Ce qui importe, pour l'étude de la seconde section du temps de circulation, pendant laquelle l'argent se recon vertit en éléments du capital productif, ce n'est pas seulenient cette Conversion en elle-même, ni le temps que l'argent met pour refluer suivant la distance du marché ; c'est surtout la grandeur de la fraction du capital avancé qui doit constamment se trouver à l'état d'argent.
Abstraction faite de la spéculation, l'importance des achats des marchandises dont il faut constamment tenir une provision productive, dépend des périodes de renouvellement de cette provision, c'est-à-dire de circonstances qui sont influencées elles-mêmes par les conditions du marché et diffèrent suivant les matières premières, etc. De grandes avances d'argent sont de temps en temps nécessaires ; elles rentrent par fractions, plus ou moins vite, selon la rotation du capital. Une partie en est dépensée d'une manière continue, également à courts intervalles, pour payer les salaires tandis qu'une autre partie, destinée a l'achat des matières premières, etc., est accumulée comme
CHAP. XIV. - LE TEMPS DE CIRCULATIO-N 275
fonds de réserve, pendant de longs espaces de temps et existe sous forme de eapital-argent, d'importance variable.
Dans le chapitre suivant, nous verrons que d'autres circonstances, résultant du procès de production ou du procès de circulation, exigent qu'une part du capital avancé existe sous forme d'argent. En général les économistes sont très disposés à oublier qu'une partie du capital nécessaire à une entreprise, non seulement passe sans cesse par les trois formes de capital-argent, capital-productif et capital- marchandise, mais que ses différentes fractions, tout en variant continuellement de grandeur relative, revêtent simultanément ces trois formes. Ils perdent de vue, notamment, la fraction qui se présente constamment sous la forme argent, bien qu'elle ait une grande importance dans la pratique et qu'elle facilite singulièrement la compréhension de l'économie bourgeoise.
CHAPITRE XV
INFLUENCE DU rEmPS DE IIOTATION SUR LE MONTANT DU CAPITAL
AVANCÉ
Dans ce chapitre et dans le suivant, nous traitons de l'influence du temps de rotation sur la création de la valeur par le capital.
Supposons un capital-marchandise produit par une période de travail de neuf semaines. Faisons abstraction, pour le moment, et de la valeur transférée au produit par l'usure moyenne du capital fixe, et de la plusvalue qui lui est ajoutée dans la production. La valeur du produit sera donc égale à la valeur du capital circulant qui
1
a été avancé pour sa production, c'est-à-dire le salaire et
les matières premières et auxiliaires. Supposons que cette
valeur soit de 900 ce qui équivaut à une avance hebdo
madaire de 100 Nous avons admis que la période de
production qui coïncide ici avec la période de travail est de
9 semaines. Il est sans importance qu'il s'agisse de la pé
riode de travail d'un produit continu ou de la période de
travail continue d'un produit discontinu, pourvu que la
quantité de produit discontinu à livrer au nia ' relié en une
fois coûte 9 semaines de travail. Supposons quela circula
tion dure 3 semaines. La période de rotation est donc de 12
semaines, soit 9 semaines pour convertit en marchandises,
le capital avancé et 3 semaines pour mettre le capital-mar
chandise en circulation. Un nouveau proçès de production
ne pourrait donc commencer qu'avec la 130 semaine, de
sorte que la production serait arrêtée pendant le quart de
la période de rotation. Ici, encore, il est sans importance
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 277
que ce délai soit nécessaire pour écouler la marchandise
ou qu'il résulte de la distance du marché ou des termes
de paiement. La production étant arrêtée pendant 3 se
maines sur 3 mois, l'arrêt annuel serait de 4 x 3 = 12 se
1
maines = 3 mois =- de la rotation annuelle. Pour éviter
4
cette interruption et pour continuer la production dans la même mesure, semaine par semaine, il n'y a que deux choses à faire :
On peut réduire l'échelle de la production, de telle sorte que les 900 £ suffisent pour faire marcher le travail aussi bien pendant la période de travail que pendant la période de circulation de la première rotation. Avec la 10", semaine, une seconde période de travail et, par cela même, une seconde rotation s'ouvrent, avant que la première rotation ne soit finie ; car celle-ci dure 12 semaines, tandis que la période de travail n'en dure que 9. 900 £, réparties sur 12 semaines, donnent 75 £ par semaine. Il est évident qu'une pareille réduction de la production comporte une importance toute autre du capital fixe et une réduction de toute l'entreprise. Cette réduction ne sera. pas toujours possible, car il existe, dans chaque branche d'affaires, un minimum normal du capital à avancer, qui dépend du développement de la production et en dessous duquel toute entreprise individuelle devient incapable de soutenir la concurrence. Loin d'être fixe, ce minimum normal s'accroit constamment avec le développement capitaliste de la production ; de sorte qu'entre le minimum normal correspondant à un moment donné et le maximum normal, produit d'une extension continue, il existe des degrés intermédiaires, déterminant de grandes différences quant au capital àavancer, lequel peut être réduitjusqu'au minimum normal lui-même. Lorsque la production est arrêtée, soit parce que les marchés sont encombrés, soit parce que les matières premières sont renchéries, on réduit l'avance normale de capital circulant - tout en maintenant intact le capital fixe - par une diminution des heures de travail, en
278 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
ne faisant, p. ex., que des demi-journées. De même, en période de prospérité, on augmente anormalement le capital circulant, soit en faisant travailler plus d'heures, soit en intensifiant le travail, tout en conservant la même importance au capital fixe. Les entreprises qui prévoient ces oscillations dès le début, s'en tirent ou par les moyens indiqués ci-dessus, ou par l'emploi simultané d'un nombre plus grand d'ouvriers et d'un capital fixe tenu en réserve, c omme, p. ex., les locomotives de réserve des chemins de fer, etc. Polir notre recherche nous supposons des conditions normales et ne tenons pas compte de ces oscillations anormales.
Donc pour éviter les interruptions de la production, on répartit la dépense de capital circulant sur une période plus longue, sur douze sema . es u lieu de neuf. La fraction de capital productif fonc i nnant pendant chaque semaine sera donc réduite et sapar i , cireulante sera ramenée de 100à 75, c'est-à-dire diminuée d'un quart. Pendant les 9semaines de son fonctionnement, le capital circulant subit ainsi une ré
duction de 9 x 25 = 225 £ = 4 des 900 -i~. Le rapport entre
le temps de circulation et le temps de rotation est éga
lement de 12 Ik . Il s'ensuit qu'on ne peut éviter l'inter
ruption de la production pendant la circulation du capital productif converti en marchandises - a moins que l'on ait du capital circulant disponible - qu'en limitant la production, en réduisant la partie circulante du capital productif en fonction. La partie du capital circulant qui est ainsi dégagée pendant la circulation pour être
t ~1I
utilisée à la production est à la somme totale du capital circulant avancé, comme le temps de circulation est au temps de rotation. Cela ne s'applique, nous l'avons déjà dit, qu'aux branches de production dans lesquelles le procès de travail s'exerce, semaine par semaine, à la même échelle, c'est-à-dire où des périodes de travail différentes
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ, 279
n'exigent pas des avances différentes de capital, comme c'est le cas, p. ex., dans l'agriculture.
Supposons que la nature de l'entreprise ne permette de réduire ni l'échelle de la production, ni l'importance du capital circulant a avancer toutes les semaines. Dans ce cas, la continuité de la production ne peut être réalisée qu 1 au moyen d'un capital circulant supplémentaire, qui serait, dans notre exemple, de 300 £. Pendant les 12 semaines de rotation, on avance donc successivement 1200 £ dont 300 e sont le quart, tout comme trois semaines sont le quart de douze. Au bout de 9 semaines le capital productif de 900 £ est converti en marchandises. La période de travail est terminée et elle ne peut pas être renouvelée avec le même capital ; car ce dernier, pendant les trois semaines où il fonctionne comme capital-marchandise dans la circulation, n ~e xiste pas pourla production. Nous faisons abstraction, en ce moment, du crédit et supposons que le capitaliste n'emploie que le capital qui lui appartient. Pendant les trois semaines que le capital qui a,été avancé pour la première période de travail et qui a accomplie le procès de production, séjourne dans la circulation, sa fonction est accomplie par un capital supplémentaire de 30,0 £ ; la production n'est donc pas interrompue.
Voici ce qu'il faut observer à ce sujet:
Prinio : Le capital de 900 £, primitivement avancé, reste engagé dans la période de travail jusqu"au bout de la neuvieme semaine et ne rentre dans une nouvelle période de travail que trois semaines plus tard. c'est-à-dire au débutde la treizième semaine. Mais dèsla dixième semaine, une nouvelle période de travail s'ouvre au moyen du capital supplémentaire de 300 £, qui assure la continuité de la production.
Secîtïîdo : Les fonctions du capital primitif de 900 £ et celles du capital de 300 £ (nouvellement versé au bout de la première période de travail de neuf semaines pour ouvrir sans interruption la seconde période de travail) sont strictement distinctes - ou peuvent l'être - dans la
280 DrUXIi,,ME PARTIE. - LA ROTATI~N DU CAPITAL
première période de rotation ; elles S'entrecroisent dans la seconde.
Représentons-nous la chose concrètement
Première période de rotation de douze semaines : première période de travail de neuf semaines, dont le capital termine sa rotation au début de la treizième semaine; pendant les trois dernières semaines, c~est le capital supplémentaire de 300£ qui fonctionne et qui ouvre la seconde période de travail de neuf semaines.
Seconde période de rotation : ait début de la treizième semaine, 900 £ sont rentrées et sont prêtes à recommencer une nouvelle rotation. Mais la seconde période de travail a été ouverte par les 300 £ supplémentaires, dès la dizième semaine un tiers de la période de travail est déjà accompli et 300 de capital productif sont déjà converties en produit, au début de la treizième semaine. Puisqu'il ne faut plus que six semaines pour terminer la seconde periode de travail, 600 ïc seulement, c'est-à-dire les deux tiers du capital rentré, de 900 £, doivent participer au procès de production de la seconde période de travail. 300 £, sur les 900 £primitives, sont libres et peuventjouer le rôle que le capital supplémentaire de 300 £a joué dans la première période de travail. La seconde période de travail se termine au bout de la sixième semaine qui suit la première période de rotation. Le capital de 900 £ qui y a été engagé rentre trois semaines plus tard, c'est-à-dire au bout de la neuvième semaine 'de la seconde période de rotation ~ ériode de douze semaines). Pendant les trois semaines
,pe de circulation, le capital dégagé s'élevant a 300 £ entre en fonction. C'est ainsi que commence la troisième période de travail d'un capital de 900 £, dans la septième semaine de la seconde période de rotation, ou dans la dix-neuvième semaine de l'année.
Troisième période de rotation : nouvelle rentrée de 900 £ au bout de la neuvième semaine de la seconde période de rotation. Mais la troisième période de travail a commencé dès la septième semaine de la période
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 281
précédente de rotation et elle dure déjà depuis six semaines ; elle n'a donc plus que trois semaines à parcourir et, sur les 900 £ rentrées, 300 seulement participent au procès de production. Les autres neuf semaines de cette période de rotation sont remplies par la quatrième période de travail et c'est ainsi qu'avec la trente-septième semaine de l'année commencent à la fois la quatrième période de rotation et la cinquième période de travail.
Pour simplifier le calcul, admettons ce qui suit : période de travail de cinq sein aines, durée de circulation de cinq semaines, période de rotation de dix semaines ; année de cinquante semaines et avance hebdomadaire de capital de 100 £. La période de travail demande donc un capital circulant de 500 £ et la: circulation, un capital supplé mentaire de 500 £. Voici quelles sont alors les périodes de travail et de rotation:
Période de travail de marchandises Rentrée du capital
an bout de la
Ire Ire - - il, semaine 500 10e semaine
1)e 6me - 10e - 500 15e -
3e Ile - 15e - 500 '220e -
Ir 16e - 20e - 500 25e -
2le - 25e - 500 30e -
et ainsi de suite.
Si la durée de circulation était égale à 0, c'est-à-dire si la periode de rotation s'identifiaitavec celle de travail, le nombre des rotations annuelles serait égal au nombre des périodes de travail. La période de travail étant de cinq se
maines, le nombre des rotations serait donc 50 ~ 10 et la 5
valeur du capital qui les accomplit, serait de 500 x 10 = - 5000. Dans notre tableau, où nous avons supposé une circulation de cinq semaines, les marchandises produites annuellement ont également une valeur de 5000 £ ; mais
1 de cette valeur, soit 500 £, revêt toujours la forme de 10
capital- marc handise et ne rentre qu'après cinq semaines.
282 DEUXIÈME PARTIE. -- LA ROTATION DU CAPlTI
Au bout de l'année, le produit de la dixième période de travail (quarante-sixième - cinquantième semaine) n'a accompli sa rotation qu'à moitié, la circulation s'effectuant dans les cinq premières semaines de l'année suivante.
Prenons un troisième exemple : période de travail de six semaines, durée de circulation de trois semaines,avance hebdomadaire de 100 £ pour le procès de travail.
Première période de travail : première à sixième semaine. Au bout de la sixième semaine, il existe un capital-marchandise de 600 £ qui rentre au bout de la neuvième semaine.
Deuxième période de travail : septième à douzième semaine. De la septième à la neuvième semaine, il y a une avance supplémentaire de capital de 300 £. Au bout de la neuvième semaine, il rentre 600 £, dont 300 £ avancées de la dixième à la douzième semaine ; au bout de la douzième semaine, 300 £ sont disponibles ainsi que des marchandises dont la valeur,s'élevant à 600 £, rentrera au bout de la quinzième semaine.
Troisième période de travail : treizième à dix-huitième semaine. Dela treizième à la quinzième semaine, avance des 300 £ disponibles; puis rentrée de 600 £ dont 300 sont avancées de la seizième à la dix-huitième semaine. Au bout de la dix-huitième semaine, 300 £ sont disponibles en argent ; 600 £ existent sous forme de marchandises dont la valeur rentre au bout de la vingt-et-unième semaine (Voir plus bas, sub n' 11, l'exposé plus détaillé de ce cas).
On produit donc, en neuf périodes de travail (cinquantequatre semaines), 600 x 9 = 5400 £ de marchandises.
Au bout de la neuvième période de travail, le capitaliste possède 300 £ en argent et 600 £ sous forme de marchan-. dises qui n'ont pas encore accompli leur circulation.
En cornparant ces trois exemples,nous faisons les remarques suivantes :
Primo. - Dans le second cas seulement, le capital 1 de 500 £ et le capital supplémentaire Il de même grandeur alternent etaccomplissent séparément leursinouvements. Il
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 283
en est ainsi parce que nous avons fait l'hypothèse tout à fait
exceptionnelle que la période de travail et la durée de cir
culation constituent deux fractions égales de la période de
rotation. Dans tous les autres cas, quelle que soit l'inéga
lité entre les deux parties de la période de rotation, les
mouvements des deux capitaux s'entrecroisent, comme
dans nos exemples 1 et 11, à partir de la seconde rotation.
Le capital qui fonctionne dans la seconde rotation est a * lors
composé du capital supplémentaire II et d'une partie du
capital 1, tandis que le reste du capital 1 devient libre et
va accomplir ce qui était primitivement la fonction du
capital Il. Le capital qui fonctionne ainsi pendant la cir
culation de la marchandise, n'est pas le capital Il primi
tivement destiné à ce but ; mais il lui équivaut et il est
représenté par la même fraction du capital total.
Seci(ndo: Le capital qui a fonctionné pendant la période de travail reste inactif pendant la circulation. Dans le second exemple, le capital fonctionne pendant cinq semaines dans la période de travail et reste inoccupe pendant les cinq semaines de la, période de circulation. Le capital 1 y reste donc inactif six mois par an et, pendant ce temps, il est remplacé par le capital supplémentaire Il qui, a son tour, est immobilisé pendant six mois. Mais le capital supplémentaire, nécessaire pour maintenir la continuité du procès de production, se détermine non d'après l'importance totale, c'est-à-dire la somme des périodes de circulation de l'année, mais d'après le rapport entre le temps de circulation et la période de rotation (nous supposons, évidemment, les mêmes conditions pour toutes les rotations) ; c'est pour cette raison que dans l'exemple 11, il est de 500 £ et non de 2500 £. Cela résulte tout simplement de ce que le capital supplémentaire entre dans la rotation au même titre que le capital primitif, et comme ce dernier se remplace en quantité gMI ce au nombre de ses rotations.
Tertio : Que le temps de production soit plus long que celui de travail, cela ne change rien à ce que nous venons d'exposer; les périodes de rotation sont alors plus longues,
284 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
mais cette prolongation n'exige aucun capital supplémentaire pour le procès de travail. En eflet le capital supplémentaire a pour seul but d'éviter les interruptions du procès de travail qui seraient provoquées par le temps de circulation et de préserver la production des troubles qui en résulteraient. Quant aux troubles provenant de la productio-ii, ils doivent être compensés par d'autres moyens, dont nous n'avons pas à nous occuper en ce moment.
Il existe des entreprises qui ne travaillent que par saccades, sur commande, et qui présentent nécessairement des interruptions entre les périodes de travail ; le capital supplémentaire y est superflu dans la mesure où ces interruptions se produisent. D'autre part, dans la plupart des travaux de saison, une certaine limite est assignée au temps de rentrée de l'argent. Le même travail ne peut pas être renouvelé l'année suivante avec le même capital, si la circulation de celui-ci n'est pas terminée. .11 se peut aussi que le temps de circulation soit plus court que l'intervalle entre deux périodes successives de production ; dans ce cas le capital reste inoccupé, a moins qu'il ne serve à autre chose dans l'entre-temps.
Quarlo: Le capital avancé pour une période de travail, p. ex., les 600 £ de l'exemple 111, est dépensé en partie comme capital circulant constant, pour les matières premières, les matières auxiliaires et la provision productive, et' en partie comme,capital circulant variable, pour le paiement du travail. Il se peut que la partie dépensée comme capital circulant constant ne revête pas tout le temps la forme de provision productive, p. ex., que les matières premières n'arrivent pas enunefoispour toutela période de travail, ou que les charbons ne soient achetés que toutes les deux semaines ; dans ce cas - le crédit étant encore exclu ici - une partie du capital doit rester disponible sous forme d'argent, pour être convertie quandil y a lien en provision productive. Cette circonstance ne modifie donc en rien la somme de capital circulant constant qui doit être avancée pour six semaines. Le salaire, an contraire, - abs
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 285
traction faite de la réserve d'argent pour les dépenses imprévues, du fonds de réserve destiné à parer aux troubles, - se paie dans des périodes plus courtes, le plus souvent par semaine. Il en résulte qu'à moins que le capitaliste ne contraigne l'ouvrier à lui prêter son travail pour un temps plus long, le capital pour le salaire doit toujours être disponible sous forme d'argent. Dès.que le capital rentre, il faut donc en conserver une partie à l'état de numéraire pour payer le travail, tandis que le reste peut être converti en provision productive.
Le capital supplémentaire se divise comme le capital primitif. Ce qui le distingue du capital I, c'est que (abstraction faite du crédit), pour être disponible pendant sa période de travail, il doit déjà être avancé pendant toute la durée de la première période de travail du capital 1, à laquelle il ne participe pas. Pendant ce temps, il peut être converti, en partie du moins, en capital circulant constant, avancé pour toute la période de rotation. Ce sont, d'une part, les conditions spéciales, propres aux différentes branches de production, d'autre part, les circonstances locales, les oscillations de prix des matières premières, etc., qui déterminent dans quelle mesure il prend cette forme et dans quelle mesure il reste à l'état d'argent supplémentaire, attendant le moment de sa conversion. Considéré au point de vue du capital total de la société, une partie plus ou moins considérable de ce capital supplémentaire se trouvera toujours pendant un certain temps à l'état de capital-argent. Par contre, la partie du capital 1 à avancer pour le salaire, ne se convertit toujours que successivement en force de travail, au fur et à mesure que les petites périodes de travail se terminent et sont payées. Cette deuxième partie du capital Il existe donc pendant toute la d-arée de la période de travail sous forme d'argent, jusqu'à ce qu'elle soit convertie en force de travail pour accomplir la fonction de capital productif.
Cette intervention du capital supplémentaire, ayant pour objet de transformer le temps de circulation du capital 1
286 DEUXIÈME PARTIE. - LA. ROTATION DU CAPITAL
en temps de production, n'augmente pas seulement la somme du capital total avancé et la durée du temps pour lequel il faut l'avancer ; elle augmente aussi cette partie du capital avancé qui se trouve à l'état d'argent et constitue un capital-argent virtuel.
Ceci a lieu également tant pour l'avance sous forme de provision productive que pour l'avance sous forme d'argent, quand la division du capital en deux parties (pour la première période de travail et pour le temps de circulation) se réalise parla réduction de l'échelle de la production et non par l'augmentation du capital avancé. Dans ce cas, le capital sous la forme argent croit même plus rapidement que ne s'amplifie l'organisation de la production.
Cette division du capital en capital primitif et capital supplémentaire assure la continuité des périodes de travail et du fonctionnement comme capital productif d'une partie toujours également grande du capital avancé.
Examinons l'exemple Il. Le capital engagé constamment dans la production est de 500 £. La période de travail étant de cinq semaines, ce capital travaille dix fois par an (nous avons admis l'année de cinquante semaines), de sorte que le produit, abstraction faite de la plus-value, est de 10 >< 500 =-- 5000 £. Il semble donc que pour ce capital de 500 £, qui travaille immédiatement et sans interruption dans le procès de production, le temps de circulation soit tout à fait supprimé, que sa période de rotation coïncide avec celle de travail et que son temps de circulation soit égal à zéro.
Si, au contraire, le capital de 500 £ était régulièrement arrêté dans son action productive par le temps de cireulation de cinq semaines et sÂl ne pouvait recommencer la production qu'au bout des dix semaines de la période de rotation, les cinquante semaines de l'année ne représenteraient que cinq rotations de dix semaines chacune. Ces rotations contiendraient cinq périodes de production de cinq semaines (soit vingt-cinq semaines de production avec un produit total de 5 >< 500 = 2500 £) et cinq périodes de
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 287
cireulation de cinq semaines (soit une circulation totale de vingt-cinq semaines également). Si nous disons ici que le capital de 500 £ a. accompli cinq rotations dans l'année, il est visible que ce capital de 500 £ n'a fonctionné productivement que pendant la moitié de chaque période de rotation, c'est-à-dire pendant lamoitié de l'année seulement.
Dans notre exemple, le capital productif est remplacé, pendant ses cinq périodes de circulation, par le capital supplémentaire de 500 £, ce qui porte la rotation de 2500 £ à 5000 £. Mais le capital avancé est désormais de 1000£ au lieu de 500 £. 5000 £ divisées par 1000 = 5, ce qui fait cinq rotations an lieu de dix. C'est ainsi qu'on calcule en réalité. Mais lorsqu'ils disemit que le capital de 1000 £ a accompli cinq rotations par an, les capitalistes suppriment dans leurs têtes creuses le souvenir du temps de circulation et y fixent cette idée fausse que le capital n'a pas cessé de fonctionner productivement pendant les cinq rotations successives. Dire que le capital de 1000 £ a accompli cinq rotations,c'est affirmer qu'il a parcouru etle temps de circulation et celui de production. Car, si réellement 1000 £avaient sans cesse agi productivement, le produit devrait être, suivant nos prémisses, de 10000 £ et non de 5000, et pour avoir 1000 Ë constamment dans le procès de production, il aurait fallu en avancer 2000. Les économistes, qui du reste n'exposent rien de clair sur le mécanisme de la rotatio'n, oublient continuellement ce point principal qu'on ne peut engager effectivement dans le procès de production qu'une partie du capital productif, si l'on veut que le procès ne soit pas interrompu. Pendant qu'une partie accomplitla production, une autre doit toujours se trouver dans la circulation ; l'une des parties du capital ne peut fonctionner productivement qu'à la condition qu'une autre, sous forme de marchandise ou d'argent, soit soustraite à la production proprement dite.Si l'on ne voit pas cela, il n'y a pas moyende dévoiler l'importance etle rôle du capital-argent.
Nous avons à rechercher maintenant quelle différence se produit dans la rotation et dans la fixation du capital
288 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
sous forme d'argent, suivant que les deux périodes de travail et de circulation sont égales ou inégales.
Nous supposons, dans tous nos exemples, que le capital à avancer chaque semaine est de 100 £ et que la période de rotation est de neuf semaines, de sorte que le capital à avancer, pour chaque période de rotation, est de 900
1. Période de travail égale à la période de circulation.
Ce cas, qui ne se rencontre qu'exceptionnellement dans la pratique, doit servir de base à notre recherche, parce que tous les rapports y apparaissent simplement et clairement.Les deux capitaux (le capital avancé pour la première période de travail et le capital supplémentaire qui remplace le premier durant sa circulation), ne font qu'alterner dans leurs mou'vements ; chacun d'eux n'est avancé que pour sa période de rotation (excepté la première période). Admettons que cette période soit, comme dans les exemples suivants, de neuf semaines, les périodes de travail etde circulationétant chacune de 4 1/2 semaines. Voici quel est alors le tableau annuel :
TAI31LEAT-T I
Capital 1.
Périodes Périodps Périodes
de de Avances de
rotation travail circulation
Semaines Semaines Semaines
1. ire - ge ire 40 1/2 450 4e 1/2 90
Il. lûe - 186 lûe 13e 1/2 450 " 13e 1/2 18e
IIL ige - 27o 19e 228 1/2 450 " ±20 1/2 27e
IV. 28e - 36e 280 Ble 1/2 450 " 3le 1/2 36e
V. 37e - 45o 37e - 40e 1/2 450 " 40e 1/2 - 45o
VI. 46e - (540) 46e - 49e 1/2 450 " 49e 1/2 -(54e)(1)
(1) Les semaines qui appartiennent à la seconde année de rotation sont mises entre parenthèses.
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 289
Capital H.
Périodes Périodes Périodes
de de Z de
rotation travail < circulation
Semaines Semaines Semaines
1. Ife 1/2 - 13e 1/2 4c 1/2 - 9e 450 £ loe - 13e 1/2
II. 13e 1/2 - 22e 1/2 13e 1/2 18o 450 " 190 - 220 1/2)
111. 220 1/2 - 3le 1/2 220 1/2 27e 450 " 28L - 3le 1,12
IV. 3le 1/2 - 40e 1/2 3le 1/2 360 450 " 37e - 40e 1/2
V. 40e 1/2 - 49e 1/2 40e 1/12 - 450 450 " 46e - 49e 1,/2
VI. 49e 1/2 - (58e 1/2) 49e 1/2 - (54e) 450 " (54e - 58e 1/2)
Durant les cinquante semaines qui, suivant notre hypothèse, forment une année., le capital 1 termine six périodes de travail complètes et produit des marchandises pour 6 x 450 = 2700 £, taudis que le capital 11, qui fait cinq périodes de travail complètes, fournit des marchandises pour 5 x 450 ~ 2250 £. Mais le capital Il est aussi en activité durant les dernières 12' semaines de l'année (milieu de la cinquantième jusqu'à la fin de la cinquanteunième semaine) et produit 150 £. Le produit total des cinquante-et-une semaines est donc de 5.100 £. Au point de vue de la production immédiate de plus-value (quin'est obtenue que pendant lapériode de travail), le capital total de 900 £ a accompli 5 ~, rotations (5,x 900 = 5100 £). Si nous considérons la rotation effective, le capital 1 accomplit 5~, rotations, puisqu'a la fin de la cinquante-etunième semaine il a encore à parcourir trois semaines de sa sixième rotation (5 ~, x 450 = 2550 £) et le capital II en accomplit 5 jpuisqu'il ne fait que 1 !,semaine de
290 DEUXIÈME PARTIE- - LA ROTATION DU CAPITAL
sa sixième rotation et que7'~ semaines de celle-ci appartiennent à l'année suivante (5'~ x 450 == 2325 £). La rotation totale effective est ainsi de 4875 £.
Considérons les capitaux 1 et Il comme s'ils étaient tout a fait indépendants l'Lin de l'autre. Leurs mouvements ne se complètent que parce que leurs périodes de travail et de circulation alternent directement ; ils peuvent donc être envisagés comme deux capitaux tout à fait autonomes, appartenant à deux capitalistes.
Le capital 1 fait cinq rotations complètes et les deux tiers d'une sixième rotation. A la fin de l'année, il se trouve sous la forme d'une marchandise à laquelle il faut encore trois semaines pour être réalisée normalement. Pendant ces trois semaines, il ne peut pas participer au procès de production; il fonctionne comme capital-marchandise, il circule. Il n'a parcouru que les deux tiers de sa période de rotation, c'est-à-dire que deux tiers seulement de sa valeur totale ont achevé une rotation complète. Puisque 450 £ achèvent la rotation en neuf semaines, il faut compter 300 Ê pour six semaines. Cette manière de s'exprimer néglige les rapports organiques entre les deux parties du temps de rotation qui diffèrent spécifiquement. En effet, dire que le capital avancé de 450 £ a accompli 5 ~, rotations, c'est affirmer qu'il a achevé cinq rotations complètes et les deux tiers d'une sixième ; dire, an contraire, que le capital en rotation est égal à 5 ~, fois le capital avancé, c'est affirmer que, si ce capital de 450£ n'était pas complété par un autre capital de 150£, une de ses parties devrait se trouver dans la production et une autre dans la circulation. S'il faut exprimer le temps de rotation par la masse de capital en rotation, on -ne peut le faire que par la masse d'une valeur existante (par la masse du produit achevé). Le capital avance, avons-nous dit, revêt une forme sous laquelle il ne peut pas recommencer le procès de production ; cela résulte clairement de ce qu'une de ses parties seulement est capable de produire et que pour maintenir la produc
CHAP XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 291
tion ininterrompue, il faut le diviser en deux parties, dont l'une se trouverait constamment dans la période de production et l'autre serait constamment engagée dans la période de circulation, ces parties étant dans le même rapport que les deux périodes. C'est la même loi qui veut que la masse du capital productif constamment en fonction soit déterminée par le rapport du temps de circulation au' temps de rotation.
Quant an capital 11, 150 £ en sont avancées au bout de la cinquante-et-unième semaine (que nous supposons la dernière de l'année), pour la production d'un produit non achevé. Une autre fraction revêt la forme de capital constant circulant - matières premières, etc. - et peut donc exercer la fonction de capital productif. Une troisième fraction, égale au moins aux salaires à payer pendant les trois semaines qui manquent encore à la période de travail, revêt la forme argent. Bien qu'au commencement de l'année, c'est-à-dire à l'ouverture d'un nouveau cycle de rotations, cette fraction du capital ne se présente pas à l'état productif mais à fétat d'argent, la nouvelle rotation trouve quand même un capital circulant variable, c'est-à-dire de la force de travail vivante, engagé dans le procès de production ; cela résulte de ce que la force de travail, tout en étant achetée et consommée au début de la période de travail - toutes les semaines p. ex. - n'est payée qu'au bout de la semaine. L'argent fonctionne ici comme moyen de paiement; il reste entre les mains du capitaliste, alors que la force de travail - c'est-à-dire la marchandise en laquelle il se convertit - est déjà mise en oeuvre dans la production. La même valeur-capital apparait donc deux fois.
En ne considérant que les périodes de travail
Le capital 1 a produit 6 >< 150 12700
" II " 5 ~, X 450 2400
5 2
En somme: , x 900 ~ 5100 2
Le total du capital avancé de 900 £ a donc fonctionné
292 DEUXIEME PARTIE. - LA ROTATION DIT CAPITAL
5'! fois par an comme capital productif. Il importe peu, pour la production de la plus-value, que 450£ dans la production et 450 £ dans la circulation alternent constamment, ou que 900 £ fonctionnent pendant C semaines dans la production et ensuite pendant 4_' semaines dans
2
la circulation.
Si nous considérons, au contraire, les périodes de rotation, nous avons :
Capital 1 5 450 = 2550
1
Il 5 ~ x 450 = 2325
Capital total : 5 j-, X 900 ~ 4875 £
(Car la durée de rotation du capital total est égale à la somme des valeurs en rotation de 1 et 11, divisée par la somme de 1 et Il).
Il faut remarquer que les capitaux 1 et 11, même s'ils étaient indépendants l'un de l'autre, ne constituent que des parties autonomes d'un capital social engagé dans une branche donnée de production. Par suite, si tout le capital social engagé dans cette branche ne se composait que de 1 et de 11, le calcul que nous avons établi pour les deux parties 1 et Il d'un capital privé, s'appliquerait à la rotation du capital social de cette branche. On peut calculer de la même façon chaque partie du capital total de la société engagé dans chaque branche spéciale de production, et le nombre de rotations du capital total de la société sera égal à la somme des capitaux en rotation dans les diverses branches de production, divisée par la somme des capitaux avancés dans ces branches de production.
Il faut remarquer en outre que de même que, dans notre exemple, les capitaux 1 et Il engagés dans la même entreprise privée ont des années de rotation différentes, (le cycle de rotation du capital Il commençant Vi semaines plus tard que celui du capital 1 et l'année du ,capital 1 se terminant 4jsemaines plus tôt que celle de
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 293
11), de même les capitaux privés, engagés dans la même
ZD
sphère de production, commencent leurs entreprises et finissent leur rotation a des époques différentes de fannée. Le calcul que nous avons appliqué à 1 et Il ramène les diverses parties autonomes du capital social ci une même année de rotation servant d'unité.
Il. Période de travail plus grande que la période de circulation.
Au lieu d'alterner, les périodes de travail et de circulation des capitaux 1 et Il s'entrecroisent ; en outre, il se produit un dégagement de capital, ce qui n'arrivait pas dans le cas que nous venons d'examiner.
Comme dans le cas précédent : l'le nombre despériodes de travail du capital total avancé est égal à la valeur du produit annuel des deux fractions, divisée par le total du capital avancé ; 2' le nombre des rotations du capital total est égal à la somme des deux montants accusés par la rotation, divisée par la somme des deux capitaux avancés. Ici encore, il faut considérer les deux fractions du capital comme si leurs mouvements de rotation étaient indépendants l'un de l'autre.
Nous supposons a) que 100 £ sont avancées par semaine dans le procès de travail ; b) que la période de travail dure six semaines et exige ainsi chaque fois 600£ d'avances (capital 1) c) que la période de rotation est de neuf semaines et que pendant les trois semaines de circulation du capital 1, celui-ci est remplacé par un capital Il de 300 £.
En considérant les deux capitaux comme indépendants l'un de l'autre, leur rotation annuelle est exprimée par le tableau suivant:
2194 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
TAIB-T,19:ATJ Il
Capital L 600£.
périodes Périodes Périodes
de de Avances de
rotation travail circulation
Semaines Semaines Semaines
I. fre, - ge Ire - 6c 600 7e - qe
Il. JOC - l8e loe - 150 600 " 16o - 18G
111. 19e - 27e 190 - 240 600 " 2je - 27e
IV. 28, - 36o 280 - 330 600 " 34e - 36c,
V. 37e - 45e 37e, - 42e, 600 " 43o - 415e,
VI. 46o - (54e) 460 - 51, 600 " (5_,)e - rW~
IL 300£.
Périodes Périodes Périodes
de de Avances de
rotation travail circulation
Semaines Semaines Semaines
1. 7e - 45e 7e - 9e 300 £ 100, - 15e
Il. 16e - 240 160 180 300 " 19e - 24e
111. M0, - 33e 25~ !~7e 30o " 280, - 33e
IV. 34e - 42o 34e 36c 300 " 37o - 420
V. 430 - 510 ~3e - 45o 300 -116e - Zile
Le procès de production se continue sans interruption et à la même échelle pendant tou le l'année. Les deux capitaux I et Il restent absolument séparés et pour les représenter comme tels, nous avons fait abstraction de la simul
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 295
tanéité de leurs fonctionnements et modifié le nombre de rotations. Suivant le tableau ci-dessus, la rotation serait
Pour le capital 1 5 7~' x 600 3400 £
" Il 5 x 300 1500 £
Pour le capital total 5' x 900 4q0o £
9
Ce calcul n'est pas exact, car les périodes de production et de circulation ne coïncident pas absolument avec celles de notre tableau, dans lequel nous avons voulu montrer les capitaux 1 et Il indépendants l'un de l'autre.
En réalité les périodes de travail et de circulation du capital Il ne sont pas séparées de celles du capital 1 ; la période de travailétant de sixsemaines etcelle de circulation de trois semaines, le capital 11, qui n'est que de 300 £, ne peut remplir une période de travail que partiellement. C'est ce qui arrive en effet. Au bout de la sixième semaine, un produit de 600 £ entre en circulation et revient au bout de la neuvième semaine, sous forme d'argent. C'est donc au début de la septième semaine que le capital Il entre en activité Pour faire face aux besoins de la période de travail pendant les septième, huitième et neuvième semaines. Mais, selon notre hypothèse, la période de travail n'est achevée qu'à moitié au bout de la neuvième semaine. Au début de la dixième semaine, le capital 1 de 600 £ qui vient de rentrer, entre de nouveau en activité et fournit 300 £ d'avances nécessaires de la dixième à la douzième semaine, c'est-à-dire jusqu'à la fin de la seconde période de travail. Alors se trouve dans la circulation une valeur-produit de 600 £, qui rentrera au bout de la quinzième semaine. Mais à côté d'elle, 300 £, somme égale au capital 11, sont dégagées et peuvent fonctionner pendant la première moitié de la période de travail suivante (de la treizième à la quinzième semaine), après laquelle il rentre 600 £, dont 300 suffiront au reste de cette période de travail, tandis que 300 seront réservées à la suivante.
Voici donc comment les choses se passent ;
296 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
Première période de rotation : Semaines 1 - 9.
Première période de travail: Semaines 1- 6; le capital 1(600 £) est
en fonction.
Première période de circulation : Semaines 7 - 9; 600 -e rentrent an bout
de la neuvième semaine.
Deuxième période de rotation : Semaines 7 - 15.
Deuxième période de travail Semaines 7 - 112.
Première moitié : Semaines 7 - 9 ; le
Capital Il (300 E) est en fonction ;
600 £en argent (le capital 1) rentrent
au bout de la neuvième semaine.
Seconde moitié : Semaines 10 - 12
300 £ du capital I sont en fonction;
300 £ du capital 1 restent libres.
Deuxième période de circulation : Semaines 13 - 15 ; 600 £ en argent, appartenant moitié au capital 1, moi. lié au capital 11, ren trerit au bout de la quinzième semaine.
Troisième période de rotation : Semaines 13 - 21.
Troisième période de travail - Semaines 13 - 48.
Premiere moitié : Semaines 13 - l~ ;
les 300 £ (Jégag~es entrent en fonc
tion ; 600 £ en argent rentrent au
bout dû la quinzième semaine.
Seconde moitié : Semaines 16 - 18
300 des 600 E, qui viennent de ren
tr~r, entrent en fonction ; les autres
300 £ sont tenues en réserve.
Troisième période de circulation Semaines 49 - 21 ; au bout de la vingt-et-unième semaine, il rentre 600 £ en argent, dans lesquelles les capitaux 1 et Il sont inséparablement confondus.
Il y a donc huit rotations Complètes d'un capital de 600£(1: semaines 1. - 9; Il: 7 - 15 ;111 :13--21; IV: 19 - 27 ; V : 25 - 33 ; VI : 31 - 39 ; VII: 37 - 45; VIII : 43 - 51) jusqu'à la fin de la cinquantième semaine.
Les semaines 49 - 51 appartenant à la huitième périodide circulation, les 300 £ de capital libre doivent y entrer en fonction pour maintenir la production, de sorte qu'à la fin de
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 297
l'année, 600 £ ont accompli leur cycle huit fois, ce qui fait 4.800 £, auxquelles il faut ajouter le produit des trois dernières semaines (49 - 51), qui n'a parcouru que le tiers de son cycle de neuf semaines et ne compte, par conséquent, dans la somme des rotations, que pour un tiers de son montant, soit 100 £. Si le produit annuel de cinquanteet-une semaines est égal à 5100 £, le capital en rotation n'est que de 11800 -J- 100 = 4900 £ ; les 900 Z du capital avancé ont donc accompli 5 ~ rotations, soit un nombre un peu plus élevé que dans le cas 1.
Dans cet exemple nous avons admis que le temps de travail est égal aux deux tiers et le temps de circulation au tiers de la période de rotation, par conséquent que le temps de travail est un multiple du temps de circulation. S'il n'en était pas ainsi, le dégagement de capital que nous avons constaté, aurait-il lieu également?
Admettons une période de travail de cinq semaines pour un temps de circulation de quatre semaines, l'avance de capital étant de 100 £ par semaine.
Première période de rotation : semaines 1 - 9.
Première période de travail Semaines 1 - 5; le capital 1, de 500
fonctionne.
Première période (le circulation : Semaines 6 - 9 ; au bout de la neuvième semaine, il rentre 500 £ en argent.
Deuxième période de rotation: Semaines 6 - 14.
Deuxième période de travail Semaines 6 - 10.
Première section : Semaines 6 - 9 ; le
capital Il de 400 £ fonctionne ; au
bout de la neuvième semaine,le ca
pital 1 (500 £) rentre en argent.
Seconde section: Semaine 10 ; des 500
qui viennent de rentrer, 100 fonc
tionnent ; les autres 400 sont te
nues en l réserve pour la prochaine
période de travail.
Deuxième période de circulation : Semaines Il - 14 ; au bout de la quatorzième semaine,il rentre 500
en argent.
298 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
Jusqu'à la fin de la quatorzième semaine (Il - 14), ce sont les 400 £ dégagées plus haut qui fonctionnent et sur les 500 £ qui reviennent alors, 100 sont absorbées parla fin de la troisième période de travail (onzième - quinzième semaine) et 400 sont réservées à la quatrième période de travail. Les mêmes faits se renouvellent constamment, de sorte que, dans chaque période de travail, on se trouve, au début, en présence de 400 £ qui suffisent pendant les quatre premières semaines, après lesquelles 500 £ rentrent en argent, dont 100 seulement sont nécessaires pour la dernière semaine et dont le reste est réservé à la période de travail suivante.
Examinons enfin une période de travail de sept semaines, le capital 1 étant de 700 £ et une période de circulation de deux semaines, le capital Il s'élevant à 200 £.
Dans ce cas, la première période de rotation comprend les semaines 1 - 9, dont 1 - 7 constituent la première période de travail, avec une avance de 700 £, et 8 - 9 la première période de circulation, au bout de laquelle 700 £ rentrent en argent.
La seconde période de rotation (semaines 8 - 16) comprend la seconde période de travail (semaines 8 - 14). Les besoins pendant les semaines 8 et 9 sont satisfaits parle capital Il et au bout de la neuvième semaine, les premières 700 £ reviennent. Il s'en consomme 500 £jusqu'au bout de la période de travail des semaines 10 - 1-fi, et il en reste 200 £en réserve pour la prochaine période de travail. La seconde période de circulation comprend les semaines 15 et 16 et au bout de la seizième semaine il se produit de nouveau une rentrée de 700 £. A partir de là, les mêmes faits se présentent dans chaque période de travail. Le besoin de capital des deux premières semaines est satisfait par les 200 £ dégagées au bout de la période de travail précédente. 700 £ rentrent au bout de la deuxième semaine et comme la période de travail, qui ne compte plus que cinq semaines, ne peut plus absorber que 500 £, ilen reste toujours 200 en réserve pourla période suivante.
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANcÉ 299
Nous voyons donc que, lorsque la pér iode de travail est plus grande que celle de circulation, il se dégage toujours, au bout de chaque période de travail, un capital-argent de grandeur égale au capital .11 avancé pour la période de circulation. Dans nos trois exemples, le capital Il était d'abord de 300 £, puis de 400 £, enfin de 200 £ ; les capitaux dégagés au bout de la période de travail ont été respectivement de 300, 400, 200 £.
111, Période de travail plus petite que la période de circulation.
Nous supposons encore une rotation de neuf semaines, dont trois consacrées à la période de travail, pour laquelle un capital 1 de 300 £ est disponible. La circulation dure six
semaines et elle exige un capital supplémentaire de 600 que nous pouvons subdiviser en deux capitaux de 300
correspondant chacun à une période de travail. Nous avons donc trois capitaux de 300 £ dont un est toujours engagé dans la production, pendant que les deux autres circulent.
TABILEATi III
capilal 1.
Périodes Périodes Périodes
de de de
rotation travail circulation
Semaines Semaines Semaines
1, Ire - ge Ire :~0, ~fc 90
Il. 10, - M, top, 12)e 13e, 180
111. 19, - 27e Ige 2le 122 - 2 -À e
IV. -)8e - 36c, 28e 30o 310, 36o
V. 37e - 45e 37e - 390, 40o, - 450
VI. 46e - (54e) 46e - 1186 49e - (54e)
30( DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
Capital II.
Périodes Périodes Périodes
de de de
rotation travail circulation
Semaines Semaines Semaines
1 . 40 - 120 40 - 66 7e - 12e
Il. 13e, 2le 13e - 150 16o - 218
III, 22e 30e 22e - 24o 25e - 30o
IV. 3le 39e 3le - 33e 34e - 39e
V. 40e - 48, 1 40o - 42e 43e - 48e
VI. 49e - (57e) 490 - ~le 1 (52L - 57e)
Capital III.
Périodes Périodes Périodes
de de de
rotation travail circulation
Semaines Semaines Semaines
1. "0 - 156 7e - 9e loe - 150
Il. 160 - 214e 16e - 18, 19e - 24e
111. 250 - 33e 250 - 27e 2se - 33e
IV. 340 - 42o 34e - 36e 37e - 42e
V. 43e - 5le 43e - 450 46e - 5le,
Nous avons ici le pendant du cas 1, avec la seule différence que trois capitaux alternent au lieu de deux. Les capitaux ne s'entrecroisent pas ; on peut suivre chacun
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 801
d'eux séparément jusqu'à la fin de l'année. Tout comme dans le cas 1, il n'y a pas de capital dégagé au bout d'une période de travail. Le capital 1 est totalement avancé à la fin de la troisième semaine ; il rentre totalement au bout de la neuvième et recommence à fonctionner au début de la dixième semaine. Il en est de même des capitaux Il et 111, l'alternement régulier et complet excluant tout dégagement de capital.
Voici comment se calcule la rotation totale
Capital 1 . 300 X 5 î ~ 1700
" Il 300 x 5ï = 1600
" 111 300 >< 5 ~ 1500
Capital total 900X 5'~ = 4800
Prenons maintenant un exemple où la période de circulation n'est pas un multiple de la période de travail; p. ex. une période de travail de quatre semaines, et une période de circulation de cinq semaines. Le capital 1 est alors de 400 £, le capital Il de 400 £, le capital 111 de 100 £, les trois premières rotations sont les suivantes :
TABILEAU IV
Capital I.
Périodes Périodes Périodes
de de de
rotation travail circulation
Semaines Semaines Semaines
1. ire - ge ire - 40 5e - ge
Il. 90 - 17e 9e - 106 - 12e 13o - 17e
III. l7e - 250 17e - 18e - 200 2le - 25e
302 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
Capital IL
Périodes Périodes Périodes
de de de
rotation travail circulation
Semaines Semaines Semaines
1 . 5e, - l3c ;-)P, - 8e, go - 130
IL 13e - 2je 13e - 14e - 160 170 - 2le
111. 210 - 29e 210, - 220 - 290 25c, - 129e
Capital III.
Périodes Périodes Périodes
de de de
rotation travail circulation
Semaines Semaines Semaines
1. go - 17o go 10o - 17o
jJI. 17e 18e - 24e
- 25e 17e,
111. 25e - 33e 25e 26, - 33e
Les roulements des capitaux s'enchevêtrent ici en ce sens que la période de travail du capital 111, qui n'est suffisant que pour une semaine, coïncide avec la première semaine de travail du capital 1 et qu'une somme de 100 £, égale au capital 111, est dégagée à la fin de chaque période de travail du capital 1 et du capital Il. En effet le capital 111 fonctionne pendant la première semaine de la seconde période de travail du capital 1 et de toutes les périodes qui suivent celle-ci, puisque les 400 £ du capital 1 ne rentrent qu'au bout de cette première semaine. Les trois semaines
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 303
qui restent alo ' rs de la période de travail du capital 1,
n'exigent plus qu'une avance de 300 £, de sorte que 100 £
deviennent disponibles et peuvent être consacrées aux be
soins de la première semaine de la période de travail,
qui suit immédiatement, du capital Il. , Mais à la fin de cette
première semaine, les 400 £ du capital Il rentrent à leur
tour et comme la période de travail déjà commencée ne
peut plus absorber que 300 £, 106 £ se trouvent de nouveau
dégagées lorsqu'elle se termine et ainsi de suite. Donc,
lorsque le temps de circulation n'est pas un multiple de
la période de travail, du capital est dégagé à la fin de
chaque période de travail, et ce capital dégagé est égal à
la somme qui doit fonctionner pendant le temps qui repré
sente l'excédent de la période de circulation sur la période
de travail ou sur un multiple de cette période.
Dans tous nos exemples, nous avons supposé que les périodes de travail et de circulation ne varient pas pendant le cours de l'année. Cette hypothèse était nécessaire pour constater l'influence du temps de circulation sur la rotation et sur la grandeur de l'avance de capital. En réalité, les faits ne se passent guère de la sorte, ce qui ne modifie nullement nos conclusions.
Dans tout ce qui précède nous avons considéré les rotations du capital circulant et non celles du capital fixe, et cela, pour la bonne raison que la question que nous traitons, n'a rien à voir avec le capital fixe. Les moyens de travail, etc., qui sont employés dans la production, ne sont du capital fixe que pour autant que le temps de leur usage dépasse la période de rotation du capital circulant, c'est-à-dire pour autant que le temps pendant lequel ils servent dans une série de procès de travail, soit égal à n périodes de rotation du capital circulant. Quelle que soit la durée totale de ces n périodes, la fraction du capital productif engagée comme capital fixe n'est pas renouvelée aussi longtemps qu'elles se repètent; elle ne cesse de fonctionner sous sa forme d'usage, avec cette seule particularité que, suivant la durée de la période de travail du capital,
304 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
elle transfère au produit une parcelle plus ou moins grande de sa valeur originaire, qui revient plus ou moins vite sous forme d'argent, suivant la durée du temps de circulation. Le capital circulant qui a servi dans une période de travail ne peut servir à une nouvelle période de travail, à moins qu'il n'ait achevé sa rotation, c'est-à-dire que de capital productif il ne soit converti en marchandise, de marchandise en argent et d'argent en capital productif. Pour faire succéder immédiatement une seconde période de travail à lapremière, il faut donc avancer un capital nouveau, qui remplace les éléments circulants du capital productif. Il en résulte que la durée de la période de travail du capital circulant influe sur le développement du procès de travail, sur la composition du capital avancé et par suite sur l'importance des suppléments de capital à avancer.
IV. Les résultats.
La recherche précédente conduit aux conclusions suivantes:
A. Dans deux cas, les parties dans lesquelles il faut diviser le capital, pour continuer le travail pendant la circulation, alternent comme si elles étaient des capitaux privés différents : 11, quand la période de travail est égale à, celle de circulation, c'est-à-dire lorsque la rotation est divisée en deux sections égales ; 21 quand la période de circulation est plus grande que celle de travail et en constitue un multiple, c'est-à-dire qu'elle est égale à n périodes de travail, n représentant un nombre entier. Dans ce cas aucune des portions successivement avancées du capital n'est dégagée.
B. Dans tous les cas où la période de circulation est, ou plus grande que celle de travail sans en constituer un multiple, ou plus petite que cette période, une portion du capital circulant total est dégagée régulièrement et périodiquement au bout de chaque période de travail, à partir de la seconde rotation. Lorsque la période de travail dépasse
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ' 305
celle de circulation, ce capital dégagë est égal à la fraction du capital total quia été avancée pour la circulation ; lorsqu'au contraire la période de circulation dépasse celle de travail, il est égal à la portion du capital qui est destinée à remplir l'excédent de la période de circulation, soit sur la période de travail, soit sur un multiple de cette période.
C. Quand il s'agit du capital total de la société, h-, dé-an
gement de la partie circulante est la règle et le simple alternement des portions qui fonctionnent successivement dans la production, est Yexcepfioa ; car la proportionnalité régulière des deux sections de la période de rotation, soit l'égalité des périodes de travail et de circulation, soit l'égalité de la période de circulation à un multiple de la période de travail, n'exerce aucune influence et ne se produit d'ailleurs qu'exceptiomiellement.
La partie très considérable du capital circulant de la société qui accomplit plus d'une rotation par an, prend donc périodiquement la forme de capital dégagé. Toutes circonstances égales, ce capital dégagé augmente avec l'extension du procès de travRil ou de l'échelle de production, c'est-à-dire avec le développement de la production capitaliste, soit parce que le total du capital avancé atigmente, soit parce que le développement de laproduction capitaliste fait augmenter la période de circulation et, par cela même, celle de rotation (à condition toutefois que quelque soit le rapport entre ces deux périodes, la période de travail augmente à son tour).
Dans le premier cas, p. ex., nous avions à avancer 100£ par semaine, soit 600 £ pour les six semaines de la période de travail et 300 £ pour les trois semaines de la période de circulation ; en tout 900 £, dont 300 étaient constamment dégagées. Si nous nous étions trouvés en présence d'une avance hebdomadaire de 300 £, la période de travail eût exigé 1800 livres, celle de circulation 900 £, et le dégagement périodique eût été de 900 £ au lieu de 300.
D. Le capital total de 900 £, p. ex., doit être divisé en deux fractions, soit comme ci-dessus, en 600 £ pour la
capital_Livre_2_306_351.txt
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306 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
période de travail et 300 £ pour celle de circulation. La fraction réellement engagée dans le procès de travail est ainsi diminuée d'un tiers (de 900 à600 £) et l'échelle de la production est réduite d'autant. D'autre part, les 300 £ n'ont d'autre fonction que de permettre, pendant toute l'année, une avance hebdomadaire de 100 £ au procès de travail et de rendre continue la période de travail.
Au point de vue abstrait, il revient au nième que 600
travaillent 6 x 8 ~ 48 semaines, donnant un produit de
4800 £, ou que le capital total de 900 £ travaille six semai
nes et reste en friche pendant les trois semaines de la cir
culation, c'est-à-dire travaille, au cours des quarante-huit
semaines, 5 ' x 6 = 32 semaines (produit ==: 5 1 x 900=
3 3
48oO £) et soit en friche pendant seize semaines. En pratique, une pareille organisation entraînerait une détérioration plus considérable du capital fixe pendant les seize semaines où il reste en friche, et une dépense plus considérable pour le travail qui ne serait appliqué que pendant une partie de l'année. Une pareille interruption affectant régulièrement le procès de production serait de plus incompatible avec le mode d'exploitation de la grande industrie moderne, où la continuité est une condition de la productivité du travail.
Si nous regardons de plus près ce capital dégagé - dont le fonctionnement est suspendu - nous voyons qu'une partie considérable doit toujours revêtir la forme argent. Ainsi, dans notre exemple d'une période de travail de six semaines, avec, une période de circulation de trois semaines et une avance hebdomadaire de 100 £, il rentre, au milieu de la seconde période de travail, soit à la fin de la neuvième semaine, 600 £ dont 300 seulement sont encore à avancer pendant le reste de la période de travail. Sous quelle forme les autres 300 £, dégagées à la fin de la seconde période de travail, se trouvent-elles ? Si nous admettons que 1/3 en est nécessaire pour le salaire et 2/3 pour l'achat de matières premières et auxiliaires, sur les 600 £ rentrées, les 200 destinées au salaire revêtiront la forme argent et
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 307
les 400 converties en provision productive auront la forme d'éléments du capital constant circulant. Or, la seconde moitié de la période Il de travail n'absorbe que la moitié de cette provision productive ; l'autre moitié restera donc pendant trois semaines sous forme de provision productive superflue, dépassant les besoins d'une période de travail. Le capitaliste, qui sait que pour continuer la période de travail commencée il ne faut que la moitié (200 £) de cette partie (400 £) du capital rentré, tiendra compte des conditions du marché pour décider s'il convertira ces 200 £ entièrement ou en partie en provision productive ou s'il les gardera sous forme d'argent en attendant une conjoncture plus favorable des affaires. D'autre part, il va de soi que la partie destinée au salaire (200 £) doit rester sous forme d'argent, car le capitaliste ne pouvant pas acheter de la force de travail pour la mettre en magasin c
comme des matières premières, doit l'incorporer à la production des qu'il l'a achetée et la payer au bout de la semaine. Sur les 300 £ de capital dégagé, 100 £ se trouvent donc, en tout cas, sous forme de capital-argent dégagé, c'est-à-dire sous forme de capital-argent dépassant les besoins de la période de travail commencée. Le capital dégagé revêtant la forme argent doit donc équivaloir, au minimum, au capital variable nécessaire pour le salaire et il peut s'élever, au maximum, à toute la somme dégagée ; en réalité, il oseille entre ce minimum et ce maximum.
Dès que le crédit se développe, le capital dégagé par le simple mécanisme de la rotation joue un rôle important à côté du capital-argent provenant des rentrées successives du capital fixe et du capital-argent intervenant dans chaque procès de travail comme capital variable.
Supposons que, dans notre exemple, le temps de circulation soit ramené anormalement de trois à deux semaines, par suite d'une bonne marche des affaires ou d'un rapprochement des échéances. Le capital de 600 £ avancé pendant la période de travail rentrera une semaine plus tôt et sera libre pendant cette semaine; 300 £ (fraction de ces 600)
308 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
seront dégagées, comme auparavant, au milieu de la période de travail, mais pour quatre semaines au lieu de trois. Ainsi 600 £ seront jetées sur le marché financier pour une semaine et 300 livres pour quatre semaines.
Si cet événement se produit non pour un, mais pour beaucoup de capitalistes, à différentes périodes et en différentes branches d'affaires, des sommes très grandes de capital-argent deviendront disponibles sur le marché. Et si cet état de choses perdure, la production se développera, les capitalistes qui empruntent pour produire, diminueront leurs demandes d'argent (d'où une augmentation de l'offre) et les sommes devenues superflues dans le mécanisme de la rotation seront versées définitivement sur le marché financier.
Par suite de la contraction (de deux à trois semaines) du temps de circulation, réduisant de neuf à huit semaines la période de rotation, 1/9 du capital total avancé devient superflu, 800 £ suffisent pour alimenter la période de travail de six semaines aussi régulièrement que 900 auparavant, et une partie égale ci 100 Ë, de la valeur du capital-marchandise, une fois reconvertie en argent, conserve cette forme et n'entre plus dans le capital avancé pour le procès de production. Pendant que la production se continue à la même échelle et dans les mêmes conditions qu'auparavant, la valeur du capital avancé diminue de 900 à 800 £. Le reste, soit 100 £, expulsé sous forme de capital-argent, est versé au marché financier et va s'ajouter aux capitaux qui y fonctionnent.
Une surabondance de capital-argent peut donc naître, non seulement parce que l'offre de capital-argent est plus grande que la demande, -ce qui n'est jamais qu'une surabondance relative, se produisant, p. ex., dans la " période mélancolique " par laquelle s*ouvre un nouveau cycle après une crise, - mais parce qu'une certaine partie de la valeur-capital avancée devient superflue dans le procès social, de reproduction tout entier (y compris le procès de circulation) et est sécrétée sous forme d'argent. Cette surabondance se
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATI(t; ET LE CAPITAL AVANC1% 809
produit par la seule contraction de la période de rotation, alors que l'échelle de la production et les prix restent invariables et que la quantité plus ou moins grande d'argent en circulation n'y contribue en rien.
Supposons maintenant que la période de circulation se prolonge et qu'au lieu de trois elle soit de cinq semaines. Dans ce cas, le capital avancé rentre, dès la prochaine rotation, deux semaines trop tard et la dernière partie du procès de production de cette période de travail ne peut pas s , exercer au moyen du mécanisme de la rotation du capital avancé lui-même. Si cet état de choses dure quelque temps, il pourra se produire, à l'inverse de l'expansion du cas précédent, une contraction du procès de production. Veut-on alors continuer le procès à la même échelle, il faudra, pendant toute la prolongation de la période de circulation, augmenter, de 2/9 = 200 £, le capital avancé, augmentation quine serapossible que par un appel au marché financier. Si la prolongation de ],a période de circulation s'applique à une ou plusieurs branches importantes d'affaires, elle aura une répercussion sur le marché financier, à moins que l'effet n'en soit contrebalancé d'un autre côté. Ici encore il saute aux yeux que cette répercussion, tout comme l'effet de la surabondance du cas précédent, est absolument indépendante d'un changement de prix des marchandises ou de l'importance des moyens de cireulation.
[Il a été assez difficile de préparer ce chapitre pour l'impression. Marx qui connaissait à fond l'algèbre, n'avait pas l'habitude du calcul numérique, surtout du calcul commercial, bien qu'il ait laissé un grand nombre de cahiers où il a appliqué ce calcul à quantité de problèmes; mais des exercices de ce genre s'écartent nécessairement de la manière de calculer suivie quotidiennement par les commerçants dans la pratique des affaires. Aussi en est-il résulté que Marx s'est embrouillé dans les calculs de la rotation, qu'il en a laissé beaucoup inachevés et que dans plusieurs autres il est arrivé à des résultats erronés et contradictoires.
310 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
Dans les tableaux ci-dessus, je n'ai maintenu que ce qui était le plus simple et arithmétiquement juste.
Les résultats peu certains de ces calculs pénibles ont amené Marx a attribuer une importance exagérée à un fait peu important à mon avis, a ce qu'il appelle le " déga
1
gement " du capital-argent. Voici comment les choses se passent réellement dans les hypothèses ci-dessus :
Quel que soit le rapport de la période de travail à celle de circulation et, par conséquent, du capital 1 au capital 11, à partir de la fin de la première rotation, le capital nécessaire à une période de travail, c'est-à-dire une somme égale au capital 1, revient au capitaliste sous forme d'avgent dans des intervalles réguliers de même longueur que lapériode de travail.
La période de travail étant de cinq semaines, le temps de circulation de quatre semaines et le capital 1 de 500 £, une somme de 500 £ rentre régulièrement au bout des neuvième, quatorzième, dix-neuvième,vingt-quatrième, vingtneuvième semaines et ainsi de suite.
La période de travail étant de six semaines, le temps de circulation de trois semaines et le capital 1 de 600 £, une somme de 600 £ rentre régulièrement au bout des neuvième, quinzième, vingt-et-unième, vingt-septième,trentetroisième semaines et ainsi de suite,
Enfin, la période de travail étant de quatre semaines, le temps de circulation de cinq semaines et le capital 1 de 400 £, la rentrée de 400 £ a lieu régulièrement au bout des neuvième, treizième, dix-septième, vingt-et-unième, vingtcinquième semaines et ainsi de suite.
Aucune différence ne résulte de ce fait qu'une partie de cet argent rentré dépasse les besoins de la période courante de travail et reste disponible : si la production se continue à la même échelle et sans interruption, il faut que l'argent soit là, que par conséquent il rentre, " dégagé " ou non; si la production est interrompue, le dégagement cesse également.
En d'autres termes : (le toute manière, il y a dégagement
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 311
d'argent, c'est-à-dire constitution d'un capital potentiel sous forme d'argent, et non seulement dans les conditions spéciales précisées par Marx, mais dans toutes les circonstances et dans une mesure plus grande. A l'égard du capital circulant 1, le capitaliste se trouve à la fin de chaque rotation absolument dans la même situation qu'au moment de la fondation de son entreprise ; il en dispose entièrement et en une fois, et il peut ne le reconvertir que successivement en capital productif.
Ce qu'il faut retenir avant tout du texte de Marx, c'est qu 1 il démontre qu'une partie considérable du capital industriel doit constamment revêtir la forme argent et qu'une partie encore plus considérable doit prendre cette forme temporairement. Cette preuve est corroborée par ce que je viens d'ajouter. F. E.].
V. Effet des variations de prix.
Jusqu'ici nous avons supposé que les prix et l'échelle de la production restent les mêmes pendant que le temps de circulation se raccourcit ou se prolonge. Supposons maintenant que la période de rotation ainsi que l'échelle de la production restent invariables, mais que les prix changent, soit qu'il se produise une hausse ou une baisse des matières premières, des matières auxiliaires et du travail, soit que les prix'des deux premiers de ces éléments seulement varient. Admettons d'abord que le prix des matières premières et auxiliaires ainsi que le salaire diminuent de moitié. Le capital nécessaire avec les chiffres admis précédemment serZ de 50 £ au lieu de 100 par semaine, et de 450 £au lieu , de 900 pour la rotation de neuf semaines.
Les 450 £de la valeur-capital avancée devenues superflues peuvent être éliminées sous forme d'argent, la production se continuant à la même échelle et avec la même période de rotation, fractionnée comme auparavant. Le produit annuel restera invariable en quantité, mais sa valeur di
312 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
minuera de moitié. Cet effet, qui a pour conséquence une modification de l'offre et de la demande de eapital-argent, ne sera produit ni par une accélération de la circulation, ni par une modification de la quantité d'argent en circulation. En ellet, la baisse de prix des éléments du capital productif a pour conséquence la diminution de moitié de l'avance de valeur-capital nécessaire pour une entreprise X - en supposant que celle-ci se continue à la même échelle - ce qui permet à l'entrepreneur X de ne verser en argent, sur le marché, pour l'achat de ses éléments de pÉoduction, que la moitié de la somme qu'il devait avancer avant la baisse des prix. La conséquence de notre hypothèse serait donc une diminution de la quantité d'argent versée dans la circulation.
La moitié (450 £) du capital de 900 £ originairement avancé - capital qui a passé successivement de la forme argent a la forme capital productif et à la forme marchandise, tout en revêtant constamment ces trois formes à la fois - sort du evele de l'entreprise X et afflue comme capital-argent supplémentaire au marché financier. Ces 450 £ dégagées exercent cette fonction de
Zn
capital-argent, non parce qu'elles sont de l'ai~_---ent de
c -
venu superflu dans l'entreprise X, mais parce qu'ayant fait partie du capital originaire, elles continuneut à fonctionner comme capital et ne sont pas dépensées comme simple moyen de circulation. La façon la plus simple de leur faire jouer ce rôle est de les envoyer au marché financier sous forme d'argent , on pourrait également doubler l'importance du procès de production (abstraction faite du capital fixe), de sorte que le même capital de 900
ferait marcher une producti(n deux fois plus grande.
Si le prix des éléments circulants du capital productif haussait de moitié, il faudrait par semaine 150 £ au lieu de 400, et 1350 £ au lieu de 900. 450 £ de capital supplémentaire seraient nécessaires pour maintenir l'entreprise à la même échelle, ce qui aurait pour conséquence une pression plus ou moins grande sur le marché financier,
CHAB. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 313
selon l'état de celui-ci : si tout le capital disponible était déjà demandé, la concurrence redoublerait pour l'enlever; si une partie en était libre, elle serait appelée cri activité.
Enfin un troisième cas est possible: l'échelle de la production, la vitesse de rotation et les prix des éléments du capital productif circulant restant invariables, les prix des produits de l'entreprise X. montent ou descendent. S'il y a baisse, le prix du capital-marchandise de 600 £, lancé régulièrement dans la circulation, descend à 500 £p. ex. Un sixième de la valeur du capital avancé ne revient pas de la circulation (il n'est pas question ici de'la plus-value contenue dans le capital-marchandise), et comme la valeur rep. le prix des éléments de production reste le même, les 500 £ qui rentrent ne peuvent remplacer que les 5/6 du capital de 600 £ continuellement engagé dans le procès de production. Il faut donc ajouter 100 £ de capital supplémentaire pour maintenir la production à la même échelle.
Si, au contraire, il y a hausse, le prix du capital-inarchandise s'élèvant de 600 £ à 700, un septième de ce prix, soit 100 £, proviendra, non de la production (car il n'a pas été avancé dans celle-ci), mais de la circulation. Or, 600 suffisent pour remplacer les éléments productifs ; 100 seront donc dégagées.
La détermination des causes pour lesquelles la période de rotation se raccourcit ou se prolonge dans le premier cas et pour lesquelles montent ou baissent les prix des matières premières et du travail dans le second cas et ceux des produits dans le troisième, ne rentre pas dans les recherches que nous faisons en ce moment, Il en est autrement de ce qui suit :
Premier cas. L'échelle de la production, les prix des éléînenis de production ainsi que les prix des produits restent les meines ; un, changement se manifeste ~ans la pm~iode de eïreulation et, par cela même, dans celle de rotation,.
D'après notre exemple, un raccourcissement de la période de circulation diminue de 1/9 le capital qui doit
314 DEUXIÈME PAP.TIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
être avancé ; celui-ci est donc réduit de 900 â' 800 £, et 400 £ d'argent sont dégagées.
L'entreprise X continue à fournir toutes les six semaines des produits d'une valeur de 600 £, soit 5100 £ en cinquante-et-une semaines, à condition que le travail soit poursuivi pendant toute l'année sans interruption. Aucun changement n'affecte ni les quantités et les prix des produits que cette entreprise fait entrer dans la circulation, ni les termes au bout desquels elle apporte ses produits au marché. Mais il résulte du raccourcissement de la période de circulation, que le procès n'exige plus que 800£ d'avance au lieu de 900, de sorte que 100 £ sont dégagées.
Ces 100 £ qui existent sous forme d'argent, ne représentent nullement la partie du capital aVanc~é qui devrait continuellement fonctionner sous cette forme. Supposons que le capital circulant 1 = 600 £ se fractionne comme suit: 4/5 480 £ avancées pour les éléments de production et 1/5 120 £ destinées au salaire, soit toutes less.emaines 80 £ en matières de production et 20 £ en salaire. Le capital Il = 300 £ doit se fractionner de la même façon : 4/5 ~ 210 £ pour les matières Ùe production et 1/5 = 60 £ pour le salaire. Le capital à avancer pour le salaire doit toujours exister sous forme d'argent. Dèsquele produit-inarcbandise de 600 £de valeurestvendu et a repris la forme d'argent, 480 £ peuvent être converties en matière de production (provision productive), mais 120 £ doivent conserver la forme argent pour servir à payer les travailleurs pendant six semaines. Ces 120 £ représentent, dans le capital de 600 £, le minimum de ce qui doit être renouvelé constamment comme eapital-argent et doit toujours exister et fonctionner sous cette forme.
Si, maintenant, un raccourcissement de la période de circulation vient à réduire d'un tiers le capital Il de 300 £ (dégagées périodiquement pendant trois semaines et pouvalit se fractionner également en 240 £ de provision productive et 60 £ de salaire~ et à rejeter 100 £, en argent, du mécanisme de la rotation, d'où vient cet argent ? Une
ZD
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 315
partie seulement cri est fournie par le cinquième du capital-argent dégagé périodiquement au cours des rotations, dont les quatre autres cinquièmes (80 £) doivent être convertis immédiatement en provision productive supplémentaire. De quelle façon cette provision productive supplémentaire reprend-eile la forme argent, et d'où vient l'argent pour la convertir?
Le rétrécissement de la période de circulation une fois réalisé, 400 des 600 £, au lieu de 480, sont converties en provision productive. Le reste, soit 80 £, est retenu sous forme d'argent, s'ajoute aux 20 £ destinées au salaire et constitue avec celles-ci les 100£ du capitaldégagé. Bienque ces 100 £ proviennent ainsi de la circulation à laquelle on les a soustraites, en ne les dépensant plus pour du salaire et des éléments de production, il ne faut pas oublier qu'elles revêtent maintenant la forme (argent) sous laquelle elles avaient été versées originairement dans la circulation. Primitivement on avait avancé9OO £ d'a rgent pour laprovision productive et le salaire ; le même procès de production se fait maintenant au moyen de 800 £. Les 100 £ dégagées sous forme d'argent représentent désormais un nouveau capital- argent. qui cherche un nouveau placement sur le marché financier. Il est vrai qu'auparavant déjà, elles avaient eu la forme de capital-argent dégagé et de capital productif supplémentaipe ; mais ces états virtuels étaient alors une condition de la continuité et, par conséquent, de l'exécution du procès de production. Maintenant les 100 £ forment un nouveau capital-argent sur le marché financier, bien qu'elles ne représentent ni un supplément à la provision monétaire de la société (car elles existaient déjà au début de l'entreprise qui les a versées dans la circulation), ni un trésor nouvellement accumulé.
Ces 100 £, considérées au point de vue de l'entreprise d'où. elles sortent. et dans laquelle elles ne sont plus employées, sont retirées désormais de la circulation. Et cela est possible parce que le cycle M'- A - M, la conversion du capital -marchandise en argent et de cet argent en
316 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
capital productif, s'accomplit une semaine plus vite, accélérant la circulation de l'argent qui fonctionne dans ce procès. Les 100 £ sont retirées de la circulation, parce qu'elles ne sont plus nécessaires à la rotation du capital X.
Nous avons admis que le capital avancé est la propriété de celui qui l'emploie. S'il en était autrement, rien ne serait changé. Par suite du rétrécissement de la circulation, il ne faudrait plus que 800 £ à J'emprunteur au lieu de 900. 100 £ seraient restituées an prêteur, et ces 100 £ seraient en tout cas un nouveau capital-argent, mais entre les mains de Y au lieu de X. En outre, si le capitaliste X achète à crédit ses matières de production à une valeur de 480 £, de sorte qu'il n'a à avancer que 120 £ en argent pourle salaire, il aura désormais à -acquérir à crédit pour 80 £ de matières de production de moins, qui constitueraient un excédent de capital-marchandise aux mains du capitaliste qui lui fait crédit, tandis que le capitalisteX aura dégagé 20 £ en argent.
La provision productive supplémentaire est maintenant réduite d'un tiers. Représentant les 4/5 du capital supplémentaire Il de 300 £, elle était de 240 £ ; elle n'est plus que de 160 £, c'est-à-dire qu'elle ne suffit plus qu'à deux semaines au lieu de trois. On la renouvelle désormais toutes les deux semaines au lieu de toutes les trois, mais aussi on la renouvelle pour deux semaines au lieu de trois. Ainsi les achats, au marché du coton p. ex., se répètent plus souvent et dans des proportions moindres. C'est la même quantité qui est retirée du marché, car la quantité de produit reste invariable; mais elle abandonne le marché autre - ment et en plus de temps. Supposons, p. ex., qu'il s'agisse d'une consommation annuelle de 1200 balles de coton,
écoulées par périodes, soit de trois, soit de deux mois.
Dans le premier cas:
Le ler janv. on vend 300 balles; il en reste en stock 900
Le ler avril on vend 300 balles; il en reste en stock 600
Le ler juillet on vend 300 balles; il en reste en stock 300
Le ler octob. on vend 300 balles; il en reste en stock 0
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 317
Dans le second cas :
Le ler janv. on vend 200 balles; il en reste en stock 1000
Le 1- mars on vend 200 balles; il en reste en stock 800
Le ler mai on vend 200 balles; il en reste en stock 600
Le ler juillet on vend 200 balles; il en reste en stock 400
Le ler sept. on vend 200 balles; il en reste en stock 200
Le ler nov. on vend 200 balles; il en reste en stock 0
Dans la seconde hypothèse, l'argent avancé pour le coton
ne rentre entièrement qu'un mois plus tard, en novembre
au lieu d'octobre. Ainsi, quand le rétrécissement de la
période de circulation et, par conséquent, celui de la rota
tion font dégager 1/9 du capital avancé, soit 100 £ sous
forme d'argent, et quand ces 100 £ se composent de 20 £
d'argent, excédent destiné à payer le salaire hebdoma
daire, et de 80 £, excédent hebdomadaire de la provision
productive, cette diminution de 80 £ de la provision pro
ductive du fabricant est contrebalancée par une augmen
tation de la provision de marchandises du marchand de
coton. Le même coton reste d'autant plus longtemps comme
marchandise dans le magasin de ce dernier, qu'il est moins
longtemps provision productive dans le magasin du fabri
cant.
Jusqu'ici nous avons supposé que le rétrécissement de la période de circulation dans l'entreprise X résulte de ce que X vend sa marchandise plus vite, ou qu'il en reçoit le paiement plus rapidement, ou s'il la vend à crédit, que le terme de paiement en est plus court. Le rétrécissement dérive donc d'une accélération de la vente de la marchandise, c'est-à-dire d'une accélération de la première phase du procès de circulation, la conversion M' - A du capitalmarchandise en capital-argent. Il pourrait aussi dériver de la seconde phase A - M, c'est-à-dire d'un changement simultané des périodes de travail ou des temps de circulation des capitaux Y, Z, etc., qui fournissent an capitaliste X les éléments de production de son capital circulant.
P. ex., si avec l'ancien mode de transport, le coton, le charbon, etc., voyagent trois semaines pour arriver du lieu
318 DEUXIÈME PARTIE - LA ROTATION DU CAPITAL
de production ou de l'entrepôtjusqu'à la fabrique du capitaliste X, la provision productive de celui-ci doit suffire air moins pour trois semaines. Aussi longtemps qu'ils sont en route, le coton et le charbon ne peuvent servir de moyens de production , ils sont l'objet de travail de l'industrie du transport et du capital qui y est engagé, et ils .représentent le capital- marchandise en circulation du producteur de charbon ou du marchand de coton. Supposons qu'un progrès du proeédé. de transport réduise le voyage à deux semaines. La provision productive pourra être réduite dans la même proportion, et le capital supplémentaire de 80 £ avancé pour elle, ainsi que celui de 20 £ destiné au salaire deviennent libres, puisque le capital de 600 £ mis en rotation rentre une semaine plus tôt.
La provision productive peut aussi être diminuée, quand la période de travail du capital qui fournit la matière première, se rétrécit (noirs en avons donné des exemples dans les chapitres précédents), et que par conséquent la matière première se renouvelle plus vite et plus souvent.
Si, au contraire, la période de circulation et, par conséquent, celle de rotation se prolongent, un capital supplémentaire est nécessaire. Le capitaliste l'avancera lui-même, s'il le possède, et comme, en général, son capital superflu est placé d'une façon ou de l'autre, pour le rendre disponible, il devra if, dégager, vendre, p. ex., des actions, retirer des dépôts, ce qui influencera d'une façon indirecte le marché financier. S'il ne le possède pas, il devra l'emprunter. Or, la partie du capital supplémentaire destinée à payer le salaire doit toujours, dans des circonstances normales, être avancée sous forme d'argent; l'emprunt de cette partie aura une répercussion directe, proportionnée à son importance sur le marché financier. Il n'en sera pas de même de la partie destinée à l'achat des matières de production, à moins que celles-ci ne soient achetées au comptant. Si elles sont achetées à terme, l'opération n'influencera pas directement le marché financier, puisque dans ce cas le capital supplémentaire revêt d'abord la
CHAP. XV. - LE TEMPS DE ROTATION ET LE CAPITAL AVANCÉ 319
forme de provision productive et non Celle d'argent'. Mais elle aura une influence indirecte, si le vendeur escompte immédiatement la traite qui lui sera souscrite, tandis que s'il garde cette traite, p. ex. pour payer plus tard une dette, l'influence indirecte ne se manifestera pas plus que l'influence directe.
Deuxième cas. Changementde prix des matières (le production, toutes les autres circonstances restant les mêmes.
Nous avons supposé que le capital total de 900 £ se fractionne en 4/5 = 720 £ destinées à l'achat des matières de production, et 1/5 = :180 £ destinées au salaire.
Si le prix des matières de production diminue de moitié, la période de travail de six semaines en exigera pour 240 £ au lieu de 480, et le capital supplémentaire II sera de 120 £ au lieu de 240. Le capital 1 se réduit ainsi de 600 à 240 -1- 120 = 360 £, et le capital 11, de 300 £ à 120 -+- 60 = 180 £; le capital total sera donc de 360 -+- 180 540 £ au lieu de 900 £. Résultat : 360
sont dégagées.
Ce capital-argent dégagé qui est maintenant inoccupé et cherche un autre emploi sur le marché financier, n'est autre chose qu'une fraction du capital originairement avancé de 900 £, fraction devenue superflue par la réduction des prix des éléments de production en lesquels elle a été autrefois reconvertie périodiquement ; elle est superflue aussi longtemps que l'entreprise continue à l'ancienne échelle. Dans le cas où cette réduction de prix n'est pas due à des circonstances accidentelles (une récolte exceptionnellement riche, une surabondance d'approvisionnement, etc.), mais à un -accroissement de la puissance productive de l'industrie qui fournit la matière première, ce capital-argent, qui ne constitue pas une partie intégrante du capital déjà employé, représentera une extension absolue du marché financier, un accroissement absolu du capital disponible en argent.
Troisième cas. Changement de prix duproduit lui-même.
Si le prix descend, une partie du capital est perdue et
320 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
doit être remplacée par une nouvelle avance d'argent. Lorsque cette perte du vendeur est compensée par un gain de l'acheteur, elle le sera directement si le prix du produit n'a baissé que par suite de conjonctures passagères du marché, après lesquelles il remontera à son niveau normal ; elle le sera indirectement, si le changement de prix est la conséquence d'un changement de valeur qui se répercute sur l'ancien produit,et si ce produit entre comme élément de production dans une autre industrie où il dégage une quantité proportionnelle de capital. Dans les deux cas, il se peut que le capital que X a perdu et qu'il cherche à remplacer en faisant appel au marché financier, soit apporté comme capital nouveau par ses amis en ~ffaires et donne lien ainsi à un simple transfert.
Si, au contraire, le prix du produit s'élève, une somme de capital qui n'a pas été avancée, est retirée de la circulation. Elle ne constitue pas une partie organique du capital avancé dans la production, et c'est pour cette raison qu'elle peut être dégagée à moins que la production ne soit étendue. Comme nous avons supposé que les prix des éléments de production sont donnés avant que le produit ne soit arrivé au marché comme capital-marchandise, il se peut que l'augmentation des prix soit due à un changement effectif de la valeur, le prix des matières premières, p. ex., s'étant élevé postérieurement ; dans ce cas, le capitaliste X réalisera un bénéfice, tant sur son produit qui circule comme marchandise, que sur sa provision productive. Ce bénéfice lui procurera un capital supplémentaire qui lui permettra de continuer son entreprise, malgré les nouveaux prix, plus élevés, des éléments de production.
Il se peut aussi que la hausse des prix ne soit que passagère. Dans ce cas, le capital supplémentaire nécessaire au capitaliste X se trouve dégagé autre part, à mesure que le produit de X sert d'élément de production dans d'autres industries. Il arrive alors que l'un gagne ce que l'autre perd.
CHAPITRE XVI
LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE
1. Le taux annuel (le la plus-value.
Supposons un capital circulant de 2500 £, dont 4/5
2000 £ en capital constant (matières de production) et 1/5
500 £ en capital variable, destiné au salaire.
La période de rotation de cinq semaines comprend une
période de travail de quatre semaines et une période de
circulation d'une semaine. Le capital 1, dans ce cas, est de
2000 £ et est composé de 1600 £ de capital constant et de
400 £ de capital variable , le capital Il est de 500 £, dont
400 £ de capital constant et 100 £ de capital variable. Pour
chaque semaine de travail un capital de 500 £ est avancé,
de sorte qu'une année de cinquante semaines donne un
produit achevé de 50 x 500 = 25000 £. Le capital 1 de
2000 £, constamment employé dans chaque période de
travail, accomplit donc 42 1/2 rotations ; 12 1 /2 ><, 2000
~ 25000 £. Sur ces 25000 £, 4/5 = 20000 £ représentent
le capital constant avancé'pour les moyens de production,
et 1/5 ~ 5000 £ représente le capital variable avancé
pour le salaire. Par contre, le capital total de 2500 £
25000
accomplit 2500 10 rotations.
Le capital circulant variable qui a été dépensé pendant la production ne peut recommencer sa fonction que si le produit dans lequel sa valeur est incorporée est vendu et converti de marchandise en argent, pouvant être avancé de nouveau pour le paiement de la force de travail. Il en est
322 DEUXIÈME PARTIR - LA ROTATION DU CAPITAL
de même du capital circulant constant (les matières de production), qui a été avancé dans la production et dont la valeur réapparait dans le produit. Ce que ces deux parties - la partie variable et la partie constante du capital circulant - ont de commun et ce qui les distingue du.capital fixe, ce n'est pas que leur valeur transférée au produit circule avec lui comme marchandise -, car une partie de la valeur du produit qui circule comme telle, c'est-à-dire une partie de la valeur du capital-marchandise, est toujours fournie par l'usure du capital fixe et représente la parcelle de valeur de ce capital qui est transférée au produit pendant la production. La différence provient de ce que le capital fixe continue à fonctionner dans la production sous son ancienne forme d'usage, pendant une série Plus ou moins longue de rotations du capital circulant (y compris le capital circulant constant et le capital circulant variable), tandis que le capital circulant, dès qu'il a abandonné, sous forme de marchandise, la sphère de production pour entrer dans celle de circulation, doit être remplacé en totalité avant qu'une nouvelle rotation puisse commencer. Le capital circulant constant et le capital circulant variable parcourent en commun la première phase, M' - A', de la circulation. Ils se séparent dans la seconde : une partie de l'argent en lequel la marchandise a été retransforinée se convertit en provision productive (capital circulant 'constant), conversion qui a lieu complètenient, mais qui peut se faire en plusieurs fois, selon les époques auxquelles s'achètent les éléments de cette provision; une autre partie (le l'argent produit parla vente de la marchandise reste conservée Comme provision monétaire pour payer le salaire, et constitue le capital circulant variable. Le renouvellement de ces parties est assuré par la rotation du capital, c'est-à-dire la conversion du capital en produit, du produit en marchandise et de la marchandise en argent. C'est la raison pour laquelle nous avons traité, dans le chapitre précédent, de la rotation du capital cir
CHAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE ~323
culant - constant et variable - sans tenir compte du capital fixe.
I)our la question que nous étudions maintenant, nous devons faire un pas de plus et considérer la partie variable du capital circulant comme si elle constituait le capital circulant tout entier. Nous devons donc faire abstraction du capital circulant constant, bien que, dans la rotation, celui-ci marche d'un pas égal avec le capital variable.
2000 £ sont avancées et la valeur du produit annuel est de 25000 £. La partie variable du capital circulant étant de 500 £, le capital variable contenu dans 25000 £ est de 95000
== 5000 £. Si nous divisons les 500( £ par 500,
5
nous voyons que le nombre de rotations est de' 10, le même (lue pour le capital total de 2500 £.
Ce calcul de moyennes, qui divise la valeur du produit annuel par la valeur du capital avancé et non par la valeur de la partie de ce capital qui est constamment employée dans chaque période de travail (dans notre exemple, par ,WO et non par 100, par la somme des capitaux 1 et Il et non par le capital 1) est absolument suffisant ici, où il s'agit simplement de la production de la plus-value. Nous allons voir plus loin qu'à un autre Point de vue il n'en est pas ainsi. Du reste, ce calcul moyen n'est jamais tout à fait exact; s'il suffit aux besoins pratiques du capitaliste, il est loin d'exprimer exactement toutes les circonstances de la rotation.
Jusqu'ici nous avons fait complètement abstraction d'une partie de la valeur du capital-marchan dise, savoir de la plus-value; c'est sur elle que nous allons fixer notre attention à présent.
Si le capital variable de 100 £ avancé pour une semaine produit une plus-value de 100 p. c. = 100 £, le capital variable de 500 £, avancé pour les cinq semaines de rotation, produit 500 £ de plus-value ; la moitié de la journée de travail est donc du surtravail.
Si 500 £ de capital variable 'produisent une plus-value
'î24 DEUXJf~,ML' PARTIM. - LA ROTATION DI; CAPITAL
de ~00£, 5000 £ en produisent une de 10><500 ~5000
Or le capital variable avancé est de 500 £; si nous appe
lons taux annuel de la plus-value le rapport entre la
plus-value produite pendant l'année et la valeur du ca
pital variable avancé, ce taux sera, dans l'exemple que
5000
nous avons choisi, 500 = 10 = 1000 '/~. Si nous exami
nous ce laux de près, nous voyons qu'il est égal an taux de la plus-value produite par le capital variable avancé pendant une rotation, multiplié par le nombre de rotations du capital variable (nombre qui est identique au nombre'de rotations de tout le capital circulant).
Le capital variable avancé pendant une rotation est de 500 £ dans notre exemple; la plus-value qu'il a produite est également de i'ffl £. Le taux de la plus-value pendant
1
t
une période de rotation est donc 500 Pl = 100 P. C. Ces 500 V
100 p. c. multipliés par 10, le nombre de rotations par an,
5000 Pl font 500 = 1000 P, C.
Voilà pour le taux annuel de la plus-value. En ce qui concerne la quantité de plus-value produite pendant une certaine période de rotation, elle est égale à la valeur du capital variable avancé pendant la même période, 500 £ dans notre exemple, multipliée par le faux de la plus-value, 400
c'est-à-dire, dans notre exemple, 500 x - = 500 >< 1
100
== 500 £. Si le capital avancé, le taux de la plus-value étant le même, était de 1500 £, la quantité de plus-value serait 1100
de 1500 x - = 1500 £. 100
Appelons A le capital variable de 500 £qui, en 10 rotalions par an, produit 5000 £ de plus-value, donc un taux de plus-value de 1000 0/0, et supposons qu'un autre capital variable B de 5000 £, avancé pour toute une année (de cinquante semaines), n'accomplit qu'une rotation par an. Supposons, en outre, qu'à la fin de l'année, le produit est pavé le jour même de son achèvement, de sorte
CTIAP. XVI. - LA ROTATIOX DU CAPIL'AL VAMABLE 3.25
que Fargent en lequel il se convertit rentre immédiatement. La période de circulation est donc égale à zéro et la période de rotation coïncide avec celle de travail, c'esta-dire qu'elle est de 1 an. Comme dans l'exemple précédent, le procès de travail absorbe chaque semaine uti capital variable de 100 £, soit 5000 £ en cinquante semaines. Admettons également que, le taux de la plus-value soit de 100 0/0, de sorte que la moitié de lajournée de travail, qui a la même longueur que dans le premier exemple, est du surtravail. Pendant une période de cinq semainee, le capital variable avancé sera de 500 £, et la plus-value produite, de 500 £. Suivant notre hypothèse, la force de travail exploitée est, comme quantité et comme degré d'exploitalion, exactement la même que pour le capital A.
Dans chaque semaine, le capital variable avancé à concurrence de 100 £, produit une plus-value de 100 £; dans cinquante semaines, le capital avancé de 50 >< 100 ~ 5000 £ produit donc 5000 £ de plus-value. La plus-value produite pendant l'année est de 5000 £, la même que dans le cas précédent, mais son taux annuel est absolument différent. Il est égal à la plus-value produite pendant l'année, divisée par le capital variable avancé
5000 Pl
5000 v 100 0/0, tandis que pour le capital A. il était de
10000/0.
Les deux capitaux A et B ont donc avancé 100 £ de capita] variable par semaine. et ont fonctionné, suivant un même degré d'exploitation ou taux de plus-value (100 0/0) La même quantité de force de travail a été exploitée de la même façon dans les deux cas, et les mêmes journées de travail ont été fractionnées de la même manière en travail nécessaire et surtravail. En outre, la même somme (5000 £) de capital variable a mis en. œuvre pendant l'année la même somme de travail, pour en extraire la même quantité (5000 £) de plus-value. Et pourtant les taux annuels de la plus-value diffèrent de 900 0/0, de A â B.
826 PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
A première vue, on pourrait inférer de là que le taux de la plus-value ne dépend pas uniquement de la quantité et du degré d'exploitation de la force de travail mise en œuvre par le capital variable, et qu'il est déterminé par d'autres facteurs inconnus provenant de la circulation. C'est ainsi,
en effet, qu'on a -voulu expliquer le phénomène , ce qui a été, depuis 1820, la cause de la déroute de l'école Rica.rdienne, bien que l'explication ffit donnée sous une forme plus compliquée et plus dissimulée (celle du taux annuel du profit) que le raisonnement abstrait que nous venons d'exposer.
Ce qui semble étonnant dans le phénomène disparalt dès qu'on place effectivement, et non pas en apparence, les capitaux A et fi dans des circonstances absolument identiques. Cette condition n'est réalisée que lorsque le capital variable B est dépensé tout entier, pour le paiement de la force de travail, dans le même e~5pace de temps que A.
Dans ce cas, les 5000 £ du capital B sont dépensées en cinq semaines, ce qui porte à 50000 £ les avances par an. La plus-value, dans la, même hypothèse, est de 50000 £. Le capital mis en rotation (50000 £), divisé par le capital avancé de 1000 £, donne le nombre des rotations ~ 10. ;)000 Pl
Le taux de la plus-value = - - 100 p. c. (trouvé
Moo V
plus haut), multiplié par le nombre 10 des rotations, donne
le taux annuel de la plus-value ~ 50000 Pl 10 == 1000
7000 V i
p. c. Et alors les taux annuels de la plus-value de A et B sont égaux, savoir 1000 p. c. Les quantités de plus-value sont, au contraire, de 50000 £ pour B et de 5000 £ pour A; elles sont entre elles comme 5000 : 1500 ~ 10 -. 1. Cependant, le capital B a mis en mouvement, dans le même espace de temps, dix fois plus de force de travail que le capital A.
Ce n'est que le capital effectivement employé dans le procès de travail qui produit la plus-value, et c'est à lui
CH&P. XVI. - LA ROTATION DU CAKTAL VARIABC,E 327
seulement que s'appliquent toutes les lois concernant celleci, entre autres la loi suivante : le taux de la plus-value étant donné, sa quantité dépend de la grandeur relative du capital variable.
Le procès de travail se mesure par le temps. Si la longueur de lajournée de travail est donnée (comme dans notre exemple, oà nous égalons toutes les conditions pour A et B, afin de mettre en pleine lumière les différences dans le taux annuel de la plus-value), la semaine de travail se compose d'un nombre déterminé de journées de travail. Nous pouvons considérer une période quelconque de travail, de cinq semaines p. ex., comme une seule journée de travail de trois cents heures, si la Journée est de dix heures et la semaine de six journées, et multiplier ce nombre par le nombre des ouvriers employés journellement à la * fois et en commun dans le même procès de travail. Ce nombre étant, p. ex. de dix, une semaine serait de 60 x 10 == 600 heures et cinq semaines de 600 >< 5 = 3000 heures. Donc, des capitaux variables de grandeur égale sont mis en action avec des taux égaux de plusvalue, si les quantités de force de travail mises en mouvement dans le même espace de temps sont égales (même prix et même nombre).
Reprenons maintenant nos exemples. Dans les deux cas, A, et B, des capitaux variables de grandeur égale (100 £ par semaine) sont mis en action chaque semaine. Les capitaux variables qui fonctionnent effectivement dans le procès de travail sont égaux, mais les capitaux variables avancés diffèrent. Dans le cas A, 500 £ sont avancées pour cinq semaines, à raison de 100 £ par semaine ; dans le cas B, 5000 £ sont avancées pour la première période de cinq semaines, mais 100 £ en sont seuiement employées par semaine, ce qui fait, pour les cinq semaines, 500 £ =~ î. du capital avancé.
Dans la seconde période de cinq semaines, 4500 £ sont à avancer, dont 500 seulement sont employées et ainsi de
3128 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION I)TICAPITAL
suite. Le capital variable avancé pour une certaine période n'est employé qu'au fur et à mesure qu'il fonctionne effectivement dans le procès de travail, et il y a toujours une partie de ce capital, celle qui ne servira que plus tard, (lui n'existe pas pour ainsi dire pour le procès de travail et qui n'a aucune influence sur la création de valeur et de plusvalue. Considérons, p. ex., le capital A de 500 £. Il est avancé pour cinq semaines, mais 100 £ seulement entrent chaque semaine dans le procès de travail ; dans la preinière semaine, 1 /5 en est employé ; les autres 4/5 sont avancés sans trouver d'emploi, bien qu'ils doivent être la pour les procès de travail des quatre semaines subséqueutes.
Les circonstances qui modifient le rapport entre le capital variable avancé et le capital variable employé, n'influent sur la production de plus-value - le taux de celleci étant donné - que pour autant qu'elles modifient la quantité de capital variable pouvant être réellement employée dans un espace de temps donné, p. ex. dans une semaine, dans cinq semaines, etc. Le capital variable avancé n'exerce sa fonction que pour autant et pendant qu'il est réellement employé. Mais toutes les circonstances qui modifient le rapport entre le capital variable avancé et le capital variable employé sont les mêmes que celles qui provoquent la différence des périodes de rotation (variation, soit de la période de travail, soit de celle de circulation., soit de toutes les deux). Or, la loi de la production de plus-value dit que, pour un même taux de plus-value, des quantités égales de capital variable produisent des quantités égales de plus-value. Donc, si les capitaux A et B emploient des quantités égales de capital variable dans les mêmes périodes et avec un même taux de plus-value, les quantités de plus-value produites dans les mêmes temps doivent être égales, quel que soit, pour un temps donné, le rapport entre le capital variable mis en oeuvre et le capital variable avancé, quel que soit, par conséquent, le rapport de la plus-value
CHAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE 329
obtenue an capital variable av~ncé (et non pas an capital variable engagé). La variation de ce rapport, loin de contredire les lois que nous avons exposées concernant la production de plus-value, les confirme et en est une conséquence indispensable.
Examinons la première période de production de cinq
semaines du capital B. A la fin (le la cinquième semaine,
500 £ sont absorbées. La valeur produite est de 1000 £, donc
500 Pl
M0 V = 100 0/0, tout comme pour le capital A. Le fait
que le capital A a déjà réalisé, la plus-value ainsi que le capital avancé, ne nous intéresse pas encore ici, où nous ne nous occupons que de la production de la plus-value et de son rapport au capital variable avancé pendant sa production. Si, au contraire, nous déterminons pour B le rapport de la plus-value, non pas à cette partie du capital variable de 500 £ qui a servi et qui est absorbée pendant sa pro . duction, mais au total de ce capital avancé, nous obtenons 500 Pl = 1 ~= '10 p. c. Le taux de la plus value pour le 5000 V 10
capital B est donc dix fois plus petit que pour le capital A. Cette différence pour deux capitaux de même grandeur, qui ont mis en oeuvre la même quantité de travail, se fractionnant dans les mêmes proportions en travail payé et nonpayé, contredit-elle aux lois de la production de la plus-value ? Dans le cas A, nous exprimons le taux effectif de la plusvalue, c'est-à-dire le rapport de la plus-value produite par un capital variable de 500 £, pendant cinq semaines, a ce même capital variable de 500 £. Dans le cas B, au contraire, nous employons un mode de calcul qui n'a rien à voir ni avec la production de la plus-value, ni avec la constatation du taux de la plus-value ; nous calculons les 500 de plus-value produites par mi capital variable de 500 non pas en raison de ces 500 £ de capital variable, mais en raison d'un capital de 5000 £, dont les 9/10 ~ 4500 £ restent étrangers à la production de ces 500 £ de plusvalue, puisqu'ils ne fonctionnent (lue, successivement peu
330 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAI
dant les quarante-cinq semaines suivantes. La différence entre les taux de plus-value de A et B ne donne donc pas lieu ici a une contradiction.
Comparons maintenant les taux annuels de la plus-value
pour les capitaux A et B. Ces taux sont, pour le capital B,
5000 pi 5000 Pl
- = 100 p. c. ; pour le capital A, - = 1000
5000 v SW V
p. c. Le rapport entre eux est le même que tantôt. Nous avions: .
Taux de plus-value du capital B 40 0/,
Taux de plus-value du capital A 1000/,
et nous avons maintenant :
Taux annuel de plus-value du capital B 400 0/,
f~ -
Taux annu 1 de plus-value du capital A 10000/,
10 0/' est égal a 100 0/' . Seulement le problème est
400 0/, 1000 0/,
maintenant inverse. Le taux annuel du capital B 5000 pi
5000 v
100 0/0 ne sWarte plus, même en apparence, des lois
que nous connaissons concernant la production et le taux
de la plus-value. 5000 v ont été avancées et consommées
productivement pendant l'année et ont produit 5000 pl.
000 d
Le taux de la plus-value est donc 100 0/0 et le
5000 v
taux annuel est le même que le taux effectif. Ce n'est donc plus comme auparavant le capital B, mais le capital A, qui offre l'anomalie à expliquer.
Le taux de la plus-value est ici de 5000 pl ~ 1000 0/0.
500 V
Si dans le premier cas, 500 pl, le produit de cinq semaines, a été calculé d'après un capital avancé de 5000 £ dont les 9/10 n'ont pas concouru à sa production, on calcule maintenant 5000 pl d'après 500 v, c'est-à-dire d'après 1 /10 seulement du capital variable qui est réellement intervenu dans la production des 5000 pl; car les 5000 pl sont le produit d'un capital variable de 5000 consomme productivement pendant cinquante semaines et non d'un
CHAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE 881
capital variable de 500 consommé pendant une seule période de cinq semaines. Dans le premier cas, on a calculé la plus-value produite pendant cinq semaines, en raison d'un capital avancé pour cinquante semaines, par conséquent dix fois plus grand que le capital absorbé dans les cinq semaines ; cette fois, on calcule la plus-value produite pendant cinquante semaines, en raison d'un capital avancé pour cinq semaines., donc dix fois plus petit que le capital absorbé pendant les cinquante semaines.
Le capital A de 500£ n'est jamais avancé plus longtemps que pour cinq semaines, au bout desquelles il rentre ; il peut donc répéter le même procès dix fois dans le cours de l'année. Deux faits en résultent :
Primo: Dans le cas A, le capital avancé n'est que cinq fois plus grand que la somme qui fonctionne constamment dans la production d'une semaine. Au contraire, le capital B, qui n'accomplit une rotation qu'en cinquante semaines, et qui, par conséquent, doit être avancé pour cinquante semaines, est cinquante fois plus grand que la somme qui fonctionne toutes les semaines. La rotation modifie le rapport entre le capital avancé pour la production de l'année et celle de ses parties qui fonctionne réellement pendant une certaine période, une semaine p. ex. C'est ce qui nous fournit le premier cas, où la plus-value de cinq semaines se calcule non pas en raison du capital employé pendant ces cinq semaines, mais en raison du capital dix fois plus grand employé pendant cinquante semaines.
Secwido : La période de rotation du capital A (cinq
semaines ' ), ne constitue que 1/10 de l'année, c'est-à-dire
que l'année comprend dix périodes pareilles, durant les
quelles le capital A de 500 £ ne cesse de fonctionner,
Le capital employé est égal au capital avancé pour
cinq semaines, multiplié par le nombre de rotations
par an. Le capital employé pendant l'année est donc de
500 >< 10 ~ 5000 £, tandis que le capital avancé pendant
5000
l'année est de 500 £. En effet, bien que les 500 £
332 DEUXIEME' - LA ROTATION DU CAPITAL
soient employéesun grand nombre de fois, la somme avancée ne dépasse jamais les mêmes 500 £. D'autre part, pour le capital B, 500 £ seulement, il est vrai, sont employées et avancées pendant cinq semaines. Mais puisque la période de rotation est de cinquante semaines, le capital employé pendant l'anii6e est égal, non pas au capital avancé pour cinq semaines, mais au capital avancé pour 50 semaines. La quantité de plus-value produite Par l'atinée dépend, le taux de la plus-value étant donné, du capital employé et non du capital avancé pendant l'année. Elle n'est donc pas plus grande pour ce capital de 5000 £, qui n'accomplit qu'une rotation. par an, que pour le capital de 500 £, qui en accomplit dix; et il en est ainsi parce que le capital qui ne fait qu'une rotation est dix fois plus considérable que celui qui en fait dix.
Le capital variable en rotation pendant l'année - et, par conséquent, la partie équivalente du produit, annuel ou de la dépense annuelle - représente le capital qui a été réellement employé et productivement consommé dans le cours de l'année. Donc, si le capital variable en rotation À et le capital variable en rotation. B sont de même graudeur et ont été employés dans les mêmes conditions, c'està-dire avec un taux égal de plus-value, la quantité de plusvalue produite pendant l'année est également la >même pour les deux; et comme les quantités de capital employé sont aussi les mêmes, les faux de la plus-value, calculés pour l'ensemble de l'année, par la formule
Quantité de plus-value produite annuellefnent
Capital variable en rotation annuellement
doivent aussi être égaux. Ce qui peut-être exprimé d'une manière générale : quelles que soient les grandeurs relatives des capitaux variables en rotation, le taux annuel de leur plus-value est égal au faux moyen de leur plus-value pendant n'importe quelle fraction de, l'année (p. ex. un jour, une semaine, etc.).
01-JAP. XVI. - LA HOTA171ON bU CKPITAL VARLABLk 333
Voilà la seule conséquence qui résulte des lois sur la
production et sur le taux de la plus-value.
Voyons maintenant la signification du rapport':
Capitai en rotation annuellernent
Capital avancé
(en ne nous occupant, comme nous l'avons dit, qu ' e du
capital variable) qui exprime le nombre de rotations du
capital avancé pendant une année. Nous avons pour le capital A :
'iO00 £ de capital en rotation par an
500 £ de npital avancé
et pour le capital B :
~;0û0 £ de capital eti rotation par an
5000 £ de capital avancé
Dans les deux expressions, le numérateur exprime le capital avancé multiplié par le nombre de rotatious (pour A, 500 £ >< 10 ; pour B, 5000 x 1 ~,, et le dénominateur le capital ea rotation divisé par le même iiombre (pour A, 5000 : 10, Pol-Ir B, 5000 . 1).
Les quantités respectives de travail (travail payé et non payé) mises en mouvement par les deux capitaux variables eti rotation pendant l'année sont égales dans cet exemple, parce que les capitaux en rotation eu.~,-mU[Iies ainsi que les taux d'après lesquels ils s'augmentent par la plus-value, sout égaux.
1)e l'expression du rapport entre le capital variable en rotation pendant l'année et le capital variable avancé, nous pouvons tirer les conclusions suivantes:
l'Ce rapport exprime également le rapport entre le capital' à, avancer et le capital variable employé dans une certaine période de travail. Si le nombre de rotations est de dix, commepourA, etl'année de, cinquante semaines,le temps de rotation est de cinq semaines. Pour ces cinq semaines, il faut avancer du capital variable qui doit être cinq fois plus grand que le capital variable employé pendant nue semaine. En d'autre termes : 1/5 seulement du capital avancé (qui est,
934 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
ici, de 500 £) peut être mis ne œuvre dans le cours d'une semaine. Par contre, pour le capital B, dont le nombre de rotations ~ 1 , le temps de rotation est d'un an = 50 semai
iies. Le rapport du capital avanc'e au capital employé par semaine est donc 50 : 1. S'il était le même pour B que pour A, B devrait avancer 1000 £ par semaine au lieu de 100.
2' B a mis en œuvre un capital (5000 £) dix fois plus grand que A, pour faire agir la même somme de capital variable, c'est-à-dire la même somme de travail (payé et non payé) et pour produire la même somme de plus-value pendant l'année. Le taux effectif de la plus-value Wexprime rien d'autre que la proportion entre le capital variable qui fonctionne pendant un certain temps et la plusvalue produite dans le même temps ; il représente la somme de travail non payé que le capital va riable mis en ceuvre. Il est absolument indépendant de cette partie du capital variable qui est avancée sans être employée et, par conséquent, des modifications que la période de rotation fait naitre, suivant les capitaux, dans le rapport entre la partie avancée et la partie employée pendant un certain temps.
De, ce qui vient d'être développé, il s'ensuit que dans un seul cas le taux annuel de la plus-value est égal au taux effectif, exprimant le degré d'exploitation du travail; c'estlorsque le capitalavancé n'accomplissant qu'une rotation par an est égal au capital en rotation pendant l'année. Dans ce cas, le rapport entre la plus-value produite pendant l'année et le capital employé a cette production est égal au rapport entre la plus-value produite et le capital avancé pendant l'année.
Le taux annuel de la plus-value est exprimé par le rapport:
,£) Somme de la plus-value produite pendant l'année
Capital variable avancé
Mais la somme de la plus-value produite pendant l'année
CHAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE 335
est égale à son taux multiplié par le capital employé à sa production, et ce capital est égal au capital avancé multiplié par le nombre n de ses rotations. La formule A) devient ainsi:
Taux effectifde la plus-value x capital variable >< n
Capital variable avancé
100 0/0 >< 5000 >< 1
soit pour le capital B, 5000 = 100 0/0. C'est
seulement dans le cas où n = 1, c'est-à-dire quand le capital variable avancé ne fait qu'une rotation par an et est, par conséquent, égal au capital employé ou en rotation pendant l'année, que le taux annuel de la plus-value est égal à son taux effectif.
Si nous appelons : PI' le taux annuel de la plus-value, pl' son taux effectif, r le capital variable avancé, n le nom
bre des rotations, nous avons : PI' = pl'x v >< n l' x n;
V 1)
quand n 1, l'expression devient PI' = pi' x 1 = pl'. Il s'en suit
1) que le taux annuel de la plus-value est toujours égal à 1)[x ii, c'est-à-dire au taux effectif de la plus-value produite dans une période de rotation par le capital variable absorbé dans cette période, multiplié par le nombre de rotations de ce capital variable dans le cours de l'année.
1" que PI' est plus grand que pl', quand n est plus grand que t, c'est-à-dire quand le capital avancé accomplit plus d'une rotation par an et que, par conséquent, le capital en rotation est plus grand que le capital avancé.
3) que PI' est plus petit que pi', quand n est plus petit que 1, c'est-à-dire quand le capital en rotation pendant l'année n~est qu'une fraction du capital avancé, la période de rotation dépassant -une année.
Arrêtons-nous un instant à ce dernier cas.
Nous maintenons toutes les hypothèses de nos exemples antérieurs, sauf que nous admettons que la période de rota
tion est portée à cinquante-cinq semaines. Le procès de
326 Dl,,UXIÈME PARTIE. - LA H(TATION DU CAPITAL
travail absorbe 100 £ de capital variable par semaine, donc
5500 £ pendant toute la rotation, et produit 100 pl
par semaine; pl' est donc de 100 p. c., comme. aupara
50
vant. Le nombre n des rotations est ici := - parce
que le temps de rotation est de - d'un an (Fannée ayant cinquante semaines).
400 0/0 X 5500 >< LI 111 1000 10
Pl' 100 >< - 90 -p.
donc, moins de 100 p. c. En effet, si le taux annuel de la plus-value était de 100 0/0, 5500 v produiraient les Il
5500 pl en un an, tandis qu'il leur faut - an. Pendant 10
l'aimée, les 5500 v ne produisent que 5000 pl ; le taux
annuel de plus-value est donc 50001,)l Io ~ 90 10 p. c.
55 0 0 V 11 1 f
Ainsi, le taux annuel de la plus-value, ou la comparaison entre la plus-value produite pendant l'année et le capital variable avancé (distinct du capital variable en rotation pendant l'année), n'est point purement subjectif ; c'est le mouvement ' effectif du capital qui fait naitre leuropposition. Le possesseur du capital A a recouvré, à. la fin de l'zimiée, son capital variable avancé de 500 £ -j5000 £ de plusvalue. Ce n'est pas la quantité de capital qu'il a employée pendant l'année, mais celle qui lui revient périodiquement, qui exprime son avance de capital. Ces conclusions ne sont modifiées en rien ni par l'état sous lequel le capital se pré - sente à la fin de l'année, soit comme provision productive, soit comme capital-argent ou capital-marchandise, ni par les proportions suivant lesquelles il se répartit entre ces diverses formes. Le possesseur du capital B a recouvré son capital avancé 5000 £ -]- 5000 £ de plus-value ; quant au possesseur du capital C (celui de 5500 £ que nous avons considéré le dernier), 5000 £ de plus-value lui sont produites pendant l'année (5000 £ étant avancées et le
CI-JAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE 337
taux de la plus-value étant de 100 p. c.), mais son capital avance ainsi que la plus-value ne lui sont pas encore rentrés.
Pl' ~- Pl' x n est donc égal au taux de la plus-value du capital variable employé pendant une rotation, c'est-à-dire
Quantité de plus-value produite pendant une rotation
Capital variable employé pendant une rotation
multiplié par le nombre des périodes de rotation ou de reproduction du capital variable avancé, c'est-à-dire le nombre des périodes dans lesquelles il renouvelle son cycle.
On a déjà vu, vol. 1, chap. IV (transformation de l'argent en capital) et vol. 1 chap. XXI (reproduction simple) que le capital est une valeur avancée et non une valeur dépensée ; après avoir parcouru les différentes phases de son cycle, il revient à son point de départ, augmenté de la plus-value. Il présente donc le caractère d'une avance faite pour le temps qui se passe entre son moment de départ et son moment de retour ; le cycle qu'il parcourt pendant cette période constitue sa rotation, et la durée de ce cycle est une période de rotation. Celle-ci étant accomplie, le cycle étantparcouru, la même valeurcapital peut recommencer la série des opérations, être mise de nouveau en valeur et de nouveau produire de la plus-value. Si le capital variable, comme dans l'exemple A, accomplit dix rotations par an, la même avance de capital Produit dans le cours de l'année dix fois la quantité de plus-value qui correspond à une période de rotation.
Il convient de se rendre compte de la nature de l'avance dans la société capitaliste,
Le capital A, qui accomplit dix rotations par an, est avancé a chaque rotation, donc dix fois pendant l'année. Pendant toute l'année, le capitaliste A n'avance jamais plus que la valeur-capital de 500 £ et il ne dispose jamais, pour le procès de production que nous étudions, de plus de 500 £. Dès que ces 500 £ ont achevé un cycle, A leur fait recoin
338 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
mencer le même cycle. De par sa nature, ce capital conserve son caractère de capital, parce qu'il fonctionne sans cesse comme capital dans des procès de production renouvelés ; il n'est jamais avancé plus longtemps que pour cinq semaines : si la rotation se prolonge, il devient insuffisant, et si elle se raccourcit, il devient en partie superflu. Il n'y a pas dix capitaux de 500 £ qui sont avancés, mais un capital de 500 £ qui est avancé dix fois successivement. C'est pourquoi le taux annuel de la plus-value ne se calcule pas en raison d'un capital de 500 avancé dix fois, c'est-àdire de 5000 £, mais en raison d'un capital de 500 £ avancé une fois. De même un écu qui circule dix fois n'est toujours qu'un écu, bien qu'il exerce la fonction de dix écus ; la main qui le possède après chaque transfert, ne tient jamais qu'un écu.
Le mouvement du capital A, qu'on l'envisage après chaque rotation ou lors de sa rentrée à la fin de l'année, montre que celui qui le possède exécute toutes ses opérations avec la même valeur-capital de 500 £ : chaque fois il ne rentre que 500 £, et chaque fois il n'est avancé que 500 £ ; c'est ce qui explique que ces 500 £ figurent comme dénominateur de la fraction qui exprime le taux annuel de la plus-value. Ce taux annuel, nous l'avons exprimé par la formule Pl' = pl'X v X n -pl'x n. Le taux effectif de la
V
plus-value pl' étant ~~1 , 1c'est-à-dire égal à la quantité de
V
plus-value divisée par le capital variable qui l'a produite,
nous pouvons, dans l'expression de Pl', remplacer pl'
pl
par sa valeur - , et nous avons ainsi l'autre formule
V
Pl,- plXn
V
Grâce à sa rotation dix fois renouvelée, le capital de 500 £ accomplit la fonction d'un capital dix fois plus grand (donc de 5000 £), tout comme 500 pièces d'un écu qui circuleraient dix fois en un an, accompliraient la même fonction que 5000 écus qui ne circuleraient qu'une fois.
CHAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE 339b
Il. La rotation (lu capital variable au point de vue individuel.
" Quelle que soit la forme sociale que le procès de production revête, il doit être continu ou repasser périodiquenient par les mêmes phases... Considéré, non sous son aspect isolé, mais dans le cours de sa rénovation incessante, tout procès de production social est donc en même temps procès de reproduction.... Comme incrément périodique de la valeur avancée, la plus-value acquiert la forme d'un reveait provenant du capital " (Vol. 1, c hap. XXIII, p. -917).
Le capital A fait dix rotations de cinq semaines chacune. 500 £ de capital variable sont avancées dans la première rotation, c*est-à-dire que 100 £ sont con verties chaque semaine en force de travail. Ces 500 livres, qui faisaient partie de l'avance primitive, ont cessé d'être du capital ; elles ont été payées sous forme de salaire aux ouvriers, qui. les ont dépensées pour l'achat de subsistances. Une quantité de marchandises de la valeur de 500 £ a donc été détruite, (ce que l'ouvrier épargne sous forme d'argent,etc., n'est pas à considérer comme capital) et consommée improductivement, exception faite de ce qui maintient l'efficacité de la force de travail de l'ouvrier, instrument indispensable du capitaliste. Celui-ci a consommé productivement les 500 £ qu'il a converties en force de travail de la même valeur (resp. du même prix) et il a obtenu, au bout de 5.semaines, un produit de 1000 £ de valeur, dont une moitié correspond au capital variable dépensé pourlaforcede travail, etdontl'autre moitiéreprésente une plus-value nouvellement produite. La force de travail pour laquelle une fraction du capital a été avancée sous forme de capital variable et qui a agi pendant les 5 semaines, a été également dépensée, niais elle a été consommée productivement. Aussi le travail qui a été dépensé hier n'est-il pas le même que celui qui fonctionnera aujourd'hui ; sa, -valeur augmentée de la plus-value quÂl a créée, existe maintenant comme valeur absolument distincte de la force
Î40 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
de travail elle-même, comme produit. Et c'est après la conversion de celui-ci cri argent, que la fraction de sa valeur qui correspond au capital variable avancé, pourrit être reconvertie en force de travail et fonctionner de nonveau comme capital variable. (Peu importe que la valeurcapital reproduite et reconvertie en argent occupe les mêmes travailleurs ou d'autres).
Pendant les 10 périodes de rotation de 5.semaines chacune, c'est un capital de 5000 et non de 500 £ qui est dépensé effectivement comme salaire et converti par les ouvriers en subsistances. Ce capital est consommé ; il n'existe plus. D'autre part, c'est une force de travail de la valeur de 5000 et non de 500 £, qui est successivement incorporée au procès de production et qui reproduit non seulement sa propre valeur de 5000 £, mais fournit encore une plus-value de 5000 £. Le capital variable de 500 £ avancé dans la seconde rotation n'est pas le même que celui qui a été avancé dans la première ; celui-ci a été consommé, dépensé comme salaire et il est remplacé par un nouveau capital variable de 500 £, qui a été produit sous forme, de marchandise et converti en argent, dans la première rotation. Abstraction faite de la plus-value, le capitaliste a donc, après cette rotation, une nouvelle somme de 500 £, égale au capital-argent qu'il avait avance originairement, ce qui a pour effet de dissimuler qu'il opère avec un capital nouvellement produit. (Quant aux autres parties du catital-marchandise qui remplacent le capital coustant, elles ne sont pas nouvellement produites ; la forme sous laquelle elles existaient est seulement changée).
Examinons la troisième rotation. Ici il saute aux yeux que le capital de 500 avancé pour la troisième fois est nouvellement produit car il est la forme argent des marchandises obtenues, non pas dans la première, mais dans la seconde rotation, c'est-à-dire de la partie de ces marchandises qui équivaut au capital variable avancé. En effet, les marchandises produites dans la première rotation ont été vendues. La partie de leur valeur qui correspondait à
CHAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VAMABLE 341
la valeur va riable du capital avancé, a servi à acheter la force de travail de la seconde rotation et a produit une nouvelle quantité de marchandises. Celles-ci ont été vendues à leur tour et c'est une partie de leur valeur qui constitue le capital de 500 £ avancé dans la troisième rotation.
Les mêmes faits se renouvellent pendant les 10 rotations. Toutes les 5 semaines, des marchandises nouvellement produites (dans la valeur desquelles il entre toujours du capital variable nouveau, mais dans laquelle le capital circulant constant ne fait que reparaitre) sont envoyées au marché,afin de rendre, possible une nouvelle incorporation de force de travail au procès de production.
Ce que l'on fait par la rotation 10 fois répétée du capital variable de 500 £, ce n'est pas consommer ce capital 10 fois, ou employer pendant 50 semaines un capital variable qui ne suffit que pour 5 semaines ; c'est utiliser, dans les 50 semaines, 10 x 500 £ de capital variable, le capital de 500 £ ne suffisant chaque fois que pour 5 semaines, au bout desquelles il doit être remplacé par un autre capital de 500 £ nouvellement produit. Cela s'applique aussi bien au capital A qu'au capital B, mais avec la différence suivante :
Au bout de la première période de 5 semaines, B et A ont avancé et dépensé un capital variable de 500 £. Tous les deux ont converti la valeur de ce capital en force de travail, et l'ont remplacée par cette partie de la nouvelle valeur produite qui est égale à'la valetir du capital variable avancé de 500 £. Pour B comme pour A, la force de travail n'a pas seulement remplacé, par une nouvelle valeur égale, la valeur du capital variable avancé de
C5
500 £, mais elle a ajouté une plus-value qui, suivant notre hypothèse, est aussi de 500 £. Pour B, le produit qui prend la place du capital variable avancé et lui ajoute mie plusvalue, ne revêt pas la forme de capital variable sous laquelle il peut fonctionner de nouveau comme capital productif. Pour A, au contraire il possède cette forme. En outre pour B, le capital variable dépensé successivement dans
342 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
des périodes de 5 semaines ne se présente pas une seule fois, jusqu'à la fin de l'année, sous la forme qui doit lui permettre de recommencerla fonction de capital productif, 1-)ien ~qu'il soit remplacé par une valeur nouvellement produite, plus une plus-value. Sa valeur est renouvelée, mais la l'orme de sa valeur (qui est ici la forme absolue de la valeur, I*ar.--:ent) ne l'est pas.
Pour la seconde période de 5 semaines, B doit disposer absolument comme pour la première, de 500 £ qui n'ont pas encore été engagées, et il en est de même pour toutes les périodes de 5 semaines qui se suivent jusqu'à, la fin de l'année ; il doit donc, dès le commencement de l'année, disposer de 5000 £ sous forme de capital-argent virtuel (abstractionfaite du crédit), bien qu'il ne doive les dépenser et les convertir en force de travail que successivement dans le cours de l'année. Par contre, au bout des cinq premières semaines, dès que le capital avancé a terminé sa rotation, A est en possession d'une nouvelle valeur, ayant la forme argent qui est nécessaire pour mettre en oeuvre, pendant cinq nouvelles semaines, la force de travail.
Pour A comme pour B, une nouvelle force de travail est consommée et un nouveau capital de 500 £ est dépensé pour la payer, dans la seconde période de travail. Les subsistances des ouvriers, achetées par les premières 500 £, n'existent plus et leur valeur a disparti de la main du capitaliste ; les secondes 500 £ achètent une nonvelle force de travail et retirent du marché de nouvelles subsistances. C'est donc un nouveau capital de 500 £ et non l'ancien qui est dépensé dans la seconde rotation ; mais pour -A, ce nouveau capital est la forme argent de la nouvelle valeur qui remplace les 500 £ dépensées precedemment, tandis que pour B, cette nouvelle valeur revêt une forme sous laquelle elle ne peut pas fonctionner comme capital variable. Aussi faut-il à B un capital supplémentaire de 500 £ sous forme d'argent, pour continuer la production pendant les 5 semaines suivantes.
CHAP. XVI.- LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE 343
Ainsi, A et B doivent dépenser pendant 50 semaines la même somme de capital variable, payer et consommer la même somme de foi-ce de travail ; B le fait avec un capital avancé égal à la dépense totale de 5000 £, taudis que A le fait successivement, par parties, chaque fois au moyen de la valeur produite en 5 semaines et se trouvant sous forme d'argent au bout de cette période. A n'avance donc de l'argent que pour les 5 premières semaines, c'est-à-dire 500 £ qui suffisent pour toute l'année. Les degrés d'exploitation du travail et les taux effectifs de la plus-value étant les mêmes, il est évident que, les taux annuels de A et B doivent être en raison inverse des capitaux variables avancés pour faire agir la même quantité de force de travail pendant l'année.
Polir A
5000 Pl = 1000 P. C.
500 V
Pour B : 5000 Pl - = iùo P. C. 5000
D'où:
500V :5000v=1 : 40=100 P.C. : 1000P,C.
La différence résulte de la différence des périodes de rotation, c'est-à-dire de la différence des cycles à la fin desquels la nouvelle valeur remplaçant le capital variable employé pendant un certain temps peut fonctionner comme capital nouveati. Pour B comme pour A, la valeur du capital variable employé et a remplacer est la même pendant les mêmes périodes, et la plus-value produite est également la même; pourl'un comme pour fautre,il existe, toutes les 5 semaines, une nouvelle valeur de 500 £.remplaçant le capital variable, plus une plus-value de 500 £. Mais pour B cette nouvelle valeur n'est pas encore un nouveau capital, parce qu'elle ne se trouve pas sous forme d*argent, tandis que pour A, l'ancienne valeur-capital n'est pas seulement remplacée par une nouvelle, mais sa forme
344 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
argent est reconstituée et elle est remplacée par un nouveau capital prêt à fonctionner.
Un retard ou une avance dans le retour de la nouvelle valeur a la forme argent sous laquelle le capital va
1
riable a été avancé, n'a aucune influence sur la production de la plus-value, qui dépend de la grandeur du capital variable employé et du degré d'exploitation du travail. Le temps nécessaire pour cette conversion influe sur la grandeur du capital-argent à avancer pour mettre en mouvement une certaine quantité de force de travail pendant l'année, et détermine ainsi le taux annuel de la plus-value.
111. La rotation du capital variable au point de vue social.
Plaçons-nous un instant au point de vue de la société. Supposons qu'un ouvrier coûte 1 £ par semaine et que sa journée soit de 10 heures. A et B occupent 100 ouvriers pendant l'année (100 £ par semaine pour 100 ouvriers, 500 £ par 5 semaines et 5000 £ par 50 semaines). travaillant chacun 60 heures par semaine de 6 jours.
Les 100 o tivriers travaillent donc 6000 heures par se main e, soit 300000 heures pendant 50 semaines. Étant utilisée par A et par B, leur force de travail ne peut servir à personne d'autre dans la société. Les 100 ouvriers, ceux de A comme ceux de B, reçoivent 5000 £ de salaire par an (les 200 reçoivent 10000' £) et prennent à la société des subsistances pour la même somme. Socialement, tout se passe jusqu'ici de la même manière pour A et pour B : les ouvriers sont payés hebdomadairement dans les deux cas; ilsversent dans la cireulation, dans les mêmes intervalles, l'équivalent monétaire de ce qu'ils consomment. Mais alors commence la différence.
Piq""Io : L'argent versé dans la circulation par chaque ouvrier de A n'est pas seulement, comme celui de chaque ouvrier de B, la forme ar-ent de la valeur de sa force de
CHAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE 315
travail (le moyen de paiement d'un travail déjà accompli) ; à partir de la seconde rotation, il est la forme argent d'une vaieur qu'il ci, produite lui-même (le prix de la force de travail augmenté de la plus-value) pendant la première rotation, et qui a servi à payer son travail pendant la seconde. Il n'en est pas de même de l'ouvrier de B. Pour celui-ci, il est vrai, l'argent est àussi le moyen de paiement du travail qu'il a accompli ; niais ce travailn'est pas payé par son produit converti en argent, et ce n'est qu'à partir de la seconde année qu'il en est ainsi, lorsque chaque ouvrier de B est payé par son produit de l'année précédente.
A mesure que la période de rotation devient plus courte
c'est-à-dire que la reproduction se renouvelle plus squvent pendant l'année - la partie variable du capital, avancée originairement sous forme de monnaie, reprend plus vite cette forme ; le temps pendant lequel le capitaliste doit avancer de l'argent de son propre fonds. devient plus court ; le capital total à avancer pour une production donnée devient plus petit, et, la quantité de plus-value gagnée, pendant l'année, à un taux donné, devient plus grande.
L'échelle de la production étant déterminée, 'la somme absolue de capital variable avancé (ainsi que celle de tout le capital circulant) diminue et le taux annuel Ide la plusvalue augmente en raison de la diminution de la période de rotation. Pour une somme donnée de capital avancé, l'échelle de la production et par cela même la quantité absolue de plus-value produite dans une période (le rotation (à un taux donné) augmentent en même temps que le taux annuel de la plus-value, celui-ci étant, à son tour, augmenté par le raccourcissement des périodes de reproduction. De sorte que d'une fa~on générale il résulte de la. recherche que nous venons de faire, que le capital-argent
C
à avancer pour mettre en mouvement les mêmes sommes de capital productif circulant et de travail, au même degré d'exploitation, diflère considérablement selon les périodes de rotation.
-846 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
Seczilïdo - L'ouvrier, qu'il soit occupé par B ou par A, paie ses subsistances avec le capital variable, qui entre ses mains devient un moyen de circulation ; par exemple, quand il achète du froment, il ne le retire pas seulement du marché, mais il le remplace par son équivalent monétaire. Seulement, l'argent avec lequel l'ouvrier de B paie ses subsistances n'est pas, comme celui de l'ouvrier de A, la forme argent d'un produit qui a été envoyé au marché pendant l'année, et que le vendeur de subsistances pourrait acheter pour cet argent, Le capitaliste B enlève, au marché, de la force de travail, des subsistances (pour celle-ci), du capital fixe sous forme de moyens de travail et des matières de production ; il en verse l'équivalent monétaire, sans apporter dans tout Io cours de l'année aucun produit remplaçant les éléments matériels (lu capital productif. Supposons qu'une société communiste soit substituée à notre société capitaliste , immédiatement tout le capital-argent et toutes les transactions déguisées qu'il fait naitre, vont disparaitre. La question se réduit alors à ce que )a société caI~ule d'avance combien de travail, de moyens de production et de subsistances elle peut engager dans des industries, comme la construction des chemins de fer, qui pendant un long espace de. temps, un an iNu plus, soustraient à la production totale de l'année, du travail, des moyens de production et des subsistances, sans fournir en retour ni moyens de production, ni subsistances, ni aucun effet utile. Dans la, société capitaliste, au contraire, où la raison ~sociale se fait entendre quand il est trop tard, de grands troubles peuvent et doivent se présenter continuelle ment. D'une part, il se produit -une pression sur le marché finaacier ; d'autre part, la facilite de se procurer de l'argent provoque des événements qui accentuent cette pression. Continu elle in ent surgissent des entreprises ayant besoin de fortes avances de capitaux, pour un long espace de temps. Des industriels et des commerçants placent leur argent en spéculations de chemins de fer, etc. et empruntent ce qui
CH,kl,. xvi. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE 347
est nécessaire à, la conduite de leurs affaires. A son tour, le capital productif disponible de la société est influencé. Comme on enlève constamment au marché des éléments du capital productif que l'on ne remplace que par leur équlvalent en monnaie, il se produit pour ces éléments une augmentation de la demande à laquelle aucune offre ne vient donner satisfaction. Il en résulte une hausse des prix tant des subsistances que des moyens de production. Il faut ajouter que ces périodes, pendant lesquelles la fraude prend beaucoup d'importance, sont caractérisées par un grand déplacement de capitaux. Une bande de spéculateurs, contracteurs, ingénieurs, avocats, etc., s'étant enrichie, provoque une forte demande de produits -, les salaires augmentent. L'agrieulture est stimulée par la consommation plus grande d'aliments -, mais comme elle ne peut pas répondre immédiatement a la demande, on se rejette sur les importations ; on fait appel aux aliments exotiques (le café, le sucre, le vin, etc.) et aux articles de luxe, qui sont importés avec exagération et surexcitent la spéculation. Dans les industries où la production peut être augmentée rapidement (la manufacture proprement dite, l'exploitation des mines, etc.), la hausse des prix provoque une expansion subite, qui ne tarde pas à être suivie d'une crise.
Le même effet se produit sur le marché du travail, qui attire aux nouvelles industries des masses considérables enlevées a. la surpopulation relative et même à la population occupée. D'une façon générale, les entreprises de grande envergure, comme les chemins de fer, demandent au marché du travail des forces qui ne peuvent être prises que dans les industries qui emploient exclusivement des hommes vigoureux, comme l'agriculture par exemple. Et cet effet continue à se produire même quand les nouvelles
entreprises sont déjà installées d'une façon permanente et que la masse flottante d'ouvriers dont elles ont besoin s'est déjà constituée. Tel est le cas, par exemple, lorsque la construction des chemins de fer prend momentanément une importance dépassant la moyenne. Il se produit alors
~318 DEUXIÈMP PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAI,
une absorption d'une partie de l'armée de réserve qui maintenait les salaires à un taux relativement bas, et la rémunération du travail monte d'une manière générale, même dans les branches où la demande de bras était forte précédemment. Cela dure jusqu'au moment où le krach iiiévitable jette de nouveau l'armée de réserve sur le pavé et fait redescendre les salaires à leur minimum et même en dessous (1).
Pour autant que la Iongueur de la période de rotation dépend de la période de travail proprement dite, c'est-à-dire de la période nécessaire pour fournit, au mar - ché le produit prêt, elle est déterminée par les conditions matérielles de l'entreprise, qui dans l'agriculture ont, avant tout, le caractère de conditions naturelles, tandis que dans la manufacture et dans la plupart des industries extractives elles varient selon le développement social de la production.
Pour autant que la longueur de la période de travail dépend de l'importance des livraisons (c'est-à-dire de la quantité dans laquelle le produit arrive habituellement au marché),_elle a un caractère conventionnel. Seulement, la convention elle-même se base matériellement sur l'échelle de la production et ne s'en écarte que dans les détails.
Enfin pour autant que la longueur de la période de rotation dépend de la duréé de la circulation, elle est en partie
(Q La note suivante, destinée à ètre développée plus Lard, se trouve ici dans le manuscrit : " Contradiction du mode capitaliste de production : comme aclicteurs de marchandises, les ouvriers ont une grand,3 importance pour le marché ; cependant comme vendeurs (de leur force de Lravail), la société capitaliste tend à les ramener au prix minimum.- Autre contradiction : " Les époques où la producuion capitaliste met en œuvre toute sa puissance, se trouvent ètre régulièrement (les époques de surproduction, parce que la puissance de production, si elle peut ètre appliquée àp)-oduij~e plus devaleur,n'est cependantjamais à même delaï-é(~liseï,; la vente des marcliandises, c'est-à-dire la réalisation du capital marchandise et de la plus-value, est limitée, non par les besoin de la société toute entière, mais par les besoins d'une société dont la grande majorité est et restera toujours pauvre. Cependant, ceci appartient à la prochaine sec. lion ".
CIIAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VAMABLE 349
déterminée par les oscillations incessantes des conjonctures du marché, par la facilité plus ou moins grande de la vente et par la nécessité qui en résulte d'envoyer le produit à un marché plus ou moins éloigné. Abstraction faite de l'importance de la demande en général, le mouvement des prix joue ici un rôle important. En efret, lorsque les prix baissent, la vente est limitée à dessein, bien que la production ne soit pas ralentie ; au contraire, lorsque les prix montent, la production et la vente marchent d'un pas éggal, et la vente précède même la production. Cependant, la base réelle et matérielle réside toujours dans la distance qui sépare effectivement le lieu de production du marché.
Supposons que du tissu ou du coton anglais soit vendu aux Indes et admettons que le commerçant exportateur paie le fabricant anglais (ce qu'il ne consent à faire que si l'état du marché financier est bon ; la situation est évidemment mauvaise lorsque le fabricant, à défaut de capital-argent, doit recourir à des opérations de crédit). L'exportateur ne rentrera en possession du capital qu'il a avancé que lorsqu'il aura vendu la marchandise sur le marché indien. Jusqu'au moment de cette rentrée, les choses se passent comme si la période de travail avait une longueur telle que, pour maintenir la production à la même échelle, l'avance d'un nouveau capitalargent était indispensable. Pour payer ses ouvriers et renouveler les autres éléments de son capital circulant, le fabricant ne dispose pas de l'argent représentant directement le fil qu'il a vendu ; car il ne pourrait en être ainsi que que si la valeur de ce fil était rentrée en Angleterre sous *forme de produit ou d'argent. Il doit donc faire appel à du capital-argent supplémentaire, avancé, cette fois, non par lui-même, mais par le commerçant exportateur, qui pour se le procurer devra, peut-être' recourir au crédit. En outre, lorsque cet ar-ent sera lancé dans la circulac
tion, le marché anglais n'aura reçu aucun produit supplémentaire, pouvant être acheté au moyen de cet argent et
350 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
livré à la consommation soit productive soit personnelle. Si cet état de choses perdure et acquiert une certaine importance, il entrainc les mêmes conséquences qu'une prolongation de la période de travail.
Il se peut qu'aux Indes le fil soit vendu à crédit, ou qu'il soit échangé contre des marchandises qu'on expédiera en Angleterre, ou bien qu*on le paye au moyen de traites. Si cette situation se prolonge, elle provoquera sur le marché financier indien une pression dont la répercussion pourra déterminer une crise en Angleterre, qui, même si elle est suivie de l'exportation de métaux précieux, produira une nouvelle crise aux Indes ; car la crise anglaise aura été suivie de la banqueroute d'un certain nombre de maisons, qui entraineront dans leur chute leurs succursales indiennes, utilisant, là-bas, le crédit desbanques. Il y aura donc crise à la fois sur le marché auquel la balance du commerce est délavorable et sur celui auquel elle est favorable. Ce phénomène peut être encore plus compliqué. L'Angleterre a, p. ex., envoyé aux Indes des lingots d'argent; mais les créanciers anglais y font maintenant toucher leurs créances ; les Indes doivent renvoyer immédiatement les lingots en Angleterre.
Il se peut que l'exportation aux Indes compense à peu près l'importation, bien que, sauf des circonstances spéciales, telles qu'une hausse du coton, l'importance de la dernière soit déterminée et sollicitée par la première. La balance du commerce' entre l'Angleterre et les Indes semble donc équilibrée ou rie montre que de faibles oscillations de l'un ou de J'autre côté. Dès que la crise éclate en Angleterre, il se révèle : 1') que des marchandises de coton se trouvent invendues aux Indes, c'est-à-dire que des marchandises ne sont pas encore transformées en capital-argent (ce qui signifie une surproduction de ce côté) ; 2') qu'en Angleterre il y a des provisions non vendues de produits indiens, et qu'en outre une grande partie des provisions vendues et consommées n'est pas encore payée. Ce qui apparait alors comme une crise du marché financier ne
CHAP. XVI. - LA ROTATION DU CAPITAL VARIABLE 3151
résulte en réalité que de troubles dans le procès de production et de reproduction.
Tertio : Au point de vue du capital circulant (variable et constant), une différence peut résulter de la durée plus ou moins grande de la période de rotation (pour autant (lue celle-ci résulte de la durée de la période de travail). Si plusieurs rotations ont lieu pendant l'année, -un élément du capital circulant, variable ou constant, peut être fourni par le produit lui-même, ce qui est le cas dans l'extraction des eh arbons, la confection des vêtements, etc. Il n'en est pas ainsi, du moins pendant le cours de l'année, si la rotation dure plus d'une année.
capital_Livre_2_352_387.txt
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CHAPITRE XV11
LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE.
Jusqu'ici nous avons vu qu'une variation de la période ,de rotation entraîne une variation du taux annuel de la plus-value, même quand la quantité produite annuellement de celle-ci reste constante. Elle provoque nécessairement aussi une variation de la capitalisation de la plus-value, de l'accumulation, et détermine une variation de la quantité de plus-value produite pendant l'année si le taux de cette dernière reste constant.
~ Faisons remarquer tout d'abord que le capitaliste A (dans l'exemple du chapitre précédent) a un revenu courant, c'est-à-dire qu'au moyen de la plus-value il fait face aux besoins de sa consommation pendant toute l'année (excepté ce qui lui est nécessaire durant la première rotation, qui marque le commencement de l'entreprise). Il ne doit donc pas recourir à son fonds. Il n'en est pas de même de B : celui-ci produit, il est vrai, autant de plus-value que A, dans le même laps de temps ; mais sa plus-value n'est pas réalisée et il ne peut la consommer ni pour ses besoins personnels, ni pour la production. Pour donner satisfaction à ses besoins, il doit anticiper sur la plus-value et recourir à un fonds particulier.
Une partie du capital productif qui n'est pas facile à classer, le capital supplémentaire nécessaire pour la réparation et la conservation du capital fixe, se présente maintenant sous un nouvel aspect.
Dans l'entreprise A, ce capital n'est pas ou n'est que partiellement avancé au début de la production -, il n'est
CHAP. XVII. - L,% CIRCULATION DE Là, PLUS-VALUE, 353
pas nécessaire qu'il soit disponible, ni même qu'il existe. Il naît de la production même, par la conversion immédiate de la plus-value en capital ; car la plus-value est non seulement produite, mais réalisée périodiquement pendant l'année et une partie peut servir à payer les réparations, etc. L'entreprise fournit elle-même, par la capitalisation d'une fraction de la plus-value, une partie du capital qui est nécessaire pour maintenir la production à la même échelle. Il en est pas de même pour le capitaliste B, chez qui ce capital supplémentaire doit faire partie de J'avance primitive. Dans les deux cas, ce capital figure dans les livres comme capital avancé, ce qu'il est en effet puisque suivant notre hypothèse il fait partie du capital productif nécessaire pour maintenir l'entreprise à la même échelle. Mais une grande différence se présente quand on envisage à quel fonds il est fait appel pour le constituer. Chez B, ce fonds fait réellement partie du capital à avancer et à tenir disponible dès le début ; chez A, il provient de la plus-value dont une partie est utilisée comme capital, ce qui nous montre que non seulement le capital accumulé, mais aussi le capital primitivement avancé peut être simplement de la plus-value capitalisée.
Le développement du crédit vient compliquer le rapport entre le capital primitivement avancé et la plus-value capitalisée. P. ex. : A emprunte au banquier C une partie du capital productif nécessaire pour commencer l'entreprise ou pour la continuer pendant l'année, et C lui avance une somme, constituée exclusivement par des plus-values qui ont été déposées chez lui par les industriels D, E, F, etc. Dans ce cas, l'emprunteur A.
, pour qui il n'est pas encore question d'accumulation de capital, apparaît aux yeux de D, E, F simplement comme l'agent qui se charge de capitaliser la plus-value appropriée par eux.
Nous avons vu, vol. 1 chap. XXII, que l'accumulation, la transformation de la plus-value en capital, est en réalité le procès de reproduction à une échelle progressive, que
854 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
cette progression se fasse extensivement par la création de nouvelles fabriques à côté des anciennes, ou intensivement par l'agrandissement de l'échelle de la production dans les fabriques existantes.
L'échelle de la production peut être agrandie petit à petit, par l'application d'une partie de la plus-value à des améliorations, qui augmentent simplement la force productive mise en œuvre ou permettent de l'exploiter avec plus d'intensité. Là où la journée de travail n'est" pas limitée par la loi, il suffit d'une dépense supplémentaire de capital circulant ~matières de production et salaire), sans augmentation du capital fixe ; l'usage quotidien de celui-ci est simplement prolongé et sa période de rotation est raccourcie. Enfin la plus-value capitalisée peut permettre des spéculations sur les matières premières quand les conjonctures du marché sont favorables, opérations auxquelles le capital primitif n'aurait pas suffi, etc., etc.
Il est cependant clair que si, par une augmentation du
1
nombre de rotations, les réalisations de plus-value deviennent de plus en plus fréquentes dans le cours de l'année, elles doivent rencontrer une limite à partir de laquelle il n'est plus possible, ni de prolonger la journée de travail, ni d'introduire des améliorations de détail. D'autre part, l'extension de J'entreprise toute entière n'est possible que dans une certaine mesure plus ou moins étroite, déterminée soit par la disposition d'ensemble des installations (des bâtiments p. ex.), soit par l'importance du fonds de travail (comme dans l'agriculture), et elle exige souvent une somme de capital supplémentaire que l'accumulation de la plus-value ne peut fournir qu'au bout de plusieurs années. Il en résulte qu'a côté de l'accumulation effective, c'est-à-dire de la transformation de la plus-value en capital productif (à laquelle correspond la reproduction à une échelle progressive), il se produit une accumulation d'argent, un entassement d'une partie de la plus-value sous forme de capital-argent virtuel, qui ne servira comme capi
Zn
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 351ri
tal supplémentaire actif que plus tard, lorsqu'il aura atteint une certaine importance.
Voilà comment les choses se présentent au point de vue du capitaliste isolé. Mais avec la production capitaliste se développe le crédit. L'argent que le capitaliste ne peut pas engager dans son entreprise est mis en valeur par d'autres, qui lui en paient l'intérêt'; il fonctionne pour celui à qui il appartient comme capital-argent, dans le sens spécifique du mot, c'est-à-dire comme capital distinct du capital productif, etilagit comme capital productif entre les mains d'un autre. Il est clair qu'à mesure que la plus-value se réalise plus fréquemment et en quantité plus grande, le capital-argent afflue avec plus d'abondance au marché financier et contribue plus largement à l'extension de la production
La forme la plus simple sous laquelle se présente le capital-argent virtuel est celle de trésor. Il se peut que ce trésor soit composé d'or ou d'argent obtenu directement ou indirectement par l'échange avec des pays producteurs de métaux précieux; c'est la seule manière d'augmenter d'une manière absolue le stock monétaire d'un pays. Il se peut également- ce qui arrive le plus souvent -qu'il soit simplement de l'argent enlevé à la cire 111 ation intérieure du pays. Enlin il peut aussi n'exister que sous forme de titres de valeur - nous faisons abstraction de la monnaie de crédit - ou de simples titres juridiques constatant les créances des capitalistes. Dans tous ces cas et quelle que soit la forme que le capital-argent supplémentaire affecte, il ne représente, étant simplement du capital in spe, que des titres supplémentaires et tenus'en réserve, exprimant les droits des capitalistes sur la production future et extensive de la société.
e( La quantité de richesse réellement accumulée.... est tellement insignifiante par rapport aux forces productrices de la société, quel que soit le degré. de civilisation, et même par rapport a la consommation effective durant plusieurs années, que les législateurs et les économistes devraient porter leur attention avant tout sur les forces
356 DEUXIÈIME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
productrices et leur développement libre à venir, et non comme ils l'ont fait jusqu'ici, sur la simple richesse accurutilée qui frappe les yeux. La partie de beaucoup la plus grande de la soi-disant richesse accumulée est purement nominale ; elle ne consiste pas en objets, navires, maisons, articles de coton, améliorations du sol, mais en de simples titres légaux sur les forces productrices futures de la société, titres engendrés et éternisés par les expédients ou
les institutions de lÂnsécurité L'emploi des richesses
accumulées et utilisées comme moyens d'appropriation, des
valeurs qui seron L créées par les forces productives fuctures
de la société, serait enlevé à ceux qui en profitent, petit à
petit et sans violence, en quelques années, par le simple
jeu des lois naturelles de la répartition, aidées par le tra
vail Coopératif` ". William Thompson, Inquiry inio the
pri . nciples of the distribution of wealth. London l8-~0,
p. 4,53 (La première édition de ce livre est de 1827).
" On ne pense guère à apprécier-, le plus souvent on ne se doule même pas de la chose, combien les accumulations eflectives de la société sont minimes, tant comme masse que comme efficacité, par rapport aux forces productrices de l'hoinine,et même par rapport à la consommation ordinaire d'une génération pendant quelques années seulement. La raison en est évidente, mais l'effet en est nuisible. La richesse consommée annuellement disparait au moment de son usage; elle ne frappe l'oeil qu'un instant et n'impressionne que pendant le temps qu'on la consomme. Au contraire, cette partie de la richesse qui n'entre que lentement dans la Consommation, les meubles, les machinés, les bâtiments, reste devant nos yeux depuis notre enfance jusqu'à notre vieillesse, comme un monument durable de l'effort humain. Grâce à la possession de cette partie fixe et durable de la richesse publique (sol, matières premières, outils, bâtiments, respectivement objets, moyens et abris du travail) ceux qui eu sont les détenteurs dominent dans leur propre intérêt les forces productrices annuelles de tous les travailleurs, quelle que soit l'insigni
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DÉ LA PLUS-VALUE 357
fiance des richesses qu'ils possèdent vis-à-vis des produits constamment renouvelés du travail. La population de la Grande-Bretagne et de l'Irlande est de 20 millions; la consommation moyenne de chaque individu (hommes, femmes et enfants) est 20 £ environ ; d'où une richesse de 400 millions annuellement produite et consommée. D'api-ès le ~recensement, le total du capital accumulé de ces pays ne dépasse pas 1200 millions, soit le triple du produit annuel du travail, soit 60 £ par tête, en supposant une répartition égale. (Nous nous intéressons, dans ces évaluations, plus aux rapports qu'aux sommes absolues, qui sont plus ou moins exactes). Les intérêts de ce capital accu rutilé' suffiraient à entretenir la population totale, dans soir standard of life actuel, pendant deux mois environ, et le capital entier (à condition qu'on puisse le vendre) l'entretiend rait sans travail pendant trois ans seulement ! Au bout de ce temps, se trouvant sans maisons, sans vêtements, sans nourriture, les habitants devraient mourir de faim ou de-venir les esclaves de ceux qui les auraient entretenus pendant les trois années. Le rapport entre ces trois ans et la durée (quarante ans) (le la vie d'uùe ?génération saine
1
exprime la relation qui existe entre l'importance de la richesse effective, du capital accumulé même du pays le plus riche, et les forces productives d*une seule génération d'hommes, produisant non pas sous un régime de sécurité n
égale et de travail coopératif, mais soirs le régime des expédients insuffisants et décourageants de l'insécurité !
" Et pour conserver, avec sa répartition actuelle,déterminée par la contrainte, cette masse du capital existant, qui n'est énorme qu'en apparence; pour éterniser sa domination et son monopole sur les produits du travail, on veut rendre éternels tout le mécanisme hideux, tous les vices, tous les crimes et toutes les souffrances de l'insécurité. Rien ne peut être accumulé avant que les besoins nécessaires ne soient satisfaits. Le grand fleuve des désirs humains coule vers la jouissance ; de là, à chaque instant, l'insignifiance relative de la masse de richesse effective de la
853 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
-société. Il y a un cercle éternel de production et de consommation. Dans la masse énorme de la production et de la consonimation annuelles, la disparitiolli de lapetite accumulation. effective serait à peine aperçue, et pourtant l'intérêt principal a été, porté, non vers l'énorme force productriee, mais vers la petite accumulation. Il est vrai que cette petite somme a été accaparée par quelques-uns, qui en ont fait à leur profit l'instrument d'appropriation des pro,duits annuellement renouvelés du travail de la grande masse. On comprend quelle est l'importance décisive d'un instrument pareil pour ces quelques-uns.... Environ un tiers du produit annuel de la nation est enlevé actuellement ,aux producteurs sous le nom de charges publiques pour être consommé improductivement par des gens qui n'en rendent pas l'équivalent, ou qui du moins ne donnent rien de ce que les producteurs pourraient considérer comme tel.
..... La foule re.,
" . garde avec étonnement les masses accu
mulées, surtout lorsq ki *elles sontconcentrées entre les mains d'un petit nombre ; tandis que les masses annuellement produites passent comme les flots éternels et innombrables d'un grand fleuve et se perdent dans l'océan oublié de la consommation. Et pourtant cette consommation éternelle est la condition, non seulement de toutes les jouissances, mais de l'existence même du genre humain. La quantité et la répartition du produit annuel devraient être avant tout l'objet de la réflexion. L'accumulation effective est d'une importance absolument secondaire, et même cette importance secondaire ne doit-elle lui être attribuée qu'en vue de son influence sur la répartition du produit an
nuel L'accumulation et la répartition effectives sont
considérées ici uniquement au point de vue de leur subor
dination à la force productive. Dans presque tous les autres
systèmes, la force productive a été considérée comme de
vaut servir et comme étant subordonnée à l'accumulation
,et à l'immortalisation du mode existant de répartition.
" Devant cette préoccupation, l'éternel problème de la
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 359
misère et du bien-être de l'humanité n'a pas été jugé digne d'un instant d'attention. Eterniser les résultats de la violence, de la fraude et du hasard, voila ce qu'on a appelé réaliser la sécurité; et toutes les forces productrices du genre humain ont été sacrifiées sans pitié à la conservation de cette sécurité illusoire " (Ibidem, pp. IL110-443).
Normalement, abstraction faite des troubles qui empêchent la reproduction même à une échelle donnée, il n'y a que deux cas de reproduction possibles : la reproduction simple à la même échelle et la capitalisation de la plusvalue, l'accumulation.
1. La reproduction simple.
Dans la reproduction simple, la plus-value produite périodiquement et réalisée une ou plusieurs fois par an est consommée improductive in ent par ceux qui la prélèvent, les capitalistes.
Le fait que la valeur des produits est constituée en partie par la plus-value, en partie par la valeur du capital variable et en partie par celle du capital constant consommé, ne modifie en rien ni la quantité, ni la valeur de l'ensemble des produits., qui entrent continuellement dans la circulation comme capital- in arch andise, pour en sortir sous forme de moyens de production ou d'articles de consommation ; abstraction faite du capital constant, ce fait n'affecte que la répartition du produit annuel entre les ,ouvriers et les capitalistes.
. Même dans l'hypothèse de la reproduction simple, il faut qu'une partie de la plus-value existe constamment sous forme de monnaie ; sinon il serait impossible d'acheter les produits exigés par la consommation. C'est cette transformationde la plus-value, de marchandise devenant monnaie, que nous allons examiner maintenant de plus près. Nous
860 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
envisagerons le problème sous sa forme la plus simple, en adinmttant comme seul moyen de circulation la monnaie métallique, c'est-à-dire la monnaie qui est un équivalent réel.
Selon les lois développées au vol. 1, chap. 111, sur la circulation simple des marchandises, dans tout pays, la masse de monnaie métallique doit suffire non seulement à faire circuler les, marchandises, mais à compenser les oscillations de la circulation monétaire résultant soit de variations de la vitesse de circulation, soit de fluctuations des prix des marchandises, soit de modifications de l'importance relative des deux rôles de la monnaie comme moyen de paiement et comme moyen de circulation proprement dit. Le rapport des deux parties, trésor et monnaie circulante, dans lesquelles se divise la masse existante de monnaie, se modifie continuelle in ent. Cette masse de monnaie (ou de métaux précieux) est un trésor que la société accuinule partie par partie. Tout ce que l'usure en consomme doit être renouvelé annuellement comme dans tout produit soumis à usure, et ce renouvellement se fait par l'échange -direct ou indirect d'une partie du produit annuel contre l'or et l'argent des pays producteurs de métaux précieux. Ce caractère international de la transaction pourrait dissimuler la simplicité de l'opération ; aussi pour réduire le problème à son expression la plus simple et la plus transparente, supposerons-nous que dans chaque pays la production de l'or et de l'argent fait partie de l'ensemble de la production sociale.
Abstraction faite de ce qui est consommé pour les articles de luxe, la production annuelle de métaux précieux doit au moins être égale à ce qui est nécessaire pour réparer l'usure de la monnaie causée par la circulation. Elle doit comprendre en outre une quantité d'or et d'argent en rapport avec l'augmentation qu'a subie la somme des valeurs des marchandises produites et mises en circulation pendant l'année, à moins qu'il ne soit suppléé à cette extension de la masse monétaire par une circulation
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DR LA PLUS-VALUE 361
plus rapide de la monnaie ou par une restriction de sa fonction comme moyen de paiement, c'est-à-dire une extension de la compensation des ventes et des achats sans intervention de monnaie.
Il faut donc qu'une partie de la force de travail et des moyens de production de la société soit dépensée annuellement pour la production de l'or et de l'argent.
Les capitalistes qui exploitent les mines d'or et d'argent et qui, dans notre hypothèse de la reproduction simple, limitent leur exploitation à ce qui est nécessaire pour réparer l'usure annuelle moyenne de la monnaie - versent leur plus-value (que, suivant notre hypothèse, ils consOmment entièrement sans en Capitaliser une partie) dans la circulation sous forme de monnaie. Celle-ci est pour eux la forme naturelle et non, comme dans les autres branches d'industrie, la forme convertie du produit. Il en est de même du salaire, qui est sans cesse renouvelé non par la vente d'un produit et sa conversion en monnaie, mais par le produit lui-même dont la forme naturelle est la monnaie ; il en est encore ainsi de la, paiIie de métal précieux équivalant au capital constant périodiquement consommé, c'est-à-dire au capital circulant et au capital constant fixe dépensés pendant l'année.
Examinons la rotation du capital avancé pour la production des métaux précieux, et considérons la d'abord sous la forme A - M... 1... A'. Etant donné que dans A - M, M ne consiste pas seulement en force de travail et en moyens de production, mais aussi en capital fixe dont la, valeur n 1 est consommée qu'en partie dans P, il est clair que le produit A' est une somme de monnaie égale au capital variable avancé pour le salaire -q- le capital constant circulant avancé pour les moyens de production + la valeur du capital fixe usé -j- la plus-value. S'il n'en était pas ainsi, la valeur générale de Forrestant invariable, la mine serait improductive, ou bien, la situation étant la même partout, la valeur de l'or aurait haussé par rapport à la valeur invariable des marchandises (ce qui se traduirait par
â62 DEUXIEME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
une baisse des marchandises et une diminution de la somme de monnaie à avancer dans l'opération A - M).
N'observons pour le moment que la partie cireulante du capital avancé dans A, point de départ de A - 31... p...A'. Une certaine sommf: de monnaie est avancée et versée dans la circulation pour l'achat de la force de travail et des matières de production. Son mouvement n'est pas le cycle d'un .jiz~,nîe capital qu'on retire de la circulation pour l'y verser de nouveau. En effet le produit est monnaie sous sa forme naturelle et il ne doit pas être converti en monnaie par l'échange, par un acte de circulation. Il passe du procès de production au procès de circulation, non pas sous forme d'un capital-marchandise devant se convertir en monnaie, mais sous forme d'un capital-argent pouvant se reconvertir en capital productif et acheter de nouveau de la force de travail et des matières de production. Le capital circulant, qui a été absorbé sous forme de monnaie par la force de travail et par les moyens de produetioD, est renouvelé, non par la vente du produit, mais par le produit lui-même, non par l'enlèvement à la circulation d'une quantité de monnaie équivalente à sa valeur, mais par de la monnaie supplémentaire, nouvellement produite.
Supposons que le capital circulant soit de 500 £ et que les périodes de rotation, de travail et de circulation soient respectivement de 5, de 4 et de 1 semaine. Dès le début il faut de la monnaie pour 5 semaines, dont une partie à avancer pour la provision productive et une partie à réserver pour le salaire. Au bout de chaque période de 5 semaines, 400 £ rentrent et 100 £ sont dégagées ; comme dans les exemples antérieurs, 100 £ se trouvent constamment dégagées pendant une certaine -partie de la période de rotation. Les 100 £ de même que les 400 £ se composent de monnaie supplémentaire, nouvellement produite. Nous aurons dix rotations par an, et le produit annuel sera de 5000 £ d'or. (La période de circulation n'est pas ici le temps exigé par la conversion de la marchandise
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 363
en monnaie, mais parla conversion de la monnaie en moyens de production).
Pour tout autre capital de 500 £ travaillant dans les mêmes conditions, la forme monnaie résulte de la conversion, en argent, de la marchandise produite et mise en circulation toutes les 4 semaines ; par la vente, cette marebandise reprend continuellement la forme monnaie et enlève périodiquement à la circulation la quantité d'argent qui y a été versée pour commencer l'entreprise. Ici, au contraire, une somme supplémentaire de monnaie de 500 £, provenant de la production même, est versée dans la circulation pendant chaque période de rotation et sert à en retirer continuellement des matières de production et de la force de travail. Une fois dans la circulation, loin d'en être retirée par le cycle du capital, elle augmente sans cesse par l'addition de nouvelles quantités d'or provenant de la production.
Examinons la partie variable de ce capital circulant et supposons, comme précédemment, qu'elle s'élève à 100
Dans la production ordinaire de marchandises, ces 100
suffisen t à payer la force de travail pendant dix rotations. Il en est de même ici, aveccette différence queles 100£ qui servent à payer la force de travail toutes les 5 semaines, ne sont pas la forme convertie du produit, mais une partie du nouveau produit lui-même. Le producteur d'or paie ses ouvriers directement avec une partie de l'or qu'ils produisent ;-les 1000 £ avancées annuellement pour la force de travail et versées par les ouvriers dans la circulation, ne retournent donc pas à leur point de départ.
Quant au capital fixe, il demande qu'au début de l'entreprise une grande somme de capital-argent soit versée dans la circulation. Comme tout capital fixe, il ne rentre que par fractions dans le cours de plusieurs années, mais il rentre directement, comme partie de l'or produit, et non par la vente du produit. Il prend donc la forme monétaire, non parce que de la monnaie est enlevée ,à la circulation, mais parceque le produit lui-même est
364 DEUXIÈME PARTIE. - LA, ROTATION DIU CAPITAL
accumulé petit à petit. Le capital-argent reconstitué de la sorte n'est pas une somme de monnaie enlevée peu à peu. à la circulation pour remplacer la somme qui y avait été versée primitivement pour le capital fixe , c'est une quantité supplémentaire de monnaie.
Enfin, la plus-value est également une partie de l'or nouvellement produit. qui est versée dans la circulation, après Chaque période de rotation, pour être dépensée improductivement, en subsistances et articles de luxe.
Selon notre hypothèse, cette production annuelle d'orqui enlève constamment au marché de la force de travail et des matières de production, et y verse constaniment , de la monnaie -- lie fait que réparer la monnaie, usée pendani l'aimée et maintenir intacte la quantité de numéraire de la société, sous ses deux formes de trésor et, de monnaie en circulation.
Suivant les lois de la circulation des marchandises, la, quantité de monnaie doit être égale à ce qui est nécessaire à la circulation, augmenté d'un quantum, --sous forme de trésor. diminuant ou augmentant selon la contraction Gu, l'expansion de la circulation, et servant surtout à la form ation d'un fonds de réserve. Cest la valeur des marchandises, sauf les ventes et les achats qui se compensent, qui doit être payée en monnaie et le fait qu'une partie de la valeur est de la plus-value, c'est-à-dire qu'elle n'a rien coùté au vendeur, lie change rien à la chose. Supposons que les, producteurs soient tous propriétaires de leurs moyens de production. Abstraction faite de la partie constante du capital, on pourra diviser le surproduit annuel, par analogie à ce qui se passe sous le régime capitaliste, en deux parties, dont l'une remplace simplement les moyens d'existence i~ndispensables et dont l'autre est dépensée pour des articles de luxe ou l'extension de la production, Fune représentant le capital variable et l'autre, la plus-value., Cette division n'aura aucune influence sur la grandeur de la somme de monnaie nécessaire à la circulation du produit total ; les autres circonstances étant égales, la valeur des
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 865
marchandises en circula tion et la masse de monnaie qu'elles exigent seront les mêmes. Les périodes de rotation étant
C
divisées de la même manière exigeront les mêmes réserves monétaires, et les mêmes quantités de capital devront se trouver constamment à l'état de monnaie, la production étant, selon notre hypothèse, production de marchandises. Le fait qu'une partie de la valeur des marchandises est de la plus-value ne change donc rien à la quantité de la monnaie nécessaire à, l'exploitation de l'entreprise.
Un adversaire de Tooke, se basant sur la figure A - M --- A', lui demande comment le capitaliste peut retirer plus de monnaie de la circulation qu'il n'en verse. Remarquons que cet adversaire ne se préoccupe pas de la créalion de la plus-value, qui en réalité constitue le seul mystère, mais qui ne demande pas d'explication de l'avis du capitaliste : en effet, la valeur employée ne serait pas un capital, si elle ne s'eDrichissait pas d'une plus-value, et puisqu'elle est un capital ' la plus-value se comprend toute seule. La question n'est donc pas : d'oit vient la plus-value ? mais : d'oèL vient la monnaie pour la réaliser ?
Dans l'économie bourgeoise, l'existence de la plus-value se comprend sans effort. Non seulement elle est admise a priori, mais par le fait qu'on l'admet, on considère qu'une partie des marchandises mises en circulation est' constituée par des surproduits et représente une valeur (lui ne faisait pas partie du capital que le capitaliste a engagé. Celui-ci verse dans la circulation plus (lue son capital ; l'excédent est compris dans son produit et il le récupère ensuite. Cette hypothèse que le capital-marchandise mis en circulation est d'une valeur plus grande (pourquoi? ou ne l'explique pas ; on le pose comme un fait acquis) que le caffital productif engagé sous forme de force de travail et de moyens de production, explique évidemment que non seulement le capitaliste-1, mais aussiles capitalistes B,C,D, etc., peuvent continuellement retirer de la circulation, par l'échan-e de leurs marchandises, des valeurs plus grandes que celles (le leurs capitaux productifs, Ils ont donc eonti
866 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
nuellement à se partager une somme égale au total des
capitaux produrtifs qu'ils ont avancés, augmenté de * Ilex
cédent de la valeur du produit sur la valeur de ses éléments
de production, excédent qu'ils versent également dans la
circulation sous forme de marchandises.
Mais avant de se retransformer en capital productif et avant que la pJiis-valiie qu'il contient puisse être dépensée, le capital-marchandise doit passer par la forme monnaie. D'où vient cette monnaie ? Voilà une question, qui semble difficile au premier coup d'œil et à laquelle ni Tooke ni aucun autre n'ont répondu.
Admettons que le capital circulant de 500 £, avancé sous forme de monnaie, constitue tout le capital circulant de la société, c'est-à-dire de la classe capitaliste, et supposons une plus-value de 100 £. Comment se fait-il que la classe des capitalistes puisse constamment retirer de la circulation 600 £ alors qu'elle n'en verse que 500 ?
Le c-apital-argerit de 500 £ étant converti en capital productif, celui-ci se transforme pendant le procès de production en une valeur-marchandise de 600 £ ; de sorte qu'il se trouve dans la circulation, non seulement une valeur-marchandise de 500 £, égale au capital-argent primitif, mais encore une plus-value de 100 £. Or s'il est vrai que celte plus-value a été mise en circulation sous forme de marchandise, il n'est pas moins vrai que cette opération n'a pas fourni la monnaie supplémentaire nécessaire pour faire circuler cette va] e ur-marcha n dise supplémentaire.
Il y a là une difficulté qui ne peut pas être éludée par des subterfuges plus ou moins habiles, comme le raisonnement suivant, p. ex: Il est clair que tous les caPitalistes n'avancent pas en même temps le capital constant. Pendant que le capitaliste A vend sa marchandise, c'està-dire que son capital avancé se transforme en monnaie, le capital de l'acheteur B existant à l'état de monnaie prend la forme des moyens de production produits par A. Le même acte qui donne an capital-marchan dise de A la forme
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 361
monnaie, communique au capital de B la forme productive et le transforme de monnaie cri moyens de production, et force de travail ; la même somme d'argent sert donc à un double procès, comme dans Wimporte quel achat M - A. D'autre part, A retransforme cette monnaie en moyens, de production en achetant à C, qui au moyen de la même monnaie paie B, etc.
En raisonnant ainsi, on oublie que les lois développées, dans l'étude de la circulation des marchandises (vol, 1, chap. 111), sur la quantité de monnaie nécessaire à la circulation, iie sont pas modifiées par le caractère capitaliste de la production. Quand'on dit que le capital circulant que la société doit avancer sous forme de monnaie est de 500 £, on sait que ces 500 £ engagées en une fois mettront en mouvement plus que 500 £ de capital productif, parce qu'elles serviront alternativement dans différentes entreprises. Cette explication présuppose donc la monnaie, dont elle veut expliquer l'existence.
On pourrait dire aussi : Le capitaliste A produit des articles que le capitaliste B consomme improductivement. La monnaie de B. en achetant le capital-marchandise de A, convertit en argent et la plus value de B et le capital circulant constant de A. Mais cette répoi*c présuppose encore plus directement la solution qu'elle cberche. En effet, où B pread-il la monnaie correspondant à son revenu ? Comment lui-même a-t-il converti en argent cette fraction de sa plus-value ?
On pourrait dire encore : Le capital circulant variable que A avance à ses ouvriers, lui rentre continuellement de la circulation, de sorte qu'une partie seulement doit en être en permanence dans sa caisse. Entre les avances et les rentrées s'écoule un certain temps, pendant lequel l'argent qui a été déboursé pour le salaire peut servir à convertir de la plus-value * Mais plus ce temps est long, plus importante doit être la provision d'argent que le capitaliste est obligé de tenir en réserve , en outre Fouvrier, eu achetant des marchandises, transforme en argent la
369 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
plus-value qu'elles contiennent, de sorte que la monnaie avancée sous forme de capital variable doit opérer la conversion en argent de la plus-value. Sans approfondir cette 1 question pour le moment, disons que la consommation de toute la classe capitaliste et des personnes improductives qui en dépendent marche d'un pas égal avec celle de la classe ouvrière ; en même temps que les ouvriers consomment leur salaire, les capitalistes dépensent la plus-value, jettent de l'argent dans la circulation et doivent pour solder leurs dépenses, commencer par retirer cet argent de la quantité qui circule. Cette explication ne supprime donc pas l'argent dont on ne voit pas l'origine ; elle en diminue seulement la quantité.
Enfin on pourrait dire : Il est versé sans cesse dans la ,circulation, comme première avance pour le capital fixe, une grande quantité (le monnaie qui n'en sort que petit à petit, dans le cours des années,pour rentrer dans la caisse de ceux qui l'ont avancée. Cette somme n'est-elle pas suffisante pour convertir la plus-value en argent ? A ce raisonnement il faut répondre que l'avance de 500 £ (somme qui implique aussi le fonds de réserve nécessaire), suppose peutêtre déjà l'emploi de cette somme comme capital fixe, sinon par celui qui l'a versée dans la circulation, du moins par quelqu'un d'autre. En outre, la somme dépensée pour .l'achat des produits devant servir de capital fixe comprend le paiement de la plus-value qui y est contenue et il s'agit précisément de savoir d'où vient cet argent.
Nous avons déjà donné la réponse, sous une forme géné,rale : la quantité de monnaie necessaire pour faire circuler x x 1000 £ de marchandises est indépendante de ce que -ces marchandises contiennent ou ne contiennent pas de plus-value, et sont produites en mode capitaliste on non. Le problème en Iiii-mëme n'existe pas. Dans des conditions données (pour une vitesse de circulation monétaire, etc.), il faut une somme déterminée d'argent pour faire cir,culer x x 1000 £ de marchandises, quelle que soit la part qui en revienne à ceux qui en sont les producteurs
CHAP. XVIr. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 369
immédiats. Le problème, pour autant qu'il existe, se ramène donc an problème général : D'où vient l'argent qui est nécessaire pour faire circuler les marchandises d'un pays ?
Cependant, si l'on voit les choses du point de vue capitaliste, un problème spécial se pose en al)paï~ence. C'est du capitaliste' que part la monnaie versée à la circulation, soit qu'on envisage le capital variable qui paie la force de travail et est dépensé par l'ouvrier pour ses aliments, soit que l'on considère le capital constant, fixe et circulant, qui est déboursé pour les moyens de travail et les matières de production. En effet, l'argent est mis en circulation par le capitaliste et par l'ouvrier; les autres personnes le reçoivent d'eux, soit en échange de services rendus, soit sous forme de rente, d'intérêt, etc., comme co-propriétaires de la plus-value. (Le fait que la plus-value ne reste pas entièrement dans la poche du capitaliste industriel et est remise en partie à d'autres personnes, n'a rien à voir dans la question qui nous occupe et qui a pour but de déterminer comment le capitaliste convertit sa plus-value en monnaie et non comment cette monnaie se répartit ensuite). Or le capitaliste doit être considéré comme étant le seul propriétaire de la plus-value ; car l'ouvrier, ainsi que nous l'avons déjà dit, n'est que le point de départ secondaire ; l~argent qu'il verse à la circulation provient du capitaliste et la monnaie qu'il dépense pour l'achat de ses aliments est du capital variable qui accomplit sa seconde circulation. La classe des capitalistes est donc l'unique point de départ de la circulation monétaire. Lorsque 400 £ sont nécessaires pour payer les moyens de production et 100 £ pour payer la force de travail, elle verse dans la circulation 500 £. La plus-value contenue dans le produit (en supposant un taux de 100 p. c.) étant de 100 £, comment peut-elle extraire de la circulation 600 £ alors qu'elle n'en verse que 500 ? Rien ne résulte de rien ; la classe des capitalistes ne peut retirer de la circulation que ce qu'elle y a versé.
370 DEUXUME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAI.
Nous'faisons abstraction de ce que 400 £ peuvent faire circuler, en dix rotations, des moyens de production d'une valeur de 4000 £ et du travail d'une valeur de 4000 £, et que les autres 100 £ peuvent faire circuler 1000 £ de plusvalue. Le rapport de la quantité de monnaie à la valeur de la marchandise qu'elle met en circulation, ne change rien auxdonnées du problème que nous avons à résoudre. Si les mêmes pièces de monnaie ne participaient pas à la circulation a différentes reprises, s'il fallait avancer 5000 £ de capital et s'il fallait 4000 £ pour convertir la plus-value en argent, le problème consisterait néanmoins à rechercher d'où vient l'argent qui est en excédent sur le capitalargent versé dans la circulation, qu'il s'agisse de 1000 ou de 100 £.
Si paradoxal que cela paraisse à première vue, c'est la classe capitaliste elle-même qui verse à la circulation, la monnaie qui sert à réaliser la plus-value contenue dans les marchandises , elle l'y verse ni comme avance, ni comme capital, mais pour ses articles de consommation.
Observons un capitaliste, un fermier p. ex., qui commence son entreprise. Admettons - 10 qu'il avance pendant la première année un capital de 5000 £, poux les moyens de production (4000 £) et la force de travail (1000 £) ; 2' que le faux de la plus-value est de 100 p. c. et que, par conséquent, il s'approprie 1000 £ de plusvalue ; 31 que les 5000 £ qu'il avance représentent tout l'argent qu'il engage comme capital. Il doit vivre, et il ne fait pas de recettes avant la fin de l'année. S'il dépense 1000 £ pour sa consommation personnelle, il faut qu'il les possède et que, suivant son expression, il les avance pendant la première année. Le mot " avancer " a ici un sens absolument subjectif ; il signifie que le fermier doit payer de sa poche sa dépense personnelle pendant la première année, au lieu de la prélever sur la production gratuite de ses ouvriers. Cet argent, il ne l'avance pas comme capital ; il le dépense comme équivalent des aliments qu'il consomme; il verse de la monnaie à la circulation et en retire des
CHAP. XVII. - LA CIROULAT10N DE LA PLUS-VALUE 371
marchandises. Dès que celles-ci sont consommées, tout
rapport cesse entre le fermier et la valeur qu'elles ont re
présentée. L'argent qu'il a déboursé pour les payer fait
partie désormais de la monnaie en oirculation., et la valeur
qu'il a retirée de la circulation sous forme de produit
a été consommée et n'existe plus. Au bout de l'année,
notre fermier vend une valeur-marchandise de 6000 £ et
fait rentrer par cette opé ' ration : l' le capital de 5000 £
qu'il a avancé; 211 une plus-value, de 1000 £, convertie en
monnaie. En échange des 5000 £ qu'il a avancées, il en
retire 6000, dont 5000 pour son capital et 1000 comme
plus-value. Ces dernières ont été converties en argent par
de la monnaie qu'il a versée lui-même à la circulation,
non en qualité de capitaliste, mais comme consommateur,
par de la monnaie qu'il a dépensée et non avancée. Elles
lui reviennent sous foi-me de plus-value et cette opération
se renouvellera annuellement. A partir de la seconde
année, les 1000 £ qu'il dépensera pour sa consommation
seront sa plus-value convertie en argent ; il les déboursera
tous les ans et les verra rentrer tous les ans.
Si le capital faisait plusieurs rotations par an, rien ne serait changé, sauf la grandeur de la somme que le fer
1~
mier devrait verser à la circulation en dehors de son capital-argent pour faire face à ses besoins. Cet argent, le capitaliste ne le met pas en circulation comme capital -, comme capitaliste, il doit au moins avoir cette qualité de pouvoir vivre de ses s2ules ressources jusqu'à la première rentrée de la plus-value.
Nous avons supposé que la somme d'argent que le capitaliste verse à la cIr~~uIatioa pour faire face à ses besoins personnels, en attendant la première rentrée de son capital, est exactement égale à la plus-value qu'il produit et doit convertir en monnaie. Cette hypothèse est évidemment arbitraire s'il s'agit d'un capitaliste isolé ; appliquée à la classe des capitalistes, elle doit être rationnelle aussi Iongtemps qu'il est question de la reproduction simple, car elle n'expri.me pas autre chose que
372 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL.
ce que la reproduction simple comporte, c'est-à-dire que toute la plus-value et rien que la plus-value (donc aucune fraction du capital primitif) est consommée improductivement.
Nous avons supposé plus haut que la production totale de métaux précieux (500 £) représente exactement ce qui est nécessaire pour compenser l'usure de la monnaie. Tout le produit des capitalistes producteurs d'or est en or, aussi bien la partie qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente la plus-value. Une partie de la plus-value sociale se présente donc spontanément sous forme d'or, qui est versé à la circulation des produits; et il en est de même du salaire (capital variable) et du capital constant. Donc pendant qu'une partie de la classe capitaliste verse à la circulation une valeur-marchandise plus grande (it cause de la plus-value) que son capital-argent, une autre partie y verse une valeur-monnaie plus grande (à cause de la plus-value) que la valeur qu'elle en retire sous forme de marchandises, pour l'employer dans la production de l'or. Pendant qu'une partie des capitalistes enlève constamment à la circulation plus de monnaie qu'elle n'en introduit, les producteurs capitalistes d'or y lancent constamment plus de monnaie qu'ils ne retirent de moyens de production.
Bien qu'une fraction du produitde 500 £ en orreprésente la plus-value des producteurs d'or, toute la somme est destinée au renouvellement de la monnaie nécessaire à la circulation des marchandises, quelle que soit la quantité qui en soit demandée pour transformer en argent la plus-value ou les autres composants de la valeur des marchandises.
Les choses restent les mêmes si l'on suppose que l'or est produit à l'étranger. Une partie de la force de travail et des moyens de production du pays A est transformée en produit, p. ex. en toile d'une valeur de 500 £, et exportée au pays B pour v être échangée contre de l'or. Le capital ayant servi à ceite production ne fournit aucune marchan
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 313
dise au marché A et yjoue le même rôle que s'il avait servi directement à une production d'or; son produit représente 500 £ d'or et entre dans la circulation du pays A sous forme de monnaie avec la plus-value qu'il contient, qui existera donc immédiatement sous forme monétaire et n'aura jamais une autre forme dans le pays A. Une partie seulement du produit des capitalistes producteurs d'or représente de la plus-value, tandis que le reste sert au renouvellement de leur capital. Pour déterminer quelle estlaquantité de cet or qui, abstraction faite dit capital circulant constant, renouvelle le capital variable et quelle est la quantité qui représente la plus-value, il faut tenir compte de l'importance du salaire et de la, plusvalue par rapport à la valeur des marchandises en circulation. Lafraction qui constituela plus-value se répartit entre les divers membres de la classe capitaliste. Bien qu'ils la dépensent continuellement pour leur consommation personnelle et la recouvrent par la. vente de nouveaux produits - c'est précisé ni ent cette vente-achat qui fait circuler entre eux la monnaie nécessaire pour réaliser la plus-v*Jue - une partie, d'importance variable, se trouve dans leurs poches sous forme de monnaie, tout comme une partie du salaire reste sous forme de monnaie dans les poches des ouvriers, du moins quelques jours de la semaine. Et cette partie n'est pas limitée par la fraction du produit-monnaïe qui a constitué primitivement la plusvalue du capitaliste producteur d'or, mais, ainsi que nous l'avons dit, par la proportion suivant laquelle le produitor de 500 £ se répartit en général entre les capitalistes et les ouvriers, et suivant laquelle les marchandises en circulation fournissent de la plus-value et constituent les autres éléments de la valeur.
Cependant, la fraction de la plus-value exi~i tant, nonàl'état demarchandises, mais sous forme de monnaio, ne se compose d'une partie de l'or produit annuellement que pour autant qu'une partie de cet or circule pour réaliser la plus-value. Le reste de la monnaie, qui se trouve continuelle
374 DEUXIÈME PARTIE. - LA BOTATION DU CAPITAL
nient, dans des proportions variables, entre les mains des capitalistes comme forme-monnaie de la plus-value, est constitué par les sommes de monnaie accumulées au paravant dans le pays.
Selon notre hypothèse, les 500 £ d'or produites annuellement représentent exactement ce qui est nécessaire pour le renouvellement de la monnaie usée pendant l'année. Si nous ne tenons compte que de ces 500 £, en faisant abstraction des marchandises qui sont produites dans le cours de l'année et qui circulent à l'aide de la monnaie accumulée auparavant, la plus-value produite sous forme de marchandise trouve dans la circulation la monnaie nécessaire a sa réalisation, parce que tous les ans de la plusvalue est produite ailleurs sous forme d'or. Il en est de même des autres parties du produit-or de 500 £, qui remplacent le capital-monnaie avancé.
Ce qui précède donne lieu aux remarques suivantes
Prinio : La plus-value, le capital variable et le capital productif en général, que les capitalistes dépensent sous forme de monnaie, sont en réalité le produit des ouvriers occupés à la production de l'or. Ceux-ci fournissent comme produit nouveau aussi bien la partie du produit-or qui leur est " avancée " comme salaire, que la partie qui représente la plus-value des capitalistes producteurs d'or. Quant à la partie du produit-or qui renouvelle simplement le capital constant nécessaire à sa production, elle ne réai)parait sous forme de monnaie (c'est-à-dire sous celle de produit) que par le travail annuel des ouvriers. Lors de l'ouverture de J'entreprise, elle a été dépensée par le capitaliste sous forme de monnaie non pas nouvellement produite, mais empruntée au stock en circulation dans la société ; dès qu'elle est remplacée par un nonveau produit, par de l'or ajouté a ce stock, elle est le produit annuel de fouvrier.1ci, encore, l'avance da capitaliste n'est qu'une forme, qui résulte de ce que les ouvriers ne sont pas propriétaires des moyens de production et
CHAP. XVIL - LA CIRCUL.~,TI,)N DE LA PLUS-VACE 315
ne disposent pas, pendant la production, des moyens de subsistance qui sont produits par d'autres ouvriers.
Secitndo : La quantité de monnaie qui existe, soit comme trésor, soit comme argent en circulation, indépendamment c
de la somme de 500 £ renouvelée annuellement, se comporte, ou du moins s'est comportée primitivement, comme ces 500 £ ; nous en reparlerons à la fin de ce chapitre.
L'étude de la rotation nous a montré que, toutes circonstances égales, la quantité de capital-argent nécessaire pour maintenir laproduction à la même échelle varie d'après la grandeur des périodes de rotation; la circulation monétaîre doit donc posséder assez d'élasticité pour s'adapter à ces alternatives d'expansion et de contraction.
La durée journalière, l'intensité et la productivité du travail ainsi que les autres circonstances restant invariables, une modifi,,,ation de la réparlition (le la valeur-produil entre le salaire et la plus-value n'affecte pas la quantité de monnaie en circulation. Supposons que d'une manière générale le salaire augmente et le taux de la plus-value baisse, ce qui laissera invariable la valeur des marchandises en cirenlation. Le capital-argent, c'est-à-dire la quantité de monnaie a avancer comme capital variable, augmentera ; mais dans la même mesure diminueront la plus-value et la quaatité de monnaie nécessaire pour la réaliser. La somme de monnaie nécessaire pour la réalisation de la marchandise ne sera donc pas plus affectée que la valeur de celle-ci; le coût de la marchandise aura augmenté pour chaque capitaliste en particulier, mais son coût social de production sera resté invariable et seule la répartition du coût de production (abstraction faite de la valeur constante) entre le salaire et le profit sera modifiée.
Mais, dit-on, à une avance plus grande de capital-argent variable (la valeur de la monnaie est évidemment suppo
376 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTAT10N DU CAPITAL
sé e invariable) correspond une somme plus grande de monnaie entre les mains des ouvriers ; d'où augmentation de la demande de marchandises et hausse des prix. Ou bien on dit : si le salaire monte, les capitalistes haussent les prix des marchandises. Dans les deux cas, la hausse générale des salaires Provoque une hausse des prix et exige qu'une quantité plus grande de monnaie soit utilisée pour faire circuler les marchandises.
Voici la réponse à la première explication . Ce qui auginentera avant tout parsuite d'une hausse des salaires,ce sera la demande des subsistances indispensables aux ouvriers -, la demande d'articles de luxe et d'objets qui n'étaient pas consommés précédemment parla classe ouvrière, se manifestera moins vite et croitra plus lentement. Il en résultera qu'une partie plus grande du capital social sera employée à la production des subsistances indispensables, devenues plus chères par suite de l'extension soudaine de la demande., tandis qu'une partie moindre sera consacrée aux articles de luxe, ces derniers, par suite de la diminution de la plus-value, étant moins demandés par les capitalistes. Si, grâce a leurs salaires plus élevés, les ouvriers se mettent à acheter des articles de luxe, les sommes qu'ils y consacreront ne contribueront pas à la hausse des prix des subsistances indispensables '. mais détermineront un simple déplacement des acheteurs d'articles de luxe, qui augmenteront en nombre du côté des ouvriers et diminueront du côté des capitalistes. Il se produira quelques oscillations passagères, qui n'auront d'autre résultat que de lancer dans la circulation intérieure du pays le capital-argent inoccupé, qui cherchait de l'emploi dans les spéculations de bourse ou à l'étranger. Ces oscillations passées, il circulera une somme de marchandises de même valeur qu'auparavant.
Voici la réponse à la seconde explication : Si les producleurs capitalistes avaient le pouvoir d'augmenter arbitrairement les prix de leurs marchandises, ils le feraient même sans y être déterminés par une hausse des salaires,
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 377
qui n'au gin enteraient jamais lorsque les prix des marchandises baissent. La classe capitaliste ne combattrait pas les Trades-Unions, puisque, toujours et dans toutes les circonstances, elle pourrait faire ce qu'elle ne fait maintenant que dans des circonstances exceptionnelles, pour ainsi dire locales, savoir : profiter de chaque hausse de salaire pour augmenter, dans une mesure beaucoup plus large, les prix des marchandises et empocher un profit plus considérable.
Affirmer que les capitalistes peuvent augmenter les prix des articles de luxe, parce que la demande en aurait diminué (les moyens d'achat des capitalistes étant réduits), serait une application tout à fait orignale de la loi de l'offre et de la demande. Tant qu'il ne se produit qu'un déplacement des acheteurs, mettant les ouvriers à la place des capitalistes - et si ce déplacement se produisait, il n'augmenterait pas les prix des subsistances indispensables, car ce que les ouvriers distrairaient de leur augmentation de salaire pour le dépenser en articles de luxe, ne pourrait pas être consacré à des subsistances indispensables - les prix des articles de luxe baissent par suite de la diminution de la demande, En même temps diminue le capital employé à leur production, et cela jusqu'à ce que celle-ci soit ramenée à la quantité correspondant à leur rôle modifié dans la consoiniretion sociale. Parallèlement à cette réduction de la production, les articles de luxe remontent à leurs prix normaux, à condition toutefois que leur valeur ne change pas. Aussi longtemps que dure la contraction de la production d'articles de luxe et que se poursuit l'augmentation des prix des subsistances indispensables, il y a continuellement, de l'une de ces productions vers l'autre, un déplacement de capitaux (soustraits aux articles de luxe et ajoutés aux subsistances indispensables), qui ne Prend fin que lorsque la demande de ces dernières est satisfaite. L'èquffibre est alors rétabli; le capital de la société, y compris le capital-argent, est réparti sur une nouvelle base entre la production des subsistances nécessaires et celle des articles de luxe.
378 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL '
L'explication que nous venons de réfuter n'est qu'un épouvantail inventé par les capitalistes et leurs sycophantes économistes. Les faits qu'ils invoquent sont de trois espèces :
10 C'est une loi générale de la circulation monétaire que, toutes circonstances égales, la quantité de monnaie en circulation augmente parallèlement à l'augmentation de la somme des prix des marchandises en circulation, la quantité de celles-ci restant ou ne restant pas constante. Nos adversaires confondent ici l'effet avec la cause. Le salaire augmente (bien que rarement dans les mêmes proportions), par suite de la hausse des prix des subsistances indispensables; son augmentation est donc la conséquence et non la cause de la hausse des prix des marchandises.
20 Une augmentation partielle ou locale du salaire - c'est-à-dire dans quelques branches de production seulement - peut entraîner une hausse locale des produits de quelques industries. Mais pour qu'il en soit ainsi, il faut le concours de beaucoup de circonstances. Il faut, p. ex., que précédemment le salaire n'ait pas été anormalement bas et le taux du profit anormalement élevé, que le débouché des marchandises ne se rétrécisse pas par suite de la hausse des prix (celle-ci n'ayant donc pas pour condition préalable une diminution de l'offre), etc.
3' Lorsqu'il y a une augmentation générale des salaires, le prix des produits monte dans les industries où prévaut le capital variable et descend dans celles où prévaut le capital constant, c. à d. fixe.
En étudiant la circulation simple (vol.1, chap.111, 2),nous avons vu qu'il n'y a pas seulement échange et substitution demarchandises, mais que ces opérations sonteffectuées par l'intermédiaire de l'argent, qui laisse partout une trace apparente de son intervention. Bien que l'argent Wagisse que passagèrement dans la circulation, il ne s'effectue aucun échange de marchandises sans que de la monnaie ne passe de
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 379
la main de l'un dans celle de l'autre. "La substitution d'une marchandise à une autre laisse toujours derrière elle une traînée d'argent. De l'argent est continuellement suinté par la circulation. " (vol. 1, p. 92). Le même phénomène s'affirme en régime capitaliste où nue partie du capital. revêt constamment la forme de capital-argent et où une partie de la plus-value se trouve toujours sous forme de monnaie.
Abstraction faite de ce point, le cycle de la monnaie, c'est-à-dire son rellux vers son point de départ, considéré comme un moment de la rotation du capital, est un phénomène absolument différent, même inverse, de la circulalion de la monnaie (1), qui exprime son éloignement de son point de départ et son passage par une série de mains (livre 1 p. 49). Cependant l'accélération de la rotation implique nécessairement celle de la circulation. En effet :
l' Si, p. ex., un capital-argent de 500 £ fait dix rotations par an, sous forme de capital variable, il est clair que ce quantum de monnaie fait circuler le décuple de sa valeur, soit 5000 £. Il roule dix fois par an entre le capitaliste et l'ouvrier, et celui-ci l'emploie dix fois pour acheter des subsistances. Si le capital variable ne faisait qu'une rota
(1) Les physiocrates, bien qu'ils confondent les deux phénomènes, sont pourtant les premiers qui aient signalé ce retour de la monnaie à son point de départ comme la farine essentielle de la circulation du capital, ayant ~our effet de permettre la reproduction. " Jetez les yeux sur le Tableau économique, vous verrez que la classe productive donne l'a-gent avec lequel les autres classes viennent lui acheter des productions, et qu'elles lui rendent cet argent en revenant l'année suivante faire chez elle les mêmes achats ... Vous ne voyez donc ici d'autre cercle que celui de la dépense suivie de la reprojuction, et de la reproduction suivie de la dépense, cercle qui est parcouru par la circulation de l'argent qui mesure la dépense et la reproduction." Quesnay, Pî-oblèmes économiques, Edit. Daire, Physiocr. 1, p. 208-2209. - " C'est cette avance et cette rentrée continuelle dcs capitaux qu'on doit appeler la circulation de Fargent, cette circulation utile et féconde qui anime tous les travaux de la société, qui entretient le mouvement et la vie dans le corps politique et qu'on a grande raison de comparer à la circulation du sang dans le corps animal i~. Turgot, Réllexions, etc., Œuvres, édit. Daire, I, p. 45.
880 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
tion par an, l'échelle de la production étant la même, il n'y aurait qu'une seule circulation de 5000 £.
2- Supposons que la partie constante du capital circulante soit de 1000 £. Si le capitalfait dix rotations,le capitaliste vend dix fois par an sa marchandise et dix fois la partie constante circularite de sa valeur. Les 1000 £ de monnaie en circulation passent dix fois des mains de ceux qui les possèdent à celles du capitaliste qui, achetant dix fois par an des moyens de production, les fait également circuler dix fois. Donc, avec 1000 £ de monnaie, le capitaliste a vendu des marchandises d'une valeur de 10000 £ et acheté d'autres marchandises également d'une valeur de 10000 £; vingt transmissions de 1000 £ en monnaie ont fait circuler 20000 £de marchandises.
Plus la rotation est accélérée, plus rapide est la circulation de la monnaie qui réalise la, plus-value ; par contre une circulation plus rapide de la monnaie n'implique pas nécessairement une accélération de la rotation du capital et de la conversion de la monnaie, c'est-à-dire un raccourcissement et un renouvellement plus rapide de la reproduction.
La circulation de la monnaie est plus rapide chaque fois qu'une même quantité de monnaie est appelée à accomplir un plus grand nombre de transactions, ou que l'organisation technique de la circulation monétaire subit une modification, les périodes de reproduction du capital restant les mêmes. La somme des transactions assurées par un quantum déterminé de monnaie peut aussi augmenter sans que ces transactions correspondent à des ventes réelles de marchandises (opérations à découvert, a terme, etc). Enfin la circulation monétaire peut même disparaitre tout à fait. Lorsque, par ex., l'agriculteur est propriétaire de sa terre, il n'y a pas de circulation monétaire entre le fermier et le propriétaire ; de même lorsque le capitaliste industriel opère avec son propre capital, il n'y a pas de circulation entre lui et le prêteur.
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 381
Nous jugeons inutile de nous Oce 1 uper en détail de la
manière dont se forme le trésor monétaire d'un pays,
ni des procédés par lesquels il est approprié par quel
ques-uns.
Le mode capitaliste de production ayant pour base le salariat, c'est-à-dire le paiement de l'ouvrier en argent et la transformation des prestations en nature en prestations en monnaie, ne peut se développer d'une manière large et profonde que dans un pays où il existe une quantité suffisante de monnaie pour la circulation et la thésaut-isation (constitution d'un fonds de réserve, etc.). C'est là une condition historique, bien qu'il ne faille pas s'imaginer qu'on accumule d'abord une somme suffisante de monnaie et qu'ensuite on commence la production capitaliste. Celle-ci se développe enmêmetemps quese constituentet se réunissent les conditions nécessaires à son développement, et fune de ces conditions est l'existence d'une quantité suffisante de métaux précieux. C'est ainsi que l'importation croissante d'or et d'argent à partir du xvie siècle, a été un facteur essentiel de l'épanouissement de la production capitaliste. Dès que celle-ci a été établie, on a vu la plusvalue arriver dans la circulation, d'une part sous forme de produit sans la monnaie nécessaire pour la réaliser, d'autre part sous forme d'or, sans qu'un produit ait été converti en or. Les marchandises nouvelles ajoutées par la production, trouvent à se convertir en monnaie, non pas grâce à l'échange, mais parce que la production lance elle-même dans la circulation de l'or et de l'argent devant être convertis en marchandises.
Il. L'accumulation et la reproduction à une échelle progressive.
L'accumulation sous forme de reproduction à une échelle progressive ne présente aucun problème nouveau en ce qui
382 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DIT CAPITAL
concerne la circulation monétaire. Le capital-argent supplémentaire, nécessaire pour le fonctionnement du capital productif en extension, est fourni par la partie de la plusvalue réalisée que les capitalistes versent à la circulation comme capital-argent et non comme revenu ; cet argent se trouvait déjà dans les mains des capitalistes, qui ne font que lui assigner un autre emploi.
Mais par suite de l'accroissement du capital productif, une quantité supplémentaire de marchandises est jetée dans la circulation ainsi qu'une partie de la monnaie supplémentaire nécessaire pour les réaliser. Ces marchandises ont une valeur égale à celle du capital productif qui a été dépensé pour les produire; quant à la somme supplémentaire de monnaie, elle a été avancée comme capital-argent supplémentaire et elle revient au capitaliste par la rotation de son capital. D'où vient cette monnaie supplémentaire nécessaire pour réaliser la plus-value supplémentaire existant sous forme de marchandises ?
La réponse est la même que celle que nous avons donnée précédemment. La somme des prix des marchandises en circulation a augmenté, non parce que les prix d'une quantité donnée de marchandises ont haussé, mais parce que cette quantité elle-même est plus grande qu'auparavant, sans qu'une réduction des prix soit interven ne. La monnaie nécessaire pour faire circuler cette quantité plus grande de marchandises doit être procurée, ou bien par une économie de la monnaie en circulation (soit par la compensation des paiements, soit par l'accélération de la circulation des pièces de monnaie), on bien par la mise en circulation d'une partie de la monnaie accumulée sous forme de trésor. Dans ce dernier cas, il ne faut pas seulement que du capitalargent tenu en réserve entre en fonction comme moyen de paiement, ou que du capital-argent, agissant doublement, circule activement pour la société et fonctionne pour son propriétaire comme fonds de réserve (tels les dépôts en banques prêtés aux industriels); il faut encore qu'une économie de la réserve de monnaie stagnante soit réalisée.
CHAP. XVIL - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE M
" Pour que l'argent s'écoule toujours en qualité de numéraire, il faut que le numéraire se condense toujours à l'état d'argent. La circulation continue du numéraire a pour condition son arrêt continu en quantité plus ou moins grande. Il faut qu'il se fixe dans des réserves qui se forment partout dans la circulation et en sont une condition ; la constitution, la répartition, la dissolution et la reconstitution de ces fonds alternent constamment ; leur existence s'éteint continuellement, leur extinction se produit perpétuellement. A. Smith a exprimé cette transformation continue du numéraire en argent et de l'argent en numéraire, en disant que-tout possesseur de marchandises doit toujours avoir en réserve, à côté de la marchandise spéciale qu'il vend, une certaine somme de la marchandise générale qui lui sert à acheter. Nous avons vu que, dans la circulation A - M - A, le second membre M - A se décompose en une série d'achats effectués non d'un coup, mais successivement dans le temps, si bien qu'une portion de A circule comme numéraire, tandis que l'autre s'immobilise comme argent. L'argent n'est ici, en réalité, que du numéraire en suspens, et les parties constituantes de la masse monétaire en circulation revêtent toujours alternativement l'une et l'autre de ces deux formes. Cette première transformation du moyen de circulation en argent ne représente donc qu'un aspect technique de la circulation monétaire ". Karl Marx, Zur Kî-ilik der politischen Oekonomie, 1859, p. 105, 106 (1). (Le mot " numéraire " est employé par opposition au mot " argent", pour désigner l'argent fonctionnant comme instrument de la circulation).
Si tous ces remèdes ne suffisent pas, il faut augmenter la production de l'or ou, ce qui revient au même, échanger directement ou indirectement une partie du produit supplémentaire contre de l'or produit à l'étranger.
La somme de force de travail et de moyens de production dépensés pour la production annuelle de l'or et de Far
(1) 2me éd. allemande 1897, p. 123 (Note des traducteurs).
384 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
gent exigés par le mécanisme de la circulation, constitue une part importante des faux frais de la production capitaliste et de toute production à base de marchandises. Elle supprime, des ressources sociales, des moyens de proproduction et de Consommation qui pourraient augmenter la richesse effective. Aussi à mesure que les frais de cette coûteuse'machine de circulation diminuent, voit-on augmenter, pour une même échelle de la production, la Productivité du travail social. C'est ainsi que le crédit, qui accroit l'efficacité de la monnaie et supprime son intervention dans l'accomplissement du travail et de la production sociale, augmente directement la richesse capitaliste.
Ces considérations répondent à cette question absurde : La production capitaliste serait-elle possible, dans son étendue actuelle, sans le crédit, c'est-à-dire avec la simple circulation métallique? La réponse est évidemment négative ; la production rencontrerait comme obstacle la production limitée des métaux précieux. (Il importe cependant de ne pas se faire d'illusions sur la " puissance productrice " du crédit).
Examinons maintenant le cas où l'accumulation n'est pas effective et n'aboutit pas à une extension immédiate de l'échelle de la production : une partie de la plus-value réalisée est accumulée pour un temps plus ou moins long, comme fonds de réserve monétaire, destiné à être converti plus tard en capital productif.
Rien d'extraordinaire ne se présente tant que la monnaie ainsi accumulée est de la monnaie supplémentaire, importée de pays producteurs de métaux précieux; le produit national contre lequel elle a été échangée n'existe plus dans le pays et a été envoyé à l'étranger.
Il n'en est plus de même lorsque la quantité de monnaie du pays n'a pas augmenté. L'argent accumulé ne peut alors provenir que de la circulation et son accumulation résulte simplement d'un changement de fonction: d'argent
CHAP. XVII. - LA CIRCULATION DE LA PLUS-VALUE 385
circulant, il est devenu capital-arn-ent virtuel, capital cri voie de formation.
Il correspond à la partie des marchandises vendues qui représente la plus-value (nous supposons que le crédit n'existe pas) ; il est là paree que le capitaliste a vendu sans acheter.
Ce raisonnemen t est très clair lorsqu'on se borne à considérer un cas isolé. Certains capitalistes gardent, sans rien acheter au marché, une partie de la monnaie provenant de la vente de leurs produits ; d'autres, au contraire, transforment toute leur monnaie en produits, excepté le capital-argent qui leur est nécessaire comme fonds de roulement et qui leur rentre continuellement. Une partie des produits porteurs de plus-value qui est envoyée au marché et consiste en moyens de production et éléments réels du capital variable, c'est-à-dire eu aliments indispensables, petit servir immédiatement à l'extension de la production. Notre hypothèse ne dit nullement qu'une partie des capitalistes accumule du capital-argent pendant que les autresconsomment toute leur plus-value ; elle suppose seulement que les uns accumulent de la monnaie et constituent un capital-argent virtuel, tandis que les autres accumulent réellement, c'est-à-dire augmentent leur capital productif et étendent leur production. La quantité de monnaie existante suffit donc aux besoins de la circulation, même quand une partie des capitalistes accumule de la monnaie, pendant que les autres produisent à une échelle plus grande ; d'ailleurs l'accumulation d'argent des uns peut être faite sans espèces et être une simple accumulation de créances.
La difficulté apparait lorsque l'on suppose que l'accuniulation est générale. Selon notre hypothèse, qui admet le régime universel et exclusif de la production capitaliste, la classe ouvrière est la seule qui existe à côté de la classe capitaliste. Ce que la classe ouvrière achète, équivaut à la somme des salaires, c'est-à-dire au capital variable avancé par les capitalistes. En vendant leurs produits, ceux-ci
386 DEUXIÈME PARTIE. - LÀ PtOTi~,ttON 13U GA-PYrAL.
rentrent en possession de leur argent et retrouvent leur capital variable sous forme de monnaie. Admettons que le capital variable employé, non avancé, pendant l'année, soit de x >< 100 £. (Peu importe, pour la qu~stion qui nous occupe, quelle est la quantité absolue de monnaie avancée dont les rotations représentent ce capital variable). Pour ces x >< 100 £, la classe capitaliste achète une certaine quantité de force de travail, c'est-à-dire paie le salaire à un certain nombre d'ouvriers. Première transaction. Ces ouvriers achètent aux capitalistes, pour la même somme, une certaine quantité de marchandises. Deuxième transaction. Ces deux opérations se répétant continuellement, la somme de x X 100 £ ne permet jamais à la classe ouvrière d'acheter la partie du produit qui représente le capital constant, et encore moins la partie qui représente la plus-value des capitalistes ; pour les xx 100 £, les ouvriers ne peuvent acheter que la partie du produit qui'équivaut au capital variable avancé.
Faisons abstraction du cas où l'accumulation universelle de monnaie n'est que la répartition entre les capitalistes, dans n'importe quelles proportions, des métaux précieux nouvellement importés, et demandons-nous comment la classe capitaliste prise dans son ensemble peut accumuler de la monnaie.
Tous les capitalistes devraient vendre une partie de leurs produits sans acheter. S'il est avéré qu'ils possèdent tous un fonds d'argent, qu'ibs utilisent comme instrument de circulation pour acheter des articles de consommation et dont une partie ventre continuellement dans leur caisse, il n'est pas moins vrai que ce fonds de circulation n'existe que par la réalisation de la plus-value et qu'il n'est pas un capital-argent potentiel. Si l'on considère les choses telles qu'elles se passent en réalité, on voit que ce capital-argent virtuel, accumulé pour les besoins ultérieurs, se compose :
1° De dépôts dans les banques. Ces dépôts représentent des sommes relativement petites. Les banques n'entassent le capital-argent que nominalement ; elles n'accumulent en
Crl&p. tV,[. - L~ CIRCUL&TtOM DE LA PLU~~-VALUE 387
réalité que des titres de crédit dont elles ne peuvent guère fournir l'équivalent métallique que
lorsqu'il y a équilibre entre les sommes d'argent qu'on leur demande et celles qu'elles encaissent.
Elles ne possèdentjamais qu'une somme relativement petite de monnaie.
2° De fonds d'Etat. Ceux-ci ne sont point du capital, r-n ais de simples créances sur la production annuelle d'une nation.
3° D'actions. Pour autant qu'elles soient honnêtement émises, elles sont des titres de propriété sur un capital réel appartenant à une société et elles donnent droit à la plus-value que ce capital produit tous les ans.
Dans fouis ces cas, il n'y a pas accumulation effective de monnaie; car ce qui se montre, d'un côté, comme accumulation de capital-argent, apparait, de l'autre, comme dépense effective et continuelle de monnaie, soit par celui qui la possède, soit par les débiteurs de celui-ci.
Sous le régime de la production capitaliste, la thésaurisation n'est jamais un but ; elle résulte, ou bien d'un arrêt de la circulation (lorsque des sommes d'argent plus grandes que d'habitude prennejït la forme de trésor), ou bien d'accumulations nécessitées par la rotation, ou bien encore de la formation d'un capital-argent provisoirement virtuel, destiné à devenir un capital productif. Si une partie de la, plus-value, réalisée sous forme de monnaie, est enlevée à la circulation et accumulée comme trésor, une autre partie en est continuellement convertie en capital productif. Abstraction faite de la répartition des métaux précieux en extension, l'accumulation sous forme de monnaie n'est jamais universelle ai simultanée.
Les mêmes conclusions s'appliquent à la partie du Produit annuel qui représente la plus-value sous-forme de marchandise. Pour la faire circuler, il faut une certaine somme d'argent, qui provient de la classe capitaliste au même titre que les marchandises représentant la plus-value et que la circulation lui ramène continuellement. Cet argent, alors même qu'il serait accumulé avec la perspective
capital_Livre_2_388_429.txt
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888 DEUXIÈME PARTIE. - LA ROTATION DU CAPITAL
de l'utiliser comme capital, est soumis aux lois de la circulation monétaire : une partie en reste arrêtée en des points variant sans cesse, une autre partie en est continuellement en circulation.
Nous n'avons pas tenu compte ici des aventures de la circulation, au cours desquelles un capitaliste peut, par ex., s'emparer d'une partie de la plus-value et même du capital d'un autre, et provoquer une accumulation unilatérale et une centralisation de capital-argent et de capital productif. Il se peut ainsi qu'une partie de la plus-value accumulée par A comme capital-argent, soit une fraction de la plus-value de B, qui n'a pas fait retour à celui-ci.
TROISIÈME PARTIE
LA REPRODUCTION ET LA CIRCULATION DU CAPITAL TOTAL
DE LA SOCIÉTÉ
CHAPITRE XVIII (1)
INTRODUCTION
1. Objet de l'étude.
Le procès de production proprement dit est le procès du travail et de la mise en valeur du capital ; il a pour résultat le produit-marchandise et pour motif stimulant la plus-value.
Le procès de reproduction comprend le procès de production proprement dit et les deux phases du procès de circulation, c'est-à-dire le cycle tout entier dont le renouvellement continuel constitue la rotation du capital.
Que nous envisagions le cycle sous la forme A ... A' ou sous la forme P ... F, le procès de production proprement dit, P, n'en constitue jamais qu'une partie. Tantôt il prépare le procès de circulation, tantôt il en résulte : le capital ne se reconstitue sous sa forme productive qu'en passant par les métamorphoses du procès de circulation. D'autre part, le renouvellement incessant de la production est nécessaire pour que le capital puisse subir, sans
(1) Provient du Manuscrit Il.
39( TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
interruption, ses métamorphoses dans la circulation, c'est-à-dire pour qu'il ne cesse pas d'apparaître alternativement comme capital-argent et comme capital-marchandise.
Chaque capital isolé est une fraction autonome, douée pour ainsi dire d'une vie individuelle, du capital total de la société ; de même chaque capitaliste est -un élément de la classe capitaliste. Le mouvement du capital social représente l'ensemble du mouvement de ses fractions individualisées, l'ensemble des rotations des capitaux isolés. De même que la métamorphose d'une marchandise prise séparément est un chaînon de la série des métamorphoses de l'ensemble des marchandises et un élément de la circulation, de même la métamorphose, la rotation, d'un capital individuel est un élément du cycle du capital social.
L'ensemble du procès comprend et la consommation productive (le procès de production proprement dit) avec les transformations (échanges, au point de vue matériel) qui l'accompagnent, et la consommation Personnelle avec les échanges qu'elle exige. Il comprend, d'un côté, la, conversion du capital variable en force de travail, en vue de l'incorporation de la force de travail au procès capitaliste de production, transaction dans laquelle l'ouvrier figure comme vendeur de sa marchandise (la force de travail) et le capitaliste comme acheteur; d'un autre côté, l'achat des marchandises par les ouvriers, transaction où les ouvriers figurent comme acheteurs et les capitalistes comme vendeurs. La circulation du capital-marchandise implique en outre celle de la plus-value, par conséquent les ventes et les achats des capitalistes en vue de leur consommation personnelle.
Le cycle des capitaux individuels pris dans leur ensemble et formant le capital social, comprend donc non seulement la circulation du capital, mais aussi la circulation générale des marchandises. Celle-ci ne peut se composer primitivement que de deux éléments : l' le cycle,du capital lui-même ; 21 le cycle des marchandises destinées
CIIAP. XVIII. - INTRODUCTION 391
à la consommation personnelle, c'est-à-dire des mar
chandises pour lesquelles l'ouvrier *dépense son salaire et
le capitaliste sa plus-value (en entier ou en partie). Il est
vrai que le cycle du capital comprend également la cireu
lation de la plus-value, pour autant que celle-ci fasse partie
du capital-marchandise, et la conversion du capital varia
ble en force de travail, c'est-à-dire le paiement du salaire.
Mais cette dépense de la plus-value et du salaire pour
l'achat de marchandises n'est pas un chaînon de la circu
lation du capital, bien que tout a-Li moins la dépense du
S alaire la Présuppose.
, Dans le premier volume nous avons analysé le procès capitaliste de production, tant comme acte isolé que comme procès de reproduction, comprenant la production de la plus-value et du capital lui-même. Nous avons admis, sans nous en occuper davantage, les modifications de forme et de substance que le capital subit dans la circulation. CI est ainsi que nous avons supposé que le capitaliste vend le produit à sa valeur, et qu'il trouve toujours les moyens matériels de production nécessaires pour continuer le procès sans interruption. Le seul acte de circulation dont nous nous soyons occupés est la vente-achat de la force de travail, base de la production capitaliste.
Dans la première partie de ce second volume,nous avons examiné les diverses formes que le capital prend pendant un cycle, ainsi que les divers aspects de ce cycle ; au temps de travail, qui seul avait été considéré dans le premier volume, nous avons ajouté le temps de circulation. Dans la seconde partie, nous avons étudié la rotation, c'est-à-dire le cycle sous sa forme périodique. Nous avons démontré que les divers éléments (fixe et circulant) du capital parcourent le cycle des formes plus ou moins vite et de différentes manières, et nous avons recherché quelles sont les circonstances qui déterminent les longueurs respectives des périodes de travail et de circulation. Nous avons mis en lumière l'influence de la durée du cycle et de la durée de ses différentes phases sur l'importance du procès de pro
392 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
duction et sur le taux annuel de la plus-value. Si la première partie a été consacrée avant tout à l'examen des formes que le capital prend et abandonne successivement dans le cours de son cycle, la seconde a étudié dans quelles proportions, variables il est vrai, un capital donné, passant par cette succession de formes, se présente à la fois comme capital productif, comme capital-argent et comme capital-marchandise, ces trois formes coexistant et fonctionnant en même temps. Le capital-argent se présenta ainsi sous un aspect qu'il n'avait pas été possible d'apercevoir dans le premier volume et nous constatâmes que des fractions d'un capital donné, dont la grandeur varie selon les conditions de la rotation, doivent être avancées et reconstituées constamment en argent, afin d'assurer le fonctionnement ininterrompu d'un capital productif d'importance donnée.
Toutefois, dans la première comme dans la seconde partie du livre, il n'a jamais été question que d'un capital individuel ou du mouvement d'une fraction isolée du capital social.
Cependant les cycles des différents capitaux individuel ' s
s'entrelacent et se supposent l'un l'autre, et c'est cet entrela
cement qui constitue le mouvement du capital total de la
société. De même que dans la circulation simple la méta
morphose d'une marchandise s'est montrée comme un
chaînon de la série des métamorphoses de l'ensemble des
marchandises, de même la métamorphose d'un capital
individuel apparaît comme un chaînon. de la série des
métamorphoses du capital social. Mais alors que la cir
culation simple des marchandises n'implique pas néces
sairement celle du capital - elle peut se produire aussi
bien sous un régime de production non capitaliste - le
cycle du capital total de la société suppose, ainsi que nous
l'avons déjà dit, la circulation des marchandises qui ne
sont pas (,apital et qui n'entrent dans le cycle d'aucun
capital individuel.
Nous étudierons maintenant le procès de circulation (qui, dans son ensemble, est le procès de reproduction) du capital total de la société.
CHAP. XVIII. - INTRODUCTION 393
Il. Le rôle du capital-argent.
(Nous nous occuperons d'abord du capital-argent con-sidéré comme élément du capital total de la société, bien que cette étude fasse partie des derniers chapitres de cette partie).
Dans l'étude de la rotation du capital individuel, le capital-argent s'est présenté sous deux aspects.
Primo : Il est la forme sous laquelle tout capital individuel entre en scène et commence son procès de capital. Il est le primus motor, il donne l'impulsion au procès.
Secundo : Il limite la partie du capital qui peut servir comme capital productif. En effet, bien que la partie de la valeur-capital sous forme d'argent varie par rapport au capital productif selon les durées des périodes de rotation et, selon les rapports de leurs deux sections (périodes de travail et de circulation), il faut toujours, à côté de la partie du capital fonctionnant comme capital productif, une quantité déterminée du même capital sous forme d'argent. (Il va sans dire que nous ne nous occupons ici que de la rotation normale correspondant à une moyenne abstraite, et que nous ne tenons pas compte du capital-argent exigé supplémentairement pour e.Qmpenser les arrêts de la circulation).
Primo : La production de marchandises suppose la circulation de marchandises, et celle-ci suppose la transformation des marchandises en argent, la circulation monétaire ; ce dédoublement de la marchandise en marchandise et argent est une caractéristique de la phase où le produit devient marchandise, De même, la production capitatiste de marchandises - sous son aspect tant social qu'individuel - suppose le capital sous forme d'argent (le capital-argent) comme prin-ais molor de chaque nouvelle entreprise et comme moteur permanent; cette condition. est vraie surtout pour le capital circulant, qui doit réapparaître régulièrement et à courts intervalles sous
894 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
forme de capital-argent. Toute la valeur-capital avancée, les marchandises, la force de travail, les moyens de travail et les matières de production, doit être achetée au moyen
1
d'argent, et ce qui a été dit à ce sujet du capital individuel s'applique au capital social, qui d'ailleurs fonctionne comme un ensemble de capitaux individuels. Cependant il n'en résulte Pas, comme nous l'avons démontré dans notre premier volume, que le champ d'activité du capital (Féchelle de la production), soit limité d'une manière absolue, même en régime capitaliste, par l'importance du capital-argent.
En effet, il est incorporé au capital des éléments de production dont l'importance est indépendante jusqu'à un certain point de la grandeur du capital-argent avancé. C'est ainsi que, sans accroissement des salaires, on peut renforcer la force de travail soit extensivement, soit intensivement -, et même si cette extension de la force de travail est accompagnée d'une augmentation de salaire c'est-à-dire d'une augmentation du capital-argent), elle est proportionnellement plus considérable que cette dernière. De même la nature - la terre, la mer, les mines, les forêts - sur laquelle s'exerce le travail et qui n'est pas un élément de la valeur du capital, peut être livrée à une exploitation plus énergique, plus intensive ou plus extensive, uniquement par un redoublement de l'effort d'un même nombre de travailleurs, sans que le Capitalargent avancé soit augmenté. Les éléments réels du capital productif peuvent donc gagner en importance sansqu'un accroissement du capital-argent intervienne à cet effet ; si même cet accroissement s'imposait pour l'achat des matières auxiliaires, il ne serait pas proportionnel à l'extension de la puissance communiquée au capital productif.
Les moyens de travail, c'est-à-dire le capital fixe, peu
vent également avoir leur efficacité accrue, soit par la
c
prolongation de leur temps de service quotidien, soit par l'intensification de leur fonctionnement, sans que plus d'ar
CHAP. XVIII. - INTRODUCTION 895
gent soit avancé pour leur achat. Leur rotation est simplement accélérée et les éléments de leur reproduction sont fournis plus rapidement.
Sans rien coûter à l'homme, les forces naturelles concourent également au procès de production ; leur efficacité dépend des méthodes et des progrès de la science, pour laquelle le capitaliste ne débourse rien. Il en est de même de la coopération des forces de travail dans le procès de production et de l'habileté accumulée des ouvriers, Carey calcule que le propriétaire foncier ne reçoit jamais assez, parce qu'on ne lui paie pas tout le capital et tout le travail qui ont été incorporés de temps immémorial au sol, pour lui communiquer sa productivité actuelle. (La productivité qu'on lui a enlevée est naturellement oubliée). D'après ce raisonnement, le salaire de chaque ouvrier devrait correspondre au travail que l'humanité a dû dépenser pour faire d'un sauvage un mécanicien moderne. Il serait plus juste de dire que si l'on comptait le travail non payé, qui quoiqu'enfoui dans la terre a néanmoins été transformé en argent par les propriétaires fonciers et les capitalistes, on arriverait à, un total qui restituerait un grand nombre de fois et avec des intérêts usuraires le capital tout entier qui a été consacré au sol ; ce qui revient à énoncer que la propriété foncière a été rachetée quantité de fois par la société.
Il est vrai (lue si l'accroissement de la productivité du travail ne coïncide pas avec une avance plus grande de capital, son effet se borne à une augmentation de la quantité et non de la valeur des produits, sauf lorsque la force de travail peut reproduire plus de capital constant et en conserver la valeur. Mais il fournit les éléments d'une accumulation plus étendue de capital, puisqu'il produit de la nouvelle mati~re de capital (Kapitalstoff).
L'or,,--anisation du travail social et l'augmentation de la productivité sociale du travail nécessitent la production en grand et, par conséquent, de grandes avances de capita]-argent. Nous avons montré dans le premier volume
S96 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
comment ce desideratum est réalisé, du moins en partie, par la centralisation des capitaux, sans que l'avance absolue de capital-argent doive être plus considérable. En effet la puissance des capitaux individuels, lorsqu'ils sont réunis dans un petit nombre de mains, s'accroit sans que pour cela il faille un accroissement de leur somme sociale ; une modification de la répartition produit cet effet.
Enfin, nous avons montré dans la partie précédenteque le raccourcissement de lapériode de rotation permet de mettre en mouvement ou bien le même capital productif avec moins d'argent, ou bien plus de capital productif avec le même argent.
Mais tout cela n'a évidemment rien à faire avec la question proprement dite du capital-argent, et tout ce que nous devons en retenir c'est que le capital avancé - une valeur donnée qui, sous sa forme libre, consiste en une certaine somme d'argent - contient, lorsqu'il est converti en capital productif, des puissances productrices dont l'efficacité, sans être limitée par sa valeur, peut varier intensivement et extensivement. Les prix des éléments de production (moyens de production et force de travail) étant donnés, la grandeur du capital-argent nécessaire pour en acheter une certaine quantité est également donnée. Seulement, la puissance avec laquelle ce capital agit comme créateur de valeur et de produits est élastique et variable.
Secundo : Il va de soi que le travail et les moyens de production, qui doivent être dépensés chaque année pour la production ou J'achat de métaux précieux destinés à remplacer la monnaie usée, viennent en déduction de la production sociale. Quant à la valeur monétaire qui fonctionne comme moyen de circulation et comme trésor, elle est acquise et existe à côté de la force de travail, des moyens de production et des sources naturelles de la richesse. Elle ne réduit en rien, les facteurs de la production et elle étend l'importance de cette dernière, lorsque J'échange avec d'autres peuples détermine sa conversion en produits, ce qui suppose qu'après comme avant la monnaie fonctionne comme monnaie internationale.
CHAP- XVIII. - INTRODUCTION 397
Selon la grandeur de la période de rotation, il faut plus ou moins de capital-argent pour mettre cri mouvement le capital productif ; de même la division de la, période de rotation en temps de travail et temps de circulation exige une augmentation du capital-ar,-,;ent virtuel.
Toutes circonstances égaleslOrsque la période de rotation est déterminée par la longueur de la période de travail, elle dépend de la nature matérielle du procès de produetien et non de son caractère social spécifique. Toutefois la production capitaliste comporte des opérations de longue haleine qui demandent que des sommes considérables de capital-argent soient avancées pour longtemps. Dans ces cas, la production dépend de la quantité d'argent dont le capitaliste dispose et des ressources que lui offrent le crédit et l'association (les sociétés par actions, p. ex.) , elle est nécessairement influencée et dérangée par les troubles du marché financier, qu'elle provoque, du reste, à son tour.
Dans une société communiste, on calculerait quelle importance il convient de donner aux entreprises qui fournissent leurs produits après un long fonctionnement de la force de travail et des moyens de production, afin qu'elles n'aient aucun effet nuisible sur les industries qui, demandant de la force de travail et des moyens de production d'une manière continue ou à plusieurs reprises pendant l'année, alimentent régulièrement la richesse publique. Sous le régime communiste comme sous le régime capitaliste, les ouvriers des industries à courtes périodes de travail consomment peu de produits avantd'en livrerd'autres à la circulation, tandis que ceux des industries à longues périodes de travail consomment longtemps avant de fournir. Il en esi ainsi à cause des conditions matérielles et non de la forme sociale du procès de travail. Dans une organisation communiste, le capital-argent disparait. La société répartit la force de travail et les moyens de production entre les différentes industries et elle remet aux producteurs des bon~ qui les autorisent à Prélever sur les provisions consommables une part correspondant à leur
398 TROISIÈME PARTIE. - LA RE, PRODUCTION 'DU CAPITAL TOTAL
temps de travail. Ces bons ne sont pas de la monnaie ; ils ne circulent pas.
On voit,que pour autant que le besoin de capital-argent résulte de 1% longueur de la période de travail, il dépend de deux circonstances : Primo, de ce que l'argent est la forme générale sous laquelle tout capital doit se présenter (abstraction faite du crédit), pour se convertir en capital productif ; ce qui résulte de la nature de la production, capitaliste et de toute production de marchandises. Secundo : de ce que la grandeur de la somme d'argent à avancer est en rapport avec le temps, pendant lequel la force de travail et les moyens de production sont retirés de la circulation sociale avant que celle-ci reçoive un produit reconvertible en argent La première circonstance n'est pas supprimée par la forme de la monnaie, que celle-ci soit de la monnaie métallique, de la monnaie de crédit, des titres de valeur, etc. Quant à la seconde circonstance, elle n'est affectée ni par la forme de la monnaie, ni par la nature de la production qui enlève à la circulation, sans en fournir l'équivalent, du travail, des subsistances et des moyens de production.
CHAPITRE XIX (1)
LES Pl~ÉCURSEU-"S
1. Les Physiocrates.
Le Tableau économique de Quesnay montre à grands traits comment la valeur du produit annuel d'une nation se répartit par la circulation et rend possible, toutes circonstances égales, la reproduction simple, c'est-à-dire la reproduction à la même échelle. Avec raison il prend pour point de départ de la période de production, la récolte de l'année précédente. Les innombrables actes individuels de la circulation sont immédiatement embrassés dans leur ensemble et vas comme un mouvement social entre les individus groupés en classes d'après leurs fonctions économiques. Voici ce qui nous intéresse dans le Tableau. Une fraction du produit social -tout en devant sa valeur d'usage au travail de l'année courante, comme toute autre fraction du produit total - ne contient que de la valeur-capital ancienne, réapparaissant sous sa forme naturelle. Cette fraction ne circule pas ; elle reste entre les mains de ceux qui l'ont produite, les fermiers, pour recommencer sa fonction de capital. Quesnay comprend dans cette partie constante du produit annuel des éléments qui n'y appartiennent pas, ce qui ne l'empêche pas d'être dans le vrai pour les points principaux, grâce à l'étroitesse de sa conception, qui considère l'agriculture comme la seule branche du travail humain qui
(1) Commencement du Manuscrit VIII.
400 TROISIÈME PARTIE - LA RÊP1`0DUCTI0~, DU CAPITAL TOTAL
produise de la plus-value, donc la seule qui, au point de vue capitaliste, soit réellement productive. Or dans l'agriculture, le procès de reproduction économique, quel que soit son caractère spécifique, et le procès de reproduetion naturelle sont toujours entrelacés; il en résulte que les conditions tangibles du procès naturel éclaircissent le procès économique et écartent les confusions qui résultent des apparences de la circulation.
L'étiquette d'un système se distingue de celle de n'importe (lue] autre article en ce qu'elle ne trompe pas geulement l'acheteur, mais souvent le vendeur lui même, Quesnay et ses plus fidèles disciples croyaient à leur enseigne féodale: il en est de même de nos jours de nos savants orthodoxes. En réalité, le système des Physiocrates est la première conception systématique de la production capitaliste. Le représentant du capital industriel - la classe des fermiers - dirige tout le mouvement économique, et l'agriculture est exploitée en entreprise capitaliste ; le cultivateur proprement dit est un salarié. La production engendre non seulement des articles d'usage, mais aussi leur valeur, et son motif stimulant est la plus-value naissant dans la production et non dans la circulation. Dans les trois classes qui figurent dans le procès social de reproduction, l'exploiteur immédiat du travail "productif ", le producteur de la plus-value, le fermier capitaliste,se distingu~ de ceux qui lie font que s'approprier la plus-value. Déjà à l'époque de sa floraison, le système physiocratique souleva par son caractère capitaliste l'opposition tant de Linguet et de Mably, que des défenseurs de la petite propriété foncière libre.
L'infériorité d'A. Smith par rapport aux Physiocrates, dans l'analyse du procès de reproduction, est d'autant plus frappante que cet auteur non seulement développe ailleurs des analyses exactes de Quesnay (il généralise,par exemple
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 401
les " avances primitives " et les " avances annuelles " (1) et en fait le " capital fixe " et, " le capital circulant " mais qu'il retombe même quelquefois tout à fait dans les erreurs des Physiocrates. Par exemple, pour prouver que le fermier produit plus de valeur que n'importe quel autre capitaliste, il dit (livre 11, chap. V) : " Aucun capital, à somme égale, ne met en activité plus de travail productif que celui du fermier. Ce sont non seulement ses valets de ferme, mais ses bestiaux. de labour et de charroi qui sont autant d'ouvriers productifs ".(Quel joli compliment à l'adresse des valets de ferme!) " D'ailleurs dans la culture de la terre, la nature travaille conjointement avec l'homme ; et quoique son travail ne coüte aucune dépense, ce qu'elle produit n'en a pas moins sa valeur, aussi bien que ce que e roduisent les ouvriers les plus chers. Les opérations les pl ils importantes de l'agriculture semblent moins avoir pour objet d'accroitre la fertilité de la nature (quoiqu'elles y parviennent aussi) que de diriger cette fertilité vers la production des plantes les plus utiles à l'homme. Un champ couvert de ronces et de bruyères produit souvent une aussi grande quantité de végétaux que la vigne ou la pièce de blé la mieux cultivée. Le cultivateur qui plante et qui sème excite souvent moins l'active fécondité de la nature qu'il ne la détermine vers un objet, et après qu'il a terminé ses travaux, c'est à elle que la plus grande partie de l'ouvrage reste à faire. Ainsi les hommes et les bestiaux (!) employés aux travaux de la culture, non seulement, comme les ouvriers des manufactures, donnent lieu à la reproduction d'une valeur égale à leur consommation ou au capital qui les emploie en yjoigaant de plus les profits des capitalistes, mais ils produisent encore une bien plus grande
(1) Ici également quelques Physiocrates lui avaient préparé le chemin, notamment Turgot. Celui-ci, plus souvent que Quesnay et les autres Physiocrates, emploie le terme capital au lieu d'avances et identifie les avances ou capitaux des manufacturiers avec les avances des fermiers. P. ex: "Comme eux (les entrepreneurs manufacturiers), ils (les fermiers, c'est-àdire les fermiers capitalistes), doivent recueillir, outre la rentrée des capitaux etc. " (Turgot, OEuvres, éd. Daire. Paris 1844, t. 1, p. 40).
402 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
valeur. Outre le capital du fermier et tous ses profits, ils donnent lieu à la reproduction régulière d'une rente pour le propriétaire. On peut considérer cette rente comme le produit de cette puissance de la nature dont le propriétaire prête l'usage au fermier. Elle est plus ou moins grande, selon qu'on suppose à cette puissance plus ou moins d'étendue, ou, en d'autres termes, selon qu'on suppose à la terre plus ou moins de fertilité naturelle ou artificielle. C'est l'œuvre de la nature qui reste après qu'on a fait la déduction de tout ce qu'on peut regarder comme l'œuvre de l'homme. Ce reste fait rarement moins du quart, et souvent plus du tiers du produit total. Jamais une pareille quantité de travail productif, employé en manufactures, ne peut occasionner une aussi riche reproduction. Dans les manufactures, la nature ne fait rien, la main de l'homme fait tout; et la reproduction doit toujours être nécessairement en raison de la puissance de l'agent. Ainsi non seulement le capital employé à la culture de la terre met en activité une plus grande quantité de travail productif que tout autre capital pareil employé en manufactures; mais encore à proportion de la quantité de travail productif qu'il emploie, il ajoute une beaucoup plus grande valeur au produit annuel des terres et du travail du pays, à la richésse et au revenu réel de ses habitants ".
A. Smith dit encore, livre 11, chap, 1 : "La valeur entière des semences est aussi, à proprement parler, Ùn capital fixe ". Il confond ici le capital avec sa valeur, qui existe pour lui sous la forme " fixe ". " Bien qu'elles aillent et reviennent sans cesse du champ au grenier, elles ne changent jamais de maitre, et ainsi on ne peut pas dire proprement qu'elles circulent. Le profit qu'elles donnent au fermier procède de leur multiplication, et non de leur vente ". L'étroitesse de vue consiste ici en ce que Smith ne voit pas (ce que Quesnay avait vu) que la valeur du capital constant réapparait sous une forme nouvelle, ce qui constitue un moment important du procès de reproduction ; mais qu'il y trouve simplement une illustration et
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 403
encore une fausse illustration de la différence qu'il établit entre le capital circulant et le capital fixe. -En traduisant " avances primitives" et " avances annuelles" par " fixed capital ", et par " circulaling capital ", Smith réalise un progrès, car son mot " capital " généralise la notion que les Physiocrates avaient bornée à la production agricole ; il fait en même temps un pas en arrière en posant et maintenant comme différences décisives les notions de " fixe " et de " circulant ".
Il. Adam Smith.
l') Les points de vïieqéneraîix.
A. Smith dit, livre 1, chap. VI (Trad. Garnier, t. 1, p. 100): " Dans toute société, le prix de chaque marchandise se résout définitivement en quelqu'une de ces trois parties (salaire, profit, rente foncière) ou en toutes trois, et, dans les sociétés civilisées, ces parties entrent toutes trois, plus ou moins, dans le prix de la plupart des marchandises (1), comme parties constituantes de ce. prix ". Il dit plus loin, p. 105 : " Le salaire, le profit et la rente foncière sont les trois sources primaires de tout revenu et de toute valeur d'échange ". Nous examinerons ultérieurement de plus près cette thèse d'A.Smith sur les " parties constituantes du prix des marchandises ", de " toute la valeur d'échange ". -11 dit en outre, livre 11, chap. Il (Trad. Garnier, t. 11, p. 213):
(1) Afin que le lecteur ne se méprenne pas sur le sens de la phrase : " le prix de la plupart de marchandises ", voici comment Smithlui-même explique cette expression. Pour lui le prix des poissons de mer coinprend du salaire et du profit, mais pas de rente, alors que le prix des scotch pebbles est constitué exclusivement par du salaire. Voici d'ailleurs comment il s'exprime : " Dans quelques endroits de l'Ecosse, il y a de pauvres gens qui font métier de chercher le long des bords de la mer ces petites pierres tachetées, connues vulgairement sous le nom de cailloux d'Ecosse. Le prix que leur paie le lapidaire est en entier le salaire de leur travail; il n'y entre ni rente ni profit. "
404 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
" On a observé que puisqu'il en était ainsi pour toute marchandise quelconque prise séparément, il fallait nécessairement qu'il en fût de même pour les marchandises qui composent -la totalité du produit de la terre et du travail d'un pays prises en masse. La soinine totale du prix ou de la valeur échangeable de ce produit annuel doit" se résoudre de même en ces trois parties et se distribuer entre les différents habitants du pays, ou comme salaires de leur travail, ou comme profits de leur capital, ou comme rentes de leur terre ".
Après avoir ramené ainsi " le prix de toute marehandise quelconque prise séparément ", de même que " la somme totale du prix ou de la valeur échangeable du produit annuel de la terre et du travail d'un pays ", à trois sources de revenus, ceux des salariés,des capitalistes et des propriétaires fonciers, c'est-à-dire les salaires, les profits et les rentes, Smith se voit quand même forcé d'ajouter indirectement un quatrième élément, le capital. Il y arrive en faisant une distinction entre le revenu brut et le revenu net: " Le revenu brut de tous les habitants d'un grand pays comprend la masse totale du produit annuel de leur terre et de leur travail; leur revenu net est ce qui leur reste franc et quitte, déduction faite de ce qu'il làui pour entretenir premièrement leur capital fixe, secondement leur capital circidant, ou bien ce qu'ils peuvent placer sans empiéter sur leur capital, dans leurs fonds de consommation, c'està-dire ce qu'ils peuvent dépenser pour leurs subsistances, commodités et amusements. Leur richesse réelle est aussi en proportion de leur revenu net et non pas de leur revenu brut " (Ib., p. 213).
A cette théorie nous présentons les objections suivantes :
10 A. Smith traite ici explicitement de la reproduction simple et non de la reproductien progressive, c'està-dire de l'accumulation ; il ne parle que des dépenses faites pour maintenir (inaintaining) le capital en fonction. Le revenu " net " est cette partie du produit annuel,
CHAP. XIX. -LES PRÉCURSE(JRS 405
soit de la société, soit du capitaliste, qui peut passer au " fonds de consommation ", à condition que l'importance de ce fonds n'empiète pas sur le capital en fonction (encroach ~upon capital, Il y a donc une partie de la valeur du produit social et du produit individuel qui ne se réduit ni en salaire, ni en profit, ni en rente foncière, mais en capital.
2'A. Smith s'écarte de sa théorie à l'aide d'unjeu de mots, en faisant une distinction entre gross et net revenue, entre le revenu brut et le revenu net. Le capitaliste isolé aussi bien que toute la classe des capitalistes (la soi-disant nation), reçoit, en éckange du capital consommé dans la production, un produit-marchandise dont la valeur (qui peut être représentée par des quote-parts du produit lui-même) : 10 rem - place la valeur-capital dépensée et constitue ainsi un revenu dans le sens littéral du mot (revenu, participe de revenir), mais bien entendu un capital revenu; 20 fournit (des valeurs qui se distribuent entre les différents habitants du pays, ou comme salaires deleur travail,ou comme profits de leur capital, ou comme rentes de leur terres ", c'est-à-dire ce que l'on entend ordinairement par revenu. D'après cela toute la valeur du produit constitue un revenu, soit en faveur d'un capitaliste, soit au profit du pays tout entier ; mais ce revenu est, d'une part, un capital revenu, d'autre part, un autre genre de " revenu ". Ainsi ce qu'A. Smith écarte quand il fait Fanalyse de la valeur de la marchandise, il l'introduit par une porte dérobée, l'ambiguité du mot revenu. Cependant le produit ne peut fournir, coramerevenu, d'autres valeurs que celles qui existent en lui ; pour que du capital puisse rentrer comme revenu, il faut que du capital ait été avancé an préalable.
A. Smith dit encore: " Le taux le plus bas des profits ordinaires doit toujours dépasser un peu ce qu'il faut pour compenser les p ertes accidentelles auxquelles est exposé chaque emploi de capital. Ce surplus constitue seulement à vrai dire le profit ou le bénéfice net". (Quel est le capitaliste qui entend par profit des avances nécessaires de capital ?) " Ce qu'on nomme profit brut comprend souvent, non seule
406 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
ment ce surplus, mais encore ce qu'on retient pourla coinpensation de ces pertes extraordinaires " (livre 1, chap. IX, p. 796). Cela signifie simplement qu'une partie de la plusvalue,considérée comme partie du profit brut, doit constituer un fonds d'assurance pour la production. Ce fonds d'assurance est créé par une partie du surtravail, qui en ce sens produit directement du capital, c'est-à-dire le fonds destiné à la reproduction. Quant à l'avance pour " l'entretien " du capital fixe etc. " (voir les passages précités), le remplacement du capital fixe consommé par du capital fixe nouveau constitue non pas une nouvelle avance de capital, mais le renouvellement d'une ancienne valeur-capitai sous nue forme nouvelle. Le coût des réparations du capital fixe, que Smith compte également parmi les frais d'entretien, fait partie du capital avancé. Le fait que le capitalimte ne l'avance pas en une fois mais à plusieurs reprises, selon les besoins du fonctionnement du capital, et qu'il le constitue à l'aide du profit qu'il a déjà empoché, ne modifie en rien la source de ce profit. L'origine de celui-ci prouve simplement que le travailleur fournit du surtravail, tant pour le fonds de réparations que pour celui d'assurance.
A. Smith admet donc que le capital fixe est la partie du capital industriel avance qui est fixée dans le procès de production, ou, comme il dit p. 198, la partie " qui fournit un revenu ou un profit sans circuler, sans changer de maître ", ou, suivant la p. 197, la partie " qui reste dans sa possession (du fabricant) ou sous la même forme ".
Il nous raconte ensuite qu'il faut exclure du revenu net, c'est-à-dire du revenu dans le sens spécifique du mot, tout le capital fixe et toute la partie du capital circulant qui sert à l'entretien, à la réparation et au renouvellement du capital fixe, c'est-à-dire tout le capital qui n'est pas destiné par sa forme naturelle à la consommation.
" Il est évident qu'il faut retrancher du revenu net de la société toute la dépense d'entretien du capital fixe. Les matières nécessaires pour l'entretien des machines utiles, des instruments d'industrie, bâtiments d'exploitation etc.,
CHAP. XIX. - LIES PRÉCURSEURS 407
pas plus que le produit du travail nécessaire pour donner à ces matières la forme convenable, ne peuvent jamais faire partie de ce produit net. Le prix de ce travail, à la vérité, peut bien en faire partie, puisque les ouvriers qui y sont employés, peuvent placer la valeur entière de leurs salaires dans leur fonds de consommation. Mais la différence consiste en ce que, dans les autres sortes de travail, le prix (c'est-à-dire le salaire payé pour ce travail) et le produit (dans lequel ce travail s'incorpore) vont l'un et l'autre à ce fonds ; le prix va à celui des ouvriers, et le produit à celui d'autres personnes, dont la subsistance, les commodités et les agréments se trouvent augmentés par le travail de ces ouvriers " (L. 11, chap. 11, p. 214, trad. Garnier).
A. Smith touche ici à la distinction. très importante à faire entre les ouvriers produisant des moyens de production et ceux produisant des articles (le consommalion. La valeur du produit des premiers contient une partie qui correspond au salaire (c'est-à-dire à la valeur du capital employé à l'achat de la force de travail) et qui peut être représentée matériellement comme une partie des moyens de production créés par eux. L'argent de leur salaire est un revenu, mais leur travail n'a créé, ni pour eux ni pour d'autres, des produits consommables ; ce qui résulte de leur production n'appartient pas à cette partie du produit annuel qui fournit le fond social de consommation et qui, seule, peut réaliser le " produit net ".
A. Smith oublie d'ajouter que ce qui s'applique aux salaires est vrai de cette partie de la valeur des moyens de production qui représente la plus-value et constitue, sous forme de profit et de rente, le revenu (de première main) du capitaliste industriel. Cette valeur également n'est pas consommable, car elle est incorporée à des moyens de production, et ce n'est que lorsqu'elle est convertie en argent, qu'elle peut acheter et livrer à la consommation personnelle une certaine quantité des articles créés par les ouvriers de la seconde catégorie. A
408 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
plus forte raison, A. Smith aurait-il dû voir que la partie de la valeur des moyens de production, qui correspond à la valeur des moyens de production qui ont servi à les fa
briquer, donc à la valeur du capital constant employé, ne petit pas constituer un revenu à cause et de sa forme naturelle et de sa fonction comme capital.
En ce qui concerne la seconde catégorie d'ouvriers, les producteurs d'articles de consommation, l'exposé de Smith n'est pas tout à fait exact. Il dit que dans ces genres de travaux le prix et le produit du travail entrent (,qo Io) dans le fonds de consommation : " le prix (c'est-à-dire l'argent payé comme salaire) va au fonds de consommation des ouvriers, et le produil à celui d'autres personnes (1hal of other people) dont la subsistance, les commodités et les agréments sont augmentés par le travail de ces ouvriers. b Mais l'ouvrier ne peut pas vivre du " prix " de son travivil, c'est-à-dire de l'argent qu'on lui donne comme salaire; il le réalise en achetant des articles de consommation, dont souvent une partie a été fabriquée par lui-même, bien qu'il arrive aussi que son produit soit destiné exclusivement à, la consommation de ses exploiteurs.
Ayant ainsi exclu d'une façon absolue le capital fixe du " revenu net " d'un pays, A. Smith continue : " Quoique toute la dépense d'entretien du capital fixe se trouve ainsi nécessairement retranchée du revenu net de la société, il n'en est pas de même à l'égard de la dépense d'entretien du capital circulant. On a déjà, observé que, des quatre articles qui composent ce capital, qui sont l'argent, les vivres, les matières et l'ouvrage fait, les trois derniers en sont régulièrement retirés pour être versés, soit dans le capital fixe de la Société, soit dans le fonds de consommation. De ces choses consommables, tout ce qui ne se trouve pas employé à l'entretien du premier de ces deux fonds (le capital fixe), va en entier à l'autre (le fonds de consommation) et fait partie du revenu net de la société. Ainsi l'entretien de ces trois parties du capital circulant ne retranche du revenu net de la société aucune autre por
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 40~
tion du produit annuel que celle qui est nécessaire à l'entretien du capital fixe, " (livre 11, chap. 11, trad. Garnier,
11, P. 218).
Ceci n'est que de la tautologie et revient à dire que le capital circulant qui n'est pas utilisé à fabriquer des moyens de production sert à la fabrication d'articles de consommation. Ce qui suit immédiatement a plus d'importance :
" A cet égard, le capital circulant d'une société diffère de celui d'un individu. Celui d'un individu ne peut entrer pour la moindre partie dans son revenu net, qui se compose uniquement de ses profits. Mais, encore que le capital circulant de chaque individu fasse une partie de celui de la Société dont il est membre, il ne s'ensuit pas que ce capital ne puisse de même entrer pour quelque chose dans le revenu net national, Quoique les marchandises qui composent le fonds de boutique d'un marchand, ne puissen ' t nullement être versées dans son fonds de consommation, elles peuvent néanmoins aller à celui d'autres personnes qui, au moyen d'un revenu qu'ils tirent de quelqu'autre source, sont en état de lui en remplacer régulièrement la valeur, sans qu'il en résulte aucune diminution ni dans le capital du marchand ni dans le leur " (ibidem).
L'auteur nous dit par conséquent :
1" l'out comme le capital fixe et le capital circulant
nécessaire à la reproduction et à la conser ' vation de celui
ci (celui nécessaire à son fonctionnement est oublié), le
capital circulant employé à la fabrication d'articles de con
sommation est absolument exclu du revenu net du capi
taliste, revenu qui comprend uniquement les profits. Par
conséquent, lapartie du produit-marcbandise qui remplace
le capital ne peut pas se résoudre en valeurs constituant
un revenu.
20 Le capital circulant de chaque capitaliste fait partie du capital circulant de la société, de même que chaque capital fixe.
30 Le capital circulant de la société, bien qu'il ne' soit
410 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
autre chose que la somme des capitaux circulants isolés, présente un caractère différent de celui de chaque capital circulant considéré isolément. Ce dernier ne peut jamais constituer un revenu pour son possesseur ; au contraire, une partie du premier (celle qui se compose d'objets de consommation) peut faire partie du revenu de la société ou, comme le dit Smith, elle ne retranche nécessairement du revenu net de la société aucune portion du produit annuel. En réalité, ce qu'A. Smith appelle ici capital eirculant est le produit-marchandise que les capitalistes producteurs d'articles de consommation versent tous les ans a la circulation. Tout leur produit-marchandise annuel se compose d'articles consommables et constitue le fonds dans lequel les revenus nets de la société (y compris les salaires~ se réalisent etpour lequel ils sont dépensés. Au lien de marchandises dans la boutique du détaillant, A. Smitli aurait dû choisir comme exemple les grandes provisions emmagasinées par les capitalistes industriels.
S'il avait coordonné les idées qu'il développe, tantôt dans l'étude de la reproduction de ce qu'il nomme le capital fixe, tantôt dans celle de la reproduction de ce qu*il nomme le capital circulant, il serait arrivé aux constatations suivantes .
I. - Le produit annuel de la société se divise en deux parties qu'il faut traiter séparément, comprenant l'une les moyens de production, l'autre les articles de consommation.
II. - La, valeur des moyens de production fabriqués pendant l'année se fractionne comme suit : une partie est la valeur des moyens de production absorbés par la fabrication, c'est-à-dire une valeur-capital qui a seulement changé de forme; une seconde partie équivaut à la valeur du capital avancé pour la force de travail, c'est-àdire à la somme des salaires ; une troisième partie constitue les profits (y compris les rentes foncières) des capitaliste5.
La première partie qui, selon A. Smith, représente la
CI-JAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS Ili
reproduction de la partie fixe di, tous les capitaux individuels consacrés à la fabrication de moyens de production, " ne peut jamais appartenir au revenu net ", ni du capitaliste isolé, ni de la société. Elle fonctionne toujours comme capital et jamais comme revenu, etsous ce rapport le " capital fixe ) de chaque capitaliste ne se distingue pas de celui de la société. Les autres parties de la valeur des moyens de production fabriqués pendant l'année constituent, il est vrai, des revenus pour tous les agents engagés dans leur production, (salaires pour les ouvriers, profits et rentes pour les capitalistes); mais pour la société, elles eonstituent, non pas un revenu, mais un capital, bien que le produit annuel de la société soit la somme des produits des capitalistes isolés. Le plus souvent les produits dont nous nous occupons ne peuvent servir que de moyens de production et ceux qui seraient susceptibles d'être consommés sont destinés à servir de matières premières ou auxiliaires pour une nouvelle production. Ils fonctionnent comme capital, non entre les mains de ceux qui les produisent, mais entre celles des capitalistes de la seconde catégorie, les producteurs d'articles de consommation. En accomplissant cette nouvelle fonction, les différentes parties (salaires, rentes et profits) de la valeur des moyens de production remplacent le capital qui a été dépensé pour la production d'objets de consommation, abstraction faite de la partie de ce capital qui a été convertie en force de travail, c'est-d-dire appliquée au paiement du salaire de la seconde catégorie.
III. - Quant au capital dépensé pour la production
d'articles de consommation, une fois converti en ceux-ci, il constitue le fonds social de consommalion au moyen duquel les capitalistes et les ouvriers de la première catégorie réalisent leurs revenus.
Si A. Smith avait poussé l'analyse jusqu'à ce point, il aurait pu résoudre tout le problème. Il touchait à la solution lûrsqu~i1 constatait que certaines parties de la valeur d'un genre de capitaux-marchandises (les moyens de production) ne font pas partie du revenu de la société, tout en
412 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTIO.N DU CAPITAL TOTAL
constituant le revenu des ouvriers et des capitalistes engagés dans leur production ; tandis qu'une partie de la valeur de l'autre genre (les articles de consommation) constitue un revenu pour la société et est un capital pour les individus qui la possèdent.
Ce que nous venons de dire nous permet de tirer les conclusions suivantes :
Primo : Bien que le capital social soit égal à la somme des capitaux individuels; bien que le produit-marchandise (ou le capiial-marchandise) annuel de la société soit le total des prod uitsmarchandises des capitaux isolés ; bien que la décomposition de la valeur telle qu'elle. se fait pour chaque capital-marchandise doive s'appliquer et s'applique en effet au capital-m archan dise de la société toute entière ; les formes sous lesquelles le capital social et les capitaux isolés apparaissent dans le procès total de la reproduction sociale sont différentes.
Secundo : Même dans la reproduction simple, on produit, non seulement le salaire (capital variable) et la plusvalue, mais une nouvelle valeur-capital constante, bien que la journée de travail ne se divise qu'en deux fractions, l'une pendant laquelle l'ouvrier remplace le capital variable ou crée un équivalent pour son salaire, l'autre pendant laquelle il crée la plus-value (le profit, la rente, etc.) C'est que le travail qui est employé tous les jours à reproduire les moyens de production et dont la valeur se fractionne en salaire et en plus-value, s'incorpore à des moyens de production nouveaux, qui remplacent le capital constant absorbé par la production des articles de consommation.
Les plus grandes difficultés, dont la plupart sont déjà résolues par ce qui précède, se présentent, non dans l'étude de l'accumulation, mais dans celle de la reproduction simple. C'est pourquoi A. Smith (livre 11) de même que Quesnay (Tableau économique) prennent pour point de départ la reproduction simple, dèsqu'il s'agit du mouve
CIIAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 413
ment du produit annuel de la société et de sa reproduction par l'intermédiaire de la circulation.
2) La décomposition de la valeur d'échange en v -+- pl.
Le dogme d'A. Smith que le prix ou la valeur d'échange (exchangeable value) de toute marchandise - et par conséquent de toutes les marchandises dont se compose le produit annuel de la société (avec raison il présuppose partout la production capitaliste) - se compose de trois parties (component parts) ou se résout en (resolves ilsell inio) salaire, profit et rente, peut se réduire à l'affirmation que la valeur des marchandises est égale à v -+- pl, c'est-à-dire à la valeur du capital variable plus la plusvalue. Nous pouvons ramener le profit et la rente à une expression unique que nous désignons par pl, et cela avec la permission explicite d'A. Smith, comme le montrent les citations suivantes, dans lesquelles nous négligeons tous les points secondaires, notamment toute déviation réelle et apparente du dogme que la valeur des marchandises se compose exclusivement des éléments que nous nommons v + pl.
Dans la manufacture : " La valeur que les ouvriers
ajoutent à la matière, se résout en deux parties, dont
l'une paie leurs salaires et l'autre paie les profits que fait
l'entrepreneur sur la somme des fonds qui lui ont servi à
avancer ces salaires et la matière à travailler ". (livre 1,
chap. VI ; t. 1, p. 96, 97). - " Quoique l'ouvrier'de manu
facture reçoive des salaires que son maitre lui avance, il ne
lui coûte, dans le fait, aucune dépense, la valeur de ces
salaires se retrouvant (reserved) en général avec un profit
dans l'augmentation de valeur du sujet auquel ce travail a
été appliqué ". (livre 11, chap. 111 ; t. 11, p. 311).
La partie du capital (stock) qui est " employée à entrete
414 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
nir des salariés productifs... après avoir fait, à son égard (celui du maitre), office de capital... forme un revenu à ces travailleurs ". (livre 11, chap. 111; t. 11, p. 315, 316).
Dans le chapitre précité (p. 314), A. Smith dit expliciternent : " La totalité du produit annuel des terres et du
travail d'un pays se divise naturellement en deux par
ties. L'une d'elles, et c~est souvent la plus forte, est en pre
mier lieu destinée à remplacer un capital ou à renouveler
la portion de vivres, de matières ou d'ouvrage fait qui a
été retirée d'un capital; l'autre est destinée à former un
revenu, ou au maitre de ce capital, comme profit, ou à
quelqu'autre personne, comme rente de sa terre ". Une
partie seulement du capital, ainsi qu'A. Smith nous l'a dit
tantôt, la partie avancée pour l'achat du travail productif,
forme en même temps un revenu pour quelqu'un. - Cette
partie (le capital variable) fait d'abord, entre les mains de
l'employeur et pour lui, " office de capital ", ensuite elle
(i forme un revenu " pour l'ouvrier productif. Le capita
liste transforme une partie de son capital en force de tra
vail et, par cela même, en capital variable ; gràce à cette
transformation, non seulement cette partie m~is son capi
tal total fonctionnent comme capital industriel. L'ouvrier,
vendeur de la force de travail, en reçoit la valeur sous
forme de salaire. La force de travail n'est pour lui qu'une
marchandise, dont la vente jni permet de vivre et qui est la
seule source de son revenu ; elle ne devient capital variable
qu'entre les mains du capitaliste, qui n'en avance le prix
qu'en apparence, la valeur de celui-ci étant fournie antici
pativement par l'ouvrier.
Après avoir montré que dans la manufacture la valeur du produit est égale à v --~- pl (pl représentant le profit du capitaliste), A. Smith nous dit que dans l'agriculture les ouvriers " 'non seulement donnent lieu à la reproduction d'une valeur égale à leur consommation ou au capital qui les emploie (le capital variable) en y joignant de plus les profits d'es capitalistes " mais qW " outre le capital du premier et tous ses profits, ils
CFIAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 415
donnent lieu à la reproduction régulière d'une rente pour le propriétaire " (Livre 11, chap. Y, t. 11, p. 377). Le fait que la rente passe aux mains du propriétaire foncier est absolument indifférent pour la question qui nous occupe. Avant de passer en sa possession, elle a appartenu au fermier, c'est-à-dire au capitaliste industriel ; avant de devenir un ~revenu pour n'importe qui, elle a fait partie de la valeur du produit. La rente et le produit ne sont pour Smith que des fractions de la plus-value, que l'ouvrier reproduit en même temps que son salaire, c'est-à-dire que la valeur du capital variable ; elles sont des fractions de pl, de sorte que le prix de toutes les marchandises peut être ramené à l'expression v -1-pl.
D'ailleurs, dans l'ouvrage de Smith lui-même, dans la partie ésotérique qui perce à chaque instant, le dogme suivant lequel le prix de toutes les marchandises (par conséquent le prix du prolduit- marchandise annuel) se résout en salaire, profit et rente foncière, prend une forme qui exprime que la valeur de toute marchandise, et par conséquent celle du produit annuel de la société, est égale à v -J- pl, à la valeur-capital qui est avancée pour la foi-ce de travail et qui est continuellement reproduite par l'ouvrier, plus la plus-value que celui-ci y ajoute.
Le résultat auquel arrive A. Smith explique en même temps (voyez ce qui suit) comment il a été entrainé à faire cette analyse incomplète des facteurs de la valeur -des marchandises. Le fait que chacun de ces facteurs constitue une source spéciale de revenu pour une des classes qui concourent à la production n'a rien à faire avec leur grandeur.
A. Smith établit plusieurs confusions, quand il dit
" Salaire, profit et rente sont les trois sources primitives de tout-revenu aussi bien que de toute valeur échangeable. Tout autre revenu dérive, en dernière analyse, de l'une ou de l'autre de ces trois sources,,). (Livre 1, chap. VI ; t. 1, p. 105). En effet :
416 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
10 Les individus qui ne concourent pas directement à la reproduction, soit qu'ils travaillent, soit qu'ils ne travaillent pas, ne peuvent recevoir leur part du produit annuel (leurs articles de consommation) que par l'intermédiaire des classes qui possèdent le produit en premier lien : ouvriers productifs, capitalistes industriels et propriétaires fonciers. Leurs revenus dérivent donc matériellement du salaire (des ouvriers productifs), du profit et de la rente foncière, qui apparaissent vis-à-vis d'eux comme des revenus originaux. Cependant, les bénéficiaires de ces revenus dérivés, rois, prêtres, professeurs, prostituées, soldats, les reçoivent en vertu de leurs fonctions sociales, ce qui les autorise à les considérer comme la source originale de leurs revenus.
2-1 L'erreur bizarre d'A. Smith arrive à son point culminant lorsqu'après une analyse exacte des parties constituantes de la valeur des marchandises et de la somme de valeurs qu'elles représentent, après la démonstration que ces parties constituantes sont autant de sources différentes de revenu (1), c'est-à-dire après avoir dérivé les revenus de la valeur, il renverse toute la théorie et traite les revenus, non comme " parties constituantes " (component parts), mais comme " sourcesprimilives de toute valeur échangeable ". Cette idée reste ensuite l'idée maltresse de son ouvrage et ouvre largement la porte à l'économie vulgaire (voir notre Roselier).
3) Le capital constant.
Voyons maintenant - par quel artifice A. Smith làche d'écarter de la valeur des marchandises la partie constante de la valeur du capital.
(1) Je donne cette phrase telle qu'elle est dans le manuscrit bien qu'à l'endroit où elle se trouve elie semble contredire et ce qui précède et ce qui suit immédiatement, contradiction qui n'est qu'apparente et qui se résoudra plus loin sous le n' 4 : Capital et revenu - F. E.
CHAP. XIX. - LES PRÙCURSEURS 417
" Dans le prix, du blé, p. ex., une partie paie la rente du propriétaire foncier ". Il n'y a pas plus de rapport entre l'origine de cette partie de la valeur et le fait qu'elle échoit au propriétaire foncier pour constituer son revenu sous forme de rente, qu'entre l'origine des autres parties de la valeur et le fait qu'elles donnent lieu à des ressources sous forme de profit et de salaire.
" Une autre partie paie les salaires ou l'entretien des ouvriers " (il ajoute, " ainsi que des bêtes de labour " !) " employés à le produire, et la troisième paie le profit du fermier. Ces trois parties semblent (seem ; en effet, elles semblent) constituer immédiatement ou en définitif la totalité du prix du blé " (1). La totalité de ce prix est absolument indépendante de la manière dont elle est répartie entre les trois catégories de personnes. " On pourrait peut-être penser qu'il faut y ajouter une quatrième partie, nécessaire pour remplacer le capital du fermier ou pour compenser le dépérissement et l'usure de ses bêtes de labour et de ses autres instruments agricoles. Mais il faut considérer que le prix de tout instrument de labour, tel qu'un cheval de charrue, est lui-même formé de ces trois parties : la rente de la terre sur laquelle il a été élevé, le travail de ceux quifont nourri et soigné, et les profits d'un fermier qui a fait les avances de cette rente et des salaires de ce travail. Ainsi quoique le prix du blé doive payer aussi bien le prix principal du cheval que son entretien, la totalité du prix de ce blé se resout toujours, soit immédiatement soit en dernière analyse, dans ces mêmes trois parties, rente, travail (il veut dire salaire) et profit " (Livre 1, chap. VI ; t. 1, p. 101).
Voilà littéralement tout ce que Smith avance à l'appui
(1) Nous faisons abstraction de ce que Smith a été particulièrement malheureux dans le choix de son -exemple. Il ne réussit à résoudre la valeur du blé, en salaire, profit et rente, qu'en représentant les aliments mangés par les bêtes de labour comme salaire de ces bêtes eL ces bêtes comme salariés, ce.qui implique que les ouvriers salariés sont considérés à leur tour comme des bêtes de labour (Phrase prise au Manuscrit Il).
418 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
de sa doctrine étonnante; sa preuve n'est que la répétition
de la même affirmation. P. ex., il admet que le prix du blé ne
consiste pas seulement en v -]- pl, mais qu'il comprend en
outre le prix des moyens de production absorbés pour l'ob
tenir, c'est-à-dire une valeur-capital que le fermier n'a pas
avancée pour la force de travail. Seulement, dit-il, les prix
de tous ces moyens de production se composent, comme
celui du blé, de v -J- pl. Il oublie d'ajouter qu'ils compren
nent en outre le prix des moyens de production absorbés par
leur production. Il renvoie d'-une branche de production à
une autre et de celle-ci à une troisième. L'affirmation que
le prix des marchandises se résout " immédiatement " ou
" en dernière analyse " (îtllï,'ïîîately) en v -J- pl, est un subter
fuge aussi longtemps qu'on n'a pas prouvé que les produits,
dont le prix se résout directement en c (prix des moyens
de productions absorbés) -1- v -J- pl, sont finalement com
pensés par des produits qui reconstituent entièrement les
moyens de production absorbés par les premiers et qui ont
été fabriqués par la seule avance de capital variable. Le
prix de ceux-ci étant v le prix des premiers, c -+- v -J-_pl
(c représentant le capital contant), se résoudra finalement
en v -1- pl. Smith lui-même ne croit pas avoir fourni cette
preuve par son exemple des chercheurs de scolch-pebbles
bien que, selon lui, ceux-ci ne fournissent aucune espèce de
de plus-value, produisent uniquement la valeur de leur
salaire et n'emploient pas de mo ' vens de production (ils en
emploient probablement sous forme de corbeilles, de sacs
et de vases pour emporter les cailloux).
Nous avons déjà vu qu'A. Smith renverse plus tard sa théorie sans que son esprit soit frappé par ses contradictions, qui ont cependant leur source dans ses points de départ scientifiques. Comment se fait-il que, converti en travail, le capital produise une valeur plus grande que la sienne ?
Parce que, dit A. Smith, les ouvriers ajoutent aux objets, par leur travail,une valeur qui dépasse l'équivalent du prix d*achat de celui-ci et produisent une plus-value (profit
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 419
et rente) qui échoit à leurs maîtres et non à eux. Voilà tout ce qu'ils font et sont capables de faire. Or ce qui s'applique au travail industriel d'un jour est vrai du travail mis en œuvre par toute la classe capitaliste pendant une année. La valeur produite annuellement par la société ne- peut donc se fractionner qu'en v -1- pl, l'équivalent du prix d'achat des ouvriers et la valeur supplémentaire que ceux-ci cèdent à leurs maîtres. Ces deux éléments de la valeur des marchandises constituent les sources des revenus des différentes classes qui concourent à la reproduction : le premier représente le salaire, revenu des ouvriers ; le second, la plus-value, dont une partie échoit au capitaliste comme profit et l'autre au propriétaire foncier comme rente. D'où un troisième élément de valeur viendrait-il, puisque le produit annuel ne contient que v -i- pl ? Nous nous trouvons sous le régime de la reproduction simple : la somme annuelle de travail se résout en travail nécessaire pour reproduire la valeurcapital avancée pour la force de travail et en travail nécessaire pour créer une plus-value. Où trouver le travail pour produire une valeur-capital non avancée pour la force de travail ?
Nous voyons donc que
10 A. Smith détermine la valeur d'une marchandise par la somme de travail que le salarié ajoute (adds) à l'objet. (Il dit littéralement " aux matières ", parlant de la manufacture,quimet en œuvre lesproduits d'un travail antérieur; mais cela ne change rien à la chose). La valeur que l'ouvrier " ajoute " à l'objet," adds" est l'expression de Smith), est abolument indépendante de ce que celui-ci avait déjà ou n'avait pas encore une valeur auparavant. L'ouvrier crée une valeur sous forme de marchandise; pourA. Smith, une partie de cette valeur est l'équivalent du salaire et correspond à celui-ci. Pour la produire l'ouvrier doit " ajouter " plus ou moins de travail, selon que son salaire est plus ou moins considérable ; puis il en "ajoute" encore pour constituer de la plus-value. Que celle-ci reste en entier
420 TROISIÈ1~1E PARTIE. - LA RFPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
aux mains du capitaliste ou qu'elle soit en partie cédée à d'autres personnes, cela ne change rien à sa qualité, ni à sa quantité. Elle est une valeur comme toute autre partie du produit, et ne s'en distingue que parce que le capitaliste s'en empare sans en donner l'équivalent à l'ouvrier. La valeur totale de la marchandise est déterminée par la quantité de travail que l'ouvrier a dépensée pour la produire : une partie seulement est l'équivalent du salaire ; l'autre partie, laplus-value, est égale à l'excédent de la valeur du produit sur l'équivalent du salaire.
2' Ce qui s'applique à la marchandise produite dans une entreprise particulière s'applique au produit annuel de toutes les entreprises, et ce qui est vrai du travail journalier d'un ouvrier productif est vrai du travail annuel de toute la classe des travailleurs productifs. Sèlon l'expression de Smith, ce travail " fixe ", dans le produit annuel, une valeur qui est en rapport avec la quantité qui est fournie annuellement. Et cette valeur totale se compose de deux parties, dont l'une représente l'équivalent du salaire annuel de la classe ouvrière, et dont l'autre est déterminée par le travail annuel supplémentaire qui crée la plus-value pour la classe capitaliste. La valeur du produit annuel ne se compose donc que de deux éléments : l'équivalent du salaire annuel de la classe ouvrière et la plus-value encaissée, pendant l'année, par la classe capitaliste. Le salaire annuel est le revenu de la classe ouvrière, la plus-value annuelle est celui de la classe capitaliste ; les deux représentent (Smith a raison de se placer à ce point de vue pour l'exposé de la reproduction simple) le fonds annuel de consommation. Il ne reste donc aucune place pour la valeur du capital constant, pour la reproduction des capitaux fonctionnant comme moyens de production. Smith dit explicitement, dans l'introduction de son ouvrage, que toutes les parties de la valeur des marchandises qui constituent le revenu, s'identifient avec le produit annuel destiné au fonds social de consommation : " Ces quatre premiers livres traitent donc de ce qui constitue le revenu de la masse du peu
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 421
ple, ou de la nature de ces fonds qui ont fourni à leur
consommation annuelle ". (t. I, p. 9). " Le travail annuel
d'uDe nation est le fonds primitif qui fournit à sa consom
mation annuelle toutes les choses nécessaires etcommodes
à la vie ; et ce " s choses sont toujours, ou le produit immé
diat de ce travail ou achetées des autres nations avec ce
produit " (Introduction, première phrase).
La première erreur d'A. Smith est de confondre la valeur dit produit annuel avec la valeur produite pendant l'année. Cette dernière est le produit exclusif de l'année; la première comprend, en outre, les valeurs produites pendant les années précédentes et absorbées par la fabrication du produit annuel, c'est-à-dire les moyens de production dont la. valeur réapparaïl seulement et n'est pas produite, ni reproduite par le travail de l'année que l'on considère. C'est à cause de cette confusion que Smith écarte du produit annuel la partie constante de la valeur. De plus il ne distingue pas le double caractère du travail qui, dépense de force, crée de la valeur, et, travail concret et utile, crée des objets d'usage (de la valeur d'usage). Toutes les marchandises fabriquées pendant l'année (tout le produit annuel) sont le produitdu travailutile dépensé pendantl'année; elles n'existent que parce que du travail a été appliqué à un système complexe d'opérations Ales ; pour la même raison, leur valeur totale renferme, mais sous . une nouvelle forme d'usage, la valeur des moyens de production dépensés pour leur fabrication. Le produit annuel tout entier est donc le résultat du travail utile dépensé pendant l'année, bien que pendant celle-ci une partie seulement de la valeur du produit annuel ait été créée : celle qui correspond à la somme de travail mise en oeuvre pendant l'année.
Lorsqu'A. Smith dit : " Le travail annuel d'une nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie, etc. ", il se place exclusivement au point de vue du travail. utile qui, il est vrai, a donné à toutes ces subsistances la forme
422 TROISIÈMIL PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
qui les rend consommables. Il oublie que ce résultat ne serait pas atteint sans le concours des moyens et objets de travail fournis par les années précédentes. Le " travail annuel ", considéré au point de vue de la création de la valeur, ne produit point toute la valeur des objets qu'il achève ; la valeur qu'il engendre est moins grande que celle des produits de l'année.
Il n'y a pas lieu de faire des reproches à A. Smith de ce qu'il n'a pas poussé cette analyse plus loin que tous ses successeurs (bien que les Physiocrates eussent déjà fait un pas dans la bonne voie).Dans ses raisonnements ultérieurs il se perd dans un chaos, et cela principalement parce que sa conception " ésotérique " de la valeur des marchandises estiraversée constamment par des idées exotériques largement développées, au milieu desquelles son instinct scienfifique fait réapparaitre de temps à temps la base ésotérique.
4) Capital et revenu.
La fraction de la valeur de la marchandise (et par conséquent de la valeur du produit " annuel) qui représente l'équivalent du salaire, est égale au capital que le capitaliste a avancé pour ce dernier, c'est-à-dire à la partie variable du capital total. Cette partie du capital avancé est restituée au capitaliste par une valeur nouvelle, incorporée à la marchandise que fournissent les salariés. Quelle que soit l'origine de l'argent consacré au salaire - qu'il soit la part du travailleur dans un produit qui n'est pas encore prêt pour la vente ou qui, prêt, n'est pas encore vendu; qu'il provienne de la vente du produit ou que le capitaliste l'ait obtenu par anticipation, en ayant recours crédit - dans tous les cas, c'est sous la forme argent que le capitaliste dépense le capital variable qu'il remet aux ouvriers et dont il recupère l'équivalent dans une partie de la valeur de la marchandise produite par eux. Au lieu de
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSFURS 423
leur donner cette valeur sous la forme matérielle sous laquelle ils l'ont produite, il la leur paie en argent; il retrouve donc, sous forme de marchandise, la partie variable du capital qu'il a avancée pour le salaire, tandis que les ouvriers reçoiveni, sous forme d'argent, l'équivalent de la force de travail qu'ils vendent.
Pendant que la partie du capital avancé, qui est devenue capital variable par facbal de la force de travail, fonc - tionne dans la production, et produit (c'est-à-dire reproduit) une nouvelle valeur sous forme de marchandise - elle produit à nouveau la valeur-capital avancée ! - l'ouvrier dépense la valeur, c'est-à,dire le prix de sa force de travail, en achetant des subsistances, des objets de consommation pour la reproduire. Une somme d'argent, égale au capital variable, constitue son revenu, aussi longtemps qu'il peut vendre sa force de travail au capitaliste.
La marchandise (lu salarié (sa force de travail) n'est marchandise qu'à mesure qu'elle est incorporée au capital et qu'elle fonctionne avec celui-ci ; le capital- argent consacré a l'achat de la force de travail fonctionne comme revenu entre les mains du salarié, vendeur de la force de travail.
Ici s'entrecroisent différents actes de circulation et de production que Smith ne distingue pas suffisamment.
Primo : De~ actes de L'ouvrier vend sa mar
ebandise (la force de travail) au capitaliste ; l'argent que
celui-ci consacre à cet achat est mis en valeur et devient
capital, de sorte qu'il est avancé et non pas dépensé. (-Voilà
le vrai sens de l' " avance " - comme chez les Physio
craie's - quelle que soit la source où le capitaliste prenne
son argent. Pour lui, est " avance " toute valeur qu'il paie
en vue de la production, qu'il la débourse avant ou après
celle-ci ; elle est avancée au procès de production lui
même). Ce qui se passe ici, se présente dans toute vente de
marchandise : le vendeur donne une valeur d'usage (ici, la
force de travail), et en reçoit la valeur (en réalise le prix)
en argent ~ l'acheteur donne son argent et reçoit la mar
chandise (qui est ici la force de travail).
424 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
Secundo . Des actes de production. La force de travail fait désormais partie du capital en fonction, dans lequel l'ouvrier figure comme une forme naturelle spéciale des moyens de production, à côté. d'autres éléments qui en représentent la forme matérielle. Pendant le procès, l'ouvrier ajoute aux moyens de production qu'il transforme en produit, une valeur égale à la valeur de sa force de travail (abstraction faite de la plus-value) ; il reproduit la partie du capital que le capitaliste lui a avancée comme salaire, et il crée le capital que le capitaliste " avancera " à nouveau pour l'achat de la foree, de travail.
lertio : Lorsque la marchandise est vendue, une partie du prix restitue au capitaliste le capital variable et le met en état d'acheter de nouveau de la force de travail, de même qu'elle met l'ouvrier en état d'en vendre de nouveau.
Pour toutes les ventes et achats de marchandises - si l'on se borne à considérer ces transactions en elles-mêmes - il est sans importance de savoir ce que devient l'argent entre les mains du vendeur et l'article d'usage entre celles de l'acheteur. Il est donc indifférent, au point de vue de la circulation, que la force de travail achetée par le capitaliste lui reproduise de la -~aleur-capital et que l'argent payé comme prix de la force de travail soit le revenu de l'ouvrier. La valeur de la force de travail n'est affectée, ni parce qu'elle est un " revenu " pour celui qui la vend, ni par ce qu'elle reproduit la valeur-capital de celui qui l'achète. Comme prix de vente d'une marchandise, elle est déterminée par la quantité de travail nécessaire pour la reproduire, et cette quantité elle-même dépend des subsistances indispensables à l'ouvrier, c'est-à-dire de la quantité de travail nécessaire pour lui conserver la vie; c'est pour cette raison que le salaire est le revenu dont l'ouvrier doit vivre.
Le passage suivant d'A. Smith (1).316) : " Cette partie du capital qui est employée à entretenir des salariés productifs... après avoir fait à son égard (celui du capitaliste) office
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 425
de capital, forme un revenu à ces travailleurs", est absolument faux. L'argent avec lequel le capitaliste paie la force de travail " fait à son égard office de capital " à mesure qu'il lui permet d'incorporer de la force de travail aux éléments matériels de son capital et de faire fonctionner celuici comme capital productif.
Pour l'ouvrier, la force de travail est une marchandise et non un capital; elle lui fournit un revenu à mesure qu'il en renouvelle la vente. Ce n'est qu'après qu'elle est vendue, qu'elle fonctionne comme capital, et cela pour le capitaliste et dans le procès de production. Elle sert donc deux fois : entre les mains de l'ouvrier, comme marchandise à vendre à sa valeur, et entre les mains du capitaliste qui l'achète, comme puissance productive de valeur et de valeur d'usage.
Mais l'argent du salaire, fouvrier ne le reçoit qu'après avoir fourni l'usage de sa force de travail et lorsque celle-ci est réalisée dans la valeur du produit. Le eapitaliste dispose donc de cette valeur avant de la payer, et ce n'est pas l'argent qui fonctionne deux fois, d'abord comme capital variable, puis comme salaire, mais bien la, force de travail. Celle-ci agit en premier lieu comme marchandise, dans la vente (quand on stipule le salaire à payer, Fargent n'intervient que comme mesure idéale de la valeur et ne doit pas encore se trouver entre les mains du capitaliste) ; et ensuite., dans le procès de production, comme capital, c'est-à-dire comme créateur de valeur et de valeur d'usage au profit du capitaliste. Elle fournit, sous forme de marchandise et avant que le capitaliste ne la paie en argent, l'équivalent dû à l'ouvrier ; celui-ci crée ainsi lui-même le fonds qui sert à payer son travail. Mais ce n'est pas tout. L'argent que l'ouvrier reçoit, il le dépense pour entretenir sa force de travail, c'est-à-dire, si l'on considère l'ensemble des classes capitaHste et ouvrière, pour conserver au capitaliste l'instrument qui seul le maintient comme capitaliste.
Ainsi, la continuité de la vente et de l'achat de la force
4-226 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
de travail éternise celle-ci comme élément du capital, fait
du capital un créateur de marchandises, c'est-à-dire d'ob
jets d'usage ayant une valeur, et permet à la partie du ca
pital, destinée à acheter la force de travail, de se reconsti
tuer sans cesse, l'ouvrier créant lui-même le fonds qui le
paie. D'autre part, la vente interrompue de la force de tra
en fait la source qui entretient la vie de l'ouvrier et la
fortune dont il tire le revenu qui le fait vivre. Le mot
revenu lie signifie ici que l'appropriation, par la vente
continuellement répétée d'une marchandise (la force de
travail ' ), de valeurs qui, elles-mêmes, ne servent qu'îL la
reproduction continuelle de la marchandise à vendre. Et
en ce sens, A. Smith a raison de dire que la partie de la
valeur du produit, dont le capitaliste paie l'équivalent sous
forme de salaire, devient la source du revenu de Fouvrier.
Seulement, ce fait n'affecte en rien la nature ou la grandeur
de cette valeur, de inême que la valeur des moyens de
production n'est pas modifiée parce que ceux-ci fonction
lient comme capital, et que la nature ou la grandeur d'une
ligne droite n'est pas altérée par ce qu'elle est la base
d'un triangle oui le diamètre d'une ellipse. La valeur de la
force de travail reste aussi indépendante que celle des
moyens de production. Le revenu n'est Pas un facteur
constituant de la valeur de la marchandise, qui ne se coné
pose pas de revenu et ne se résout pas en lui. Celui de
l'ouvrier est déterminé par la grandeur de sa part d'in
tervention dans la nouvelle valeur créée par lui, sans que
flinverse soit vrai, et le fait qu'une partie de cette iiou
velle valeur est un revenu pour lui, exprime seulement
ce que cette partie devient, mais n'indique rien quant à
sa formation, ni quant à la formation de n'importe quelle
autre valeur. Si je reçois chaque semaine dix écus, cette
recette hebdomadaire lie change vieil ni à la nature, ni à la
grandeur de la valeur des dix écus. La valeur de la force
de travail, comme celle de toute autre marchandise, est
déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa repro
duction, c'est-à-dire par la valeur des subsistances indis
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 42 7
pensables a l'ouvrier ; elle est égale au travail nécessaire à la reproduction de ces subsistances. Cette évaluation de la marchandise qu'on appelle force de travail n'est pas plus extraordinaire que la détermination de la valeur des bêtes de labour par la valeur des aliments nécessaires à leur entretien, ou par la quantité de travail humain nécessaire pour produire ces aliments.
C'est la catégorie " revenu " qui est cause de toutes ces confusions de Smith. Pour lui, les différentes sortes de revenus sont les " componeni parts ", les parties constituantes de la valeur des marchandises produites pendant l'année, tandis qu'en réalité les deux parties en lesquelles cette valeur se fractionne pour le capitaliste - l'équivalent de son capital variable, avancé sous forme d'argent pour l'achat du travail, et la plus-value qui lui appartient sans rien lui coûter - sont les sources des revenus. L'équivalent du capital variable est avancé à nouveau pour la force de travail et devient un revenu pour l'ouvrier; le reste, la plus-value, qui ne remplace aucune avance du capitaliste, peut être consommé par celui-ci comme revenu, dépensé pour des articles de luxe ou des articles nécessaires, au lieu de servir de capital. Le revenu n'existe qu'à la condition que les marchandises aient de la valeur, et le capitaliste n'y distingue deux parties, que parceque l'une d'elles renouvelle son capital variable et que l'autre lui fournit un, excédent. Toutes les deux sont de la force de travail dépensée et mise en œuvre dans la production des marchandises ; elles sont une dépense (dépense de travail) et non un revenu.
Cette confusion, qui fait du revenu la source de la valeur des marchandises, alors que la valeur de ces dernières est la source du revenu, conduit à représenter la valeur des marchandises comme étant " composée " par l'addition des différentes sortes de revenus, dont les grandeurs se fixent indépendamment l'une de l'autre. Mais comment la valeur de chacun de ces revenus se détermine-t-elle ? Aucune difficulté ne se présente pour le
428 TROISIÈME PARTIF. -- LA REPRODUcTION DU CAPITAL TOTAL
salaire, qui est la valeur de la force de travail et est égal (comme la valeur de toute marchandise) au travail nécessaire pour la reproduire Mais la plus-value ou .plutôt., pour A. Smith, ses deux formes, le profit et la rente foncière, comment se détermiiient-elles ? A cette question A. Smith ne répond que par des mots dépourvus de sens. Tantôt il considère le salaire et la plus-value (ou le salaire et le profit) comme les parties constituantes de la valeur (du prix) de la marchandise ; tantôt, et souvent immédiatement après, il les représente comme les parties dans lesquelles le prix de la marchandise se" résout"~'resolves itself), ce qui revient à dire que la valeur de la mar - chandise est probablement donnée et que les différentes parties en échoient, sous forme de revenus, aux différentes personnes qui concourent à fa production. Ces deux explications ne concordent pas. Sije détermine les grandeurs de trois lignes droites, l'une indépendamment de Fautre,et sije fais, de ces trois " parties constituantes ", une quatrième ligne droite égale à leur somme, l'opération n'est pas la même que si, ayant devant moi une ligne droite de grandeur donnée ` je la "résous ", en trois parties diflérentes. Dans le premier cas, la grandeur de la ligne résultante suit toutes les variations de grandeur des trois lignes dont elle est la somme; dans le deuxième cas, la grandeur des trois lignes partielles est limitée absolument par celle de la ligne totale.
Si nous prenons ce qu'il y a de vrai dans l'exposé de Smith: lavaleur du produit annuel (on journalier ouhebdomadaire ou même la valeur. de chaque marchandise isolénient) de la société, en tant qu'elle est nouvellement produite par le travail de l'année, est égale à la valeur du capital variable avancé (destiné à la force de travail), augmentée de la plus-value que le capitaliste peut consacrer à sa consommation personnelle. (dans l'hypothèse de la reproduction simple ; et si, d'autre part, nous ne perdons pas de vue qu'il confond le travail créateur de valeur et dépense de force, avec le travail créateur de valeur
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 429
d'usage et dépense de travail sous une forme utile, nous voyons que sa thèse consiste simplement à dire : La valeur de toute marchandise étant le produit du travail, il en est de même de la valeur du produit annuel du travail social. Or tout travail se résout en : l' travail nécessaire, par lequel l'ouvrier reproduit le capital avancé pour l'achat de sa force de travail ; 2' surtravail, par lequel il produit la plus-value dont le capitaliste ne paie pas l'équivalent. Il en résulte que la valeur de toute marchandise ne peut se résoudre qu'en ces deux éléments, travail et surtravail, constituant, sous forme de salaire, le revenu de la classe ouvrière, et, sous forme de plus-value, le revenu de la classe capitaliste. Ce raisonnement ne montre pas comment la valeur du.capital constant, c'est-à-dire la valeur des moyens de production absorbés par la production de l'année, est introduite dans la valeur du produit nouveau (sauf la phrase que le capitaliste la porte en compte lors de la vente). Mais puisque les moyens de production sont eux-mêmes le produit d'un travail, leur valeur ne peut se composer en dernière instance (iittiinaiely) que de l'équivalent d'un capital variable et d'une plusvalue, c'est-à-dire du produit d'un travail nécessaire et d'un surtravail. Et ce n'est pas parce que les valeurs de ces moyens de production servent de capital entre les mains de ceux qui les emploient, que " primitivement " et quand on va au fond des choses, elles n'ont pas été divisibles, entre les mains d'autrui, en les mêmes deux parties et par conséquent en deux sources différentes de revenu.
Ce qui est exact dans ce raisonnement, c'est que les choses se présentent autrement dans le mouvement du capital social, c'est-à-dire dans le mouvement de l'ensemble des capitaux individuels, que dans celui du capital de chaque capitaliste en particulier. Pour ce dernier, la valeur de la marchandise se résout : l' en un élément constant (le quatrième élément selon Smith); 2' en la somme du salaire et de la plus-value, ou la somme du salaire, du profit et de la rente foncière. Par contre, le quatrième élément de Smith,
capital_Livre_2_430_473.txt
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430 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
la valeur du capital constant, disparaît quand on considère le capital social.
5) Résumé.
La formule absurde que les trois re venus, salaire, profit et
rente, " constituent " la valeur de la marchandise résulte,
chez Smith, de la formule plus plausible que la valeur de
la marchandise se résout, resolves itsell, en ce " s trois par
ties. Celle-ci est également fausse, même quand on sup
pose que la valeur de la marchandise ne comprend que
l'équivalent de la force de travail consommée et la plus
value créée par elle ; cependant elle repose sur une base
plus profonde et vraie. La production capitaliste est
fondée sur ce que l'ouvrier Productif vend sa force de
travail comme marchandise au capitaliste, pour lequel
elle n'est qu'un élément de son capital productif. C'est cet
acte de circulation - vente-achat de la force de travail -
qui prépare le procès de production, et lui donne im
plicitement son caractère spécifique,,,La production d'une
valeur d'usage et même d'une marchandise (qui pourrait
être produite par' des ouvriers productifs autonomes) est
considérée par le capitaliste, uniquement comme un moyen
de produire de la plus-value absolue et de la plus-value
relative. L'analyse du procès de production nous a montré
que la production de la plus-value tant absolue que rela
tive détermine : la la durée du travail journalier ; 20 la
structure sociale et technique du procès de production
capitaliste. C'est dans le cadre de cette structure que se
différencient les trois phénomènes de la simple conserva
tion d'une valeur (celle du capital constant), de la repro
duction effective d'une valeur avancée (l'équivalent de la
force de travail) et de la production d'une plus-value, pour
laquelle le capitaliste n'a avancé et n'avancera aucun équi
valent.
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 431
L'appropriation de la plus-value, c'est-à-dire d'une valeur excédant l'équivalent de ce que le capitaliste a avancé, est un acte qui s'accomplit, dans le procès de production et en constitue un moment essentiel. Elle est préparée par un acte de circulation, la vente-achat de la force de travail, basé sur la répartition des éléments de production, qui est antérieure à la répartition des produits sociaux et qui consacre la séparation de la force de travail, marchandise de l'ouvrier, et des moyens de production, propriété des non-travailleurs. Cette appropriation de la plus-value ou cette division de la production de valeur en reproduction de valeur avancée et production de valeur nouvelle (plus-value) qui ne remplace aucun équivalent, ne change absolument rien ni à la valeur en elle-même, ni à la production de la valeur. La substance' de la valeur est et reste la force de travail - le travail, abstraction faite de son utilité particulière - et la production de la valeur est la dépense de cette force. Ainsi quand un serf applique sa force de travail pendant six jours, il ne résulte, quant à la dépense en elle-même, aucune différence de ce qu'il travaille, p. ex., trois jours sur son champ pour lui-même et trois jours sur le champ de soir seigneur pour celui-ci. Le travail qu'il a fait librement pour lui, et le travail forcé qu'il accomplit pour son maître ne préFentent aucune différence aussi longtemps qu'on les considère par rapport aux valeurs ou aux produits qu'ils créent ; il n'en est plus de même quand on considère les causes pour lesquelles ils sont dépensés. Il en est de même du travail nécessaire et du surtravail des salariés.
Le procès de production ne laisse aucune trace dans la marchandise. La dépense de force de travail faite pour l'obtenir apparaît comme la qualité objective qui lui communique une valeur, dont la grandeur se mesure exclusivement par le travail dépensé. Lorsque je trace une ligne droite de longueur donnée,je "produis " (symboliquement, je le sais d'avarice) une ligne qui est déterminée par certaines règles (lois) indépendantes de moi. Si je la divise
482 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
en trois sections (qui peuvent également faire l'objet d'un problème déterminé) chacun des tronçons est également une ligne droite, et la ligne primitive n'est pas ramenée, à cause de la division, à quelque chose qui diffère d'une ligne droite, à une courbe par exemple. Je ne puis pas non -plus, par la simple division d'une ligne de longueur donnée, faire en sorte que la somme des trois sections soit plus grande que la ligne entière ; car la longueur de celle-ci ne dépend pas des grandeurs arbitraires des lignes partielles ; au contraire, les longueurs relatives de ces dernières sont limitées d'avance par la longueur de la ligne primitive.
A ce point de vue, la marchandise fabriquée par le capitaliste ne se distingue des marchandises fabriquées par des ouvriers autonomes, par des communautés ouvrières on par des esclaves qu'en ce que tout le produit et toute la valeur du produit appartiennent au capitaliste. Pour pouvoir en disposer ultérieurement il doit, comme tout autre producteur, convertir la marchandise en argent et lui donner la forme d'équivalent général.
Considérons le produit-marchandise avant sa conversion en argent. Il appartient tout entier au capitaliste. Comme produit utile et comme valeur d'usage il est le produit du procès de travail qui vient de se terminer. Il n'en est pas de même de sa valeur. Une partie de celle-ci; correspondant aux moyens de production qui ont été absorbés par la fabrication, ne résulte pas de la production. Elle existait avant celle-ci et indépendamment d'elle ; seule la forme sous laquelle elle apparaît a été renouvelée et modifiée. Elle est pour le capitaliste un équivalent de la valeur-capital constante qui a été dépensée pendant la fabrication : elle existait précédemment sous forme de moyens de production; elle existe désormais comme élément de la valeur de la marchandise nouvelle. Dès que celle-ci sera convertie en argent, la partie de la valeur que nous considérons devra être retransformée en moyens de production, c'est-à-dire re
CHAP. XIX. LES PRÉCURSEURS 433
prendre sa forme originaire, déterminée par le procès de production et par sa fonction dans ce procès. La valeur d'une marchandise ne change pas de caractère par suite de son fonctionnement comme capital.
Une seconde partie de la valeur de la marchandise est
la valeur de la force de travail vendue au capitaliste par le
salarié. Comme la valeur des moyens de production, elle se
détermine indépendamment du procès de production et fait
l'objet d'un acte de circulation, la vente-achat de la force de
travail,accompli avantque celle-ci n'entre dans le procès de
production. En fonctionnant, en dépensant sa force de tra
vail, le salarié produit une valeur égale à la valeur que le
capitaliste doit payer pour Fqsage de cette force ; il fournit
cette veleur en marchandises et en reçoit le paiement en ar
gent. Cette seconde partie de la valeur de la marchandise
n'est pour le capitaliste que l'équivalent du capital va
riable qu'il a avancé pour le salaire. Elle n'en est pas
moins une valeur nouvellement produite, de même nature
que la plus-value, résultant comme elle d'une dépense
déjà faite de force de travail; et il en est ainsi, bien que la
valeur de la force de travail, payée sous forme de salaire,
soit le revenu de l'ouvrier, et qu'elle assur * e la reproduc
tion continue, non seulement de la force de travail, mais de
la classe des salariés, base de la production capitaliste.
La somme de ces deux parties ne constitue cependant pas toute la valeur de 'la marchandise ; celle-ci en comprend une troisième, la plus-value. De même que la valeur qui remplace le capital variable, la plus-value est nouvellement produite ; elle est du travail coagulé, qui ne coûte rien au capitaliste propriétaire du produit. Grâce à cette circonstance, celui-ci peut la consommer entièrement comme revenu, à moins qu'il ne doive en céder une partie à des tiers, sous forme de rente au-x propriétaires fonciers p. ex. ; dans ce cas cette partie forme le revenu de ces autres personnes. C'est la perspective de s*approprier la plus-value qui pousse le capitaliste à s'occuper de la production de marchandises ; mais ni cette intention
434 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
bienveillante, ni son désir de la dépenser lui même comme revenu ou de la voir dépensée par d'autres, n'allectent la plus-value comme telle; elle est du travail coagulé et non payé, et sa grandeur est déterminée par des circonstances absolument différentes.
Déjà dans l'étude de la valeur des marchandises, où il s'est occupé du rôle des diflérentes parties de cette valeur dans le procès de la reproduction totale, A. Smith, s'il s'était conformé à la logique, aurait dù signaler, à côté de certaines parties fonctionnant spécialement comme revenu, d'autres fonctionnant continuellement comme capital, D'une façon générale, il identifie la production de marebandises avec la, production capitaliste de marchandises ; les moyens de production sont pour lui toujours du " capital ", le travail est toujours du travail salarié et par conséquent " le nombre des travailleurs utiles et pro
ductifs est partout en proportion de la quantité de
capital employé à les mettre en ceuvre ". (Introduction,
p. 7, 8). Les différents facteurs matériels et personnels du
procès de travail lui apparaissent continuellement sous
faspect qu'ils revêtent dans la production capitaliste. C'est
pour cette raison que, dans 1 analyse de la valeur de la
marchandise, il est immédiatement préoccupé de savoir
dansquelle mesure cette valeur est simplement l'équivalent
du capital avancé et dans quelle mesure elle constitue une
valeur " libre ", qui ne remplace pas ce capital avancé,
c'est-à-dire uneplus-value. C'est ainsi que lorsqu'il compare
les diverses parties de la valeur des marchandises entre
elles,illes transforme sous main " en parties constituantes "
et finalement en " sources de toute valeur ", de sorte que
la valeur des marchandises, tantôt se " compose " de reve
nus de différentes sortes, tantôt se " résout " en ces reve -
nus, ce qui fait que ce n'est pas la valeur des marchandises
qui constitue les revenus, mais que ce sont les revenus qui
constituent la valeur des marchandises. Lorsqu'ils fonction
nent comme capital, la valeur- ni archandise et l'argent ne
changent pas en tant que valeur-marchandise, et de même
CHAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 485
la valeur-niarcbandise ne se modifi > e pas en tant que valeur-marchandise lorsqu'elle fonctionne
plus tard comme revenu au profit de l'un ou de l'autre". La marchandise dont A. Smith s'occupe
est d'avance capital-marchandise (ce qui implique l'existence, non seulement d'une valeur-capital
absorbée dans la production, mais d'une plus-value). Il aurait donc dû commencer par l'analyse du
procès de la production capitaliste, et par conséquent l'étude du procès de la création de la valeur et
de la plus-value ; et comme
celle-ci a pour condition la circulation des marchandises,
le point de départ de ses recherches aurait dù être une
analyse de la marchandise. Même là où " ésotériquement "
A. Smith touche en,passant le point juste, il ne pense à
la production de la valeur qu'en faisant l'analyse de la
marchandise, c'est-à-dire l'analyse du capital-marchan
dise.
III. Les auteurs postérieurs (1).
Ricardo reproduit presque littéralement la théorie de Smith : " Il faut admettre que tous les produits d'un pays vont à la consommation. Seulement, c'est une différence énorme snivant qu'ils sont consommés par des gens qui reproduisent une nouvelle valeur, ou par des gens qui n'en reproduisent pas. Quand nous disons qu'on économise du revenu et qu'on l'ajoute au capital cela signifie que la partie du revenu ajoutée au capital est consommée par des ouvriers productifs et non pas des ou%riers improductifs " (Principles, p. 163).
Il accepte entièrement la théorie de Smith sur la résolution du prix de la marchandise en salaire et plus-value (ou en capital variable et plus-value), et est en désaccord avec elle sur les points suivants : Io Il n'admet pas que la rente foncière soit un élément indispensable de la plusvalue ; 21, Il considère que la grandeur de la valeur est le
(1) Ce qui suit, jusqu'à la fin du chapitre, est pris au manuscrit II.
436 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
point de départ et que c'est d'elle que dérivent les éléments en lesquels elle se fractionne. Smith l'au contraire, (d'ailleurs en opposition avec lui-même lorsqu'il va au fond des choses) admet que la grandeur de la valeur de la marchandise est un résultat et qu'elle est déterminée par l'addition des éléments qui la constituent.
Ramsay fait remarquer contre Ricardo
" Ricardo oublie que le produit tout entier rie se répartit pas entre le salaire et le profit, mais qu'une partie sert à remplacer le capital fixe" (An essay on the disiribution of wealth. Edinburgh 1836, p. 174). Par capital fixe Ramsay entend ce quej'appelle capital constant : " le capital fixe revêt une forme sous laquelle il concourt à la fabrication de la marchandise sans concourir à l'entretien des ouvriers " (p. 53).
A. Smith se rebiffa contre la conséquence nécessaire de sa théorie, réduisant en salaire et plus-value, c'est-àdire en revenu, la valeur des marchandises et du produit annuel de la société; il n'en tira pas la conclusion que topt le produit annuel petit-être consommé. Il agit en cela comme tous les penseurs originaux, qui s'abstiennent de tirer les conséquences absurdes de leurs thèses et laissent ce soin aux Say et aux MacCulloch. Say, en effet, n'est pas embarrassé pour conclure : Ce qui est avance de capital pour l'un, est ou était revenu ou produit net pour l'autre ; la différence entre le produit brut et le produit net est purement subjective, et " c'est de cette manière que la valeur entière des produits se distribue dans la société comme revenu " (Say, Traité d'écon. pol. 1818, 11, p. 69), " La valeur entière je chaque produit se compose des profits des propriétaires fonciers, des capitalistes et des industrieux " (il appelle les salaires des ouvriers, les " profits des industrieux ") " qui ont collaboré à sa fabrication. Il en résulte que le revenu de la société est égal à toute la valeur brute produite, et non seulement, comme le croyait la secte des économistes (les Physiocrates), au produit net de la terre " (p. 63~. Cette découverte de Say,
CIIAP. XIX. - LES PRÉCURSEURS 437
Proudhon, entre autres, se l'est appropriée. Storch, qui en principe accepte également la doctrine de Smith, trouve que l'emploi qu'en fait Say n'est pas justifié: " Si l'on admet que le revenu d'une nation est égal à son produit brut, c'est-à-dire qu'il ne faut en retrancher aucun capital (il veut dire : aucun capital constant), il faut admettre également que cett~ nation peut consommer improductivement toute la valeur de son produit an
nuel, sans préjudice pour son revenu futur Les pro
duits qui constituent le capital (constant) d'une nation ne
sont pas consommables " (Storch, Considérations sur
la nature du revenu national, Paris 1824, p. 150). Il oublie
de dire comment cette partie constante du capital est com
patible avec l'analyse du prix de Smith, qu'il fait sienne
et selon laquelle la valeur des marchandises ne contient
que le salaire et la plus-value, sans aucun capital cons
tant. Tout ce qu'il voit, grâce à Say, c'est que cette
analyse aboutit à des résultats absurdes " il est impos
sible, dit-il, de résoudre le prix nécessaire en ses éléments
les plus simples " (Cours d'Econ. Pol. Pétersbourg 1815,
11, P. 140).
Sismondi, qui s'occupe spécialement du rapport entre le capital et le revenu, et qui dans ses Nouveaux Principes fait de la forme concrète de ce rapport une différence spécifique, ne contribue pas à éclaircir le problème scientifiquement. Barton, Ramsay et Cherbuliez essaient vainement d'aller plus loin que Smith. Ils n'envisagent le problème que d'un côté et ne séparent pas suffisamment la différence entre le capital constant et le capital -~ariable, de la différence entre le capital fixe et le capital circulant. Enfin John Stuart Mill répète, à son tour, avec sa suffisance habituelle, la doctrine que Smith a laissée à ses successeurs.
En somme la confusion de Smith existe encore à l'heure actuelle et sondogme est encore (in articlede foi de l'Economie politique orthodoxe.
1 CHAPITRE XX
LA REPRODUCTION SIMPLE
1. Position de la question.
Considérons (1), au point de vue de son résultat, lefonctionnement annuel du capital de la société, c'est-à-dire le fonctionnement de l'ensemble des capitaux individuels, qui, poursuivant chacun leur mouvement propre, constituent le mouvement du capital total, en d'autres termes, considérons le produit-marchandise que la société fournit pendant l'année. Nous verrous comment s'effectue la reproduction du capital social, quels sont les caractères qui la différencient de la reproduction d'un capital individuel et quels sont ceux qui l'identifient avec elle.
Le produit annuel comprend à la fois les parties qui remplacent le capital (la reproduction sociale) et les parties qui sont destinées à la consommation des ouvriers et des capitalistes. Il fait face à la consommation productive et à la consommation improductive ; par là, il assure l'a reproduction (c'est-à-dire la conservation) des classes capitaliste et ouvrière et le maintien du caractère capitaliste de la production.
Ce que nous avons à analyser, c'est la formule de la cireulation M'- A M... P... 31' dans laquelle la consommation
~ a -In
joue nécessairement un rôle. En effet., le point de départ M'~ M -+- ni contient aussi bien les parties constante et variable du capital quée la plus-value, et, par suite, nous
(1) Provient du manuscrit Il.
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 439
avons à nous occuper aussi bien de la consommation personnelle que la consommation productive. Dans A - M... P... M'- A'et P... M' - A.' - M... P, c'est le mouvement du capital qui est le point de départ et le point final -1 ce qui n'empêche pas que la consommation y soit également impliquée, car la marchandise (le produit) doit être vendue ; mais comme il est admis que cette condition est remplie, le sort ultérieur de la marchandise n'a aucune importance au point de vue du mouvement du capital individuel. Dans M'... M', au contraire, nous devons montrer J'aboutissement définitif de chaque partie de la valeur du produit total M', car c'est précisément cette. recherche qui nous révélera les conditions de la reproduction sociale. L'étude que nous allons faire comprendra donc le procès de consommation effectué par l'intermédiaire de la circulation et le procès de reproduction du capital.
Pour le but que nous poursuivons, nous devons considérer le procès de reproduction au double point de vue du remplacement de la valeur et du remplacement de la substance des différentes parties de M'. Nous ne pouvons plus
comme dans l'analyse de la valeur du produit d'un capital isolé) nous contenter de la supposition que le capitaliste est à même de vendre d'abord sa marchandise pour la convertir en argent, et de racheter ensuite des éléments de production pour reconvertir son argent en capital productif. Ces éléments de production, pour autant qu*ils sont d'ordre matériel. font partie du capital social, au même titre que les produits achevés qui s'échangent contre eux. D'autre part, le mouvement de la partie du produit social que l'ouvrier et le capitaliste consomment en échange du salaire et de la plus-value, fait non seulement partie du mouvement du produit total, mais s'entrelace avec les mouvements des capitaux individuels; pour l'expliquer il ne suffit donc pas de le supposer.
La question se pose comme suit : Comment le produit annuel renouvelle-t-il la valeur du capital absorbé dans la production et comment ce renouvellement inter
440 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
vient-il dans la consommation de la plus-value par les capitalistes et du salaire par les ouvriers? Il ne s'agira d'abord que de la reproduction simple, et il sera supposé que les produits s'échangent d'après leurs valeurs et qu'aucune modification ne vient affecter la valeur des éléments du capital productif. D'ailleurs, un écart entre les prix et les valeurs n'influencera pas le mouvement du capital social ; car les quantités de produits qui s'échangent restent les mêmes, alors même que la part de chaque capitaliste ne reste pas proportionnelle à son avance et à la quantité de plus-value qu*il a produite. Quant aux modifications affectant les valeurs, si elles sont générales et également réparties, elles ne modifient en rien les valeurs relatives des différentes parties du produit total de l'année ; si elles sont partielles et réparties inégalement, elles provoquent des crises, qui ne sont compréhensibles que si on les considère comme déterminées par une rupture des rapports existant entre les valeurs ; en outre, une modification affectant soit le capital constant, soit le capital variable, ne peut pas altérer la loi (pourvu que celle-ci soit démontrée), d'après laquelle une partie de la valeur du produit annuel remplace le capital constant et une autre le capital variable; elle peut modifier uniquement les grandeurs relatives des valeurs qui remplissent l'une et l'autre fonction, d'autres valeurs ayant été substituées aux valeurs originales.
Tant que nous avons étudié la production de la valeur par le capital individuel et la valeur du produit du capital individuel, nous avons pu faire abstraction de la forme d'usage des produits, que ceux-ci fussent des machines, du grain on des glaces. Toute branche de production pouvait servir d'exemple. Ce qui nous occupait, c'était le procès de production enlui-même,se présentant partout comme procès d'un capital individuel. Lors qu'il fallait tenir compte de la reproduction du capital, il suffisait de supposer que la partie 'du produit qui représente la valeur-capital trouve, dans la circulation, l'occasion de se reconvertir en
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 441
éléments de production, c'est-à-dire de reprendre la forme de capital productif, et que l'ouvrier et le capitaliste trouvent, sur le marché, des marchandises à acheter au moyen du salaire et de la plus-value. Pour l'étude du capital total de la société et de la valeur de son produit, ce raisonnement abstrait ne suffit plus. La reconversion en capital d'une partie de la valeur du produit et le passage d'une autre partie à la consommation personnelle des classes capitaliste et ouvrière, constituent un mouvement dans la sphère de la valeur même du produit auquel le capital total a abouti ; et ce mouvement ne représente pas seulement une substitution de valeurs, mais aussi une substitution de matières, et il dépend autant des rapports des différentes parties de la valeur du produit social que de leur forme matérielle, c'est-à-dire de leur valeur d'usage.
La reproduction simple (1), J'échelle de la production restant invariable, est une abstraction; elle repose sur l'hypothèse, paradoxale sous le régime capitaliste, de l'absence de toute accumulation et elle suppose, ce qui ne se vérifie point, que les circonstances de la production restent invariables dans le cours des années, Elle admet qu'un capital social d'une valeur donnée fournit, année par année, la même quantité de valeurs-marchandises et satisfait à la même somme de besoins, bien que les marchandises puissent se modifier dans le procès de reproduction. Cependant, même là où Vaecumulation a lieu, la reproduction simple en constitue toujours une partie, un facteur réel, et elle peut être considérée séparément. La valeur du produit annuel peut diminuer, alors que la somme des valeurs d'usage reste la même; la valeur peut rester invariable, alors que la somme des valeurs d'usage diminue ; les deux sommes (des valeurs et des valeurs d'usage reproduites) peuvent diminuer en même temps. l'out cela revient à dire que la reproduction s*opère,ou dans des circonstances plus favorables, ou dans des circonstan
(1) Provient du Manuscrit VIII.
442 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
ces plus défavorables (ce qui peut aboutir à une reproduction incomplète, insuffisante) ; mais tout cela ne peut affecter que les rapports quantitatifs des différents éléments de la reproduction et non leur rôle (de capital ou de revenu reproduit) dans l'ensemble du procès.
Il. Les deux sections de la production sociale (1).
Le produit social et, par conséquent, la production totale de la société se divisent en deux grandes sections :
I. Les moyens de production, les marchandises qui, par suite de leur forme, doivent oit. peuvent tout au moins être utilisées pour la consommation productive.
Il. Les articles de consommation, les marchandises qui revêtent une forme qui les destine à la consommation personnelle des capitalistes et des ouvriers.
Toutes les industries qui se rattachent à l'une ou l'autre de ces sections constituent une branche de production, celle des moyens de production, d'une part, celle des articles de consommation, d'autre part. Le capital employé dans chacune d'elle est une partie *dit capital social.
Dans chacune de ces deux sections, le capital se fractionne en capital variable et capital constant :
1° Le capital variable représente la valeur de la force sociale de travail employée dans chacune des deux branches de production et est égal à la somme des salaires. Sa substance est la force de travail qu'il met en ceuvre.
2° Le capital constant est la valeur des moyens de production employés respectivement,dans Fune et l'autre branche. Il se divise en capital fixe (machines, outils, bâtiments, bêtes de labour, etc.), et capital circulant (matières servant à la production, telles les matières premières et auxiliaires, les demi-fabrieàts, etc.).
La valeur du produit annuel obtenu dans chacune des
(1) Provient principalement du Manuscrit Il ; le sclima est emprunté au Alanuscrit VIII.
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 443
deux sections se divise en deux parties : l'une représente le capital co,.istant c, qui a été absorbé par la production et qui a transféré sa valeur au produit ; l'autre représente la valeur qui est ajoutée par le travail de l'année. Cette dernière se divise à son tour et comprend la valeur v, qui remplace le capital variable, et l'excédent pl, qui constitue laplus-value. D,-, même que la valeur de chaque marchandise prise isolément, celle du produit total de chaque section se fractionne donc ' en c -~- v -1- pl.
La valeur c, representant le capital constant absorbé dans la production, n'es~ pas la même que la valeur du capital constant employé. Car, s'il est vrai que les matières de pro
t
duction sont totalement absorbées et que leur valeur e5 totalement transférée au produit, il n'est pas de même du capital fixe, dont une partie seulement est absorbée et dont la valeur n'est que partiellement transférée. L'autre partie (machines, bâtiments, etc.) continue à exister et à fonetionner, bien que l'usure annuelle en diminue la valeur ; elle n'existe pas pour nous, quand nous considérons la valeur du produit ; elle est a côté de la valeur nouvellement produite et n'en dépend pas. Nous avons déjà observé cet aspect des choses dans l'étude de la valeur du produit d'un capital isolé (vol. 1, chap. VIII) ; mais nous devons nous écarter provisoirement ici de la méthode que nous avons suivie alors. En étudiant la valeur du produit d'un capital individuel, nous avons vu que la valeur enlevée au capital fixe par Fusure est transférée à la marchandise produite pendant cette usure, que cette valeur serve ou ne serve pas à remplacer en nature une partie du capital fixe pendant le même temps, Ici, tu contraire, dans l'étude du produit total de la société et de sa valeur, nous devons faire abstraction, du moins provisoirement, de la valeur transférée au produit par l'usure du capital fixe, à moins que celui-ci ne soit remplacé en nature pendant le temps que nous considérons. Ce point sera traité séparément dans une partie ultérieure de ce chapitre.
444 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
Nous prenons pour base de notre analyse de la reproduction simple le schéma suivant, dans lequel c ieprésente le capital constant, v le capital variable, pl la pluï-value, etoù le taux de la plus-value Pl est de 100 p. c. Les chiffres
V
peuvent représenter des millions de marks, de francs ou de livres sterling :
I. Production des moyens de production
Capital 4000, -1- 1000, 5000.
Produit 4000, + 1000, 1 000pi = 6000, existant sous forme de moyens de production.
Il. Production des articles de consommation
Capital 2000, 500, 2500.
Produit 2000, 500, 500pi = 3000, existant sous forme d'articles de consommation.
Total du produit annuel :
I. 4000e -î- 1000, + 1000pi = 6000 moyens de production.
Il. 2000, --~- 500, -l-- 500 pi= 3000 articles de consommation.
Valeur totale = 9000, excepté la partie du capital fixe qui continue à fonctionner sous son ancienne forme d*usage.
L'analyse des transactions nécessaires, dans l'hypothèse de la reproduction simple (c'est-à-dire de la consommation improductive de toute la plus-value) et de la non intervention de la circulation monétaire., nous fournit immédiatement trois points d'appui :
1° Le salaire des ouvriers, 500,, et la plus-value des capitalistes, 500pi, de la sention Il doivent être dépensés pour des articles de consommation. Leur valeur, 1000, existe sous forme d'articles de consommation entre les mains des capitalistes de cette même section 11, et c'est une partie des produits de cette section qui renouvelle les 500, avancés et qui représente les 500pi. Le salaire et la plus-value de la section Il se convertissent donc en produits de la même section sans en sortir et le produit total de Il est diminué de (500, + 500vi) ~ 1000 objets de consommation.
AP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 445
CH
2° Les 1000v et 1000pl de la section 1 doivent également se convertir en articles de consommation, c'est-à-dire en produits de la section Il. Ils sont échangés contre ce qui reste de ces" produits, c'est-à-dire 2000, qui représentent le capital constant de Il. La section Il reçoit en échange des moyens de production de la même valeur, des produits qui représentent les 1000v -11000pi de 1. Cette transaction écarte du compte 2000 11, et (1000, -~- 1000pi) 1.
31 Restent 1000 1,. Ce sont des moyens de production qui ne peuvent être employés que dans la section 1, en remplacement du capital constant dépensé. Ils feront l'objet d'échanges entre les capitalistes de 1, de même que les 500, -1- 500pi de Il ont été échangés entre les ouvriers et les capitalistes, de cette section.
111. Les transactions entre les deux sections (1).
Echange de 1 (v +pi) contre IIc
Les valeurs (1000v 4- 1000pi) de 1 revêtent, chez ceux qui les ont produites, la forme de moyens de production et s'échangent contre les 2000, de 11, qui se présentent sous la forme d'articles de consommation. La transaction permet aux capitalistes Il de reconvertir leur capital constant (2000) en moyens de production et de le rendre apte à fonctionner de nouveau dans le procès de travail. Elle permet également de réaliser en articles de consommation l'équivalent ( 1000 Iv ) de la force travail de 1 et la plus-value (1000 Ipi), des capitalistes de 1 ; ce qui aboutit à la consommation des revenus.
Ces transactions s'effectuent au moyen d'une circulation monétaire, qui en rend l'intelligence très difficile et qui a
(1) A partir d'ici nous reproduisons le Manuscrit VIII.
446 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
une importance décisive, parce que pour pouvoir se convertir en force de travail, le capital variable doit couslamment reprendre la forme argent. Dans toutes les industries que la société exploite, qu'elles appartiennent à la section 1 ou à la section Il, le capital variable doit être avancé sous forme d'argent, Le capitaliste achète la force de travail avant qu'elle n'entre dans le procès de production, mais il ne la paie qu'après qu'elle a été dépensée pour la production de valeurs d'usage. La partie de la valeur du produit qui équivaut au salaire et qui représente le capital variable, lui appartient au même titre que l'autre partie de cette valeur qui n'est pas l'équivalent du salaire. La marchandise doit être reconvertie en argent, doit être vendue pour que le capital variable reprenne la forme argent, sous laquelle le capitaliste peut Femployer de nouveau à l'achat de la force de travail.
Ainsi, dans lasection. 1, l'ensemble des capitalistes apayé aux ouvriers 1000 £ (je dis £ pour faire ressor~ir que la valeur revêt la forme arqent) correspondant aux 1000v, qui existent déjà comme partie de la valeur du produit 1, c'est-à-dire des moyens de production que ces ouvriers ont fabriqués. Pour ces 1000 £, les ouvriers achètent des articles de consommation aux capitalistes Il,coilvertissant ainsi en argent la moitié du capital constant de ceux-ci. Les capitalistes Il achètent, à leur tour, pour ces 1000 £, des moyens de production aux capitalistes 1, qui reconvertissent ainsi eu argent leur capital variable (1000), représenté par une partie de leur produit et consistant en moyens de production. Ce capital variable peut alors reprendre, entre les mains des capitalistes 1, sa fonction monétaire, c'est-à-dire se convertir en force de travail et fournir ainsi l'élément es
1
sentiel du capital productif. C'est donc par la réalisation (vente) d'une partie du capitalmarchandise que le capital variable reflue sous forme d'argent.
L'argent nécessaire pour échanger la partie pl du produit 1 contre la seconde moitié du capital constant 11, peut être avancé de différentes manières. En fait, cet échange
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 447
comprend une quantité innombrable de ventes et d'achats entre les capitalistes des deux catégories, qui fournissent l'argent pour ces opérations, puisque d'après notre compte l'argent des ouvriers est déjà dépensé. Tantôt un capitaliste de la catégorie Il achète, à l'aide d'un capitalargent qu'il possède à côté de son capital productif, des moyens de production à un capitaliste de la catégorie 1; tantôt un capitaliste de la catégorie 1 achète, à l'aide du fonds destiné à ses besoins personnels, des articles- de consommation à des capitalistes de la catégorie Il. Comme nous l'avons déjà vu dans les deux premières parties de ce volume, il faut absolument supposer l'existence d'une certaine provision d'argent en dehors du capital productif pour permettre aux capitalistes de.dépenser leur revenu. Admettons - la proportion est absolument indifférente pour la question qui nous occupe -que la moitié de cet argent ait été avancée par les capitalistes Il pour l'achat de moyens de production ~remplacemeiit de leur capital constant), et que J'autre moitié ait été dépensée parles capitalistes 1 pour leur consommation. Voici comment les choses se passent dans ce cas : La'section Il avance 500 £ pour acheteter à 1 des moyens de production ; elle remplace ainsi (avec les 1000 £ provenant des ouvriers 1) les trois quarts de son capital constant en nature. Pour les mêmes 500 £, la section' 1 achète à Il des articles de consommation, C'est-à-dire réalise la moitié de son produit en articles de consommation, en lui faisant accomplir la circulation pl - a - pl. Cette seconde transaction fait rentrer 500 £ entre les mains de Il comme capital-argent existant à côté du capital productif ; d'autre part, avant de vendre la seconde moitié de sa plus-value (pl), 1 avance 500 £ pour acheter à Il des articles de consommation et Il achète, pour les mêmes 500 £, des moyens de production à 1. Le résultat est que Il a renouvelé en nature tout son capital constant (1000 -î- 500 -+- 500 --~ 2000) et que 1 a converti toute sa plus-value en articles de Consommation. Des marchandises d'une valeur de 4000 £ ont
448 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
donc circulé au moyen d'une somme d'argent de 2000 somme qui serait moins considérable si l'on n'avait supposé que tout le produit annuel est ionverti par quelques grandes transactions. Ce qui est important dans ce mouvement, c'est que le capital constant de 11, reproduit sous formes d'articles de consommation, a repris la forme de moyens de production et que les 500 £ que Il a engagées ,dans la circulation, pour l'achat de moyens de production, lui sont revenues. De même 1 a reconverti, en argent immédiatement convertible en force de travail, son capital variable reproduit sous forme de moyens de production, et il rentre en possession des 500 £ qu'il avait avancées pour l'achat d*articles de consommation avant la vente de la plus-value incorporée à ses marchandises. Seulement ces 500 £ ne lui reviennent que lorsqu'il vend la partie de son produit qui représente la moitié de sa plus-value.
Donc, en ce qui concerne 11, non seulement son capital
constant abandonne la forme de produits et reprend celle
de moyens de production, indispensable pour recoin
mencer sa fonction de capital ; mais les 500 £ d'argent
avancées pour l'achat de moyens de production rentrent
avant la vente de la partie correspondante du produit
(articles de consommation représentant une partie du
capital constant). ~En ce qui concerne I, non seulement
son capital variable et sa plus-value, abandonnant la forme
de produits (moyens de production), prennent l'un, la
forme d'argent et l'autre,la forme de revenu consommable,
mais encore il lui rentre les 500 £ qu'il a dû avancer par
anticipation, pour l'achat d'articles de consommation. Ce
reflux des deux sommes d'argent n'est possible que parce
que les deux catégories de capitalistes ont versé 500 £ à
la circulation, les uns 50 ' 0 £ en dehors de leur capital cons
tant, les autres 500 £ en dehors de leur plus-value. Au
bout du compte, ils se sont payés réciproquement par
l'échange de leurs marchandises, et l'argent qu'ils ont versé
à la circulation en dehors de la valeur de ces dernières
est rentré intégralement sans les enrichir. Après comme
CELIP. XX. - L.1 REPRODUCTION SIMPLE 449
avant, Il possède un capital constant de 2000 en marchandises (autrefois en articles de consommation, maintenant en moyens de production) -j- 500 en argent ; et 1 possède une plus-value de 1000 en marchandises (d'abord en moyens de production, maintenant en articles de consommation) --j- 500 en argent. - D'où cette règle générale : L'argent que les capitalistes industriels avancent pour faire circuler leurs marchandises, soit qu'elles représentent le capital constant, soit qu'elles représentent la plus-value, leur est restitué intégralement par la circulation.
c
Comment le capital variable de la section 1 reprend-il la forme argent ? Les capitalistes 1 l'ont d'abord avancé comme salaire et le possèdent ensuite comme marchandise produite par leurs ouvriers.. Ils sont propriétaires de cette marchandise, parce qu'ils l'ont payée en avançant le prix de la force de travail. \Mais les ouvriers achètent, non des moyens de production, mais des articles de consommation produits par les capitalistes fi -, l'argent du salaire ne revient donc pas directement aux capitalistes 1; il est remis d'abord aux capitalistes Il, producteurs des seules marchandises nécessaires et accessibles aux ouvriers, et ce n'est que lorsque les capitalistes Il achètent des moyens de production qu'il rentre aux capita-m listes I.
Il s'ensuit que sous le régime de la reproduction simple, la somme v + pl (et par conséquent la partie correspondante du produit total de 1) doit être égale au capital constant de II (et par conséquent à la partie correspondante du produit total de 11). En d'autres termes : 1 (, + pi) = II,.
IV. Les transactions dans la section Il. Les articles de consommation
indispensables et les articles de luxe.
Il reste à examiner les éléments v -j- pl de la valeur du produit II.Cet examen est indépendant de l'analyse plus importante de la valeur du produit annuel, qui consiste à
450 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
rechercher jusqu'à quel point cette valeur se divise, comme tout capital individuel, en e -1- v -1pl, par l'échange de c
1 (, + .1) contre Il,, et la reproduction de 1, dans le produit annuel.
Le produit 11(,+ pi) existe sous forme d'articles de consommation à Fachat desquels sont consacrées la plus grande partie du salaire des ouvriers ainsi que la valeur pl qui, dans l'hypothèse de la reproduction simple, est dépensée entièrement comme revenu. Il en résulte que les ouvriers Il achètent une partie de leur produit au moyen du salaire qui leur est payé par les capitalistes Il. Cette transaction reconvertit en argent le capital avancé par ces derniers pour le paiement de la force de travail, et les choses se passent comme si les ouvriers étaient payés an moyen de jetons, qu'ils restituent aux capitalistes qui les ont émis lors qu'ils achètent une partie des marchandises qu'ils out produites ; seulement, ces jetons ont une valeur, non pas représentative, mais effective (or ou argent). Cette forme du reflux du capital variable avancé en argent, effectué par une transaction où la classe ouvrière est acheteuse et la classe capitaliste vendeuse, sera examinée plus tard.
La section Il de la production annuelle comprend les industries les plus diverses qui, au point de vue des produits, peuvent être ramenées à deux catégories.
a) Les objets de co2t,~onïnïalioi-t destinés principalement à la classe ouvrière et qui, lorsqu'ils sont d'une qualité supérieure et d'une valeur plus grande, s'adressent également à la classe capitaliste. Nous les désignerons sous la rubrique " articles de consommation Zïidispensables ", sans nous préoccuper de ce que tel on tel produit, le tabac p. ex., est indispensable de par la physiologie ou de par l'habitude.
b) Les articles de luxe, qui sont consommés exclusivement par la classe capitaliste et qui ne s'échangent que contre de la plus-value.
Il est clair que le capital variable avancé pour la produc
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 4,) 1
tion des objets de la Ir", catégorie doit revenir directement, sous forme d'argent, aux capitalistes producteurs des aliments indispensables (capitalistes Ila), qui les vendent a leurs ouvriers jusqu'à concurrence du capital variable qu'ils ont reçu comme salaire. Ce reflux est direct pour tous les objets de la catégorie a, bien que les transactions qui répartissent le capital refluant entre les capitalistes des différentes industries puissent être très nombreuses ; Finstrument de circulation de ces transactions est fourni directement par l'argent que dépensent les ouvriers. Il en est autrement des objets de la catégorie lIb, qui ne comprend que des articles de luxe, que les ouvriers ne peuvent pas plus acheter qu'il ne leur est possible d'acquérir les moyens de production représentant la valeur 1,, bien que d'un côté comme de l'autre il s'agisse d'objets produits par les ouvriers eux-mêmes. Le capital variable avancé dans cette catégorie ne peut donc refluer aux capitalistes que par Lin intermédiaim, comme dans le cas de 1, .
Admettons les mêmes chiffres que tantôt pour l'ensemble de la section Il : v = 500, pl = 500, et supposons que le capital variable avec sa plus-value se répartisse comme suit: *
Subdivision ci, (aliments nécessaires~: v =400,_pl= 400; d'où une somme d'aliments. nécessaires de la valeur de
400, -j- 400p, ~ 800, ou Ila (400, -J- 400PI).
Subdivision 1) (articles de luxe): v = 100, pl = 100, ou 1115.(100, -+ loopi)
Les ouvriers de Ilb ont reçu en argent un salaire de 100, mettons 100 £, qu'ils emploient pour acheter aux capitalistes Ila des articles de consommation de la même valeur; et les capitalistes Ila achètent, pour les mêmes M £, des marchandises de Ilb, transaction qui restitue aux capitalistes lIb leur capital variable en argent.
Daus Ila, les 1100v sont rentrés en argent aux capitalistes par les échanges avec leurs ouvriers ; en outre, le quart du produit representant pl a été livré aux ouvriers Ili) et a servi à acheter Ilb (100,) articles de luxe.
452 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
Admettons que les capitalistes Ila et Ilb dépensent leurs
revenus de la même manière, en achats d'aliments néces
saires et achats d'articles de luxe, et supposons, P. ex.,
qu'ils en consacrent 3/15 aux aliments nécessaires et 2/5
aux articles de luxe. Les capitalistes de la catégorie a,
dont la plus-value est de 400, dépensent donc 240 en
. aliments nécessaires (leurs produits) et 160 en articles de
luxe ; ceux de la catégorie b, dont la plus-value est de
100, dépensent 60 en aliments nécessaires et 40 en articles
de luxe (leurs produits).
Les 160 d'articles de luxe que reçoivent les capitalistes Ha proviennent de l'échange d'une partie de leur plusvalue Ila (4001,1), existant sous forme d'aliments nécessaires, eontre Ilb (100, ~ et Ilb (60pi), existant sous forme d'articles de luxe. Le compte total est par conséquent :
Ila : 400, -1- 400pi ; Ilb : loot, -A- loopi.
1) 400v (a)sont mangés parlesouvriers de Ila,qui les ont produits et qui les ac hètent aux capitalistes de leur catégorie. Ces derniers recouvrent en argent les 400 £ de leur capital variable et peuvent les employer de nouveau à des achats de force de travail.
2) Un quart des 400pi (a), égal aux 100v (b), se réalise en articles de luxe les ouvriers Ilb achètent, au moyen de leur salaire de 100 un quart de pl (a), qui existe sous forme d'aliments nécessaires, et les capitalistes Ila emploient cet argent pour acheter 100, (b), c'est-à-dire la moitié des articles de luxe. Les capitalistes Ilb recouvrent ainsi leur capital variable sous forme d'argent, et comme tout leur capital constant a déjà été renouvelé par l'échange de 1(, + pl) contre Il,, ils peuvent recommencer la production. La force de travail des ouvriers de luxe n'est donc vendable à nouveàu que parce que la partie de leur produit, qui équivaut à leur salaire, est consommée par les capitalistes Ila. (Il en est de même de Aa vente de la force de travail 1 ; 1(v + pl) s'échange contre II,, qui se compose d'articles de luxe et d'aliments nécessaires, et il
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 4-51
renouvelle, dans la catégorie 11, les moyens de production des articles de luxe et des aliments nécessaires).
3) Nous arrivons aux échanges entre les capitalistes des catégories a et b. Nous n'avons plus à nous occuper, en ce qui concerne a, du capital variable (100,), ni de la partie (100pi) de la plus-value et, en ce qui concerne b, du capital variable (100, ). Mais comme 2/5 du revenu des capitalistes sont dépensés en articles de luxe et 3/5 en aliments nécessaires, nous devons encore tenir compte d'une dépense de 60 en objets de luxe dans la catégorie a, et de 40 dans la catégorie b.
(Ila)pl se partage donc en 240 pour aliments nécessaires et 160 pour articles de luxe, soit 400pi (Il a).
(Ilb)pl se partage en 60 pour aliments nécessaires et 40 pour articles de luxe, soit 100pi (Il h). Les articles de luxe, les capitalistes Ilb les prélèvent sur.leurs produits (ce sont les 2/5 de leur plus-value); quant aux aliments nécessaires, il les obtiennent ar l'échange de 60 de leur surproduit
P n
contre 60pi (a).
Le compte des capitalistes de la catégorie Il est donc le suivant (v + pl existant dans la catégorie a, sous forme d'aliments nécessaires et dans la catégorie b sous forme d'articles de luxe) :
Il a (400,, +- 400pi) + Il h (100v -A- 100pi) = 1000
qui se réalisent comme suit : 500, (a -+- b) en 400, (a) et 100pi (a)] ; 500pi (a + b) en 300pi (a) -+ 100, (b) -J- 100pi (h). Eu tout 1000.
En considérant a et b séparément. nous avons
a) V . __F_ ___ pl __ 800
400v (a) 240p 1 (a) + 1000 (b) + 60pl (b)
b) V _+_ - pl ~ 200
100pi(a) 60pi (a) + 40pi (b)
. Dans un but de simplification, maintenons le même rapport entre le capital variable et le capital constant (ce qui
454 TROISIÉNIE PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
du reste n'est pas absolument indispensable) ; les 400, (a) correspondent à un capital constant de 1600 et les 100, (h) à un. capital constant de 400. Nous obtenons le tableau suivant pour Il :
Ila) 1600, -q- 400v 400pi =z 2400 Ilb) 400, +- 100,, 100pi ~ 600 En tout : ÎOOO, -+- 500~, + 500pi ~_ 3000
Ce tableau dit que les 2000 11, (articles de consommation), qui s'échangent contre 2000 1(, + pi), se divisent en 1600, convertis en moyens de production des aliments nécessaires, et 400, convertis en moyens de production des articles de luxe.
Les 2000 1(, + .1) se divisent en (800, -j- 800pi), déPensés dans la catégorie a pour 1600 de moyens de producc
tion des aliments nécessaires, et (200, + 200pi), dépensés dans la catégorie b pour 400 de' moyens de production d'articles de luxe.
Une grande partie des moyens de travail et même des
matières premières et auxiliaires, "etc. des deux catégories
sont les mêmes, ce qui est indiÉèrent pour la conversion
des difrérentes parties de la valeur du produit 1(, + pi).
Les 800 1, aussi bien que les 200 1, se réalisent par l'é
change du salaire contre 1000 IL (articles de consdIn
mation), de sorte qu'à sa rentrée l'argent avancé pour ce
salaire est réparti entre les capitalistes 1 en raison de leur
avance de capital variable. pour la réalisation de 4000 Ipi,
les capitalistes puiseront également (en raison de la gran
deur de leur pl), dans le total de la seconde moitié de
11, = 1000, 600 Ila et 400 Ilb sous forme d'articles de con
sommation; enfin pourle renouvellement du capital constant
de Ila, ils preindr * ont 480 dans les 600, (Ila) et 320 dans les
400, (Ilb), soit 800, et pour le renouvellement du capital
constant de Ilb, ils prendront 120 dans les 600, (Ila) et
80 dans les 400e (11b), soit 200.
Ce qui est arbitraire ici, tant pour 1 que pour 11, c'est
CHAP. XX. - LA. RFPRODUCTfON SIMPLE 455
que nous avons admis un rapport constant entre le capital variable et le capital constant, et que nous avons supposé que ce rapport est le même pour 1 et Il et pour leurs subdivisions. Nous n'avons fait cette dernière supposition que dans un but de simplification, sachant qu'elle ne pouvait modifier en rien ni les conditions, ni la solution du problème. Celle-ci peut être formulée comme sait dans l'hypothèse de la reproduction simple :
1) La nouvelle valeur créée par le travail annuel, sous forme de moyens de production (et divisible en v -+--pl), est égale au capital constant c du produit créé par l'autre partie du travail annuel, sous forme d'articles de consommation. Si elle était plus petite, Il ne pourrait pas remplacer tout j son capital constant -, si elle était plus grande, un excédent resterait inutilisé. Dans les deux cas, l'hypothèse de la reproduction simple ne serait pas réalisée.
2) Les ouvriers qui produisent des articles de luxe ne peuvent réaliser leur salaire qu'en achetant une partie des produits qui représentent la plus-value des capitalistes producteurs d'aliments nécessaires. En d'autres termes, le v avancé dans laproduction d'articles de luxe est égal à une partie dupl produit sous forme d'aliments nécessaires,et est par conséquent plus petit que le Lotaldecepl, c'est-à-direque (Ila)pl; et ce n'est que par la réalisation de ce v en la partie indiquée de pl, que les capitalistes producteurs d'articles de luxe recouvrent, sous forme d'argent, le capital variable qu'ils ont avancé. Le phénomène est le même que la réalisation de 1(, + pi) en 11, , avec cette différence pourtant que (Il b), se convertit en une partie de (Ila)pl. Ce qui vient d'être développé s'applique à toute répartition d'un produit annuel, participant au procès de reproduction effectué parTintermédiaire de la circulation. 1(v +pi) n'est réalisable qu'en 11, , et ce n'est que grâce à cette réalisation que 11, peut recommencer sa fonction d'élément du capital productif; à son tour (Ilb), n'est réalisable que dans une partie de (Il a) pi, et ne peut reprendre la forme argent que grâce à cette réalisation. Il va sans dire que tout cela
45G '17110IS11~lILI PAWrIE. - LA REPRODUCTJON DU CAPITAL TOTAL
n'est vrai que pour ]es transactions résultant du procès de reproduction lui-même ; il en serait autrement si, p. ex., les capitalistes Ilb se procuraient l'argent v au moyen du crédit. Au point de vue de la quantité, les rapports des conversions réciproques des différentes parties du produit annuel ne sont exactes que si le commerce international ne les modifie pas et que si l'échelle et la valeur de la production restent stationnaires.
Si l'on admettait, avec A'. Smith, que 1 (v +pl,) se résout en 11, et que 11, se résout en 1 (v + pi), ou, comme il s'exprime encore plus absurdement, que 1 (, + pp constitue le prix (la value in exchanqe) de 11, et que Ile constitue toute la valeur de 1(, + pi), on pourrait et on devrait même dire, avec autant de raison, que (Ilb), se résout en (11a)pi et que (IIa)pl se résout en (11b),, ou que Ilb est une partie constituante de la plus-value de Ila et inversement. La plus-value se résoudrait donc en salaire, e.à.d. en capital variable, et le capital variable serait une " partie constituante " de la plus-value, Cette absurdité se trouve, en effet, chez A. Smith, quand il dit que le salaire dépend de la valeur des aliments nécessaires, et que la valeur de ceux-ci dépend de la valeur du salaire (capital variable) et de la p lus-value qu'ils contiennent. Smith est tellement absorbé par l'étude des parties v -J- pl de la valeur produite par le travail d'une journée dans une société capitaliste, qu'il oublie qu'il est indifférent, an point de vue de la circulation simple des marchandises, que les objets d'usage consistent en travail payé ou en travail non payé, puisque leur production coûte le même travail dans les deux cas ; et qu'il est tout aussi indifférent que la marchandise de A soit un moyen de production et celle de B un article de consommation, que l'une fonctionne comme capital, et que l'autre soit consommée, selon Smith, comme revenu. L'usage que chaque acheteur fait de sa marchandise n'a rien à faire avec l'échange, c'est-à-dire avec la circulation, et n'affecte pas la valeur de la marchandise, bien que Vanalysede la circulation du produit annuel de
GII&P. XX. - L& REPRODUOTION SIMPLE 457
la société doive tenir compte de l'usage des différentes parties de ce produit.
La conversion constatée plus haut de (116), en une partie de (Ila)pi, et les autres conversions anxquelles donnent lieu (11a)pi et (1115)pi ne présupposent point que les capitalites Ila et Ilb, individuellement ou en groupe, répartissent dans les mêmes proportions leur plus-value entre les aliments nécessaires et les articles de luxe. La reproduction simple suppose uniquement qu'une valeur égale à la plus-value toute entière est réalisée en articles de consommation. Dans chaque catégorie, l'un peut consommerplus d'objets de consommation, l'autre plus d'articles de luxe; ces différences se compensent et chacune des catégories de capitalistes a et b participe dans la même mesure aux deux genres de consommation. Les valeurs relatives - c'est-à-dire la participation des producteurs a et b à la valeur totale du produit Il et, par cela même, le rapport quantitatif entre les branches de production qui fournissent ces produits - sont nécessairement données dans chaque cas particulier. Dans notre exemple, ce rapport est hypothétique ; un autre exemple modifierait les rapports quantitatifs, mais ne changerait rien à ce qui a été dit au point de vue des faits. Si les circonstances provoquaient une modification réelle de la grandeur proportionnelle de a et b, les conditions de la reproduction simple se modifieraient d'une façon analogue.
De ce que (Ha), se réalise dans une partie équivalente de (11a)pi, il résulte qu'au fur et à, mesure que la production d'articles de luxe augmente et absorbe une quote-part croissante de la forcede travail, la reconversion en av-ent du capital variable avancé en (Ila)v et, par cela même, l'existence et la reproduction des ouvriers occupés en Ilb, dépendent de la, prodigalité des capitalistes, de ce qu'ils consacrent une plus ou moins grande partie de leur plusvalue à l'achat d'articles de luxe. Chaque crise diminue
458 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
momentanément la consommation de ces articles et ralentit la reconversion de (Ilb), en capital-argent. Une partie des ouvriers de la catégorie de luxe est jetée alors sur le pavé, ce qui a pour conséquence de diminuer et même d'arrêter la vente des aliments nécessaires ; sans parler du renvoi des ouvriers improductifs, dont le salaire constituait une partie de la dépense de luxe des capitalistes (ces ouvriers peuvent être considérés eux-mêmes comme articles de luxe) et qui intervenaient pour une bonne part dans la consommation des aliments nécessaires, etc. L'inverse se présente dans les périodes de prospérité et surtout dans les moments de fraude qui les accompagnent, alors que quantité de raisons déterminent la baisse de la valeur de l'argent et provoquent une hausse du prix des marchandises absolument indépendante d'une variation de leur valeur. Alors augmente non seulement la consommation des aliments nécessaires ; maisla classe ouvrière ~renforcée par toute l'armée de réserve qui entre en activité) prend part momentanément à la consommation des articles de luxe et des aliments qui, dans le cours ordinaire des choses, ne sont " nécessaires " qu'aux capitalistes. Toutes ces circonstances contribuent à accentuer la hausse des prix.
Dire que les crises résultent du manque de consommateurs solvables est une tautologie, étant donné que le système capitaliste ne connaît d'autre consommation que la consommation payante, sauf celle des hommes assistés et des " filous ". A ceux qui veulent donner à cette tautologie une apparence de profondeur, en ajoutant que la classe ouvrière reçoit une part trop maigre de son produit et que, pour faire disparaître la crise, il faut augmenter les salaires, il suffit de répondre que les crises sont chaque fois précédées d'une période de prospérité, où les salaires haussent d'une façon générale et où la classe ouvrière reçoit effectivement une part plus grande du produit annuel. Cette période devrait écarter la crise, selon la théorie de ces chevaliers du " bon sens " (!). Il paraît donc que la pro
CHAp xx. - LA REPRODUCTION SIMPLE 4,59
duction capitaliste implique des conditions indépendantes de la bonne ou de la mauvaise foi, qui ne permettent la prospérité, relative de la classe ouvrière que momentanément et toujours comme prélude d'une crise (1).
On a vu tantôt que le rapport entre la production des aliments nécessaires et celle des articles de luxe détermine la répartition de Il (vi- pi) entre Ila et Ilb, et par conséquent celle de 11, entre (Ila), et (Ilb), . Il agit donc sur le caractère et les conditions quantitatives de la production et intervient comme un facteur décisif de son organisation.
Bien que l'appropriation de la plus-value apparaisse comme le stimulant du capitaliste, la reproduction simple a pour but la consommation ; car la plus-value, quelle que soit son importance, est destinée à être consommée. Or la reproduction simple est la partie la plus considérable de la reproduction annuelle, même quand celle-ci s'effectue à une échelle progressive ; la consommation persiste donc comme but, à côté de l'enrichissement et même en opposition avec lui. Les choses semblent plus compliquées dans la réalité, parce que des participants (parlners) au butin (la plus-value) entrent en scène comme consommateurs autonomes.
V. La monnaie comme intermédiaire des transactions.
Selon l'exposé qui vient d'être fait, la circulation entre les différentes classes de producteurs a eu lieu d'après le schéma suivant :
1) Entre les classes 1 et Il
1. 4000e + 1000v + 1000pi
il . . . 2000 c .. + 500V + 500pi
La circulation de 11, 2000 est terminée ; cette valeur est convertie en 1 (1000, + 1.000pi). Nous laissons de côté
(i ) Ad notam pour les partisans éventuels de la théorie de Rodbertus
sur les crises. F. E.
460 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
pour le moment 4000 1, ; il reste donc à examiner la circu - lation de v -~- pl dans la classé Il.
Il (v + pl) se partage comme suit entre les catégorie Ila et Ilb :
2) il 500,+ 500pi ~ a (,400, + 400PI) + & (100, 100pl),
Les 400, (a) circulent dans la catégorie a les ouvriers c
qui les reçoivent comme salaire, les emploient pour acheter aux capitalistes lIa des aliments qu'ils ont produits euxmêmes.
Nous avons admis que les capitalistes des deux subdivi
sions dépensent les 3 ' /5 de leur plus-value pour des aliments
nécessaires (produits de Ila), et les 2/5 pour des articles de
luxe (produits de Ilb). Les 3 , /5 de la plus-value a ~ 240
sont donc consommés dans la subdivision Ila, et les 2 , /5
de la plus-value b ~_ 40, dans la subdivision Ilb. Il reste
à échanger entre Ila et Ilb : du côté, de a, 160pi et
100,, --f- 60pi du côté de b. Les ouvriers [Ib achètent, pour
le salaire (= 100) qu'ils ont reçu en ai-gent, des aliments
nécessaires à Ila ; les capitalistes Ilb font pour les 3/5 de
leur plus-value (= 60) des acquisitions du même genre à
Ila. Les capitalistes lIa reçoivent ainsi l'argent nécessaire
pour convertir les '22/5 de leur plus-value (= 160) en
articles de luxe (qui se trouvent entre les mains des capi
talistes Ilb sous forme de 100, remplaçant le salaire qu'ils
ont avancé, et de 60pi). Voici quel est le schèma de ces
transactions :
3) Ila [400v ] + [240pi] + 160pi
lib . . . . . . 100v + 60pi + [40pi].
Les chiffres entre parenthèses indiquent les sommes consommées dans la subdivision même.
Le reflux direct de Fargent avancé comme capital variable, qui n'a lieu que dans la catégorie Ila (production des aliments nécessaires) est une confirmation, modifiée par des conditions particulières, de la loi men
CIIAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 461
tionnée antérieurement, suivant laquelle les producteurs de marchandises qui avancent de l'argent à la circulation, le recouvrent dans le cours normal de la circulation des marchandises. Il s'ensuit ceci soit dit en passant, que si le producteur de marchandises s'appuie sur un bailleur de fonds qui lui prête son capital-argent (e'est-à-dire, dans le sens le plus strict du mot, de la valeur-capital sous forme d'argent), c'est vers la poche de ce dernier que l'argent refluera continuelle ment. C'est ainsi que l'argent en circulation, tout en passant plus ou moins par toutes les mains, est en réalité du capital-argent dont le fonctionnement est or-anisé et concentré par les banques, etc. ; les c
conditions de son reflux dépendent du mode suivant lequel il a été avancé, bien que la reconversion du capital industriel intervienne également.
Deux choses sont nécessaires pour la circulation des marcbandises : des,marchandises et de l'argent. "La circulation ne s'éteint pas... comme l'échange immédiat, dans le changement de place ou de mains des produits. L'argent ne disparait point, bien qu'il s'élimine à la fin de chaque série de métamorphoses d'une marchandise. Il se dépose toujours en un point de la circulation qui a été évacué par la marchandise etc., " (vol. 1, chap. 111, p. 47).
Nous avons admis, p. ex., que 500 £ d'argent ont été c
avancées pour la circulation entre 11, et 1 (v + pi). Le nombre de trantmetions entre deux grands groupes sociaux de producteurs est illimité ; tantôt c'est un capitaliste d'un groupe, tantôt c'est un capitaliste de ]'autre qui achète le premier et verse de l'argent dans la circulation, car les périodes de production et de rotation des différents capitaux-marchandises ne sont pas les mêmes dans les deux groupes. Donc, Il achète à 1 des moyens de production pour 500 £, et 1 achète à II des articles de consommation pour la même somme; l'argent rentre ainsi kt Il sans être pour lui une source d'enrichisse ni ent. Il fournit d'abord à la circulation 500 £ en argent, pour en retirerdes marchandises de valeur équivalente et il vend ensuite des marchandises pour 500 X
462 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DÛ CAPITAL TOTAL
pour reprendre à la circulation les 500 £ qu'il a avancées. En fait, il verse 1000 £ dans la circulation : 500 en argent et 500 en marchandises, et il en retire 1000 .: 500 en marchandises et 500 en argent. Pour opérer les conversions des 500 £ de marchandises (1) et des 500 £ de marchandises (II), la circulation n'a besoin que de 500 £ en argent; l'argent qui a été avancé pour l'achat des premières est récupéré par la vente des secondes. Si 1 avait acheté le premier pour 500 £, c'est à lui au lieu de Il qu'elles auraient fait retour.
L'argent avancé comme salaire (capital variable) dans
la classe 1, ne revient pas directement sous cette forme ; il
rentre par un détour. Au contraire, dans 11, les 500 £ de
salaire reviennent directement des ouvriers aux capitalistes,
comme il en est partout où la vente et l'achat se répètent
continuellement entre les mêmes personnes, remplissant
alternativement les rôles de vendeur et d'acheteur. Le
capitaliste Il paie la force de travail en argent et il l'in
corpore par cette transaction à son capital; il ne devient
capitaliste industriel vis-à-vis de l'ouvrier salarié que par
cet acte de circulation, qui transforme son capital-argent
c
en capital productif, L'ouvrier qui n'était d'abord que vendeur de force de travail devient possesseur d'argent et acheteur vis-à-vis du capitaliste vendeur de marchandises, qui est mis en état de recouvrer l'argent qu'il a avancé comme salaire. Aussi longtemps que cette vente de marchandises n'est pas frauduleuse et qu'elle se borne à l'échange de valeurs équivalentes, elle n'enrichit pas le capitaliste ; l'ouvrier n'est pas payé deux fois, une fois en argent et une fois en marchandises, et l'argent revient au capitaliste dès que l'ouvrier achète des produits.
L'argent avancé pour le salaire (capital variable) joue un des rôles principaux dans la circulation monétaire. La classe ouvrière, qui vit de la main à la bouche, ne peut pas accorder du crédit à long terme aux capitalistes industriels. Toutes les semaines p. ex., du capital variable sous f orme d'argent doit être avancé en des points innombrables
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 468
de la société, quelles que soient les périodes de rotation des capitaux des différentes industries ; plus ces périodes sont courtes, moins la somme d'argent pour le paiement des salaires en circulation doit être considérable. Aussi dans tout pays de production capitaliste, le capital variable prend une part décisive à la circulation totale, d'autant plus qu'a-' vant de revenir à son point de départ, il passe par beaucoup de mains et sert d'instrument à un nombre illimité de transactions.
Considérons à un autre point de vue la circulation entre 1 (,+ pi) et Ilc
Les capitalistes 1 avancent 1000 £ pour payer le salaire pour ces 1000 £, les ouvriers achètent des aliments aux capitalistes 11, qui les emploient pour se procurer des moyens de production chez les capitalistes 1. Ceux-ci recouvrent donc leur capital variable sous forme d'argent, tandis que les capitalistes Il transforment, de marchandise en capital productif, la moitié de leur capital constant. Pour acheter des moyens de production, les capitalistes Il avancent en outre 500 £ aux capitalistes 1, qui les consacrent a l'achat d'articles de consommation vendus par Il. Les 5(10 £ retournent ainsi aux capitalistes 11, qui les avancent de nouveau pour reconvertir en capital productif le dernier quart de leur capital constant existant sous forme de marchandises. Revenu à 1, cet argent sert à acheter des articles de consommation, ce qui le fait refluer encore une fois vers Il ; de sorte qu'en fin de compte, les capitalistes Il possèdent, comme auparavant, 500 £ en argent et 2000 £ en capital constant (qui a cependant abandonné la forme marchandise et est redevenu capital productif). 1500 £ d'argent ont ainsi servi à faire circuler des marchandises d'une valeur de 5000, savoir: 1) 1 paie à ses ouvriers 1000 £, pour leur force de travail ; 2) pour ces 1000 £,lesouvriers achètent des alimentsà 11; 3) Il emploie le même argent pour acheter des moyens
464 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTIOl; DU CAPITAL TOTAL
de production à 1, dont le capital variable reprend ainsi
la forme argent ; 4) ~II avance 500 £ pour acheter des
c 1
moyens de production à 1 ; 5) pour les mêmes 500 £, 1
achète des articles de consommation à Il ; 6) 11, avec les
mêmes 500 £, achète encore une fois des moyens de pro
duction à 1; et 7) 1 les emploie de nouveau pour acheter
des aliments à Il. Ainsi Il a recouvré les 500 £ qu'il a
versées à la circulation en dehors de ses 2000 £ de mar
chandises, pour lesquelles la circulation lie lui a fourni
aucun équivalenten marchandises (1).
Voici donc comment les transactions se suivent
1° 1 paie 1000 £ pour la force de travail -,
d'où une avance pour des marchandises = 1000
2° Les ouvriers achètent pour 1000 £ d'articles
de consommation à 11; marchandises = 1000 ".
3° Pour ces 1000 £, Il achète des moyens de
production à 1 ; marchandises = 1000 "
(I a ainsi recouvré son capital variable de
1000 £ sous forme d'argent).
4° Il paie 500 £ pour acheter des moyens de
production à 1; marchandises 500 "
5° pour ces 500 £, 1 achète des articles de
consommation à Il marchandises 500 "
6° pour les mêmes 500 £, Il achète des
moyens de production à 1 ; marchandises 500 "
7° enfin pour ces mêmes 500 £, I achète des
articles de consommation à 11, qui recouvre
les 500 £ qu'il a avancées ; marchandises 500 "
Somme des marchandises vendues et achetées = 5000 "
Voici le résultat :
1° Il est rentré en possession du capital v ' ariable de
1000 £, qu'il a avancé primitivement à la circulation ; il
(1) Cet exposé diffère un peu de celui donné plus haut (pi 448). Là, il était admis que 1 versait également à la circulation une somme de 500 ; ici tout l'argent supplémentaire est fourni par Il. Le résultat
n'en est pas modifié. F. E.
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SEMPLE 465
a dépensé, pour sa consommation personnelle, 1000 £ provenant de la vente de ses produits (moyens de production).
La force de travail contre laquelle l'argent du capital variable a été échangé, c'est-à-dire la marchandise que les ouvriers ont dù vendre pour vivre, est conservée et reproduite ; le rapport social entre le salarié, et le capitaliste est donc maintenu.
2) Le capital constant de Il est renouvelé en nature et les 500 £ ci-n'il a avancées à la circulation lui sont revenues. Pour les ouvriers 1, la circulation a la forme M - A - M :
1 .3
M A M
(Force de travail) (Capital viriablede I~l000£) (objets de cousowmation~ 1000
acheO,s à 11).
Pour les capitalistes Il, la formule du procès est M - A, conversion d'une partie de leur produit-marchandise en argent, qui sera retransformé en éléments du capital productif (moyens de production). En avançant cet argent A (500 £) pour l'achat de moyens de production, les capitalistes Il donnent par anticipation la forme argent à la partie de 11, qui n'a pas encore abandonné la forme marchandise (articles de consommation). Dans la transaction A - M, entre Il acheteur et 1 vendeur, le A de Il se convertit en capital productif, tandis que le M de 1 accomplit l'acte M - A et se convertit en argent représentant, non
Z
pas une partie de la valeur-capital de 1, mais sa plus-value destinée à acheter des articles de consommation.
Dans la circulation A - M.. P.. M' -A', l'acte il - M, qui commence les opérations d'un capitaliste, représente en même temps le dernier acte (en entier ou en partie) M'- A' d'un autre capitaliste, que le M converti en capitai productif soit pour celui qui le vend capital constant, capital variable ou plus-value.
La partie v --F- pl du produit de la section 1 lui permet de retirer de la circulation plus d'argent qu'elle n'en a versé. D'abord elle recouvre ses 1000 £ de capital variable ; puis elle vend (voir transaction 11, 4) des moyens de produc
466 TROISIÉME PARTIE. - LA REPI~0DUCTI0N DU CAPITAL TOTAL
tion pour 500 £, ce qui convertit en argent la moitié de sa plus-value ; enfin (transaction w 6) elle vend pour 500 £ la seconde moitié de sa plus-value (sous forme des moyens de production). Elle fait donc successivement les transactions suivantes : l'conversion du capital variable en argent 1000 £ ; 2' vente de la moitié de la plusvalue = 500 31 vente de l'autre moitié de la plusvalue = 500 En tout : 1000,, -+- 1000pl, convertis en 2000 £ d'argent. Bien que 1 ne verse à la circulation que 1000 £(abstraction faite des transactions qui effectuent la reproduction de 11, et que nous étudierons plus tard), il en retire le double. La plus-value convertie en argent passe naturellement sans retard à d'autres puisqu'elle doit servir à l'achat d'articles de consommation. Les capitalistes .1 ne retirent en argent de la circulation que la somme qu'ils y ont versée en ïïia~~chandises, et le fait que cette valeur est de la plus-value, ne coûtant rien aux capitalistes, n'influence en rien les transactions. La forme argent de la plus-value est passagère comme toutes les formes que revêt le capital avancé pendant la circulation ; elle ne se manifeste que pendant l'intervalle entre la transformation de la marchandise 1 en argent et la transformation de l'argent 1 en marchandise IL
Si l'on admet des rotations plus courtes - c'est-à-dire une circulation monétaire plus rapide - il faudra moins d'argent pour faire circuler les valeurs, car la quantité de monnaie nécessaire dépend toujours, le nombre des transactions étant donné, des prix c'est-à-dire de la valeur des marchandises en circulation, quelle que soit la composition de cette valeur en plus-value et valeur-càpital. -
Si, dans notre exemple, le salaire de 1 était payé 4 fois par an (4 x 250 1000), 250 £ en argent suffiraient à la transaction (Iv - il, ) et à la transaction entre le ca_2_
pital variable 1, et la force de travail 1. De même la conversion de ipi en Il,, si elle se faisait en 4 transactions n'exigerait que 250 £ en argent. Il ne faudrait donc en
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 467
tout qu'une somme (un capital-argent) de 500 £ pour faire circuler des marchandises de la valeur de 5000 £; la -plusvalue, au lieu de se convertir en argent 2 fois par moitiés, le ferait 4 fois par quarts.
Supposons que dans la transaction no 4 ce soit 1 et non pas Il qui soit acheteur. 1 dépense 500 £ en argent pour
Zn
l'achat d'articles de consommation. Il achète, pour les mêmes 500 £, des moyens de production, dans la transaction no 5. Dans la transaction no 6, 1 achète des articles de consommation, et dans la transaction no 7, Il achète des moyens de production, toujours avec les mêmes 500 £, qui rentrent ainsi à la fin à 1 et non à Il. Dans ce cas, la plusvalue se convertit en argent au moyen d'une somme que les producteurs capitalistes ont dépensée pour leur consommation privée et qui représente une anticipation de la plusvalue contenue dans la marchandise à vendre. Ce n'est pas le reflux de 500 qui convertit la plus-value en argent; car à côté des 1000 en marchandises h, la section 1 a versé à la circulation 500 £ en argent, a, la fin de la transaction no 1. Cet argent ne provient pas d'une vente le marchandises, mais est fourni supplémentairement; s'il rentre à 1, il lui restitue simplement son avance supplémentaire, sans convertir sa plus-value en argent. La couversion de celle-ci n'a lieu que par la vente des marchandises Ipi, et elle ne dure que jusqu'à ce que l'argent provenant de la vente des marchandises soit dépensé pour des articles de consommation.
f achète à Il des articles de consommation avec de
l'argent supplémentaire (500 £) et cet argent lui revient
pour la première fois, lorsque Il lui achète des 'Marchan
dises pour 500 £ ; il lui revient donc comme équiva
lent des marchandises qu'il a vendues. Celles-ci ne coû
tent rien à 1 *, elles représentent sa plus-value, et * c'est
ainsi que Pargeni qu'il verse lui-Wme à la circulation
sert à convertir saplus-vahie. Dans son second achat (n' 6),
1 reçoit également un équivalent en marchandises de .11.
Admettons que Il ne continue pas les transactions et
463 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
nachète pas (n' 7) des moyens de production. 1 aura dépensé 1000 £ pour des articles de consommation et consommé toute sa plus-value comme revenu, savoir 500.£ en marchandises (moyens de production) et 500 £ cri argent ; il ne recouvrera plus 500 £ en argent, mais il
c
gardera des marchandises (moyens de production)-pour 500 £. 11, au contraire, aura reconverti en capital productif lestrois quarts de soncapital constant et gardera le dernier quart sous forme d'argent ~500 £'/, c'est-à-dire de capital virtuel, ayant interrompu son fonctionnement. Si cette situation dure un certain temps, Il devra réduire d'un quart J'échelle de sa reproduction. - Les 500 de moyens de production restés à 1, ne sont pas de la plus-value existant sous forme de marchandises ; c'est une valeur qui a pris la place des 500 £ d'argent que 1 a possédées à côté de ses 1000 £ de plus-value en marchandises. A Fétat d'argent, cette valeur est toujours immédiatement réalisable ; sous forme de produits, elle est invendable pour le inoment. En tout cas il est clair que la reproduction simple (où tout élément du capital constant tant de Il que de 1 doit être remplacé) n'est possible qu'à la condition que les 500 oiseaux d'or retournent à 1 qui leur a donné le vol. .
Le capitaliste (nous ne nous occupons que des capitalistes industriels qui, pour le moment, représentent à nos yeux tous les autres) se dessaisit définitivement de fargent qu'il dépense en articles de consommation, et cet argent ne lui revient qu'à mesure qu'il le retire de la circulation par la vente de son capital-marchandise. La valeur de toute marchandise se divise pour lui, tout comme celle de son produit annuel, en capital constant, capital varilàble et plus-value. Chaque fois qu'il convertit en argent une de ses marchandises (un élément de son produit-marchandise~, il convertit une partie de sa plus-value et il est par conséquent littéralement vrai que le capitaliste lui-même verse a la circulation (lors (le l'achat de ses articles de consommation) l'argent qui sert à réaliser la plus-value.
Dans la pratique, cela se fait de deux manières. Si l'en
CHAP. XX. - 1-1 REPRODUCTION SIMPLE 459
treprise a commencé dans Fannée,le capitaliste doitattendre assez longtemps, au moins quelques mois, avant de pouvoir employer pour sa consommation personnelle une partie de l'argent que rapportera son industrie. Dans ce cas il n'interrompt pas sa consommation, mais il s'avance à lui-même de l'argent, en anticipation sur la plus-value (peu importe qu'il prenne cette avance dans sa poche ou, par le crédit, dans celle d'un autre) ; cette avance sert en même temps d'intermédiaire pour faire circuler la plus-value qui ne sera réalisée que plus tard. Si l'entreprise est depuis longtemps en exploitation régulière, les paiements et les recettes se répartissent sur les différentes périodes de l'année. La dépense personnelle du capitaliste est prélevée sur ces dernières en proportion de leur importance habituelle ou supposée.
Chaque maxchandise vendue réalise une partie de la plus-value annuelle. Si, pendant l'année, on ne parvenait à vendre que les marchandises nécessaires pour remplacer les capitaux constant et variable, ou si les prix tombaient au point que la vente du produit annuel ne réalisait que la valeur du capital avancé, on verrait clairement (lue de l'argent a été dApensé anticipativement, en perspective d'une récolte de plus-value. Lorsqu'un capitaliste fait faillite, ses créanciers et Id tribunal vérifient si ses dépenses personnelles, faites par anticipation, 'ont été proportionnelles à l'importance de son entreprise et à la plus-value qu'elle rapporte habituellement ou normalement.
Lorsqu'on ditde la classe capitaliste toute entière, qu'elle doit verser elle-même à la circulation l'argent pour réaliser la plus-value (et même pour faire circuler les capitaux constant et variable) l'affirmation n'a rien de paradoxal, et apparait même comme la condition indispensable de tout le mécanisme. Eu effet, il n'y a dans la société que deux classes : les ouvriers qui ne disposent que de leur force de travail et les capitalistes qui ont le monopole de tous les moyens sociaux de production y compris furgent, Il y aurait paradoxe si la classe ouvrière avançait
470 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
elle-même et de ses ressources l'argent pour la réalisation de la plus-value contenue dans les marchandises. C'est le capitaliste qui fait cette avance el seulement lorsqu'il agit comme acheteur, soit quand il dépense de l'argent pour des articles de consommation, soit quand il en avance pour les éléments (force de travail et moyens de production) de son capital productif. Il ne donne cet argent qu'en échange d'un équivalent, et il l'avance à la circulation de la même façon qu'il lui avance de la marchandise. Dans les deux cas, il fonctionne comme point de départ d'un phénomène de circulation.
Deux circonstances viennent obscurcir le véritable cours des choses :
11 L'intervention, dans le procès de circulation du capital industriel, du capital cOînjïï(,reial (dont la forme primitive esttoujours l'argent, le commerçant ne fabriquant, ni "produit ", ni " marchandise ") et du capliat-cirgeiii, objet des transactions d'une catégorie spéciale de capilalistes.
2o La répartition de la plus-value - qui, en première instance, se trouve toujours entre les mains du capitaliste industriel - entre différentes catégories sociales, dont les représentants, vis-à-vis du capitaliste industriel, sont le propriétaire foncier (pour la rente foncière), l'usurier (pour J'intérêt), le gouvernement (avec ses fonctionnaires), etc. Ces individus se présentent au capitaliste industriel comme acheteurs de ses marchandises. S'ils versent de " l'argent" dans la circulation et si l'industriel en reçoit d'eux, il convient de se demander où ils ont pris et où ils prennent encore quotidiennement cet argent.
VI. Le capital constant de la section 1 (l ).
Il nous reste à examiner le capital constant 4000 1, de la section 1 La valeur (les moyens de production que 1 a
(1) À partir d'ici le Nanuscrit Il.
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 471
engagés dans sa fabrication reparaît dans le produit. Cette valeur n'a pas été créée dans le procès de production ; elle y est entrée au commencement de l'année comme valeur constante, valeur des moyens de production, et elle con
siste maintenant dans la partie des marchandises 1 qui n'a pas été échangée avec la section IL Ces marchandises représentent les deux tiers de la valeur totale du produit annuel des capitalistes 1.
Nous avons dit que lorsqu'un capitaliste vend un moyen de production qu'il a fabriqué, il opère la retransformation en argent de la partie constante de la valeur de son produit. L'argent qu'il obtient de la sorte lui permet d'acheter à d'autres vendeurs les moyens de production qui lui sont nécessaires, c'est-à-dire de donner à la partie constante de la valeur de son produit une forme matérielle sous laqulle
elle peut de nouveau fonctionner comme capital productif constant. Les faits ne se passent pas de la sorte dans les
phénomènes que nous étudions maintenant. Notre sectien 1 comprend tous les capitalistes qui fabriquent des moyens de production. Le produit de 4000, qui reste entre
leurs mains, ne peut être échangé contre aucune autre partie du produit social, car il n'en existe plus d'autre. Sauf ces,1000, tout a été distribué : une partie a été absorbée par la consommation sociale, une autre partie a pris la place du capital constant de la section 11, qui de son
eAté, a échangé avec 1 tout ce dont elle dispose.
La difficulté se résout très-simplement, parce que tout
le produit 1 consiste en moyens de production, c'est-àdire en éléments matériels du capital constant lui-même. C'est le même phénomène que celui que nous avons étudié dans la section 11, avec cette différence que, dans celle-ci, le produit consiste entièrement en articles de
consommation et qu'une partie, celle correspondant au salaire et à la plus-value incorporés au. produit total, peut être consommée par ceux qui l'ont produite. Ici tout le produit se présente sous forme de moyens de production, bàtiments, machines, récipients, matières lire
4U TI'OISIJI,ML~ PARTIK. - LA IiEPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
iiiières et auxiliaires, etc. La partie qui correspond au capital constant peut, par conséquent, servir directement de capital productif et circuler entre les capitalistes 1. Si une partie du produit de Il entre en nature dans la consommation (improductive) de ceux qui l'ont produite, il en est de même d'une partie du produit de 1, sauf qu'elle entre en nature dans la consommation productive.
Dans la partie 4000, du produit i, la valeur du capital constant qui a été consommé pour l'obtenir, réapparait sous une forme d'usage qui lui permet de redevenir imniédiatement capital productif constant. En 11, la partie (~-- 1000) du produit de 3000, qui équivaut au salaire et à la plus-value, passe directement à la consommation improductive des capitalistes et des ouvriers de cette section, tandis que la valeur constante (2000), qui ne peut pas entrer dans la consommation productive des capitalistes de II, doit faire l'objet d'un échange avec 1. En 1, au contraire, la partie (~ 2000) du produit de 6000, qui équivaut au salaire et a la plus-value, ne peut pas, de par sa forme d'usage, entrer dans la consommation improductive de ceux qui l'ont produite et elle doit être échangée avec Il. Par contre la valeur constante (~ !1000) a une forme d'tisa-,e qui lui permet de redevenir immédiatement capital constant, pour la section 1. En d'autres termes : Tout le produit (6000) de la section 1 consiste en valeurs d'usage qui, grâce à leur forme naturelle, ne peuvent servir, sous le régime capitaliste, que de capital constant. Il se divise en 2000 qui remplacent le capital constant de la section II, et e ' n 1000 qui remplacent le capital constant de la section I.
Le capital constant 1 se compose d'un grand nombre de groupes de capitaux engagés dans les différentes branches, forges, houillières. etc.), produisant les moyens de production, et chacun de ces groupes comprend un nombre plus ou moins considérable de capitalistes. Le capital de la société, que nous avons évalué à 7500 (ce qui peut signifier des millions, etc.) se divise donc en différentes fractions,
CRAP. XX. - LA. REPRODUCTION SIMPLE 478
dont chacune est consacrée à une branche spéciale de production et est composée, " si l'on considère sa forme naturelle, de moyens de production et de force de travail. La partie du capital-social, qu'il s'agisse de I ou de II, engagée dans chaque branche de production, se compose évidemment de le somme des capitaux individuels qui y fonctionnent.
En 1, la valeur du capital constant qui réapparait dans le produit, rentre en partie comme moyen de production dans l'industrie (quelquefois même dans l'entreprise) d'où elle est sortie; il en est ainsi du blé, du charbon, du fer etc. Quant aux produits représentant la valeur constante de 1, qui ne peuvent pas être utilisés directement dans la sphère de production ou l'entreprise où ils ont pris naissance, ils entrent dans une autre branche d'industrie de la section I et sont remplacés par d'autres produits de cette même section. Ils sont donc soumis à un simple déplacement; ils restent tous dans la section 1 pour y renouveler le capital constant, mais dans des groupes différents. Les transactions entre les différents capitalistes 1 consistent à échanger du capital constant sous une forme naturelle contre du capital constant sous une autre forme naturelle, des moyens de production contre d'autres moyens de production, ceux qui ne servent pas dans l'industrie d'où ils sortent étant transportés de leur sphère de production à une autre. Nous pouvons donc dire (par analogie avec ce que nous avons dit de la plus-value de II) que chaque capitaliste I retire de la masse des marchandises qui représentent le capital constant 4000 I, une part de moyens de productions qui est en raison de sa participation à ce capital constant. Si l'organisation sociale était communiste au lieu d'être capitaliste, il est clair que la répartition (les produits de la section I, entre les différentes industries de cette section en vue de la reproduction, ne serait pas modifiée - certains produits resteraient dans l'industrie où ils sont nés ; d'autres passeraient à d'autres industries. Il en résulterait un va-et-vient continuel entre les différents lieux de production de cette section.
capital_Livre_2_474_517.txt
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474 TROISIÈME PARTIE. - LA REPROLUCTION DU CAPITAL TOTAL
VIL Le capital variable et la plus-value dans les deux sections.
La valeur totale des objets de consommation produits annuellement comprend : la valeur reproduite pendant ;"année du capital variable II, la plus-value II nouvellement produite, la valeur reproduite pendant l'année du capital variable I et la plus-value I nouvellement produite (c'est-à-dire la valeur produite pendant l'année dans les sections Il et 1).
Lorsqu'il s'agit de la reproduction simple, la valeur totale des objets de consommation produits annuellement est doue égale à la valeur créée pendant l'année ; il doit en être ainsi, puisque dans la reproduction simple toute cette valeur est consommée.
Notre journée sociale de travail se divise en deux fractions . 1° le travail nécessaire (lui crée dans le cours de l'année une valeur de 1500, ; 20° le surtravail qui crée une valeur supplémentaire ou plus-value de 1500pl. La somme (== 3000) de ces valeurs est égale à la valeur (~ 3000) des articles de consommation produits pendant l'année,laquelle équivaut par conséquent à la valeur totale créée pendant l'année parla journée sociale de travail, c'est-à-dire à la valeur du capital variable de la société, augmentée de la plus-value qu'elle a produite.
Bien que la valeur totale des objets de consommation et la valeur totale créée par la journée sociale de travail soient équivalentes, nous savons que la valeur des marchandises II (articles de consommation) n'a pas été créée entièrement dans cette section de la production sociale. En effet, la valeur du capital constant qui réapparaît en Il est la valeur nouvelle produite en 1 (capital variable-+plus-value) et c'est 1(,, + pi) qui renouvelle la partie du produit Il qui, pour les producteurs de cette section, représente le capital constant. On voit ainsi pourquoi la valeur du produit II, tout en se fractionnant pour les capitalistes Il en c -l-- v -1- pl, ne se fractionne pour la société
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 475
qu'en v --~- pl : c'est que 11, équivaut à 1(, + pi) et que ces deux éléments du produit social sont échangés l'un contre l'autre, de sorte que, cet échange fini, 11, a repris la forme de moyens de production et 1(, + pi) celle d'articles de consommation.
C'est ce fait qui a amené À. Smith à dire que la valeur
du produit annuel se résout eu v -J- pl. Cette conclusion
n'est exacte que pour la partie du produit annuel qui con
siste en articles de consommation, et elle ne veut pas dire
que toute la valeur de cette partie soit produite dans la
section 11, ni que la valeur du produit Il soit égale seule
ment à la valeur du capital variable avancé en Il aug
mentée de la plus-value produite en IL Ce qui est vrai
c'est que Il~,; + , + pi) pi) -1- 1(, + pi) et que 11,
I~V + pl)
Bien que la journée sociale de travail (c'est-à-dire le travail dépensé pendant toute l'année par la classe ouvrière) tout comme chaque journée de travail, ne se divise qu'en deux parties : le travail nécessaire et le surtravail ; bien que la valeur qu'elle produit ne se divise également qu'en (Jeux parties : la valeur du capital variable au moyen de laquelle l'ouvrier achète des subsistances et la plus-value que le capitaliste peut dépenser pour sa consommation personnelle ; une partie du travail social est néanmoins employée à produire du capital consiant nouveau, c'est-à-dire des objets qui sont destinés exclusivement à servir de moyens de production dans le procès de travail et, par conséquent, de capital constant dans la création de la valeur. Dans notre exemple, la journée sociale de travail est représentée par une valeur monétaire de 3000, et un tiers seulement en a été transformé dans la section 11, qui crée les objets de consommation, les marchandises dans lesquelles se réalisent en dernière analyse tout le capital variable et toute la plus-value de la société. Il en résulte que les deux autres tiers de la journée sociale de travail ont été utilisés à produire du nouveau capital constant. Au point de vue des capitalistes et des ouvriers 1,
474 TROISIÈME PARTIE. - LA REPROLUCTION DU CAPITAL TOTAL
VIL Le capital variable et la plùs-value dans les deux sections.
La valeur totale des objets de consommation produits annuellement comprend : la valeur reproduite pendant Fannée du capital variable 11, la plus-value Il nouvellement produite, la valeur reproduite pendant l'année du capital variable 1 et la plus-value 1 nouvellement produite (c'est-à-dire la valeur produite pendant l'année dans les sections Il et 11).
Lorsqu'il s'agit de la reproduction simple, la valeur totale des objets de consommation produits
annuellement est donc égale à la valeur créée pendant l'année ; il doit en être ainsi, puisque dans la
reproduction simple toute cette valeur est consommée.
Notre journée sociale de travail se divise en deux fractions . 10 le travail nécessaire, (lui crée dans le cours de l'année une valeur de 1500, -, '-)0 le surtravail qui crée une valeur supplémentaire ou plus-value de 1500pi. La somme (== 3000) de ces valeurs est égale à la valeur (~ 3000) des articles de consommation produits pendant l'année, laquelle équivaut par conséquent Zâ la valeur totale créée pendant l'année parla journée sociale de travail, c'est-à-dire à la valeur du capital variable de la société, augmentée de la plus-value qu'elle a produite.
Bien que la valeur totale (les objets de consommation et la valeur totale créée par la journée sociale de travail soient équivalentes, nous savons que la valeur des marchandises Il ~'articles de consommation) n'a pas été créée entièrement dans cette section de la production sociale. En effet, la valeur du capital constant qui réapparait en Il est la valeur nouvelle produite en 1 (capital variable -+plus-value) et c'est 1(,, + pi) qui renouvelle la partie du produit Il qui, pour les producteurs de cette section, représente le capital constant. On voit ainsi pourquoi la valeur du produit 11, tout en se fractionnant pour les capitalistes Il en c -1- v -1- pl, ne se fractionne pour la société
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 475
qu'en v -+- pl : c'est que 11, équivaut à 1(v + ,Il et que ces deux éléments du produit social sont échangés l'un contre l'autre, de sorte que, cet échange fini, II, a repris la forme de moyens de production et 1(, + pi) celle d'articles de consommation.
C'est ce fait qui a amené À. Smith à dire que la valeur
du produit annuel se résout en v --~- pl. Cette conclusion
n'est exacte que pour la partie du produit annuel qui con
siste en articles de consommation, et elle ne veut pas dire
que toute la valeur de cette partie soit produite dans la
section 11, ni que la valeur du produit Il soit égale seule
ment à la valeur du capital variable avancé en Il aug
mentée de la plus-value produite en IL Ce qui est vrai
c'est que II(c + v + pi) = Il(, + pi) -i- 1(v + pi) et que 11,
I~V + pl)
Bien que la journée sociale de travail (c'est-à-dire le travail dépensé pendant toute l'année par la classe ouvrière) tout comme chaque journée de travail, ne se divise qu'en deux parties : le travail nécessaire et le surtravail; bien que la valeur qu'elle produit ne se divise également qu'en deux parties : la valeur du capital variable au moyen de laquelle l'ouvrier achète des subsistances et la plus-value que le capitaliste peut dépenser pour sa consommation personnelle -, une partie du travail social est néanmoins employée à produire du capital constant nouveau, c'est-à-dire des objets qui sont destinés exclusivement à servir de moyens de production dans le procès de travail et, par conséquent, de capital constant dans la création de la valeur. Dans notre exemple, la journée sociale de travail est représentée par une valeur monétaire de 3000, et un tiers seulement en a été transformé dans la section 11, qui crée les objets de consommation, les marchandises dans lesquelles se réalisent en dernière analyse tout le capital variable et toute la plus-value de la société. Il en résulte que les deux autres tiers de la journée sociale de travail ont été utilisés à produire du nouveau capital constant. Au point de vue des capitalistes et des ouvriers 1,
476 TROISli,,NIE PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
ces deux tiers ne servent qu'a produire la valeur variable du capital et la plus-value, tout comme le fait le premier tiers dans la section Il. Au point de vue de la société et, par cons~quent, au point de vue de la valeur d'usage du produit, ils renouvellent le capital constant engagé ou c
consommé dans le procès de consommation productive. Il est vrai que, même au point de vue individuel, ces deux tiers de la journée sociale de travail produisent une valeur égale à celle du capital variable et de la plus-value, mais ils ne fournissent aucune des valeurs d'usage pour Fachat desquelles du salaire et de la plus-value pourraient être dépensés; ils ne produisent que des moyens de production.
Remarquons que ni en 1, ni en 11, la journée sociale de travail ne produit la valeur du capital constant fonctionnant dans ces deux sections de la production. Elle ne crée qqe la valeur supplémentaire, 2000 1(, + pi) -~1000 Il(,+ pi, qui doit être ajoutée à la valeur du capital constant 4000 1, -1- 2000 Il,, c'est-à-dire une valeur qui n'est pas encore du capital constant et est seulement destinée à le devenir.
Tout le produit de .11 (les objets de consommation) considéré concrètement, au point de vue de sa valeur d'usage, résulte du tiers de la journée sociale de travail ; il est au point de vue subjectif le résultat des travaux exécutés dans la section 11, par les tisserands, les boulangers, etc. Quant à la valeur constante du produit 11, elle réapparait sous une nouvelle forme d'usage, sous la forme d'objets de consommation, alors qu'elle existait précédemment sous celle de moyens de production, et c'est le procès de travail qui a provoqué cette transformation. Mais elle a seulement changé de forme et sa valeul-, qui représente les deux tiers du produit 2000 de la section 11, n'a pas été produite par le travail de Il pendant l'année courante.
Considéré au point de vue du procès du travail, le produit Il est le résultat d'un travail nouveau, appliqué à des moyens de production existant avant lui ; de même la
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 477
valeur du produit 11, considérée au point de vue de iacréatien de la valeur, se compose d'une nouvelle valevr créée par un tiers de la journée sociale de travail (500, --~500pi = 1000), combinée avec une valeur constante reprétant deux tiers d'une journée sociale de travail, accomplie avanÎ le procès de production Il. Cette partie de la valeur du produit 11, qui est représeiitée par une partie du produit lui-même, emisiste maintenant en un quantum d'objets de consommation de la valeur 2000~ 92/3 de la journée sociale de travail. C'est sous cette nouvelle forme d'usage qu'elle réapparait. L'échange d'une partie des objets de consommation = 2000 11, contre les moyens de production = 1(,Iooov + iocop4 est donc en fait l'échange de deux tiers d'une journée sociale de travail, accompli dans une année antérieure, contre deux tiers de la journée sociale de travail de l'année que l'on considère. Les 2/3 de la journée sociale de travail de cette dernière ne pourraient pas être utilisés à la fois à la production de capital constant et a la formation de capital variable et de plusvalue, s'ils ne trouvaient pas ` s'échanger contre une
a partie de la valeur des objets de consommation qui sont consommés annuellement et qui contiennent 2/3 d'une journée de travail accomplie dans une année antérieure. Il y a donc échange des 2/3 de la journée de travail de l'année courante contre 2/3 d'unejournée detravail accomplie précédemment, échange d'un travail actuel contre un travail passé. Voilà ce qui nous explique pourquoi la valeur du produit de la journée sociale de travail peut se résoudre en capital variable et plus-value, bien que les 2/3 de cette journée soient dépensés, non à la production d'objets dans lesquels du capital variable et de la plusvalue peuvent se réaliser, mais à la production de moyens dé production destinés à remplacer le capital absorbé pendant l'année. En effet les 2/3 de la valeur du produit 11, dans lesquels les capitalistes et les ouvriers 1 réalisent leur capital variable et leur plus-value (et qui constituent les 2/3 de la valeur du produit annuel), sont créés
418 TROISIÈME PARTIE. - LA LEPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
par les 2/3 d'une journée sociale de travail antérieur a l'année que l'on considère.
Les moyens de production et les articles de consommation produits par 1 et par li, considérés concrètement, sous leur forme naturelle et au point de vue de leur valeur d'usage, sont le 'produit du travail de l'année courante, pour autant que l'on envisage celui-ci sous son aspect concret, au point de vue de l'utilité et non de la dépense de force de travail créant de la valeur. Et môme au point de vue de l'utilité, ils ne sont produits de l'année courante qu'en ce sens que les Moyens de production ne se sont transformés en produit nouveau que gràce au travail qui leur a été consacré. Par contre ce travail n'aurait pas pu se transformer en produit sans le 'concours des moyens de production (moyens de travail et matières de production).
VIII. Le capital constant dans les deux sections
L'analyse de la valeur totale (9000) du produit et- des catégories qu'il comprend, n'offre pas plus de difficultés que celle de la valeur du produit d'un capital individuel.
Le produit annuel de la société comprend, dans notre exemple, trois journées sociales de travail d'une an née chacune. La -valeur de chacune de ces journées s'exprimant par 3000, celle du produit total est égale à, 3 x 3000 = 9000. Certaines parties de ces journées se sont accomplies avant le procès annuel de production dont nous analysons le résultat, savoir: dans la section 1, 4/3 de journée (valeur produite = 4000) etdans la section 11, 2/3 dejournée(valeur produite ~ 2000) ; soit deux journées sociales de travail ayant produit une valeur ~ 6000. Ceci explique pourquoi 4000 1, -+- 2000 11, = 6000, se présentent comme valeur constante, c'est-à-dire comme valeur des moyens de production, réapparaissant dans la valeur totale du produit de la société.
Dans la section 1 un tiers du travail nouveau est du travail
CIIAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE M
nécessaire, c'est-à-dire du travail qui remplace la valeur du capital variable 1000 Iv et paie le prix du travail empl oyé en 1. De même, dans la section 11, un sixième du travail nouveau, créant une valeur de 500, est nécessaire. Par conséquent, 1000 1, -4- 500 11, = 1500v, valeur créée par la moitié de la journée sociale de travail, exprime la valeur créée par le travail nécessaire, première moitié du travail total dépensé pendant l'~iinée.
Enfin, en 1, un tiers de la journée totale (valeur produite
1000) et en Il, un sixième de lajournée de travail(valeur produite = 500) sont du surtravail; leur somme représente l'autre moitié du travail total appliqué pendant l'année. La plus-value produite est donc de 1000PI, -+- 500 lipi ~ 1500pi.
En résumé :
Partie constante de la valeur
du produit social (c)
Travail dépensé pendant
l'année (v)
Surtravail dépensé pendant
l'année (pl)
Valeur (lu travail (le J'année
V +pl = 3000
journ'es de travail accomplies avant le 2 ' e proces de production, qui s'expriment en une valeur de 6000.
Une demi-journée de travail, dépensée dans la production de l'année courante, qui s'exprime en une valeur de 1500.
Une demi-journée de travail, dépensée dans la production de l'année courante, qui s'exprime en une valeur de 1500.
Valeur totale du produit (c + v + pl) 9000.
La difficulté ne consiste pas dans l'analyse même de la valeur du produit social; elle surgit quand ou compare les parties constituantes de cette valeur avec les parties constituantes de la substance du produit.
La valeur constante, qui ne lait que réapparaitre, est égale ~ la valeur de la partie du produit qui consiste en moyens de production. La valeur nouvelle (v -F- 1V) créée pendant l'année est égale à la valeur de la partie du produit qui consiste en m*cles de consommation. Sauf quelques exceptions qui n'intéressent pas notre étude, les moyens de production et les articles de consommation
480 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
sont des marchandises absolument différentes, au point de vue de la forme d'usage et des travaux concrets dont ils résultent; le travail qui applique les machines à la, production des aliments diffère complètement de celui qui fait les machines. Le travail annuel d'une valeur de 3000 semble être dépensé pour la production d'objets de consommation, dans lesquels aucune valeur constante ne réapparait ; car ces 3000 se décomposent en 1500, -1- 1500pi,- c'est-à-dire en capital variable -+ plus-value. D'autre part, la valeur du capital constant (6000) réapparait dans les moyens de production, c'est-à-dire dans une catégorie d'objets totalement différente des articles de consommation et dans laquelle aucune partie du travail social ne semble être dépensée.
Tout le travail de l'année parait être absorbé par les articles de consommation. Mais nous avons déjà éclairci le mystère. La valeur produite par le travail annuel est égale à la valeur du produit de la section 11, c'est-àdire à la valeur totale des articles de consommation nonvellement produits. La valeur de ce produit dépasse de deux tiers la partie du travail annuel dépensée dans la production d'objets de consommation (section 11), car un tiers seulement du travail annuel a été dépensé dans cette section et les deux autres tiers l'ont été dans la section 1 (moyensde production).La valeur qu i a été produite en même temps en 1, c'est-à-dire le capital variable 1 + la plus-value 1, est égale au capital constant Il dont la valeur réapparait sous forme d'objets de consommation. C'est pourquoi ces deux valeurs peuvent s'échanger et se substituer l'une à l'autre en nature. La valeur totale des articles de consommation Il est donc égale à la somme des valeurs nouvellement produites en 1 et en Il ; en d'autres termes - Il (, + v + pi) = 1 (, + ,i) -j- Il (, + pi) = la somme des nouvelles valeurs produites par le travail de l'année sous la forme v -+- pl.
La valeur totale des moyens de production (1) est égale àla somme des valeurs constantes qui réapparaissent sous forme de moyens de production (1) et sous forme d'objets de
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 481
consommation (11), c*est-à-dire aux valeurs constantes qui réapparaissent dans tout le produit de la société. Cette valeur totale exprime la valeur créée par 4/3 de journées de travail 1 et par 2/13 de journées de travail 11, terminées avant le procès de production de l'année courante, soit le résultat de deux journées sociales de travail.
La difficulté dans l'analyse du produit annuel résulte donc de ce que la valeur constante est représentée par un autre genre de produits (les moyens de production) que la nouvelle valeur v -~-pl, qui consiste en articles de consommation. Ceci explique pourquoi il semble que les 2/3 des produits consommés, considérés au point de vue de leur valeur, se retrouvent sous une nouvelle forme, comme un nouveau produit, sans que la société ait appliqué aucun travail à leur production. Cette apparence n'existe pas pour le capital isolé ; chaque capitaliste met à l'oeuvre un travail déterminé, qui transforme eu produits les moyens de production auxquels il s'applique. Cousidérons, par ex., un capitaliste constructeur de machines. Son capital constant dépensé pendant l'année = 6000, , son capital variable = 1.500, et sa plus-value ~ 1500pi. Le produit = 9000 se compose de 18 machines d'une valeur de 500 chacune. (S'il en produisait de différentes espèces, le prix de chacune serait calculé séparément). Le produit total est le résultat d'un même travail, combiné avec les mêmes moyens de production. Les différentes parties de la valeur du produit se représentent sous une même forme d'usage : 12,machines contiennent aussi bien les 6000c, que 3 machines contiennent les 1500, ou les 1500pi. Il est clair que la valeur des 12 machines qui representent 6000c n'est pas seulement constituée par du travail appliqué avant leur construction, mais qu'elle contient aussi du travail dépensé durant leur construction; les mo~ens dé production pour 18 machines ne se sont pas transformés exclusivement en 12 machines, bien que la valeur de ces 12 machines (qui se compose de 4000c + 1000, -J1000pi) soit ë'gale au capital constant contenu dans
482 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
les 18 machines et que le constructeur doive en vendre 12 sur 18 pour remplacer le capital constant dont il a besoin pour produire 18 nouvelles machines. La chose serait inexplicable si le travail dépensé à la construction des machines avait pour résultat : d'une'part, 6 machines = 1500, + 1500pi ; d'autre part, du fer, du cuivre, des boulons, des courroies, etc. d'une valeur de 6000, , c'està-dire les moyens de production que le capitaliste constructeur de machines ne produit pas lui-même et obtient à l'aide de la circulation. Et cependant, à première vue, il semble que la société effectue avec pareille bizarrerie la reproduction de son produit annuel.
Le produit de chaque capital, fraction indépendante et autonome du capital social, doit satisfaire à la seule condition d'avoir une valeur d'usage qui l'incorpore au monde des marchandises et le met en état d'y circuler. Il est sans importance qu'il puisse ou ne puisse pas rentrer comme moyen de production dans le procès dont il est issu comme produit, c'est-à-dire fonctionner à nouveau comme ca - pital constant. S'il n'a pas cette propriété, il sera converti par la vente-achat en éléments de production et donnera au capital constant la forme naturelle indispensable à son fonctionnement. Il en est autrement du produit total de la société. Celui-ci doit contenir tous les éléments matériels de la reproduction. Le capital constant absorbé ne peutêtre remplacé qu'à, mesure qu'il réapparait dans le nouveau produit sous forme de moyens de production pouvant réellement servir de capital constant. Il faut donc, quand il s'agit de la, reproduction simple, que la valeur des moyens de production nouvellement produits soit égale à la valeur constante du capital social.
En mettant en oeuvre du travail, le capitaliste ne produit que son capital variable et sa plus-value, taudis que la valeur constante est transférée au produitpar le caractère concret du travail mis en œuvre. Considérée socialement, la partie de la journée de travail consacrée aux moyens de production (elle y ajoute une nouvelle valeur en même
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SlMPLE 483
temps qu'elle transfère la valeur des moyens de production absorbés) ne produit que du capital constant nouveau, destiné à remplacer le capital constant ancien absorbé tant en 1 qu'en Il. Tout ce qu'elle produit étant destiné à la consommation productive, rien ne peut se résoudre, pour la société, ni en capital variable, ni en plus-value; tout doit fonctionner comme capital constant ou servir à en acheter. Quant à la seconde partie de la journée sociale de travail, qui crée des objets de consommation, elle ne donne aucun produit contribuant au renouvellement du capital social; elle ne crée que des richesses destinées a réaliser, sous leur forme naturelle, la valeur du capital variable et la plus-value de 1 et de Il.
Lorsqu'on se place au point de vue social, c'est-à-dire lorsqu'on envisage à la fois la reproduction du capital social et la consommation individuelle, il nefautpas tomber dans le travers de Proudhon qui, s'appropriant la méthode de l'Économie bourgeoise, raisonne comme si la société capitaliste perdait son caractère économique spécifique, dès qu'on l'envisage en bloc, comme un tout. Il faut considérer le capital social comme le capital d'une société par actions, dont chaque capitaliste est actionnaire et qui a ce caractère commun avec beaucoup d'autres sociétés semblables, que chacun sait ce qu'il y verse, mais que personne ne sait ce qu'il en retire.
IX. Coup d'œil rétrospectif sur A. Smith, Storch et Ramsay.
La valeur totale du produit de la société est de 9000
6000, -+- 1500, -1- 1500pi, 6000 reproduisant la valeur de~
moyens de production et 3000 celle des objets de consom.
mation. La valeur du revenu (v -J-_pl) n'est donc que h
tiers de la valeur du produit total et ce n'est qu'à concur.
rence de ce tiers que les consommateurs, capitalistes e
ouvriers, peuvent prendre des marchandises au produi
total de la société et les incorporer à leur fonds de consom
484 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
mation. Les deux autres tiers de la valeur du produit correspondent à la valeur du capital constant, qui doit être remplacée en nature et restituée au fonds productif sous forme de moyens de production. Storch est d'accord sur ce point, sans qu'il puisse en fournir la preuve : " Il est clair, dit-il, que la valeur du produit annuel se distribue partie en capitaux et partie en profits, et que chacune de ces parties de la valeur du produit annuel va régulièrement acheter les produits dont la nation a besoin, tant pour entretenir son capital que pour remplacer son fonds consommable.... les produits qui constituent le capital d'une nation, ne sont point consommables ". (Storeb, Considérations sur la nature du revenu national. Paris 1824, p. 150).
A. - Smith, au contraire, pose ce dogme incroyable, qui a été admis jusqu'à ce jour, que toute la valeur du produit se résout en revenu, salaire et plus-value, ou selon son expression en salaire, profit (intérêt) et rente foncière. (Sous une forme encore plus vulgaire, il dit qu'en dernier lieu (uti7ï~aiely) les consomniaieurs doivent payer aux producteurs toule la valeur du produil). C'est-là jusqu'aujourd'hui un des lieux communs les plus accrédités, une des vérités éternelles de la soi-disant science de l'Economie politique, qui l'expose de la façon plausible que voici : Prenez n'importe quel article, p. ex. des chemises de lin. En premier lieu le fileur doit payer au cultivateur la valeur du lin, c'est-à-dire : a) les semences, le fumier, la nourriture des bêtes de labour etc.; b) la valeur que le capital fixe (bâtiments, instruments, etc.,) transfère au lin; c) le salaire que le cultivateur a payé , d) la plus-value (profit, rente foncière) que le lia contient; e) enfin le transport du lin de son lieu de production à la filature. Ensuite le tisserand doit restituer au fileur non seulement le prix du lin, mais la valeur du capital fixe (machines, bâtiments etc) qui a été transférée au lin, ainsi que toutes les matières auxiliaires absorbées par le filage, le salaire des fileurs, la plus-value etc, Le même calcul doit être appliqué au blanchisseur, au transporteur de la toile achevée et
1
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SEMPLE 485
enfin au fabricant de chemises, qui paie ce qu'ont avancé tous les producteurs antérieurs, qui sont ses fournisseurs de matière première. Chez le fabricant * de cheniises la valeur subit une nouvelle augmentation, déterminée en partie par le capital constant absorbé sous forme de moyens de travail, de matières auxiliaires etc., et en partie par le travail des chemisiers, qui y ajoutent leur salaire et la plus-value du fabricant. Admettons que les chemises produites coûtent 100 £ et que ce chiffre représente la part de la valeur que la société dépense annuellement pour des chemises. Les consommateurs paient ces 100 £, c'est-à-dire la valeur des moyens de production contenus dans les chemises ainsi que les salaires et les pl usvalues du cultivateur, du fileur, du tisserand, du blanchisseur, du fabricant de chemises et de tous les transporteurs. Cela est absolument exact et n'échappe pas à la perspicacité d'un enfant. Mais on continue : " il en est ainsi de la valeur de toutes les marchandises ", alors qu'il faudrait dire : il en est ainsi de la valeur de tous les objets de consommation, c'est-à-dire de cette partie de la valeur du produit social qui peut servir de revenu. La valeur totale de toutes ces marchandises est égale, il est vrai, à la valeur des moyens de production (capital constant) qui y ont été incorporés, augmentée de la valeur créée pa p le dernier travail qui y a été consacré (salaire -4plus-value). L'ensemble des consommateurs peut payer cette somme, puisque la valeur de chaque marchandise est c -1- v + jol, alors que la valeur de toutes les marchandises passant au fonds de consommation ne peut pas dépasser celte partie de la valeur du produit social qui se résout en v -+- pl (la valeur que le travail de l'année ajoute aux moyens de production). Quant à la valeur du capital constant, nous avons vu qu'elle est reconstituée de deux manières au moyen du produit social : d'abord par les échanges que les capitalistes 1 font entre eux ou par les remplacements en nature ayant lieu dans chaque entieprise ; ensuite par les échanges que les capitalistes 11, producteurs d'articles de
486 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
consommation, font avec les capitalistes 1, producteurs de moyens de production. Et ce sont les transactions de cette nature qui ont donné lieu à la phrase que " ce qui est capital pour l'un, est revenu pour l'autre". Cependant il n'en est pas ainsi. Les 2000, , bien qu'ils existent sous forme d'articles de consommation, représentent pour les capitalistes Il du capital constant qu'ils ne peuvent pas consom
mer, et les 2000 1(, +pi), salaires et la plus-value des ouvriers et des capitalistes 1, existent sous la forme de moyens de production qui également ne sont pas consommables. Voilà donc une valeur de 4000 dont, après comme avant l'échaDge, une moitié ne peut que remplacer du capital constant et l'autre moitié ne servir que de revenu.
La Phrase que toute la valeur du produit annuel est payée en dernière analyse par les consommateurs n'est exacte que si l'on confond sous une même dénomination deux genres tout à fait différents de consommateurs : les consommateurs improductifs et les consommateurs productifs. Mais dire qu'une partie du produit doit être consommée produclivemeni, ne signifie rien d'autre que dire qu'elle doit servir de capilal et ne peut être consommée comme revenu.
Lorsque nous divisons la valeur du produit total 9000 en 6000, -f- 1500, -1- 1500pi et que nous considérons les 3000(, + pi) uniquement comme revenu, nous raisonnons comme si le capital variable disparaissait et qu'au point de vue de la société, le capital ne consistait qu'en capital constant. Cap ce qui a été originairement 1500,, s'est résolu en salaire, revenu de la classe ouvrière, et a ainsi perdu son caractère de capital. C'est en effet la conclusion que tire Ramsay. Selon lui le capital considéré au point de vue de la société n'est que du capital fixe ; mais par capital fixe il entend le capital constant (les moyens de production sous forme de moyens et de matières de travail, comme les matières premières et auxiliaires, les demifabricats, etc), et par capital circulant il entend le capital variable : " Le capital circulant consiste uniquement en
CHAP. XX. LA REPRODUCTION SIMPLE 487
subsistances et autres objets nécessaires avancés aux ouvriers avant l'achèvement du produit de leur travail.... Seul le capital fixe, et non le capital circulant, est à proprement parler, une source de richesse nationale.... Le capital circulant n'agit pas directement dans la production et n'en est pas un élément essentiel; il est un expédient rendu nécessaire par la pauvreté déplorable de la grande masse du peuple.. Seul le capital fixe constitue un élément du coût de production, au point de vue national " (Ramsay, 1. c., pp. 23-26, passim). Ramsay définit en ces termes le capital constant (qu'il appelle capital fixe) : " La durée du temps pendant lequel, une portion du produit de ce travail (savoir le travail consacré à un objet d'usage) a existé comme capital fixe, c'est-à-dire sous une forme telle que, tout en assistant à la naissance d'objets d'usage à venir, elle ne seri pas à entrelenir des ouvriers " (p. 59).
Nous voyons une fois de plus les conséquences déplorables de l'erreur dU. Smith, lorsqu'il confond la différence entre le capital constant et le capital variable avec la différence entre le capital fixe et le capital circulant. Pour Ramsay, le capital constant consiste en moyens de travail et le capital circulant en aliments : les uns et les autres sont des marchandises d'une valeur déterminée, mais ni les uns ni les autres ne peuvent créer de la plus -value.
X. Capital et revenu : Capital variable et salaire (1).
La valeur produite pendant l'année et incorporée aux marchandises est plus petite que la valeur du produit annuel, c'est-à-dire la valeur totale des marchandises fabriquées pendant l'année. La différence entre la valeur totale du produit et la valeur qui lui est ajoutée par le travail de l'année, provient d'une valeur qui existait déjà et qui ne fait que réapparaitre sous une forme nouvelle, celle
(1) À partir d'ici manuscrit VIII.
488 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
de moyens de production qui ont été créés une ou plusieurs années auparavant, et qui sous la forme de capital constant concourent au procès social de travail de l'année que l'on considère.
Dans le schéma que nous a~oiis.tracé plus haut, les échanges entre 1 et Il conduisent à la situation suivante :
I. - 4000c -F- 1000v +- 1000pi (les derniers 2000 étant réalisés en articles de consommation Il,) = 6000.
II. - 2000, (reproduits par l'échange contre 1(v + pi" -1500, -+- 500p, = 3000.
Ce n'est qu'on v et pl que se trouve la valeur nouvelle produite pendant Fannée, et elle est égale à 2000 1 (, +p 1) + 1000 Il (v + pi) == 3000. Le reste de la -valeur du produit annuel provient des moyens de production créés pendant les années antérieures.
Or, nous avons vit que les 2000 1 (, + pi~ vont rempla
cer les 2000 Ilc sous forme de moyens de production,
c'est-à-dire que les 2/3 du travail annuel dépensé dans
la section 1 reproduisent tout le capital constant 11, tant
comme valeur que comme forme d'usa,--,e. Considérés au
point de vue de la société, les 2/3 du travail annuel ont
donc créé une nouveau capital constant, qui a été réalisé
sous une forme d'usage adéquate aux besoins de la sec
tion 11, et l'on peut dire que la plus grande partie du
travail social a été appliquée à la -_ fabrication de moyens
de production, destinés à remplacer le capital constant
qui a été employé à produire des objets de consommation.
Ce qui distingue ici le capitaliste du sauvage, ce n'est pas,
comme le croit Senior (1), que le sauvage dépense son
travail pendant un certain laps de temps sans recueillir
de revenus, c'est-à-dire des fruits résol ubles (convertibles)
(1) 1( Lorsque le sauvage façonne son arc ou ses flèches, il exerce une industrie, mais il ne pratique pas l'abstinence " (Senior, Principes fondamentaux de l'Econ. Pol., trad. Arrivabere, Paris 1836, p.. 342). - " Plus la société avance et plus elle exige d'abstinence ". (Ibid. p. 312). Comp. Le Capital, vol. 1, chap. XXII, 3.
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 489
en articles de consommation, mais bien les circonstances suivantes :
a) La société capitaliste applique une plus grande partie de son travail disponible a la production de moyens de production (de capital constant), qui ne sont résolubles en revenu,nisous formede salaire, nisousformede plus-value, et qui ne peuvent fonctionner que comme capital.
b) Le sauvage qui fait des ares, des flèches, des marteaux en pierre, des haches, des corbeilles, etc., sait très bien que ces travaux tic servent pas à la production d'articles de consommation, mais simplement à la confection de moyens de production. Il commet, il est vrai, un grand péché économique en étant abolument indifférent aux pertes de temps, en consacrant parfois un mois entier, comme le dit Tyler, à la fabrication d'une flèche (1).
L'idée vulgaire que ce qui est capital pour l'un est revenu pour l'autre, au moyen de laquelle certains économistes tâchent d'écarter la difficulté théorique, c'est-à-dire l'entendement du vrai rapport des choses, est exacte jusqu'à un certain point, mais devient absolument fausse dès qu'elle est généralisée. Elle implique alors une compréhension erronée du procès de conversion de la reproduction annuelle et une interprétation inexacte du fondement de la partie de l'idée qui est vraie.
Passons en revue les faits sur lesquels se base la partie vraie de l'idée -, nous verrons en même temps comment ces faits sont interprétés faussement.
1) Le capital variable fonctionne comme capital pour le capitaliste et comme revenu pour le salarié.
Il se présente d'abord sous forme d'argent entre les mains du capitaliste, qui le fait fonctionner comme capital argent lorsqu'il achète de la force de travail. Tant qu'il est possédé par le capitaliste, il n'est qu'une valeur de grandeur constante et il n'est capital variable que virtuellement,
(4) E. B. Tvler, Recherches sur l'histoire primitive de l'humanité Trad. allem. par IL Müller, Leipzig, sans date, 1). 2110.
490 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
gràce à sa faculté de se convertir en force de travail. Il devient réellement capital variable lorsqu'il abandonne la forme argent pour se convertir en force de travail, fonctionnant comme facteur du capital productif dans le procès capitaliste.
L*ar,qent, qui a commencé par être la forme argent du capital variable du capitaliste, fonctionne maintenant pour, l'ouvrier comme forme argent du capital-salaire qu'il convertit en aliments, c'est-à-dire comme forme argent du revenu qu'il tire de la vente ininterrompue de sa force de travail.
Nous no-Lis trouvons donc en présence du simple fait de l'argent passant de la main d'un acheteur, qui est ici le capitaliste, à la main d'un vendeur, qui est l'ouvrier aliénant sa force de travail. Ce n'est pas le capital variable qui exerce la double fonction de capital pour le capitaliste et de revenu pour l'ouvrier ; c'est plutôt un même quantum d'argent qui constitue d'abord pour le capitaliste un capital variable virtuel, et qui est remis ensuite à l'ouvrier comme équivalent de la force de travail qu'il a vendue. Le même phénomène se retrouve dans toute vente-achat & marchandise.
Des économistes apologistes donnent un faux exposé de la chose, ainsi que nous le verrons en envisageant exclusivement l'acte A - T (= A .... M), conversion d'argent en force de travail, et l'acte T - A (== 31 - A), conversion de force de travail en argent, sans nous préoccuper de ce qui se passe dans la suite. Les économistes disent : L'argent réalise ici deux capitaux : l'acheteur capitaliste convertit son capital-argent en force de travail qu'il incorpore à son capital productif ; le vendeur ouvrier convertit sa marchandise (force de travail) en argent qu'il dépense comme revenu, ce qui le met en état de revendre sans interruption sa force de travail et de l'entretenir. La force de travail serait donc pour l'ouvrier un capital sous forme de marchandise, qui lui fournit sans interruption son revenu. En réalité, elle est sa fortune et non son capital ; elle est la
01-JAp. xX. - LA REPRODUCTION -SIMPLE 491
seule marchandise qu'il peut et doit vendre pour vivre, et elle ne devient capital (variable) que lorsqu'elle est vendue aux capitalistes. Qu'un homme soit forcé de vendre continuellement sa force de travail, c'est-à-dire sa personne, prouve, selon ces économistes, que cet homme est un capitaliste; car il a continuellement de la " marchandise " (sa propre personne) à vendre. S'il en était ainsi, l'esclave, bien qu'il soit vendu une fois pour toutes comme marchaDdise, serait aussi un capitaliste, car cette marchandise (l'esclave travailleur) exige, non seulement que l'acheteur la fasse travailler tous les jours, mais aussi qu'il lui donne des aliments pour qu'elle puisse travailler sans cesse (comparez sur ce point Sismondi et Say dans les lettres à Malthus~.
2) Dans l'échange de 1000 1, -1- 1000 Ipi contre 2000 Il,, ce qui est capital constant (2000 Il,) pour les uns devient capital variable et plus-value, c'est-à-dire revenu, pour les autres ; et ce qui est capital variable et plus-value (2000 1(, + p1)~ c'est-à-dire revenu pour les ilus, devient capital constant pour les autres.
Examinons d'abord au point de vue des ouvriers l'échange de 1, contre Il,. Les ouvriers 1 vendent leur force de travail aux capitalistes 1 et reçoivent 1000., en argent, en paiement de leur salaire. Pour cet argent, ils achètent des objets de consommation aux capitalistes 11, qui ne sont pour eux que des vendeurs de marchandises comme ils le sont pour leurs propres ouvriers dans l'échange 500 11, . La circulation de la force de travail est la circulation simple, ayant pour but la satisfaction des besoins, la, circulation M (force de travail) - A - M (articles de consommation, marchandises 11). Grâce a la continuité de cette circulation, les ouvriers conservent leur force de travail pour les capitalistes 1 ; ils dépensent sans cesse leur salaire comme revenu et le transforment en articles de consommation.
Examinons maintenant l'échange de Iv contre Ilc au point de vue du capitaliste. Tout le produit de Il consiste en objets de consommation destinés à réaliser, dans notre
492 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
cas, le revenu des ouvriers 1. Pour les capitalistes 11, une partie de leur produit (= 2000) représente, sous forme de marchandises, la valeur constante de leur capital productif et doit être convertie pour reprendre la fonction de capital productif constant. Jusqu'ici, le capitaliste Il a transformé en argent, par la vente aux ouvriers 1, la moitié (= 1000) de son capital constant existant sous forme de marchandises (articles de consommation). Ce n'est pas le capital variable Iv qui a été échangé contre cette première moitié du capital constant 11, , mais l'argent que 1 a remis à ses ouvriers et qui est pour eux, non pas un capital, mais un revenu à dépenser en articles de consommation. Cet argent (~ 1000), que les capitalistes Il ont reçu des ouvriers 1, ne peut pas fonctionner comme élément du capital productif Il ;il n'est que la forme argent d'un capital-marchandise et il doit être préalablement converti en des éléments, fixes on cireulants, d'un capital constant. Il achète donc à 1 des moyens de production pour l'argent qu'il a reçu des ouvriers de ce dernier, et c'est alors que la moitié du capital constant Il reprend la forme d'usage sous laquelle elle peut fonctionner de nouveau comme élément dit capital productif Il. La circulation a été:
M A M
(Articles de consorn- (Argent = 1000) (Moyens de produc
mation = 1000). tion = 1000).
Mais M - A - M est ici le mouvement d'un capital : M (vendu aux ouvriers) est converti en A et A est converti en moyens de production ; c'est donc la reconversion de la marchandise en ses éléments constitutifs. Dans cette transaction, le capitaliste Il n'es[ qu'acheteur à l'égard de 1 et celui-ci n'est que vendeur vis-à-vis de Il. Originairement 1 a dépensé 1000 en argent (son capital variable) pour acheter de la force de travail et cet argent devenu la propriété des ouvriers a été dépensé en achats chez 11 ; il est maintenant dans la caisse de 11, et 1 ne peut le recouvrer que s'il vend des marchandises à Il.
1 a possédé une somme d'argent =z 1000, destinéeà ser
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 4IJ3
vir de capital variable, fonction qu'elle remplit en se con
vertissant en force de travail. L'ouvrier fournit au capita
liste 1, comme résultat de la production, des marchandises
(des moyens de_production) de la valeur de 6000, dont 1/6
représente l'équivalent du eapital variable avancé en
argent. Ni comme ar,,,ent ni comme marchandise, la valeur
du capital variable n'exerce sa fonction de capital -variable;
elle ne peut le faire que lorsqu'elle revêt la forme de force
de travail, fonctionnant dans le procès de production. Sous
la forme argent, elle n'est que du c , apital variable virtuel,
immédiatement convertible, il est vrai, en force de travail;
sous la forme marchandise, elle n'est que de l'argent vir
tuel, et elle ne petit reprendre la forme argent que par la
vente, c'est-à-dire, dans notre exemple, lorsque Il achète à 1
des marchandises pour 1000. Le mouvement circulatoire
est donc :
1000, - 1000 1000 - 1000V
(en argent) (on force de travail) (en marchandises) (en argent)
c'est-à-dire A-M... M-A (=A-T .... M-A). Le procès de production qui s'intercale entre M ... M ne fait pas partie de la circulation ; il n'apparait pas dans l'échange des différents éléments de la reproduction annuelle, bien que cet échange implique la reproduction de tous les éléments (constant et variable) du capital productif. Les agents de cet échange sont uniquement oui acheteurs ou vendeurs ou les deux à la fois : les ouvriers n'y sont que vendeurs, les capitalistes sont alternativement acheteurs et vendeurs, et même, dans certaines limites, ils ne sont qu'acheteurs ou que vendeurs.
Comme résultat, 1 a, recouvré la partie variable de son capital sous forme d'argent, la seule forme qui lui permet de la convertir immédiatement en force de travail et sous laquelle, par conséquent., elle peut être avancée. De son côté l'ouvrier pour redevenir acheteur doit d'abord redevenir vendeur de sa force de travail.
Le capital variable de la catégorie 11, (500 11, ), circule
494 TROISlÈMIE PARTIE. - LA REPBODUCTION DU CAPITAL TOTAL
sa, iis intermédiaire entre les capitalistes et les ouvriers de cette section (considérés dans leur ensemble).
Les capitalistes Il avancent 500, pour acheter de la force de travail ; ils sont acheteurs et les ouvriers sont vendeurs. Avec l'argent qu'ils reçoivent, ces derniers deviennent acheteurs d'une partie des marchandises qu'ils ont produites, et cette fois le capitaliste est le vendeur. Les ouvriers ont donc restitué au capitaliste, sous forme de marchandises faisant partie du produit 11, l'argent qu'ils en ont reçu pour le paiement de leur force de travail, et le capitaliste possède sous forme de marchandises les 500,, qu'il avait avancés sous forme d'argent avant l'achat de la force de travail. Les ouvriers qui ont obtenu en argent la valeur de leur force de travail réalisent cet argent, C'està-dire le dépensent comme revenu en achetant une partie des objets de consommation qu'ils ont produits ; il font l'échange de leur revenu, existant sous forme d'argent, contre les 500v du capitaliste, existant sous forme de marchandises, et l'argent retourne au capitaliste comme forme monétaire de son capital variable; l'argent du revenu vient donc renouveler l'argent du capital variable qui avait pris un instant la forme de marchandises.
Le capitaliste ne s'enrichit pas lorsqu'il reçoit de l'ouvrier, contre une somme équivalente de marchandises, J'argent qu'il lui a donné comme salaire. Il paierait l'ouvrier deux fois s'il lui remettait d'abord 500 pour la force de travail et s'il lui donnait ensuite gratuitement les marchandises d'une valeur de 500 qu'il lui a fait produire. Inversement, si l'ouvrier n e lui fournissait, pour le prix (500) de sa force de travail, que l'équivalent (500) de celle-ci en marchandises, le capitaliste ne serait pas plus avancé après l'opération qu'avant. Mais l'ouvrier a reproduit un produit de 3000, qui contient comme partie constante des moyens de production valant 2000, auxquels il a ajouté une nouvelle valeur de 1000 (v + .1). (L'idée que le capitaliste s'enrichit et gagne une plus-value par le retour des 500 en argent, est développée par Desttut de Traçy. Nous en par lerons plus loDguement dans la section xiii de ce chapitre).
MaAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 496
L'achat d'objets de consommation d'une valeur 500 par les ouvriers Il fait rentrer aux capitalistes 11, sous la forme argent qu'elle avait lorsqu'ils l'ont avancée, la valeur 500 Ilv qu'ils possédaient sous forme de marchandises. Le résulat immédiat de la transaction est, comme dans tout échange de marchandises, la conversion d'une valeur* donnée de marchandise en argent. Le retour de l'argent à son point de départ, par suite de cet échange, n'a rien de particulier. Siles capitalistesll avaient acheté, pour leurs5OO enargent, des marchandises aux capitalistes 1, et s'ils avaient ensuite vendu à, 1 des marchandises pour 500, les 500 en argent leur seraient également revenus. Ils auraient servi à l'échange d'une somme de marchandises de 1000 et seraient retournés, suivant la loi générale développée plus haut, à ceux qui les ont mis en ûir~ulatiôn.
Mais les 500 en argent revenus aux capitalistes Il sont en même temps du capital variable virtuel renouvelé. Pourquoi ? L'argent, et par conséquent le capital-argent, n'est du capital variable virtuel que pour autant qu'il est convertible en force de travail. En même temps que les 500 en argent retournent aux capitalistes 11, la force de travail retourne an marché, et c'est la même opération qui détermine leur reflux vers les deux pôles opposés, faisant réapparaitre les 500 argent non seulement comme îwgent, mais comme capital variable sous la forme argent. Ces 500 retournent aux capitalistes 11, parce que ceux-ci vendent aux ouvriers Il des articles de consommation d'une valeur de 500, c'est-à-dire parce que les ouvriers dépensent leurs salaires pour conserver leur force de travail et pour entretenir leurs familles. Pour conserver leur vie, pour acheter encore des marchandises, ils doivent continuer à vendre leur force de travail. Le retour des 500 argent aux capitalistes Il est donc le retour au marché de la force de travail et en même temps la réapparition des 500 argent comme capital variable.
Le capital variable des producteurs de luxe (Ilb), se comporte comme celui des producteurs 1 : l'argent qui
496 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
vient le renouveler arrive aux capitalistes Ilb par un détour, après avoir passé par les mains des capitalistes Ila. Il y a cependant une différence selon que les ouvriers achètent leurs aliments directement aux capitalistes acheteurs de leur force de travail, ou à une autre catégorie de capitalistes servant d'intermédiaires pour ramener l'argent aux premiers. La classe ouvrière, vivant de la main à la bouche, achète tant qu'elle peut ; il en est autrement des capitalistes. Considérons, p. ex., l'échange de 1000 11,
contre 1000 1,. Le capitaliste est poussé par le désir de faire rapporter le plus possible a son capital. Il peut se présenter des circonstances qui détermineront Il à ne pas renouveler immédiatement son capital constant et a le conserver, en partie du moins, pendant quelque temps à l'état d'argent. Le retour vers 1 des 1000 Ile en argent est alors retardé ; les 1000 1, ne peuvent pas reprendre immédiatement la forme argent, et pour maintenir la production à l'échelle, le capitaliste 1 doit recourir à son fonds de réserve. (Nous avons vu en effet qu'un capital de réserve en argent est indispensable pour pré server la production des interruptions que pourrait provoquer le retour inégal du capital variable sous forme d'argent).
Parmi les éléments de la reproduction d'une année, il faut compter les produits du travail de l'année précédente. Le procès de production qui a créé ces produits est passé, et à plus forte raison a pris fin le procès de circulation qui l'a précédé ou accompagné (l'échange du capital variable virtuel contre du capital variable réel, c'est-à-dire la venteachat de la force de travail). Le marché du travail n'est plus pour rien dans le marché de marchandises dont il s'agit maintenant. L'ouvrier a déjà vendu sa force de travail ; il a fourni, en marchandises, et la plus-value et l'équivalent de son salaire ; il a empoché son salaire et n'est plus au point de vue de la circulation qu'un acheteur de marchandises (objets de consommation). Le produit annuel doit cependant contenir tous les éléments de la
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 49Î
reproduction, rétablir tous les éléments du capital productif et avant tout reconstituer son élément le plus important, le capital variable, Nous avons vu que l'échange, en ce qui concerne le capital variable, aboutit au résultat suivant : L'ouvrier, en sa qualité d'acheteur dépensant son salaire et consommant ce qu1l achète, conserve et reproduit sa force de travail, sa seule marchandise. L'argent avancé par le capitaliste pour l'achat de la force de travail reflue au capital en même temps que la force de travail revient au marché, où elle peut être échangée contre cet argent. De sorte que, dans notre exemple des 1000 Iv, nous trouvons : 1000,, en argent, du côté du capitaliste et une force de travail de la valeur de 1000, du côté de l'ouvrier ; le procès de reproduction 1 est en état de recommencer. Voilà un des résultats des échanges.
D'autre part, les ouvriers 1, en dépensant leurs salaires, ont converti cri argent des articles de, consommation (marchandises de Il) d'une valeur de 1000, qui ont été retransformés en argent par Il. Celui-ci leur a donné la forme de capital productif en achetant a 1 des marchandises ~ 1 000v, opération qui a restitué à 1 son capital variable sous forme d'argent.
Le capital variable 1 passe par trois transformations qui ne s'expriment point ou qui ne s'expriment qu'indirectenient dans les échanges du produit annuel.
l' La première forme est la forme argent. 1000 1, s'échangent contre 1000 de force de travail ; cette transaction ne fait pas partie des échanges entre 1 et 11, mais s'y répercute, parce que les ouvriers 1, grâce à cet argent, deviennent acheteurs vis-à-vis des vendeurs 11, tout comme les ouvriers IL
2' La seconde forme est celle de force de travail, créatrice de valeur, qui a pris la place d'une valeur contre laquelle elle a été échangée, et qui fonctionne comme capital réelle~ ment variable; elle appartient exclusivement au procès de production, déjà terminé. ' *
31, La troisième forme, résultat du fonctionnement pro
498 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
ductif du capital variable, est la valeur produite pendant l'année. Dans 1 elle a pour expression 4000, -1- 1000pi = 2000(,+pl) ; sa valeurprimitive (1000 en argent) estdédoublée et remplacée par une valeur de 2000 en marchandises. La valeur du capital variable (= 1000) ne constitue que la moitié de la valeur des marchandises créées par lui. Les 1000 Iv en marchandises sont l'équivalent exact des 1000 1,, avancés originairement en argent comme partie variable du capital total. Tant qu'ils gardent la forme marchandise, ils ne sont que de l'argent virtuel; ils ne deviennent argent et en même temps capital-argent variable, que par la vente des marchandises 1000 Iv à II, et parla réapparition de la force de travail, comme marchandise en laquelle les 1000v d'argent peuvent se convertir.
Pendant toutes ces transformations, le capitaliste 1 ne se dessaisit pas un instant du capital variable; il le retient d'abord comme capital-argent, puis comme élément de son capital productif, ensuite comme valeur partielle de son capital-marchandise, enfin comme argent convertible en force de travail. Pendant le procès de travail le capitaliste possède le capital variable, non comme valeur d'une grandeur déterminée, mais sous forme de force de travail mise en activité, créant de la valeur; et comme il ne paie l'ouvrier qu'après que celui-ci a travaillé plus ou moins longtemps,il possède déjà,avant d'avancerle salaire, l'équivalent de la force de travail augmenté de la plusvalue qu'elle a créée.
Etant donné que le capital varial5le, quelle qu'en soit la forme, resie conlinuellemeni entre les mains dit capitaliste, il ne peut ~tre adnïïS d'aucune façon qu'il se convertit en revenu pour qui que ce soit.
Ea effet, 1000 1, (en marchandises) se convertissent en argent par leur vente à 11, dont ils remplacent en nature la moitié du capital constant. D'autre part ce ne sont pas non plus les 1000, du capital variable 1 qui se convertissent en revenu. Cet argent, dès qu'il est échangé contre la force de travail, cesse d'être la forme argent du capital va
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 499
riable 1, de même que l'argent de n'importe quel autre vendeur cesse de lui appartenir du moment qu'il est échangé. Les échanges que font les ouvriers, au moyen de l'arz-,,-ent qui leur est remis comme salaire, sont des échaiiges, non pas du capital variable, mais de la valeur de la force de travail convertie en argent; absolument comme l'échange de la valeur 2000 1(, +pl), créée par l'ouvrier, est l'échange d'une marchandise qui appartient au capitaliste et qui ne concerne pas l'ouvrier. Seulement le capitaliste et, à plusforteraison, soninterprète théorique, l'économiste, peuvent très -difficilement renoncer à l'idée que l'argent payé à Fouvrier reste l'argent du capitaliste Si le capitaliste est producteur d'or, l'équivalent du prix de la force de travail revêt immédiatement la forme monnaie et peut reprendre directement la fonction de capital variable. Quant à la catégorie 11, si nous y faisons abstraction de la production de luxe, nous voyons que les 500, consistent en marchandises destinées à la consommation des ouvriers, qui, considérés dans leur ensemble, les achètent à l'ensemble des capitalistes auxquels ils vendent leur force de travail. Ce que les ouvriers dépensent en les achetant c'est, non pas le capital variable, mais leur salaire qui reconstitue ainsi, pour les capitalistes 11, la forme argent de leur capital variable Il 500, . Il en est du capital variable 11, comme du capital constant 2000 11, : tous les deux sont reproduits sous forme d'objets de consommation et ni l'un ni l'autre ne se résout en revenu, ce qui dans les deux cas est fait uniquement par le salaire. La dépense de ce dernier comme revenu ramène à la forme argent les 1000 Il,, les 1000 Iv et les 500 Il,, c'est-à-dire le capital constant et le capital variable (ce dernier en partie directement, et en partie indirectement), ce (lui est très important pour la circulation du produit annuel.
500 TROISIÈME PARTIE - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
XI. Le renouvellement du capital fixe.
Une grande difficulté se présente dans l'exposé des échanges auxquels donne lieu la reproduction annuelle. Examinons les sous leur forme la plus simple :
1. 4000, 1000, 1000,', ~ ~ 9000.
Il. - 12000, + 500, 500p,
qui se ramène finalement à
40001, -~-2000l1, + 10001, +-50011, -4-10001pi-J-50011pi
= 6000, -1- 1500, -+ 4 50OPi ~ 9000.
Une partie de la valeur du capital constant, pour autant que celui-ci consiste en moyens de travail proprement dits (formant une subdivision distincte des moyens de production), est transférée au produit par les moyens de travail, bien que ceux-ci continuent à fonctionner, sous leur ancienne forme d'usage, comme élément du capital productif. Cette partie, qui représente leur usure, la perte de valeur qu'ils subissent peu à peu pendant leur fonctionnement, réapparalt dans la valeur de la marchandise. Comme nous n'envisageons, en ce moment, que la reproduction annuelle, nous n'avons à tenir compte que des éléments du capital fixe dont la durée dépasse un an ; quant à ceux qui disparaissent entièrement dans le cours de l'année, ils sont remplacés par la reproduction annuelle et ils n'i~téressent pas la question dont nous nous occupons ici.
Il peut arriver -et il arrive même souvent - aux machines et à d'autres objets très durables représentant le capital fixe, que certains de leurs organes soient à renouveler entièrement dans le cours de l'année, bien que leurs parties essentielles ou les bâtiments qui les abritent continuent à exister. La valeur de ces organes rentre dans la catégorie des éléments du capital fixe dont le renouvellement doit être assuré par la reproduction
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SEMPLF 501
annuelle, mais il convient de ne pas la confondre avec le-, frais de réparation. Comme toutes les autres parties de la valeur de la marchandise, elle est transformée en argent lors de la vente de celle-ci ; elle s'en différencie dès que cette transformation est accomplie. Les matières premières et auxiliaires doivent être renouvelées en nature pour que la production puisse continuer sans interruption, et il en est de même de la force de travail. L'argent provenant de la vente de la marchandise doit donc se reconvertir incessamment en marchandise, en éléments du capital productif, et il importe peu que les matières premières et auxiliaires, p. ex., soient achetées en grandes quantités à certains moments et s'entassent en provisions productives, permettant de suspendre les achats durant des périodes plus ou moins JoDgues et d'accumuler l'argent destiné aux acquisitions futures. Cet argent ne sera pas dù capital accumulé provenant du revenu, mais du capital productif dont le fonctionnement est provisoirement interrompu. Les moyens de production doivent être renouvelés sans interruption bien que, en ce qui concerne la circulation, le mode de ce renouvellement puisse varier. C'est ainsi qu'un seul achat petit les procurer pour les besoins d'une longue période ; dans ce cas, beaucoup d'argent doit être dépensé en une fois. L'achat peut aussi se faire en plusieurs fois, à intervalles rapprochés; alors l'argent est dépensé par petites quantités et les provisions sont de peu d'importance. Il en est de même de la force de travail : si la production se continue sans interruption et à la même échelle pendant toute l'année, la force de travail se renouvelle régulièrement et sans interruption; si, au contraire, la production est saisonnière ou si, dans les diverses périodes de l'année, elle exige des dépenses de travail d'importances différentes, comme dans l'agriculture, l'achat de la force de travail est tantôt plus important, tantôt moindre.
L'argent qui représente l'usure du capital fixe nest pas reconverti en capital productif dès qu'il rentre après
502 TROISIÈME PARTIE. - LA, REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
la vente. Il est entassé jusqu'au moment où le capital fixe doit être reproduit, ce qui a lieu après un nombre plus on moins grand d'années, pendant lesquelles ce capital ne cesse pas un instant de fonctionner dans le procès de production. Lorsque le capital fixe, (les bâtiments, les machines, etc.) cesse de vivre et ne peut plus concourir à la production, sa valeur entièrement recomposée existe à côté de lui, sous forme d'argent, reconstituée par les valeurs qui ont été successivement transférées an produit et que la vente a converties en monnaie. Le capital fixe (ou certaines de ses parties, car tous ses éléments n'ont pas la même durée) peut alors être remplacé en nature, de sorte que cette partie du capital productif est renouvelée en réalité. La thésaurisation de l'argent qui représente la partie fixe de la valeur constante du capital est une phase de la reproduction capitaliste; cet argent n'abandonne la forme de trésor et ne reprend un rôle actif dans le procès de produetion que lorsqu'il est retransformé en éléments du capital fixe, prenant la place des éléments morts.
De même que la circulation simple des marchandises n'est pas le troc vulgaire', de même la circulation de la masse des marchandises produites annuellement ne peut pas être ramenée à l'échange direct, de la main à la main, des différents éléments qui la constituent. Dans cette opération l'argent joue un rôle spécifique, qui s'affirme notamment dans le mode de reproduction de la valeurdu capital fixe. (Nous examinerons plus tard comment les choses se passeraient, si, au lieu d'être production de marchandises, la production était communiste.)
Dans notre schéma, la valeur des articles de eonsommation produits, pendant l'année, par 11, était de 2000, -J500, +- 500pi == 3000, soit ~' , -+- j' , -~- -i- pl ou, en pour
3 6 6
cent, 66 -L , -+- 16 1- -1- 16 -1- pl. Les marchandises de la
3 3
section Il peuvent différer par la quantité de capital constant et l'importance de la partie fixe du capital constant qu*elles contiennent ; elles peuvent se différencier aussi
CHAP. XX~ - LA REPRODUCTION SIMPLE 503
par la durabilité du capital fixe (son usure annuelle), c'està-dire par la fraction de sa valeur qu'il transfère au produit. Quand on considère la reproduction sociale, il ne s'agit que des échanges entre les sections Il et 1 prises dans leur ensemble ; c'est pour cette raison que la grandeur proportionnelle de la valeur c du produit Il (qui seul est décisif dans la question que nous examinons) est représentée par la moyenne de toutes les industries de la section Il.
La valeur de chacune des catégories de marchandises (et ce sont assez souvent des marchandises du même genre) dont la valeur totale est exprimée par 2000, -j
500, --~- .500pi, a pour formule 66 -!, 0/0, -+- 16 -!~ 0/0,, -1
l6--~, 010pi, ce qui revient à dire que 2000,, 500, et~')00pl
peuvent se décomposer comme suit :
1) 1333-1 e -j- 333 A , -+- 333j pl = 2000e
2) 333-L, -~- 83 83 500,.
3 T p
3) 333-L, + 83-Lv -f- 83 !pl =--: 500pi.
En additionnant les c, les v et les pl de 1, 2 et 3, nous obtenons :
1333 -1- 333-Le -î- 333-1., =: 2000
8 3
333 -' , v -1- 83 -,' , -f- 83 !, , == 500
3 3 3
333-L, pi -J- 83 --,pi- -~- 831, pi = 500
soit en tout une valeur de 3000 comme ci-dessus.
Tout le capital constant contenu dans la somme des marchandises Il (d'une valeur de 3000) est donc représenté par 20000, et ni 500,, ni 500pi n'en contiennent une parcelle. Il en est de même, en ce qui les concerne, de v et de pl. En d'autres termes : Tout ce qui dans la somme des marchandises Il représente le capital constant, soit sous sa forme naturelle, soit sous la forme argent, est contenu en 2000c ; c'est pour cette raison, que la circulation de la
504 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
valeur constante des marchandises 11, se borne au mouvement de 2000 11,, qui ne peut s'échanger que contre 1 (1000, -j- 10001,i). De même l'étude de la circulation de la valeur constante 1 doit se borner à l'examen de 11000 1,.
1) Reconstitution en argent (le la valeur (le 1'usure.
Examinons d'abord :
1. - 4000, -+- 1000, -+ 1000pl
IL 2000, -~- 500, -+- 500p,
L'échange des marchandises 2000 11, contre les mar
chandises 1 (1000, -+ 4000pi) supposerait que les 2000 11,
se convertissent entièrement en éléments matériels du capi
tal constant 11, produits en nature par 1. Mais ces derniers
contiennent un élément qui équivaut à l'usure du capital
fixe et qui, au lieu d'être remplacé immédiatement en
nature, est accumulé petit à petit en argent jusqu'à ce
que le capital fixe doive être renouvelé en entier. Chaque
année frappe de i ' nort une certaine quantité de ce dernier,
qui doit être renouvelée entièrement dans l'une ou l'au
tre entreprise, de même que, dans chaque industrie, l'une
ou l'autre partie est à remplacer annuellement. Lorsque
nous observons la reproduction annuelle - même dans
l'hypothèse de la reproduction simple, c'est-à-dire en
faisant abstraction de toute accumulation - nous ne la
considérons pas ab ovo ; nous n'avons pas sous les yeux
la production capitaliste a sa naissance, mais simplement
une année prise dans le cours de toutes les autres. Les
capitaux engagés dans les diverses industries de la section Il
sont d'âges différents, et de même que chaque année amène
la mort d'un certain nombre de personnes occupées dans
ces -industries, de même quantité de capitaux fixes arrivent
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 505
chaque année au terme de leur existence et doivent être renouvelés en nature.
L'échange des 2000 Ile contre les 2000 1(,+pl) comprend donc la conversion de 2000 .11, (articles de consommation), non seulement en matières premières et auxiliaires, mais aussi en éléments du capital fixe (machines, outils, bâtiments, etc). Cependant l'usure, qui doit être reconstituée en argent par la valeur des 2000c, ne correspond pas à Fimportance du capital fixe en fonction; annuellement une partie seulement de celui-ci doit être renouvelée en nature, ce qui présuppose que l'argent nécessaire a été entassé par les capitalistes Il pendant les années précédentes. Cette supposition, admise pour les années antérieures, s'applique au même titre à l'année courante.
Dans l'échange de 1 (1000, -~- 1000,,j) contre 2000 Il,, il faut remarquer tout d'abord que la valeur 1(, + pi) ne contient aucun élément constant, par conséquent, aucun élément fixe, aucune valeur qui aurait été transférée aux marchandises 1(v+pl) par l'usure d'une partie fixe du capital constant. Dans Il,, au contraire, il y a un élément pareil, et c'est précisément cette partie, provenant du capital fixe, qui doit être accumulée provisoirement en argent. Il en résulte cette difficulté que les moyens de production 1, qui correspondent aux 2000(, +pi), doivent être échangés totalement contre des articles de consommation 2000 Il,, alors que les articles de consommation ne peuvent pas être échangés totalement contre des moyens de production de valeur équivalente. Il en est ainsi parce que la partie de leur valeur qui correspond à l'usure du capital fixe est accumulée en argent et n'entre plus en circulation pendant l'année de la reproduction (qui seule est à étudier ici). Lasomme nécessaire pour convertir en monnaie la partie de 2000 11, qui représente l'usure, ne peut provenir que de 1; car la marchandise 2000 Ilc est entièrement achetée par 1(, + pi.). C'est donc la classe 1 qui doit reconstituer en argent l'usure de IL
Suivant la loi développée plus haut, l'argent avancé à la
506 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
circuation retourne au capitaliste, qui plus tard fait circuler une quantité équivalente de marchandises. Evidemment en achetant Il,, 1 ne peut pas donner en échange 2000 en marchandises et une somme d'argent qui,~ avancée une fois pour toutes, ne lui reviendrait pas par les opérations suivantes. S'il agissait de la sorte, il achèferait les marchandises 11, au-dessus de leur valeur. (Lorsque Il échange ses 2000e contre 1 (1000, -~- 1000pi), il n'a plus rien à exiger de 1, et l'argent qui a, servi d'intermédiaire à cet échange retourne à celui de 1 ou de 11, qui a acheté le premier.) En outre, Il reconvertirait toute la valeur de ses marchandises (2000,) en moyens de production, tandis que nous admettons qu'il en garde une partie, en argent, équivalente à l'usure du capital fixe. Il s'ensuit que Il ne recevrait un solde en argent que si, vendant à 1 pour 2000, il lui achetait pour moins de 9-000, pour 1800, p. ex.; dans ce cas, 1 solderait le compte par 200 en argent, qui ne lui reviendraient pas, puisqu'il ne les retirerait pas de la circulation en y versant des marchandises pour 200. Nous aurions donc, du côté de 11, un fonds en argent appelé à compenser l'usure du capital fixe, et du côté de 1, une surproduction de 200 en moyens de production; ce qui irait à l'encontre de notre schéma, qui admet la reproduction à une échelle invariable et le maintien de l'importance relative des différentes catégories de production. La difficulté serait remplacée par une autre beaucoup plus grave.
Comme ce problème offre quelques difficultés et qu'il n'a pas été examiné par les économistes, nous allons passer en revue les différents aspects sous lesquels il peut se présenter et les diverses solutions qui lui sont applicables (du moins en apparence).
Nous avons supposé que II vend à 1 pour 2000 et n'achète que pour 1800. La valeur des marchandises 2000 Il, contient donc 200 qui devront compenser l'usure et être entassés sous forme d'argent ; elle se décompose, par conséquent, en 1800 à échanger contre des moyens de
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 507
production et 200 (répondant à l'usure) à conserver en argent après la vente des 2000 11, à 1. Sin ous représentons l'usure par u, les 2000 11, se divisent en 1800, -1- 200, (u)
Nous avons à, considérer maintenant l'échange de :
1. 1000,1-+- 1000pl
Il. 1800G -4- 200, (u)
1 achète à Il des articles de consommation (1000 IL) pour les 1000 £ de salaires payés aux ouvriers et Il consacre la même somme à l'achat de moyens de production (11000 1,). Les capitalistes 1 recouvrent ainsi leur capital variable sous forme d'argent et peuvent s'en servir l'année suivante pour acheter de la force de travail, c'est-à-dire renouveler en nature la partie variable de leur capital productif.
En outre, Il avance 400 £ pour acheter à Ipi des moyens de production, et celui-ci se sert de ces 400 £pour acheter à Ile des objets de consommation. L'argent (400 £) lui revient donc, mais comme équivalent d'une marchandise qu'il a vendue. A son tour, 1 avance 400 £ pour se procurer des objets de consommation, et cet argent rentre dans sa caisse lorsque Il lui achète des moyens de production pour la même somme.
Les opérations faites jusqu'à présent donnent lieu au compte suivant :
1 a versé à la circulation : cri marchandises, 1000,
800pi ; en argent, 1000 £ pour le salaire et 400 2 pour des achats à Il. La circulation terminée, il possède . 1000v en argent, 800pi convertis en 800 Ile (articles de consommation) et 400 £ en argent.
Il a versé à la circulation : 1800, en marchandises ~,articles de consommation) et 400 £ en argent. La circulation terminée, il possède : 1800 en marchandises 1 (moyens de production) et 400 £ en argent.
Reste, du côté de 1, 200pi en moyens de production, et du côté de 11, 200, (u) en articles de consommation,
508 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
Selon notre hypothèse, 1 achète pour 200 £ les articles de consommation c (u), et .11 thésaurise ces 200 £, puisque les 200 c (io, qui représentent l'usure, ne se convertissent pas immédiatement en moyens de production. Par conséquent, les 200 [pi sont invendables ; 1/10 de la plus-value de 1 est irréalisable et ne peut pas abandonner la forme de moyens de production pour prendre celle d'articles de consommation.
Cette conclusion est en contradiction avec notre hypothèse de la reproduction simple et elle n'explique pas - elle déclare, au contraire, la chose inexplicable - comment 200e (u) se convertissent en argent. C'est parce qu'on ne parvient pas à donner le pourquoi de cette conversion, que l'on suppose que 1 se charge de cette opération par pure complaisance, sans doute parce que 1 n'est pas même capable de convertir en argent les 200pi que lui laissent ses propres transactions. Expliquer de cette manière une opération d'échange, c'est raisonner comme si l'on admettait que chaque année 200 £ tombent du ciel pour convertir régulièrement les 200e (u) en argent.
L'absurdité du raisonnement ne saute pas directement aux yeux, lorsque Ipi, au lieu de se présenter comme ici sous sa forme originale - comme une fraction de la valeur des moyens de production, c'est-à-dire comme une marchandise à convertir en argent - apparait sous forme de rente, que le capitaliste paie au propriétaire foncier ou d'intérêt, qu'il remet à son bailleur de fonds. Cependant si la partie de la plus-value que le capitaliste doit céder à ses co-partageants est invendable et par suite irréalisable, le paiement de la rente ou de l'intérêt ne peut pas avoir lieu; ni le propriétaire foncier, ni le bailleur de fonds ne peut jouer le rôle de deus ex machina, convertisssant à volonté en argent certaines parties de la reproduction annuelle. Il en est de même des dépenses de tous les travailleurs dits improductifs, fonctionnaires de l'Etat, médecins, avocats, etc., et tout le " grand publie ", qui rend aux économistes le " service "' de rendre clair ce qu'ils ne savent pas expliquer.
CHAP. kX. - 1,2% REPRODUCTION SIMPLE 509
La solution n'est pas trouvée non plus, lorsqu'au lieu de s'en tenir à l'échaDge direct entre les deux sections 1 et Il des producteurs capitalistes, on fait intervenir le commerçant, surmontant toutes les difficultés au moyen de son " argent ". Dans notre exemple, les 200 Ipi doivent finalement et définitivement être vendus aux capitalistes industriels Il. Ils passeraient par les mains d'une longue série de commerçants, (lue le dernier de ceux-ci ne s'en trouverait pas moins, vis-à-vis de 11, dans la même situation que les producteurs 1 - il ne pourrait pas vendre à Il les 200pl et la somme thésaurisée par Il ne peut pas recommencer le procès en 1.
On voit combien dans l'examen du procès de reproduction - même lorsqu'on ne l'étudie pas avec l'intention qui nous guide ici - il faut faire abstraction de tous les intermédiaires et, s'en tenir aux choses sous leur forme pure et fondamentale ; combien il faut débarrasser les recherches de tous les faux-fuyants qui prennent facilement l'aspect d'une explication " scientifique ", lorsqu'on observe le procès de reproduction sociale sous salforme concrète et compliquée.
La loi, que dans le cours normal de la reproduction (aussi bien à l'échelle simple qu'à l'échelle progressive) l'argent retourne au producteur capitaliste qui l'a avancé (que ce producteur opère avec son argent ou avec l'argent des autres), exclut une fois pour toutes l'hypothèse que les 200c (u) puissent être convertis par de l'argent avancé par 1.
2) Renouvellement en nature du capital fixe,
L'hypothèse discutée ci-dessus étant écartée, il ne reste à examiner que les cas dans lesquels la reconstitution en argent de l'usure est accompagnée du renouvellement en nature du capital fixe ayant cessé d'exister.
510( TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
Nous sommes partis des hypothèses suivantes :
a) 1000 £, payées comme salaire par 1, sont dépensées parles ouvriers 1 à l'achat d'objets de consommation IIc de la valeur de 1000 £.
Dire que ces 1000 £ sont avancées en argent par 1, c'est constater simplement un fait. Les producteurs capitalistes doivent payer le salaire en argent ; cet argent est dépensé par., les ouvriers pour des aliments, et il sert d'instpurrient de circulation aux vendeurs d'objets de consommation, lorsque leur capital constant doit être transformé de capital-marchandise en capital productif. Il est vrai que cet argent passe par beaucoup d'autres mains (boutiquiers, propriétaires, receveurs dimpôts, travailleurs improductifs etc.), et qu'une partie seulement en reflue directement des mains des ouvriers 1 aux coffres forts des capitalistes Il. Le courant peut même être arrêté plus ou moins longtemps, ce qui a pour effet de donner plus d'importance à la réserve d'argent dont les capitalistes doivent disposer. Mais toutes ces cipeonstances n'interviennent pas dans la partie fondamentale de la questlon que nous examinons.
b) 1 fait une avance de 400 £ en argent pour des achats a Il (somme qui lui revient) et Il fait également une avance de 400 £ pour des achats à 1 (somme qui lui revient de même). Cette hypothèse est nécessaire, car il serait arbitraire d'admettre que seuls les capitalistes 1 ou seuls les capitalistes Il fissent toutes les avances d'argent nécessaires à la circulation des marchandises. Puisque nous avons démontré qu'il est absurde de supposer que 1 verse à la circulation de l'argent supplémentaire pour accomplir la con-version des 200 11, (u), il ne reste que l'hypothèse, plus absurde en apparence, que .11 lui-même fasse l'avance de cet argent. P. ex., la parcelle de valeur dont la machine à filer de X s'use dans la production, réapparalt dans le fil à coudre et revient sous forme d*argent dans sa caisse pour être tenue en réserve. Admettons que X avance à la circulation 200 £ en achetant du coton à let que pour les ~mêmes 200 £, Y achète du fil à X. Si
CHAP. kX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 511
nous supposons que ces 200 £ servent à X de fonds de renouvellement pour sa machine à filer, nous raisonnons comme si en dehors de la production et de la vente de son produit, X tenait en réserve 200 £ pour se faire une avance à lui-même et parer à l'usure de sa machine -, de sorte qu'aux 200 £ correspondant à l'usure de cette dernière, il devrait ajouter, annuellement et de sa poche, 200 £ en argent, pour être à même d'acheter finalement une nouvelle machine.
Cette hypothèse n'est cependant absurde qu'en apparence. Le capital fixe n'est pas au même stade de sa reproduction pour tous les capitalistes Il. Pour les uns, il est arrivé au terme où il doit être remplacé entiérement en nature ; pour les autres, ce moment est encore plus ou moins éloigné et la reconstitution en argent de sa valeur se poursuit petit à petit. Les capitalistes dont le capital fixe doit être renouvelé se trouvent dans la même situation qu'au début de leur entreprise, lorsqu'ils entraient en scène avec un capital-argent devant être transformé, partie en capital constant (fixe et circulant), partie en capital variable (force de travail). Ils doivent maintenant avancer à la circulation le même capital-argent : la valeur du capital constant fixe comme celle du capital circulant et du capital variable.
Supposons que les 400 £ avancées à la circulation par les capitalistes Il proviennent, moitié de capitalistes qui remplacent par leurs marchandises leur capital circulant et renouvellent au moyen de leur argent leur capital fixe, moitié de capitalistes qui se bornent à remplacer en nature. au moyen de leur argent, la partie circulante de leur capital constant et ne renouvellent pas en nature leur capital fixe. Dans ce cas, il n'est pas impossible que ces 400 £, dès qu'elles rentrent (lorsque 1 achète des articles de consommation), se répartissent différemment entre les,deux catégories de capitalistes Il et, ne revenant pas aux mêmes mains, passent d'une catégorie à l'autre.
Outre la partie de ses moyens de production qu'elle
512 TROISIÈME PARTIE. - LA, REPRODUC'rION DU CAPITAL TOTAL
renouvelle au moyen de l'argent provenant de ses marchandises, une partie des capitalistes Il ajoute de nouveaux éléments à son capital fixe en faisant une avance de 200 £; l'argent qu'elle dépense de la sorte lui sera restitué par la circulation, comme celui avancé pour commencer l'entreprise, successivement an bout d'une série d'années, par la fraction de la valeur de ses marchandises qui correspond à l'usure de son capital fixe. L'autre partie des capitalistes 11, loin d'acheter pour 200 £ de marchandises aux capitalistes 1, reçoit de ceux-ci l'argent qui leur a été remis par les capitalistes de la première catégorie 11, en paiement des éléments de capital fixe qu'ils leur ont achetés. De sorte qWune catégorie de Il aura renouvelé son capital fixe en nature, tandis que l'autre continue à accumuler de l'argent en vue d'un renouvellement ultérieur de son capital fixe.
Les transactions précédentes étant terminées, il nous reste comme point de départ les marchandises qui n'ont pas encore été échangées : 400pi du côté de 1 et 400, du côté de Il (1). Nous supposons que Il avance 1100 en argent pour faire circuler ces marchandises (dont la valeur est de 800); la moitié de ces 400 (~ 200) devra être avancée dans tous les cas par les il, (lui ont accumulé de l'argent correspondant à l'usure, et qui vont le reconvertir maintenant en capital fixe.
De même que les diverses fractions de la valeur des marchandises de Il et de 1 - la valeur constante, la valeur variable et la plus-value - peuvent être représentées en marchandises, dont les quantités sont des fractions corres - pondantes de la masse des marchandises Il et 1, de même on peut représenter en marchandises la fraction de la valeur constante qui, ne devant pas encore être convertie en capital fixe, est accumulée en argent. Une certaine
(1) Ici encore les chiffres ne sont pas les mêmes que dans les exemples antérieurs. Mais cela n'a aucune importance, puisque les proportions seules sont à considérer.
F. E.
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 513
quantité de marchandises Il (dans notre exemple la moitié de ce qui reste) représente donc la 'valeur qui correspond a l'usure et qui, après la vente, doit être mise en réserve sous forme d'argent. (Il se peut que la première catégorie des capitalisies 11, qui renouvelle son capital fixe en nature, ait déjà réalisé une partie de la valeur de l'usure par la -vente des marchandises qui représentent cette dernière et dont le reste seulement figure ici ; elle disposerait encore de 200 en argent). Quand à la seconde moitié (= 200) des 400 £ versées dans la circulation par 11, elle sert à acheter à 1 des éléments circulants du capital constant. Une partie de ces 200 £ peut être versée dans la circulation par les deux fractions de Il ou seulement par celle qui ne remplace pas son capital fixe en nature.
Ainsi, ces 400 £ achètent à 1 : l' des éléments du capital fixe d*une valeur de 200 £ ; 2' des éléments du capital constant circulant également d'une valeur de 200 £. A ce moment, 1 a vendu à, Il tout ce qu'il peut lui vendre, et un cinquième (400 £) du produit se trouve entre ses mains sous forme d'argent. Cet argent représente de la plusvalue, à dépenser comme revenu à l'achat d'objets de consommation ; aussi 1 achète-t-il pour ces 400 toutes les marchandises restées à II, auquel les 400 d'argent refluent par cette transaction.
Désignons par "Catégorie 1 " les capitalistes Il qui renouvellent en nature leur capital fixe et par " Catégorie 2" ceux qui mettent en réserve l'argent destiné à le renouveler ultérieurement. Trois cas peuvent se présenter : a) les 400 qui restent comme marchandises à Il servent à remplacer une partie du capital constant circulant, tant du côté de la Catégorie 1 que du côté de la Catégorie 2 (mettons moitié d'une part et moitié de l'autre); b) la Catégorie 1 a déjà vendu toutes ses marchandises, de sorte que les 1100 restent à la Catégorie 2 qui doit encore les vendre ; c) la Catégorie 2 a tout vendu sauf les 200 qui représentent la valeur de l'usure.
Nous arrivons ainsi aux divisions suivantes
514 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CA11~ITAL TOTAL
a) De la valeur de 400, (lue Il possèd e encore sous forme de marchandises, 100 appartiennent à la Caté--;orie 1 et 300 à la Catégorie 2, 200 sur ces 300 représentant la valenr de l'usure. Dans ce cas, des 1100 £ d'argent que 1 renverra pour acheter des marchandises a 11, 300 £ auront été avancées primitivement par la Catégorie 1 (savoir 200 en argent pour acheter à 1 des éléments de capital fixe et 100 en argent pour effectuer l'échange de marchandises entre Il et 1) et 100 £ auront été avancées primitivement par la Catégorie 2 en paiement des marchandises achetées à 1.
Donc : 300 en argent ont été avancés par la Catégorie 1 et 100 par la Catégorie 2. Cet argent leur reflue de la manière suivante :
Io) A la Catégorie 1 : 100 seulement, c'est-à-dire le tiers de l'argent qu'elle a avarice. Les deux autres tiers sont revenus en sa possession sous forme de capital fixe renouvelé, d'une valeur de 200. Pour ces 200 elle a remis à 1, non pas des marchandises, mais de l'argent ; elle a donc été acheteuse sans être vendeuse. Il en résulte que cet argent ne peut pas faire retour à la Catégorie 1, à moins que 1 ne lui fasse cadeau des éléments du capital fixe. - Avec le dernier tiers de l'argent avancé par elle, la Catégorie 1 a d'abord acheté des élémt-,nts cireulants dit capital c~i1stant et pour le même argent, 1 lui a acheté le reste de ses marchandises. Les 100 cri argent reviennent donc à la Catégorie 1 parce qu'après avoir été acheteuse elle est devenue vendeuse. Les choses n'auraient pu se fer-miner autrement que si, en échange de 100 de marehandises, elle av-iit remis à 1 d'abord 100 en argent et ensuite 100 en marchandises, ces dernières a titre de cadeau.
2') A la Catégorie 2 qui a avancé 100, il reflue 300 en argent : 100 parce qu'après avoir acheté
pour 100, elle vend pour la, même somme ; 200 parce qu'elle vend des marchandises pour 200 et
arrête là ses transactions. L'usure du capital fixe est donc compensée par l'argent que la Catégorie
1 a versé dans la circulation, pour l'achat des éléments de son capital fixe ; seulement cet argent
CHAP. XX.,- LA REPRODUCTION SIMPLE 515
arrive à la Catégorie 2, non de la Caté-orie 1, mais de la section 1.
b) Dans cette hypothèse, le reste de Il, se répartit de telle sorte que la Catégorie 1 possède 200 en argent et que la Catégorie 2 possède 400 en marchandises.
La Catégorie 1 a vendu toutes ses marchandises; ses 200 en argent représentent l'élément fixe de son capital constarit qui doit être renouvelé en nature. Elle ne se présente qu'en aclietenr et acquiert pour 200 d'éléments de capital fixe (marchandises qu'elle achète à 1). Quant à la Catégorie 2 elle ne doit verser à la circulation (en supposant que 1 n'avance pas d'argent pour ces échanges) que 200 £ au maximum, puisqu'elle vend la moitié de ses marchandises à 1 sans rien acheter en échange. La circulation lui rend 400 £ : 200 qu'elle a avancées pour faire ses achats et qu'elle recouvre en vendant des marchandises ; 200 qui proviennent des marchandises qu'elle a vendues à 1.
c) La Catégorie 1 possède 200 en argent et 12200, en marchandises ; la Catégorie 2 possède 200, (u) en marchandises.
Dans cette hypothèse, la Catégorie 2 n'a rien à avancer en argent parce qu'elle n'achète plus rien à 1, et que vonlant vendre quelque chose elle doit attendre qu'un acheteur se présente. La Catégorie 1 avance !100 £ en argent : 200 pour un échange de marchandises avec 1 et 200 pour des achats à 1. C'est avec ces dernières 200 £ qu'elle achète les éléments du capital fixe.
1 achète pour 200 £ en argent des marchandises à la Catégoriel, qui recouvre ainsi Fargent qu'elle a avancé en vue de cet échange, et pour 200 £ en argent (qu'il a reçues de la Catégorie 1) il achète des marchandises à la Catégorie 2, qui transforme ainsi en argent les produits représentant l'usure de son capital fixe.
Il en serait de même si les 200 en argent étaient avancés par la Catégorie 1 et non par la Catégorie 1. I achèterait d'abord à la Catégorie 2 des marchandises pour 200 (tout ce que cette Catégorie, suivant notre hypothèse, a encore
516 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
à vendre) et ces 200 ne retourneraientpas à 1, parce que la Catégorie 2 n'achèterait plus rien ; quant à la Catégorie 1 ,elle ferait des achats pour 200 £ en argent et échan-erait c
en outre 200 de marchandises avec 1. Les échanges avec 1 s'élèveraient donc à 400, et 200 £ en argent provenant de la Catégorie 1 auraient fait retour à 1. Si 1 les avan~ait de nouveau pour acheter les 200 de marchandises de la Catégorie 1, elles lui reviendraient lorsque cette Catégorie achèterait la seconde moitié de ses 400 de marchandises. La Catégorie 1. aurait avancé 200 £ en argent uniquement c
pour acheter les éléments de son capital fixe. Ces 200 £ne lui rentrent pas, mais servent à convertir en argent le reste (200, ) des marchandises de la Catégorie 2, pendant que 1 recouvre ses 200 £ avancées, non par l'intermédiaire de la Caté-orie 2, mais par celui de la Catégorie 1. Pour ses c
400 de marchandises il recoit 400 de marchandises ; les 200 £ d'argent qu'il a avancées pour la circulation de 800 de marchandises lui sont également rentrées - et tout est en règle.
La difficulté rencontrée dans la transaction
I. 1000, -~- 1000r,
II.
a été ramenée à la suivante
I . . . . . . 400pi
II. - (1) 200 en argent-f-,200c en marchandises -1- ( 2)200, en marchandises, ou pour exprimer la chose encore plus clairement :
I. - 2001,1 -1- 200pi.
II. - (1) 200 (argent) -1- 200, (marchandises) + (12) 200, (marchandises). '
La Catégorie 1 échange 200c (marchandises) contre 200 Ipi (marchandises) ; l'argent qui sert d'interrné
CHAP. XX. - LA REPRODU(,TION SIMPLE 517
diaire à l'échange de ces 400 de marchandises retourne à celui qui l'a avancé, soit à 1 soit à 11, et Wintéresse pas le problème qui nous occupe. En d'autres termes : si nous supposons que dans cet échange l'argent n'intervienne pas matériellement comme moyen de paiement (c'est-à-dire comme instrument de circulation dansle sens propre du mot) et qu'il fonctionne idéalement, il est clair que les 9-00 de moyens de production seront échangés contre les 200 d'objets de consommation sans qu'aucune pièce de monnaie rie soit mise en circulation. Nous pouvons donc supprimer des deux côtés les marchandises 200 Ip 1 et 200 Ile (Caté-orie 1), et nous trouvons ainsi en présence des données suivantes :
I. - 200pi (marchandises).
II. - (1) 200 (argent) -J- (92) 200c (marchandises).
La Catégorie 1 achète pour 200 d'argent les éléments de son capital fixe 200 Ipi, transaction qui convertit la plusvalue 1 en argent. Pour cet argent 1 achète des articles de consommation à la Catégorie 2, ce qui, au point de vue de 11, amène ce résultat que la Catégorie 1 renouvelle en nature un élément fixe de son capital constant et que la Catégorie 2 met en réserve de l'argent pour renouveler également un élément de son capital fixe. (L'opération de la Catégorie 2 est répétée tous les ans jusqu'à ce que son capital fixe doive être renouvelé en nature).
Pour que les choses se passent de la sorte, il faut évidemment que la valeur de l'élément fixe du capital constant de 11, qui rentre entièrement en argent tous les ans et est à renouveler annuellement en nature (Catégorie 1), soit égale à la valeur de l'usure annuelle de Vautre élément, qui continue à fonctionner sous son ancienne forme et pour lequel on met en réserve, en attendant son renouvellement, l'argent correspondant à son~ usure et prélevé sur la valeur du produit. Pareil équilibre répond-il à une loi de la reproduction simple ? Les choses se passent-elles de telle sorte dans la section 1, productrice de moyens de production, que la division du travail y reste nécessairement
capital_Livre_2_518_557.txt
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518 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
invariable en Ce qui concerne la fabrication des éléments fixes et des éléments circulants de capital constant qu'elle fournit à la section Il ?
Avant d'examiner ce point de plus près, voyons comment les choses se passent lorsque ce qui reste, de 11, (1 n'est pas égal à ce qui reste de 11, (2).
Premier, cas
Le reste de 11, (1) est plus grand que celui Ilc (2).
I. - 200pi (marchandises).
II. - (1 ' ~ 220, (argent) + (2) 200, (marchandises). 11, (1) achète, pour 200 £ d'argent, les marchandises 200 Ipi, et pour le même argent, 1 achète les marchandises 200 11, (2). Il rentre ainsi en possession de l'argent qu'il a avancé et il le tiendra en réserve en vue du renouvellement de son capital fixe. Mais il reste 20 Ilc 1 (1) en argent, inconvertible en capital fixe.
Il semble qu'on pourrait résoudre la difficulté en fixant à 220 au lieu de 200 le reste de Ipi, de sorte que, des 2000 1. les transactions antérieures auraient enlevé, non pas 1800, mais 1780. Nous aurions
1. - 220pi (marchandises).
Il. - (1) 220e (argent) +- (2) 200, (marchandises). 11, (1) achète pour 220 £ d'argent les 220 Ipi, et 1 achète ensuite, pour 200 £ d'argent, les 200 11, (2) ; il reste 20 £ à 1, une partie de sa plus-value, qu'il doit garder sous forme d'argent au lieu de la dépenser en articles de consommation. La difficulté est donc simplement déplacée.
Second cas :
Le reste de 11, (1) est plus petit que celui de 11, (2).
I. - 200pi (marchandises).
II. - (1) 180, (argent) -J-- (2) 200c (marchandises).
La Catégorie 1 achète, pour 180 £ d'argent, des marchandises 180 Ipi, et pour la même somme 1 achète des mar
CHAP. Xx. - LA RLrPRODUCTIOI; SIMPLE 519
,chandises a la Catégorie 2, c'est-à-dire 180 11, (92). Il reste inveadu, d'un côté '_)~ Ipi et de l'autre côté 20 Ilc (2), soit 40 de marchandises inconvertibles en argent.
Il ne serait d'aucune utilité d'égaler à 180 le reste 1 n'y aurait alors, il est vrai, aucun excédent du côté de 1, mais il n'en resterait pas moins, du côté de Il (Catégorie 2)
c
,un. excédent de 20 inconvertible en argent.
Dans le premier cas (Il (1), plus grand que Il 2", il reste du côté de 11, (1) un excédent en argent non convertible en capital fixe et, si l'on suppose égaux les restes Ipi et 11, ( ' 1), il reste du côté de Ipi un excédent en argent ,non convertible en objets de consommation.
Dans le second cas (11, (1) plus petit que 11, (2", il y a un déficit d'argent du côté de Ipl et de 11, (,2), qui gardent un excédent en marchandises de valeur équivalente ; si le reste de Ipi est égal à celui de 11, (2), il y a un déficit -d'argent et un excédent en marchandises du côté de 11, (2).
En supposant que le reste de Ipi soit toujours égal à celui
1
de 11, (1) - la production est en effet déterminée par les ~commandes et la reproduction n'est pas affectée parce que l'on produit une année plus d'éléments fixes et J'autre année plus d'éléments circulants des capitaux constants Il et 1 - il ne serait convertible en articles de consommation, dans le premier cas, que si 1 achetait une partie de la plus-value de 11, ce qui aurait pour conséquence l'accumulation de cette plus-value sous forme d'argent, dans le second cas, 1 devrait dépenser cet argent, hypothèse inadmissible.
Si 11, (1) est plus grand que 11, (2), l'excédent d'argent Ipi ne peut être réalisé que par l'importation de marchandises étrangères. Si 11, (1) est plus petit que 11, (2), il faut au contraire l'exportation de marchandises Il (articles de -consommation) pour réaliser, en moyens de production, l'usure de Il, . Dans les deux cas, l'intervention du commerce international est nécessaire.
Si même, pour étudier la reproduction simple, il fallait admettre que la productivité de toutes les branches d'industrie et, par conséquent, les rapports des valeurs de
5'20 TROISIÈME PARTIE. - LA, REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
leurs produits restent constants, les deux derniers cas, où. Ile (J) est plus grand ou plus petit que 11, (2), seraient toujours intéressants pour l'étude de la production à une échelle progressive, système dans lequel ils peuvent se. produire sans aucun doute.
3) Les résultats.
Le renouvellement du capital fixe donne lieu aux remarques générales que voici :
Toutes les autres circonstances restant invariables --non, seulement l'échelle de la production, mais aussi et surtout la productivité du travail - si la partie du capital fixe de Il qui meurt et est à remplacer en nature dépasse la partie correspondante de l'année précédente, l'autre partie du capital fixe, qui doit être mise en réserve sous forme d'argent, doit diminuer dans la même mesure; car selon notre hypothèse, la somme (et aussi la valeur) du capital fixe de 1.1 reste invariable.
De là, les conséquences suivantes
1° Plus le capital-marchandise I comporte d'éléments fixes du capital Il,, moins il doit comprendre d'éléments. circulants de ce même capital, car la somme des produits. que 1 fabrique pour 11, doit rester invariable. Or, la production totale de la classe, Il reste également invariable. Comment cela est-il possible, lorsqu'il y a diminution de ses matières premières et auxiliaires, de ses demi-fabricats etc., en un mot, des éléments civeularits de son capital constant ?
2° Une plus grande partie du capital fixe 11, , reconstituée sous forme d'argent, se dirige vers 1 pour y reprendre sa forme naturelle ; il reflue donc vers 1 plus d'argent qu'il n'cri circule entre 1 et 11 pour leurs échanlles réciproques et ce surplusne peut servir qu'à des achats faits d'un côté seulement. En même temps et dans la même mesure diminue la quantité de marchandises Il,, dont la valeur corres
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 521
pond à l'usure et qui s'échangent, non contre des marchandises de 1, mais seulement contre de l'argent de 1. Celui-ci recevra donc plus d'argent de Il et aura moins l'occasion de lui en restituer. Une plus grande partie de Ipi - car 1, a déjà été échangé contre des marchandises de Il - ne pourra pas être convertie en marchandises de Il et restera sous forme d'argent. Il y aura crise de production malgré la reproduction simple.
Il est inutile de détailler encore - la conclusion serait la même - le cas inverse, où les éléments du capital fixe Il à renouveler sont moins nombreux et l'usure plus grande que J'année précédente.
En résumé : Si, sous le régime de la reproduction simple et les autres circonstances restant invariables (notamment la productivité, l'importance et l'intensité du travail), le rapport entre les éléments du capital fixe qui meurent et sont à renouveler et les éléments qui persistent sous leur ancienne forme et ne transfèrent aux produits que la valeur de leur usure, n'est pas constant, il peut arriver :
a) Ou bien que la somme des éléments circulants à reproduire reste la même, pendant que celle des éléments fixes à reproduire augmente. Dans ce cas, la production totale de 1 doit augmenter, et il se produit un déficit de la reproduction, même lorsqu'il est fait abstraction des di f fi - cultés provenant de l'argent.
b) Ou bien que la partie du capital fixe Il à reproduire diminue, taudis que celle à remplacer cri argent augmente Dans ce cas, 1 aurait à reproduire la même quantité d'éléments circulants et moins d'élémentsfixes; d'oùune diminution de la production totale de 1 ou un excédent invendable de produits.
Dans le premier cas, A est vrai qu'une augmentation de la productivité, de l'importance ou de l'intensité du travail peut amener celui-ci à fournir plus de produits et compenser le déficit ; mais cela exigerait un déplacement de travail et de capital d'une industrie de 1 à l'a utre, et provoque
-522 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
rait des troubles momentanés. En outre, cet accroissement de l'importance et de l'intensité du travail augmenterait, du côté de 1, et diminuerait, du côté de il, les valeurs à échanger, et provoquerait une dépréciation des produits de 1.
L'inverse aurait lieu dans le second cas : 1 devrait ralentir sa production, d'où une crise pour les ouvriers et les capitalistes, ou produire à l'excès, ce qui aboutirait au même résultat. Ces surproductions ne sont point nuisibles en elles-mêmes; elles sont un mal dans la production capitaliste.
Le commerce intepnationnal pourrait aider à surmonter la difficulté : dans le premier cas, en convertissant en articles de consommation le produit 1 stagnant sous forme d'argent; dans le second cas, en vendant les marchandises en excès. Mais le commerce international, s'il n'a pas pour seul effet de réaliser le renouvellement des éléments du capital, ne fait qu'ouvrir titi champ plus vaste aux contradictions.
Si Fon fait abstraction de la forme capitaliste de la reproduction, il ne reste à considérer que la variation, d'une année à l'autre, de la quantité d'éléments fixes (servant, dans notre cas, à produire des objets de consommation) à renouveler annuellement. Si cette quantité est très grande pendant une année, elle est d'autant plus petite l'ahnée suivante. Cette variation ne modifiant pas la masse ,des matières premières et auxiliaires, des derni-fabricats, etc., nécessaires à la production annuelle des articles de consommation, (toutes les autres circonstances restant les mêmes), il faut que la production de moyens de production augmente dans un cas et diminue dans J'autre. Cette difficulté ne peut être vaincue que par une surproduction relative et continuelle de capital fixe et de matières premières, etc. (surtout d'aliments), c'est-à-dire le contrôle social des moyens matériels de la reproduction. Dans la société capitaliste, au contraire, cette reproduction est un indice d'anarchie.
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 523
Cet exemple du capital fixe dans la reproduction simple est démonstratif. La disproportion entre la production de capital fixe et celle de capital circulant est un des arguments favoris des économistes pour expliquer les crises. Ils n'ont pas vu qu'une pareille disproportion peut et doâ résulter de la simple conservation du capital fixe dans l'hypothèse d'une production idéale normale, c'est-à-dire de la simple reproduction du capital fonctionnant déjà dans la société.
XII. La reproduction de l'instrument monétaire,
Jusqu'ici nous avons fait abstraction de la reproduction annuelle de l'or et de l'argent. Et tant que matière première de certains articles de luxe et de certains travaux comme la dorure, etc., les métaux précieux ne méritent pas plus une mention spéciale que n'importe quel autre produit, Par contre, ils jouent un rôle important comme matière de la monnaie et, par conséquent, comme monnaie virtuelle. Dans un but de simplification, nous admettons dans cette analyse que l'or seul est le m-étal monétaire.
Desévaluations déjà anciennes estimaientde8à 9000OOfb, soit en somme ronde de 1100 à 1250 millions de marks, la production annuelle de l'or. Soetheer (1) ne constate, au contraire, comme moyenne des années 1871-75, que 170 675 kilogrammes, d'une valeur de 476 millions (le marks en chiffres ronds, soit : 167 millions fournis par, l'Australie, 166 millions par les Etats-Unis, 93 millions par la Russie et le reste par différents pays, dont chacun avait produit moins de 10 millions. La production annuelle d'argent, pendant la même période, s'éleva à un peu moins de 2 millions de kilogrammes d'une valeur de 3511/2 millions de marks ; le Mexique en avait produit (en chiffres
~1) Ad. Soetbeer, Edelmettall-Production. Gotha, 1819.
5124 TROISIÈME PARTIE. - LA, REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
ronds) 108 millions, les Etats-Unis 102, l'Amérique du Sud 67, l'Allemagne 26, etc.
Des pays où la production capitaliste prédomine, seuls les Etats-Unis produisent de l'or et de l'argent; les pays capitalistes de lEurope reçoivent presque tout leur or et la plus grande partie de leur argent de l'Australie, des EtatsUnis, du Mexique, de l'Amérique du Sud et de la Russie.
Nous supposerons que les mines d'or se trouvent dans les pays mêmes dont nous analysons la reproduction capitaliste, et cela pour les raisons suivantes : La production capitaliste ne va pas sans le commerce international. Si l'on part de l'hypothèse de la reproduction simple, on admet que le commerce 'international ne fait que remplacer les articles du pays par des articles étrangers de même valeur, mais d'un autre usage ou d'une autre forme, et qu'il n'affecte ni les rapports de valeur suivant lesquels s'échangent les moyens de production et les objets de consommation, ni les proportions suivant lesquelles les valeurs des produits de ces deux catégories se décomposent en capital constant, capital variable et plus-value. Faire intervenir le commerce international dans J'analyse de la reproduction annuelle de la valeur ne peut donc que causer de la confusion, tout en n'ajoutant rien, ni au problème, ni à sa solution. Il est donc préférable d'en faire abstractio ti et de considérer l'or, nonce mine une marchandise importée, mais comme un élément immédiat de la reproduction annuelle.
La production de l'or, comme celle de n'importe quel
métal, fait partie de la section 1, production des moyens
de production. Suppqsons que la production annuelle de
l'or soit de 30 (chiffre commode, bien qu'il soit beaucoup
trop élevé par rapport aux autres chiffres de notre schéma),
et que sa valeur se fractionne en 20, -1- 5, --~- 5pi : 20, à
échanger contre d'autres éléments de 1, , ce que nous
étudierons plur tard ; 5, -+- 5pi (I ' ) à échanger contre des
articles de consommation, éléments de 11, -
Voyons d'abord les 5, . Chaque producteur d'or coin
CHAP. XX. -- LA REPRODUCTION SIMPLE 525
nience par acheter da la force de travail, non pas avec, de l'or qu'il a produit lui-même, mais avec de l'or qui existe déjà dans le pays. Pour les 5, qu'ils reçoivent, les ouvriers achètent des articles àe consommation à 11, qui consacre tout ou partie de cet argent à l'achat de moyens de production à 1. Si Il en dépense 2, par ex., pour acquérir de l'or comme élément de capital constant (matières premières, etc.) ces 2 retourneront aux producteurs d'or de la section 1 en une somme de monnaie qui a déjà appartenu à la circulation. Si ensuite Il n'achète plus de matières premières aux producteurs d'or, ceux-ci achèteront à Il en utilisant comme monnaie leur or, qui a un pouvoir acquisitif à l'égard de toutes les marchandises. Il y aura alors cette différence, que la section 1 interviendra, non pas comme vendeuse, mais comme acheteuse, ses producteurs d'or pouvant toujours vendre leur marchandise, qui est 1 immédiatement échangeable.
Supposons qu'un filateur paie 5v à ses ouvriers, qui. en échange et abstraction faite de la plus-value, lui fournissent un produit de la valeur de 5. Les ouvriers feront des achats pour 5 à Ile, qui achètera pour la même somme du fil à 1, et fera ainsi refluer les 5, en argent aux mains du filateur. Il n'en est pas de même dans le cas qui nous occupe : Io (l'ensemble des producteurs d'or) paie les 5, de salaire en monnaie qui a déjà appartenu à la cireulation, et les ouvriers les dépensent pour des aliments. 2 seulement sur les 5 retournent à, Io par l'intermédiaire de Il. Néatimoins Io peut recommencer sa reproduction, absolument comme le filateur ; car ses ouvriers lui ont fourni 5 en or, dont il a vendu 2 et gardé 3, et il n'a qu'à faire monnaver (1) ces 3 ou les échanger contre des billets de banque, pour avoir directement, sans que Il doive intervenir, tout son capital variable sous forme monétaire.
Déjà dans ce premier procès de reproduction annuelle,
(1) " Les mineurs apportent des quantités considérables d'or (gold bullion)... directement à l'hôtel des monnaies de San Francisco." Reports of H. M. Secretaries of Embassy and Legation. 1897. Part 111, p. 337.
526 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
une modification S'est produite dans la masse de monnaie appartenant effectivement ou virtuellement à la circulation. Nous avons supposé que 11, ait acheté pour 2, (Io) dematières premières, et que 3, forme argent du capital variable, soient passés de Io à Il. Il en résulte que, de la masse d'or produite nouvellement, 3 sont restés à 11, qui, n'ayant pas besoin de cet or pour son entreprise, peut faccumuler Comme trésor. (Il ne peut pas incorporer à son capital constant, ni l' utiliser à payer des salaires, car il dispose d'assez de monnaie pour l'achat de la force de travail qu'il utilise). Ces 3 n'auront donc aucune fonction à remplir dans 11, , si l'on fait abstraction de la reconstitution de l'usure. Jout au plus pourraientils servir à compenser le déficit, si accidentellement 11, (1) était plus petit que 11, 2". Le produit 11, (sauf l'usure) sera échangé contre des moyens de production 1 (,+pl); quant aux 3 en excès du côté de il,, ils seront transférés de 11, à Ilpi. Résultat : une partie de la plus-value sera entassée sous forme d'ar-ent.
Si, dans la seconde année de la reproduction, l'or est utilisé dans la même proportion comme matière première, 2 retouraeront à 1, et 3 resteront comme trésor à Il et ainsi de suite. D'où les conclusions suivantes, cri ce qui concerne le capital variable en général : Le capitaliste Io, comme tout capitaliste, doit avancer continuellement en argent Je capital v pour l'achat de la force de travail. Cet argent v est dépensé en achats à ~11, non par lui, mais par ses ouvriers ; il en résulte que Io n'est jamais acheteur et qu'il ne peut fournir de l'or à Il que si celui-ci en provoque le transfert. A mesure que Il lui achète des matières premières, cri convertissant le capital constant 11, en or, une partie de son capital variable jo), lui revient, au même titre que le capital variable reflue vers n'importe quel autre capitalite 1; s'il n'en est pas ainsi il doit reconstituer son v en or, par son propre produit. Toute la monnaie qui a été avancée pour v et qui ne revient pas à 1 est conservée par 11, qui par conséquent accumule comme
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 527
trésor une partie de la monnaie qui appartenait précédemment a lit circulation et ne transforme pas en articles de consommation une partie de sa plus-value. Comme ou ouvre continuellement de nouvelles mines d'or ou qu'on en remet d'anciennes en exploitation, une certaine partie de la monnaie que Io doit avancer pour v est toujours prise dans la masse de numéraire (lui existe avant la nouvelle production d'or ; cette partie est remise à Il par l'intermédiaire des ouvriers de Io, et tant qu'elle ne fait pas retour à ce dernier elle reste comme trésor entre les mains de Il.
Io peut toujours être acheteur avec sa plus-value. Il verse son (Io~p1 It la circulation et en retire des articles de consommation 11, ; une partie de cet or est employée comme matière première, c'est-à-dire comme élément réel du capital productif, à moins qu'elle ne soit ajoutée au trésor constitué au moyen de la plus-value. Nous voyous ainsi - même en faisant abstraction de 1, que DOUS étudierons plus tard (1) - que la reproduction simple -comprend nécessairement une thésaurisation, bien qu'elle exclue l'accumulation dans le sens propre du mot, c'est-àdire la reproduction à une échelle progressive. Les mêmes faitsse répétant totisles ans, nous constatonsque l'hypothèse qui a servi de point de départ à notre étude de la production capitaliste est justifiée : au début de la reproduction il y a toujours, entre les mains des capitalistes 1 et 11, une somme d'argent qui est pas en rapport avec la masse de marchandises à échanger. Cette accumulation de monnaie a lieu même lorsqu'on tient compte de l'or qui est perdu par l'usure (lu numéraire en circulatIon~ Il va de soi que plus la production en mode capitaliste est ancienne, plus grande est la somme d'argent entassée de toutes parts, et plus petite est relativement à cette somme la quantité d'or (quelle que soit son importance absolue) que la production annuelle y ajoute.
(1) L'analyse de l'écliange de l'or nouvellement produit, au point de vue du capital constant 1, ne ~;e trouve pas dans le manuscrit.
528 TROISIÈME PAPLTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
Revenons un instant à l'objection qui avait été faite à
Tooke : Comment est-il possible que chaque capitaliste
retire du produit annuel une plus-value en argent ' * 1 Com
ment est-il possible que la classe capitaliste, qui est en der
nière analyse la source d'où part l'argent de la circulation,
en retire plus qu'elle n'en verse ? Voici, d'après nous, la
réponse (nous résumons ce que nous avons développé
plus haut chapitre xviii) :
10 La seule condition qui soit indispensable, c'est-à-dire qu'il existe assez d'argent pour faire circuler les divers éléments de la reproduction annuelle, n'est pas affectée par ce qu'une partie de la valeur des marchandises est faite de plus-value. Si la production tout entière appartenait aux ouvriers, si leur surtravail était du surtravail pour eux-mêmes et non pour les capitalistes, rien ne serait changé à la valeur des marchandises en circulation, ni à la quantité d'argent nécessaire pour les faire circuler (pourvu que toutes les autres circonstances restent les mêmes). La question à résoudre n'est donc pas D'où vient l'argent pour réaliser la plus-value ? mais bien D'où vient l'argent pourjaire circuler la valeur totale des marchandises ?
Toute marchandise se compose de c -J- v -4- pl et, pour la circulation de toute la masse des marchandises, il faut une somme d'argent faisant circuler le capital c -]- v, et une autre somme d'argent faisant circuler la plus-value pl, revenu des capitalistes. L'argent que ceux-ci avancent comme capital (qu'on les considère isolément ou comme classe) n'est pas le même que celui qu'ils affectent à leurs dépenses personnelles et qui représente leur revenu. D'où vient ce dernier ? C'est tout simplement une partie de l'argent qui existe dans la société. Nous avons vu plus haut que l'argent que le capitaliste doit avancer pour ses' objets de consommation, au début de son entreprise, lui revient dès que se fait la monétisation de la plus-value. Considérée d'une facon générale, la difficulté provient de deux sources :
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 529
Priino : Si l'on considère le capitaliste exclusivement comme personnification du capital et si, faisant abstraction de ce qu'il consomme pour sa personne, on n'observe que la circulation et la rotation, on voit qu'il verse continuellement à la circulation de la plus-value incorporée à de la marchandise, mais on ne constate jamais qu'il prélève son revenu sous forme d'argent : jamais on ne le voit mettre en circulation l'argent qui doit servir à consommer la plus-value.
Secundo . Lorsque la classe capitaliste verse à la circulation une somme d'argent sous forme de revenu, A semble qu'elle le fait ponr payer une partie du produit annuel, et que cet argent ne représente plus de la plusvalue. Cependant le surproduit qui constitue la plus-value ne coûte rien à la classe capitaliste ; elle le possède et en jouit gratuitement, et la circulation monétaire ne change rien à cette situation. Au lieu de manger son surproduit en nature, ce qui est impossible le plus souvent, le capitaliste peut, grâce à la monnaie, prélever sur le surproduit annuel de la société une quantité de marchandises équivalent à sa plus-value. D'autre part, l'analyse du mécanisme de la cireulation nous a montré que, bien que la classe capitaliste verse à la circulation l'argent qui est nécessaire pour faire circuler son revenu, cet argent lui revient continuellement et reste, par conséquent, toujours en sa possession. Or, si non seulement le capitaliste retire du marché un quantum de marchandises équivalent à sa plus-value, mais si l'argent pour lequel il achète ces marchandises lui revient également, il est évident qu'il ne paie pas ces dernières. Si j'achète une marchandise pour une livre sterling et si le vendeur me rend la livre en échange d'un surproduit qui ne m'a rien coûté, il est incontestable que j'obtiens !a marchandise pour rien. Et si je répète continuellement cette opération, je ne cesserai pas de recevoir gratuitement des marchandises en échange d'une livre dont je ne me desssaisirai jamais que passagèrement. De même le capi
530 TROISIÈME PARTIE. -- LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
taliste recouvre constamment son argent par l'intermédiaire de la plus-value qui ne lui coûte rien.
Ainsi que nous l'avons vu, d'après A. Smith, la valeur du produit social se résout en v -]- 1)1, la valeur du capital constant n'y intervenant pas. Il en résulte que l'argent affecté à la circulation du revenu annuel est suffisant pour faire circuler tout le produit de l'année, c'est-à-dire que, dans notre exemple, l'argent nécessaire a la circulation des articles de consommation (d'une valeur de 3000) suffit pour faire circuler tout le produit annuel (d'une valeur de 9000). Cette opinion fausse de Smith,quiest partagée parTh.Toohe, résulte de ce que ni l'un ni l'autre n'a vu de quelle manière les éléments matériels du produit social et les éléments de sa valeur sont reproduits et renouvelés tous les ans.
Ecoutons Smith et Toolie eux-mêmes:
Smith dit, livre 11, chap. 2 (Trad. Garnier, Paris 1802, tome 11, p. 292) : ( On peut regarder la circulation d'un pays comme divisée en deux branches différentes : la circulation qui se fait entre commerçants seulement, et la circulation entre les commerçants et les consommateurs. Quoique les mêmes pièces de monnaie, soit papier, soit métal, puissent être employées tantôt dans l'une de ces deux branches de circulation et tantôt dans l'autre, cependant comme ces deux branches marchent constamment en même temps, chacune d'elle exige un fonds de monnaie, d'une espèce ou de l'autre, pour la faire marcher. La valeurdes marchandises qui circulent entre les différents commerçants ne peut jamais excéder la valeur de celles qui circulent entre les commerçants et les consommateurs, tout ce qui est acheté, par les gens de commerce étant en définitive destiné à être vendu aux consommateurs.
"La circulation des gens de commerce entre eux,portant sur (les ventes en gros, exige en général une somme bien plus grosse pour chaque transaction particulière. Celleentre les commerçants et les consommateurs, au contraire, portant en général sur des ventes en détail, n'exige fort souvent que de très petites sommes, un shilling ou
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 531
même un demi-penny étant quelquefois tout ce qu'il faut. Or, les petites sommes circulent beaucoup plus vite que les grosses.... Ainsi, quoique les achats annuels de tous les consommateurs soient au moins (cet " au moinE " est bon 1) égaux en valeur à ceux de tous les gens de commerce, néanmoins ils peuvent en général se faire.avec une masse de monnaie beaucoup plus petite ", etc.
Tooke commente comme suit ce passage de Smith (A)i Inquiry inio the Currency Principle. London 18114, p. 34-36,passim): " Sans aucun doute la distinction établie dans ce passage est matériellement juste.... L'échange entre les commercants et les consommateurs comprend le paiement du salaire qui est la recette principale (the p2-iïi,c'Pat means) des consommateurs.... Tous les échanges des commerçants entre eux, c'est-à-dire toutes les ventes depuis le producteur ou l'importateur jusqu'au détaillant ou J'exportateur, en passant par tous les degrés intermédiaires de la manufacture, etc., peuvent se résoudre en transferts de capitaux. Ils ne présupposent pas et, en effet, n'entrainent pas, dans la majeure partie des échanges, une cession effective et simultanée de billets de banque ou de pièces de monnaie - je parle d'une cession matérielle, non fictive...La somme totale des échanges des commerçants entre eux doit être déterminée et limitée, en dernière
instance, par la somme des échanges entre les commerçants et les consommateurs ".
A ne lire que la dernière phrase, on pourrait croire que Tooke se borne à constater qu'il existe un rapport entre les échanges des commerçants entre eux et ceux des coinmer~ants avec les consommateurs, c'est-à-dire entre la valeur du revenu total annuel et la valeur du capital qui le produit. Il n'en est pas ainsi cependant ; il se déclare formellement partisan de l'opinion de Smith. Aussi une critique particulière de sa théorie de la circulation est-elle superflue.
2' Chaque capitaliste industriel commence par verser en argent à la circulation l'équivalent de la partie fixe de son
5!~'2 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
capital et rie l'en retire que successivement, par la vente du produit annuel, après une série plus ou moins longue d'années. Provisoirement il confie donc à, la, circulation plus d'argent que celle-ci ne lui en restitue, et ce fait se présente chaque fois que le capital total est renouvelé en nature. Il se répète chaque année pour un certain nombre d'entreprises et il se répète partiellement lors de chaque réparation, qui est en réalité un renouvellement partiel du capital fixe. Par conséquent, si d'un côté, le capitaliste retire plus d'argent de la circulation qu'il n'en verse, le contraire a lieu d'un autre côté.
Dans toutes les industries dont la période de production (distincte de la période de travail) dure un certain temps, les capitalistes versent sans discontinuer de l'argent à la circulation, soit pour le paiement de la force de travail, soit pour fachat des moyens de production. Ils enlèvent ainsi au marché des moyens de production et des arlicles de consommation (soit directement quand il s'agit de leurs besoins personnels, soit indirectement quand il s'agit des besoins de leurs ouvriers), saris en fournir l'équivalent sous forme de marchandises. Pendant cette période, l'argent
'ils versent à lit circulation sert ` réaliser la valeur des
qu a
marchandises et de la plus-value. Ce fait acquiert une
grande importance, lorsque la production capitaliste a pris
un certain développement et comporte des entreprises de
longue haleine, telles que la construction de chemins de
fer, de canaux, de docks, de grands établissements publics,
de navires en fer, le drainage de terres de grande éten
due, etc.
3' Alors que, abstraction faite de l'avance de capital fixe, les autres capitalistes retirent de la circulation plus d'argent qu'ils n'en versent pour l'achat de la force de travail et des éléments circulants de leurs capitaux,les producteurs d'or et d'argent, abstraction faite des métaux précieux qui leur servent de matières premières, ne versent à la circulation que de l'argent et n'en retirent que des marchandises. Ils versent à la circulation, sous forme d*argent, le capital
CHAP XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 533
constant sauf fusure, la plus grande partie du capital variable et toute la plus-value, excepté ce qu'ils accumulent eux-mêmes comme trésor.
40 Beaucoup de richesses qui n'ont pas été. produites pendant l'année circulent comme marchandises ; telles les terres, les maisons, etc.; telles encore les richesses dont la production dure plus d'une année : le bétail, le bois, le vin, etc. (A ce suj et, il importe d'insister sur ce fait qu'une certaine quantité d'argent, en excès sur celle nécessaire à la circulation immédiate, se trouve toujours à l'état virtuel, susceptible d'entrer en fonction à la première occasion.) La valeur de ces richesses circule souvent par parcelles et successivement, comme p. ex. la valeur d'une maison, qui circule dans le loyer de toute une série d'années.
Par contre la circulation de l'argent n'intervient pas dans tous les mouvements du procès de reproduction. C'est ainsi qu'elle est exclue du procès de production tout entier, dès que les éléments en sont acquis, et il en est de même du mouvement des produits que le producteur consomme, soit personnellement, soit productivement (y compris le salaire lorsqu'il est payé en nature comme aux ouvriers agicoles).
La monnaie qui fait circuler le produit de l'année existe doue dans la société avant ce produit et y a été accumulée peu à peu. Elle ne fait pas partie de la valeur produite pendant l'année, à l'exception peut-être de l'or nécessaire pour remplacer les pièces usées.
Nous avons supposé que la circulation se fasse exclusivement par l'intermédiaire des métaux précieux et sous sa forme la plus simple, la vente'et l'achat au comptant. (Cette dernière condition n'est cependant pas indispensable lorsque la circulation est exclusivement métallique ; l'histoire en cite des exemples et montre comment sur cette base se sont développés un système de crédit et certains aspects du mécanisme de ce dernier.) Nous avons fait cette hypothèse en partie pour des raisons de méthode, dont l'importance
534 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
se manifeste dans ce fait que, dans leurs controverses sur la circulation des billets de banque, Tooke et son école, aussi bien que leurs adversaires, ont été continuellement forcés de remonter à la circulation purement métallique; et comme ils le faisaient après coup et superficielle m en t, la vraie base de l'analyse apparaissait comme un point accessoire.
Notre examen de la circulation monétaire sous sa forme primitive et naturelle - et celle-ci est ici un moment immanent du procès de reproduction annuelle - établit les faits suivants :
a) Lorsque la production capitaliste a pris un certain développement, le capital-argent joue un rôle principal, puisque c'est sous la forme argent que le capital variable doit être avancé. A mesure que le régime du travail salarié se développe, les produits deviennent de plus en plus marchandises, et doivent de plus en plus - à part quelques exceptions importantes - revêtir la forme argent dans l'une des phases de leur mouvement. La quantité d'argent en circulation doit suffire à cette conversion, et la plus grande partie doit en être avancée sous forme de salaire qui, entre les mains des ouvriers, fonctionne pour ainsi dire exclusivement comme moyen de circulation (moyen d'achat).
Ce phénomène est en opposition absolue avec Véconomie naturelle, qui prédomine dans les systèmes de déPendance corporelle (y compris le servage) et plus encore dans les communautés plus ou moins primitives, qu'elles soient ou non imprégnées de servage ou d'esclavage. Dans le système de l'esclavage, le capital-argent avancé pour l'achat de la force de travail joue le rôle de capital fixe ; il est renouvelé par fractions successives qui sont accumulées jusqu'à l'expiration de la vie active de l'esclave. C'est pour cette raison que les Athéniens assimilaient le gain qu'un maitre retirait de son esclave, soit directement (en l'employant pour son compte), soit iiidirectement (en le louant, p. ex., pour le travail dans les
CHAP. XX. - LA, REPRODUCTION SIMPLE 535
mines), à l'intérêt et à l'amortissement d'nu capital-argent; tout comme, sous le régime de la production capitaliste, l'industriel porte en compte une fraction de la plus-value et l'usure des moyens de production, à titre d'intérêt et de renouvellement du capital. Les Athéniens n'appliquaient pas ce calcul aux esclaves domestiques, rendant des services nécessaires on servant simplement au luxe, correspondant à nos domestiques d'aujourd'hui. L'esclavage conserve des traces de l'économie naturelle lorsqu'il est la forme prédominante du travail productif, comme dans l'agriculture, la manufacture, la navigation, etc., comme c'était le cas dans les états développés de la Grèce et à Rome. Le marché des esclaves reçoit son approvisionnement de marchandise (force de travail) de la guerre, de la piraterie etc., et ce rapt n'a rien à voir avec un procès quelconque de circulation ; c'est l'appropriation, en nature et par la violence, de la force de travail d'autrui, Même dans les Etats-Unis, après que la région située entre les Etats du travail salarié (au nord) et les Etats de l'esclavage (au sud) fut transformée en un domaine d'élevage d'esclaves pour le sud, et que l'esclave a ' mené au marché fut devenu un élément de la reproduction annuelle, l'approvisioiinement fut insuffisant pendant un temps assez long, et il fallut faire appel au commerce d'esclaves africains pour répondre aux besoins du marché.
h) Les phénomènes suivants accompagnent la reproduction annuelle : l'afflux et le reflux de l'argent, déterminé par l'échange du produit annuel et se poursuivant automatiquement dès que la production capitaliste est établie ; l'avance en une fois du capital fixe et sa rentrée lente, par parties successives, durant des années entières, sa reconstitution par de l'argent accumulé d'année en année, accumulation qui diffère essentiellement de la thésaurisation déterminée par la production nouvelle d'or; les durées différentes des avances d'argent, celui-ci évidemment accumulé d'avance, différences qui résultent, soit de différences dans les périodes de production, soit de diffé
536 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
rences dans les distances entre les lieux de production, et les marchés ; les différences en grandeur et en durée des reflux, suivant l'importance des provisions dans les diverses industries et chez les divers capitalistes de la même industrie, c'est-à-dire suivant les termes d'achat des éléments des capitaux constants. Tous ces phénomènes rés.ultent automatiquement du mouvement de la reproduction annuelle et donnent l'impulsion aux expédients mécaniques du crédit et à l'appel aux capitaux disponibles.
Ajoutons-y encore la différence entre les entreprises où la production est continue et régulière, lorsque les circonstances sont normales, et celles, comme l'agriculture, dont l'activité présente des variations suivant les différentes périodes de l'année.
XIII. La théorie de la reproduction d'après Destutt de Tracy (1).
Comme exemple de l'esprit diffus, fanfaron et vide avec lequel certains économistes ont observé la reproduction sociale, nous citerons le grand logicien Destutt de Tracy (voir notre vol. 1, p. 69, note 1), que Ricardo lui-même a pris au sérieux et qu'il appelait a very disnnquished wriler (PrincYles, p. 333).
Voici comment cet " écrivain distingué " explique le procès de la reproduction et de la circulation sociale :
" On me demandera comment ces entrepreneurs d'industrie peuvent faire de si grands profits, et de qui ils peuvent les tirer. Je réponds que c'est en vendant tout ce qu'ils produisent plus cher que cela ne leur a coûté à produire, et qu'ils le vendent :
1° à eux-mêmes pour toute la partie de leur consommation destinée à la satisfaction de leurs besoins, laquelle ils paient avec une portion de leurs profits ;
(1) Provient du Manuscrit Il.
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 537
2° aux salariés, tant ceux qu'ils soldent que ceux que soldent les capitalistes oisifs, desquels salariés ils retirent, par ce moyen, la totalité de leurs salaires, à cela près des petites économies qu'ils peuvent faire ;
3° aux capitalistes oisifs, qui les paient avec la partie de leur revenu qu'ils n'ont pas déjà donnée aux salariés qu'ils emploient directement : en soi-te que toute la rente qu'ils leur desservent annuellement, leur revient par un de ces côtés ou par l'autre. " (Destutt de Tracy, Traité de la volonté et de ses eeets. Paris 1823, p. 239).
Donc, les capitalistes s'enrichissent en se trompant mutuellement en faisant l'échange de la partie de la plusvalue qu'ils consomment comme revenu. Lorsque cette partie de leur plus-value ou de leur profit est de 400 £, elle monte à 500 £ parce que chacun d'eux vend sa part 25 0/0 trop cher. Or tout le monde le fait ; le résultat est donc le même que si chacun vendait à la valeur vraie, avec cette différence que pour faire circuler des marchandises d'une valeur de 400 £, il faut une somme d'argent de 500 £; ce qui est le moyen, non pas de s'enrichir, mais de, s'appauvrir, car chacun doit donner à une partie notable de sa fortune la forme improductive de moyen de circulation. Malgré l'augmentation nominale des prix de tous les produits, les capitalistes n'auront à se partager, pour leur consommation personnelle, qu~une somme de marchandises de 400 £, et ils se feront mutuellement le plaisir de consacrer à, la circulation de ces 400 £ de marchandises, une somme d'argent assez forte pour faire circuler une valeur de 500 £.
Nous avons fait abstraction de ce qu'il est question ici d' " une portion de leurs profits ", ce qui fait supposer que ceux-ci consistent en une partie de marchandises en provision. Destutt veut bien nous expliquer l'origine de ces profits. La somme d'argent nécessaire pour les faire circuler étant tout-à-fait secondaire, ils proviennent, semble-t-il, non seulement de ce que les capitalistes se vendent réciproquement les marchandises qui les représentent -
588 TROISIÈME PARTIE, - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
ce qui est déjà très beau et très profond- mais de ce qu'ils se les vendent trop cher. Nous 'voilà donc au courant de l'une des sources d'enrichissement des hommes du capital. C'est comme le secret de l'inspecteur Brâsîg : la " grosse Armulh " provient de " la grande pauvreté " (1).
Les mêmes capitalistes vendent des marchandises " aux salariés, tant ceux qu'ils soldent qu~ ceux que soldent les capitalistes oisifs, desquels salariés ils retirent, par ce moyen, la totalité de leurs salaires, à cela près des petites économies quïls peuvent faire ". Le retour à leur caisse du capitaI-argent qu'ils ont avancé comme salaire, est donc la seconde source de leur enrichissement.
Lorsque les capitalistes paient aux ouvriers 100 £ de salaire et que ceux-ci leur achètent pour 100 £ de marchandises, cette transaction aboutit à l'enrichissenient des premiers. Le bon sens dit simplement que les capitalistes sont rentrés en possession des 100 £ qu'ils possédaient auparavant. En effet, avec ces 100 £ ils ont acheté de la force de travail, qui leur a produit - d'après ce qu'on nous a dit jusqu'ici - des marchandises d'une valeur de 100 £Ces marchandises sont vendues aux ouvriers, et cette vente restitue les 100 £ aux- capitalistes. Ceux-ci possèdent de nouveau 100 £ en ar-ent et les ouvriers ont des marchanc
dises d'une valeur (le 100 £, produites par eux-mêmes. Il Il 1 est g-nère facile de voir comment les capitalistes se sont enrichis par ces opérations. S'ils ne recouvraient pas les 100 £ eu argent, ils auraient payé aux ouvriers 100 £ pour leur travail et leur auraient donné gratuitement le produit de ce travaill soit des articles de consommation d'une valeur de 100 £. Dans ces conditions, la rentrée de l'a rgent explique tout au plus pourquoi les capitalistes ne deviennent pas plus pauvres, mais ne dit nullement pourquoi ils deviennent plus riches.
(1) L'inspecteur Brâsig est un personnage d'un roman célèbre de Fritz Reuter.
Les traducteurs.
CHAP. -YX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 539
Une question plus intéressante serait de se demander ,comment les capitalistes possèdent les 100 £ d'argent, et pourquoi les ouvriers, au lieu de produire potir leur compte, sont forcés de vendre leur force de travail pour ces 109 £. Mais pareille difficulté se résout d'elle-même pour un penseur du calibre de Destutt. Cependant celui-ci n'est pas tout à fait satisfait de la solution qu'il a donnée. Il ne nous dit pas, il est vrai, qu'on s'enrichit parce qu'on rentre en possession de 100 £ qu'on a commencé par dépenser, ce qui établirait simplement que les 100 £ ne se sont pas perdues en route; mais il affirme que les capitalistes s'enrichissent " en vendant tout ce qu'ils produisent plus cher que cela ne leur a coùté à produire ". .
Donc, même dans leurs transactions avec les ouvriers, les capitalistes s'enrichissent en vendant trop cher ! Charmant 1 " Ils donnent des salaires.... et tout cela leur revient par les dépenses de tous ces gens-là qui leur paient [les produits~ plus cher qu'il ne leur en a coùté pour ces sa
laires )') (p. 240). Ils paient aux ouvriers 100 £ de salaire
et leur vendent pour 120 £ ce qu'ils ont produit ; non
seulement ils récupèrent les 100 £, niais ils en gagnent 20.
Pareille opération est impossible. Les ouvriers ne peuvent
dépenser que l'argent qu1ls reçoivent comme salaire; s'ils
touchent 100 £, ils ne peuvent pas acheter pour 120 £. Il
est vrai qu'ils pourraient payer aux capitalistes 100 £pour
leurs marchandises et n'en reçevoir flue pour 80; ils seraient
frustrés de 20 £ et les capitalistes se seraient enrichis de
cette somme, puis qu'ils auraient payé, la iforce de travail
effectivement à 20 0/0 en dessous de sa valeur et que par
un détour ils auraient retranché 20 0/0 du salaire nominal.
La classe capitaliste arriverait au même résultat, si elle ne payait aux ouvriers que 80 £ de salaire et leur fournissait en échange de cette somme pour 80 £ de marchandises. C'est là, d'ailleurs, la voie normale, quand on considère la. classe toute entière; car selon M. Destutt lui-même, la classe ouvrière doit recevoir des " salaires suffisants " .(p. 219), et ces salaires doivent suffire au moins à con
540 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
server leur existence et leur capacité de travail, " à se procurer la subsistance la plus stricte " (p. 180). Si les ouvriers ne recoivent pas ces salaires suffisants, c'est lit " mort de l'imiustrie ", (p. 208), mais non, a ce qu'il paraît, l'en richisserne nt des capitalistes. Quelle que soit 1 iinportance des salaires, ils ont une valeur quelconque, mettons 80 £. Si la classe capitaliste paie aux ouvriers 80 £, elle doit leur fournir pour 80 £ de marchandises, et le retour de ces 80 £ cri argent ne l'enrichit pas. Si elle leur paie 100 £ en argent et leur fournit pour ces 100 £ des marchandises n'ayant qu'une valeur de 80 £, elle leur paie en argent 25 0/10 de plus que leur salaire normal et leur livre en marchandises 25 0/0 de moins.
L'argumentation de Destutt de Tracy revient à dire que le fonds dont la classe capitaliste tire son profit se constitue par une diminution du salaii~e normaJ, par le paiement de la force de travail au-dessous de sa valeur, c'est à-dire au-dessous de la valeur des aliments nécessaires a sa, reproduction normale. Par conséquent, si l'on pavait le salaire normal, ce qui est indispensable, selon M. D~estutt, il n'existerait aucun fonds de profit, ni pour les capitalistes industriels, ni pour les capitalistes oisifs. M. Destutt aurait donc pu expliquer le secret de l'enrichissement de la classe capitaliste, par ces seuls mots : elle ne paie pas intégra lement les salaires, et il aurait pu s'abstenir de signaler les autres bases de la plus-value dont il parle sub. 1 et 3. Il en résulterait que, dans tous les pays où le salaire en argent est réduit à la valeur des articles de consommation indispensables, il n'existe aucun fonds d'accumulation et de~ consommation, c'est-à-dire aucun fonds d'existence pour les capitalistes. Et il en serait ainsi dans tous les pays richement développés et de civilisation ancienne, car " dans~ nos anciennes sociétés, le fonds de l'entretien des salariés est.... une quantité à peu près constante " (p. 202).
Même quand ils retiennent une partie du salaire, les capitalistes s~eiirichissent, non parce qu'ayant payé à l'ouvrier 100 £, en argent, ils lui fournissent pour ces 100 e
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 541
des marchandises d'une valeur de 80 £ - c'est-à-diÉe qu'ils n'emploient pas 100 £ d'argent pour faire circuler 80 £ de marchandises - mais parce qu'outre la plus-value, ils s'approprient encore 25 0/0 de la partie du produit
' Vouvrier comme salaire. Si les choses se qui est due ci
passaient aussi niaisement que Destutt se le figure, la ,classe capitaliste ne gagnerait rien du tout. Elle paierait 100 £ de salaire e! foui-nirait à l'ouvrier, pour ces 100 £, ,des marchandises dune valeur de 80 £. Mais la, prochaine fois, elle devrait de nouveau avancer 100 £. Elle se donnerait donc inutilement le plaisir d~avancer 100 £ en argent et de fournir pour cette somme des marchandises de 80 4, alors qu'il serait beaucoup plus simple d'avancer 80 £ en argent et de fournir des marchandises d'une valeur équivalente. Elle avancerait donc continuellement inutilement un capital-argent trop grand de 25 0/0 pour faire circuler son capital variable. Une singulière méthode pour s'enrichir!
La classe capitaliste vend enfin des produits " aux capitalistes oisifs qui la, paient avec la partie de leur revenu qu'ils n'ont pas déjà donnée aux salariés quîls emploient directement; en sorte que toute la rente qu'elle leur (aux ,capitalistes oisifs) dessert annuellemenat lui revient par un de ces côtés ou par l'autre ". Nous avons vu tantôt que les capitai'stes industriels " paieat, avec une portion de leurs profits, toute la partie de leur consommation destinée à la ~satisfaction de leurs besoins ". Supposons que leurs profits soient de 200 £ et qu'ils consomment 100 £ pour leurs besoins personnels ; les 100 £ qui restent ne sont pas a, eux mais aux capitalistes oisifs, c'est-à-dire aux propriétaires fonciers et aux prêteurs sur intérêt. Admettons que ceux-ci consomment directement 80 £ et consacrent 20 £ à leurs domestiques, etc. Ils dépensent donc 80 £ pcur acheter des articles de consommation aux capitalistes industriels qui, en leur fournissant des produits, recouvrent les 4/5 de l'argent qu'ils leur ont remis sous le nom de rente,intérèt etc, Quant aux domestiques., les salariés directs des capitalistes
512 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
oisifs, ils achètent également,pour leurs 2f) £ de salaire,des articles de consommation aux capitalistes* industriels, et leur permettent de recouvrer le dernier cinquième de l'argent qu'ils ont pavé aux capitalistes oisifs.
3
Ce reflux d'argent, est-il bien, ainsi que le croit Destutt, un moyen d'enrichissement pour les capitalistes industriels ? Avant la transaction, ils avaient une valeur de 200 £, dont 100 £ en argent et 100 £ en objets de consommation ; après, ils ne possèdent plus que 100 £en argent, les objets de consommation ayant été vendus aux capitalistes oisifs. Au lieu d'être plus riches, ils sont plus pauvres de 100 £. Si, au lieu de recouvrer J'argent, ils avaient payé la rente, l'intérêt, etc. en nature, la circulation ne leur aurait pas restitué de l'argent puisqu'ils n'en auraient pas versé ; ils auraient simplement partagé leur surproduit de 200 £ en deux moitiés, dont ils auraient gardé l'une et donné l'autre sans équivalent aux capitalistes oisifs. Destutt lui-même ne peut pas voir dans pareille opération un moyen d'enrichissement.
La terre et le capital, que les capitalistes industriels re~oivent en location des capitalistes oisifs et pour lesquels ils doivent céder une partie de la plus-value sous forme de rente foncière et d'intérêt, leur ont évidemment rapporté un profit ; car c'est là un des bats de la production, que l'on considère le produit en général ou le surproduit qui représente la plus-value. Ce profit dérive de l'usage de la terre et du capital, et non du prix qui est payé pour en user et qui diminue, au contraire, le gain de ceux qui les ont en location. Dire le contraire ce serait prétendre que les capitalistes industriels perdraient à garder l'autre moitié de la plus-value. Et c'est à pareille confusion que l'on aboutit lorsqu'on combine sans discernement les phénomènes de circulation, comme le reflux de l'argent, avec les phénomènes de distribution auxquels la circulation sert seulement d'intermédiaire. '
Pourtant le même Destutt est assez intelligent pour dire
" D'où viennent à ces hommes oisifs leurs revenus ? N'est
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 543
ce pas de la rente que leur paient sur leurs profits ceux qui font travailler leurs capitaux, c'est-à-dire ceux qui avec leurs fonds salarient du travail qui produit plus qu'il ne coûte, en un mot les hommes industrieux ? C'est donc toujours jusqu'à ceux-là qu'il faut remonter pour retrouver la source de toute richesse. Ce sont ceux-la qui nourrissent réellement même les salariés qu'emploient les autres. " (p. 246). Le paiement de la rente vient maintenant en déduction du profit des industriels, alors que plus haut il était pour eux un moyen de s'enrichir.
Il reste néanmoins une consolation à notre Destutt. Ces bons industriels se comportent vis-à-vis des oisifs, comme ils se sont comportés entre eux et vis-à-vis des ouvriers ; ils leur vendent toutes les marchandises trop cher. Mettons. que ce renchérissement soit de 20 0/0. Alors de deux choses l'une : ou bien les oisifs possèdent de l'argent en dehors des 100 £ qu'ils reçoivent annuellement des industriels, ou ils n'en possèdent pas. Dans le premier cas, les industriels leur vendent au prix de 120 £ des marchandises qui valent 100 £, et obtiennent cri retour, non seulement les 100 £ qu'ils ont payées, mais encore 20 £, une valeur absolument nouvelle pour eux. Ils ont donc fourni gratuitement aux oisifs des marchandises de 100 £ de valeur (car ces marchandises leur sont payées avec leur argent) et ils ont subi de ce chef une perte de 100 £ ; mais ils ont reçu 20 £, excédent du prix sur la valeur, qui sont à retrancher des 100 £ de perte. Résultat : une perte de 80 £. La fraude accomplie aux dépens des oisifs n'a donc fait que diminuer la perte des industriels ; elle ne l'a pas transformée en gain. Du reste, ce procédé serait impraticable à la longue ; les oisifs ne pourraient pas continuer à payer tous les ans 120 £ en argent, alors qu'ils n'en reçoivent que 100.
Il faut donc chercher autre chose. En échange des 100 d'argent que les industriels ont cédées aux oisifs, ils leur vendent des marchandises d'une valeur de 80 £. Ils leur remettent donc gratuitement 80 £ sous forme de rente, inté
541 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
rêt, etc. Le tribut aux oisifs est évidemment diminué par cette fraude, mais il n'existe pas moins. Et comme, d'après la même théorie, les prix dépendent du bon gré des vendeurs, les oisifs sont en état de demander à l'avenir 120 au lieu de 100 £ de rente, dîntérêt, etc. pour leurs terres et leurs capitaux.
Ce brillant exposé est bien digne du penseur profond qui, après avoir copié d'A. Smith que " le travail est la source de toute richesse " (p. 242), et que les capitalistes industriels " emploient leurs fonds à solder du travail qui les reproduit avec profit " (p. 1246), n'est nullement embarrassé pour conclure que les capitalistes industriels " alimentent tous les autres hommes, augmentent seuls la fortune publique et créent tous nos moyens de jouissance" (p. 242). Ce ne sont donc pas les capitalistes qui sont nourris parles ouvriers, mais les ouvriers qui le sont par les capitalistes, et cela pour l'excellente raison que l'argent qui est payé aux ouvriers retourne sans cesse aux capitalistes en échange des marchandises produites par les ouvriers. " Ils ne font que recevoir d'une main et rendre de l'autre. Leur consommation doit donc être regardée comme faite par ceux qui les soudoient " (p. 235).
Après cet exposé détaillé de la reproduction et de la consommation sociales par l'intermédiaire de la circulation monétaire, Destutt continue : " C'est là ce qui complète ce mouvement perpétuel de richesses, qui, bien que mal connu i) (cela est sûr) " a été très-bien nomme circulation; car il esivéritablement circulaire et revient toujours au point d'où il est parti. Ce point est celui où se fait la production " (p. 239-2,10).
Destutt, thai very dislinquished wri1eî~, membre de l'Institut de France et de la Société philosophique de Philadelphie, et, en effet, en quelque sorte un astre parmi les économistes vulgaires, finit par demander au lecteur d'admirer la clarté étonnaii te avec laquelle il a exposé le procès social, et le flot de lumière qu'il a répandu sur la question. Il daigne même communiquer au lecteur où il a puisé toute
CHAP. XX. - LA REPRODUCTION SIMPLE 545
sa lucidité : " Ou remarquera, j'espère, combien cette maPière de considérer la consommation de nos richesses est concordante avec tout ce que nous avons dit à propos de leur production et de leur distribution, et en même temps quelle clarté elle répand sur toute la marche de la société. D'oit viennent cet accord et cette bicidité ? De ce que nous avons rencontré la vérité. Cela rappelle l'effet de ces miroirs où les objets se peignent nettement et dans leurs justes proportions, quand on est placé dans leur vrai point de vue, et où tout parait confus et désuni, quand on est trop près ou trop loin" (p. 242, 243).
Voilà le crétinisme bourgeois dans toute sa béatitude!
CRAPITRE XXI
ACCUMULATION L'I' BEPHODUCTION PROGRESSIVE
J'ai montré, dans le premier volume de cet ouvrage, continent se fait l'accumulation pour le capitaliste individuel. La vente du capital-marchandise convertit en argent le surproduit représentant la plus-value, et cet argent est reconverti par le capitaliste en éléments supplémentaires du capital productif. Augmenté de la. sorte, le capital fournit, dans le cycle suivant, un produit plus considérable. Ce qui se passe pour le capital individuel doit se manifester dans la reproduction totale de l'année, tout comme nous avons vu, dans l'étude de la reproduction simple, que Faccumulation de l'argent représentant les éléments usés des capitaux fixes individuels s'exprime dans la reproduction annuelle de la société.
Un capital de 100, -+- 100, produisant une plus-value atinuellede,100,fouriiitui-i produit de i00, + 100, -î- 100pi. Ces 600 sont convertis en argent, qui est ensuite reconverti en éléments du capital constant d'une valeur de 400, , en force de travail d'une valeur de 100, , et - en admettant que la plus-value soit entièrement accumulée - en capital constant supplémentaire (en éléments naturels du capital productif) d'une valeur de 100pi. Nous avons supposé : 10 que dans les conditions techniques dans lesquelles on se trouve, cette somme de 100pl suffise, soit à
(1) A partir d'ici jusqu'à. la fin, le Manuscrit VIII.
CHAP. XXf- - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 547
donner plus d'importance ait capital constant en fonction, soit à fonder une nouvelle entreprise. (Il arrive cependant que l'argent représentant la plus-value doive être accumulé pendant un temps beaucoup plus long avant que l'extension de la, production soit possible) ; 20 que déjà précédemment l'échelle de la production ait été agrandie. En effet, pour transformer l'argent (la plus-value accumulée sous forme d'argent) en éléments du capital productif, il faut que ces éléments soient en vente'prêts à être employés on puissent être fabriqués sur commande -, il faut donc que préalablement une extension ait été donnée à ce qui était la production normale. Ces éléments de production doivent exister Virtuellement, e*est-à-dire dans leurs éléments constitutifs, de telle sorte qu'il suffise que la commande (qui n'est autre chose que la vente-achat d'une marchandise avant qu'elle existe) en soit faite pour qu'ils soient fabriqués effectivement, la reproduction étant possible avant l'appel de l'argent.
Lorsque le capitaliste A, en vendant pendant une année ou une série d'années les iiiarchaudises qu'il produit, accumale l'argent de la plus-value de manière à constituer petit à petit nu nouveau capital-argent virtuel susceptible d'être converti en capital productif, il accomplit la thésaurisation simple, qui n'appartient pas à la reproduction effeclive, Son activité se borne à enlever successivement à la circulation de Pargent, qui pouvait très bien, avant de
1
circuler, faire partie d'un autre trésor. Soit capital-argent
virtuel, pendant qu'il est à l'état de trésor, n'est pas plus
une nouvelle richesse sociale que s'il avait été dépensé
pour des objets de consommation; c'est de l'argent qui a
déjà circulé, qui peut-ètre a, été accumulé, qui a servi à
payer des salaires ou à échanger des marchandises, qui
petit-être aussi vient de mettre en circulation le capital
constant ou le revenu d'un capitaliste. Ce n'est pas une
nouvelle richesse, de même que dans la circulation sim
ple la valeur de ne se décuple pas parce qu'il
C
accomplit dix transactions ou représente dix marchandises
548 TUOISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
en unjour. Les marchandises sont là sans l'argent et celui-ci reste ce qu'il est (il diminue in ême par suite de l'usure), qu'il serve a nue transacti~n ou à dix. Seule la production de l'or - pour autant qu'elle donne lieu à un surproduit - crée une richesse nouvelle et augmente la masse (le capital virtuel existant sous la forme monétaire.
Tout en n'étant pas une nouvelle richesse sociale, la plusvalue accumulée en argent représente minouveau capitalargent virtuel a, cause de la fonction à laquelle elle est destinée. (Nous verrons plus tard que le capital-argent peut naître autrement que par la conversion de la plusvalue).
L'argent est enlevé à la circulation et accumulé lorsque la vente d'une marchandise n'est pas suivie d'un achat. On peut se demander ce qui adviendrait si cette opération était universelle - et il faut bien admettre cette hypothèse, car chaque capital individuel peut être utilisé à l'accumulation -et d'où viendraient les acheteurs si tout le monde vendait sans acheter, dans le but d'accumuler. Si l'on considérait comme se poursuivant en ligne droite le procès de circulation entre les diverses parties de la repro - duction annuelle - ce qui serait inexact, car la circulation se compose, a quelques rares exceptions près, de mouvements en recul les uns sur les autres - il faudrait commencer par le producteur d'or, qui achète sans vendre, et admettre que tous les autres viennent lui vendre leurs produits. Tout le surproduit annuel de la société (représentant la plus-value toute entière) s'en irait donc au producteur d'or, et les autres capitalistes se partageraient son surproduit au prorata de leurs capitaux. (En effet, la partie de son produit destinée à remplacer son capil al en fonction n 1 est pas disponible,) La plus-value du producteur d'or, existant sous forme monétaire, serait ainsi le fonds auquel les autres capitalistes auraient recours pour monétiser leur surproduit annuel et elle devrait, pour que la solution du problème posé plus haut fût possible, être égale à la plus-value annuelle de la société toute entière.
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 549
Voyons quelle différence existe entre l'accumulation dans la section I (production des moyens de
production) et l'accumulation dans la section II (production des articles de consommation).
1. L'accurnulation dans la section I.
1) La tièésaït7,isatï*ojt.
Les capitaux des nombreuses industries composant la section 1 ainsi que les capitaux de chacune de ces industries se trouvent, selon leur ancienneté, c'est-à-dire le temps pendant lequel ils ont déjà fonctionné, a des stades différents de la transformation de leur plus-value en capitalargent virtuel, quelle que soit la destination de ce dernier, qu'il doive être ajouté au capital déjà en fonction ou à la création d'une nouvelle entreprise. Alors que des capitalistes sont occupés à transformer leur capital-argent virtuel en'capital productif, c'est-à-dire à acheter des moyens de production au moyen de l'argent accumulé par la vente du surproduit, d'autres poursuivent l'accumulation de leur capital-argent virtuel ; les premiers fonctionnent exclusiveinent comme acheteurs, les seconds exclusivement comme vendeurs.
Admettons, p. ex., que A vende à B 600 = 400,
100, -1- 1 00pi. Il vend des mare4andises d*une valeur de 600 et reçoit 600 en argent, dont 100 représentant sa plusvalue. Ces 100 il les retire de la circulation et les met en réserve ; ils sont la forme argent du surproduit dans lequel avait été incorporée une valeur de 100. Cette thésaurisation n'accroit pas la production, car le capitaliste se borne à re~irer de la circulation et à garder Fargent de la vente du surproduit. Cette opération est faite non seulement par A, mais, sur beaucoup de points de la circulation, par d'autres capitalistes A', A, A"', qui tous font de la thésaurisation avec la même ardeur. Ces nombreuses soustractions, qui
550 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
immobilisent l'argent et lui enlèvent pendant un temps plus ou moins long sa capacité de circuler, semblent être autant d'obstacles à la circulation. Il faut cependant se rappeler que la thésaurisation a lieu même dans la cireulation simple des marchandises, et que, sans qu'il y ait production capitaliste, la quantité d'argent existant dans la société est toujours plus grande que la quantité qui circule activement, bien que celle-ci augmente ou diminue selon les circonstances.
On voit d'ici la satisfaction qui doit accueillir la concentration de tous ces capitaux virtuels, lorsque le crédit les' rapproche et les réunit dans les banques, sous forme de capitaux disponibles, " loaliable capital ", non plus à J'état passif et comme musique de l'avenir, mais à l'état actif, pullulant et se reproduisant.
Le capitaliste A n'accomplit la thésaurisation que pour autant qu'il ven4 son surproduit et n'achète rien pour l'argent qu'il en obtient. Dans le cas que nous étudions et où il n'est question que de la cireutation dans la section 1, la forme d'usage du surproduit, et du produit total dont il fait partie est celle d'un 'élément du capital constant 1, c'est-à-dire d'un moyen de production servant il la fabrication de moyens de production. (Nous verrons tantôt à quelle fonction il servira entre les mains des acheteurs B, B', B", etc.) En retirant de la circulation l'argent qui représeule sa plus-value, 4 y verse des marchandises sans en retirer d'autres, ce qui met B, B, B", etc., en état d'y verser de l'argent et de n'en retirer que des marchandises. Dans le cas que nous étudions, ces marchandises, tant par leur forme d'usage que par leur destination, deviennent des éléments fixes ou cireulants du capital constant de B, B', etc. Nous en dirons davantage quand nous nous occuperons des acheteurs du surproduit B, W, etc.
Comme dans l'étude de la reproduction simple, nous voyons que la circulation des diverses parties du produit
CHAp. xXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 551
annu el (qui assure la reproduction du capital, sa recoristitution comme capital constant, capital variable, capital fixe, capital circulant, capital-argent, capital-marchan dise) suppose autre chose que l'achat-vente ou la vente-achat de la marchandise, c'est-à-dire le simple échange d'une marchandise, contre une autre, comme le croit l'Economie politique, surtout l'école libre-échangiste, depuis les Physiocrates et A. Smith. Nous savons que le capital fixe n'est pas renouvelé pendant tout le temps de son fonctionnement et qu'il conserve sa forme pendant que sa valeur se reconstitue petit à petit en argent. Nous avons vu que le renouvellement périodique du capital fixe 11, (dont toute la valeur s'échange contre des éléments de la valeur de 1 (v + pi" exige, d'un côté, l'achat exclusif (auquel correspond la vente exclusive de Ipi) de la partie fixe de 11, , qui passe de la forme argent à la forme d'usage ; et de l'autre côté, la vente exclusive de la partie fixe (à mesure qu'elle s'use) de Il, qui se dépose sous forme d'argent, vente à laquelle correspond l'achat exclusif de pi. Afin que ces échanges s'accomplissent normalement, il faut supposer que ce que 11, achète a la même valeur que ce qu'il vend, et (lue ce que Ipi vend 11, (catégorie 1), est égal à ce qu'il achète à 11, (catégorie 2). Si-non, la reproduction simple serait troublée ; l'achat d'un côté -ne serait pas compense par la vente de l'autre. De même il faut supposer que la vente exclusive de la plus-value Ipi de A, V, A", appelée à être thésaurisée, équivaut à la plus-value accumulée que B. B', B", veulent transformer en capital productif supplémentaire.
A mesure que se rétablit l'équilibre parl'équivalence des sommes pour lesquelles chacun est alternativement vendeur et acheteur, l'argent retourne a ceux qui l'ont avancé et qui ont été les premiers à acheter. L'équilibre effectif des échanges auxquels donne lieu le produit annuel dépend de l'équivalence des valeurs des marchandises à échanger.
Lorsque les échanges sont unilatéraux, lorsqu'il y a
exclusivement achat d'un côté et vente de l'autre -
5U) TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
nous avons vu que, sous le régime capitaliste, l'échange normal du produit annuel nécessite ces métamorphoses unilatérales - l'équilibre n'existe que si les valeurs des achats et des ventes sont égales. La production capita,liste étant la production de marchandises, l'argent y fonctionne, non seulement comme moyen de circulation, niais comme capital-argent, et l'échange normal ainsi que la reproduction normale à l'échelle simple ou à l'échelle progressive s'opèrent dans des conditions spéciales, propres à ce mode de production, avec les anomalies et les crises auxquelles la forme anarchique de celle-ci donne lieu.
Nous avons vu également que, bien que la valeur de 1, soit remplacée finalement par un équivalent en marchandises 11, et que la vente des marchandises des capitalistes Il donne lieu à des achats équivalents par les capitalistes 1, ces transactions ne comportent pas d'échanges directs entre les capitalistes 1 et H. Ces derniers vendent leurs marchandises 11, aux ouvriers de 1, et entre eux il n'y a que des rapports de vendeurs à acheteurs. Avec l'argent de cette vente, ils se présentent comme acheteurs devant les capitalistes 1, qui leur offrent en vente leur produit 1, et parviennent ainsi à reproduire la forme argent de leur capital variable. Les capitalistes 1 sont donc vendeurs de la marchandise 1, vis-à-vis des capitalistes Il et acheteurs de force de travail vis-à-vis de leurs ouvriers. De lentcôté, les ouvriers de 1 sont exclusivement acheteurs (d'aliments) vis-à-vis des capitalistes Il et exclusivement vendeurs (de force de travail) vis-à-vis des capitalistes 1.
L'offre ininterrompue de force de travail par les ouvriers 1, la reconversion d'une partie du capital-marchandise 1 en capital variable, le remplacement d'une partie du capital-marchandise Il par des éléments matériels du capital constant 11, , toutes ces transactions sont indispensables l'une pour l'autre, et elles s'opèrent par l'iatermédiaire d'un procès très compliqué, comprenant trois circulations indépendantes mais pénétrant l'une dans l'autre. Cette complexité du procès est évidemment une source d'anomalies.
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE~ 558
2) Le cal),"tctl constant sïil-)I)Iéïïèen tri, re
Le surproduit, représentant la plus-value, ne coùte rien aux capitalistes 1, qui se l'approprient sans avancer ni argent, ni marchandises. Déjà, dans la terminologie des Physiocrates, l'avance est la forme générale d'une valeu"r réalisée sous forme de capital productif. Les capitalistes n'avancent donc que le capital constant et le capital variable, et le travail de l'ouvrier, non seulement conserve le capital constant et substitue au capital variable une nouvelle valeur sous forme de marchandise, mais fournit en outre la plus-value sous forme de surproduit. La vente de celui-ci alimente le - trésor, le capital-argent virtuel et supplémen taire. Dans le cas que nous étudions, le surproduit consiste en moyens de production destinés à la fabrication de moyens de production; et s'il est vrai que ce n'est qu'entre les mains de B, B', B', etc. (1) qu'il fonctionne comme capital constant supplémentaire, il existe déjà comme tel, virtuellement, avant d'Mre vendu, entre les mains des thésauriseurs A, A', A" (l~. Si nous ne tenons compte que de la valeur qui est reproduite du côté de 1, nous restons dans les limites de la reproduction simple ; car ni capital, ni surtray, ail supplémentaires ne sont mis en œuvre pour créer ce capital constant additionnel (surproduit) ; il n'en est pas de même si nous considérons la forme concrète, l'utilité spéciale du surtravail auquel il est fait appel. Celui-ci a créé, pour 1, et non pour 11, j des moyens de production servant à fabriquer, non pas des objets de consommation, niais des moyens de production. En étudiant la reproduction simple, nous avons supposé que toute la plus-value de 1 était dépensée comme revenu, pour des marchandises Il -, elle consistait donc exclusivement en moyens de production propres à remplacer le capital constant Il,. Maintenant que nous passons de la reproduction simple à la reproduction à l'échelle progres
554 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
sive, nous devons admettre que la section 1 est en état de fabriquer des éléments de capital constant eu moindre quantité pour Il et en plus forte quantité pour 1. Cette transition, qui présente souvent des difficultés, est facilitée lorsqu'un certain nombre de produits de 1 peuvent servir de moyens de production aux deux sections.
Il résulte de là que, si fon ne considère que la valeur quantitative, la charpente matérielle de la reproduction à l'échelle progressive est la même que celle de la reproduction simple ; elle résulte simplement de l'application du surtravail des ouvriers 1 a la fabrication de moyens de production, à la création du capital supplémentaire virtuel destiné à 1. Ce capital supplémentaire virtuel, constitué par A, A', A" (1) au moyen de la vente successive du surproduit, qui ne leur a coiîté aucune dépense d'argent, est donc simplement la forme argent des moyens de production 1, produits supplémentairement.
Ainsi, la formation d'un capital supplémentaire virtuel n'est, dans fi- cas que nous étudions (car nous allons voir qu'il peut aussi se former d'une autre manière), qu'un phénomène du procès de production - la, production., sous une forme déterminée, d'éléments du capital productif.
La production à une grande échelle - sur un grand nombre de points - de capital-argent supplémentaire virtuel n'est donc que le résultat et l'expression de. la production complexe et variée du capital productif supplémentaire virtuel, production qui ne demande aucune dépense Zargent auxcapitalistes industriels.
La conversion successive, par A, A', A", etc. (1), de ce capital productif supplémentaire virtuel en trésor (capitalargent virtuel) nécessite la vente du surproduit sans achat subséquent, et soustrait successivement de l'argent à la circulation. Cette thésaurisation - sauf le cas où l'acheteur est producteur d'or - n'exige nullement une augmeutatien du stock de métaux précieux ; elle demande seulement une modification de la fonction de l'argent qui circule déjà. Ayant servi de moyen de circulation, il sert
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 555
désormais de trésor, de capital-argent nouveau, virtuel, en voie de formation. Il en résulte qu'il n'existe aucun rapport de cause à effet entre la formation d'un capital argent supplémentaire et la quantité de métaux précieux existant dans un pays.
Plus le capital productif fonctionnant déjà dans un pays (y compris la force de travail qui est incorporée) est considérable, plus la productivité du travail et la puissance des moyens techniques sont développées - c'est à-dire plus est ,considérable le surproduit en quantité et en valeur - et plus sont grands : 10 le capital productif supplémentaire virtuel, sous forme de surproduit entre les mains de A, A', A", etc. ; 2' la quantité de surproduit converti en argent. c'est-à-dire de capital-argent supplémentaire virtuel entre les mains de A, A', A", etc. De sorte que Fullarton, p. ex., qui n'admet pas la surproduction dans le sens hahituel du mot, mais bien la surproduction de capital (c'està-dire de capital-argent), prouve une fois de plus que même les meilleurs économistes bourgeois sont loin d'avoir une compréhension saine du mécanisme de leur système.
Bien que le sur-produit, créé et approprié directement par les capitalistes A, A', A', etc. (1), soit la base réelle de l'accumulation, c'est-à-dire de la reproduction agrandie, - fonction qu'il ne remplit qu'entre les mains de B, B', B", etc. (1) - il est pourtant absolument improductif aussi longtemps qu'il se trouve sous forme, d'argent; il reste étranger au procès de production et l'accompagne comme un poids mort. La plus-value accumulée comme capitalargent virtuel ne peut donner satisfaction à ceux qui désirent l'utiliser comme profit et comme revenu que par l'intermédiaire du crédit et des " petits papiers " ; c'est par ce détour que le capital-argent exerce son influence la plus considérable sur la marche et le développement de la production capitaliste.
La quantité de surproduit convertie en argent est d'autant plus grande que le capital dont elle provient est plus considérable. L'augmentation absolue du capital-argent virtuel
556 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
reproduit annuellement en facilite lit segmentation et en active le placement, soit pour le compte du capitaliste qui l'a recueilli, soit pour le compte d'un autre (p. ex. lors du partage d'une succession entre les membres d'une famille). Nous nommons ici segmentation d'un capital-argent, sa séparation radicale du' capital primitif et son placement dans une nouvelle entreprise indépendante.
Si les vendeurs A, -A', A", etc. (1) du surproduit le produisent eux-mêmes et l'obtiennent sans l'intervention de la circulation (sauf l'avance de capital constant et de capital variable qui est nécessaire ici an même titre que sous le régime de la reproduction simple) et si, avec ce surproduit, ils fournissent la base réelle de la reproduction à l'échelle agrandie, c'est-à-dire s'ils fabriquent réellement du capital supplémentaire virtuel, il en est autrement des B, B', B", etc. (1). C'est entre leurs mains (lue fonctionnera le surproduit des A, A', A" etc. comme capital constant supplémentaire, et ils n'en deviennent propriétaires que par un acte de circulation, par un achat. Il est évident qu'une grande partie du surproduit obtenu cette année par A, X, A" (1) ne peut fonctionner activement comme capital industriel, entre les mains de B, B', B" (1), que l'année prochaine ou même plus tard. Encore une fois il faut se demander d'où vient Fargent qui en assure la circulation ?
Pour autant que B, B', B", etc. ( ' 1) utilisent dans leur fabrication leurs propres produits, il va de soi qu'une partie de leur surproduit est appliquée directement (sans l'intermédiaire de la circulation) comme capital productif, comme élément supplémentaire du capital constant, et que dans la mesure de cette utilisation directe ils ne contribuent pas à la conversion en argent du surproduit de A, A', etc. (1). Mais abstraction faite de cette utilisation, d'où vient l'argent~Yous savons qu'ils ont constitué titi trésor tout comme A, A', etc., et qu'ils sont arrivés au moment où leur argentcapital, jusque-là virtuel, doit entrer effectivement en fonction. Mais cette considération nous maintient dans un cercle vicieux, et ne nous renseigne pas sur Forigine de l'argent que les B, B', B" (1) ont entassé ?
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVII, 557
L'étude de la reproduction simple nous a montré qu'une
certaine somme d'arzent doitse trouver entre les mains des
capitalistes 1 et Il pour mettre en circulation leur surpro
duit -, cet argent est dépensé comme revenu pour des
articles de consommation et retourne aux capitalistes au
fur et à mesure qu'ils l'avancent. Ici, il n'en est plus de
même: cet argent réapparait,et dans une fonction différente.
Les A et les B (1) se fournissent alternativement l'un à l'autre
l'argent pour convertir leur surproduit en capital-argent
virtuel supplémentaire, et rejettent alternativement dans la
circulation le capital-argent nouvellement formé. La seule
condition qu'exige cette opération est que la quantité d'ar
gent se trouvant dans le pays (la vitesse de circula
tion etc., restant invariables) suffise et à la circulation active
et à la formation des trésors. Cette condition, nous l'avons
rencontrée également dans la circulation simple des mar
chandises ; irais ici la fonction des trésors est différente,
et la quantité d'argent doit être plus grande, parce que
dans la production capitaliste : 10 tout produit (excepté les
métaux précieux nouvellement produits et les rares objets
qui sont consommés par leurs producteurs) est marcban
dise et doit passer par la forme argent; 21 la quantité et la
valeur du capital-marchandise, non seulement sont plus
grandes, mais augmentent avec une rapidité beaucoup
plus considérable ; 30 le capital variable qu'il faut con
vertir en argent . augmente sans vesse ; Il' l'extension de
la roduction est accon-ipagn( 1 w de la consLitution de non
p In
veaux capitaux-argent dont la matière, doit être là"
Ces considérations s'appliquent, non seulement a la première phase de la production capitaliste, où le crédit est accompagné d'une circulation avant tout métallique, mais encore à la phase où le crédit, ayant atteint soii plus haut développement, continue a avoir pour base la circulation métallique. La production de métaux précieux, par ses alternatives d'abondance et de rareté, peut exercer alors une influence pertubatrice sur les prix des marchandises, soit à la longue, soit brusquement, d'autant plus que le méca
capital_Livre_2_558_587.txt
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558 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
nisme du crédit est sans cesse modifié, dans le but de limiter à un quantum toujours décroissant la circulation effective de métal, ce qui rend le système plus artificiel et augmente les chances de trouble.
Il se petit que les B, B, B", etc. (1) dont le capital-argent virtuel entre en activité, s'achètent et se vendent leurs produits (parties de leurs surproduits) entre eux. Dans ce cas, l'argent qui sert d'intermédiaire aux transactions retourne, pour autant que les choses suivent leurs cours normal, à ceux qui l'ont avancé et il ne doit intervenir que pour solder les balances des ventes et des achats. Il importe cependant, ainsi que nous le faisons, de prendre comme point de départ la circulation métallique sous sa forme la plus simple et la plus primitive, parce que, dans cette hypothèse, le flux et le reflux, la compensation des bilans et tous les mouvements qui, dans le système du crédit, ont fair d'être réglés consciemment, se présentent indépendamment du crédit et sous leur forme naturelle.
3) Le capital variable supplémentaire.
Dans le premier volume, nous avons expliqué en long et en large que dans la production capitaliste il y a toujours de la force de travail disponible et qu'on peut augmenter, en cas de besoin, la production de celle-ci sans accroître le nombre des ouvriers occupés. Sans en dire davantage pour le moment, nous pouvons admettre que la partie du .nouveau capital-argent, convertible eu capital variable, rencontre toujours la force de travail nécessaire. Nous avons montré également que jusqu'à une certaine limite un capital donné peut agrandir sa production sans l'intervention de l'accumulation. Mais ici, nous nous occupons de l'accumulation dans le sens spécifique, c'est-à-dire de l'extension de la production par la conversion de la plus-value en capital supplémentaire.
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESsivE 5W
Le producteur d'or peut accumuler une partie de sa plus-value (qu'il recueille directement en or) ; dès que le capital virtuel constitué de la sorte a atteint l'importance nécessaire, il petit le convertir directement en capital variable et en capital constant, pour autant que les éléments de ce dernier puissent être obtenus, soit au marché, soit sur commande.
I. L'accumulation dans la section II
Jusqu'ici nous avons supposé que les A, A', A" (1) vendent leur surproduit aux B, B', B" (11). Supposons maintenant
que A (1) fasse argent de son surproduit ci) le YeDdant à, un B de la section 11, ce qui n'est possible que si À (I~, ayant vendu des moyens de production à B (11), s'abstienne de lui acheter des articles de consommation. La conversion de 11, , de la forme marchandise en celle de, capital productif constant, exige que non seulement 1,, mais au moins nue partie de Ipi, s'échangent contre une partie de 11, (existant sous forme d'articles de consommation), et que
A, au lieu d'acheter des articles de consommation Il,, retire de la circulation l'argent de la vente de 1,,i à IL Il en résulte que si un capital-argent virtuel supplémentaire se forme ci u côté de À ~I), il y a, par contre, dit côté de B (11), une partie équivalente de capital constant arrêtée
sous forme de marchandise, ne pouvant pas prendre la forme de capital productif. Cette partie invendable des marchandises de B (11), dont la vente est cependant in
dispensable pïÏma lacie à la reconstitution du capital constant, est l'indice d'une surproduction qui empêche la reproduction même -â l'échelle constante.
Dans ee cas, le capital-argent virtuel supplémentaire n
de A (1) correspond à un phénomène de reproduction simple et non encore à un phénomène de reproduction à nue échelle progressive, et il faut que 1 ( ' , +pi) ou, du moins, 1 (,, +uu, p~,,1i, d, pi) soit échangé finalement contre Il,, pour
560 TROISIÈME PARTIE. - LA IIEPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
que la reproduction de celui-ci puisse continuer la la même échelle. A (1), en vendant son surproduit a B (11), lui fournit une partie de son capital constant; mais en retirant de l'argent de la circulation, il rend invendable une partie équivalente des marchandises de B (11). Donc,si nous considérons la reproduction sociale dans son ensemble - les capitalistes I et les capitalistes 1 [ - le fait que A (1) convertit son surproduit en capital-argent virtuel exprime qu'une partie équivalente des marchandises de B (11) n'est pas reconvertible en capital productif (constant), c'est-à-dire que, loin de pouvoir se faire à une échelle plus grande, la reproduction est enrayée même comme reproduction simple. La formation et la vente du surproduit A (1) étant un des phénomènes normaux même de la reproduction simple, nous voyous qu'à la constitution d'un capital-argent supplémentaire virtuel dans la classe [ (ce qui signifie un ralentissement de la consommation du côté de 11) doit correspondre une stagnation de marchandises, non reconvertibles en capital productif, dans la classe Il (c'est-à-dire une surproduction relative dans 11); donc excédent de capital-argent dans 1 et déficit de reproduction dans Il.
Sans nous arrêter à ce point, bornons-nous à dire que si, dans l'exposé de la reproduction simple, nous avons supposé que les plus-values de let de Il sont dépensées comme revenu, il n'en est pas ainsi en réalité : une partie seulement est dépensée comme revenu et une autre partie est transformée en capital, ce qui est d'ailleurs la condition de l'accumulation, Dire d'une manière générale que l'accumulation se fait aux dépens de la consommation, c'est exprimer une illusion en désaccord avec la nature même de la production capitaliste ; c'est soutenir que celle-ci a pour but et pour raison d'être la consommation et non pas l'accaparement et la capitalisation de la plus-value.
Examinons maintenant de plus près l'accumulation dans la section Il.
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 561
La première difficulté en ce qui concerne la reconverSion de Il,, de marchandise en capital constant Il, se raPporte à la reproduction simple. Reprenons notre schéma de plus haut.
(1000 1, -+- 1000 Ipj~ s'échangent contre 2000 Il,.
Si, p. ex., la moitié du surproduit 1, soit 2 l'Pl ou 500 Ipi,
reste clans la section 1 comme capital constant, elle ne peut remplacer aucune partie de Il,. Au lieu de s'échanger contre des articles de consommation (et dans cette partie de la circulation entre 1 et Il l'échange est réellement réciproque, les marchandises changent de place des deux côtés, alors que l'échange de 1000 Ilc contre 1000 1, est effectué par l'intermédiaire des ouvriers 1), elle va servir de moyen de production supplémentaire dans la section 1 elle-même. Mais elle ne peut pas accomplir cette fonction à la fois dans 1 et 11, car le capitaliste ne peut pas dépenser la valeur de son surproduit en articles de consommation et en même temps l'incorporer à son capital productif. Au lieu de (1000 1, -]- 1000 Ipi), il n'y aura donc que (10001v -1-500.1pi) à échanger contre '2000 11, et 500 Ile se trouveront dans l'impossibilité d'abandonner la forme marchandise et de reprendre celle de capital productif constant. Il y aura donc dans Il une surproduction, correspondant exactement à l'extension de la production dans 1. Cette surproduction pourrait réagir sur 1 dans ce sens que les 1000 dépensés par les ouvriers 1, pour des articles de consommation 11, ne reviendraient que partiellement, comme capital-argent variable, entre les mains des capitalistes 1, dont la reproduction même à l'échelle simple serait ainsi enrayée par la tentative qu'ils ont faite de l'étendre. Au surplus il ne faut pas oublier qu'en réalité la reproduction de 1 a été simple et que les éléments du schéma ont été groupés d'une autre manière, en vue d'une extension à venir.
On pourrait essayer d'éluder cette difficulté par le raisonnement que voici : les 500 11, qui restent en magasin
'62
TROISIÈME PARTIE. - LA, REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
chez les capitalistes, n'étant pas convertibles directement en capital productif, sont si loin de représenter une surproduction, qu'ils constituent un élément indispensable de la reproduction qui a été négligé jusqu'ici. On a vu qu'une provision d'argent doit être soustraite à la circulation et accumulée sur beaucoup de points, soit pour rendre possible la formation de nouveaux capitaux dans la classe 1, soit pour reconstituer petit à petit la valeur du capital fixe. Etant donné que suivant notre schéma tout l'argent et toutes les marchandises sont possédés par les capitalistes 1 et 11, -car, dans ce stade de l'analyse, il n*existe encore ni marchands, ni banquiers, ni consommateurs n'intervenant pas directement dans la production,- l'existence continue d'une provision de marchandises entre les mains des producteurs est indispensable pour assurer la reproduction. Les 500 Il,, qui se trouvent dans les magasins des capitalistes 11, représenteraient le stock d'articles de consommation qui doit maintenir la continuité du procès de consommation et ménager la transition d'une année à l'autre. En effet, le fonds de consommation ne peut pas être réduit à zéro à la fin de chaque année, ce qui donnerait zéro pourpoint de départ de l'année suivante, de même que chaque jour il ne peut pas descendre à zéro. Des provisions de marchandises, bien que d'importance variable, doivent donc être produites sans discontinuer, et les producteurs capitalistes doivent disposer d'un capital-argent en réserve, qui les met en état de poursuivre la production alors même qu'une partie de leur capital productif est immobilisée provisoirement sous forme de marchandise. Or, dans notre hypothèse, ils cumulent les fonctions de commerçants et de producteurs; ils doivent donc disposer du capital-argent supplémentaire qui serait nécessaire aux commerçants, si les diverses fonctions de la reproduction étaient accomplies par des groupes autonomes et différents.
A cette argumentation, il convient de répondre, : l' La nécessité de former de pareilles provisions s'applique à tous les capitalistes (I aussi bien que 11), qui ne diffèrent
CEAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 563
comme vendeurs que par les marchandises qu'ils mettent en vente. Une provision de marchandises Il suppose une provision préalable de marchandises 1. Si nous en faisons abstraction d'un côté, nous devons également le faire de J'autre, et si nous en tenons compte des deux côtés, le problème n'est pas changé. - 2' Chaque année, se terminant avec une provision de marchandises Il réservée à l'année suivante, doit ,commencer nécessairement avec une provision de marchandises Il transmise par l'année précédente. Nous devons donc, dans l'analyse de la reproduction annuelle, supprimer ces approvisionnements de part et d'autre; car si nous considérons chaque année avec toute sa production, en y eom
, q prenant la provision qu'elle transmet à l'année suivante et en faisant abstraction de la provision qu'elle a reçue de l'année précédente, nous nous trouvons en présence du produit réel d'une année moyenne. - 30 Le fait que la difficulté à éluder n'a pas été rencontrée dans l'étude de la reproduction simple démontre qu'il s'agit d'un phénomène spécial, qui est dù à ce que les éléments 1 sont groupés différemment en vue de la reproduction, modification sans laquelle l'extension de la reproduction serait impossible.
III. Exposé schéma tique de l'accumulation.
Examinons maintenant la reproduction d'après le schéma que voici :
Schéma a.
1. 4000c -A- 1000, -~- 1000pi ~ 6000
Il. 1500e -j- 376, -+- 376pi ~ 2252
Somme ~ 8252
La somme (8252) du produit annuel de la société est plus petite 'que dans notre premier schéma, où nous l'avions égalée à 9000. Nous eussions pu tout aussi bien admettre
564 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPkTAL TOTAL
une somme beaucoup plus grande. Nous avons choisi une -somme plus petite, afin de bien montrer que la reproduction à une échelle plus grande (qui ne signifie que la production avec un capital plus grand) n'a rien à voir aveo, la grandeur absolue du produit, et que, pour une quantité donnée de marchandises, elle suppose simplement une disposition et une destination spéciales des éléments du produit. En effet, au point de vue de la valeur, la reproduction a une échelle progressive n'est qu'une reproduction simple, elle en diffère, non par la quantité, mais par la destination qualitative des éléments de la reproduction, et cette différence est la condition matérielle de l'extension de la, reproduction suivante (1).
En supposant d'autres rapports entre le capital variable et le capital constant, nous pourrions prendre le schéma suivant :
Schéma b.
I. 4000, -1- 8î5, -1- 875pi ~ 575(
II. 1750, -J- 3716, --~- 3776pi ~ 2502
Somme ~ 8252
Ce schéma exprime la reproduction simple : la plusvalue n'est pas accumulée ; elle est dépensée entièrement comme revenu. La valeur du produit -annuel est la même dans les deux cas. Dans le schéma b, les éléments sont groupés pour que la reproduction recommence a la même échelle, tandis que dans le schéma a, leur groupement permet la reproduction à une échelle plus grande. Lu effet dans b, les (875, --f- 875pi) 1 ~= 17250 1 (, + pi) s'échangent entièrement contre les 1750 11, , taudis que, dans a, l'é
(t) Voilà (lui clôt, une fois pour toutes, la- discussion entre James Mill et S. Bailey sur l'accumulation du capital, discussion dont nous nous som nes ocoupes, a un autre point de vue, dans le vol. 1, chap. XXIV, 5 p. '267, note 1, et qui a pour but de déterminer si et dans quelle mesure l'erticacité (lu capital industriel est extensible, sa grandeur restant constante. Nous en reparlerons dans la suite.
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGBESSIVE 565,
eba uge des (1000, -J- 1 000pl) 1 = 2000 1 (, + pp contre POO Il, laisse un reste de 500 Ipi, qui sera accumulé dans la section 1.
Analysons maintenant de plus près le schéma a. Supposons que, dans 1 aussi bien que dans 11, la moitié de. la plus-value soit accumulée et ajoutée au capital, a~ lieu d être dépensée comme revenu. Cette moitié de 1000 Ipi ~ 500 étant changée en capital-argent et'ajoutée au capital productif, il ne reste que (1000, -+ 500pi) 1 pour être'dépensés comme revenu; c'est pour cette raison que 1500 figure ici comme grandeur normale de 11, . Nous n'avons pas à analyser l'échange entre 1;500 1 (, + pi) et 1500 11, dont nous nous sommes déjà occupés dans la reproduction simple ; il en est de même de la réutilisation des 1000 1,
(-bien que celle-ci se fasse cette fois à une échelle plus grande).
Il nous reste donc à étudier 500 Ipi et (376, -+- 376pi) 11,
tant au point de vue de la circulation dans les sections
1 et Il que de la circulation entre les deux sections. En
supposant que Il accumule la moitié de sa plus-value, il
devra transformer en capital une valeur égale à 188, dont
un quart == Ilî (mettons 48 pour arrondir ) sera du capital
variable et dont le reste reste 140 deviendra du capital
constant.
Nous nous trouvons ici en présence d'un problème nonveau, de nature à étonner les intelligences vulgaires qui voient ordinairement les marchandises d'un genre s'échanger contre celles d'un autre genre, soit directement soit par l'intermédiaire de l'argent. Les 140 Ilpi ne peuvent devenir du capital productif que si on y substitue une partie équivalente des marchandises Ipi. Il va de soi que les moyens de production 1,,1 à échanger contre Ilpl doivent pouvoir servir à la production de 1 et de Il ou de Il. exclusivement. Le remplacement ne peut se faire que par un achat unilatéral du côté de 11, car tout le surproduit 500 Ipi qui est encore disponible est destiné à l'accumulation de 1 et ne peut pas être échangé contre des mar
Zn
566 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
chandises de Il. La section Il achète les 140 Ipi pour une somme d'argent qui ne lui revient pas, et cette opération se répète annuellement, chaque fois que la reproduction se fait à une échelle plus grande. Où Il prend-il cet argent?
Il semble que Il ne puisse pas contribuer à la formation du nouveau capital-argent, qui est une condition de l'accumulation capitaliste et qui se présente sous forme de trésor. Les 376 11, , qui sont avancés pour la force de travail, retournent sans cesse aux capitalistes Il par les achats faits par leurs ouvriers. Ce va-et-vient, qui éloigne l'argent du capitaliste pour le lui ramener ensuite, n'en augmente pas la quantité et ne peut être une source d'accumulation monétaire. Cet argent, qui ne peut pas 'être soustrait à la circulation pour être mis en réserve comme capital-argent virtuel, ne peut-il pas donner lieu à profit ?
Il ne faut pas oublier que la classe .11 a cet avantage sur la classe 1 que ses ouvriers sont obligés de lui acheter les marchandises fabriquées par eux-mêmes. La classe Il est; à la fois, pour ses ouvriers, acheteuse de force de travail et vendeuse de marchandises, ce qui lui permet de réduire les salaires au-dessous de leur niveau normal (ce qu'elle a d'aîlleurs de commun avec la classe 1). Ne pourrait-elle dégager une partie de l'argent fonctionnant comme capital variable et, en répétant sans cesse la même opération, disposer d'une source normale de thésaurisation et d'un moyen de constituer un capital-argent supplémentaire ? Evidemment il n'est pas question ici d'un profit frauduleux et accidentel ; il s'agit d'une formation normale de capital. Il ne faut pas oublier que le salaire normal, tel qu'il se paie réellement et qui, celeris paribus, détermine la grandeur du capital variable, ne dépend point du bon gré des capitalistes, mais doit être payé d'après des circonstances données. Notre supposition n'est donc pas admissible. Ayant posé que le capital variable à avancer par la classe Il est de 376, nous ne pouvons pas, pour résoudre un nouveau problème, supposer qu'elle en avance moins, soit 350, au lieu de 376,, .
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROCRESSIVE 567
D'autre part, ainsi que Dons J'avons dit, la classe Il dans son ensemble a cet avantage sur la classe 1, que tout en achetant de la force de travail elle vend ses marchandises à ses ouvriers. Ne peut-elle exploiter cette situation,? Tout en payant nominalement le salaire normal, ne peut-elle en. reprendre (voler) une partie saris en fournir l'équivalent, soit en payant ses ouvriers en marchandises (système du truck~,, soit en falsifiant (par des procédés qui échappent à la justice) l'instrument de circulation ? Les consta
tations les plus évidentes faites dans tous les pays industriels et notamment, en Angleterre et aux Etats-Unis, montrent qu'elle ne recule pas devant ces procédés. (Détailler cela par quelques exemples édifiants). C'est la même opération que celle que nous avons envisagée en parlant de la thésaurisation, seulement ici elle est déguisée et effectuée par un détour ; nous n'avons pas à en tenir compte, car nous ne considérons que le salaire réel, non nominal.
On voit donc que, dans l'analyse objective du mécanisme capitaliste, on ne parvient pas à écarter les difficultés théoriques en faisant état des souillures qui le flétrissent. Et cependant - chose curieuse - presque tous mes critiques bourgeois s'emportent contre moi comme si J 1 avais fait un grand tort aux capitalistes, en admettant dans le premier volume qu'ils paient la valeur réelle de. la force de travail, ce qu'ils s'abstiennent, il est vrai, assez souvent de faire. (Citer ici Schaeffle avec la magnanimité qu'il m'attribue).
Les 376 IIc ne nous fournissent donc pas l'explication que nous cherchons. Les 376 Ilpi semblent s'y prêter encore moins. Ici, ce sont les capitalistes d'une même section qui vendent et achètent entre eux leurs produits, des objets de consommation. L'argent nécessaire pour ces échanges fonctionne uniquement comme moyen de circulation et doit, si les choses se passent normalement, rentrer à celui qui l'a avancé et recommencer sans cesse le même mouveinent. Soustraire cet argent à la circulation pour en for
568 TROISIÈME PARTIE.'- LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
mer un capital-argent nouveau ne parait possible que par deux moyens:
Ou bleu, une partie des capitalistes est frustrée par l'autre. Pour que le nouveau capital-argent puisse se former, il ne faut pas nécessairement que la somme d'argent en cireulalation soit provisoire aient augmentée ; il suffit que, d'un côté ou de l'autre, de l'argent soit retiré de la circulation et thésaurisé. Cet argent petit être volé ou il peut résulter de pertes d'argent subies par d'autres capitalistes. De pareils événements ne modifient guère la situation d'ensemble ; les capitalistes frustrés se résoudront à vivre nu peu moins bien et tout sera dit.
Ou bien, une partie de Ilpi consistant en aliments indispensables est utilisée directement comme capital. Nous verrons à la fin de ce chapitre comment cette utilisation se pratique. ,
1) Premier exemple.
A) Schéma de la reproduction simple.
1. 4000e -4- 1000v -J- 1000pi ~ 6000
Il. 2000, -+- 500, -~- 500pi ~ 3000
Somme = 9000
B) Schéma initial de la reproduction à une échelle
progressive.
1. 4000, -+- 1000v +- 1000pi ~ 6000
H. 1500, -4- 750,. + 7501,1 = 3000
Somme = 9000
Si nous supposons que dans le schéma B la moitié de
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 569k
la plus-value de 1 est accumulée, soit 500, 'nous avons d'abord (1000, -j- 500pi) 1 Ou 15oo 1(, + Pl) à, remplacer par 1500 lic , et il reste dans 1 : 4000, + 500pi, dont 500pl à accumuler. Le remplacement des (1000, -+- 500p1~ 1 par 1500, fait partie de la reproduction simple et a déjà été développé.
Supposons que sur les 500 Ipi, 460 soient à convertir en capital constant et 100 en capital variable. L'échange, dans la section 1, des 400pi à capitaliser a déjà été exposé ; ils peuvent être ajoutés directement à 1, , et nous avons alors pour 1 " 4400, -J- 1000v --j- 100pi, dont 100pi a convertir en 100v .
De son côté, Il achète à 1, en vue de l'accumulation, les 100 Ipi (existant sous forme de moyens de production) et les ajoute à son capital constant, tandis que les 100 en argent qu'il paie à 1 sont ajoutés par celui-ci à soit capital variable. Nous avons ainsi pour 1 : 4400, + 1100, (1100v en argent) = 5500.
Le capital constant de Il est maintenant de 1600, . Pour le mettre en ceuvre, il doit ajouter 50, en argent à son capital variable, qui passe de 750 à 800. Il doit donc prêlever 150 sur sa plus-value de 750 Ilpi et il ne lui reste que 600pl comme fonds de consommation. Le produit annuel des capitalistes Il se répartit alors comme suit :
IL 1600, -+ 800v -J- 600pi (fonds de consommation) 3000.
Les 150pi produits sous forme d'articles de consommation, qui se changent ainsi en (100, -J500,) 11, sont entièrement consommés par les ouvriers : 100 par les ouvriers de 1, soit (100 lv), et 50 par les ouvriers de 11, soit (50 Il,), comme cela a été détaillé plus haut. En fait, lorsque Il prépare son produit total en vue de l'accumulation, il doit reproduire une partie plus grande (de 150) de sa plus-value sous forme d'articles de consommation indispensables. Dès que la reproduction commence réellement à une échelle plus grande, les 100 (le capital-argent variable) de. 1 retournent à Il par l'intermédiaire des ouvriers de 1 et Il
k
. 1
,570 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
fournit à 1, en échange, 100pi en marchandises ; il vend en même temps pour 50 de marchandises à ses ouvriers.
Voici quel est alors le nouvel arrangement, modifié en vue de l'accumulation :
1. 4400c -J- 1100, -1- 500 (fonds de consommation) = 6000 Il. 1600, -1- 800, i 600 (fonds de consommation) ~ 3000
_1_
Somme 9000
comme ci-dessus.
Dans cette somme, le capital est representé par
1. 4400, 1100, (argent) ~ 5500
Il. 1600, 800, (argent) ~ 2400
Somme = 7900
alors que la production avait commencé avec un capital de:
1. 4000c -1- 1000, ~ 5000
Il. 1500, -j- 750, ~ 22150
Somme ~ 7250
Si maintenant le capital ainsi augmenté se met à produire, le produit à la fin de l'année sera :
1. 4400, -1- 1100, +- 11 00pi = 6600 Il. 1600, -1- 800, -1- 800pi ~ 3200
Somme ~ 9800
Nous supposons que 1 continue à accumuler de la même manière : il dépense 550pi comme revenu et il accumule 55OP1. D'abord, 1100 1, sont remplacés par 1100 Ic , puis 550 Ipi sont à réaliser en marchandises équivalentes de 11; d'où : 1650 1(, + pi). Mais le capital constant que Il doit renouveler n'est que de 1600 ; il doit prendre les 50 qui lui manquent, dans ses 800 Ilpi. En faisant provisoirement abstraction de la monnaie, voici le résultat de ces opérations
CIIAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 571
1. 4400, -J- 550pi -+- 1650(, + pi).
(Les 550pi sont destinés à la capitalisation et les 1650(, + pi) ,constituent le fonds de consommation, que les capitalistes ct les ouvriers convertiront en marchandises Il,).
Il. 1650e -1- 800, -1- 750pi
(Les 750pi représentent le fonds de consommation des capitalistes).
En maintenant l'ancienne proportion entre v et c, Il devra avancer, pour mettre en ceuvre le capital 50,, un nouveau capital 25,, qu'il prélèvera sur les 750pl. D'où
Il. 1650, + 825, -1- 725pl.
1 capitalise 550pi et en transforme 4-10 en capital constant et 110 en capital variable. Ces 110 doivent être puisés éventuellement dans les 725 Ilpi, c'est-à-dire que des articles de consommation d'une valeur de 110 seront consommés par les ouvriers 1 au lieu de l'être par les capitalistes 11, ce qui permettra à ces derniers de capitaliser une valeur de 110. Il reste ainsi 615 sur les 725 Ilpi ; mais en ajoutant 110 à leur capital constant, les capitalistes Il doivent majorer de 55 leur capital variable, ce qu'ils ne peuvcnt faire qu'en prélevant 55 sur leur plus-value ; de sorte que, ~dédiiction faite des 615 Ilpi, ils pourront affecter 560 à leur consommation. Tous ces échanges réels et virtuels étant faits, les capitaux ont pour expression :
1. (4400, +- 440,) -4- (1100, -1- 110,)
il. (1600V -j- 50, -4- 110,) -1- (800V + 125, -~- 55,)
~ou
1. 4840, -+ 1210, - 6050
Il. 1760, -1- 880, = 2640
Somme = 8690
Pour assurer la marche normale des entreprises, Faccumulation doit être plus rapide dans II que dans 1; sans
572 TROISIÈME PARTIE. - LA REP110DUCT10N DU CAPITAL TOTAL
cela la partie de 1(v +pi) qui est à échanger contre Il,, augmenterait plus vite que 11, . La reproduction étant continuée sur cette base et dans des circonstances égales, le résultat de l'année suivante sera :
1. 4840, -+- 1210, -+ 1210pi ~ 7260
Il. 1760, -+- 880v -,L S80pi ~ 3520
Somme = 10280
La plus-value se partageant comme auparavant, 1 dépense d'abord comme revenu 1210, et la moitié de 1)1, soit 605 -, en tout 1815. Ce fonds de consommation dépasse 11, de 55, que Il doit retrancher des 880 Ilpi, qui tombent à 825. La conversion de 55 Ilpi en 11, nécessite en outre une augmentation du capital variable de 27 -', a
2
retrancher égalernent de Ilîl, de sorte que, dans la section Il, il ne reste comme fonds de consommation que 797 ' Ilpi.
Il y a maintenant, dans la section 1, à capitaliser 605pi, dont 481 à convertir en capital constant et 121 en capital variable, ces derniers devant être retranchés des 797
1
Ilpi, qui seront ramenés à 676 , . Pour convertir encore
121 en capital constant, Il doit ajouter 60 -' à son capital
variable ; il les prélève sur sa plus-value (676 ' ), qui est donc réduite à 616, destinés à la consommation.
Voici quelle est alors la composition des capitaux:
1. Capital constant 4840 + 484 = 5324
id. variable 1210 -j- 121 ~ 4331
Il. Capital constant 1760 -A- 55 -J- 121 = 1936
id. variable : 880 -1- 27 l -~- 60 ' ~ 968
2 2
En tout:
1. 5324, -1- 13311,1 ~ 6655
Il. 1936, --~- 968pi ~ 290,î
Somme ~ 9559
CEIAp. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 573
Au bout de l'année, le produit est égal à,:
1. 532i, - 1331,, -,- 1331pi = 7986
IL 1936, -+- 968v -1- 968pi - 3872
Somme = 11858
La répétition du même calcul, en arrondissant les fractions, fournit au bout de l'année suivante un produit de :
1. 5856, -+- 1464, -1- 1464pi ~ 8784
Il. 2123, -+- 1063v -1- 1063pi ~ 42119 Somme ~ 13033
EL encore une année plus tard :
1. 61222, -J- 1610v -A- 1610pi ~ 9662
Il. 2342), + 1172V -1- 1172pi ~ 11686 Somme ~ 14348
En quatre années de reproduction à l'échelle progressive, le capital total de 1 et Il qui était de 51100, --j- 1750v ~ 7150 s'est élevé à 8784, -4- 2782, == 11566, passant de 100 à 160. La plus-value totale, qui était de 1'750, est devenue 27822 et la plus-value consommée, qui était de 500 1 -+535 Il = 1035, s'est élevée à 732 1 -+- 958 Il = 1690, soit une augmentation de 100 à 163.
2) Second exemple.
Consi dérons un produit annuel de 9000 se trouvant tout entier entre les mains des capitalistes industriels, sous une forme où le rapport moyen entre le capital variable et le capital constant est de 1 : 5. Cet exemple suppose que la production capitaliste et, par conséquent, la productivité du travail social Ont atteint un haut degré de développe
514 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
ment et que toutes les circonstances qui déterminent une surpopulation relative d'ouvriers agissent énergiquement. Supposons que le produit annuel soit le suivant :
1. 5000, -1- 1000, + 1000PI ~ 7000
IL 1130, -+- 285, -J- 285pi = 2000
Somme ~ 9000
Supposons également que les capitalistes 1 consomment la moitié de leur plus-value, soit 500, et accumulent le reste. Ils échangeront (1000, -+- 50û~,A 1 = 1500 contre 1500 Il, . Mais 11, n'est que de 1430 ; il faudra que Il prélève 70 sur sa plus-value, qui tombera ainsi de 285 à 215 Ilpi. Nous aurons alors :
1. 5000,.+ 500pi -i- 1500(v + pi) ~ 7000 (en marchandises).
(500pi à capitaliser et 1500(, + pi) constituant le fonds de consommation des capitalistes et des ouvriers).
Il. 1430, + (70pi à capitaliser) -f- 285, -+- 215pi.
Puisque 70 Ilpi sont directement ajoutés à 11, , il faut, pour mettre en mouvement ce capital constant supplémentaire, un capital variable de 14. Les 215 ll,i sont donc ramenés à 201 et nous avons
Il. (1430, -1- 70, ) -J- (285, -1- I~, ) -i- 201pi (1). ou
Il. 1,500, 4- 299, -4- 201pi = 2000 (en marchandises). Produit total (I --~- 11) = 9000 en marchandises.
La capitalisation s'effectue comme suit :
Dans 1, les 500pi sont capitalisés en 417c -J- 83,. Les 83v achètent une partie du produit de 11, qui emploie cet argent pour acheter des éléments de son capital constant.
c
Mais quand il augmente 11, de 83, il doit ajouter -' de
(1) Pour ne pas interrompre le raisonnement, nous taisons suivre directement les calculs qui, dans le texte allemand, sont reportés à la page
521. Les Traducteurs.
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 57&
83 ~ 17 à Il,. Ces échanges conduisent au résultat que voici :
1. (5000, +- 417pi), -î- (1000v 83pi),
Il. (1500, -1- 83PI), 299, l7pi)~,
ou
1. 5117, -1- 1083,, ~ 6500
Il. 1583, +- 316, ~ 1899
Somme ~ 8399'
Le capital 1 est passé de 6000 à 6500 ; soit une augmentation de 1/12. Le capital Il de '11715 est devenu 1899' ; il s'est accru d'un peu moins de 1/9.
Sur cette base la reproduction donne an bout de la seconde année, comme capital :
1. (5417, +- 452pl), -1- (1083, -+- 90pl),
Il. (1,583, -1- 42pi -J- 90pi),5 -f- (316, -1- 8pi -f- 18pi),
ou:
1. 5869, -+- 1173, = 7042
+ 3112, = 205'7
Somme ~ 9099
et, au bout de la troisième année, comme produit :
1. 5869, -~- 1173, -1- 1173p,
Il. 1715, -J- 342, -1- 342p,
Si 1 continue à accumuler' la moitié de sa plus-value, nous aurons 1(, + --!- pi) = 1173v -4- 587 ( 1-pi), = 1760, soit
45 de plus que le total de 1715 IL Pour compenser cette différence, il faut ajouter à 11, des moyens de production de la même valeur et en même temps augmenter Ilv de 9. En outre, les 587 Ipi capitalisés se divisent en 489c et 98V ' lesquels nécessitent une nouvelle augmentation équi
valente du capital constant de Il et un accroissement de
576 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
son capital variable égal à 4 de 98 = 20. Le résultat est alors
_5 le suivant:
1. (5869, -+- 489pi), -J- (11.73v -1- 981,1),
Il. (1715, -1- 45pi -f- 98pi)c -+- (342v -]- 9pi + 20pi)', ou :
1. 6358, -4- 1271v = 7629
Il. 1858, -~- 371v = 2229
Somme == 9858
En trois années de reproduction progressive, If-, capital de 1 s'est donc élevé de 6000 à 7629, celui de 11, de 1715 à 2229, et le capital total de la société, de 7715 à 9858.
Nous devons mettre en relief quelques particularités qui résultent de ce que, dans la reproduction à une échelle, progressive, 1 (, + _4 pl,) n'est pas seulement remplacé par Il,, mais également par une partie de Ilpi.
Une fois l'accumulation admise, il va de soi que 1 (, + pi) est plus grand que 11, , alors qu'iI~ étaient égaux dans la reproduction simple. En effet : 10) 1 incorpore une partie de son surproduit à son capital productif, et comme il en convertit les 5/6 en capital constant, il ne peut pas les échanger contre des articles de consommation de 11; '-)') 1 doit échanger une partie de son surproduit, qui est la matière du capital constant qu'exige l'accumulation de 11, tout comme Il doit fournir à 1 la matière du capital variable, qui mettra en mouvement la partie de son surproduit qu'il incorporera à son capital constant. Nous savons que le capital variable consiste en force de travail, ce qui est vrai également pour le capital variable supplémentaire. Ce n'est pas le capitaliste 1 qui, à l'exemple d'un maitre d'esclaves, achète à Il les aliments destinés aux ouvriers supplénientaires qu'il va employer; ce sont les ouvriers eux
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRI~;SsIVE 577
mêmes qui traitent avec II, ce qui n'empêche pas qu'au poin t de vue du capitaliste les aliments des ouvriers supplémentaires sont des moyens de produire et de conserver la force de travail supplémentaire et sont la forme naturelle de son capital variable. Le capitaliste commence par accumuler le nouveau capital-argent nécessaire à l'achat de la force de travail supplémentaire ; il remet ensuite cet argent à ses ouvriers qui s'en servent pour acheter des marchandises 11, qui doivent évidemment se trouver sur le marché.
Disons en passant que Messieurs les capitalistes et leur presse sont souvent mécontents de la façon dont les ouvriers dépensent leur salaire et qu'ils y cherchent volontiers l'occasion de donner le vol à leurs idées philosophiques, philanthropiques et civilisatrices, comme le fait, par exemple, M. Drummond, secrétaire de l'ambassade anglaise à Washington, dans un article intéressant, publié dans le journal " The Nation ", le 31 octobre 1879 : " Au point de vue de la culture, les, ouvriers n'ont pas suivi le progrès des inventions ; quantité d'objets leur sont maintenant accessibles sans qu'ils en fassent usage et en provoquent un marché. " [Naturellement chaque capitaliste désire que les ouvriers achètent ses marchandises.] " Il n'y a aucune raison pour que l'ouvrier ne désire pas autant de confort que le curé, l'avocat, le médecin, qui ne gagnent pas plus que lui. " [Ces avocats, curés et médecins doivent se contenter inéontestablement du désir de beaucoup de confort !] " Mais il ne le fait point. Par quel procédé sain et rationnel serait-il possible de relever son niveau comme consommateur ? Question qui n'est guère facile à résoudre, car son ambition ne s'étend pas au-delà d'une réduction de ses heures de travail, désir que les démagogues cultivent avec plus d'activité que l'aspiration à une situation meilleure par l'amélioration des capacités intellectuelles et morales. " (Reports of H. M.'s Secretaries ol Embassy and Legation on the Manufac
578 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
tures, Commerce, etc. of the countries in wich they reside. London 1879, p. 404).
Les longues heures de travail semblent être le secret du procédé sain et rationnel pour élever la situation de l'ouvrier au moyen de l'amélioration de ses capacités intellectuelles et morales et pour en faire un consommateur rationnel de la marchandise du capitaliste. Et, pour devenir ce consommateur, l'ouvrier doit commencer - seulement.le démagogue l'en empêche - par tolérer la consommation irrationnelle et -malsaine de sa force de travail. Ce que le capitaliste entend par une consommation rationnelle apparait lorsque lui-même daigne s'occuper directement de l'approvisionnement de ses ouvriers, lorsque par le trucksystème il lui fournit lui-même des objets de consommation, p. ex, le logement, ce qui amène l'ouvrier à habiter la maison de son capitaliste.
Le même Drummond, dont la belle âme s'enthousiasme pour les tentatives capitalistes d'élever la classe ouvrière, s'occupe, dans le même rapport, des fabriques modèles (le coton des Lowell and Lawrence Mills. Les logements des ouvrières appartiennent à la société qui en confie la surveillance à des directrices nommées par elle et qui trace la conduite de ses pensionnaires, défendant, par exemple, aux filles de rentrer après 10 heures du soir. Une police spéciale est chargée de surveiller le quartier et d'empêcher les infractions au réglement. Après 10 heures, les filles ne peuvent ni sortir, ni entrer. Il leur est interdit de loger ailleurs que dans les bâtiments de la société, à laquelle chaque maison rapporte environ 10 dollars de loyer par semaine.
Mais voici le consommateur rationnel dans toute sa splendeur : " Le piano se rencontre dans les meilleures de ces maisons de logement. La musique, la danse et le chant y jouent un rôle important, du moins chez celles des ouvrières qui, après dix heures de travail ininterrompu et monotone an métier, ont plus besoin de distraction que de repos " (p. 142). C'est là évidemment le secret du sys
CHAP. XXI. - ACCUMULATIOX ET REPRODUCTIüN PROGRESSIVE .579
tème qui fera de l'ouvrier un consommateur rationnel. M. Drummond ayant visité la coutellerie de Turners Falls (Connecticut River), M. Oakman, le trésorier de la société, lui dit que les couteaux de table américains surpassent ceux dAngleterre en qualité, et continue : " Dans les prix également nous surpasserons l'Angleterre. Nous avons déjà J'avance sur elle au point de vue de la qualité; nous arriverons à desprix plusbas, dès que notre acier sera moins cher et notre main-d'œuvre moins coûteuse ! "
(p. 427). Réduction des salairef, et augmentation des heures de travail, voilà le fin mot du procédé sain et rationnel qui doit élever l'ouvrier à la, dignité de consommateur rationnel et lui permettre de créer un marché pour tous ces objets que la civilisation et le progrès des inventions ne cessent de mettre à sa disposition.
De même que I doit fournir, par son surproduit, le capital constant supplémentaire de II, de même celul-ci doit fournir le capital variable supplémentaire de I. La section Il accumule pour I et pour elle-mêrile, car son capital variable reproduit, sous forme d'aliments nécessaires, une partie plus grande de son produit et surtout de son surproduit.
, Dans la production avec un capital croissant, 1 (v + pi doit être égal à 11, -A- la partie du surproduit qui sera réincorporée au capital la partie supplémentaire du capital constant nécessaire à l'extension de la production dans Il ; et cette extension doit suffire au moins à l'accumulation réelle, c'est-à-dire à l'extension réelle de la production dans 1.
Si nous reprenons maintenant le dernier cas examiné cidessus, nous lui trouvons cette particularité lue Ile est plus petit que 1 (v + , pi), la partie du produit de 1 dépensée, comme revenu, en articles de consommation; il en résulte
580 PARTIE. - LA 1~FPRODUCTION I)U CAPITAL TOTAL
que l'échange de 1500 1 (, + pi, réalise également une partie du surproduit Il = 70. La partie 11, ~ 1430 doit être remplacée, toutes les autres circonstances restantégales, par une partie équivalente de 1 (, + pi) en vue de la reproduction simple de 11; elle n'entre donc plus en ligne de compte ici. Il en est autrement des 70 Ilpi supplémentaires. Ce qui n'est, pour 1, que le remplacement de son revenu par des articles de cons(èmmation, un échange de marchandises en vue de la consommation, est pour 11, non seulement le retour de son capital constant à sa forme naturelle comme dans la reproduction simple, mais une accumulation directe, la conversion en capital constant d'une partie du surproduit existant sous forme d'articles de consommation. Si l achète les 70 Ilpi avec 70 £ (argent tenu en réserve pour la circulation de la plus-value), et si 11, au lieu d'acheter 70 Ipi, accumule cet argent, celui-ci représente toujours, il est vrai, un produit supplémentaire (le surproduit de Il dont il est une quote-part), bien que ce produit ne rentre pas dans la production ; mais une pareille accumulation d'argent se faisant du côté de Il exprimerait en même temps que 70 Ipi, moyens de production, sont invendables. A la non-exiension de la reproduction du côté de 11,correspondrait donc une surproduction relative du côté de 1.
Mais faisons abstraction de cela : Aussi longtemps que les 70 d'argent venus de 1 ne sont pas encore ou ne sont qu'en partie retournés à 1, par la vente de 70 Ip, à 11, ils figurent en entier ou en partie comme capital-argent supplémentaire virtuel entre les mains de II. Il en est ainsi pour chaque transaction entre 1 et Il aussi longtemps que le remplacementdes marchandises de part et d'autre n'a pas fait refluer l'argent à son point de départ. Lorsque les choses se passent normalement, l'argent ne joue ce rôle que passagèrement. Mais dès que le crédit est établi et que l'on cherche à faire valoir tout argent momentanément inoccupé, il peut arriver que ce capital-argent, libre passagèrement, soit engagé dans des entreprises nouvelles de 1, alors qu'il a encore à liquider des produits supplémen
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET 13EPIIODUCTION PROGRESSIVE 581
taires dans des entreprises anciennes. Il faut remarquer également que l'addition. des 70 Ipi au capital constant Il nécessite un accroissement de 14 du capital variable Il. Ceci présuppose -absolument comme dans 1, lorsque le surproduit Ipi doit être incorporé dipectement au capital 1, -que la reproduction dans Il tient déjà compte de la capitalisation ultérieure, c'est-à-dire qu'elle augmente cette partie du surproduit qui consiste en aliments nécessaires.
3) La conversion de H,;
L'échange de 1(, _~_ pi) contre 11, peut s'effectuer de différentes manières.
Dans la reproduction simple, ils doivent avoir la même valeur et se remplacer l'un l'autre ; sinon la reproduction ne peut pas s'opérer sans trouble.
Lorsqu'il y a accumulation, le point important est le taux de l'accumulation. Dansles cas précédents, nous avons
supposé que dans 1 il est égal a Il etqu'il reste constant. c --;-p
En ne changeant que la proportion selon laquelle le capital accumulé se divise en capital variable et en capital constant, nous avons trouvé trois cas :
1 1 (, -j- 7~ pi) est égal à Ile, c'est-à-dire 11, est plus petit
que (v + pi), ce qu'il doit être pour que 1 puisse accumuler. 2') 1 (v + 1 pi) est plus grand que Ilc Dans ce cas il faut
2
ajouter à Ilc une partie de Ilpi pour le rendre égal à
1 (v + _Lpi). La section Il ne reproduit donc plus simple
2
ment son capital constant, elle y ajoute une partie du surproduit, qui est échangée contre des moyens de production 1, et par conséquent elle accumule. L'augmentation -de son capital constant exige en outre une augmentation correspondante de son capital variable, prise également à son surproduit.
582 TROISIÈME PARTIE. - LA, REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
3') 1 (v + î, pi) est plus petit que Ile. Dans ce cas l'échange ne suffit plus pour reproduire tout le capital constant de 11, qui doit suppléer à son déficit par un achat fait à 1. Il n'est pas obligé de donner plus d'importance à son accumulation de capital variable, car l'opération ne fait que reproduire son capital constant. D'autre part cette transaction à pour effet d'amener ceux des capitalistes 1 qui entassent du capital-argent supplémentaire, à faire déjà une partie de cette accumulation.
La condition 1 (, + pi) == 11, de la reproduction simple est non seulement incompatible avec la production capitaliste, ce qui n'empêche pas que dans un cycle industriel d'une durée de 10 à 11 ans, il se présente assez souvent une année où la production totale est moindre que l'année précédente ; mais, étant donné l'accroissement naturel de la population, la reproduction simple ne serait possible que si des domestiques improductifs en nombre très considérable participaient à la consommation des 1500pi. Quant à l'accumulation de capital, c'est-à-dire la vraie production capitaliste, elle est incompatible avec 11, == 1(, + pi). Néanmoins, même sous le régime de laccumulation capitaliste, il pourrait se présenter que, par suite d'accumulations antérieures, 11, fut non seulement égal, mais plus grand que 1(, + pi). Il y aurait alors une surproduction dans II, et l'équilibre ne pourrait être réabli que par un krach transférant à 1 du capital venant de IL
Le rapport de 1, +pi à 11, n'est pas non plus modifié, si Il reproduit lui-même une partie de son capital constant, comme c'est le cas dans l'agriculture où les semences sont employées par ceux qui les ont produites. Cette partie de 11, n'intervient pas alors dans les échanges entre 1 et IL Il en est de même lorsqu'une partie des produits de Il est susceptible de servir de moyen de production pour 1. Elle s'échange contre une partie des moyens de production fournis par 1, et de part et d'autre il faut défalquer cette partie, pour examiner sous sa forme pure l'échange entre les deux grandes sections de la production sociale : les pro
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 583
ducteurs de moyens de production et les producteurs d'objets de consommation.
Donc, dans la production capitaliste, 1 (, + p1~ et 11, ne peuvent pas être égaux et e comperiser dans l'échange.
Si nous appelons 1 -L' la partie de Ipi que les capitalistes
1 dépensent comme revenu, 1 (v + pl ) pourra être égal,
plus grand ou plus petit que lic , mais il devra toujours être plus petit que Il ~, + pi), et cela de la quantité de Ilpi que les capitalistes Il doivent, en tout cas, consommer pour eux-mêmes.
Il faut remarquer que, dans cet exposé de l'accumulation, la valeur du capital constant n'est pas représentée exactement, en tant que partie de la valeur de la marchandîse qu'elle a aidé a fabriquer. La partie fixe du capital constant nouvellement accumulé n'entre dans la marchandise que petit à petit et au bout de périodes plus ou moins longues, selon la nature des éléments qui le constituent ; aussi lorsque la production consomme de grandes quantités de matières auxiliaires, de demi-fabricats etc., la valeur du produit se compose, pour la plus grande partie, de capital constant circulant et de capital variable. On admet, dans ce cas, que la partie circulante et, avec elle, la parcelle de valeur fixe qui lui est transférée, font pendant l'année un nombre de rotations !el que la somme des marchandises fabriquées est égale à la valeur -de tout le capital entrant dans la production annuelle. Là où la conduite des machines n'exige que des matières auxiliaires et ne demande pas de matières premières, la force de travail = v est J'élément le plus importarit du capital-marchandise. Alors que dans le calcul du taux du profit la plus-value est rapportée au capital total, sans que l'on se préoccupe de ce que le capital fixe transtransfère périodiquement an produit beaucoup ou peu de valeur ; dans le calcul de la valeur du capital- marchandise produit dans chaque période, la partie fixe du capital constant doit entrer en ligne de compte en proportion de la valeur moyenne que son emploi transfère au produit.
584 TROISIÈME PARTIE. - LA REPRODUCTION DU CAPITAL TOTAL
IV. Remarques
La vraie source qui alimente de monnaie la section Il est le v -1- pl de la, production d'or, qui peut être échangé contre une partie de 11, , pour autant que les producteurs d'or n'entassent pas leur plus-value et ne la convertissent pas en moyens de production. Lorsqu'ils font de la reproduction à une échelle progressive. la partie de leur plus-value qui n'est pas utilisée comme revenu et qui devient capital vatiable supplémentaire, est échangée avec Il ; elle vient renforcer la thésaurisation de celui-ci et lui fournir les moyens de faire des achats à 1, sans rien lui vendre. De cette monnaie, provenant du Iv +pi de la productiond'or, il faut évidemment défalquer l'or (matières premières, etc) qui, dans certaines industries, sert d'élément de renouvellement du capital constant.
Comme éléments de la thésaurisation préalable (en vue d'une extension future de la production), il faut considérer, dans les transactions entre 1 et Il : la partie de Ipi qui est vendue à Il sans achat subséquent, et qui sert à celuici de capital constant supplémentaire ; la partie de Ilpi qui est vendue dans les mêmes conditions à 1 et lui fournit du capital variable supplémentaire: enfin la partie de la plus-v*lue de 1 que celui-ci dépense comme revenu dans certains cas, sans qu'elle donne lieu au renouvellement d'une partie de 11, , et alors qu'elle transforme simplement en m on naie une partie d e Ilpi. Si 1, + Pl est pl u s grand que Il,,
la section Il n'a pas besoin, pour sa reproduction simple, de remplacer par des marchandises de 1 la partie de ll;i consommée par 1.
Dans quelle mesure les échanges entre les capitalistes de la section Il - échanges qui ne peuvent porter que sur des parties de Ilpi - donnent-ils lieu à thésaurisation ? Nous savons que l'accumulation directe dans Il s'effectue par la conversion d'une partie de Ilpi en capital
CHAP. XXI. - ACCUMULATION ET REPRODUCTION PROGRESSIVE 585
variable (de même que dans 1, une partie de Ipl se convertit sans intermédiaire en capital constant). Nous savons également que dans les différentes industries de Il l'accumulation est plus ou moins avancée. Certains capitalistes poursuivent la thésaurisation et vendent sans acheter ; d'autres, qui sont arrivés au moment où ils vont donner plus d'importance à la reproduction, achètent sans vendre. Or le capital-argent variable supplémentaire est avancé pour les ouvriers en extension; ceux-ci achètent des aliments aux vendeurs d'articles de consommation, qui ne font pas refluer l'argent vers les capitalistes qui l'ont émis, mais l'accumulent.
SIGNES ABB,ÉVIAIIFS (')
....... . . Capital-argent.
........... Capital-marchan dise
..... Production.
.... ...... Conversion do capital-argent en capital-marchan
dise.
........ .. Conversion du capital- i narchan dise en capital
argent.
Formule de la rotation du capital : Le capitalargent A achète le, capital -in archandise M,
Il M,_A, pour l'engager dans la production P, qui don
nera la marchandise M', qui sera convertie en
argent A'.
Force de travail.
........... Moyens de production.
..... ..... Capital constant (100e vent dire 100 de capital
constant).
.......... Capital variable (100v veut dire 400 du capital
variable).
..... ..... Plus-value (100pl veut dire 100 de plus-value).
....... ... Section des capitalistes producteurs des moyens
de production.
....... Section des capitalistes producteurs des objets de
conso , mmation (se subdivise en Il a, objets de
consommation indispensables et Il b, objets
de luxe).
...... ... Livre sterling.
.......... Yard (0,914 mètre).
&djonction des traducteurs.
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Capital_livre_3_1_tdm.txt
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TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE.
LIVRE III :
LE PROCÈS D'ENSEMBLE DE LA PRODUCTION CAPITALISTE
PREMIÈRE PARTIE : La transformation de la plus-value en profit et du taux de la plus-value en taux du profit.
Chapitre I. Prix de revient et profit
Chapitre II. Le taux du profit
Chapitre III. Rapport entre le taux du profit et le taux de la plus-valueI. pl' constant, v/C variable
1) pl' et C constants, v variable
2) pl' constant, v variable et C modifié par la variation de v.
3) pl' et v constants, c et C variables
4) pl' constant, v, c et C variables
II. pl' variable
1) pl' variable v/C Constant
2) pl' et v variables, C constant
3) pl', v et C variablesChapitre IV. - Action de la rotation sur le taux du profit
Chapitre V. - Économie dans l'application du capital constantI. Considérations générales
II. Économie aux dépens des ouvriers dans les conditions du travail
III. Économie dans la production et la transmission de la force mécanique et dans les bâtiments
IV. Utilisation des résidus de la production
V. Économie due aux inventionsChapitre VI. - Effets des variations de prix
I. Oscillations des prix de la matière première. Leurs effets directs sur le taux du profit
II. Renchérissement et dépréciation. Dégagement et engagement de capital
III. Exemple général : la crise du coton de 1861-1865Chapitre VII. - Considérations COMPLÉMENTAIRES
DEUXIÈME PARTIE : La transformation du profit en profit moyen.
Chapitre VIII. - Différence des taux de profit dans les différentes branches de production par suite des différences de composition du capital
Chapitre IX. - Formation d'un taux général (moyen) du profit et transformation de la valeur des marchandises en coût de production.
Chapitre X - Action égalisatrice de la concurrence sur les taux généraux des profits. - Prix et valeurs du marché. - Surprofit
Chapitre XI. - Effets des oscillations du salaire sur les coûts de production
I. Composition moyenne
II. Composition inférieure
III. Composition supérieureChapitre XII. - Considérations complémentaires
I. Causes modifiant le coût de production
II. Coût de production des marchandises de composition moyenne
III. Causes de compensation pour le capitaliste
TROISIÈME PARTIE : Loi tendancielle de la baisse du taux du profit.
Chapitre XIII. - La loi en elle-même
Chapitre XIV. - Facteurs antagonistesI. L'accroissement de l'exploitation du travail
II. La réduction du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail
III. La dépréciation des éléments du capital constant
IV. La surpopulation relative
V. Le commerce international
VI. L'accroissement du capital par actionsChapitre XV. - Le développement des contradictions immanentes de la loi
I. Considérations générales
II. Le conflit entre l'extension de la production et la mise en valeur
III. Pléthore de capital et surpopulation
IV. Considérations complémentairesQUATRIÈME PARTIE : La transformation du capital-marchandise et du capital-argent en capital commercial (commerce de marchandises et commerce d'argent).
Chapitre XVI. - Le CAPITAL du commerce de marchandises
Chapitre XVII. - Le profit commercial
Chapitre XVIII. - La rotation du capital commercial. - Les prix
Chapitre XIX. - Le capital du commerce d'argent
Chapitre XX. - Histoire du capital commercialCinquième PARTIE : Subdivision du profit en intérêt et profit d'entreprise. Le capital productif d'intérêts.
Chapitre XXI. - Le capital productif d'intérêts
Chapitre XXII. - Le partage du profit. - Le taux et le taux " naturel " de l'intérêtChapitre XXIII. - L'intérêt et le profit d'entreprise
Chapitre XXIV. L'extériorisation du rapport capitaliste par le capital productif d'intérêts
Chapitre XXV. Le crédit et le capital fictif
Chapitre XXVI. L'accumulation du capital-argent. son influence sur le taux de l'intérêtChapitre XXVII. - Le rôle du crédit dans la production capitaliste.
Chapitre XXVIII. - L'instrument de circulation et le capital. - Théories de Tooke et de Fullarton
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BIBLIOTHÈQUE SOCIALISTE INTERNATIONALE
Publiée sous la direction de Alfred BONNET
IV
LE CAPITAL
CRITIQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE
KARL MARX
avec une préface de FRIEDRICH ENGELS
LIVRE III
LE PROCÈS D'ENSEMBLE DE LA PRODUCTION CAPITALISTE
I
TRADUlT À L'INSTITUT DES SCIENCES SOCIALES DE BRUXELLES
par
JULIAN BORCHARDT et HIPPOLYTE VANDERRYDT
PARIS
V. GIARD & E. BRIÈRE
LIBRAIRES-ÉDITEURS
1901
PRÉFACE
Je puis enfin livrer à la publicité le troisième volume de l'œuvre capitale de Marx, la fin de la partie théorique. En publiant en 1885 le deuxième volume, j'entrevoyais que l'impression du troisième ne présenterait guère que des difficultés matérielles, sauf dans quelques parties très importantes. Il en a été réellement ainsi ; mais j'avais été loin de me rendre compte des difficultés que me réservaient ces parties, les plus importantes de l'ensemble, ni de prévoir les autres obstacles qui vinrent tant retarder la préparation de ce livre.
Je fus avant tout contrarié par une faiblesse persistante de la vue, qui pendant des années limita au minimum le travail que je pus faire à la plume et qui, même aujourd'hui, ne me permet qu'exceptionnellement d'écrire à la lumière artificielle. Puis j'eus à m'occuper d'autres travaux urgents: de rééditions et de traductions d'œuvres antérieures de Marx et de moi, ainsi que de révisions, de préfaces, d'arrangements, qui la plupart ne purent être faits sans études, ni recherches. Je fus absorbé principalement par la publication, en anglais, du premier volume, dont je portais toute la responsabilité et qui me prit beaucoup de temps. Quiconque a suivi quelque peu l'extension colossale de la littérature socialiste internationale pendant ces dix dernières années et notamment les nombre (ises traductions qui ont été faites de publications de Marx et de moi, pensera que je dois m'estimer heureux de ne connaître que quelques langues et d'avoir échappé ainsi à l'obligation de revoir les travaux d'un nombre trop considérable de traducteurs. Le développement de la littérature ne fut
Ir PRÉFACE
d'ailleurs qu'un symptôme de l'extension du mouvement ouvrier international, extension qui vint m'imposer de nouveaux devoirs. Dès les premiers jours de notre activité publique, nous dûmes, Marx et moi, assumer une bonne partie de l'œuvre d'entente entre les mouvements socialistes et ouvriers des différents pays, et cette tâche ne fit que s'accroître à mesure que nos idées gagnèrent du terrain. Bien que Marx ne cessa jusqu'à sa mort d'en prendre la part la plus lourde, le travail qui m'échut alla sans cesse en augmentant. Aujourd'hui les organisations ouvrières * des diverses nations correspondent directement entre elles et malgré que ces communications directes soient de plus en plus fréquentes, mon intervention est encore réclamée plus souvent que je ne le voudrais dans l'intérêt de mes travaux théoriques. Mêlé au mouvement depuis. plus de cinquante ans, j'ai pour devoir de ne pas me soustraire aux services que l'on réclame de moi. De même que le seizième siècle, notre époque mouvementée ne compte, dans le domaine des intérêts publics, des théoriciens purs que du côté de la' réaction, qui au lieu de faire de la vraie théorie ne font que de l'apologie vulgaire.
Cette circonstance que je réside à Londres a pour conséquence que mes communications avec le parti socialiste se poursuivent surtout par lettres en hiver et par visites personnelles en été. Il en résulte que c'est en hiver seulement et spécialement pendant les trois premiers mois de l'année, que je puis m'occuper de travaux ne souffrant aucune interruption, ce qui est devenu de plus en plus une nécessité, à mesure que j'ai été appelé à m'intéresser au mouvement dans un nombre de plus en plus grand de pays et à une presse de plus en plus étendue, Lorsqu'on a septante années derrière soi, on s'aperçoit de la lenteur inévitable avec laquelle les fibres d'association de Meynert fonctionnent dans le cerveau, et l'on ne vient plus à bout des interruptions de travail aussi facilement qu'avant, surtout quand il s'agit d'études théoriques difficiles. Aussi
PRÉFACE IlI
m'est-il arrivé souvent de devoir recommencer l'hiver suivant une grande partie du travail que je n'avais pu achever l'hiver précédent ; ce qui fut notamment le cas
de la cinquième partie, la plus difficile de toutes.
Ainsi qu'on s'en apercevra tout à l'heure, le travail de* rédaction du troisième volume fut très différent de celui du deuxième. Pour ce troisième volume, je ne disposais que d'une ébauche très incomplète. Les commencements de chaque chapitre étaient, il est vrai, achevés généralement avec soin, même au point de vue de la forme ; mais plus loin l'élaboration devenait imparfaite : plus on avançait, plus nombreuses étaient les incursions dans des domaines secondaires, entreprises au cours de l'étude et appelées à être classées ultérieurement ; plus longues et plus compliquées devenaient les phrases, dans lesquelles les idées avaient été coulées à l'état naissant. En maint endroit, l'écriture et le texte décelaient clairement l'apparition, et les progrès d'un mal provoqué par le surmenage, rendant le travail continu de plus en plus difficile et par
périodes complètement impossible. Il devait nécessaire
ment en être ainsi. De 1863 à 1867, Marx avait non seule
nient arrêté le plan des deux derniers volumes du Capital
et achevé entièrement le premier, il avait en outre accompli
le travail gigantesque de la fondation et de l'organisation
de l'Association internationale des Travailleurs. Aussi dès
1864 et 1865 s'étaient manifestés les premiers symptômes
de la maladie, qui devait 1 > 'empêcher de mettre la dernière
main aux deuxième et troisième volumes.
Je commençai par la transcription du manuscrit, dont bien des passages étaient presqu'indéchiffrables Pour moi-même. Après cette besogne, qui prit assez de temps, entrepris la rédaction proprement dite. J'ai limité ce travail au strict nécessaire, conservant l'œuvre dans toute son originalité partout où la clarté n'en souffre pas, respectant les redites là où, comme cela arrive souvent chez Marx, elles marquent un autre aspect des choses ou les expriment d'une autre manière. J'ai mis entre crochets et
IV PREFACE
signé de mes initiales les passages dont j'ai été obligé de modifier et de compléter le fond ainsi que ceux pour lesquels j'ai dû retravailler, en y laissant la pensée de j'auteur, les matériaux que j'avais à ma disposition. Si en certains endroits les crochets ont été oubliés, je n'ai jamais négligé de parapher les passages dont je suis responsable.
Ainsi que cela arrive dans tout avant-projet, le manuscrit indiquait, par une simple mention, des points qui devaient être développés plus tard et pour lesquels cette promesse n'a pas été tenue ; j'ai conservé ces indications, parce qu'elles expriment les intentions de l'auteur au sujet de certains développements qui devaient compléter. son ceuvre.
En ce qui concerne la première partie, le manuscrit principal ne fut utilisable qu'avec de fortes restrictions. Cette partie commen~ait par les calculs relatifs aux rapports entre le taux de la plus-value et le taux du profit, dont j'ai fait le chapitre III, alors que la matière que j'ai utilisée pour le chapitre I était traitée plus loin et accessoirement. J'eus heureusement à ma disposition deux essais de remaniement de cette partie, de huit pages chacun, qui me permirent de l'arranger. Le chapitre Il est transcrit directement du manuscrit principal. Pour le chapitre III, je disposais d'une série complète de calculs inachevés et d'un cahier daté de 1.870, faisa~t l'exposé des rapports entre le taux de la plus-value et le taux du profit. Mon ami Samuel Moore, qui a fait également la plus grande partie de la traduction anglaise du premier volume, se chargea de l'arrangement de ce cahier, ce qui lui fut facile comme ancien mathématicien de Cambridge. Le résumé qu'il me remit me permit, avec l'aide du manuscrit principal, de rédiger le chapitre 111. Du chapitre IV, je n'avais trouvé que le titre : l'influence de la rotation sur le taux du profit. Comme cette question.est de la plus haute importance, je faî7traitée moi-même et c'est pour cette raison qu'elle figure entre crochets dans le texte. L'étude
PRÉFACE V
que je fis me permit de reconnaltre que, pour être vraie dans tous les cas, la formule du taux du profit donnée au c4apitre 111 devait subir une modification. A partir du chapitre V, le reste de la première partie a été emprunt éentièrenient, sauf les modifications et les additions indispensables, au manuscrit principal.
Pour les trois parties suivantes, je pus m'en tenir entièrement, excepté pour la rédaction, au travail original; je dus cependant, surtout aux passages relatifs à l'influence de la rotation, les mettre en concordance avec le chapitre IV que j'avais ajouté. J'ai eu soin de mettre entre crochets et de signer de mes initiales les passages que j'ai modifiés.
La difficulté principale se dressa à la cinquième partie, qui est la plus complexe de tout l'ouvrage et pendant l'élaboration de laquelle Marx subit un de ces cruels assauts de la maladie dont j'ai parlé plus haut. Je ne disposais ni d'un projet achevé, ni d'un canevas dont je n'aurais eu qu'à remplir les vides; à peine une ébauche, constituée en plus d'un endroit par un amas désordonné de notices, de remarques, d'extraits. J'essayai, procédant comme je l'avais fait pour la première partie, de combler les lacunes et de rédiger les passages simplement indiqués, de manière à donner au moins approximativement ce que l'auteur avait voulu écrire. Je fis cet essai à trois reprises et échouai chaque fois, perdant un temps considérable et augmentant le retard de la publication du livre. Je reconnus enfin que j'avais fait fausse route. J'aurais dû revoir toute la littérature si volumineuse traitant de cette partie, ce qui aurait abouti à un exposé qui, malgré tout, n'aurait pas été de Marx. Je me résignai à m'en tirer avec les documents que je possédais et que j'ai classés de mon mieux, en les complétant où cela était indispensable. Au printemps 1893, cette partie fut enfin achevée dans ses grandes lignes.
J'avais trouvé, terminés dans leurs parties essentielles, les chapitres XXI à XXIV de la cinquième partie et je complétai les chapitres XXV et XXVI au moyen de matériaux pris à d'autres endroits. Je pus donner les chapitres
Vil PRÉFACE
XXVII et XXIX d'après le manuscrit, mai s j'eus à modifier l'arrangement du chapitre XXVIII. La difficulté coinmenca réellement au chapitre XXX, à partir duquel il ne s~agit plus seulement de suppléer à des passages manquants, mais de rétablir la suite des idées, déviées à chaque instant par des digressions et des dissertations. Le chapitre XXXI, qui présentait plus de suite, était suivi d'une partie très longue du manuscrit, portant comme titre " La Confusion " et reproduisant simplement des extraits des rapports parlementaires sur les crises de 1848 et 1857, dans lesquels étaient réunis et commentés avec humour les avis de vingt-trois économistes et hommes d'affaires sur l'argent et le capital, le drainage de l'or, la surspéculation, etc. Dans cette partie-, Marx s'était proposé, en reproduisant tantôt des questions, tantôt des réponses, de passer en revue sous forme satyrique toutes les idées ayant cours sur les rapports entre l'argent et le capital et de mettre en relief la " confusion " qui règne sur te rôle de l'argent et du capital sur le marché financier. Après de nombreuses tentatives, j'ai dû reconnaitre que la reconstitution de ce chapitre était impossible et je me suis borné à tirer parti des matériaux, surtout de ceux commentés par Marx, là où l'occasion s'en est offerte.
Venaient ensuite, assez bien arrangé, ce qui m'a servi à faire le chapitre XXXII, puis une nouvelle série d'extraits des rapports parlementaires, rel~tifs à toutes les questions traitées dans la partie, accompagnes de remarques plus ou moins longues de l'auteur. Vers la fin, les extraits et les commentaires concernant le mouvement des métaux précieux et les cours du change se multipliaient pour se terminer par des renseignements complémentaires de toute nature. Par contre, le chapitre XXXVI était entièrement achevé.
De tous ces matériaux, à partir de la partie consacrée à la " confusion" et sauf ce que j'ai utilisé ailleurs, j'ai composé les chapitres XXXIII à XXXV, ce que je ne suis parvenu à faire qu'en intercalant fréquemment des pas
PRÉFACE VI
sages de mon crû, nécessaires pour établir l'enchaînement des idées. J'ai eu soin de signer ces passages, partout où mon intervention n'a pas porté exclusivement sur la forme. Je suis parvenu ainsi à incorporer au texte tout ce que l'auteur avait écrit sur les questions qu'il se proposait d'examiner et n'ai dû rejeter que le~ quelques passages qui répétaient ce dont je m'étais déjà servi ou se rapportaient à des oints que le manusérit ne développait pas.
La partie relative à la rente foncière était bien mieux travaillée sans être convenablement arrangée cependant, ainsi que le montre la partie du chapitre XLIII (la dernière partie du manuscrit sur la rente) dans laquelle Marx juge nécessaire de retracer 'rapidement le plan de toute la section. Cette récapitulation fut d'autant plus utile pour le travail que j'avais à faire, que le manuscrit commen~ait par le chapitre XXXVII, auquel faisaient suite les chapitres XLV à XLVII, puis les chapitres XXXVIII à XLIV. Ce furent les tableaux sur la deuxième forme de la rente différentielle, qui me donnèrent le plus de tablature, ainsi que la constatation que dans le chapitre XLIII l'auteur avait négligé d'examiner le troisième cas de ce genre de rente, qu'il aurait dû y étudier.
Vers 1870, Marx avait recommencé, en vue de cette partie, des recherches toutes spéciales sur la rente foncière. Pendant de longues années il avait étudié, d'après les textes originaux, les relevés statistiques dressés en Russie après la " Réforme " de 1861 ainsi que les publications sur la propriété foncière que des amis russes avaient mis à profusion à sa disposition ; il se proposait d'en tirer parti pour remanier son travail. Par la grande variété des formes qui revêtent la propriété foncière et l'exploitation des produits agricoles, la Russie aurait dû jouer, dans son étude sur la rente foncière, le rôle que l'Angleterre occupe, d'ans le premier volume, au point de vue des salaires industriels. Il ne lui fut pas permis de donner suite à ce projet.
Enfin la septième partie était entièrement écrite, mais pas
vili PRÉFACE
d'une manière définitive, avec des phrases interminables quidevaient être remaniées avant de passer à l'impression. Le dernier chapitre, dont il n'existe que le commencement, devait établir que l'aboutissement de la période capitaliste est l'existence, avec leurs luttes inévitables, des trois grandes classes des propriétaires, capitalistes et salariés, correspondant au trois grandes formes du revenu, la rente, le profit et le salaire. Marx s'était proposé d'écrire ces considérations d'ensemble au moment où le manuscrit allait être envoyé à l'imprimeur, afin d'utiliser les publications historiques les plus récentes, pour illustrer avec plus d'actualité les développements théoriques.
Le lecteur remarquera que, de même que dans le deuxième volume, les citations et les documents à l'appui sont moins abondants dans le troisième que dans le premier. Les renvois à ce dernier se rapportent aux deuxième et troisième éditions ; les extraits des économistes étaient simplement indiqués dans le manuscrit par les noms de ceux-ci et ne devaient être copiés que lorsque le travail aurait été achevé. J'ai maintenu naturellement les choses en cet état. Il n'a été fait usage, mais largement, que des quatre rapports parlementaires suivants :
1° Reports froîn Committees (Chambre des Communes), Vol. VIII, Commercial Distress, Vol. 11, Part. 1, 1847-48. Minutes of Evidence (Document cité sous le titre : Com. mercial Distress, 1847-48).
2° Secret Committee of the House of Lords on Commercial Distress 1847. Report prinied 1848. Evidence printed 1857. (L' " évidence printed " avait été considéré comme trop compromettant pour 1848). Ce document est désigné dans le texte par C. D. 1848-57.
3° Report : Bank Acis 1857 et Report : Bank Acis 1858. Ces deux documents sont les rapports de la Commission de la Chambre des Communes sur le fonctionnement des Bank Acis de 1844 et de 1845, accompagnés des dépositions recueillies aux enquêtes. Ils sont désignés par : C. B. (parfois C. A.) 1857 ou 1858.
PRÉFACE lx
J'entreprendrai, quand je le pourrai, la publication du quatrième volume, consacré à l'histoire de la théorie de la plus-value.
Dans la préface du deuxième volume du Capital, je me trouvai en présence de Messieurs qui, à cette époque, faisaient beaucoup de tapage parce qu'ils "avaient découvert en Rodbertus l'initiateur secret et le précurseur méconnu de Marx". Je leur offris l'occasion d'établir " ce dont l'économie de Rodbertus est capable " et je les provoquai à démontrer " comment un taux de profit moyen uniforme doit se réaliser, non seulement sans que la loi de la valeur soit enfreinte, mais en vertu de celle-ci ". Ces Messieurs, qui pour des raisons subjectives ou objectives et en tout cas nullement scientifiques posaient alors le bon Rodbertus en étoile économique de toute première grandeur, sont restés ni nets sur toute la ligne ; mais d'autres se sont donnés la peine de s'occuper de la question.
Celle-ci fut reprise par le professeur W. Lexis, dans une critique du deuxième volume du Capital, qu'il publia dans les Jahrbücher de Conrad, -XI, 5, 1885, p. 452-65, et dans laquelle il dit : " La solution de la contradiction (entre la loi de la valeur de Ricardo-Marx et l'uniformité du taux du profit moyen) est impossible lorsque l'on considère une à une les différentes lespèces de marchandises, en admettant l'égalité de leur valeur et de leur valeur d'usage, et l'égalité ou la proportionnalité de leur valeur d'usage à leur prix ". La question ne peut être résolue que "pour autant que l'on admette que la valeur de chaque espèce de marchandise est mesurée par le travail ; que l'on considère la production dans son ensemble et que l'on envisage la distribution au point de vue des classes entières des capitalis
tes et des ouvriers La classe ouvrière ne reçoit qu'une
certaine partie du produit total l'autre partie, consti
tuant la part des capitalistes, représente. d'après la théorie
X PRÉFACE
de Marx, le surproduit et par conséquent.... la plus-value. Les membres de la classe des capitalistes se partagent cette plus-value, non d'après le nombre d'ouvriers qu'ils occupetit, mais d'après l'importance du capital y compris le sol et le sous-sol qu ils ont engagé. " Les valeurs idéales de Marx, déterminées par les unités de travail incorporées aux marchandises, ne correspondent pas aux prix, mais " peuvent être considérées comme le point de départ d'une tendance qui conduit aux prix réels ; ceux-ci ont pour base le désir qui pousse les capitaux d'égale grandeur à vouloir des bénéfices d'égale importance ". C'est ainsi qu'il se fait que certains capitalistes vendent des marchandises à des prix plus élevés, d'autres à des prix plus bas que la valeur idéale. " Comme ces excédents et ces déchets de plusvalue se compensent pour l'ensemble de la classe des capitalistes, la grandeur totale de la plus-value est la mêtn e que si tous les prix étaient proportionnels aux valeurs idéales des marchandises ".
Ainsi qu'on le voit, la question, si elle n'est pas résolue à fond, est exactement bien que pas assez nettement posée. C'est plus que ce que nous étions en droit d'attendre d'un écrivain, qui avec une certaine crânerie se range parmi les " économistes vulgaires ), ; c'esê même étonnant si l'on cousidère les élucubrations d'autres économistes vulgaires dont nous aurons à nous occuper plus loin. L'Economie vulgaire de notre critique ne s'écarte cependant pas du genre. Il dit que le bénéfice du capitalpeut sans contredit être expliqué comme le fait Marx, mais que rien n'impose cett ' e explication, la suivante, qui est celle de l'Economie vulgaire, étant même plus plausible : " Le vendeur capitaliste, le producteur de matières premières, le fabricant, le négociant de gros, le commerçant de détail réalisent des bénéfices, parce que chacun vend plus cher qu'il n'achète et majore, dans une certaine mesure, le prix de revient de sa marchandise. L'ouvrier n'est pas en état de s'octroyer pareil supplément de valeur ; sa situation d'infériorité par rapport aux capitalistes le met en demeure de céder son
PRÉFACE xi
travail au prix qu'il lui coûte, c'est-à-dire au prix de ses moyens d'existence indispensables.... et c'est ainsi que les majorations de valeur conservent toute leur importance contre les ouvriers acheteurs et provoquent la transmission à la classe capitaliste d'une partie de la valeur du produit total. "
Il ne faut pas s'astreindre à une grande tension d'esprit, pourvoir que cette explication du profit du capital "d'après la théorie de l'Économie vulgaire " aboutit pratiquement au même résultat que la théorie marxiste de la plus-value. Les ouvriers, dans la conception de Lexis, se trouvent dans la même " situation défavorable " que ceux de Marx et comme ceux-ci ils sont des spoliés, puisqu'ils sont les seuls à ne pas pouvoir vendre au-dessus du prix. Sur cette théorie il * est possible d'édifier un socialisme vulgaire aussi plausible que celui qui a été fondé en Angleterre, en prenant pour base la théorie de Jevons et de Menger sur la valeur d'usage et l'utilité-limite. J'entrevois même que le jour où il connaitra cette théorie du profit, M. George Bernard Shaw s'y accrochera des deux mains et, donnant congé à Jevons et à Karl Menger, fondera sur ce rocher la reconstruction de l'église fabienne de l'avenir.
En réalité la théorie de Lexis n'est qu'un pastiche de celle de Marx. D'où sont donc extraits lous ces suppléments ajoutés aux prix ? Du " produit total " de l'ouvrier. Et comment? Parce que la " marcha ndise-travail " ou, comme dit Marx, la force de travail doit être vendue au-dessous de sa valeur. En edet, si les marchandises ont comme propriété commune d'être vendues plus cher que leur coût de production et si, faisant seul exception à cette règle, le travail est toujours vendu à son coût de production, il faut bien que la vente du travail se fasse constamment au-dessous de ce qui est le prix dans le monde de l'Economie politique vulgaire. Le surprofit qui échoit à la classe des capitalistes ne provient donc et ne peut provenir que de l'ouvrier qui, après avoir produit ce qui équivaut au prix de son tra
XII . PRÉFACE
vail , doit fournir un produit supplémentaire qui ne lui est pas payé, un surproduit, de la plus-value.
Lexis est un homme extraordinaire ment prudent dans le choix de ses expressions. Nulle part il n'exprime en toutes lettres ce que je viens de dire ; cependant si mon explication est la sienne, il est évident que nous n'avons pas affaire à un de ces économistes vulgaires qui, comme il le dit lui-même, sont considérés par Marx " comme étant tout au plus des imbéciles saris rémission ", mais à un marxiste travesti en économiste vulgaire. Ce travestissement est-il conscient ou inconscient, c'est une question de psychologie qui ne nous intéresse pas ici ; celui qui se proposerait de l'approfondir devrait rechercher en même temps comment il a été possible qu'à certaine époque un homme intelligent comme Lexis aitpu défendre une absurdité comme le bimétallisme.
Le premier qui a essayé réellement de répondre à la question est le Dr. Conrad Schmidt, dans son volume Die
1 Durchschnittsprofitrate auf Grundlage des Marx'schen Werthyeseizes (Stuttgart, Dietz, 1889), où il s'est efforcé de mettre d'accord les détails de la formation des prix du marché tant avec la loi de la valeur qu'avec le taux du profit moyen. Le capitaliste industriel trouve dans le produit le capital qu'il a avancé èour celui-ci et un surproduit. Pour obtenir ce dernier, il doit engager son capital dans une production, c'est-à-dire mettre en œuvre une quantité déterminée de travail matérialisé. A ses yeux, le capital qu'il engage est donc la quantité de travail matérialisé qui est socialement nécessaire pour lui procurer le surproduit, et ce qui est vrai pour lui, est vrai pour tous les autres capitalistes. Or, en vertu de la loi de la valeur, les produits s'échangent en proportion du travail qui a été socialement nécessaire pour les produire ; il en résulte, étant donné
que pour le capitaliste le travail nécessaire pour son sur
produit n'est aussi que le travail passé tranforiné en capital,
que les surproduits s'échangent en proportion des capitaux
nécessaires pour les produire et non en proportion du tra
PRÉFACE XIII
vail qui y est réellemenl incorporé. La part assignée à chaque unité de capital est donc égale au quotient de la somme de toutes les plus-values divisée par la somme de tous les capitaux qui les ont engendrées. D'où il résulte que des capitaux égaux donnent dans des temps égaux des proflts égaux, ce qui doit être, parce que le produit est vendu à un prix qui est égal à la somme de son coût de production et du coût de production du surproduit (le profit moyen), calculé d'après les bases qui viennent d'être indiquées. Le taux -du profit moyen se forme malgré qu~e, ainsi que ,le pense Schmidt, les prix moyens des marchandises se déterminent d'après la loi de la valeur.
Le raisonnement est très ingénieux et conforme à la dialectique de Hegel ; mais comme la plupart des raisonnements hégéliens, il n'est pas exact. Il n'y a aucune différence entre le surproduit et le produit payé : si la loi de la valeur s'applique directement aux prix moyens, le surproduit et le produit payés doivent l'un et l'autre être vendus en raison du travail socialement nécessaire, exigé et dépensé pour lèur production. La loi de la valeur proteste contre l'idée empruntée à la conception capitaliste, d'après laquelle le travail passé, dont l'accumulation constitùe le capital, ne serait pas seulement une- quantité déterminée de valeur achevée, mais également, comme facteur de la production et du profit, un générateur de valeur, pouvant produire plus de valeur qu'il n'en représente lui-même ; il est incontestable que cette propriété appartient exclusivement au travail vivant. On sait que les capitalistes s'attendent à des profits directement proportionnels à l'importance de leurs capitaux et qu'ils considèrent leurs avances comme une sorte 'de prix de revient de leur profit ; mais lorsque Schmidt fait usage de cette conception pour mettre en concordance, avec la loi de la valeur, les prix calculés d'après le taux du profit moyen, il supprime la loi même de la valeur, puisqu'il y incorpore, comme facteur déterminant, une proposition qui y contredit formellement.
Ou bien le travail accumulé est créateur de valeur au
Xiv PRÉFACE
même titre que le travail vivant, et alors la loi de la valeur est fausse ; ou bien il ne l'est pas, et alors la démonstration de Schmidt est incompatible avec la loi.
Si Schmidt a été dévoyé au moment où il touchait,Ù la
solution, parce qu'il a cru qu'il devait trouver une formule
mathématique établissant, pour- chaque marchandise, la
concordance du prix moyen avec la loi de la valeur, le
reste de sa brochure démontre qu'il a su, avec une pénétra
tion remarquable, approfondir les conclusions des deux
premiers volumes du Capital. L'honneur lui revient d'avoir
trouvé de lui-même l'explication de la tendance à la baisse
du taux du profit, explication qui n'avait pas été formulée
avant lui et que Marx donne dans la troisième partie de ce
volume ; de même il a énoncé une série de-remarques sur
l'intérêt et la rente foncière, anticipant sur des points exa ' -
minés dans les quatrième et cinquième parties de cet
ouvrage.
Plus tard, dans une étude publiée dans la Neue Zeit (NO, 4 et 5 de 1892-93), Schmidt a essayé de résoudre la question d'une autre manière, en développant qjue c'est la concurrence qui détermine le taux moyen du profit, parce qu'elle provoque l'émigration du capital des branches de production à profit inférieur vers celles à profit supérieur. Que la concurrence soit la grande niveleuse du profit, tout le monde est d'accord sur ce point ; mais Schmidt a voulu prouver, en outre, que l'opération qui égalise les profits est identique à celle qui ramène les prix de vente des marchandises produites en excès à la valeur que la société peut payer d'après la loi de la valeur. Les développements de Marx dans ce troisième volume démontrent que~ cette tentative devait être vaine.
Après Schmidt, ce fut P. Fireman 4ui s'attaqua au problème (Jahrbûcherde Conrad, Dritte Folge,III, p. 793).Je ne m'occuperai pas des remarques qu'il fait sur certains passages de l'exposé de Marx et qui sont inspirées parce malentendu qu'il a cru voir des définitions où il y a uniquement des développements. Il est, en effet, inutile de chercher chez
PRÉFACE xv
Marx des définitions définitives, vraies une fois pour toutes; il va de soi que lorsque les choses et leurs rapports réciproques sont considérés comme variables et nullement immuables, leurs images, les conceptions, sont également sujettes à variation et à, transformation, et que loin de pouvoir les enfermer dans d" définitions figées, on doit les développer d'après leur formation historique ou logique. Il est dès lors clair que Marx, qui an commencement du premier volume, suivant l'ordre historique, est parti de la production de la marchandise pour aboutir au capital, devait choisir également ~ci comme point de départ la simple marchandise et noq la forme abstraite et historiquement secondaire de la marchandise déjà transformée par le capitalisme ; ce que Fireman ne peut comprendre d'aucune manière. Nous laisserons de côté ces aspects secondaires et d'autres, bien qu'ils puissent donner lieu à des considérations de diverses nature, et nous abordons immédiatement le nœud (le la question
Alors que la théorie enseigne que, le taux de la plus-value étant donné, celle-ci est proportionnelle à la force de travail mise en oeuvre, l'expérience montre que, pour un taux déterminé du profit moyen, le profit est proportionnel au capital total engagé. Fireman explique ces faits en invoquant que le profit West qu'un phénomène conventionnel, inhérent, comme il dit, à une formation sociale déterminée, naissant et disparaissant avec elle. A ses yeux, l'existence du profit se lie intimement à celle du capital, qui, s'il est assez puissant pour se faire octroyer un profit, se voit obligé par la concurrence â vouloir des taux de profit égaux pour tous les autres capitaux. Sans taux de profit égaux, la production capitaliste serait impossible et du moment que la production a pris cette forme, le profit de -chaque capitaliste dépend exclusivement, pour un taux de profit donné, de la grandeur de son capital. D'autre part, le profit est constitué par de la plus-value, du travail non payé. Comment la plus-value, qui est proportionnelle à l'exploitation du travail, se transforme-t-elle en profit,
xvi PRÉFACE
qui est proportionnel au capital nécessaire pour exploiter le travail ? " Uniquement parce que dans toutes les bran
ches de production où le rapport entre le capital
constant et le capital variable atteint le maximum, les mar
chandises sont vendues au-dessus de leur valeur, que dans
celles où le rapport c descend au minimum, les marchan
dises sont vendues au-dessous de leur valeur et que dans celles où le capital constant et le capital variable sont dans un rapport détermine, les marchandises sont échangées à
leur véritable valeur Les écarts entre les prix et la
valeur sont-ils en contradiction avec le principe d~ la
valeur ? D'aucune manière, car les prix supérieurs a la
valeur s'éloignent de celle-ci dans la même mesure que
ce ux qui y sont inférieurs, de sorte qu'en dernière analyse
la somme des prix est égale à la somme des valeurs ". Ces
écarts sont des " troubles " ; " or, dans les sciences exac
tes, un trouble calculable n'infirme pas la loi ".
Que Fon compare à cette explication les passages du chapitre IX traitant de la question et l'on verra que Fireman a mis réellement le doigt sur le point décisif. Mais que de développements il fallait encore pour donner la solution évidente du problème 1, L'indifférence nullement méritée qui accueillit son article si remarquable, le démontre clairement. C'est que si le problème était tentant pour la plupart, tous redoutaient de s'y brûler les doigts ; c'est ce qui résulte non seulement de la forme inachevée sous laquelle Fireman a abandonné sa découverte mais de l'imperfection indéniable tant de sa conception de l'exposé de Marx que de sa critique générale basée sur cette conception.
Lorsqu'il se présente une question difficile, M. le professeur Julius Wolf de Zurich ne manque jamais l'occasion de s'y discréditer. Le problème est entièrement résolu, nous raconte-il(Jahrbücher de Conrad, Neue Folge, Il p. 352 et suiv.), par la plus-value relative, dont la production repose sur l'accroissement du capital constant par rapport au capital variable. " Une augmentation du capital cons
PRÉFAC]à xvii
tant suppose une augmentation de la force productive des ouvriers et comme cette augmentation de la force productive, entraIne un accroissement de la plus-value, le rapport se trouve rétabli entre la plus-value accrue et le capital constant augmenté. Un accroissement du capital constant correspond à un accroissement de la force productive du travail. Le capital variable restant le même pendant que le capital constant augmente, la plus-value doit augmenter, comme le dit Marx. Telle est la question qui nous était posée ".
Constatons qu'en plus de cent passages du premier volume, Marx dit absolument le contraire ; qu'affirmer que selon Marx la plus-value relative augmente proportionnellement au capital constant lorsque le capital variable diminue est d'une audace qu'il est impossible de qualifier d'une expression parlementaire ; que chaque ligne démontre que M. Julius Wolf n'a pas la moindre notion, ni absolue, ni relative de ce qu'est la plus-value, ou absolue, ou relative ; qu'enfin M. Julius Wolf dit lui-même : " au premier abord, on a l'impression de se trouver ici au milieu d'un tissu d'absurdités", ce qui, soit dit en passant, est le seul mot juste de son article. Mais qu'est-ce que cela fait ? M. Julius Wolf est tellement fier de sa découverte géniale qu'il ne peut pas s'empêcher de rendre un hommage posthume à Marx et, lui attribuant sa sotte élucubration, de considérer celle-ci " comme une nouvelle preuve de la subtilité et de la profondeur de sa critique de l'Economie capitaliste " 1
Mais il y a plus. M. Wolf ajoute : " Ricardo a également énoncé : à capital égal, plus-value (profit) égale, de même qu'à, travail égal, plus-value (totale) égale. Ce qui a fait naltre la question : comment concilier ces deux principes ? Marx n'a pas admis la question sous cette forme. Il a démontré à l'évidence (dans le troisième volume) que le second principe n'est pas une conséquence inévitable dÉ la loi de la valeur, qu'il est au contraire en contradiction avec
celle-ci et que pour cette raison il doit être rejeté sans
xviii PRÉFACE
discussion ". Et alors M. Julius Wolf se demande qui de nous, Marx ou moi, s'est trompé, ne pensant pas un instant que c'est lui-même qui erre loin de la vérité.
Je ferais injure à mes lecteurs et je nuirais au comique de la situation, si je consacrais un seul mot à cette critique. Je dirai seulement qu'avec la même audace qui lui permettait de parler déjà, à cette époque, " de ce que Marx a démontré à l'évidence, dans le troisième volume ", il saisit l'occasion pour donner le vol à un cancan de professeur et dire que le travail de Conrad Schmidt " a été inspiré directement par Engels ". Il se peut que dans le monde où M. Julius Wolf s'agite, il soit de règle que celui qui pose publiquement un problème en communique secrètement la solution à ses amis , je crois volontiers Julius
1 . . .
Wolf capable d'un acte pareil. Dans le milieu ou je vis on ne s'abaisse pas à de pareilles misères ; cette préface le montre à l'évidence.
Marx était à peine mort que, sans perdre une minute, M. Achille Loria lui consacra, dans la Nuqva Antoloyia (avril 1883), un article traçant sa biographie d'après des documents inexacts et faisant la critique de son activité publique, politique et littéraire. La conception matérialiste de l'histoire y était faussée et déformée avec un aplomb qui trahissait clairement une préoccupation qui ne tarda pas à éclater au grand jour. En effet, en 1886, M. Loria publia La teoî,ia economica della costituzione politica, un volume dans lequel il revendiqua devant le monde étonné la paternité de la théorie marxiste de l'histoire, mais arrangée comme il l'avait fait intentionnellement dans son article de 1883, abaissée à un niveau béotien, agrémentée de citations et d'exemples historiques fourmillant d'erreurs, que l'on ne passerait pas à, un élève de quatrième. Et tout cela pour aboutir à quoi? A signaler que c'est lui, M. Loria, qui a découvert en 1886, et non pas Marx en 1845, que partout et toujours les situations et les événements politiques trouvent leur explication dans des circonstances économiques correspondantes. C'est du moins
PRÉFACE xix
ce que M. Loria est parvenu à faire accroire à ses eompatriotes et aussi à quelques Français qui ont lu la traduction de son livre, et ce qui lui permet de parader en Italie comme auteur d'une nouvelle théorie de l'histoire, en attendant que les socialistes de son pays trouvent le temps de lui arracher les plumes de paon dont il s'est paré.
Mais ce n'est là qu'un petit exemple de la manière de M. Loria. Il nous affirme que toutes les théories de Marx reposent sur un sophisme dont leur auteur a conscience (un consaputo sofisma) et que Marx ne reculait pas devant les paralogismes, même quand il les savait tels (sapendoli tali). Et lorsque par une série de ces ficelles grossières il a préparé ses lecteurs à considérer Marx comme un ambitieux à la Loria, mettant ses petits effets en scène avec les mêmes petits moyens et le même humbuy malpropre que lui, il peut lui confier un secret important et il le ramène au taux du profit.
M. Loria dit : D'après Marx, dans une affaire industrielle capitaliste, la plus-value (que M. Loria identifie avec le profit) dépend du capital variable qui y est engagé, le capital constant ne produisant pas de profit. Cependant il n 1 en est pas ainsi en réalité, car, en pratique, le profit est proportionnel, non au capital variable, mais au capital total. Marx le voit lui-même (Vol,,. 1, chap. XI) et,accorde qu'en apparence les faits contredisent sa théorie. Comment résoud-il ce désaccord? En renvoyant ses lecteurs à un volume suivant, n*ayant pas encore paru. Et comme antérieurement déjà, Loria avait dit à, ses lecteurs qu'il ne croyait pas que Marx eût pensé un instant à écrire ce livre, il s'écrie cette fois triomphalement : " Je n'avais donc pas admis à tort que ce second volume dont Marx menaçait sans cesse ses adversaires, sans jamais le publier, était simplement un expédient ingénieux, inventé à défaut d'arguments scientifiques (un in~qeqnoso spediente ideato dal Marx a sostituzione degli aryoïnenti scienfifici>. Et si maintenant il se trouve encore quelqu'un qui n'est pas convaincu que Marx est un charlatan de la science aussi fort
xx PRÉFACE
1 que l'illustre Loria, il faut réellement désespérer de l'humanité.
Nous savions donc que d'après M. Loria la théorie marxiste de la plus-value est absolument inconciliable avec le fait d'un taux de profit général et uniforme. Parut le second volume et avec lui la question que je posai publiquement sur le même point. Si M. Loria avait été comme vous ou moi un allemand timide, il aurait été quelque peu gêné. Mais il est un méridional débordant, originaire d'un pays chaud, où comme il le croit sans doute l'effronterie est jusqu'à un certain point une condition naturelle. La question du taux du profit est posée publiquement ; publiquement il a déclaré qu'elle est insoluble ; à cause de cette déclaration il se surpassera et publiquement il donnera la solution.
Ce miracle s'accomplit dans les Jahrbücher de Conrad (Vol. XX, p. 272 et suiv.), dans un article consacré au livre de Conrad Schmidt. M. Lorâ ayant appris dans cet écrit comment le profit commercial prend naissance, aussitôt toutes les ténèbres qui obscurcissaient son cerveau se sont dissipées : " Puisque la détermination de la valeur par le temps de travail avantage les capitalistes qui dépensent en salaires une plus grande partie de leur capital, le capital improductif (commercial) de ces capitalistes avantagés peut exiger un intérêt (profit) plus élevé et assurer l'égalité entre les capitalistes industriels considérés individuelle
ment Si, par exemple, les capitalistes industriels
A, B, C produisent chacun au moyen de 100 journées
de travail et respectivement au moyen de 0, 100, 200 de
capital constant, et que ces 100 journées de travail repré
sentent 50 journées de plus-value, le taux du profit sera de
100 0/0 pour A, de 33,3 0/0 pour B et de 20 0/. pour C. Si
maintenant un quatrième capitaliste D accumule un capital
improductif de 300, qui prélève sur A un intérêt " (pro
fit) " équivalent à 40 journées de travail et sur B un inté
rêt équivalent à 20 journées de travail, les taux des profits
des capitalistes A et B descendront au ni ême niveau (20 0/0)
PRÉFACE Xxi
que celui du capitaliste C, et D, avec son capital de 300, réalisera un profit de 60, c'est-à-dire un taux de profit de 20 0/,, comme les autres -A.
En un, tour de main et avec une adresse étonnante, l'illustre Loria résoud cette fois la question qu'il avait déclarée insoluble dix ans auparavant. Il est vrai qu'il ne nous confie pas le secret qui,,Aonne au " capital improductif " la puissance,, non seulement de soutirer aux industriels le surprofit dépassant le taux moyen du profit, mais encore de garder devers lui ce surprofit, absolument comme le propriétaire foncier lorsqu'il empoche l'excédent de profit de ses fermiers. En effet, d'après cette théorie, les commerçants doivent prélever sur les industriels un tribut analogue à la rente foncière, établissant le taux du profit moyen. Tout le monde sait que le capital commercial est un facteur très important de la formation du taux général du pro.fit ; mais il faut réellement un aventurier de la littérature, un homme qui intérieurement se moque de l'Economie politique, pour attribuer à ce capital le pouvoir magique d'attirer à lui, avant même qu'elle soit constituée, toute la plus-value en excès sur le taux général du profit et d'en faire une rente foncière, prenant naissance sans qu'il y ait une propriété foncière. Non moins étonnante est la pensée que le capital commercial est capable de découvrir les industriels chez qui la plus-value équivaut simplement au taux du profit moyen et de se faire un devoir d'adoucir quelque peu le sort de ces malheureuses victimes de la loi marxiste de la valeur, en leur vendant gratuitement, même sans provision, leurs produits.
Notre illustre Loria. ne brille cependant de toute sa gloire que lorsqu'il est en parallèle avec ses concurrents du Nord, par exemple avec M. Julius Wolf, qui cependant n'est pas né d'hier. Quel pauvre roquet, ce dernier, même avec son gros volume : Sozialismus und kapilatislische Gesellschaftsordnzinq, à côté de l'Italien 1 Combien il est gauche, je dirais presque combien il est humble, devant la noble audace avec laquelle le Maestro affirme
Xxil PRÉFACE
que Marx, ni plus ni moins que tout le monde, était un sophiste, un paralogiste, un gascon 'et nu saltimbanque de même envergure que lui, M. Loria, promettant au publie, lorsqu'il se trouvait acculé, de terminer l'exposé de sa théorie dans un prochain volume, que d'avance il savait ne pouvoir, ni vouloir produire. Avec cela effronté au delà de toute limite, visqueux comme une anguille pour se faufiler à travers les situations impossibles, recevant des coups de pied avec un dédain héroique, s'appropriant sans vergogne les productions d'autrui, avide de réclame autant qu'un charlatan, organisant la célébrité à coups de fanfares des camarades. Qui est plus vil que lui !
L'Italie est le pays du classicisme. Depuis la grande époque où elle a vu poindre chez elle l'aurore du monde civilisé, elle a produit de grands caractères, classiquement complets, depuis Dante j lisque Garibaldi. Mais la période de la décadence et de la domination étrangère lui légua aussi des caricatures classiques de caractères, parmi lesquelles deux types remarquablement burinés : Sganarelle et Dulcamare. Notre illustre Loria réunit en lui l'unité classique des deux.
Pour finir je dois conduire le lecteur outre-mer. Le docteur en médecine Georges C. Stiebeling de New-York a trouvé également une solution du problème, et une solution extraordinaire ment simple. Tellement simple que nulle part il s'est trouvé quelqu'un pour l'admettre, ce ~ qui le mit très en colère et l'amena à se plaindre amèrement de cette injustice en une série de brochures et d'articles de journaux qu'il répandit à profusion des àeux côtés de l'océan. On avait beau lui dire, dans la Neue Zeil, que sa solution repose sur une erreur de calcul ; sa sérénité n'en était pas troublée : Marx aussi a fait des erreurs de calculs et a néanmoins raison sur un grand nombre de points. Examinons donc la solution de Stiebeliiig :
" Je suppose deux fabriques travaillant avec des capitaux égaux, pendant des durées égales, mais utilisant des capitaux constants et variables dans des proportions différentes.
PRÉFACE . xxiii
J'égale à y le capital total (c -1- v) et désigne par x la diffé
rence entre les deux capitaux constants et les deux capitaux variables. Par conséquent, dans la fabrique 1, y ~ C -+- V, tandis que dans la fabrique 11, y =~ (c - x) -f- (v --i- x) ; le taux de la plus-value est de m dans la première et de ----m dans la seconde. Je désigne sous le nom de pro
V+X
fit (p) la quantité totale de plus-value qui vient s'ajouter au capitaly=z c -1- v, dans un temps déterminé; donc p~m.
Le taux du profit est par conséquent E ou M dans la
y c + V
fabrique 1 et P ou M , c'est-à-dire égale
+ (v+
M
ment - , dans la fabrique IL Le.... problème se résoud
C+V
donc de telle sorte, en vertu de la loi de la valeur, qu'avec des capitaux égaux et des temps égaux, mais des quantités différentes de travail vivant, les taux des profits moyens sont égaux bien que les taux des plus-values ne soient pas les mêmes. " (G. C. Stiebeling, Das Werthyesetz und die PrOfitrate, New-York, John Heinrich.)
Quelque beau et quelqu'évident que soit ce calcul, je me vois obligé d'adresser une question à M. le docteur Stiebeling : Comment sait-îl que la plus-value produite dans la fabrique 1 est égale, à un cheveu près, à celle obtenue dans la fabrique .11 ? Il nous dit explicitement de c, v, y, x, par conséquent de tous les autres facteurs du calcul, qu'ils ont des grandeurs égales dans les deux fabriques et il ne nous dit rien de m. De ce qu'il représente par un même caractère algébrique (m) les deux quantités de plus-value en présence, il ne résulte évidemment pas que ces deux quantités s~nt égales, et c'est même cela qui doit être démontré, étant donné que sans autre explication M. Stiebeling identifie le profit p avec la plus-value. Or deux cas seulement sont possibles : ou bien les deux nï ont la même valeur, les deux fabriques produisent la même plus-value et donnent le même profit à des capitaux totaux
xxiv PRÉFACE
égaux, et alors M. Stiebeling a admis comme prémisse ce qu'il se propose de démontrer; ou bien Fune des fabriques produit plus de plus-value que l'autre et tout son calcul est à l'eau.
M. Stiebeling n'a épargné ni la peine, ni la dépense pour édifier des montagnes de chiffres sur cette erreur de calcul et les exhiber au publie. Je puis le tranquilliser en lui donnant l'assurance qu'ils sont à peu près tous d'une égale inexactitude et que là où par exception il n'en est pas ainsi, ils démontrent absolument autre chose que ce que M. Stiebeling en attend. C'est ainsi qu'en faisant la comparaison des census américains de 1870 et de 1880 il établit en fait la baisse du taux du profit, mais déclare que cette baisse n'existe pas, parce qu'il croit que, d'après la théorie de Marx, la pratique doit nous montrer un taux du profit invariable, toujours le même. Or il résulte 'de la troisième partie de ce volume que cette " invariabilité du taux.du profit", dont l'auteur endosse la paternité à Marx, est purement imaginaire et que la tendance à la baisse du taux du profit a des causes diamétralement opposées à celles données par le Dr. Stiebeling. Il est incontestable que M. Stiebeling est de bonne foi; mais qui veut s'occuper de questions scientifiques, doit apprendre avant tout à lire, telles que l'auteur les a écrites, les publications qu'il veut utiliser et ne pas y voir ce qui ne s'y trouve pas.
En résumé, pour la solution de la question que j'avais posée, de nouveau l'Ecole marxiste seule a produit quelque chose. S'ils lisent ce livre, Fireman et Conrad Schmidt auront le droit de se déclarer satisfaits de leur travail.
Londres, le 4 Octobre 1894.
F. ENGELS.
LE
PIMUS D'ENSEMBLE DE LA PRODUCTION CAPITALISTE
PREMIÈRE'l'ARTIE
LA TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE EN PROFIT ET DU TAUX
DE LA PLUS-VALUE EN TAUX DU PROFIT
CHAPITRE PREMIER
PRIX DE REVIENT ET PROFIT
Dans le premier volume nous avons analysé les phëno
mènes que présente le procès de production capitaliste pris
isolément et abstraction faite de toutes les circonstances
secondaires qui lui sont étrangères. Ce procès n'occupe pas
toute Y * existence du capital ; il est complété par le procès
de circulation dont les phénomènes ont été étudiés dans le volume Il. Cette étude, surtout dans la troisième section
qui traite du procès de circulation comme intermédiaire de la reproduction sociale, a démontré que J'ensemble du procès de production capitaliste comprend les phénomènes de production et de circulation. Le troisième volume que nous publions maintenant n'a pas pour objet de développer des réflexions générales sur ce point; il se propose de
2 1,RgMIj~,,RE PARTIE. - TRANSFORMATION Dg LA pLUS-VALUZ'
rechercher Pt de caractériser les formes concrètes qui surgissent du I"ouventeiït du capital considéré dans Son entier. Les formes concrètes, que les capitaux revêtent dans la production et dans la circulation, ne correspondent qu'a des cas spéciaux; celles que nous analyserons dans ce volume se ,,,,,chent graduellement de ce qui se présente dans la société, sous l'influence de la concurrence et par l'action des capitaux les uns su r les autres, ainsi
e 'les aents de la production.
que dans la conscience mêm In ndise
En régime capitaliste, la valeur de toute marcha s'exprime par la formule : M ~= c 4- v -+- pl. Si nous retranchons de cette expression la plus-value. il reste la valeur qui ~ remplace le capital e -i- v dépensé dans la production.
Si, par exemple, la fabrication d'un objet demande un capital de 500 £, soit 20 £ pour l'usure des moyens de travail, 380 £ pour les matières (le production et 100 E pour la force de travail, et si le taux de la plus-value est de100%,la valeurdu produitsera 190,-i-100,-1-100pi=: 600 £. Si nous retranchons de cette somme les 100 E qui représentent la plus-value , il nous reste une valeur de 500
qui remplace simplement le capital dépensé. Cette partie de la valeur de la marchandise, qui équivaut au prix des moyens de production et de la force de travail, exprime ce que la, marchandise coûte au capitaliste et représente le prix de revient. Elle diffère absolument de ce que coûte la production de la marchandise en elle- même. En effet, la
~tn ta~i-saul - a ptie de la valeur de la marchandise ne
plUs-_~ p
coûte rien au capitaliste, pour la bonne raison qu'elle représente du travail non payé à Fouvrier. Mais en régime capitaliste, l'ouvrier, dès qu'il est entré dans le procès de production, constitue un élément du capital productif en foDetion, et comme le capitaliste, propriétaire de ce capital productif, est le véritable producteur de la marchandise, le prix de revient de celle-ci lui apparait nécessairement comme son coût réel. Si nous désignons par K. le prix de revient, la formule M =-c -+- v -~- Pl devient M - K +Pl, c'est
CIIAP. 1. - PRIX DE REVIEMT ET PROFIT 3
à-dire : valeur de la marchandisê ~ prix de revient plus-value.
Cette juxtaposition,, dans l'expression du prix de revient, des différents éléments de la valeur de la marchandise qui remplacent la valeur du capital dépensé, caractérise la production capitaliste. Alors que la marchandise a comme coût réel la dépense de travailqui a éM
pourla produire, son coût capitaliste se mesure d'après la dépense de capital qui a été faite pour. elle. Le prix de revient capitaliste diffère donc quantitativement du prix de revient réel; il est plus p-eÊt que la valeur de la marchandise, car de ce que M ~_ K -J- pl, il résulte que K = M - pl. Le prix de revient ne se rencontre pas seulemeat dans la comptabilité capitaliste. Au cours de la production il se dégage continuellement du reste de la valeur de la marchandise; Il reprend, par l'intermédiaire de la circulation, la forme de capital productif et sert an rachat des éléments qui ont été absorbés par la production.
Par contre, le prix de revient n'a rien à voir dans la création de la valeur de la marchandise, ni dans la mise en valeur du capital. Quand je sais que, dans une marebandise d'une valeur de 600 £, les 5/,, de cette valeur représentent les 500 £ de capital qui ont été dépensées pour la produire et qui sont nécessaires pour racheter les éléments qui la constituent, j'ignore al)solument de quelle manière ces représentant le prix de revient et le dernier représentant la plus-value ont été produits. L'analyse montre cependant qu'en régime capitaliïte le prix de revient acquiert l'apparence d'une catégorie de la production de la valeur.
Reprenons notre exemple et supposons que la valeur
qu'un ouvrier produit pendant une journée sociale moyenne
de travail s'exprime par une somme d'argent de 6 sh. La
valeur du capital avancé, 500 £ =-- 400, -4- 100,, est dans
ce cas le produit de 1666 2/, journées de ' travail de 10 heu
res, dont 1333 113 journées sont cristallisées dans 400c~ va
4 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLTJS-VALUE
leur des moyens ~e production, et 333 1/3journées dans 100,, valeur de la force de travail. Le taux de la plus-value étant de 100 0/0, la production de la nouvelle marchandise coûte une dépense de force de travail égale à 1.00, +- 100 pi
666 9/3 journées de travail de 10 heures.
Nous savons (vol. 1, chap. IX, p. 94) que la valeur du nouveau produit de 600 £ se compose de la valeur du capital constantdépensé pour les moyens de production, soit 400 £, et d'une nouvelle valeur de 200 £. Le prix de revient de la marchandise (500 Ê) comprend ainsi les 400, qui réapparaissent et la moitié (100, ) de la nouvelle valeur de 200 £, c'est-à-dire deux éléments d'origines absolument différentes.
Grâce à son caractère d'utilité, le travail accompli pendant les 666 2,13 journées de 4 0 heures transfère au produit la valeur des moyens de production consommés (400 £),, valeur qui réapparait dans le produit, non parce qu'elle a pris naissance au cours de la production, mais parce qu'elle existait dans le capital avancé. Le capital constant dépensé est donc reconstitué par la partie de la valeur de la marchandise qu'il y a ajoutée lui-même, ce qui fait que cet élément du prix de revient a un double rôle : d'une part, il fait partie du prix de revient, parce qu'il représente la partie de la valeur de la marchandise qui reconstitue le capital dépense ; d'autre part, il fait partie de la valeur de la marchandise, parce qu'il est la valeur d'un capital dépensé, le prix des moyens de production.
Il en est tout autrement de l'autre élément du prix de revient Le t£avail dépensé pendant les 666 2/3 journées de la production crée une nouvelle valeur de 200 £; mais une partie seulement de cette valeur reconstitue le capital variable avancé de 100 £, c'est-à-dire le prix de la force de travail employée, et ce capital n'esi peur tien dans la création de la nouvelle valeur. Car, si dans le capital avancé la force de travail figure comme valeur, c'est dans le procès de production qu'elle se manifeste comme créatrice de valeur.
CHAP. 1. - PRIX DE REVIENT ET PROFIT .5
La différence entre les deux éléments du prix de revient saute aux yeux au moindre changement de la valeur du capital constant ou du capital variable. Supposons que le prix des moyens de production (le capital constant) passe de 400 à 600 £ ou descende à 200 £. Dans le premier cas, non seulement le prix de revient passe de 500 £ à 600,-+100, ~ 700 £, mais la valeur de la marchandise s'élève
également de 600 £ à 600, + 100, -J- 100pi == 800 £ ; dans le second cas, il y a à la fois chute du prix de revient,
qui tombe de 500 £ à 200, +- 100, = 300 £, et baisse de la valeur de la marchandise, qui de 600 £ descend à 200, -1l 00, -f- 100 pl ~ 400 £. Toute hausse ou toute baisse du
capital constant détermine, toutes autres circonstances égales, une variation correspondante de la valeur du
produit. Supposons maintenant que le prix de la force de travail monte de 100 à 150 £ ou tombe à 50 £. Il en résultera que le prix de revient montera de 500 £ à
400, -+- 150, = 550 £, ou tombera de 500 £ à 400, --F- 50, ~ 450 £ ; mais il ne s'en suivra aucune variation de la valeur
de la marchandise: celle-ci continuera à être de 600 £, ayant pour expression, dans le premier cas, 400, -J- 150, --l-50 pl et, dans le second, 400, -~- 50, -J- 150 pl. Le capital variable ne transfère pas sa valeur au produit ; dans celuici apparait une nouvelle valeur créée par le travail. Une modification quantitative de la valeur du capital variable, déterminée exclusivement par une variation du prix de la force de travail, n'a aucune répercussion sur la nouvelle valeur créée par le travail ni, par conséquerit, sur la valeur de la marchandise. Elle n'affecte que le
rapport des deux parties de la nouvelle valeur, dont l'une représente la plus-value et dont l'autre renouvelle le capital variable, et entre à ce titre dans le prix de revient. Les deux éléments du prix de revient (400e -+- 100v dans notre exemple) n'ont que ce point de commun, qu'ils reconstituent tous les deux le capital qui a été avancé.
Les choses apparaissent nécessairement d'une manière inverse, quand on les considère au'point de vue de la pro
6 PREMIÈRE PARTIE, - TRANSFORMATION DE LA, PLUS-VALUE
duction capitaliste. Celle-ci diffère entre autres de la production par esclaves, en ce que ]avaleur (le prix) de la force de travail s'y présente comme valeur (prix) du travail c'est-à-dire comme salaire (vol. 1, chap. XVI), et que la partie variable du capital avancé y apparaît comme un capital dépensé en salaire, payant la valeur (le prix) de tout le travail accompli. Si, par ex., une journée moyenne de travail de 1.0 heures est exprimée par une somme de 6 sh., un capital variable de 100 £ sera l'expression monétaire de la valeur produite par 333 V3 journées de 10 heures. Cependant la valeur de la force de travail qui figure dans le capital avancé ne fait pas partie du capital qui fonctionne réellement ; sa place est prise dans le procès de production par la force de travail elle-même. Si cette. dernière est exploitée, comme dans notre exemple, à 100 1/0, elle ajoute au produit, lorsqu'elle est dépensée pendant 666 2/3 journées de 10 heur-es, une nouvelle valeur de 200 £. Or dans le capital avancé, c'est la partie variable de 100 £quise présente comme capital dépensé pour le salaire ou comme prix du travail accompli pendant les 666 2/, journées de 10 heures; en divisant ces 100 £ par 666 2~/~, nous obtenons 3 sh, le prix de la journée de 10 heures, la valeur produite par un travail de 5 heures.
Si nous comparons le capital avancé et la valeur de la marchandise, nous trouvons que :
1. Le capital avancé de 500 £ se compose de 100 £,dépensées en moyens de production, et de 100 £, dépensées pour le travail Ïprix de 666 2/3 journées de travail).
Il. La valeur (600 £) de la marchandise est constituée par les 500 £ du prix de revient (400 £, prix des moyens de production -J- 100 £, prix des 666 2/3 journées de travail) et par 100 £ de plus-value.
Daus ces expressions, le capital avancé pour le travail diffère de celui avancé pour les moyens de production (le coton ou les charbons par ex.), uniquement parce qu'il sert à payer un élément de production d'une nature différente et nullement parce qu'il jouerait un rôle différent
OfIAP. 1. - PRIX DE REVIENT ET PROFIT 7
dans la création de la valeur et dans la mise en valeur du capital. Les moyens de production étant consommés utilement, leur prix réapparait dans le prix de revient tel qu'il a figuré dans le capital avancé, et il en est de même des 666 2/3 journées de travail. Les éléments du capital avancé qui concourent à la formation de la valeur du produit sont donc des valeurs toutes faites, achevées. qui ne créent aucune valeur nouvelle; à ce point de vue, toute distinction de capital constant et capital variable disparaît entre eux. Il en résulte que le prix de revient de 500 £ acquiert un double sens : d'une part, il est la fraction de la valeur (600 £) de la marchandise qui reconstitue le capital dépensé dans la production; d'autre part, il ne fait partie du prix de la marchandise que parce qu'il existait déjà comme coût des éléments de production (moyens de production et de travaiL, c'est-à-dire comme capital avancé. La valeur-capital réapparaît donc dans le prix de revient dans la mesure où elle a été dépensée comme valeur-capital.
De ce que les diverses fractions du capital ont été dépensées pour les divers éléments de la production, pour des moyens de travail, des matières premières et auxiliaires et du travail, il résulte simplement que le prix de revient de la marchandise doit racheter ces éléments de production; quant à sa constitution, elle n'est influencée que par la distinction entre le capital fixe et le capital circulant. Dans notre exemple, nous avons admis que 20 £ représentent l'usure des moyens de travail (100, = 20 £ pour l'usure des moyens de travail -+- 380 £ pour les matières de production). Si les moyens de travail ont une valeur de 1200 £, la production fera passer 20 £ dans la valeur de la inarchandise et laissera 1200 - 20 = 1180 £ aux mains du_capitaliste, non comme capital-marchandise, mâs, comiue capital productif. Au contraire, les matières de production et le salaire seront entièrement dépensés et leur valeur sera incorporée entièrement au produit. Nous avons vu comment ces divers composants du capital acquièrent, dans la rotation, les formes'de capital fixe et de capital circulant.
10 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA, PLUS-VALUE
qu'une augmentation du capital de 500 £ qui a été dépensé dans la, production.
Le capitaliste voit bien que cet accroissement de valeur, qui ne fait son apparition qu'après la production, résulte de l'action productive à laquelle le capital a été soumis, c'està-dire du capital lui-même. Si l'on se place au point de vue du capital dépensé, la plus-value semble jaillir indistinctement de, toutes ses parties constituantes, des moyens de production comme du travail. Ces deux éléments concourent, en effet, à la constitution du prix de revient; ils ajoutent, l'un et l'autre, leur valeur (qui existe dans le capital avancé) à la valeur du produit, et ne se difléreDcient pas ait point de vue de la variabilité ou de la constance. Il suffit pour s'en convaincre de supposer que le capitaldépensé soit représenté exclusivement ou par le salaire ou par les moyens de production. Dans le premier cas, la valeur de la marchandise sera exprimée, non par !100, --~100, -J- 100pi, mais par W, -J- 100pi, expression dans
laquelle le capital de 500 £, avancé pour le salaire, représente la valeur de tout le travail qui a été accompli pour produire une marchandise d'une valeur de 640 £, et eonstitue, par conséquent, le prix de revient de tout le produit. De ce qui constitue la valeur de la marchandise, nous ne connaissons que ce prix de revient, qui n'est que la valeur du capital qui a été dépensé ; d'où provienne ut les 100 £ de plus-value ? Nous l'ignorons.11 en est de même, si nous considérons la seconde hypothèse qui assigne à la marchaitdise une valeur de 500, -J- 100, Dans les deux cas, la plusvalue ne peut provenir flue d'une valeur qui a été avancée sous forme de capital productif, soit pour le travail, soit pour les moyens de production. Et cependant le capital avancé ne peut pas produire de la plus-value par ce seul fait qu'il a été dépensé et qu'il constitue le prix de revient de la marchandise ; car dans ce prix, il ne fait que reconstituer Véquivalent du capital dépensé. Par conséquent, si le capital crée de la plus-value, il le fait, non pas en sa qualité de capital dépensé, mais en sa qualité de capital avancé
CHAP. 1. ~ PRIX DE REVIENT ET PROFIT il
et engagé. La- plus-value provient de la partie fixe comme de la partie circulante du capital avancé, de ce qui n'entre pas comme de ce, qui entre dans le prix de revient. Au point de vue matériel, c'est le capital tout entier, les moyens de travail au même titre que les matières de production et le travail, qui crée le produit et fonctionne dans le procès réel de travail. Mais une fraction seulement participe à la création de la valeur, et c'est peut-être pour cette raison que le capital n'intervient que partiellement dans la constitution du prix de revient alors que c'est son ensemble qui détermine la plus-value. Quoi qu'il en soit, il reste acquis que la plus-value jaillit indistinctement de toutes les parties du capital engagé dans la production, conclusion à laquelle Malthus arrive directement lorsqu'avec autant de brutalité que de simplicité, il écrit : " Le capitaliste attend un profit égal de toutes les fractions de capital 'qu'il a avancées " (1).
Lorsqu'on la considère comme le produit de l'ensemble du capital avancé, la plus-value prend la forme de profit. Par conséquent,une valeur est capital lorsqu'elle est avancée dans le but d'engendrer un profit (2), ou inversement le profit prend naissance lorsqu'une valeur est appliquée comme capital. Si nous désignons le profit par p, la formule M = c -J- v -F pl ~ K +- pl, se change en M = K -J- p ou valeur de la marchandise = prix de revient -f- profit.
Le profit, tel qu'il nous apparait en ce moment, est donc la plus-value, mais sous une forme mystérieuse inhérente au régime capitaliste. Comme la constitution apparente du prix de revient ne fait constater aucune différence entre le capital constant et le capital variable, la cause de la modi
4
fication de valeur qui se manifeste pendant la production
est attribuée, non au capital variable, mais au capital entier,
(1) Malthus, Principles of Pol. Econ., 2e éd. London, 1836, p. ffl,
'Guilliru
268 ; trad. franç. (Euvres de Malthus, t. 11, p. 347, éd. ftumin, 48~7~
(2) " Capital ; that wbich is expended with a vie%v to profit " Malthus, Definitions in Pol. Econ., London, 1827, p. 86.
12 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
et de même qu'à l'un des pôles la valeur de la force de travail apparaît sous forme de salaire, de même la plus-value s'affirme a l'autre sous forme de. profit.
Nous avons vu que le prix de revient est plus petit que la valeur de la marchandise : M = K -+pl, d'où K = M - pl. La formule M ~ K + pl ne devient M = K (valeur de la marchandise égale au prix de revient) que lorsque pl= o, ce qui n 1 arrive jamais en régime capitaliste, bien que le prix de vente puisse descendre dans certains cas jusqu'au prix de revient et même en-des
SOUS.
Lorsque la marchandise se vend à sa valeur, le profit est égal à, l'excédent de celle-ci sur le prix de revient, c'est-àdire à toute la plus-value. Lorsqu'elle est vendue à un prix inférieur à sa valeur, elle peut laisser néanmoins un profit, ce qui a lieu aussi longtemps que le prix de vente, tout en étant inférieur à la valeur, reste ~upérieur au prix de revient. Dans notre exemple, la marchandise a une valeur de 600 £ pour un prix de revient de 500 £. Elle peut être vendue à 510, 520, 530, 560, 590 £, c'est-à-dire à un prix inférieur de 90, 80, 70, 40, 40 £ à sa valeur et rapporter néanmoins un profit de 10, 20, 30, 60, 90 £. Toute une svie de prix de vente peut donc être intercalée entre la valeur et le prix de revient, et l'écart réservé à cette série est d'autant plus grand que la plus-value est plus considérable. Par là s'expliquent certains faits qui se manifestent journellement dans la concurrence, comme la vente en-dessous du prix (undersellinq) et les baisses anormales dans certaines industries (1). C'est également sur cette différence entre la valeur et le prix de revient (qui permet de réaliser un profit sur une marchandise vendue en dessous de sa valeur) que repose la loi fondamentale de la concurrence capitaliste, qui détermine le taux général du profit et ce que l'on appelle le prix de production, loi que l'Economie politique n'a pas encore comprise.
(1) Comp. vol. 1, chap. XIX,
GRAP. I. - PRIX DE REVIENT ET PROFIT i3
Le prix de vente a comme limite inférieure le prix de revient. S'il tombe en-dessous de ce dernier il devient insuffisant pour permettre la reconstitution de tous les éléments du capital productif, et celui-ci doit nécessairement disparaître si cet état de choses se prolonge. C'est là déjà une première considération qui amène le capitaliste à considérer le prix de revient comme la valeur intrinséque de la marchandise, puisque c'est lui qui détermine le prix qui est indispensable pour la simple conservatiqn du capital. Mais le prix de revient représente également le prix que le capitaliste a payé pour produire la marchandise. Il est donc naturel que l'excédent de valeur (la plusvalue) résultant de la vente soit considéré par lui comme une différence, non entre la valeur et le prix de revient, mais entre le prix de vente et la valeur, et qu'à ses yeux la plus-value soit produite et non réalisée par la vente. Dans notre vol. 1, chap. 5 (Contradictions de la formule générale) nous avons déjà mis en lumière cette illusion ; nous y revenons un instant pour la réfuter sous la forme que lui ont donnée Torrens et d'autres, croyant être en progrès sur l'économie politique de Ricardo.
ci Le prix naturel, qui est le coût de production ou, en d'autres termes, le capital avancé pour la production ou la fabrication d'une marchandise, ne peut aucunement coinprendrele profit.... Lorsqu'un fermier avance pour la culture de ses champs 100 quarters de grains et en récolte 120, l'excédent du produit sur l'avance, 20 quarters, constitue son profit ; mais il serait absurde d'appeler cet excédent ou profit une partie de son avance.... Le fabricant avance une certaine quantité de matières premières, d'instruments et de subsistances, et reçoit en échange une quantité de marchandises toutes faites. Ces marchandises doivent posséder une valeur d'échange supérieure à celle des matières premières, instruments et subsistances,qui furent avancés pour les acquérir. " Torrens en conclut que l'excédent du prix de vente sur le prix de revient, e*est-,'~-dire le profit provient
14 PRRMIÈIRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUÉ
de ce que les consommateurs donnent, par l'échange immédiat ou médiat (cirniZ'ious) une partie de l'ensemble des éléments du capital, qui est supérieure à eelle que coûte la production " (1).
En effet, de même que ce qui excède une grandeur déterminée ne peutpas en constituer une partie, de même le profit, l'excédent de la valeur de la marchandise sur l'avance du capitaliste, ne petit pas constituer une fraction de cette dernière. Si la valeur avancée par le capitaliste est le seul'élément qui concourt à la création de la valeur de la marchandise, il est impossible que la produetion fournisse une valeur supérieure à celle qui y a été engagée, à moins qu'on n'admette que quelque chose se forme de rien. Torrens n'échappe à la difficulté de cette hypothèse qu'en la transportant de la sphère de la production dans celle de la ciréulation. Le profit ne peut pas provenir de la production, dit-il, car il serait déjà contenu dans le coût de production et ne représenterait pas un excédent par rapport à celui-ci. Mais, lui répond Ramsay, il ne peut pas non plus provenir de l'échange des marchandises, à moins qu'il n'existe déjà avant cet échange ; car celuici ne modifie en rien la somme des valeurs des produits échangés, qui est la même après comme avant. (Remarquons en passant que Malthus s~appuie pour cette question expressément sur l'autorité de Torrens (2), bien que luimême explique autrement on plutôt n'explique pas du tout pourquoi les marchandises sont vendues au-dessus de leur valeur ; ses arguments, comme les autres, se ramènent en cette matière au " poids négatif du plilogistique " si célèbre en son temps).
Dans une société capitaliste, tout producteur, même s'il n'est pas producteur capitaliste, est dominé par les idées de l'organisation sociale au sein de laquelle il vit. Balzac,
(1) R. Torrens, An Essay on the Production of Wealth, London 1821, pp. 51-53, 70-71.
(2) MaILlius, Definitions in Pol. Econ., London 1853, pp. 70, 71.
CIIAP. I. - PRIX DE REVIENT ET PROFIT 15
qui se distingue par une observation pénétrante de la vie réelle, montre avec une grande vérité, dans son dernier roman " Les Paysans", que pour s'assurer la bienveillance de fusurier, le petit paysan lui rend gratuitement quantité de services, se figurant qu'il ne lui donne rien, parce que son travail ne représente pour lui aucune dépense d'argent. L'usurier fait ainsi d'une pierre deux coups : il réalise une économie de salaire et il se rend niaitre du paysan, qui se ruine de pins en plus à mesure qu'il ne travaille plus sur son propre champ, et qui s'empêtre tous les jours davantage dans la toile de l'araignée qui le guette.
Avec sa charlatanerie habituelle et son semblant de sience, Proudhon a publié à, son de trompe, comme une découverte tout à fait nouvelle du socialisme, la théorie superficielle et absurde qui fait du prix de revient la valeur réelle de la marchandise, et qui considère la plusvalue comme résultant de la différence entre le prix de, vente et la valeur (les marchandises se vendant à leur valeur lorsque le prix de vente coïncide avec le prix de revient) ; il en a fait la base de sa banque populaire. Nous avons développé précédemment (vol. 1, chap. IX 2, p. 94) que les différentes parties de la valeur d'un produit peuvent être exprimées en fonction du produit lui-même. Si, par ex. la valeur de 2U de fil est de 30 sh, dont 24 pour les moyens de production, 3 pour la force de travail et 3 pour la plus-vahie, cette dernière peut-être exprimée par 1/,, du produit ~: 2fh de fil. Si les 20 ib de fil sont vendues à leur prix de revient, soit 27 sh, l'acheteur reçoit 2 9 gratuitement, la vente de la marchandise se faisant à 1/10 au-dessous de la valeur ; mais l'ouvrier n'en aura pas moins accompli son surtravail, non pas au profit du capitaliste fabricant du fil, mais au profit de Fachete tir. Il serait absolument faux d'admettre que si toutes les marchandises se vendaient à leur prix de revient, le résultat serait le même que si elles étaient vendues à leur valeur, c'est-à-dire audessus de leur prix de revient, car si même la valeur de la force de travail, la durée de ]ajournée de travail et le degré
capital_Livre_3_1_016_061.txt
************************************************************************
16 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
d'exploitation étaient égaux partout, les différentes marchandises contiendraient, suivant la composition organique des capitaux qui les ont produites, des quantités, inégales de plus value (1).
(4) " La valeur de la force de travail et le degré de son exploitation étant supposés égaux dans différentes entreprises, les masses de plus-value produites sont en raison directe de la grandeur des parties variables des capitaux employés, c'est-à-dire en raison directe de leurs parties converties en force de travail " (vol. 1, chap. XI, p. 132, 133).
CHAPITRE Il
LE TAUX DU PROFIT
La formule générale du capital est A - M - A' : une valeur est versée à la circulation pour qu'elle en sorte augmentée. Cet accroissement est obtenu par la production capitaliste et est réalisé par la circulation du capital. Le capitaliste ne produit pas la marchandise pour elle-même, dans le but de créer une valeur d'usage ou de subvenir à sa consommation personnelle ; il n'a en vue que l'excédent de la valeur du produit sur la valeur du capital consommé. Il engage ce dernier sans se préoccuper des rôles différents qu'en joueront les divers éléments dans la plus-value ; son objectif est non seulement de le reconstituer, mais de le reproduire avec un excédent de valeur. Il ne peut atteindre ce but qu'en échangeant son capital variable contre du travail vivant et en exploitant celui-ci. A cet effet il doit avancer également ce qui est nécessaire pour la mise en œuvre du travail : des moyens et des objets de travail, des machines et des matières premières ; en un mot, il doit transformer en moyens de production une valeur qu'il possède. Il n'est capitaliste et il ne peut exploiter le travail que parce qu'il se dresse comme propriétaire des conditions du travail en face du travailleur, qui ne possède que la force de travail ; ainsi que nous l'avons vu dans le premier volume, les travailleurs sont ouvriers salariés et les non travailleurs capitalistes, uniquement parce que les derniers possèdent les moyens de production. Il est sans importance pour le
18 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
capitaliste qu'il avance le capital constant pour retirer un profit du capital variable ou qu'il avance le capital variable pour mettre en valeur le capital constant, qu'il engage de l'argent sous forme de salaires en vue d'augmenter la valeur des 'machines et des matières premières, ou qu'il l'engage sous forme de machines et de matières premières afin d'exploiter la force de travail. Bien que la partie variable du capital soit seule à, créer la plus-value, elle ne le fait qu'à la conditioD que les autres parties du capital, les instruments de production, soient également avancées. Comme le capitaliste ne peut exploiter le travail que s'il avance du capital constant et qu'il ne peut mettre en valeur le capital constant que s'il avance du capital variable, ces différents éléments s'identifient dans sa conception, et cela d'autant plus facilement que le taux réel de son gain se détermine par le rapport de celui-ci, non pas au capital variable, mais au capital total, par le taux du profit et non par celui de la plus-value. (Nous verrous dans la suite qu'un même taux de profit peut correspondre à différents taux de plus-value).
Toutes les valeurs que le capitaliste paie ou dont ilengage l'équivalent dans la production entrent dans le prix de revient, et il faut évidemment que l'équivalent de celui-ci soit restitué, pour que le capital se conserve ou se reproduise avec son importance primitive.
La valeur contenue dans la marchandise est égale au temps de travail, payé et non payé, nécessaire pour la fabriquer. Pour le capitaliste, le coùt de la marchandise est déterminé exclusivement par le travail qu'il paye ; il fait abstraction du surtravail qu'elle contient, parce que celuici ne lui coûte rien, bien qu'il demande à l'ouvrier de la peine et qu'il crée de la valeur au même titre que le travail payé. Le profit provient de ce que le capitaliste peut mettre en vente une chose qu'il n'a pas payée ; il résulte, comme la plus-value, de l'excédent de la valeur de la marchandise sur le prix de revient, c'est-à-dire de l'excédent du travail total qui lui est incorporé sur le travail payé
C> BAP. IL - LE TAUX DU PROFIT 19
qu'elle contient. La plus-value, quelle que soit son origine, est un excédent par rapport à la totalité du capital avancé. Le rapport Pl entre cet excédent et l'ensemble C du capital
exprime le taux du profit, qui diffère par conséquent de l'expression ~~ 1 représentant le taux de la plus-value ; en
effet p Pl
c c + V
OD appelle taux de la plus-value l'expression du rapport de la plus-value au capital variable, et taux du profit l'expression du rapport de 1,1 plus-value an capital tout
entier. Dans les deux cas, il s'agit d'une même grandeur (la plus-value) mais rapportée à une mesure différente suivant le taux que l'on considère. Partant de la transforma tion du taux de la plus-value en taux du profit, on peut déduire la
transformation de la plus-value en profit. L'inverse n'est
pas possible. En effet, historiquement, c'est 1 * e taux du profit
qui a servi de point de départ ; la plus-value et son taux
sont Finvisible, l'essentiel à découvrir, tandis que le profit
et son taux sont les phénomènes apparents.
La seule chose qui intéresse le capitaliste est le rapport de la plus-value (de l'excédent de valeur que lui rapporte la vente de ses marchandises) à l'ensemble du capital qu'il a avancé ; quant an rapport entre cet excédent et les divers éléments de son capital, il ne s'en préoccupe guère et il a même tout intérêt à s'en faire une idée fausse. Bien que l'excédent de la valeur de la marchandise sur le prix de revient naisse dans le procès de production, il ne se réalise
que dans le procès de circulation, et comme sa réalisation et son importance sont déterminées par la concurrence et les conditions du marché, c'est aussi dans le procès de circulation qu'il semble prendre naissance. Cependant, qu'une
marchandise se vende au-dessus ou au-dessous de sa -,,aleur, il n'en résulte qu'une modification dans la répartition de la plus-value, qui n'affecte ni l'importance ni la nature de cette dernière. En outre, la circulation réelle est
20 PREMILRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
non seulement accompagnée des transformations que nous avons étudiées dans le volume 11, niais celles-ci y marchent de pair avec la concurrence ainsi qu'avec l'achat et la vente des marchandises au-dessus et au-dessous de leur valeur, qui font que la plus-value réalisée par chaque capitaliste dépend autant de la fraude que de l'exploitation du travail.
Dans le procès de circulation, le temps de circulation agit concurremment avec le temps de travail pour limiter la quantité de plus-value qui peut être réalisée dans un temps déterminé. Des facteurs provenant de la circulation exercent leur influence sur le procès de production, font que les deux procès pénéirent constamment l'un dans l'autre et altèrent leurs différences caractéristiques. La production de la plus-value et celle de la valeur en général prennent, ainsi que nous l'avons montré antérieurement, de nouvelles allures dans le procès de circulation. Le capital, lorsqu'il a parcouru le cercle de ses métamorphoses, abandonne sa vie interne pour une existence externe, caractérisée non plus par des rapports de capital a travail, niais par des rapports de capital à capital et même d'individu à individu, se présentant comme acheteur et vendeur l'un en face de l'autre. Le temps de circulation et le temps de travail s'entrecroisent et semblent déterminer dans une égale mesure la plus-value-, les rapports primitifs entre le capital et le travail salarié sont travestis par l'intervention de facteurs qui, eue apparence, en sont indépendants -, la plus-value apparaît, non plus comme l'appropriation d'un certain temps de travail, mais comme l'excédent du prix de vente sur le prix de revient, et comme ce dernier semble être la valeur intrinsèque du produit, le profit apparait coin me excédent du prix de vente sur la valeur immanente de la marchandise.
Durant le procès de production, la nature de la plusvalue n'échappe pas un instant au capitaliste avide du travail d'autrui, comme nous l'avons constaté dansl'étude de la plus-value. Mais le procès de production est passager et se confond continuellement avec le procès de circula
GHAP. IL - LE TAUX DU PROFIT 21
de sorte que si
plus ou moins de nettelé, Ï-aaliitalliste peut s'assimiler, -avec
conception d'un gain né de la
Production et si, par conséquent, il se rend compte de la
nature de la Plus-value, cette notion arrive tout au plus à
acquérir la même iriiportanee que l'idée qui fait résulter la
plus-value de la circulation indépendamment de la produc
tion, du mouvement du capital cri dehors de ses rapports
avec le travail. Même des économistes modernes, comme
Ranisay, Malthus, Senior, Torrens, invoquent les phéno
mènes de circulation comme preuve de ce que le capital
seul, dans son existence objective et dé ' gagé de ses rap
ports sociaux avec le travail (rapports sans lesquels il ne
serait pas capital), est une source de plus-value. D'autre
part, en rangeant sous une seule rubrique de dépenses, le
salaire, le prixdes matières premières, l'usure des machines,
etc., on communique au travail non payé l'aspectd'une éco
nomie sur lun des articles de cette rubrique, d'une réduc
tion de dépense pour une quantité déterminée de maind'oeuvre (absolument comme l'économie que Pou réalise lorsqu'on achète la matière première à meilleur marché ou
que l'on diminue l'usure de l'outillage). L'extorsion du suril perd ainsi son caractère spécifique et soli rapport
travai avec la plus-value est obscurci, conséquence qui est accentuée, ainsi que nous l'avons établi dans notre volume 1 (section VI), par le fait que la valeur de la force de travail se présente sous forme de salaire.
La transformation de la plus-value en profit par l'intermédiaire du taux du profit n'est cependant que la suite de l'interversion du sujet et de l'objet dans le procès de production, où les forces productives du travail (forces subjectives) prennent l'apparence de forces productives du capital. D'un côté, la valeur, le travail passé qui assujettit le travail présent, est personnifiée dans le capitaliste; de fautre côté, l'ouvrier apparait sous la forme objective de la force de travail, comme une marchandise. Cette interversion, qui se fait déjà sentir dans les rapports simples de la production, est accentuée par les transformations et les
22 PREMIÈRE PARTIR. - TRANSFORMATION DE LA PLIJS-VALUE
modifications qui se manifestent dans le procès de circulation.
Ainsi qu'on peut s'en rendre compte par l'exemple de l'école ricardienne, il est absolument inexact de considérer les lois du taux du profit comme étant les mêmes que celles du taux de la plus-value ou inversement, ce qui répond, il
* Pl
est vrai, à la conception des capitalistes. L'expression C
rapporte la plus-value à la valeur de tout le capital avancé, que celui-ci soit consommé ou seulement employé dans la production. Elle représente le degré d'augmentation de valeur du capital tout entier et exprime, pour employer des ternies qui correspondent à la nature de la plus-value, le rapport entre la grandeur de la variation du capital variable et la grandeur du capital total avancé.
En elle-même la valeur du capital total n'a pas de rapport interne, du moins direct, avec la grandeur de la plusvalue. Lorsqu'on en soustrait le capital variable, elle ne se compose plus que du capital constant, qui comprend les objets nécessaires a la production, c'est-à-dire les moyens et les matières de travail, dont une certaine quantité est nécessaire pour qu'une quantité déterminée de travail puisse être réalisée sous forme de marchandises et créer de la valeur. Dans chaque cas particulier, une proportion technique règle l'importance des moyens de travail qui doivent être combinés avec une quantité donnée de force de travail, de même qu'il existe un rapport déterminé entre la plus-value ou le surtravail et la grandeur des moyens de production, Par ex,, si la durée du travail nécessaire pour produire le salaire est de 6 heures par jour, l'ouvrier doit travailler 12 heures pour donner 6 heures de surtravail et produire une plus-value de 100 p. c.. Pendant ces 12 lieures , il tact en oeuvre deux fois plus de moyens de produc
lion que pendant 6 heures, et cependant la plus-value qu'il crée n'est nullement en rapport avec la valeur des moyens deproduction qu'il aura consommés. Le seul point intéressant est la masse des moyens de production techni
CHAP. 11. - LE TAUX DU PROFIT 23
quement nécessaires ; peu importe que les matières premières et les moyens de travail soient chers ou à bon marché, pourvu qu'ils aient la valeur d'usage nécessaire et qu'ils soient là en quantité suffisante par rapport au travail vivant qui doit les absorber. Si je sais qu'en une heure on peut filer x î de coton coûtant a shillings, je puis calculer qu'en 12 heures on filera 12 x f& de coton représentant 12 a shilingS. et je suis à même de rapporter la plus-value à la Yaleur de 12 heures aussi bien,qu'à celle de 6 heures. Le rapport du travail vivant à la valem~ des moyens de production n'intervient dans ce calcul que pour autant que a shillings servent à désigner x qb de coton ; car si une quantité determinée de coton a un prix donné, inversement un prix déterminé peut être employé pour désigner une quantité donnée de coton, aussi longtemps que le prix ne varie pas. Si je sais que pour m'approprier 6-heures de surtravail, je dois faire travailler pendant 12 heures et avoir du coton pour 1-9 heures, et si je connais le prix du coton nécessaire au travail de 12 heures, je connais, par cette voie détournée ' le rapport qui existe entre le prix du coton (index de la quantité nécessaire) et la plus-value. Mais de ce prix de la matière première je ne puis nullement déduire la quantité de coton qui sera filé pendant une ou pendant six heures. Il n'existe donc aucun rapport nécessaire entre la valeur du capital constant et la plus-value, ni entre la valeur du capital total (c -A- v) et la plus-value.
Le taux et la grandeur de la plus-value étant donnés, le taux du profit n'est que la plus-value rapportée à une autre mesure, au capital total au lieu de la partie de ce capital qui, par son échange avec le travail, la produit directement. Dans la réalité (c'est-à-dire dans le monde des apparences) les choses sont vues inversement. La plusvalue est donnée d'avance et considérée comme un excédent du prix de vente sur le prix de revient, ce qui a Pour conséquence de cacher l'origine de cet excédent,d'empêcher de voir s'il résulte, ou de l'exploitation du travailleur dans le procès de production, ou de l'exploitation du con
24 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
sommateur dans le procès de circulation, ou des deux exploitations à la fois. Ce qui est donné également, c'est le taux du profit, c'est-à-dire le rapport de l'excédent à la valeur du capital total, et il est très naturel qu'il en soit ainsi, car le calcul de la différence entre le prix de vente et le prix de revient renseigne exactement sur ce que le capital total rapporte, sur le taux de sa mise en valeur. Si l'on part de ce taux du profit, il est impossible de découvrir aucun rapport spécial entre l'excédent et le capital variable avancé pour les salaires. (Dans un des chapitres suivants je montrerai les cabrioles cocasses que fait Malthus lorsqu'il s'efforce de percer le mystère de la plus-value et de son rapport spécifique à la partie variable du capital). L'expression du taux du profit montre en effet que les différentes p'arties du capital jouent des rôles équivalents dans l'excédent et elle ne marque entre elles d'autre dïfférence que leur distinction en capital fixe et capital circulant. Et même cette distinction n'apparait-elle que parce qu'on envisage l'excédent de deux manières : d'abord comme simple différence entre le prix de vente et le prix de revient (qui comprend tout le capital circulant et la partie usée du capital fixe) ; ensuite en le rapportant à la valeur de tout le capital avancé (dans ce cas le capital fixe est compté en entier comme le capital circulant). Le capital circulant intervient donc de la même manière dans les deux calculs, tandis que le capital fixe y est introduit de deux manières différentes ; aussi la seule différence qui apparait est celle entre le capital fixe et le capital circulant.
En employant la terminologie de Hegel, nous pouvons donc dire que l'excédent, lorsqu'il se réflète du taux du profit en lui-même, c'est-à-dire lorsqu'il se caractérise par ce dernier, apparait comme engendré par le capital, soit annuellement. soit dans une période de circulation déterminée.
Bien que la différence quantitative ne porte que sur les taux du profit et de la plus-value et non sur la plus-value
GH&P. H. - LE TAUX DU PROFIT 25
et le profit eux-mêmes, le profit est une autre forme de la plus-value, dans laquelle celle-ci dissimule son origine et son existence. Alors que la plus-value met en lumière la relation qui existe entre le capital et le travail, le profit, qui est rapporté au capital tout eutier, montre celui-ci en relalion avec lui-même et établit la diflérence entre sa valeur primitive et la nouvelle valeur qu'il s'est créée. Que cette valeur nouvelle ait pris naissance dans les procès de production et de circulation, cela tombe sous le sens ; mais sa genèse reste mystérieuse et semble déterminée par des vertus spéciales et secrètes du capital. Plus nous approfondirons le problème de la mise en valeur, plus les rapports du capital paraitront mystérieux et moins se révèlera le secret de son organisme interne.
Dans l'étude que nous venons de faire, le taux du profit diffère quantitativement du taux de la plus-value, alors que le profit et la plus-value ont été envisagés comme ayant la même grandeur sous deux formes différentes. Nous allons voir maintenant que les différences sont plus profondes et que même numériquement le profit se distingue de la plusvalue.
CHAPITRE III
RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ET LE TAUX DE LA PLUS-VALUE
Ainsi que nous l'avons dit à la fin du chapitre précédent, nous supposons, dans cette première partie, que le profit donné par un capital est égal à la plus-value qu'il produit pendant une période déterminée de circulation. Provisoirement nous faisons abstraction de la subdivision de la plusvalue en intérêt, rente, impôts, etc., et de la différence qui se présente dans la plupart des cas entre elle et le profit, ainsi que le montrera l'étude du taux moyen du profit à laquelle nous consacrerons notre deuxiènie partie.
Le profit étant supposé quantitativement égal à la plusvalue, sa grandeur absolue et son taux seront déterminés par des rapports entre des nombres donnés ou à déterminer dans chaque cas. Notre analyse sera donc d'abord purement mathématique.
Nous conservons les notations admises dans les premier et deuxième volumes de cet ouvrage. Le capital total C se subdivise en capital constant c et capital variable v ; il pro1
duit une plus-value pl. Le rapport !~-i de cette plus-value au capital variable est le taux de la' plus-value ; nous le désignerons par pl', de sorte que nous avons : pl =_ pl, ;
d'où pl =pl'>< v.
Lorsque nous considérons la plus-value comme produite, non par le capital variable, mais par le capital total, nous
CHAP. III. - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 27
1
lui donnons le nom de profit (p) ; son rapport Î~( au capital
pl pl
total C constitue le taux (p') du profit : p' =- -= - .
C c J- V
En remplaçant pl par son équivalent pl'>< v, nous avons:
P, = Pl' V ~ p il V
_i~ C+V
égalité qui peut se mettre sous forme de proportion :
p, : Pl' = V : C.
Le taux du profit est au taux de la plus-value comme le capital variable est au capital total.
Il résulte de là que p' , le taux du profit, est toujours plus petit que pl', le taux de la plus-value ; car sauf le seul cas (impossible en pratique) où il y aurait exclusivement une avance de salaire et où, le capital constant (c) étant nul, on aurait v C, le capital variable (v) est toujours plus petit que C c -j- v.
Dans notre recherche, nous devrions cependant tenir compte d'autres facteurs qui exercent une influence sur les grandeurs de c, de v et de pl. Ces facteurs sont :
1') La valeur (le la monnaie ; nous la supposerons partout constante.
21) La rolation. Nous en ferons abstraction provisoirement, parce que nous nous occuperons dans nu chapitre spécial de l'influence qu'elle a sur le taux du profit. [Nous
V
signalerons anticipativement que la formule p' = pl' -C
n'est rigoureusement exacte que pour une rotation du ca,pital variable. Nous l'appliquerons cependant à la rotation annuelle, en substituant au taux simple (pl') de la plusvalue, son taux annuel pl' x n, expression dans laquelle n représente le nombre de rotations du capital variable pendant une année (voir vol. IL chap. XVI, 1) - F. E.].
30 La productivité du travail. Son influence sur le taux de la plus-value a été longuement exposée dans le vol. 1, section IV. Elle peut aussi se manifester sur le taux du
28 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUIF
profit, du moins sur celui d'un capital individuel qui opère avec une productivité supérieure à la productivité sociale moyenne (ainsi que nous l'avons développé vol. 1, chap. XII, p. 137) et qui, obtenant ses produits à une valeur inférieure à la valeur sociale moyenne, réalise -un profit extraordinaire. Cependant ce cas n'est pas à considérer ici, car dans cette partie nous admettons encore l'hypothèse que les marchandises sont produites dans des conditions sociales normales et sont vendues a leur valeur. Nous supposons que dans chaque cas la productivité du travail reste constante. En effet la composition du capital engagé dans une industrie, c'est-à-dire le rapport entre le capital variable et le capital constant correspond à un degré déterminé de productivité du travail , chaque fois que ce rapport se modifie et que cette modification n'est pas la conséquence d'un changement de vaieurdes éléments du capital constant ou d'une variation du salaire, la productivité du travail doit aussi se modifier, et c'est ainsi que nous verrons fréquemment que des modifications des facteurs c, v et pl entraliieront des changements dans la productivité du travail.
Il en est de même des trois autres facteurs : durée de la journée de travail, intensité dit tîwvail et salaire. Leur influence sur la masse et le taux de la plus-value a été longuement développée dans le premier volume de cet ouvrage. Bien que dans un but de simplification, nous ayons toujours admis que ces trois facteurs restent constants, il est cependant clair qu'ils peuvent varier lorsque des modifications se produisent dans les valeurs de v et de pl. Et à ce sujet, il convient de se rappeler que le salaire exerce, sur l'importance et le taux de la plus-value, une action inverse de celle de la durée et de l'intensité du travail : alors qu'une hausse des salaires diminue la plus-value, l'accroissement des heures et de l'intensité du travail l'augmente.
Admettons, par ex., qu'un capital de 100, occupant 20 ouvriers pendant 10 heures par jour et pour un salaire hebdomadaire de 20, donne une plus-value de 20. Nous aurons :
80, -1- 20, -1- 20pi ; Pl' == 100 0/0, P' 20 0/0
CHAP. III. - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 29
Supposons que, sans que le salaire soit augmenté, la journée de travail soit portée à 15 heures. Lavaleurproduite par les 20 ouvriers passera donc de 40 à 60 (10 : 15 ~ 40 : 60), et le salaire v restant invariable, la plus-value s'élèvera de 20 à 40. Ce qui nous conduira à :
80, +- 20, + 40pi ; Pl' = 200 0/0, P' = 40 0/0.
Mais si, la journée de travail restant invariable (10 lieures~, le salaire tombait de 20 à 12, la valeur produite serait de 40 comme dans la première supposition ; toutefois sa répartition serait différente : v tomberait à 12 et pl s'élève - rait à 28, de sorte que nous aurions:
1 01 28 10
80, --~- 12, 4- 28p 1 ;pl-= 233 /û, p 30
3 2 ~_ 0/0.
3
Nous voyons ainsi qu'une augmentation des heures de travail (et il en est de même d'un accroissement de l'intensité du travail) ou une diminution du salaire augmentent la masse et le taux de la plus-value, tandis qu'une augmentation du salaire aune influence inverse, toutes autres circonstances restant égales. Lorsque v augmente par suite d'un accroissement du salaire, il y a une quantité, non plus grande, mais plus chère de travail, et au lieu de s'élever, pl' et p' tombent.
Toute modification de la durée, de l'intensité et du prix du travail entraine donc une modification correspondante de v, de pl et de leur rapport, ainsi qu'une modification du rapport (p') de pl à c -~-v; de même un changement dans le rapport de v à pl implique une modification d'au moins une des trois conditions du travail.
Ici se montrent clairement la relation organique qui lie le capital variable au mouvement et à la mise en valeur du capital total ainsi que la différence qui le sépare du capital constant. Celui-ci n'intervient que par sa grandeur dans la création de la valeur, ce qui revient à dire qu'il est sans importance qu'un capital constant de 1500 £ représente 1500 tonnes de fer à 14 ou 500 tonnes à 3 £. La quantité de
,90 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
matières qui correspond à sa grandeur est absolument indifférente pour la création de la valeur et pour le taux du profit ; celui-ci varie en raison inverse de cette grandeur, quelle que soit la variation de la valeur du capital constant par rapport à la quantité de valeurs d'usage qu'elle représente.
Il en est tout autrement du capital variable. Ce n'est pas sa valeur en tant que travail incorporé en lui qui est l'élément intéressant, mais bien sa valeur en tant qu'index du travail total qu'il met en mouvement et qui n'est pas exprimé en lui. En effet, dans ce travail total, la partie qui crée la plus-value est proportionnellement d'autant plus grande quela partie qui correspond au travail payé est plus petite. Supposons qu'une journée de 10 heures équivaille à 10 shillings. Si le travail nécessaire pour reconstituer le salaire, le capital variable, est de 5 heures = 5 shillings, le surtravail sera de 5 heures, et la plus-value, de 5 shillings ; tandis que si le travail nécessaire était de 4 heures ~ 4 shillings, le surtravail serait de 6 heures
6 shillings.
Dès que la valeur du capital variable cesse d'être l'index de la quantité de travail qu'il met en mouvement, toute variation de la grandeur de cet index entraîne une niodification proportionnelle, mais en sensinverse, du taux de la plus-value.
Appliquons maintenant aux divers cas qui peuvent se présenter dans la pratique, l'expression du taux du profit
p=Pl, V
Aceteffet faisons varier successivement les différentsfac
V
teurs de pl' -~ et voyons ce qui en résulte pour le taux du
profit. Agissant ainsi, nous envisagerons une série de cas que nous pourrons considérer, soit comme des applications d'un même capital, soit comme des applications de différents capitaux opérant simultanément dans différentes industries ou différents pays. Si certains de nos exemples
CHAP. 111. - EAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 31
paraîtront forcés ou pratiquement impossibles pour un seul et même capital, cette difficulté s'effacera lorsqu'on les considérera comme appliqués à plusieurs capitaux de nature différente.
Nous sépareronsdonc les deux facteurspl'et V duproduit c
V
pl'- et,supposant d'abord que pl' reste constant, nous étuc
dierons les résultats de toutes les variations possibles de _V_ ; nous admetterons ensuite que v reste constant et
nous ferons passer pl' par toutes les variation possibles. Enfin nous ferons varier les deux facteurs simultanément et nous épuiserons de la sorte toute la série de cas qui nous permettra de définir les lois du taux du profit.
V
1. pl' constant, - variable. c
Ce cas présente plusieurs aspects et peut être exprimé par une formule générale. Soient deux capitaux C et CI, avec des parties variables v et v, différentes, le même taux pl' de plus-value et des taux de profitp'et p', Nous aurons .
V VI
- ; Pl le
1) =Pl' c - _êl
Si nous exprimons par E le rapport Cl et par e le rap
c
port _Vl- ce qui nous donne E = CI et e . -Vl nous pou
V ( V)
vons écrire - Ci ~ EC et v, = ev. En substituant ces valeurs
de Cl et de v, dans l'expression de p', nous obtenons
p 'l = Pl, ev
ïc
Mais des deux expressions de p'et de p', nous pouvons déduire une autre formule du taux du profit. Si nous mettons ces expressions sous forme de proportion, nous avons :
VI
Pl, -V, == , -
c CI cCI
32 PRFMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE: LA PLUS-VALUE
Comme la valeur d'une fraction reste invariable lorsqu'on
multiplie le numérateur et le dénominateur par un même
nombre, nous pouvons transformer V et __ "' en ramenant
c FI
V V
C et C, à 100. Pour cela il suffit d'écrire ==-ï et
(0
VI VI
Tl- = TO-0- , et alors le rapport de p' à p', devient:
p, : P', == v : V,
ou en d'autres termes :
Lorsque deux capitaux donnent un même taux de plusvalue, leurstaux de profit sontentre eux comme leurs parties variables, calculées en supposant le capital total égal à 100.
Ces deux formules embrassent toutes les variations
V
de , . Avant de les passer en revue, remarquons que, puis
que C ~ c -j- v (somme du capital constant et du capital variable) et que les taux de la plus-value et du profit sont ordinairement exprimés en 0/,, il est plus commode d'exprimer également c et v en 0/0, c'est-à-dire de supposer c -1- v = 100. En effet, quand il s'agit de déterminer non la grandeur absolue mais le taux du profit, il est indifférent que l'on spécifie que c'est un capital de 15000, composé d'un capital constant de 12000 et d'un capital variable de 3000, qui produit une plus-value de 3000 ou que l'on ramène le tout à une valeur du capital supposée égale à 100 :
15000 C =z 12000e -1- 3000, -j- (3000vi)
100 C = 80C -~- 20, -j-( 20pi)
Dans les deux cas le faux de la plus-value est de 100 0/0 et celui du profit de 20 0/0.
Il en est de même lorsqu'il s'agit de comparer deux capitaux. Ainsi s'il faut comparer le capital ci-dessus au capital suivant:
12000 C ~ 10800C -+- 12001, +- (1 200pi)
100 C == 90,+ M, + (Op')
CHAP- III- - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. às
pour lequel pi' ~= 100 0/0 et p' ~ 10 0/0, la comparaison est même plus claire quand de part et d'autre on ramène à 100.
Il n'en est plus ainsi quand il faut noter les variations subies par un même capital ; la méthode des pourcentages a alors pour effet d'effacer ces variations dan~ le plus grand nombre des cas. C'est ainsi que lorsqu'un capital ramené à la valeur de 100 passe de la composition 80, -j- 20, +2OP1 à la composition 90e -j- 10v + 10pi, on. ne voit pas si la modification est due, soit à la diminutioif
absolue de v, soit à l'augmentation absolue de c, soit à toutes les deux à la fois. Ici il est donc indispensable de
recourir aux chiffres absolus. C'est cette méthode que nous devons suivre dans fanalyse que nous allons entreprendre et dans laquelle il sera important de savoir si 80, -j- 20, se sont transformés en 90, -+ 1 Ov , soit parce que les 12000, ont été portés à 27000, , les 3000v restant invariables, soit parce que les 3000v ont été ramenés à 1333 3 , , les
12000e restant constants,ou encore parce que les deux facteurs ont varié simultanément, devenant par ex. 13500e -j1500, . C'est parce que nous aurons à passer successivenient ces différents cas en revue que nous serons obligés de renoncer à la méthode si commode des pourcentages, ou du moins de ne nous en servir qu'accessoirement.
1) pl' et C constants, v variable.
Lorsque v varie, C ne peut conserver sa grandeur que pour autant que l'autre élément qui le constitue, le capital constant c, varie parallèlement à v, mais en seps inverse. Par exemple, C étant égal à 80c +- 20, = 100, il ne peut
conserver sa grandeur, lorsque v tombe à 10, que si c s'élève à 90, ce qui conduit à la composition : 90e -1- 10, ~: 100. D'une manière générale, nous pouvons donc dire que si v devient v ---±: d, c doit se transformer en c zp d,
84 PREMIÈRE PAUTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
c'est-à-dire qu'il doit varier de la même somme que v, mais en sens inverse.
De même, lorsque le taux de la plus-valuepl' reste invariable et que le capital variable v change, la grandeur absolue de la plus-value doit varier ; car dans l'expression pl = pl' x v, le facteur v a pris une nouvelle valeur.
La variation de v nous donne, à côté de
V
p =Pl'
une nouvelle expression
if VI
p 1 ~ =PC
dans laquelle v est devenu v,. La combinaison de ces deux expressioDss nous permet de déterminer le nouveau taux du profit :
p, . p', ~ Pl' V : Pl' V : VI.
Le taux de la plus-value et le capital total restant iDvariables, le taux originaire du profit est au taux nouveau dû à la variation du capital variable, comme le capital variable originaire est au capital variable modifié.
C
Suposons, par exemple, qu'un capital de
1. 15000 C ~ 19-000, -+~ 3000v -1- (3000pi)
se transforme en
Il. 15000 C = 13000, -j- 9.000v -~- (2000pi).
Dans les deux cas, nous avons un capital total de 15000 et un taux de plus-value pl' = 100 0/0 ; mais le taux du profit de 1 (20 0/,) est au taux du profit de Il (13 1/3 0/0) comme le capital variable de 1 (3000) est au capital variable de Il (2000) ; c'est-à-dire : 20 0/0 - 13 1/3 0/0 = 3000 : 2000.
Le capital variable peut augmenter ou diminuer. Envisageons le premier cas et supposons un capital présentant la constitution et le fonctionnement suivants :
1. looc -j- 20, -j- lopi; c~ 120,pl'~ 50 0/0,p,~ 8 1/30/0,
CHAP. III- - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 35
Si le capital variable monte à 30, le capital constant doit tomber à 90, afin que le capital total reste égal à 1120 ; quant à la plus-value, son taux restant de 50 0/,, elle doit monter à 15.
Nous aurons donc
Il. 90, -~- 30, -+- 15pi; C ~ 120, pl'~ 50 0/0, p' ~12 1/2 0/0,
Supposons d'abord que le salaire reste invariable -, les
autres facteurs du taux de la plus-value, lajourtiée et l'in
tensité du travail, resteront également constants. L'accrois
sement de v (passant de 20 à 30) rie petit donc résulter que
d'une augmentation de moitié du nombre des ouvriers.
La valeur produite augmentera également de moitié ;de
30 elle atteindra 45, et comme avant elle se répartira
par 2/3 sur le salaire*et 1/3 sur la plus-value. Mais en
même temps et malgré I'dugmentatioii du * -nombre des
ouvriers, le capital constant ',la valeur des moyens de pro
duction) aura, rétrogradé de 100 à 90. Nous nous trouverons
donc en présence d'une productivité décroissante du tra
vail combinée avec une diminution du capital constant.
Ce cas est-il économiquement possible ?
Dans l'agriculture et les industries extractives, où la diminution de la productivité du travail et l'augmentation
n
du nombre des ouvriers sont admissibles,ces variations, la production étant capitalisée, doivent être accompagnées, non d'une diminution, mais d'une augmentation du capital constant. Si même la diminution de c était déterminée uniquement par une baisse des prix, un capital isolé ne pourrait passer de 1 à Il que dans des circonstances tout a fait exceptionnelles. Il n'en est pas de même quand on se trouve en présence de deux capitaux engagés, en des pays différents, dans des branches différentes de l'agriculture ou d'une industrie extractive. Dans ce cas, il n'y a rien d'étonnant à ce que d'un côté on emploie plus d'ouvriers que de l'autre, (par conséquent, plus de capital variable) tout en travaillant avec des moyens dc production moins importants ou moins coûteux.
36 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
Supposons maintenant que l'accroissement de 20 à 30 du capital variable soit dû à une augmentation correspondante du salaire, le même nombre d'ouvriers, 20 par exemple, continuant à travailler avec les mêmes ou presque les mêmes moyens de production. Si la journée de travail restait la même, 10 heures par exemple, la valeur produite serait également la même et continuerait à s'élever à 30. Mais comme ces 30 seraient absorbés entièrement pour remplacer le capital variable, la plus -value aurait disparu. Or nous avons supposé que le taux de la plus-value se maintient à 50 0/, comme dans 1. Il n'est donc pas possible que la journée detravail reste invariable et il faut, pourobtenirla plusvalue que nous avons prévue, que sa durée soit portée à 15 heures. Les 20 ouvriers produiront alors (en 15 heures) une valeur de 45 et nous aurons réalisé toutes les conditions prévues par nos formules :
IL 90, -~- 30, +- 15pl; C ~ 120, pl' = 50 0/0, p'~ 12 1/2 0/0
La quantité de moyens de travail outils, machines, etc., sera donc la même que dans le cas 1, mais celle de matières premières et auxiliaires devra être augmentée de moitié. Une baisse des prix de ces matières rendra très possible, pour un capital isolé, le passage de la situation 1 à la situation 11, dans les conditions que nous avons supposées, et la perte que subira le capitaliste par la dépréciation de son capital constant sera compensée, du moins dans une certaine mesure, par l'augmentation de son profit.
Supposons maintenant qu'au lieu d'augmenter, le capital variable diminue. Renversons donc notre exemple précédent et admettons que le capital, qui avait originairement la composition 11, ait la composition 1 après sa transformation. Donc IL 90, -~- 30, --~- 15 pl se change en 1. 100e -î-20, -[- 10pi. Il est évident que cette interversion ne modifie en rien les deux taux du profit, ni les conditions qui les déterminent.
Si v tombe de 30 à 20, parce qu'une diminution du nombre des ouvriers marche de pair avec une augmenta
CHAP. 111. - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 37
tion du capital constant, nous sommes en présence de la marche normale de l'industrie moderne : la productivité croissante du travail, c'est-à-dire la mise en oeuvre de moyens de production de plus en plus puissants par des ouvriers de moins en moins nombreux. La troisième partie de ce volume montrera que ce résultat est accompagné nécessairement de la baisse du taux du profit.
Si au contraire v tombe de 30 à 20, parce que les ouvriers restés en no nibre égal reçoivent moins de salaire, la valeur produite sera comme précédemment 30v -1- 15pi ~ 115, à condition que la journée de travail reste invariable. Mais dans ce cas, v n'étant plus que de 20, la plus-value devrait s'élever à 25 et atteindre le taux de 125 0 , /0, conséquence qui est en opposition avec nos prémisses. Pour que celles-ci soient maintenues, la plus-value devrait tomber de 50 0/0 au taux de 10 0/0 et la valeur produite reculer de 45 à 30, ce qui n'est possible que si lajournée de travail est raccourcie de 1/3. Nous aurons donc :
1001 -1- 201 _+ 'OP1 ; Pl' = 50 0/0, P'~ 8 1/3 0/0
Inutile de dire que cette diminution des heures de travail se réalisant concurremment avec une diminution du salaire ne se présente pas en pratique. Mais cela est sans importance ; le taux du profit est fonction de plusieurs variables, dont l'actionne peut être dégagée qui en exami
nant l'influence de chacune isolément, sans se préoccuper si les suppositions qu'on fait de la sorte sont ou ne sont pas économiquement possibles pour un même capital. '
2) pl' constant, v variable et C modifié par la variation de v.
Le cas ne se différencie du précédent que par une question de degré. An lieu d'augmenter ou de diminuer à c
mesure que v diminue ou augmente, C reste constant. Actuellement dans la grande industrie et l'agriculture le capital variable intervient pour une part relativement petite
38 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
dans le capital total et ne peut donc faire varier celui-ci que dans des limites très étroites. Partons encore du capital :
1. 100, -j- 9-0, -j- 1 Op, ; C ~ 120, pl' ~ 50 0/0, p, ~ 8 1/3 0 /0
et supposons qu'il subisse la transformation suivante :
Il. 100, -+-30, -+- 15p, ; C = 130, pl'~5001ü,p'~ Il 7/ 13 0 /0
Si la transformation était inverse, si elle était caractérisée par une diminution du capital variable, nous n'aurions qu'à supposer que c'est Il qui se transforme en 1.
Dans le cas que nous examinons, les conditions économiques sont essentiellement les mêmes que dans le cas précédent; aussi jugeons-nous inutile de les détailler à nouveau. Le passage de 1 à Il est caractérise par une diminution de moitié de la productivité du travail : la mise en ceuvre de 100, exige 1 l/., fois plus de travail dans Il que dans 1. Ce cas peut se produire dans l'agriculture (1).
Alors que dans le cas précédent, le capital total restait invariable parce que du capital constant se transformait en capital variable ou vice versa, ici tout accroissement ou toute diminutionidu capital variable entraine un engagement ou nu dégagement de capital.
ZID ~
3) pl' et v constants, c et C v"Piables.
Dans ce cas, l'expression
fv
p ~pl - c se change en
V pl =Pl' C,
et la combinaison des deux nous conduit à
p',:p'=C : CI
(1) Le manuscrit contient ici la note : " A rechercher plus tard comment ce cas influence la rente foncière ".
CHAP. III. - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 39
Les taux de la plus-value et les capitaux variables étant les mêmes, les taux du profit sont en raison inverse des capitaux totaux.
Par exemple, les formules suivantes correspondant à trois capitaux différents ou à des états différents d'un même capital :
1. 8oc-i-20,-+-20pl;c~100,pl'~1000/0,P'~200/0.
Il. 100c+20,-f-20pi; C~I20, pl'= 100 111. 60c--f-20,+-20pj;C~ 80,pl'~1000/0,p'=250/0.
donnent lieu aux proportions suivantes :
20 0/0 : 16 - 0/0 = 120 : 100 et 20 0/0 : 25 0/0 = 80 : 100
La formule générale, 1),l == ,,, eu , trouvée plus haut, des
FC
variations de " lorsque pl' reste constant, devient mainte
nant
p , 1 = pl, V
(car v ne changeant pas, le facteur e ~-~--devieiit
V
égal à 1).
Nous savons que pl x v = pl, l'ensemble de la plusvalue. Or pl' et v restent constants ; les variations de C n'affectent donc pas pl ; elles n'ont aucune répercussion sur la somme totale de la plus-value.
Si c tombait à zéro, p', le taux du profit, serait égal à pl', le taux de la plus-value.
La variation de c peut résulter'd'un changement, ou de la valeur des éléments du capital constant, ou de la composition technique du capital total, c'est-à-dire de la productivité du travail. Dans ce dernier cas, l'accroissement de la productivité du travail social, qui serait une conséquence du développement de la grande industrie et de l'agriculture, aurait pour effet, dans l'exemple que nous
40 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORM,&TION DE LA PLUS-VALUE
avons choisi, de déterminer la transition de 111 à 1 et de I à II.Une, quantité de travail payée 20 et produisant 40 mettrait d'abord en œuvre 60 de moyens de travail ; la productivité augmentant et la valeur restant la même, les moyens de travail passeraient à 80 et ensuite à 100. L'inverse caractériserait la décroissance de la productivité ; une même quantité de travail mettrait en ceuvre moins de moyens de production et l'exploitation deviendrait plus restreinte, ainsi que cela peut se présenter dans l'agriculture, les mines, etc.
Une économie de capital constant augmente le taux du profit et dégage du capital ; elle est donc importante pour le capitaliste. Nous nous en occuperons plus loin lorsque nous étudierons les conséquences des variations des prix des éléments (surtout les matières premières) du capital constant.
Le cas que nous venons d'analyser établit une fois de plus que l'action d'une variation du capital constant sur le taux du profit est indépendante de la cause de cette variation, que celle-ci résulte d'une augmentation ou d'une diminution des éléments matériels de c ou d'une simple modification de valeur de ceux-ci.
4) pl'constant, v, c et C variables
La formule générale de la variation du taux du profit,
Pl = Pl , ev
EC
trouve son applicationici. Il en résulte que, letauxde la plusvalue restantle même:
a) Le taux du profit diminue, lorsque E est plus grand que e, c'est-à-dire si le capital constant augmente de telle sorte que l'accroissement du capital total est plus rapide que celui du capital variable. Si un capital 80, +- 20v + 20pl se transforme en 170c + 30, -J- 30pi, le
CHAP. III. - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 41
taux pl' reste égal à 100 0/0, mais v tombe de 20 à 30
c 400 io-o
bien que v ait augmenté en même temps que C ; le taux
du profit tombe de 20 0/0 à 15 0/0.
b) Le taux du profit ne reste constant que lorsque e = E,
car la fracion v reste invariable quand on en multiplie le
c
numérateur et le dénominateur par un même nombre. 80, -+- 20v q- 20pi et 160, -+- 40t, 4- 40pi donnent évidemment un même taux de profit, puisque, dansles deux cas,p l'est égal
à 100 0/0 et que l'on a d'un côté, v . 20 et de l'autre loo
V 40
c 200
c) Le taux du profit monte lorsque e estplus grand que E, c'est-à-dire lorsque le capital variable s'accroit plus vite que le capital total. Si 80, -J- 20v -J- 20pi se transformer en 120, -J- 40, -~-40pi, le taux du profit passe de 20 0/0 à 25 0/0, parce que, pl' restant invariable, V s'est élevé de 20 a 100
40 , soit de 1/5 à 1/4.
160
Lorsque v et C varient dans le même sens5 nous pouvons admettre que jusqu'à une certaine limite ils subissent des
variations proportionnelles (c'est-à-dire que -v reste invac
riable), et que, passé cette limite, un des deux seulement varie ; ce qui nous permet de ramener ce cas compliqué à l'un des cas plus simples examinés précédemment.
Par exemple, si 80, -J- 20, -1- 20pi se transforme successivement jusqu'à devenir 100, -j- 30v -1- 30pl, le rapport de v à c et par conséquent celui de v à C restent invariables jusqu'à la transformation 1 00e -J- 25, -]- 25pi ; jusque-là, le taux du profit n'est pas modifié. A partir de 100, -1- 25, -J25pi, par exemple, lorsque v, en devenant égal à 30, augmente de 5 et que C passe de 125 à 130, nous retombons dans le second cas, c'est-à-dire la simple variation de v et la variation de C qui en résulte. Le taux du profit, qui étalt de
42 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
20 0/,, augmente par cette addition de 5v, le taux de la plusvalue restant égal à 23 1/,13 0/0.
La même réductionà uncasplus simpleest possible, lorsque v et C varient en sens inverse. Si par ex. 80, 20, -+20pi variejusqu'à se transformer en 110, -~- 10, l0pi, il donne lorsqu'il devient 40, -j- 10, -F- 10pi, le même taux du profit (20 0/,) qu'au début. Une addition de 70, fera ensuite tomber ce taux à 8 1/3 0/,. En envisageant les choses de la sorte nous avons ramené le cas à celui où un seul facteur (c) varie.
Les variations simultanées de v, c et C ne constituent donc pas un problème nouveau,et aboutissent en dernière instance au cas où un seul facteur varie. Il en est même ainsi de la dernière hypothèse qui est à examiner, celle où v et C, restant numériquement invariables, subissent une modification quant à la valeur de leurs éléments constitutifs, v exprimant un autre quantum de travail et c un autre quantum de moyens de production.
Dans 80, -+- 20, -1- 20pl, 20, représente le salaire de 20 ouvriers, fournissant 10 heures de travail par jour. Supposons que ce salaire augmente dans la proportion de 1 à; 4 ce qui revient à dire que 20, ne pourra plus servir qu'à payer 16 ouvriers. Si 20 ouvriers produisaient, pendant 200 heures de travail, une valeur de 40, peudant 160 heures, 16 ouvriers ne produiront, en supposant qu'ils travaillent 10 heures parjour, qu'une valeur de 32. Si de cette valeur nous déduisons les 20, dépensés en salaires, ilne resteraque 12 deplus-value etle taux de celle-ci sera tombé de 100 0/0 à 60 0/0. Mais nous avons admis que le taux de la plus value reste invariable ; il faut donc que la journée de travail soit prolongée d'un quart et portée de 10 à 12 heures 1/2. Les 16 ouvriers travailleront alors pendant 200 heures par jouir c'est-à-dire autant que les 20 ouvriers faisant des journées de 10 heures, et comme ceux-ci ils produiront 40 ; le capital de 80, -+- 20, donnera dans les deux cas une plus-value de 20.
Inversement : si le salaire tombe de façon que 20v paie
CIIAP. 111. - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 4-3
30 ouvriers, pl' ne restera constant que si la journée de travail se raccourcit de 10 à 6 2/3 heures (20 >,, 10 ~ 30 x 6 2/3 = 200 heures de travail).
Nous avons déjà examiné jusqu'à quel point c, restant constant comme valeur en argent, peut varier par les quan
1
tités de moyens de production qu'il représente. Ce cas ne se
présentera que très exceptionnellement sous sa forme pure.
Quant aux variations des valeurs des éléments de c qui,
la valeur de celui-ci restant constante, ont pour effet de
modifier les rapports de ses parties constituantes, elles
n'affectent ni le taux du profit, ni celui de la plus-value
aussi longtemps qu'elles ne modifient pas la grandeur de v.
Zn
Nous avons ainsi passe en revue toutes les variations de v, de e et de C quipeuvent se présenter, et nous avons vu qu%lors que la plus-value reste constante, le taux du profit est suisceptible de toutes les variations, parce qu'il est affecté par la moindre modification du rapport de v à û et par conséquent de v à C. Nous avons vu en outre que la variation de v ne peut pas franchir une certaine limite au delà de laquelle la constance de pl'est économiquement impossible. Et comme la variation de c est soumise également à une limite au delà de laquelle v ne peut plus rester cous
V
tant, il est clair qu'il existe pour les variations de _F des
limites à partir desquelles pl' doit également varier. Cette action réciproque des différentes variables de notre expression apparaitra plus clairement encore dans l'étude des variations de pl'à laquelle nous allons passer maintenant.
Il. pl' variable.
Pour avoir une formule générale du taux du profit, quel que soit le taux de la plus-value, v éta~t constant ou variable, il suffit de mettre l'expression
V p = p Ir G
44 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
sous la forme p =Pr
dans laquelle pl, pl',, v, et Cl sont les valeurs modifiées de p', pl', v et C. Le rapprochement de ces deux expressions donne
V VI
p :pl=pt,-: - c pli ci
D'où
pl x ~-, X, X Pl
V ci
V
1) pl' variable, - consiant.
-étant constant, les expressions de p' et de p', devieric
nent
V
p pl, ; p 1 =pl, 1 -L
D'où
p , : p , 1 ==pl,: pl, 1
Les taux de profit de deux capitaux ayant la même composition sont entre eux comme les taux de plus-value. Les grandeurs absolues ne jouant aucun rôle dans la frac
tion -L, qui est envisagée uniquement comme un rapport, la c règle que nous venons d'énoncer est vraie pour tous les capitaux ayant la même composition, quelle que soit leur grandeur absolue.
80C 20, -q- 20pJ.~ C = 100, Pl' 100 0/0, p, 20 '/0
160, 40, + 20pi ; C = 200, pr 50 0/0, p' 10 01/0.
100 0/0 : 50 0/0 = 20 0/0 : 10 0/0
Lorsque les grandeurs absolues de v et de C sont les
CHAP. III. - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 45
mêmes dans les deux cas, les taux des profits sont entre eux comme les sommes de plus-value :
p, : Pl, Pl' x v : Pl', >< v = Pl' : pl',.
Par exemple
80, -J- 20V 20pi Pl' = 100 0/0, p, = 20 0/0
80, -1- 20, lopi Pl' = 50 0/0, P, = 10 0/0
20 0/0: 10 0/0 = 100 x 20 : 50 >< 20 = 20p, : lopi.
Il est clair que pour des capitaux de même composition (soit d'une manière absolue, soit seulement au point de vue des rapports des parties intégrantes) le taux de la plusvalue ne peut être différent que pour autant qu'il y ait une différence, soit dans le taux du salaire, soitdans la duréede travail, soit dans l'intensité du travail. Considérons les trois cas :
1. 80, -j- 20, -1- lop, Pl' ~ 50 /0, Pl 10 0/0,
11. 80, -1- 20V -[- 20p, pl' = 100 0/0, Pl 20 0/0,
111. 80, -J- 20, + 40pi pl' ~ 200 0/0, p, 40 0/0.
La valeur produite est 20v -i- 10pi = 30 dans 1 ; elle est de 40 dans Il et de 60 dans 111. Ces différences peuvent résulter de trois espèces de causes.
Primo. - Les salaires peuvent être différents : 20v ne correspond pas, dans chaque cas, à un même nombre d'ouvriers. Supposons, par ex., que dans 1, 15 ouvriers, travaillant pendant 10 heures pour un salaire de 1 1/3 £1 produisent une valeur de 30 £, dont 20 remplaçant le salaire et 10 constituant la plus-value. Si le salaire tombe à 1 £, on peut occuper 20 ouvriers pendant 10 heures et produire une valeur de 40 £, dont 20 pour payer le salaire et 20 pour former la plus-value. Si le salaire baisse jusqu'à 2/, £, 30 ouvriers pourront être occupés pendant 10 heures et ils produiront une valeur de 60 £, dont 20 pour le salaire et 40 pour la plus-value.
Ce cas (constance de la composition du capital, constance de la durée et de l'intensité du travail, variation du taux de
46 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
la plus-value par suite de la variation du salaire) est le seul auquel s'applique la règle de Ricardo : "Profits would be hi-h or low, exacily in proportion as wa ges would be low
n n
or high " (1) (Principles, eh. 1, sect. 111 p. 18 des Works
of D. Ricardo, ed. Mac Culloch, 1852).
Secundo. - L'intensité du travail peut varier. En travaillant 10 heures par jour, 20 ouvriers produisent, avec les mêmes moyens de travail, dans 1, 30, dans 11, iO, dans 111, 60 pièces d'une marchandise déterminée, chaque pièce ayant une valeur supérieure de 1 £ à celle des moyens de production qu'elle a absorbés, 20 pièces ~ 20 2 étant nécessaires dans chaque cas pour payer le salaire, il reste comme plus-value, dans 1, 10 pièces = 10 £, dans 11, 20 pièces ---~ 20 £, dans 111, 40 pièces ~ 40 £.
Tertio. - La journée de travail peut être différente. Si 20 ouvriers travaillent, avec la même intensité, dans 1, 9 heuresparjour, dans 11,12 heures, dans 111, 18 heures,les produits qu'ils fourniront seront dans le rapport 30 : 40 : 60 ou 9 : 12: 18. Leur salaire étant de 20 dans chaque cas, il restera comme plus-value, 10, '-)0 et 40.
Par conséquent le taux de la plus-value et, ' restant c
constant, le taux du profit varient en raison inverse des variations du salaire et en raison directe des variations de l'intensité et de la durée de la journée de travail.
2) pl' et v variables, C constant.
A ce cas s'applique la proportion :
V,
1)1,v:pl" V, =pl: pli.
P,: P" = P" c : P", c
Les taux de profit sont entre eux comme les quantités de plus-value.
(4) " Les profits seront hauts ou bas exactement en raison de ce que les salaires sont bas ou hauts".
CHAP. 111. - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 47
Nous avons vu qu'à une variation du taux de la plusvalue, le capital variable restant constant, correspond une variation de la grandeur et de la répartition de la valeur produite. De même les variations simultanées de v et de pl' impliquent toujours une autre répartition de la valeur produite, mais elles n'ont pas toujours comme conséquence un changement de grandeur de celle-ci. Trois cas sont possibles.
a) v et pl' varient en sens inverse, mais de quantités égales.
Par ex.
80, -+- 20, lopi P" 50 1/0, P, = 10 0/0
90, -1- 1.0, 201,1 Pl' 200 0/0, p, = 20 0/0.
Les valeurs produites et les quantités de travail fournies sont les mêmes dans les deux cas ; 20, -+- 10pi ~ 10, -J20pi = 30. Mais dans le premier cas, on paie 20 pour le salaire et il reste 10 de plus-value, tandis que dans le second, le salaire est de 10 et la plus-value de 20. C'est le seul cas où les variations simultanées de v et de pt'n'aflectent pas le nombre des ouvriers, l'intensité et la durée de la journée de travail.
b) v et pl' varient en sens inverse, mais de quantités différentes.
La variation de l'un ou de l'autre prédomine.
1. 80, -+- 20, -+-~ 20p, ; pl' ~ 100 0/0, P' ~ 20 0/0
Il. 72, _~_ 28, 20p, ; pl' = 71 3 /7 0/0, P' = 9-0 0/0
111. 84 + 16, 20pi; Pl' = 125 0/0, P' ~ 20 0/0
Dans 1, un produit de 40 est payé par 20v, dans 11, un produit Ide 48 par 28, et dans 111, un produit de 36 Par 16,. La valeur produite et le salaire ont changé. Or une variation de la valeur produite correspond à une variation de la quantité de travail fournie, due soit à une variation du nombre des ouvriers, soit à une variation de la durée ou de l'intensité du travail, soit à plusieurs de ces causes agissant simultanément.
48 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
c) pl' et v varient dans le même sens. Dans ce cas l'action de l'un s'ajoute à celle de l'autre.
1. 90e 10, lop, Pl' = 100 0/0, P' ~ 10 0/0
Il. 80, 20v 30pi pl' = 150 0/0, p' = 30 0/0
111. 92, 8, 6p, pl' ~ 75 0/0, p' = 6 0/0
La valeur produite est de 20 dans 1, de 50 dans 11, de 14 dans 111. Les différences des quantités de travail fournies sont en rapport avec des différences soit du nombre d'ouvriers, soit de la durée ou de l'intensité du travail, soit de plusieurss de ces facteurs.
3) pl', v et C variables.
Ce cas ne donne lieu à aucune considération nouvelle et rentre dans la formule générale, donnée sous 11, pl' variable.
Par conséquent, les cas suivants se présentent dans l'étude de l'action de la variation du taux de la plus-value sur le taux du profit :,
1) p' augmente ou diminue dans la même mesure que
pl,~ restant constant.
c
80, -1- 20, -J- 20pi ;Pl' ~ 100 0/0, P' ~ 20 0/0
80, -1- 20, --~- lop, ; Pl' ~ 50 /0, P, = 10 0/0
100 50 0/0 = 20 0/0 : 10 0/0.
v
2') p' augmente ou diminue plus rapidement que pl', -
variant dans le même sens que pl'.
80, -+- 20, + lopi ; pl = 50 0/0, P, = 10 /0
70v + 30, -~- 20pi ; pl' = 66 2/3 0/03 p' = 20 0/0
50 0/0 : 66 2/3 0/0 < 10 0/0 - 20 '/0
CHAP. IIL - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. 49
3) p' augmente ou diminue moins rapidement que pl', -~-
c
variant en sens inverse et moins rapidement que pl'.
80, 20, -1- IOPI Pl' = 50 0/0 P' = 10 0/0
90, 10, -+- 15pi Pl' ~ 150 %, P' = 15 0/0.
50 0/0 : 150 0/0 > 10 0/0 : 15 0/0
4) p' varie en sens inverse de pl', v variant en sens
c
inverse et plus rapidement que pl'.
80, -J- 20, + 20pi Pl' 100 0/0, P' 20 0/0
90, -1- 10, -j-- 15pi Pl' 150 0/0, P' 15 0/0
pl' s'élève de 100 à 150 0/0 pendant que p' tombe de 20 à 15 0/0.
5) Enfinp' reste constant alors que pl' augmente ou diminue, - variant en sens inverse, mais dans la même mesure CI
que pl'.
Ce dernier cas demande quelques explications. -Alors
que l'étude des variations de -v nous avait montré qu'un c
même taux de la plus-value peut s'exprimer dans les taux de profit les plus ~iüriés, nous voyons ici que le même taux du profit peut correspondre à des taux de plus-value absolument différents. Mais alors que, dans l'hypothèse de pl' constant, n'importe quel changement du rapport de v à C suffisait pour modifier le taux du profit, il faut, dans l'hypothèse depl' variable, que subisse une variation inverse et
correspondante pour que le taux du profit reste constant. Or cela ne se présente que très exceptionnellement, soit pour un même capital, soit pour deux capitaux engagés dans le même pays. Soit p. ex. un capital de
80,; +- 20V +- 20pi ; C = 100, pl' == 100 0/0, P' = 20 0/0.
Supposons que le salaire fléchisse dans des conditions telles que le même nombre d'ouvr* -s puisse être payé par
50 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
16v au lieu de 20v . Toutes autres circonstances égales, 4v seront dégagés et noirs auronsl -
80c, -1- 16v -q- 24p, ; C == 96, pl' == 150 0/0, p' ~ 25 0/0
Pour que p' soifde 20 .0/, comme auparavant, le capital total devra s'élever à 120 et le capital constant à 104 :
104c --~- 16v -~- 24p, ; C = 120, pl' == 150 0/0, p' = 20 0/0.
Or cela n'est possible que si la baisse du salaire est accompagnée d'une variation de la productivité du travail correspondant à la nouvelle composition du capital, ou si la valeur argent du capital constant monte de 80 à 104 ; toutes eond~tions qui ne se présentent simultanément que par hasard et par exception. En effet, une variation de pl'indépendante d'une variation de v et par conséquent
de ' n'est possible que dans des circonstances tout à fait
C
spéciales, notamment dans les industries qui ne font appel qu'à du capital fixe et du travail, et utilisent des matières premières fournies directement par la nature.
Il n'en est pas de même quand on compare des pays différents; dans ce cas, le même taux du profit exprime le plus souvent des taux différents de plus-value.
Il résulte des cinq cas que nous avons passés en revue que la hausse, la baisse on l'invariabilité du taux du profit peuvent correspondre soit à une augmentation, soit à une diminution du taux de la plus-value ; elles peuvent correspondre également, ainsi que nous l'avons vu précédemment, à Finvariabilité de ces derniers.
Le taux du profit est donc déterminé par deux facteurs principaux, le taux de la plus-value et la composition du capital, dont les effets peuvent se résumer comme suit (nous exprimons simplement les rapports, étant donné qu'il est sans importance que la variation procède de telle ou telle partie du capital) :
Les taux du proflt de deux capitaux ou d'un même capital dans deux états successifs, sont égaux:
CHAP- Ill' - RAPPORT ENTRE LE TAUX DU PROFIT ETC. M
l' Lorsque, pour une même composition centésimale, ces capitaux ont les mêmes taux de plus-value ;
2' Lorsque, la composition centésimale et les taux de la, plus-value étant différents, ces capitaux produisent des quaniiies égales de plus-value (pl ~ pl'v), en d'autres termes, lorsque les facteurs _pl' et v y sont en raison inverse l'un de l'autre.
Les taux du profit sont inégaux:
l' Lorsque, pour une même composition centésimale, les
capitaux ont des taux de plus-value inégaux. Dans ce cas, les taux du profit sont entre eux comme les taux de plusvalue.
20 Lorsque, les taux de la plus-value étant é ', aux, la composition centésimale des capitaux est différente. Dans ce cas, les taux du profit sont entre eux comme les capitaux variabies.
30 Lorsque les taux de la plus-value et la composition centésimale des capitaux sont différents. Dans ce cas, les taux du profit sont entre eux comme les produitspl'x v, c'est-à-dire comme les quantités de plus-value, rapportées au capital total (1).
(1) Le manuscrit contient d'autres calculs très détaillés relatifs à des particularités très intéressantes des taux de la plus-value et du profit (pl" et p'), dont les mouvements, notamment dans les cas où ces deux taux se rapprochent ou s'éloignent l'un de l'autre, peuvent être représentés par des diagrammes. Je renonce à la reproduction de ces calculs, parce qu'ils sont peu importants pour le but immédiat de ce volume et qu'il suffit de les signaler à J'attention des lecteurs qui auraient l'intention d'approfondir
cette étude. F. E.
1
CHAPITRE IV
ACTION DE LA ROTATION SUR LE TAUX DU PROFIT
1
[L'action de la rotation sur la production de la plus-value et du profit a été analysée dans noire second volume. En peu de mots elle peut être exposée comme suit: La rotation devant avoir une certaine durée, tout le capital ne petit pas être appliqué, en une fois, à la production; une partie en reste continuellement en friche, sous forme de capitalargent, de matière première, de capital-marchandise non encore vendu ou de créances non encore échues. Cette partie vient en déduction du capital engagé dans la production active et utilisé a la création de la plus-value ; elle réduit par conséquent l'importance dc cette dernière. Plus le temps de rotation est court, plus la partie de capital en friche estpetite par rapport ait capital total, plus importante est la récolte de plus-value, toutes autres circonstances égales.
Nous avons montré, dans notre second volume, comment le raccourcissement du temps de rotation ou de l'une de ses deux périodes, le temps de production ou le temps de circulation, augmente la production de la plus-value. Cet effet se répercute sur le taux du profit, qui est le rapport de la plus-value au capital total engagé dans la production. Ce que nous avons dit, dans la deuxième partie du second volume, concernant la plus-value, s'applique donc au profit et à son taux, et nous pouvons nous dispenser de le répéter ici. Nous insisterons cependant sur quelques points essentiels.
CHAP. IV. - ACTION DE LA ROTATION SUR LE TAUX DU PROFIT 5à
Le moyen le plus efficace pour raccourcir le temps de production est l'accroissement de la productivité du travail, ce qui, dans le langage ordinaire, est la caractéristique du progrès de l'industrie. Cet accroissement a pour
Zn
conséquence la hausse du taux du profit, à moins qu'il ne soit accompagné, par suite de la mise en oeuvre de machines coûteuses, d'une augmentation sensible du capital engagé. Une pareille hausse du taux du profit a été provoquée, parexemple, dans la métallurgie et l'industrie chimique, par la plupart des progrès les plus récents. C'est ainsi que les procédés de fabrication de l'acier découverts par Bessemer, Siemens, Gilchrist-Thomas et d'autres, sont venus réduire au minimum la durée d'opérations autrefois très longues, tout en en ramenant les frais à un taux relativement insignifiant. De même la préparation, au moyen du goudron de houille, de l'alizarine, qui remplace la garance, donne en quelques semaines et sans autres installations que celles en usage pour les autres couleurs obtenues par le, goudron, des résultats qu'on mettait autrefois des années à obtenir. Il fallait un an pour la pousse de la garance., dont les racines devaient ensuite mûrir pendant plusieurs années avant de pouvoir être appliquées à la teinture.
Quant à la diminution du temps de circulation, elle est activée avant tout par le perfectionnement des moyens de communication. Les dernières cinquante années ont amené, dans ce domaine, une révolution qui ne peut être comparée qu'à la révolution industrielle de la seconde moitié du siècle dernier. Le chemin de fer a pris la place de la route empierrée, les navires à vapeur rapides et réguliers se sont substitués aux voiliers lents et capricieux et le télégraphe a envahi le gI~be tout entier. C'est en réalité par le canal de Suez que la pénétration en Extrême-Orient et en Australie est devenue possible. Alors qu'en 1847 il fallait douze mois au moins (voyez notre deuxième volume, p. 270) pour envoyer des marchandises en Asie orientale, il ne faut plus que douze semaines aujourd'hui. Les deux grands foyers
54 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
des crises de la période de 1825 à 1857, J'Amérique et les Indes, sont rapprochés de 70 à 90 0/0 des pays industriels de l'Europe, ce qui rend impossible dans une large mesure le retour de ces événements oflensifs.
Le temps de rotation du commerce mondial a été diminué considérablement et l'activité du capital a été doublée et même triplée. Il va de soi que cette révolution ne s'est pas accomplie sans contre-coup sur le taux du profit. Pour apprécier d'une manière exacte l'iiifluence de la rotation sur ce dernier, nous devons admettre que tous les autres éléments (taux de la plus-value, journée de travail, composition centésimale) sont les mêmes pour les deux capitaux que nous mettrons en parallèle.
Prenons un capital A, ayant la composition 80e --j- 20v
4 00 C, et qui, pour un taux de plus-value de 100 0/0, accomplit deux rotations par an. Son produit annuel sera 160e -f- 40,~ -1- 40pl. Le taux du profit devant être calculé en rapportant 40pi, non pas au capital employé de 200, mais au capital avancé de 100, nous aurons p'= 40 0/0.
Soit un second capital B = 160, -1- 40v = 200 C qui, pour le même taux de plus-value de 100 0/0, n'accomplit qu'une rotation par an. Son produit annuel sera également de 160, -j- 40, -140pi, mais les 40pl devront être rapportés au capital avancé de 200, ce qui donnera un taux de profit de 20 0/0, la moitié de celui de A.
Les taux de profit de deux capitaux de même composition, de même taux de plus-value et de même durée de travail, sont donc en rapport inverse des périodes de rotation. Si la composition, le taux de plus-value, la journée de travail on le salaire n'étaient pas identiques pour les deux c apitaux comparés, il en résulterait d'autres différences pour le faux du profit; mais ces différences, dont nous nous sommes déjà occupés dans le chap. III, sont indépendantes de la rotation et ne nous intéressent pas ici,
L'effet d'une diminution du temps de circulation sur la production de plus-value et par conséquent de profit se traduit directement par un accroissement de l'activité du
CHAP. IV. - ACTION DE LA ROTATION SUR LIE: TAUX DU PROFIT 55
capital variable. Nous avons démontré, vol. II, chap. XVI (la rotation du capital variable), qu'un capitalvariable de 500, accomplissant dix rotations par an, rapporte autant de plus-value qu'un capital variable de 5000 qui, avec le même taux de plus-value et le même salaire, n'en accomplit qu'une.
Prenons un capital 1 composé d>un capital fixe de 10000, donnant lieu à une usure annuelle de 10 0/0 ~ 1000, d'un capital circulant (constant) de 500 et d'un capital variable de 500. Supposons que ce dernier, avec un taux de plusvalue de 100 0/0, accomplisse dix rotations par an (nous admettons donc, et dans un but de simplification nous ferons de même dans tous les exemples qui vont suivre, que le capital circulant constant a la même durée de rotation que le capital variable, ce qui est généralement vrai en pratique). Le produit d'une période de rotation sera :
100e (usure) -j- 500, -j- 500, + 500pi ~ 1600,
et celui d'une année entière, comprenant dix rotations
1000, (usure) -1- 5000, -+- 5000, -i- 5000pi = 16000
C == 11000, Pl == 5000, P' 5000 5
~~ fil-00 0 ~ 45-0/0. il
Prenons maintenant un capital Il : 9000 de capital fixe avec une usure annuelle de 1000, 1000 de capital circulant constant et 1000 de capital variable. Taux de plus-value de 100 0/0 et 5 rotations par au du capital variable. Le produit de chaque période de rotation sera :
200, (usure) -î- 1000e -+- 1000, + 1000pi ~ 3200, et celui des cinq rotations de l'année sera :
1000, (usure) -J- 5000, +- 5000, + 5000pi 16000,
C =~: 11000, Pl ~ 5000, P' 5090 ~= 4
11000
56 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
Prenons enfin un capital 111, sans partie fixe, avec 6000 de capital circulant constant et 5000 de capital variable ; une rotation par an et un taux de plus-value de 100 0/0. Le produit de l'année sera :
6000, -4- 5000, 5000pi = 16000,
45
C = 11000, Pl = 5000, P 11000 il
Dans les trois cas, nous avons la même somme annuelle de plus-value (5000) et le même capital total ~I 1000). Il en résulte que nous devons également avoir le même taux de profit, 45 5/1, 0/0.
Il n'en serait plus de même si le capital 1 (C'est-à-dire sa partie variable) accomplissait 5 rotations au lieu de 10 par an. Dans ce cas, le produit d'une rotation serait :
200, (usure) -j- 500, -j- 500v -j- 500pi = 1700,
et le produit annuel :
1000, (usure) -J- 2500e -J- 25001, -+- 2500pi ~ 8500,
2500 8
C ~ Il 000, Pl= 2500, P' ~ - ~ 22-0/0.
11000 il
Le taux du profit aurait donc baissé de moitié parce que le temps de rotation aurait doublé.
La plus-value récoltée en une année est égale à la plus-value d'une période de rotation du capital variable, multipliée par le nombre de rotations de l'année ; de sorte que si nous désignons par Pl la plus-value ou le profit d'une année, par pl la plus-value d'une période de rotation et par n le nombre annuel de rotations du capital variable, nous avons Pl ~ pl x n, alors que le taux annuel de la plusvalue sera Pl' ~ pl'x n, ainsi que nous l'avons expliqué dans notre vol. 11, chap. XVI, 1.
Il va de soi que la formule du taux du profit I-)' ~ pl' v CI
V
= pl' - n'est exacte que si le v du numérateur est le
+
1
CHAP. IV. - ACTION DE LA ROTATION SUR LE TAUX DU PROFIT 57
même que celui du dénominateur. Le v du numérateur représente toute la partie du capital qui est utilisée comme capital variable, pour payer le salaire. Le v du dénominateur est déterminé en premier lieu par la plus-value Pl dont il a provoqué la production, et qui rapportée à, v donne le taux pl' de la plus-value (P l' ; c'est enintroduisant
V
cette valeur de pl dans l'expression p' ~= 'pl , quion a
c+V
V
obtenu p'~pl' - . Le v du dénominateur est ensuite dé
C+V
terminé de plus près en ce qu'il doit toujours être égal au v du numérateur, c'est-à-dire à toute la partie variable du capital C. ED d'autres termes, l'expression p' =~'-ne
peut être transformée sans erreur en p'~ pl' -" que pour e + V
autant que pl exprime la plus-value produite par une rotation du capital variable. Si pl ne correspondait qu'à une partie de cette plus-value, l'expression pl ~ pl'v serait exacte, mais le v qu'elle contiendrait serait plus petit que celui de C = c -1- v, car tout le capital variable n'aurait pas été, dépensé en salaire. Si, au contraire, pl représentait plus que la plus-value d'une rotation, le v qu'elle pontiendrait fonctionnerait deux fois, d'abord dans la première rotation, ensuite dans la seconde, ou dans la seconde et la suivante; le v qui produirait la plus-value et qui est la somme de tous les salaires, serait alors plus grand que le v de c -1- v, et le calcul ne serait plus exact.
Pour que la formule du taux annuel du profit devienne exacte, nous devons substituer le taux annuel de la plusvalue au taux simple de cette dernière, par conséquent substituer Pl' ou n xpl' à pl' ( ' donc multiplier le taux pl' de la plus-value ou, ce qui revient au même, le capital variable v -contenu en C, par n, le nombre annuel des rotations de ce capital variable). Nous obtenons ainsi : p'=
V
pl'n c , expression donnant le taux annuel du profit
58 PREMIÉRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
Dans la plupart des cas le capitaliste lui-même ne se fait pas une idée exacte de l'importance du capital variable de son entreprise. Pour lui, ainsi que nous l'avons vu dans le chapitre VIII du deuxième volume et que nous le constaterons plus loin encore, le capital présente une seule subdivision essentielle, celle en capital fixe et en capital cireulant.11 puise dans une même caisse, qui contient lapartie en espèces de son capital circulant (à. moins qu'elle ne soit déposée à la banque), l'argent pour les salaires et l'argent pour les matières premières et auxiliaires, et il porte les deux dépenses au crédit d'un même compte de caisse. Et même s'il tenait un compte spécial des salaires, ce compte se solderait à la fin de l'année par la somme payée v >< n, et ne serait nullement égal au capital variable v lui-même. Pour déterminer l'importance de ce dernier, il devrait faire un calcul spécial, dont nous allons donner un exemple.
Considérons la filature de coton de 10000 broches, que nous avons décrite dans notre premier volume, et supposons que les chiffres donnés pour une semaine d'avril 1871 soient vrais pour toute l'année. Nous avions un capital fixe del 0000 £ engagé dans les machines. Nous supposerons que le capital circulant, qui n'était pas déterminé ' soit de 2500 2, un chiffre élevé qui se justifie par la supposition dont nous ne pouvons pas nous départir, que le crédit n'intervient pas dans nos opérations, qui s'accomplissent sans que de J'argent étranger y joue un rôle, transitoirement on définitivement. La valeur du produit hebdomadaire comprenait 20 £ correspondant à l'usure de la partie mécanique, 358 £ de capital circulant constant (loyer 6 £, coton 342 £, charbon, gaz, huile, 10 £), 52 £ de capital variable payées pour le salaire et 80 £ de plusvalue ; elle s'élevait par conséquent à 20, -+- 358e -+- 52v -~80pl = 510. Le capital circulant avancé hebdomadairenient était de 358, + 52, = 410, soit 87,3 0/10 de capital constant et 12,7 0/0 de capital variable, ou encore, en rapportant ces éléments à l'ensemble du capital circulant, 2182 £ de capital constant et 318 £ de capital varia
CHAP. IV. - AOTION DE LA ROTATION SUR LE TAUX DU PROFIT 59
ble. Comme la dépense annuelle de salaire s'élevait à
52 x 52 £ ~ 2701 £, le capital variable (318 £) accom
plissait environ 8 l/. rotations par an. Quant au taux de
80 il
la plus value, il était de - == 153 - 0/0. Ces éléments
13
étant connus, il nous suffit, pour calculer le taux du profit,
de les introduire dans la formule p'~ pl'n V , en y aisant
c
pl'= 153 13 , n 8 2 , v = 318, C 12500. Nous trou
vons ainsi que
1 153 Il >< 8 1 x 318 33,27 1/0.
p 43 2 12500
Pour en faire la preuve, nous nous servirons de la for
mule simple p' == m~ 1 . La plus-value ou, ce qui revient au
c
même, le profit de toute l'année s'élève à 80 x 52 £ ==
= 4160 £,. Si nous divisons ce nombre par le capital total,
soit par 112500, nous. obtenons environ 33,28 0/0. Ce profit est anormalement élevé ; il s'explique par une conjoncture exceptionnellement favorable (des prix très bas pour le coton et très élevés pour le fil), qui n'a certainement pas duré pendant toute l'année.
Dans la formule ' == pl'>< n -", le produit pl' x n
p c
représente, ainsi que nous l'avons dit, ce qui a été nommé
dans notre second volume le taux annuel de la plus-value.
il 1 9
Dans notre exemple,il est égal à 153 - 0/ 0 x 8 - = 1301 - 1/0
13 2 43
Le naïf, qui aurait jeté les bras au ciel à la vue du taux
annuel de plus-value de 1000 0/0 invoqué dans notre
secondvolume, se calmerapeut-être quandilappreDdra que
le taux annuel de 1300 0/0 dont nous parlons ici, a été réellement réalisé à Manchester. Pareil profit n'est pas rare dans
les périodes de très grande prospérité, que nous n'avons plus traversées, il est vrai, depuis un certain temps.
Le cas qui nous a servi d'illustration nous fournit inci
60 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
demment un exemple de la composition du capital dans la grande industrie moderne. Le capital que nous avons envisagé se subdivise en 12182 £ de capital constant et 318 £ de capital variable, en tout 12500 £, soit 97 2 0/0 de capital constant et 2 1 0/0 de capital variable. La quarantième par2
tie du capital total seulement sert, mais en jouant ce rôle plus de huit fois par an, à payer les salaires. Comme il n'y a guère de capitalistes qui soient disposés à faire des calculs semblables au sujet de leurs entreprises, la statistique ne fournit presque pas de données sur le rapport entre la partie constante et la partie variable du capital de la société. Seuls les recensements américains renseignent - et ce sont les seuls chiffres possibles dans les conditions actuelles - sur les salaires et les profits dans les diflérentes branches d'industrie. Quelque sujettes à caution que soient ces données, -qui reposent exclusivement sur les déclarations non contrôlées des industriels, ce sont les uniques que nous possédions et elles sont très précieuses par conséquent. En Europe nous avons trop de délicatesse pour nous permettre de pareilles indiscrétions à l'égard de nos grands industriels. - F. E. 1
CHAPITRE V
ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT
I. Considérations générales.
L'augmentation absolue de la plus-value, c'est-à-dire la prolongation du surtravail et par conséquent de la journée de travail, le nombre et le salaire nominal des ouvriers restant constants -il est sans importance que les heures supplémentaires soient payées ou non - réduit le rapport du capital constant au capital total et au capital variable, et augmente par cela même le taux du profit, quels que soient l'importance et l'accroissement de la plus-value et quelle que soit l'augmentation éventuelle du taux de cette dernière. La partie fixe du capital constant (bâtiments, machines, etc.) reste la même, que la journée de travail soit de 12 ou de 16 heures, et cette partie, la plus coûteuse de celles qui le constituent, ne donne lieu à aucune dépense supplémentaire lorsqu'on prolonge la journée de travail. D'ailleurs cette prolongation a pour conséquence la reproduction du capital fixe en un nombre plus petit de rotations et par suite le raccourcissement du temps pendant lequel il doit rester engagé pour donner un profit déterminé. La prolongation de la journée de travail augmente donc le profit, même lorsque le travail supplémentaire est payé, et elle l'accroit même dans une certaine mesure lorsque les heures supplémentaires sont mieux payées que les heures ordinaires. C'est. ainsi que la nécessité croissante d'augmenter le capital fixe dans l'industrie moderne, a été
capital_Livre_3_1_062_107.txt
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62 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
un des principaux motifs qui ont poussé les capitalistes âpres au gain à prolonger la journée de travail (1).
Il n'en est pas de même lorsque la journée de travail est constante. Il faut alors, ou bien augmenter le nombre des ouvriers et dans une certaine mesure le capital fixe (bâtiments, machines, etc.) pour exploiter une plus grande quantité de travail (car nous faisons abstraction des réductions qui ramènent le salaire à un taux inférieur au taux normal) ; ou bien augmenter l'intensité ou la productivité du travail, pour produire plus de plus-value relative. Les industries qui emploient de la matière première doivent, dans ce dernier cas, donner plus d'importance à la partie circulante de leur capital constant, parce qu'elles consomment plus de matière première dans le même espace de temps, et elles doivent faire conduire un plus grand nombre de machines par le même nombre d'ouvriers, c'est-à-dire augmenter la partie fixe de ce même capital constant. L'accroissement de la plus-value est donc accompagné d'une augmentation du capital constant et le raffinement de l'exploitation du travail est suivi d'une extension du capital avancé. Il en résulte que si le taux du profit hausse d'un côté, il baisse de l'autre.
Une bonne partie des frais généraux échappe à l'influence des variations de la journée de travail. La surveillance coûte moins pour 500 ouvriers qui travaillent 18 heures, que pour 750 ouvriers occupés pendant 12 heures. " Les frais d'exploitation d'une fabrique sont à peu près les mêmes pour dix que pour douze heures de travail " (Rep. Fact. Oct. 1848, p. 37). Les impôts de l'Etat et de la commune, l'assurance contre l'incendie, le salaire de certains employés, la dépréciation des machines et bien d'autres frais généraux d'une fabrique ne sont pas affectés par un
(1) " Puisque, dans toutes les fabriques, une très grande somme de capital fixe est engagée dans les bàtiments et les machines, le gain sera d'autant plus grand que le nombre d'heures pendant lesquelles les machines peuvent travailler sera plus considérable ". (Rev. of lnsp. 0/ Fact. 31 Octobre 1858, p. 8).
CIIAP. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 63
changement du temps de travail ; ils croissent relativement au profit au fur et à, mesure que la production diminue. (Rep. Fact. Oct. 1862, p. 19)
Le temps nécessaire pour la reproduction des installations mécaniques et des autres parties du capital fixe dépend en pratique, non seulement de leur construction, mais de la durée du procès de travail dans lequel elles agissent et s'usent. Lorsque les ouvriers travaillent pendant 18 heures au lieu de 12, cette prolongation représente 3 jours de plus par semaine et fait d'une semaine une semaine et demie, et de deux ans, trois ans. Si les heures supplémentaires ne sont pas payées, les ouvriers donnent gratuitement une semaine ou un an de travail sur trois, ce qui augmente de 50 0/0 la valeur des machines annuellement reproduites et diminue de 4/3 la durée de la reproduction.
Pour éviter des complications inutiles, nous supposerons, dans cette recherche ainsi que dans celle relative aux variations de prix des matières premières (chap. VI), que la plus-value est donnée par sa valeur absolue et par son taux.
Ainsi que nous l'avons fait ressortir en étudiant la
coopération, la division du travail et le machinisme, la
production en grand est économique avant tout parce que
les trois facteurs que no ' us venons d'énumérer y fonction
nent comme facteurs sociaux du travail, c'est-à-dire comme
conditions d'un travail social. Dans le procès de production
ils sont mis en action collectivement, par des ouvriers d-ont
les efforts sont combinés, et non individuellement, par des
travailleurs isolés ou coopérant directement dans des limi
tes très étroites. Lorsqu'une grande fabrique est mise en
mouvement par un ou deux grands moteurs, les frais inhé
rents à ceux-ci ne croissent pas en raison directe du nombre
de chevaux-vapeur, c'est-à-dire de leur puissance; les dé
penses pour les transmissions n'augmentent pas propor
tionnellement à la quantité de machines qu'elles action
nent ; les prix des bâtis des machines-outils ne renchérissent,
64 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
pas à mesure que leurs organes font travailler un plus grand nombre d'outils. La concentration des moyens de production réduit l'étendue des bâtiments réservés tant aux magasins qu'aux ateliers et en diminue les frais de chauffage et d'éclairage ; de plus elle n'augmente pas l'importance de certaines autres installations qui doivent être les mêmes, qu'elles soient utilisées par peu ou par beaucoup de travailleurs.
Toute cette économie inhérente à la concentration des moyens de production et à leur fonctionnement en masse implique, comme condition essentielle, l'agglomération et la collaboration des ouvriers, c'est-à-dire la combinaison sociale du travail. Elle résulte de cette dernière condition absolument comme la plus-value provient du surtravail de chaque ouvrier considéré isolément. Même les améliorations, qui sont continuellement possibles et nécessaires, sont dues exclusivement aux expériences et observations collectives que permet la production en grand, par le travail combiné de beaucoup d'ouvriers.
Il en est de même du second aspect de l'économie dans la production, c'est-à-dire de l'utilisation des déchets de fabrication dans la même ou dans une autre industrie qui les verse a nouveau dans le torrent de la production et de la consommation. Ces économies, dont nous parlerons plus tard un peu plus longement, sont également le résultat du travail social à grande échelle. C'est par leur grande masse que les déchets deviennent des objets de commerce, des éléments de production, et ce n'est que lorsqu'ils sont des résidus de la production collective et en grand, qu'ils ont une valeur d'usage et une importance dans le procès de production. Abstraction faite du bénéfice qui résulte de leur utilisation, ils font baisser, à mesure qu'ils deviennent vendables, les dépenses de matières premières, dont le prix tient toujours compte du déchet qui est normalement perdu pendant le travail. La diminution des frais de cette partie du capital constant fait monter dans la même mesure le
CHAP. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 65
taux du profit, le capital variable et le taux de la plusvalue étant donnés.
Lorsque la plus-value est donnée, le taux du profit ne peut augmenter que par la diminution de la valeur du capital constant nécessaire à la production de la marchandise, et à ce point de vue ce n'est pas la valeur d'échange du capital constant, mais sa valeur d'usage qui est importante. La quantité de travail que la filature peut incorporer au lin dépend non de la valeur mais de la quantité de celui-ci, la productivité du travail et le développement technique étant donnés ; de mêriie le service qu'une machine rend à trois ouvriers, par ex., dépend non pas de sa valeur mais de sa valeur d'usage. A un degré déterminé du développement technique, une mauvaise machine peut être chère, tandis que dans d'autres circonstances, une bonne machine peut être à bon marché.
Le profit qu'un capitaliste réoolte en plus, p. ex. , par une baisse des prix du coton et des machines à filer, est le résultat de l'accroissement de la productivité du travail, non dans le filage, mais dans la culture du coton et la construction des machines. Pour réaliser un quantum déterminé de travail, c'est-à-dire s'approprier un quantum déterminé de surtravail, il faut moins de dépenses pour la mise en œuvre du travail.
Nous avons déjà parlé de l'économie qui accompagne
l'application collective des moyens de production par le
travail combiné d'Un grand nombre d'ouvriers. Plus loin,
nous parlerons d'autres économies de c ' apital constant
résultant du raccourcissement du temps de circulation
(activé principalement par le développement des moyens
de communication). Nous dirons encore ici ' un moi de l'éco
nomie qui est due à l'amélioration incessante des installa
tions mécaniques et qui porte notamment: Il sur les maté
riaux dont elles sont faites ; p. ex., la substitution du fer au
bois ; 20 sur le perfectionnement de la fabrication des
machines. (Il en résulte que si la valeur de la partie fixe
du capital constant ne cesse d'augmenter avec le déveloP
66 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
pement du travail en grand, elle croit moins rapidement que ce dernier) (1) ; 3' sur des améliorations spéciales qui permettent aux machines et aux mécaniques déjà en activité de travailler à moins de frais et d'une manière plus efficace. (Telles sont des améliorations aux chaudières, etc., dont nous nous occuperons plus loin avec plus de détails); Io sur la diminution des déchets,,par l'application d'appareils plus perfectionnés.
Tout ce qui contribue à réduire l'usure des installations mécaniques et du capital fixe en général, pendant une période de production donnée, ne provoque pas seulement la baisse du prix de la marchandise (sur laquelle se reporte -une part correspondante de l'usure), mais détermine une diminution de l'avance de capital pour la même période. Les travaux de réparation, etc., à mesure qu'ils doivent être exécutés, s'ajoutent dans les comptes aux dépenses primitives des installations mécaniques, dont le coût diminue par conséquent d'autant plus qu'elles résistent d'avantage à fusure.
Il en est de ces économies comme des précédentes elles ne sont possibles que dans le travail combiné et à grande échelle; elles exigent une coopération plus complexe encore des travailleurs dans le procès de productien.
D'autre part, le développement de la productivité du travail dans une branche de production, par ex. dans la sidérurgie, l'extraction de la houille, la construction des machines, l'industrie du bâtiment (ce développement peut tenir en partie à des progrès d'ordre intellectuel, notamment des progrès dans les sciences naturelles et leurs applications), se présente comme une condition de la diminution de la valeur et du coût de l'emploi des moyens de production dans d'autres branches d'industrie, par ex. dans l'industrie textile et dans l'agriculture. Il en est nécessairement ainsi lorsque la marchandise qui sort d'une
(1) Voir Ure, Philosophie des manufactures.
CHAP. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 67
industrie comme produit, entre dans une autre comme moyen de production. Elle est plus ou moins chère suivant la productivité du travail dans l'industrie d'où elle sort; elle petit être non seulement une condition de baisse du prix de la marchandise dans la branche, où elle servira comme moyen de production, mais également une cause de diminution de la valeur du capital constant dont elle devient un élément, et par suite une cause d'élévation du taux du profit.
Ce genre d'économie du capital constant, qui résulte du développement continu de l'industrie, est caractéristique en ce que la hausse du taux du profit dans une branche d'industrie est due au développement de la productivité du travail dans une autre. Ce que le capitaliste gagne de la sorte, bien que n'étant pas prélevé sur les ouvriers qu'il exploite directement, est néanmoins le produit du travail social. Ce progrès de la productivité se ramène en dernière instance au caractère social du travail mis en ceuvre, à la division du travail au sein de la société et au progrès du travail intellectuel, principalement le progrès des sciences naturelles. Le capitaliste tire ainsi parti des avantages de tout le syst~me de la division sociale du travail. C'est le développement de la productivité dans les. autres branches que celle qu'il exploite directement et qui lui fournissent des moyens de production, qui détermine la diminution de la valeur relative du capital constant qu'il doit engager et la hausse du taux du profit qu'il récolte.
Une autre augmentation du taux du profit résulte, non d'une économie du travail qui produit le capital constant, mais d'une économie dans l'emploi du capital constant luimême, par la concentration et la coopération des ouvriers. Les bâtiments, les installations de ehauffage et d'éclairage coûtent relativement moins pour les grandes exploitations que pour lespetites, et il en est de même des machines motriceset des machines-outils. Si leur valeuraugmente d'une manière absolue, elle diminue relativement à l'extension croissante de la production, à la quantité de capital variable
68 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUF,
et de force de travail mis en ceuvre. L'économie dans la branche de productionà laquelle le capital est directement appliqué porte en premier lieu sur le travail et se traduit par une diminution de la main-d'œuvre payée dans cette branche ; eelle dont nous parlons maintenant se réalise au contraire par l'appropriation la plus grande et la plus économique possible du travail non payé. À moins qu'elle ne trouve sa source dans l'exploitation de la productivité du travail social consacré à la production du capital constant, elle résulte ou bien directement de la coopération et de la forme sociale du travail dans la branche de production considérée, ou bien de la production des installations mécaniques à une échelle où sa valeur ne croit pas proportionnellement à sa valeur d'usage.
Deux points doivent fixer l'attention ici : l' Si la valeur ~de c était nulle, p' serait égal à pl' et le taux du profit atteindrait son maximum. 2' Ce n'est pas la valeur des moyens d'exploitation (soit celle du capital fixe, soit celle des matières premières et auxiliaires) qui joue le rôle essentiel dans l'exploitation du travail; cette valeur est sans importance, étant donné que les installations mécaniques, les bâtiments, les matières premières n'interviennent que pour matérialiser le travail, pour le réaliser ainsi que le ,surtravail. Ce qui est important, e est la quantité et
des moyens d'exploitation ; la masse de ceux-ci doit être en rapport avec la quantité du travail vivant avec lequel ils doivent entrer en combinaison technique et il faut non seulement que l'installation mécanique soit bonne, mais que les matières premières et auxiliaires soient de bonne qualité. La qualité des matières premières détermine en partie le taux du profit. De bonnes matières donnent moins de déchets et peuvent, en quantités moindres, absorber la même quantité de travail ; elles se laissent travailler mieux et plus facilement par les machines. Il en résulte un
avantage même au point de vue de la plus-value et de son taux. Lorsque la matière première est de mauvaise qualité, l'ouvrier met un temps plus considérable pour en travailler
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la même quantité; d'où une diminution de surtravail, le taux du salaire restant le même. Enfin, l'influence se fait sentir également sur la reproduction et l'accumulation du capital qui, ainsi que nous l'avons montré dans notre vclume 1, p. 9-65 et suivantes, dépend plus de la productivité du travail que de sa quantité.
On comprend dès lors que le capitaliste soit un fanatique de l'économie des moyens de production. C'est par l'éducation des ouvriers, par l'organisation et la surveillance du travail combiné, qu'il parvient à éviter que les moyens de travail ne soient détruits ou gaspillés et à obtenir qu'ils soient mis en œuvre convenablement ; ces mesures ne sont évidemment pas nécessaires lorsque l'ouvrier travaille pour son compte et elles sont en grande partie superflues lorsque le travail aux piè,~es est appliqué. Le capitaliste satisfait aussi son besoin d'économiser les éléments de production, en falsifiant ceux-ci, ce qui lui permet de diminuer la valeur du capital constant relativement au capital variable et d'élever le taux du profit. Un autre aspect de cette filouterie, c'est qu'elle conduit à la vente des produits audessus de leur valeur, aspect qui apparait principalement dans l'industrie allemande qui a pour devise : " Qu'on leur fournisse de mauvaises marchandises, les clients sont contents pourvu qu'ils aient eu de bons échantillons. " Mais nous voilà dans le chapitre de la concurrence qui ne nous intéresse pas en ce moment.
Il convient de noter que l'accroissement du faux du profit,, déterminé par la diminution de la valeur et du coût du capital constant, ne dépend nullement de la nature de l'industrie où il est obtenu, que celle-ci produise des objets de luxe, des objets de consommation pour 'les ~uvriers ou des moyens de production. La distinction ne devrait être faite que s'il était question du taux de la plusvalue, qui dépend essentiellement de la valeur de la force de travail et par conséquent de la valeur des objets consommés ordinairement par les ouvriers. Mais, pour notre recherche, nous nous sommes donné la plus-value comme
70 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
valeur absolue et comme faux. Dans ces conditions, le rapport de la plus-value au capital total -c'est-à-dire le taux du profit - dépend exclusivement de la valeur du capital constant et de la valeur d'usage de ses composants.
La diminution relative de la valeur des moyens de production n'exclut évidemment pas l'accroissement de leur valeur absolue ; car l'importance absolue de leur emploi s'accroit consid érable ment avec le développement de la productivité du travail et l'extension de la production qui en est la conséquence. L'économie dans l'emploi du capital constant, quelle que soit la manière dont on l'envisage, est due en partie à ce que les moyens de production sont mis en oeuvre collectivement par des ouvriers dont le travail est combiné, ce qui montre que l'économie réalisée de ce côté résulte du caractère social du travail immédiatement productif. Elle est aussi en partie le résultat du déveloPpement de la productivité du travail dans les branches qui fournissent les moyens de production, de sorte que si l'on. se place au point de vue des rapports, non entre le capitaliste X et ses ouvriers, mais entre tous les travailleurs et tous les capitalistes, l'économie se présente encore comme résultat du développement de la productivité du travail social, mais avec cette différence que le capitaliste X profite de la productivité du travail, non seulement dans sa propre usine, mais dans les usines des autres. L'économie du capital constant n'en apparait pas moins au capitaliste comme réalisée tout à fait en dehors des ouvriers et comme leur étant absolument étrangère, bien qu'il ne perde pas un instant de vue que les ouvriers ont cependant quelque intérêt à ce qu'il achète beaucoup on peu de travail pour le même argent. L'économie dans l'emploi des moyens de production, la poursuite d'un résultat déterminé avec les dépenses les plus petites possibles apparait, plus qu'aucune autre force inhérente au travail, comme une puissance propre au capital et une méthode caractéristique de la production capitaliste. Cette conception est d'autant moins étonnante qu'elle est d'accord en apparence avec les faits
CHAP- 'V- - ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 71
et que l'organisation capitaliste dissimule la connexion interne des choses, en montrant l'ouvrier totalement indifférent et étranger aux conditions de réalisation de son travail. En effet
Primo : Les moyens de production qui constituent le capital constant iie représentent que l'argent du capitaliste (comme, à Rome, le corps du débiteur représentait l'argent du créancier, suivant Linguet), et ne concernent que lui. Pour l'ouvrier ils sont simplement des valeurs d'usage, des moyens et des objets de travail utilisés dans le procès de production; la variation de leur valeur n'affecte pas plus ses rapports avec le capitaliste que la nature du métal, fer ou cuivre, qu'il doit travailler. Il est vrai que le capitaliste, ainsi que nous le verrons plus loin, aime à concevoir autrement les choses dès qu'une augmentation de la valeur des moyens de production vient diminuer le taux de son profit.
Secundo : Les moyens de production étant, dans la production,capitalisie,, des instruments d'exploitation du travail, Fouvrier est aussi peu impressionné par la hausse ou la baisse de leur prix que le cheval par la variation du coùt de son mors ou de sa bride.
Te,riio : Ainsi que nous l'avons montré, l'ouvrier est absolument indifférent au caractère social de son travail, à la combinaison de celui-ci avec le travail des autres en vue d'un but commun ; il ne s'intéresse nullement aux objets' sur lesquels s'exerce cette combinaison d'efforts, ,objets qui ne sont pas sa propriété et dont le gaspillage n'aurait aucune importance pour lui, s'il n'était contraint de les mettre en oeuvre avec économie. Il en est tout autrement dans les fabriques qui appartiennent aux ouvriers, comme celle de Rochdale.
Il n'est donc guère nécessaire de signaler que si la productivité du travail dans une industrie améliore et économise les moyens de production dans une autre (ce qui conduit à une hausse du taux du profit), cette connexion universelle du travail social n'intéresse nullement les ouvriers et ne concerne que les capitalistes, qui sont seuls
72 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
à acheter et à s'approprier les moyens de production. Le procès de circulation intervient heureusement pour dissimuler qu'en achetant le travail des ouvriers qu'il occupe directement, le capitaliste achète en même temps le trayail des ouvriers des autres industries et qu'il profite de l'activité de ceux-ci à mesure qu'il s'approprie gratuitement la production des siens,
Comme la production en grand n'a commencé à se développer que sous la forme capitaliste, où la poursuite du profit et la concurrence poussent à la plus grande réduction poss ible du coût de production, l'économie dans l'emploi de Capital constant semble inhérente à la production capitaliste et parait y répondre à une fonction spéciale : la production capitaliste développe la productivité du travail social, qui, à son tour, provoque l'emploi économique.du capital constant.
La production capitaliste ne se contente pas cependant de faire deux choses séparées, indépendantes l'une de l'autre, du travail vivant, l'ouvrier, et des objets de travail. Par une de ces contradictions qui lui sont propres, elle va jusqu'à compter, parmi les moyens d'économiser le capital constant et d'augmenter le taux du profit, le gaspillage de la vie et de la santé des travailleurs, la réduction de leurs moyens d'existence.
Comme l'ouvrier consacre au procès de production la majeure partie de sa vie, les conditions de la production s'identifient en grande partie avec les conditions de son existence. Toute économie réalisée sur ces dernières doit se traduire par une hausse du taux du profit, absolument comme le surmenage, la transformation du travailleur en bête de somme sont, ainsi que nous l'avons montré précédemment, une méthode d'activer la production de la plusvalue. L'économie sur les conditions d'existence des ouvriers se réalise par : l'entassement d'un grand nombre d'hommes dans des salles étroites et malsaines, ce que dans la langue des capitalistes on appelle l'épargne des installations ; l'accumulation, dans ces mêmes salles, de ma
CHA,P. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 73
chines dangereuses, sans appareils protecteurs contre les accidents; l'absence de mesures de précaution dans les industries malsaines et dangereuses, comme les mines par exemple. (Nous ne pensons naturellement pas aux installations qui auraient pour but de rendre le procès de producti,on humain, agréable ou seulement supportable, et qui,
c
aux yeux de tout bon capitaliste, constitueraient un gaspillage sans but et insensé). Malgré sa tendance à la lésinerie, la production capitaliste n'est pas regardante quand il s'agit de la vie des ouvriers, de même qu'elle est dépensière des moyens matériels de production, à cause de son système de distribution des produits par le commerce et de l'application de la méthode de la concurrence, qui aboutissent à faire perdre à la société ce qui est gagné et misen poche par les individus.
Le capitaliste n'obéit pas seulement à la préoccupation de réduire au minimum strictement indispensable le travail vivant qu'il emploie directement et de raccourcir le plus possible, par l'exploitation de la productivité sociale, le travail indispensable pour l'obtention d'un produit, en un mot de faire le plus d'économie possible sur le travail vivant en lui-même ; il est aussi guidé par le désir d'appliquer, dans les conditions les plus favorables, Ië travail ainsi réduit, c'est-à-dire de ramener au minimum le capital constant. Lorsque la valeur des marchandises est déterminée, non par le temps de travail quel qu'il soit, mais par le temps de travail strictement indispensable qui y est incorporé, cette détermination est faite par le capital, qui s'efforce sans cesse à raccourcir le temps de travail socialement nécessaire pour la production. Le prix des marchandises est ainsi amené au minimum, puisque le travail pour les produire est réduit autant que possible.
Il convient enfin de faire la distinction suivante quant à l'économie dans l'emploi du capital constant. L'augmentation simultanée de la masse et de la valeur du capital engagé correspond à la concentration d'une plus grande quantité de capital dans une même main. Gest précisément cette masse
74 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
plus grande réunie dans une seule main - àlaquelle COrrespond le plus souvent un nombre absolu plus grand (bien que relativement plus petit) de travailleurs - qui permet l'économie du capital constant. Au point de vue du capitaliste, il y a augmentation de l'avance nécessaire de capital, surtout de capital fixe ; il y a diminution (diminution relative), an contraire, au point de vue des matières mises en oeuvre et du travail exploité.
Quelques illustrations vont nous permettre de développer plus complètement ces considérations. Nous commencerons par l'économie dans les conditions de production, qui sont en même temps les conditions d'existence des ouvriers.
Il. Economies aux dépens des ouvriers dans les conditions du travail.
Les mines de houille. - Les dépenses les plus nécessaires y sont évitées. " La concurrence entre les possesseurs des mines de houilles... les pousse à ne faire que les dépenses strictement nécessaires pour surmonter les difficultés matérielles les plus évidentes, et celle entre les ouvriers mineurs, dont il y a ordinairement abondance, décide ceux-ci à s'exposer à plaisir à des dangers considérables et aux influences les plus malsaines pour un salaire qui ne dépasse guère celui des journaliers des fermes voisines, et cela parce que le travail dans les mines leur permet de placer avantageusement leurs enfants. Cette double concurrence suffit largement pour.... déterminer ce résultat que la ventilation et l'épuisement sont insuffisants dans la plupart des mines et que les puits sont mal construits, avec de mauvais guidonnages '. des machinistes incapables et des galeries mal établies. D'où des cas de mort, de mutilation et de maladie, dont la statistique donnerait un tableau terrifiant. " (First Report on Children's Employment in Mines and Collieries, etc. 21 Avril 1829, p. 102). Vers 1860, quinze hommes
CETAP. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 75
en moyenne étaient tués par semaine dans les charbonnages anglais. D'après le rapport sur les Goal Mines Accidents (6 février 1862), 8466 hommes furent tués dans un espace de 10 années, de 1852 à 1861, et le rapport ajoute que cette évaluation reste de beaucoup en dessous de la réalité, parce que dans les premières années de l'inspection les districts des inspecteurs étaient trop étendus, ce qui fit que quantité d'accidents, même mortels, échappèrent au recensement. La tendance naturelle de l'exploitation capitaliste est mise en lumière par ce fait que la fréquence des accidents, bien que la tuerie soit encore très grande, a diminué considérablement depuis que les inspecteurs, dont le nombre et le pouvoir sont cependant insuffisants, sont entrés en fonction. Ces sacrifices humains étaient dus en grande partie à l'avarice sordide des possesseurs de mines, qui souvent n'établissaient qu'un seul puits, de telle sorte que non seulement la ventilation n'était pas assez active, mais que toute issue était supprimée dès que le puits était bouché.
Considérée en détail et abstraction faite du procès de circulation et des exagérations de la concurrence, la production capitaliste est très parcimonieuse du travail matérialisé, représenté par la marchandise ; par contre, plus que tout autre mode de production, elle est prodigue de vies humaines et de travail vivant, gaspilleuse non seulement de chair et de sang, mais de nerfs et de cerveaux. Ce n'est, en effet, que par le mépris le plus cynique du développement des individus, que le développement de l'humanité est assuré à cette époque de l'histoire, qui précède immédiatement la reconstitution consciente de la société humaine. Comme toute l'économie dont il est question ici résulte du caractère social du travail, c'est à ce dernier qu'il faut attribuer ce mépris de la vie et de la santé des travailleurs ; la question suivante posée par l'inspecteur B. Baker est caractéristique à cet égard: " The whole question is one for serions consideration, in .Nhat way this sacrifice of infant lile occasioned by congregational
76 ' PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
labour can be best averted ? " (Rep. Faci. Oct. 1863, p. 157).
Les fabriques. -Nous mentionnons ici la négligence des moindres mesures de précaution concernant la sécurité et la santé des ouvriers même dans les fabriques proprement dites, négligence qui alimente en grande partie les bulletins de bataille faisant le dénombrement des blessés et des tués de l'armée industrielle (voir les Rapports annuels sur les fabriques). Sous la même rubrique nous rangeons le défaut d'espace, le manque de ventilation, etc.
En octobre 1855, Léonard Ilorner se plaint encore de la résistance que présentent un très grand nombre de fabricants à l'application de la loi déterminant les précautions relatives aux transmissions, bien que des accidents, souvent mortels, viennent cri démontrer continuellement le danger et que les appareils protecteurs ne soient pas coûteux et ne contrarient pas le travail ( ' Rep. Fact. Oct. 1855, p. 6). Dans leur résistance à la mise cri vigueur des lois de ce genre, les fabricants étaient fortement appuyés par les juges de paix qui avaient à les juger et qui, fonctionnaires mal payés, étaient le plus souvent fabricants euxmêmes ou amis des fabricants. Le juge supérieur Campbell, ayant à décider en seconde instance, caractérise dans les termes suivants un arrêt rendu par un de ces magistrats : " Ce n'est pas une interprétation de l'acte du Parlement, c'en est purement et simplement la, suppression " (Ib., p. 11). Dans le même rapport, Ilorner signale que, dans beaucoup de fabriques, les machines sont mises en mouvement sans que les ouvriers soient avertis. (i Comme il y a toujours quelque chose à faire à, (me machine, même lorsqu'elle est arrêtée, des mains et des doigts y sont continuellement engagés et nombre d'accidents sont occasionnés parce qu'on néglige de donner un simple signal " (1b., p. 44). A cette époque, les fabricants avaient fondé, à Manchester, soirs le nom de " National Association for the Amendaient of the Factory Laws ", une lrade-Union pour résister à la législation des fabriques. Ils prélevaient 2 sh.
CHAP. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPLrCATION DU CAPITAL CONSTANT 77
de cotisation par cheval-vapeur et avaient réuni, en mar s 1855, une somme de plus de 50.000 £, destinée à faire face aux frais des poursuites intentées sur les rapports des inspecteurs de fabriques et aux dépenses des procès engagés au nom de la ligue. Ils entendaient démontrer que " killing is no morder ", que tuern'est pas assassiner, pourvu qu'on le fasse pour la cause sainte du profit. Sir John Kineaird, l'inspecteur pour l'Ecosse, rapporte qu'une usine de Glascow n'avait dépensé que 9 £ 1 sh., en utilisant ses vieilles ferrailles à la confection d'appareils de protection pour toutes ses machines ; si elle s'était affiliée à la ligue, elle aurait dû payer, pour ses 1. 10 chevaux-vapeur, 11 £ de cotisation, plus, par conséquent, que le coût de tous les appareils protecteurs qu'elle avait installés. Il est vrai que l'Association Nationale, créée en 1854, avait été fondée avant tout pour braver la loi imposant les mesures de précaution.
Cette loi avait été lettre morte de 18-14 à 1854, lorsque, par ordre de Palmerston, les inspecteurs annoncèrent que dorénavant elle serait sévèrement appliquée. Immédiatement les fabricants fondèrent leur association, qui ne tarda pas à compter parmi ses m embres les plus éminents quantité de juges de paix appelés, de par leurs fonctions, à appliquer la loi. Même lorsqu'en avril 1855, le nouveau ministre de l'intérieur, sir George Grey, fit une proposition transactionnelle par laquelle le gouvernement déclarait se contenter de précautions presque purement nominales, l'association le combattit avec indignation, et l'on vit dans plusieurs procès le célèbre ingénieur Thomas Fairbairn intervenir en qualité d'expert et risquer sa réputation en faveur de l'économie et de la liberté menacée du capital.
La persécution et la diffamation se donnèrent libre carrière sur le dos de Léonard Horner, le chef de l'inspection des fabriques. Les fabricants ne désarmèrent que lorsqu'ils eurent obtenu un arrêt de la Court of Queens Bench déclararit que la loi de 1841 ne prescrivait aucune précaution pour les transmissions installéesà plus de 7pieds au-dessus du sol, et que satisfaction leur-fut donnée en 1856par un acte
78 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
du Parlement dû à l'initiative de Wilson Patten, un de ces cagots faisant étalage de dévotion et dont la religion est continuellement à l'affût de services malpropres à rendre aux chevaliers du coffre-fort. Cet acte enleva en fait toute protection aux ouvriers; il les renvoya aux tribunaux ordinaires (une véritable dérision en présence du coût de la procédure anglaise) pour toutes les revendications de dommages du chef d'accidents déterminés par les machines, et il prescrivit pour l'expertise des dispositions tellement subtiles que la perte d'un procès devenait pour ainsi dire impossible pour les fabricants. La nouvelle loi eut pour conséquence un accroissement rapide de la fréquence des, accidents, au point que dans les six mois de mai à octobre 1858, l'inspecteur Baker eut à enregistrer une augmentation de 21 0/, par rapport aux six mois précédents. D'après lui, 36,7 0/0 de ces accidents auraient pû être évités. Il est vrai qu'en 1858 et 1859 le nombre des accidents diminua de 29 0/0 par rapport à 1845 et 1846, bien que le nombre des ouvriers dans les industries soumises à l'inspection eût augmenté de 20 0/,. Pour autant que les causes de cette diminution soient connues jusqu'à présent (1865), il faut l'attribuer à l'introduction de machines de construction récente, pourvues d'appareils protecteurs au moment de leur acquisition et ne donnant pas lieu à des dépenses supplémentaires pour prévenir les accidents. D'ailleurs quelques ouvriers étaient parvenus quand même à se faire allouer des dommages élevés, en poussant les choses jusqu'en dernière instance (Rep. Fact., 30 Avril 1861, p. 31 ; id., Avril 1862, p. 17).
Nous en resterons là en ce qui concerne l'économie dans les moyens de protéger la vie des ouvriers (et surtout de beaucoup d'enfants) contre les dangers du travail aux machines.
Le travail dans les salles lermées de tout qem~e. - On sait comment on entasse les ouvriers dans des locaux étroits pour réaliser des économies de bâtiments et de ventilation. Cette pratique, s'ajoutant aux longues journées de
CHAP. V. -ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 79
travail, multiplie la fréquence des maladies des organes respiratoires et par conséquent de la mortalité. Nous empruntons les faits suivants à l'étude publiée par le docteur John Simon (dont nos lecteurs ont fait la connaissance dans notre premier volume) dans les Rapports sur la Santé publique (61h Refi., 1863).
C'est le travail associé et combiné qui rend possible l'application en grand des machines, la concentration et l'utilisation économique des moyens de production ; mais c'est lui également qui entraine ~entassement des ouvriers, en nombre considérable, dans des salles fermées, construites rion en vue de la santé des travailleurs, mais de la facilité de la, production. Il en résulte que si cette concentration dans un même atelier est une source de profit pour le capitaliste, elle est une cause de destruction de la santé et de la vie des ouvriers, a moins qu'elle ne soit compensée par une réduction des heures de travail et d'autres mesures spéciales.
Le D' Simon énonce la règle suivante, à l'appui de laquelle il produit un nombre considérable de faits: "Tontes circonstances égales, la mortalité déterminée par des maladies des organes respiratoires croit, dans un district détermine, en proportion directe de l'accroissement du nombre des ouvriers condamnés au travail en commun " (p. 23). Cette mortalité croissante a pour cause la mauvaise ventilation. " Il est probable que lAngleterre entière n'offre pas une seule exception à cette règle, que du moment qu'un district possède une industrie notable exercée dans des locaux fermés, la mortalité y est caractérisée par une proportion exagérée de décès dûs à des maladies pulmonaires " (p. 24).
En 1860 et 1861, l'Office de Santé dressa spécialement ses statistiques au point de vue de la mortalité dans les industries exercées dans les locaux fermés. Il arriva aux résultats suivants: la mortalité par la phtisie et d'autres maladies des poumons ayant été supposée égale à 100 pour les hommes de 15 à 55 ans, dans les districts agri
80 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
coles de l'Angleterre, elle s'éleva à: 163 à Coventry, 167 à Blackburn et Skipton, 168 à Congleton et Bradford, 171 à Leicester, 182 à Leek, 181 à Macclesfield, 190 à Bolton, 192 à Nottingham, 193 à Rochdale, 198 à Derby, 203 à Salford et Ashton-under-Lyne, 218 à Leeds, 220 à Preston, 263 à Manchester (p. 24). Un exemple plus frappant est donné par le tableau suivant, qui exprime la mortalité sur 100.000 séparément pourles deux sexes et pour des individus âgés de 15 à 25 ans. Les districts choisis sont ceux où les femmes ne travaillent quedansdes locauxfermés tandis que les hommes sont occupés à toutes sortes de travaux.
MORTALITÉ par des
DISTRICTS INDUSTRIES PRINCIPALES maladies des organes
respiraioire~.
Hommes Femmes
Berlihampstead Tressage de la paille, par
des femmes. 219 578
Leighton Buzzard Tressage de la paille, par
des îemmes. 309 554
Newport Pagnell Fabrication de dentelles,
par des femmes. 301 617
Toweester Fabrication de dentelles,
par des femmes. 239 577
Yeovil Ganterie, spécialement par
MI
ni
des fe es. 280 409
Leek Soierie, principalement par
des femmes. 437 856
Congleton Soierie, principalement par
des femmes. 566 790
Macclesfield Soierie, principalement par
des femmes. 593 890
District agricole Agriculture. 331 333
i.
La mortalité des hommes au,,,,-mente dans les districts de l'industrie de la soie, où leur Participation au travail dans les fabriques est plus considérable. Cette mortalité plus grande caractérise, pour les deux sexes, suivant l'expression du rapport, " les conditions hygiéniques atroces (atrocious) dans lesquelles une grande partie de l'industrie de la soie est exploitée ". Cependant c'est dans cette même industrie
CHAP. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 81
que les fabricants demandèrent et obtinrent jusqu'à un certain point desj ournées de travail démesurément longues pour les enfants de moins de 13 ans, en invoquant les conditions hygiéniques spécialement favorables deleursexploitations (Vol. 1, chap. X, 6, p. 126).
Aucune des industries qui ont été soumises à J'enquête n'a accusé une situation plus grave que celle que le D' Smith a constatée dans la confection des vêtements. " Bien que les ateliers, dit-il, diffèrent beaucoup au point de vue de l'hygiène, presque tous sont remplis à l'excès, mal aérés et très malsains... Il y règne nécessairement une température élevée, qui monte à 80 et même 90 degrés Fahrenheit (27 à 33' C) lorsqu'on allume le gaz parles temps de brouillard et pendant la soirée en hiver ; la condensation de la vapeur sur les vitres provoque un égouttement continuel, qui oblige les ouvriers d'ouvrir des fenêtres, au prix de quelque gros rhume qui en est la conséquence inévitable." Voici en quels termes il décrit seize ateliers des plus importants dans le Westend de Londres : " Le cube d'air dans ces chambres mal aérées varie de 270 à 105 pieds par ouvrier, avec une moyenne de 156. Dans un atelier entouré d'une galerie et ne recevant le jour que par des tabatières, sont occupés de 92 à plus de 100 hommes, qui le soir sont éclairés par un grand nombre de becs de gaz. Les cabinets sont immédiatement à côté et le cube d'air ne dépasse pas 150 pieds pa p individu. Dans un autre atelier, un véritable chenil installé dans une cour éclairée d'en haut et dans lequel l'air peut être renouvelé par une petite lucarne, 5 ou 6 hommes travaillent dans un cube d'air de 112 pieds par personne ". Et " dans ces ateliers horribles (airocious), décrits par le Dr Smith, les tailleurs sont occupés en temps normal 12 à 13 heures par jour et parfois 14 à 16 heures " (p. 25, 26, 28).
82 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
MORTALITÉ
NOMBRE INDUSTRIES par
100.000 personnes
de et àgées de
personnes employées. localités. 25 35 5 45-55
ans ans ans
Agriculture.
958.265 Angleterre et Galles. 743 805 1195
22.301 hommes. Vèlement *
12.377 femmes. Londres. 958 1262 2093
Typographie.
(compositeurs et imprimeurs) 891 1747 2367
Londres.
(P. 30). Il faut remarquer, et le fait a été mis en évidence par John Simon, chef du département de l'hygiène et rédacteur du rapport, que les chiffres indiqués, dans le tableau ci-dessus, pour la mortalité des tailleurs et des typographes de Londres âgés de 25-35 ans, sont inférieurs à la réalité, parce que dans ces deux branches d'industrie les patrons occupent, jusqu'à l'âge de 30 ans, un grand nombre de jeunes gens qui leur arrivent de la campagne, comme apprentis et " improvers ", désirant se perfectionner. Ces jeunes gens grossissent le nombre des travailleurs auquel on rapporte la mortalité, mais ne contribuent pas de la même manière à la statistique des décès ;ils ne résident à Londres que temporairement et lorsqu'ils deviennent malades, retournent à la campagne où leur décès est enregistré. Les chiffres renseignés pour les âges inférieurs ne sont donc pas exacts et ils sont loin de donner la caractéristique vraie de l'état sanitaire de la population industrielle de Londres (p. 30).
La situation des tailleurs a comme pendant celle des typographes, qui souffrent non seulement du manque et de la corruption de l'air, mais des conséquences du travail de nuit. Leur journée est ordinairement de 12 à 13 heures
CHAP. V- -ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTA NT 83
et s'élève parfois à 15 ou 16 heures-. " La chaleur est
grande et l'air est étouffant dès que le gaz est allumé... Il
n'est pas rare que l'atmosphère des salles supérieures soit
empestée par les vapeurs de la fonderie, l'odeur des
machines et des fosses d'aisance montant du rez-de-chaus
sée. L'air est surchauffé par la chaleur transmise par les
planchers et devient insupportable dans les salles basses,
dès qu'on y fait brûler un grand nombre de becs de gaz.
La situation est plus pénible encore lorsque des chaudiè
res installées au rez-de-chaussée répandent dans tout le
bâtiment une chaleur désagréable... D'une manière géné
rale on peut dire que partout la ventilation est insuffi
sante pour éloigner après le coucher du soleil la chaleur
et les produits de la combustion du gaz, et que dans beau
coup d'ateliers, principalement dans ceux qui servaient
précédemment d'habitation, la situation est hautement
déplorable ". Dans quelques ateliers, surtout ceux qui
iinpriment~ des journaux hebdomadaires et qui occupent
des adolescents de 12 à 16 ans, on travaille deux jours et
une nuit presque sans interruption ; dans d'autres, qui se
chargent de préférence de' travaux urgents, le dimanche
n'apporte aucun repos et les ouvriers travaillent sept jours
par semaine (p. 26, 28). 1
Dans notre premier volume (chap. VIII, 3, p. 109), nous nous sommes occupés de l'excès de travail imposé aux ouvrières des magasins de modes (milliners and dressmakers), dont les ateliers sont décrits, dans notre rapport, par le D' Ord. Même quand ils ne sont pas trop mauvais pendant le jour, ces ateliers sont surchauffés, infects (foul) et malsains pendant les heures où brûle le gaz. Dans les 34 ateliers les mieux tenus, le D' Ord constata que le cube d'air atteignait en moyenne par ouvrière plus de 500 pieds dans 4 établissements, de 400 à 500 dans 4, de 200 à 250 dans 5, de 150 à 200 dans 4 et de 100 à 150 dans 9 ; dans le cas le plus favorable, il était à peine suffisant pour un travail permanent dans un local imparfaitement aéré... Or, même lorsqu'ils sont bien aérés, les ateliers de
84 PREMIÈRE PARTIE. - TRÂNSFORMATION DE LA PLUS VALUE
viennent chauds et étouffants le soir à cause du grand nombre de becs de gaz.
. Le Dr Ord décrit comme suit na atelier mal tenu, exploité pour compte d'un intermédiaire (nïiddleman), qu'il eut l'occasion de visiter: " Une chambre de 1280 pieds cubes ; 14 personnes, soit 91,5 pieds cubes par personne. Des ouvrières paraissant succomber au surmenage et au dépérissement, et gagnant d'après leur déposition de 7 à 15 sh. par semaine, y compris le thé... Heures de travail de 8 à 8. La petite chambre où ces 14 personnes étaient entassées était mai aérée ; il y avait deux fenêtres mobiles et une cheminée bouchée. Aucune trace d'un appareil quelconque de ventilation " (p. 2î).
Le même rapport dit au sujet du surmenage des modistes : " Dans les beaux magasins de modes, le surmenage desjeunes fillesne sévitquependant quatre mois de l'année, mais d'une manièretellement monstrueuse que bien des fois il a provoqué l'étonnement et l'indignation du publie. Pendant ces mois, l'atelier travaille régulièrement 14 heures par jour, et lorsque les commandes arrivent en grand nombre ou qu'elles sont urgentes, on fait des journées de 17 à 18 heures. Le reste de l'année, l'a te lier travaille 10 à 14 heures, et les ouvrières qui sont occupées à domicile sont régulièrement à la besogne pendant 12 à 13 heures. Dans les ateliers qui font la confection de manteaux de dames, de cols, de chemises et où l'on travaille à la machine à coudre, les journées sont moins longues et ne dépassent guère 10 à 12 heures; mais, dit le Dl Ord, "à certaines époques, d%s heures supplémentaires payées spécialement viennent s'ajouter, dans certaines maisons, aux heures régulières, tandis que, dans d'autres, les ouvrières emportent de fouvrage qu'elles font chez elles après les heures de l'atelier " et, ajoute-t-il, " ce travail supplémentaire, qu'il soit exécuté d'une maiiière ou de l'autre, est souvent obligatoire " (p. 28). John Simon complète cette page par la note suivante: c M. Redcliffe, secrétaire de l'Epidemioloqieal Society, qui avait très souvent l'oceasioii d'examiner la santé des modistes
CHAP. V. -ÉCONOMIE DANS L'APPIACATION DU CAPITAL CONSTANT 85
dans les premières maisons de commerce, trouva, sur vin-t jeunes filles qui se disaient elles-mêmes " bien portantes ", une seulement en bonne santé ; les autres souffraient à différents degrés de surmenage physique, d'exténuation nerveuse et de troubles fonctionnels. Il attribue cette situation : premièrement aux longues journées de travail, (lui, d'après lui, comprennent 12 heures au minimum pendant les périodes calmes ; deuxièmement " a la présence d'un grand nombre de personnes dans les ateliers, à la mauvaise ventilation, à la corruption de l'air par l'éclairage au gaz, à la nourriture insuffisante ou mauvaise et an mépris du confort intérieur ".
Le Chef de l'Office sanitaire anglais arrive à la conclusion " queil est pratiquement impossible aux ouvriers de vivre conforménieut à ce qui est théoriquement leur premier droit à la santé, le droit, qnand ils travaillent en commun, de voir écarter d'eux, autant que possible et aux frais de celui qui les occupe, tous les éléments qui peuvent avoir nue influence nuisible sur leur santé. Or, les ouvriers ne sont Pas pratiquement en état d'obtenir euxmêmes cette justice sanitaire et, par le fait, ils ne peuvent pas s'attendre, malgré les intentions du législateur, à un secours efficace quelconque de la part des fonctionnaires chargés de poursuivre l'exécution des Nuisances Removal Acts. " (p. 29). " Sans doute ou se heurtera à quelques difficultés techniques de détail pour délimiter avec précision la réglementation. Mai,s... en principe, le droit à la protection de la santé est universel. Et dans l'intérêt des myriades d'ouvriers et d'ouvrières dont l'existence est ruinée et raccourcie inutilement par les innombrables souffrances physiques résultant de leurs occupations, j'ose exprimer l'espoir que les conditions hygiéniques du travail seront l'objet d'une protection légale, universelle et suffisante. J'ose espérer, tout au moins, qu'une ventilation efficace sera exigée pour tous les ateliers fermés et que dans les industries malsaines par leur nature, les influences nuisibles seront combattues dans la mesure du possible i> (p. 63).
86 PREMIÈRE PAUTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
III. Econornies dans la production et la transmission de la force mécanique
et dans les bàLiments.
Datis son rapport d'octobre 1852, L. Horner cite une lettre du célèbre ingénieur James Nasmyth de Patricoft, l'inventeur du marteau à vapeur, dans laquelle il est dit entre autres :
" Le publie contrait très-peu l'augmentation énorme de force motrice qui peut être obtenue par des modifications et des améliorations (aux machines à vapeur) comme celles dontje -parle. Pendant quarante ans, le développement des machines a été contrarié, dans notre district (Lancashire), par des traditions reposant sur la timidité et le préjugé ; heureusement aujourd'hui nous en sommes émancipés. Pendant ces quinze dernières années, et surtout depuis quatre ans (c'est-à-dire depuis 18481;, des changements trèsimportants apportés à la conduite des machines à condensation... ont eu pour résultat... que ces machines travaillent dans de meilleures conditions et avec une consommation moindre de charbon... Pendant de longues années après l'introduction des moteurs dans les fabriques de ce disetriet, on n'osa faire tourner les machines à condensateurs qu'à une vitesse correspondant à une course du piston de 220 pieds par minute ; de sorte que la marche d'une machine à course de 5 pieds était limitée réglementairement à une vitesse de 22 tours. On considérait qu'il n'était pas avantageux de faire tourner les machines plus vite, et comme toutes les installations étaient faites d'après la vitesse de 220 pieds de course à la minute, cette marche lente etirrationnellement limitée domina l'exploitation liendant beaucoup d'années. Enfin, soit par une heureuse ignorance du régleinent, soit à la faveur d'une conception rationnelle d'un courageux innovateur, une vitesse plus grande fut essayée, et comme le résultat fat très favorable, l'exemple trouva aussitôt des imitateurs. On lâcha, suivant l'expression du temps, la bride aux machines et on modifia
CRAP. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPL[C&TION'DU CAPITAL CONSTANT b7
les poulies des transmissions de manière que, les moteurs marchant à des vitesses de 300 pieds et plus par minute, les machines-outils et les métiers eussent leur ancienne vitesse... Cet accroissement de la vitesse de rotation des machines à vapeur est pour ainsi dire d'application générale aujourd'hui, parce qu'il est démontré que non seulenient le rendement du moteur est augmenté, mais que sa marche est également plus régulière. La pression de la vapeur et le vide au condenseur restant les mêmes, la simple accélération de la course du piston augmente la puissance de la machine. Si, par ex., par une transformation convenable, la pression et l'échappement restant les mêmes, nous pouvons faire tourner à une vitesse de 400 pieds par minute une machine qui, faisant 200 pieds, donnait 40 clievaux-vapeur, noirs en aurons exactement doublé la puis-sance ; et comme les pressions d'admission et d'échappenient n'auront pas varié, les organes de la machine resteront soumises aux mêmes etforts et l'augmentation de vitesse n'aura pas accru les chances d'accidents. Il y aura seulenient cette différence que nous aurons une augmentation de consommation de vapeur proportionnelle à l'accélération de la course du piston et une usure un peu plus grande, mais ne valant pas la peine d'être signalée, des coussinets et des autres pièces frottantes... Evidemment pour obtenir d'une même machine plus de travail par une course plus rapide du piston, il faut brûler plus de charbon dans la chaudière et employer peut-être une chaudière plus puissante, cri un mot produire plus de vapeur. C'est ce que l'on fit ; des chaudières d'une vaporisation plus énergique furent installées pour l'alimentation des anciennes machines " accélérées ", dont le travail fut augmenté de 100 0/,, dans beaucoup de cas. Vers 1842, l'attention fut attirée sur le coût extraordinairement réduit de la production de force par les machines à vapeur des mines de Cornouailles, et vers la même époque la concurrence vint obliger les filateurs de coton de rechercher dans les économies la source principale de leurs profits. Aussi la consommation de charbon,
89, PREMIÈRE PAR TIE. - TRANSPORMAT.ION DE LA, PLUS-VALUE
par heure et par cheval-vapeur, relativement inférieure, des machines de Cornouailles ainsi que le fonctionnement extraordinairement avantageux des marchines à double expansion de Woolff, ne tardèrent pas à mettre au premier plan, dans notre district, la question de l'économie du combustible. Les machines de Cornouailles et celles à double expansion fournissaient (in cheval-vapeur par heure en consommant de 3 1/2 à 4 livres de charbon, taudis que celles des districts du coton en consommaient généralement de 8 à 12. Une différence aussi importante décida nos constructeurs de machines à poursuivre, par des procédés similaires, les résultats remarquablement économiques qui étaient déjà courants en Cornouailleset en France, où le prix élevé du charbon avait contraint les fabricants de réduire le plus possible cette partie importante de leurs dépenses. Les résultats suivants furent aussi obtenus : 1') Beaucoup de chaudières dont la moitié de la surface était exposée à l'air froid au boa vieux temps des grands profits furent maintenant couvertes de couches épaisses de feutre, de maçonnerie ou d'autres matières calorifuges, empêchant la perte par rayonnement de la chaleur qui était obtenue à tant de frais. Les conduites de vapeur furent protégées de la même manière et les cylindres enveloppés de feutre et de bois. 2') Les hautes pressions entrèrent en pratique. Jusque-là les soupapes de sûreté avaient été réglées pour souffler lorsque la pression de vapeur atteignait 11, 6 ou 8 u par pouce carré ; on trouva qu'une économie notable de combustible était réalisée en portant la pression à 14 ou 20 16 ; de la sorte, le travail de la fabrique fut accompli avec une consommation de charbon beaucoup moindre... Ceux qui eurent les moyens et la hardiesse appliquèrent le système des hautes pressions et de l'expansion dans toute leur étendue et firent construire des chaudières marchant à 30, 40, 60 et 70 ib par pouce carré, des pressions qui anraient épouvanté un ingénieur de l'ancienne école. Mais comme le résultat économique de cette augmentation de la pression.... ne tarda pas à se manifester sous la forme bien
CHAP. V. -ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONS£ANT 89
tangible de livres, shillings et pence, les chaudières à haute pression furent bientôt d'un emploigénéral pour les machines à, condensation. Ceux qui appliquèrent radicalement la réforme installèrent des machines de Woolff : il en fut ainsi pour la plupart de ceux qui eurent à acheter de nouvelles machines. lis donnèrent la préférence aux moteurs à deux cylindres, dans lesquelles la vapeur travaille à haute pression dans 1'undes cylindres, pour s'échapper, non pas dans l'atmosphère comme autrefois, mais dans le deuxième cylindre, celui-ci à basse pression et avec un volume quatre fois plus considérable que le premier, et y travailler à expansion avant de passer au condeaseur. Le résultat écono - inique des machines de ce genre est que le cheval-heure ne demande que de 3 1 /2 à 4 îb de charbon, tandis que la consommation des machines de l'ancien système, était de 12. à 14 fb . Une combinaison ingénieuse avait permis d'appliquer le système Woolff à deux evlindres, c'est-à-dire la combinaison de la haute et de la'basse pression, à des machines anciennes et d'en augmenter la puissance tout en diminuant la consommation. Le même résultat a été obtenu pendant ces dix dernières années en combinant Une machine a haute pression avec une machine à condensation, la vapeur d'échappement de la première étant utilisée pour faire tourner la seconde ; ce système est applicable dans beaucoup de cas.
" Il ne serait guère possible de dresser un tableau exact des augmentations de rendement qui ont été obtenues par l'application de l'un, de l'autre ou de tous ces perfectionnements à un même système de machine. Je suis cependant certain que, pour un même poids de vapeur, nous obteiions aujourd'hui au moins 50 0/0 en moyenne de travail en plus, et que dans beaucoup de cas la même machine, qui fournissait 50 chevaux-vapeur à l'époque des vitesses réduites de 220 pieds par minute, en fournit actuellement plus de 100. Les résultats économiques de l'emploi de la vapeur à haute pression dans les machines à condensation et le travail plus considérable qui est demandé aux ancien-'
90 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE; LA PLUS-VALUE
nes machines par suite de l'extension des entreprises, a provoqué dans ces trois dernières années l'introduction des chaudières tubulaires, qui ont déterminé une nouvelle et notable diminution du coât de la vaporisation (Rep. Fact., Oct. 1852, p 23-27).
Ce qui est vrai des machines motrices l'est également
des mécaniques qui transmettent le mouvement et des
machines-outils. " Les progrès rapides de la mécanique dans
ces dernières années ont permis aux fabricants de donner
de J'extension à leur production sans augmentation de force
motrice. Le raccourcissement de la journée de travail a
rendu indispensable une application plus économique du
travail et a fait naitre, dans la plupart des fabriques bien
dirigées, la préoccupation d'augmenter la production tout
en diminuant les dépenses. J'ai devant moi une statistique,
que je dois à l'obligeance d'une personne très intelligente
de mon district, qui a relevé pour sa fabrique, depuis
1840 jusqu'à ce jour, le a ' ombre et l'âge des ouvriers, les
machines utilisées et les salaires payés. En octobre 1840,
sa maison occupait 600 ouvriers, dont 200 de moins de
13 ans ; en octobre '1852, elle n'avait plus que350 ouvriers,
dont 60 seulenientagés de 13 ans et moins. Le nombre des
machines en exploitation était à peu près le même et le
total des salaires payés n'avait gu~re varié d'une époque à
J'autre ". (Rapport de Redgrave, dans Rep. Faci., Oct.
1852, P. 58).
L'efret des perfectionnements des installations mécaniques ne se fait sentir dans toute son intensité que dans les établissements nouveaux, montés d'une manière rationnelle. " En ce qui concerne les perfectionnem ents des installations mécaniques, je dois faire remarquer qu'avant tout un grand progrès a été réalisé dans la, construction des fabriques devantutiliser les mécaniques nouvelles... Jetords tout mon fil au rez-de-chaussée et à cet effet j~y ai installé 29000 broches à organsiner. J'estime à 10 0/0 au moins l'économie de main-d'oeuvre queje réalise dans cette salle, -non pas tant à cause du perfectionnement de mon système
CRAP. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 91
d'organsinage, que par suite de la concentration des machines sous une seule direction. En outre, un seul arbre de transmission suffit pour actionner toutes mes broches, ce qui représente pour moi une économie de poulies de 60 à 80 0/0 par rapport à mes concurrents. Je réalise de plus une économie d'huile, de graisse, etc... En un mot l'installation rationnelle de ma fabrique et l'emploi de machines perfectionnées m'ont valu au bas mot une économie de 10 0/0 de travail, sans compter l'économie de force, de charbon, d'huile, de suif, d'arbres, de courroies, etc. " (Déposition d'un fileur de coton, Rep. Fact., oct. 1863, P. 110).
IV. Utilisation des résidus de la production.
La production capitaliste a, pour conséquence de donner plus d'importance à l'utilisation des résidus de la production et de la consommation. Par résidus de la production, nous entendons les déchets de l'industrie et de l'agriculture ; par résidus de la consommation ' les déjections naturelles de l'homme et les déchets des objets d'usage qu'il consomme. Comme résid us de la production, nous comptons, par exemple, les produits secondaires de l'industrie chimique, dont les petites exploitations ne tirent aucun parti, les copeaux obtenus dans le travail des machinesoutils et qui sont utilisés comme matière première dans la production du fer, etc. Comme résidus de la consommation, nous avons la gadoue, les chiffons, etc., dont certains sont de la plus haute importance pour l'agriculture, bien que leur utilisation donne lieu, dans la société capitaliste. à un gaspillage considérable. C'est ainsi qu'à Londres, les déjections de 4 '1/2 millions d'hommes ne sont employées qu;à empester la Tamise et cela moyennant une dépense énorme.
C'est naturellement le renchérissement des matières premières qui pousse à l'utilisation des résidus, utilisation pour laquelle il faut : 1') que les résidus soient produits
92 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
en grande quantité, ce (lui ne se présente que dans la production en grand ; 2') que les machines soient perfectionnees, de manière qu'elles puissent donner, à des matières primitivement inutilisables, une forme qui les rende aptes à entrer dans une fabrication nouvelle ; 3') que les sciences, spécialement la chimie, aient fait suffisamment de progrès pour découvrir les propriétés utiles des résidus. La culture maraichère, développée comme elle l'est en Lombardie, dans la Chine méridionale et au Japon, rend de très grands services à ce point de vue, bien qu'en règle générale, ce système d'agriculture paie la productivité par un énorme gaspillage de force humaine, enlevée à d'autres sphères de la productivité.
Les soi-disant déchets jouent un rôle important dans la plupart des industries. C'est ainsi que le rapport de l'inspection des fabriques de décembre 1863 signalait qu'en Angleterre et dans beaucoup de parties de lIrlande, les fermiers n'aimaient pas à cultiver le lin, parce que la préparation dans les scitich mills (les petits peignages à moteur hydraulique) en entrainait une perte notable... Ce déchet, qui était relativement petit pour le coton, était très important pour le lin et ne pouvait être diminué que par le rouissage dans l'eau et le peignage mécanique... En Irlande, le lia était généralement peigné d'une façon scandaleuse et on en perdait de '228 à 30 0/0, ce qui aurait été évité si ou avait eu recours à de meilleures machines. L'étoupe y était produite en quantité telle que l'inspecteur de fabrique poudire : " Il m'est revenu que dans plus d'un peignage les ouvriers emportent les étoupes, de grande valeur cependan t, pour les employer comme combustible dans leurs foyers " (1. c., p. 140). Noirs parlerons plus loin des déchets de coton, lorsque nous nous occuperons de la variation des prix des matières premières.
L'industrie de la laine a été plus intelligente que celle du lin. " On y renonçait autrefois à la réutilisation des déchets et des chiffons. Il n'en est plus ainsi depuis que le Shoddy trade, l'industrie de la laine artificielle, est devenu
,CIIAP. V. - ÉCONOMIE DANS L'APPLICATION DU CAPITAL CONSTANT 93
une branche importante de fabrication dans le district de Yorkshire, et il n'y a pas de doute que bientôt il en sera de même du coton, dont la rétitilisation des déchets donnera lieu également à une fabrication répondant à un besoin qui sera généralement reconnu, Les chiffons de laine, qui il y a une trentaine d'années valaient en moyenne 4 £ 4 sh. la tonne, ont atteint dans ces dernières années le prix de 44 £, et la demande en est devenue tellement forte qu'on utilise également les tissus mixtes de laine et de coton, dans lesquels on est parvenu à détruire le coton en conservant intacte la laine. Actuellement des milliers d'ouvriers sont occupés à la fabrication du shoddJ, au plus grand avantage des consomniateurs qui achètent maintenant à un prix très modéré du drap d'une bonne qualité moyenne " ~Rep. Faci., dée. 1863, p. 107). Déjà à la fin de 1862, la laine artificielle intervenait pour un tiers dans le total des matières premières consommées par l'industrie anglaise (Rej). Fact., oct 1862, p. 81). Le " grand avantage " qui en est résulté pour le " consommateur ", c'est que ses vêtements de laine s'usent trois fois plus vite et montrent la corde air bout de six fois moins de temps.
L'industrie anglaise de la soie était engagée sur la même pente. De 1839 à 1862, la consommation de soie pure brute avait légèrement diminué, tandis que celle de déchets de soie avait doublé , gràce à des machines perfectionnées, on tirait parti de ces derniers qui étaient autrefois presque sans valeur et on en faisait une soie bonne à différents usages.
C'est l'industrie chimique qui fournit l'exemple le plus
remarquable de l'utilisation des résidus. Non seulement
elle consomme e ' t réutilise les déchets des fabrications qui
lui sont propres, mais elle trouve un emploi à ceux de
beaucoup d'autres industries. C'est ainsi que du goudron
de gaz, presqu'inutilisable autrefois, elle tire les couleurs
d'aniline, l'alizarine et jusque (dans ces derniers temps)
des médicaments.
Il convient évidemment de distinguer l'économie de la
94 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
production déterminée par l'utilisation des résidus de l'économie dans la production des résidus, cette dernière consistant à ramener à un minimum les déchets de toute pro - duction, c'est-à-dire à utiliser directement jusqu'à la dernière limite les matières premières et les matières auxiliaires entrant dans la production. L'économie dans la production des résidus dépend en partie du perfectionnement de l'outillage. On consomme d'autant moins d'huile, d'eau de savon, etc., que les pièces des machines sont fabriquées avec plus de précision et sont mieux polies. Et ce qui est vrai de ces matières auxiliaires est vrai également, mais avec une importance beaucoup plus grande, des matières premières, qui abandonnent d'autant moins de déchets dans la production qu'elles sont travaillées par des machines et des outils de meilleure fabrication. Enfin la qualité des matières premières joue également un rôle dans la dimiliution des résidus de la production. Cette qualité dépend d'une part du développement des industries extractives et de l'agriculture (C'est-à-dire du progrès de la civilisation dans le sens propre du mot), d'autre part, du perfectionnement des industries préparatoires, qui transforment la matière première avant qu*elle soit livrée à la manufacture.
" Parmentier a prouvé que, depuis une époque'assez rapprochée, le siècle de Louis XIV, par exemple, l'art de moudre a reçu en France de bien grands perfectionnements, que la différence de l'a neienne à la nouvelle mouture peut s'éte ' ndre jusqu'à la moitié en sus du pain fourni par la même quantité de blé. En effet, on assigne d'abord 4 setiers, puis 3, enfin 2 setiers de blé pour la consommation annuelle d'un habitant de Paris, qui n'est plus aujourd'hui que de 1 1//3 setier ou à peu près 342 livres par individu. J'ajouterai à ces faits mes observations directes et ma propre expérience. Dans le Perche, que j'ai longtemps habité, des moulins grossièrement fabriqués, qui avaient des meules de granit et de trapp, ont été reconstruits d'après les règles de la mécanique, dont les progrès, depuis trente ans, ont été si considérables. On les a pour
CHAP- V- - ÉCONOMIE DANS 1.'APPLIcA'rioN DU CAPITAL CONSTANT 95
vus de bonnes meules de La Ferté, on a moulu le grain en deux fois, on a imprimé au bluteau un mouvement circulaire, et le produit en farine de la même quantité de blé s'est accru d'un sixième.
" Ainsi s'explique facilement l'énorme disproportion entre la consommation journalière de blé eh ' ez les Romains et chez nous ; la raison en est toute dans l'imperfection des procédés de mouture et de panification. Ainsi doit s'expliquer un fait remarquable signalé par Pline (XV111, xx, 2). et que AI. Boeckh s'est contenté d'indiquer en passant, probablement parce qu'il n'en a pas soupçonné la cause. La farine, se vendait à Rome, suivant sa qualité, 40, 48 ou 96 as le modius. Ces prix, si élevés, relativement aux cours des grains à cette époque, ont leur raison dans 1'ini - perfection des procédés de mouture, qui étaient alors dans l'enfance et devaient entrainer des frais considérables " (Dureau de la Malle, Économie politique des Romains, Paris, 1840, tome 1, p. 240).
V. Économie due aux inventions.
Cette économie dans l'emploi du capital fixe résulte, ainsi que nous l'avons déjà dit, de ce que les moyens de travail et les matières premières sont mis en oeuvre à une grande échelle, c'est-à-dire utilisés par du travail socialisé, agissant coopérativement dans le procès de production. Sans cette condition, les inventions en mécanique et en chimie ne pourraient être appliquées sans renchérissement du prix des marchandises, ce qui est.toujours la condition sine qua non, de même que l'économie résultant d'une consommation productive commune ne serait pas possible si la production ne se faisait pas à une grande échelle. Enfin il faut l'expérience du travail combiné pour déterminer où et comment les inventions peuvent être appliquées de la maDière la plus simple, et quelles sont les frictions à vaincre
96 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
pour la mise en pratique de la théorie et son application au procès de production.
Signalons en passant la distinction entre le travail général et le travail en commun. L'un et l'autre jouent un rôle important dans le procès de production et bien que l'un se transforme en l'autre, une différence très nette les sépare. Par travail général il faut entendre tout travail scientifique, toute découverte, toute invention, résultant soit' de la coopération des vivants, soit de Futilisation du travail des morts -, quant au travail en commun, il suppose la coopé-ration directe des individus.
Ce que nous venons de dire au sujet de l'économie due aux inventions est confirmé par les observations que nous avons enregistrées à maintes reprises et notamment par : 10) la grande différence qui existe entre le coût de la construction de la première machine d'un nouveau type et celui des machines suivantes (Voir à ce sujet Ure et Babbage). 20) les dépenses plus élevées auxquelles donne lieu l'exploitation d'un établissement installé d'après des inventions récentes, par rapport aux établissements qui s'élèvent plus tard de ses ruines, ex suis ossibus. Alors que les premiers entrepreneurs font le plus souvent faillite, on voit généralement ceux qui leur succèdent et qui ont acquis dans de meilleures conditions leurs bâtiments et leurs machines, faire de bonnes affaires. Il en résulte que c'est le plus sou - vent la catégorie la moins digne et la. plus méprisable des capitalistes d'argent qui tire le plus grand profit des progrès du travail général de l'esprit humain et de son application sociale par le travail combiné.
CHAPITRE VI
EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX
I. 0,cillations des prix de la matière première. Leurs effets directs sur
le taux du profit.
Nous supposons, ainsi que nous l'avons fait jusqu'à présent, qu'aucune variation ne se produise dans le taux de la plus-value, hypothèse nécessaire pour examiner le phénomène dans toute sa pureté. Il se pourrait cependant, le taux de la plus-value btant invariable, que pour un même capital le nombre des ouvriers augmente ou diminue par suite d'une variation du prix de la matière première,; dans ce cas, qui est tout à fait spécial et que nous n'avons pas à considérer, la plus-value totale peut varier,,alors que le taux en reste constant. Lorsqu'un perfectionnement de l'outillage et une variation du prix de la matière première agissent simultanément, soit pour faire varier le nombre d'ouvriers occupés par un même capital, soit pour modifier le taux du salaire, il faut simplement combiner l'action des variations du capital constant et celle des variations du salaire sur le taux du profit ; le résultat s'en déduira tout seul.
Il convient de répéter ici les remarques générales faites précédemment : des variations résultant, soit d'une économie de capital constant, soit d'une variation de prix de la matière première, affectent toujours le taux du profit, même quand elles n'agissent pas sur le salaire et par conséquent sur le taux et la somme de plus-value. Elles font varier
98 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
C dans pl'v- et par conséquent la valeur de toute l'expresc
sion. Contrairement à ce qui se passe pour la plus-value, la nature des industries dans lesquelles se produisent les variations na aucune importance. que ces industi-ies produisent ou non des subsistances pour les ouvriers ou du capital constant pour l'obtention de ces subsistances. Ce qui vient d'être dit s'applique également aux variations dans les industries de luxe, et nous considérons comme telles toutes les branches de production qui ne sont pas indispensables pour la reproduction de la force de travail.
Nous étendons ici la dénomination de matières premières aux matières auxiliaires, comme l'indigo, le charbon, le gaz et, pour autant que l'outillage soit à considérer sous la même rubrique, au fer, au bois, au cuir, etc., qui entrent dans sa fabrication. Le prix de l'outillage est en effet affecté par les variations de prix de ces matières, et nécessairement le taux du profit diminue lorsque les matières premières ou les matières auxiliaires viennent augmenter le coùt d'emploi de l'outillage.
Les recherches suivantes n'envisageront que les varia
tions de prix des nia ' tières premières entrant directement
dans le procès de production de la marchandise et ne
tiendrontpas compte des matières premières et des matières
auxiliaires consommées pour et par l'outillage. Nous
remarquerons cependant que les richesses naturelles, telles
que le fer, le bois, le charbon, qui sont les éléments essen
tiels de la construction et de la mise en action des machines,
sont considérées comme dues à la fécondité naturelle du
capital et concourent à la détermination du taux du profit
indépendamment du niveau des salaires.
Pl Pl
Le taux du profit étant exprime par il est
+ V
évident qu'il se modifie à la moindre variation de c et de C, alors même que pl, v et leur rapport restent invariables. Or, la matière première est une partie essentielle du capital constant et si, dans certaines industries, elle
CHAP. VI. - EFFET DES VARIATIONS DE PRIX 99
ne joue aucun rôle, les matières auxiliaires et les matières constitutives des machines interviennent tcujours pour influencer le taux du profit par les variations de leurs prix. Si une diminution dvient affecter le prix de la matière première.
pl pl pl pl
l'expression E se transforme en ~c - d) + v
(1 V C-d
et le taux du profit augmente ; inversement, si le prix de
la matière première augmente, e 1 - L= t- 1 devient
pl - pl - __ c e + V
C+ d - (c+ d) + v et le taux du profit baisse. Toutes circonstances égales, le taux du profit varie par conséquent en sens inverse du prix de la matière première. Il s'ensuit (lue le bas prix de la matière première est d'une importance extrême pour les pays industriels, même si les variations n'en sont pas accompagnées de modifications des débouchés, c'est-à-dire même si l'on fait abstraction du rapport entre l'offre et la demande. Il en résulte éplement que le commerce étranger exerce une influence surle tauxdu profit, même lorsqu'il n'agit pas sur le salaire, en réduisant le prix des subsistances indispensables et qu'il se borne à affecter les prix des matières premières et auxiliaires destinées à l'industrie et à l'agriculture. L'ignorance plus ou moins complète de la nature du taux du profit et de la différence qui le sépare du tauxde la plus-value, a été cause que certains économistes, comme Torrens, qui ne considèrent (lue les faits et mettent au premier plan l'influence considérable des prix de la matière première sur le faux du profit, ont donné une fausse explication théorique du phénomène, tandis que d'autres, comme Ricardo, s'en tenant aux principes généraux, ont visé, par exemple, l'influence du commerce mondial sur le taux du profit.
On comprend de quelle importance doit être pour l'industrie, la question de la suppression ou de la réduction des droits d'entrée sur les matières premières et comment cette question devint un des points principaux de la doctrine du système prohibitif dès qu'il eut pris un développement rationnel. A côté de la suppression des droits sur le blé,
1ÛÛ PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUF,
elle fut l'objet de la revendication principale des free iraders anglais. qui étaient préoccupés avant tout de l'abolition des droits d'entrée sur le coton.
, L'utilisation de la farine dans l'industrie du coton peut être invoquée comme un exemple remarquable de l'importance de la diminution de prix, non d'une matière première proprement dite, mais d'une matière auxiliaire, jouant en même temps, il est vrai, un rôle important dans l'alimentation. En 1837, R. H. Greg (1) estimait que le%, 100.000 métiers à vapeur et les 250.000 métiers à main que l'industrie du coton exploitait alors en Grande-Bretagne, consommaient annuellement 41 millions de ii, de farine pour le collage des chaines, plus environ le tiersde cette quantité pour le blanchinient et d'autres préparations, et il évaluait à 342.000 £ par an, la valeur de la farine qui avait été ainsi mise en œuvre pendant les dix dernières années. La coniparaison avec les prix du continent démontrait que les droits d'entrée sur les céréales imposaient aux fabricants une dépense supplémentaire, rien que pour la farine, de 170.000 2 par an. Gregévalue cette dépense à 200.000£ au moins pour l'année 1837, et il cite une maison qui, par l'augmentation du prix de la farine, fut entrainée à dépenser 1000 £ de plus par an. Ces faits amenèrent de grands fabricants, des hommes d'affaires sérieux et prudents à. dire qu'une journée de dix heures de travail suffirait largement, si les droits d'entrée sur le blé étaient abolis " (Rep. Faci., oct. 1898, p. 98). Ces droits ainsi que ceux sur le coton et d'autres matières premières furent en effet supprimés ; mais à peine cette mesure fut-elle prise, que l'opposition. des fabricants à la loi des dix heures devint plus violente quejamais, et lorsque la loi abaissant à dix heures la journée de travail dans les fabriques fut votée, les industriels n'eurent rien de plus pressé que de tenter de réduire d'une manière générale les salaires.
(i) The Factory Question ancl the Ten Hours Bill. By R. H. Greg, London 1837, p. 115.
CHAP. VI. - ]EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 101
La valeur des matières premières et auxiliaires passe tout entière et en une fois dans la valeur du produit, tandis que la valeur du capital fixe n'y passe que petit à petit, au fur et à mesure qu'il s'use. Il en résulte que la matière première affecte beaucoup plus le prix du produit que le capital fixe, bien que le taux du profit soit déterminé par la valeur totale du capital mis en efuvre, quelle que soit la fraction qui en soit consommée. Il est cependant clair - nous n'eu. parlons qu'en passant, car nous supposons toujours que les marchandises soient vendues à leur valeur, abstraction faite des variations de prix déterminées par la concurrence - que l'étendue du marché dépend du prix de chaque marchandise prise isolément et varie en raison inverse de ce prix. C'est pour cette raison qu'il arrive parfois que la hausse ou la baisse de la matière première West pas suivie d'une hausse ou d'une baisse exactement proportionnelle du produit, ce qui a pour conséquence une chute ou une ascension plus grande du faux du profit que si les marchandises s'étaient vendues à leur valeur.
Si l'importance et la valeur de l'outillage croissent en même temps que la productivité du travail, ils n'au-mentent pas proportion nellern ent à celle-ci, c'est-à-dire proportionnellement aux quantités de marchandises produites en plus. Par conséquent, dans les industries qui consomment de la matière première, c'est-à-dire des produits avant déjà nécessité un travail antérieur, l'accroissement de la productivité est caractérise en ce qu'une même quantité de travail est absorbée par une quantité plus grande de matière première, en ce que la quantité de matière première qui, en une heure par exemple, peut être transformée en marchandise, est plus considérable. A mesure que la productivité du travail augmente, la valeur de la matière première devient un élément de plus en plus important de la valeur du produit, non -seulement parce qu'elle y entre tout entière, mais parce que la valeur correspondant à l'usure de l'outillage et celle créée par le nouveau travail y interviennent pour une part de plus en plus petite.
102 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
L'importance relative de la matière première dans la valeur du produit augmente donc sans cesse, à moins que la valeur de la matière première elle-même ne vienne à diminuer par suite de la productivité croissante du travail qui l'engendre.
Les matières premières, les matières auxiliaires et le salaire, faisant partie du capital circulant, doivent être entièrement reconstitues par la vente du produit, tandis que pour l'outillage l'usure seule doit être compensée et encore provisoirement, sous forme d'un fonds de réserve (il est sans importance que chaque transaction apporte ou non sa part au fonds de réserve; il suffit que la réserve de l'année soit constituée par la vente de l'année). Une hausse du prix de la matière première peut donc entraver ou arrêter tout le procès de reproduction; il suffit pour cela que la. vente ne rapporte pas un prix suffisant pour reconstituer tous les éléments de la, marchandise, ou que ce prix .ne soit pas assez élevé pour permettre au capitaliste de continuer le procès de production à, une échelle en rapport avec son organisation technique, soit qu'il se voie obligé d'arrêter une partie de son outillage, soit qu'il soit forcé de réduire les heures de travail de toute son installation.
Enfin les pertes provenant des déchets varient en raison directe du prix de la matière première, niais dans une certaine limite seulement. En 1850 on pouvait encore dire : " L'augmentation du prix de la matière première donne lieu à une perte non sans importance, que seuls les praticiens de la filature peuvent apprécier : c'est la perte due aux déchets. On me rapporte que lorsqu'il y a hausse du coton, les frais du filateur, surtout de celui qui fabrique les qualités inférieures, augmentent plus rapidement que les prix. Pour les fils grossiers, la filature donne un déchet de plus de 15 0/10, ce qui fait une perte de 1/2 d. par ih, lorsque le prix du coton est de 3 1/_, d., et une perte de 1 d. par ib, lorsque le prix s'élève à 7 d. par fi, ". (Rep. Fact., Avril 1850, p. 17). Mais lor~que la guerre civile américaine fit monter.le coton à des prix inconnus depuis pres
CHAP VI. - EFFETS DES VARIATIONS DF PRIX 103
que cent ans, le rapport s'exprima tout autrement : " Le prix que l'on obtient maintenant du déchet du coton et la réintroduction de celui-ci dans la fabrication comme matière première, compensent quelque peu, entre le coton des * Indes e.t celui d'Amérique, la différence de 12 1/2 0/0 environ qui resulte de la perte due au déchet. Le coton des Indes en donne 25 0/0, de sorte que ce coton coilite au fileur 1/4 de plus que ce qu'il le paie. Cette. perte fut peu importante, aussi longtemps que le coton américain coûta 5 ou 6 d. la fi, car alors elle ne dépassait pas 3/4 d. par fi ; elle est considérable maintenant que le coton coûte 2 sh. la it, ce qui fait une perte de 6 d. due au déchet (1) (Rep. Faci., Oct. 1863, p. 106).
Il. Renchérissement et dépréciation. Dégagement et engagement de
capital.
Les phénomènes que nous étudierons dans ce chapitre n'atteignent leur plein développement que sous l'action du crédit et de la concurrence sur le marché mondial, qui constituent en quelque sorte l'atmosphère de la production capitaliste. Ils ne peuvent être exposés clairemeDtsousleurs formes concrètes que pour autant que la nature du capital en général soit bien comprise; sous cet aspect ils sortent du plan de cet ouvrage et l'analyse pourra en être faite plus tard. Nous nous en occuperons cependant d'une manière générale, étant donné qu'ils se rattachent directement à l'étude du profit. Ils doivent, du reste, être exposés brièvement, parce qu'ils donnent aux choses une fausse appa
(1) Il y a une erreur dans la dernière phrase du rapport : il faut 3 d. au lieu de 6 d. pour la perte due au déchet. La perte est, il est vrai, de 2.1 0/0 pour le coton des Indes; mais elle est seulement de 12 1/2 à 15 0/. pour le coton d'Amérique dont il est question ici et dont le prix fut bien de 5 à 6 d. comme le dit le rapport. Il convient d'ajouter que le déchet augmenta dans une notable proportion pour le coton qui fut envoyé en Europe pendant les dernières années de la guerre.
F. E.
104 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
rence et qu'ils portent à croire que non seulement le taux, mais la valeur absolue du profit (laquelle est égale à'la valeur absolue de la plus-value) peuvent augmenter et diminuer indépendamment des variations de la plus-value.
Faut-il considérer comme des phénomènes différents le dégagement et l'engagement de capital, d'un côté, le renchérisgement et la dépréciation, de l'autre ?
Demandons-nous d'abord ce qu'il faut entendre par dégagement et engagement de capital (inutile de dire ce que c'est que le renchérissement et la dépréciation). Ces mois expriment simplement que la valeur du capital a été augmentée ou diminuée (il ne s'agit pas du sort d'un capital particulier) sous l'action de n'importe quelles circonstances économiques générales, par conséquent en dehors de l'augmentation due au surtravail. Nous dirons qu'il y a engagement de capital lorsque une partie de la valeur du produit doit être reconvertie cri capital constant ou variable, pour que la production puisse continuer à la même échelle ; de même nous dirons qu'il y a dégagement lorsqu'une partie de la valeur du produit, qui jusque là avait dû être reconvertie en capital constant ou variable, devient disponible ou superflue, bien que la production se poursuive à la même échelle. Le dégagement et l'engagement de capital sont donc différents du dégagement et de l'engagement de revenu. Si, par ex., le capital C donne x de plus-value annuelle, il peut se présenter que, par suite d'une baisse du prix des marchandises que le capitaliste consomme personuellement, x - a suffise pour acheter la même somme de jouissances que précédem ment. Dans ce cas, la partie a du revenu est dégagée et peut être employée soit à donner c
plus d'importance à la consommation, soit à être accumulée ponr être retransformée en capital. Inversement, si pour continuer son genre de vie, le capitaliste a besoin de x -+- a, il faut qu'il se décide soit à réduire ses dépenses, soit à dépenser comme revenu une partie a du produit annuel qu'il accumulait précédemment.
Le renchérissement et la dépréciation peuvent affecter
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 105
ou le capital constant, ou le capital variable, ou l'un et fautre, et quand ils affectent le capital constant la répercussion peut se faire soit sur la partie fixe, soit sur la partie cireulante, soit sur les deux parties de ce capital.
Dans le capital constant il faut considérer, d'une part,
les matières premières, les matières auxiliaires et les demi
fabricats que nous réunissons, dans ce chapitre, sous le
nom de matières première 1 s ; et d'autre part, l'outillage et
le reste du capital fixe.
Plus haut nous avons observé l'influence des variations du prix et de la valeur de la matière première sur le taux du profit, et nous avons posé en loi générale que, les autres circonstances restant les mêmes, le taux du profit varie en raison inverse de la valeur de la matière première. Cette loi est absolument vraie pour tout capital qui est engagé pour la première fois dans une entreprise, pour tout argent qui est transformé pour la première fois en capital productif. Mais si l'on fait abstraction de ce capital qui va être engagé pour la première fois, on voit qu'une grande partie du capital déjà en fonction -se trouve dans la sphère de la circulation, pendant qu'une autre partie est engagée dans la sphère de la production. Une fraction se rencontre sur le marché à l'état de marchandises destinées à être converties en argent ; une autre fraction a déjà revêtu la forme argent et attend qu'elle soit reconvertie en éléments de production; enfin une troisième fonctionne dans la sphère de production, soit comme moyens de production (matières premières, matières auxiliaires, demi-fabricats achetés, outillage et autre capital fixe), soit comme produit non c
encore achevé. L'influence du renchérissement ou de la dépréciation dépend de l'importance relative de ces diverses fractions. Pour simplifier la question, nous écarterons provisoirement tout le capital fixe et nous n'envisagerons que la partie du capital constant qui se compose de matières premières et auxiliaires, de demi-fabricats, de marchandises inachevées et achevées.
, Si le prix de la matière première, du coton par exemple,
106 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
hausse, le prix des fabricats - tant celui des demi-fabricats
comme le fil, que celui des marchandises achev~es comme
les tissus - hausse également. Il cri est de même de la
valeur du coton non encore travaillé se trouvant dans les
magasins et du coton engagé dans la fabrication ; et comme
ce dernier représente, par répercussion, un temps de tra
vail plus considérable, il ajoute au produit une valeur plus
grande que celle qu'il possédait lorsque le capitaliste l'a
acheté. Si la hausse se produit à ' un moment où des quan
tités considérables de marchandises achevées, quel que soit
le degré de fabrication auquel elles soient arrivées, se trou
vent sur le marché, la valeur de ces mareltandises aug
mente et il en résulte un accroissement de la valeur du
capital existant. Il en est de même des provisions de ma
tières premières, etc., possédées par les producteurs. Cette
augmentation de valeur peut compenser ou même plus que
compenser, pour un capitaliste ou toute une industrie, la
baisse du taux du profit qui suit la hausse de la matière pre
mière. (Saris détailler ici les effets de la concurrence, nous
ferons, pour être complet, les constatations suivantes : 10
lorsque les provisions de matière première sont considé
rables, elles contrarient la hausse qui tend à prendre irais
sance dans les centres de production ; 2' lorsque le marché
est encombré de demi-fabricats ou de marchandises ache
vées, le prix de ces produits ne peut pas augmenter dans la
même mesure que celui de la matière première.)
L'inverse se produit lorsqu'il y a baisse du prix de la matière première, ce qui, toutes les autres circonstances restant invariables, a pour conséquence une hausse du taux du profit: les marchandises non encore vendues, les articles non encore achevés, les matières premières approvisionnées sont dépréciées et l'augmentation du taux du profit qui se produit en même temps est contrariée.
Par conséquent, une variation de prix de la matière première se manifeste d'une manière d'autant plus significative que les provisions sont moins considérables dans les établissements de production et sur le marché, ce qui se
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 107
présente notamment à la fin de l'année commerciale - en agriculture, par exemple, après la moisson - lorsque la matière première nouvelle est sur le point d'être livrée en abondance.
Toute notre analyse part de la supposition que le renchérissement et la dépréciation expriment de réelles variations de la valeur. Mais puisqu'il ne s'agit ici que de l'influence, sur le taux du profit, des variations de prix, les causes de celles-cin'ont aucune importance, et ce que nous avons dit est vrai alors même qu'elles seraient dues, non a des modifications de la valeur, mais à l'action du crédit, de la concurrence, etc. Le taux du profit étant exprimé, par le rapport de l'excédent de valeur du produit à la valeur totale du capital avancé, une augmentation de ce taux résultant de la dépréciation du capital avance, serait accompagaée d'une perte de valeur du capital, et une diminution, provoquée par un accroissement de valeur du capital avancé, pourrait être accompagnée d'un gain,
Quant à la seconde partie du capital constant, l'outillage et le capital fixe, il est indispensable, pour analyser les accroissements de valeurs qui peuvent s'y produire et qui affectent notamment les bâtiments, le sol, etc., de tenir compte de la rente foncière ; pour cette raison il n'y a pas lieu de les étudier ici. Il faut citer cependant, comme ayant une importance générale air point de vue de la dépréciation, les améliorations qui sont apportées continuellement à l'outillage et aux installations, et qui viennent à chaque instant en diminuer la valeur d'usage et, par cela même, la valeur. Elles agissent surtout énergiquement au début de l'application d'un outillage nouveau, lorsque celiri-ci n'a pas encore acquis un degré suffisant de perfection, et elles ont pour conséquence de rendre les machines surannées avant qu'elles aient reproduit leur valeur. Elles provoquent généralement une prolongation exagérée de la journée de travail, que les capitalistes font durer jour et nuit, afin d'amortir l'outillage lé plus vite possible sans en évaluer la dépréciation à un taux trop élevé. Lorsque cet
capital_Livre_3_1_108_151.txt
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108 PREMIÙRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
expédient ne suffit pas pour compenser le raccourcissement (à cause des améliorations éventuelles) de l'existence de l'outillage, l'usure morale intervient pour une part exagérée dans la valeur du produit et celui-ci est incapable de soutenir la concurrence de la fabrication à la main (1).
Lorsque l'outillage, les bâtiments, en un mot le capital fixe sont arrivés à un degré de perfection tel qu'ils peuvent fonctionner pendant de longues années sans devoir subir une modification fondamentale, il intervient une autre dépréciation, due au perfectionnement des méthodes de reproduction du capital fixe. L'outillage voit alors diminuer sa valeur, Don parce qu'il doit être rejeté ou qu'il est déprécié par suite de l'introduction de machines plus récentes et plus productives, mais parce qu'il peut être reproduit dorénavant à meilleur marché. Ceci explique comment il arrive fréquemment que de grands établissements 'ne prospèrent que lorsqu'ils sont remis en exploitation après que ceux qui les ont possédés en premier lieu ont fait faillite ; les capitalistes qui les reprennent les achètent à bas prix et commencent ainsi leurs entreprises avec des avances moindres de capital.
Il saute aux yeux, principalement dans l'agriculture, que les circonstances qui font varier les prix des produits modifient dans le même sens la valeur du capital, qui d'ailleurs se compose en grande partie de produits, par ex. de céréales, de bétail, etc. (Ricardo).
Il nous reste à nous occuper du capital variable.
La Valeur de la force de travail, dont les variations se font dans le même sens que celles de la valeur des subsistances - ce qui revient au renchérissement ou à la dépréciation du capital variable -provoque une diminu
(1) Voir les exemples chez Babbage entre autres. L'expédient ordinaire, la réduction des salaires, est également appliqué, et c'est ainsi que cette dépréciation continue agit tout autrement que M. Carey ne l'entrevoit dans son cerveau harmonique.
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 109
tion de la plus-value lorsqu'elle augmente, et inversement une augmentation lorsqu'elle diminue, pourvu que 1 a durée de la journée d e travail reste la même. D'autres phénomènes, tels que l'engagement et le dégagement de capital, accompagnent ces variations et vont être rapidement passés en revue.
Si le salaire baisse par suite d'une diminution de valeur
de-la force de travail (phénomène qui peut être accompa
gné d'une augmentation du prix réel du travail), une partie
du capital engagé pour le salaire est dégagée ; il y a donc
dégagement de capital variable. S'il s'agit d'un capital qui
est avancé pour la première fois, il se produit simplement
une élévation du taux de la plus-value : il faut moins d'ar
gent que précédemment pour mettre en œuvre la même
quantité de travail et la fraction non payée du travail aug
mente aux dépens de la fraction payée. S'il s'agit d'un
capital qui a déjà fonctionné, il n~y a pas seulement éléva
tion du taux de la plus-value, mais une partie du capital
engagé pour le salaire devient libre. Jusque-là, cette
partie était retranchée chaque fois du produit de la vente
pour être avancée comme salai ' re, pour fonctionner comme
capital variable, afin de maintenir l'entreprise a la même
échelle ; maintenant elle devient disponible et elle peut
fonctionner comme capital nouveau, soit pour donner de
l'extension à la même entreprise, " soit pour alimenter une
autre branche de production.
Supposons que pour occuper 500 ouvriers, il fallût précédemment 500 £ par semaine et qu'il n'en faille plus que 400. La valeur produite étant de 1000 £ dans les deux cas, la plus-value hebdomadaire avait, avant la baisse des salaires, une valeqr absolue de 500 ~ et un taux de M0
__ = 100 0/0 ; maintenant sa valeur absolue est de
500
600
1000 - 1100 ~ 600 £, et son taux s'est élevé à 150 0/0.
Cette augmentation du taux de la plus-value est le seul phénomène qui se produise pour le capitaliste qui, dans
M PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
cette branche d'affaires, commence une entreprise avec un capital variable de 400 £ et un capital constant suffisant. Il n'en est pas de même pour une entreprise déjà en , fonction. Pour celle-ci la dépréciation du capital variable a non seulement comme conséquence la majoration de la plus-value absolue, qui passe de 500 à 600 £, et la hausse du taux de la plus-value, qui s'élève de l (0 à 150 0/0 ; mais elle provoque un dégagement de 100 £ de capital, qui pourront être employées à exploiter du travail. Non seulement la même quantité de travail sera exploitée à des conditions plus avantageuses, mais par suite du dégagement de 100 £, Je même capital variable de 500 £ pourra exploiter. dans des conditions plus avantageuses,plus d'ouvriers qu'auparavant.
Voyons maintenant le cas inverse. 500 ouvriers étant
occupés et la répartition du produit se faisant suivant !100,
+ 600~1 ~= 1000, le faux de la plus-value est de 150 0/, et
400
le salaire hebdomadaire de chaque ouvrier est de ~,-, £ ou
16 shillings. Si, par suite de l'accroissement de valeur du capital variable, le travail des 500 ouvriers coûte désormais 500 £, le salaire hebdomadaire de chacun sera de 1 £, et 400 £ ne permettront de mettre à l'œm re que 400 ouvriers. Si le nombre des travailleurs reste le même, nous aurons 500r -J- 500pi = 1000 et le taux de la plus-value tombera d'un tiers, de 150 0/0 à 100 0/,. Le taux du profit, les circonstances restant égales, baissera également, niais dans une proportion moindre. En effet, si c ~ 2000, nous avons, ava rit la hausse du salaire, 2000, -~- 400, --~- 600pi ~ 3000 ;
Pl' ~ 150 0/0, , 600 15 0/0 ; et après la hausse,
P ~ ï4 _û7) ~
2000, + 500, -+- 500vi ~ 3000 ; pl' ~ 100 0 , / 0, P 1 - 500
2504 =: 20 0/0. Telles seront les conséquences pour un capital qui commence à fonctionner. Elles seront plus compliquées pour un capital qui est déjà engagé. Un capital variable de 400 £ ne pourra plus occuper que 400 ouvriers, et encore a la condition que le taux de la plus-value ne soit plus que de
CHAP. Vi. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 111
100 0/,, ce qui ramènera la plus-value totale à 400 £. D'autre part, comme pour faire produire le capital constant de 2000 il faut 500 ouvriers, les 400 ouvriers qui seront maintenus au travail après la hausse du salaire, ne pourront plus mettre en oeuvre qu'un capital de 1600 £. Par conséquent, pour continuer la production à la même échelle et éviter le chômage de '1/5 de l'outillage, il faudra augmenter de 100 £ le capital variable et occuper comme auparavant 500 ouvriers. Du capital disponible jusque-là devra être engagé : une partie de l'argent accumulé en vue de l'extension de l'entreprise sera détournée de sa destination ou une partie du revenu qui devait être dépensé pour la personne du capitaliste devra être ajoutée au capital. Le capital variable ainsi augmenté de 100 produira néanmoins une plus-value inférieure de 100 à la précédente. Plus de capital sera nécessaire pour occuper le même nombre d'ouvriers et la plus-value fournie par chaque ouvrier sera, diminuée.
Les avantages résultant du dégagement et les désavantages inhérents à l'engagement du capital variable ne se présentent que pour le capital déjà engagé et se reproduisant dans des conditions déjà données. Un capital nouveau n'est affecté que par la hausse ou la baisse du taux de la plus-value, qui sont accompagnées d'une variation dans le même sens, mais non proportionnelle, du taux du profit.
Le dégagement et l'engagement du capital variable que nous venons d'examiner sont la conséquence d'une dépréciation ou d'un renchérissement des éléments du capital variable, c'est-à-dire des frais de reproduction de la force de travail. Un dégagement de capital variable peut cependant se produire, le taux du salaire restant invariable, lorsqu'un développement de la production a pour conséquence de réduire le nombre des ouvriers nécessaires pour mettre en œuvre un même capital constant, de même qu'inversement un engagement de capital variable peut être provo
112 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
qué par un recul de la productivité. Si, par contre, une partie du capital variable est transformée en capital constant, c'est-à-dire si une modification survient dans les conditions d'emploi des parties d'un même capital, il en résulte évidemment une altération des taux de la plus-value et du profit, mais ces changements ne rentrent pas dans la catégorie des phénomènes que nous étudions ici comme engagement et dégagement du capital.
Ainsi que nous l'avons vu, du capital constant peut être engagé ou dégagé lorsqu'il se produit un renchérissement on une dépréciation de ses éléments constitutifs. En dehors de ce cas et de celui où une partie du capital variable est transformée en capital constant, il ne se produit un engagement de capital constant qu'à la suite d'un accroissement de la productivité du travail, c'est-à-dire lorsque la même quantité de travail engendre plus de produits et met par conséquent plus de capital constant en mouvement. Il en est de même, dans certaines circonstances, lorsqu'il y a diminution de la force productive ; par exemple, dans l'agriculture, lorsque, pour produire la même quantité de produits, une même somme de travail exige une plus grande masse de moyens de production, plus de semences, plus de fumier, plus d'installations de drainage.
Du capital constant peut être dégagé, sans qu'il y ait dépréciation, lorsque, par suite d'améliorations, de mise en oeuvre de forces naturelles, etc., il devient possible à un capital constant d'importance moindre de rendre les mêmes services techniques qu'un capital de valeur supérieure.
Nous avons vu dans le volume Il qu'une partie de l'argent provenant de la vente des marchandises doit être reconvertie en éléments matériels du capital constant, dont l'importance dépend du caractère technique de la branche de production que l'on considère. Parmi ces éléments, le plus important, abstraction faite du salaire, c'est-à-dire du capital variable, est la matière première, rubrique sous laquelle nous comprenons également les matières auxi
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 118
liaires, qui sont avant tout importantes dans les industries extractives, notamment les mines, qui fonctionnent sans matière première proprement dite. En effet, la partie du prix qui correspond à l'usure de l'outillage constitue plutôt un facteur idéal du calcul, aussi longtemps que l'outillage est en état de fonctionner, et il importe peu qu'elle soit payée et convertie en argent aujourd'hui, demain ou à tout autre moment de la rotation. Il en est autrement de la matière première, dont une augmentation de prix peut avoir pour conséquence de rendre la valeur de la marchandise insuffisante pour payer le renouvellement du salaire et de la matière première renchérie. C'est ainsi que des variations violentes des prix peuvent déterminer, dans le procès de production, des interruptions, des crises intenses et même des catastrophes. C'est le cas notamment des produits de l'agriculture et des matières premières fournies par la nature organique, dont la valeur passe par des hauts et des bas considérables, par suite - nous continuons à faire abstraction du crédit - des imprévus des récoltes, etc. Dans ces productions, une même quantité de travail peut être représentée par des quantités très différentes de valeurs d'usage, suivant la clémence ou l'inclémence des saisons et l'influence favorable ou défavorable de certaines forces naturelles, qui échappent au contrôle de l'homme et qui ont pour conséquence d'assigner des prix très inégaux à nue même valeur d'usage. Si une valeur x est représentée par
100 U d'une marchandise a, le prix d'u rie Usera de x tandis 100
X
qu elle s'abaissera à ' , si la valeur x est représentée par Ï_000
1000 U de a.
Un second facteur de la variation du prix des matières premières, que nous ne citons que pour être complet (car nous continuons à faire abstraction de la concurrence et du crédit) résulte des circonstances suivantes : les matières premières végétales et animales, qui par leur nature sont soumises, dans leur naissance et leur croissance, à l'ac
114 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA, PLUS-VALUE
tion de lois naturelles, ne peuvent pas être augmentées subitement et dans la même mesure que les machines, Par exemple, ni que ces autres capitaux fixes, les charbons., les minerais, etc., qui, leurs conditions naturelles d'existence étant connues, peuvent être produits en quantités plus ou -moins grandes et en délais plus ou moins courts dans les pays développés industriellement. Il est donc possible et là où la production capitaliste est développée, il est même inévitable que la partie (lu capital constant constituée par le capital fixe, l'outillage, etc., augmente beaucoup plus rapidement que la seconde partie du capital constant, qui comprend les matières premières organiques ; il en résulte que la demande de ces matières premières peut augmenter plus rapidement que l'offre et donner lieu a une hausse de leur prix. Cette hausse aura pour conséquences . 1") que des matières premières pourront être amenées de centres plus éloignés, la majoration du prix étant suffisante pour couvrir l'augmentation des frais de transport ; 2-) que plus d'extension sera donnée à la production de ces matières premières, mestire dont l'effet, étant donnée la nature des choses, ne se fera sentir qu'un an plus tard ; 30~ qu'il sera fait usage de succédanés sans emploi précédemment et dont l'utilisation aura pour conséquence une économie de déchets. Au moment où la hausse des prix commence à agir très sensiblement sur la production et l'offre, le point culminant est le plus souvent atteint ; la persistance de l'accroissement des prix de la matière première et des marchandises auxquelles elle sert, a fini par déterminer une régression de la demande et par suite un recul des prix. La dépréciation du capital sous toutes ses formes donne lieu alors à des convulsions et à d'autres conséquences dont nous nous occuperons bientôt.
De ce que nous venons de dire nous pouvons conclure que plus la production capitaliste est développée * 10) plus il est possible d'augmenter subitement et d'une manière continue la partie du capital constant constituée par l'outillage, etc. ; 2') plus rapide est l'accumulation (dans les
CFIAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 115
périodes de prospérité, par exemple) et plus grande la surproduction relative d'outillage et de capital fixe de toute nature ; 3o) plus fréquente est la production relativement insuffisante de matières premières végétales et animales,
1
accompagnée de la hausse de prix et de la réaction que nous venons de décrire, et plus fréquentes sont par conséquent les révulsions déterminées par la variation violente de prix de l'un des éléments principaux de la reproduction.
L'effondrement de ces prix élevés survenant, soit parce que la demande diminue, soit parce que la production prend de l'extension, soit encore parce que l~on fait appel à des produits de centres plus éloignés et qui n'étaient pas utilisés jusque-là (toutes circonstances qui déterminent une offre dépassent la demande) entraîne une série de conséquences intéressantes à observer.
La baisse subite du prix d-e la matière première en ralentit la production et rétablit, parfois avec certaines restrictions, le monopole des pays qui la livraient dans les conditions les plus favorables. Mais si la production se ralentit, elle se poursuit néanmoins, à cause de l'impulsion qui lui a été communiquée, à une échelle plus grande, surtout dans les pays qui jouissent plus ou moins d'un monopole ; de sorte que grâce au dernier cycle de rotation elle se fait sur une base nouvelle, considérablement élargie, en rapport avec les extensions de l'outillage et qui désormais, lorsqu'elle aura encore subi quelques oscillations, sera, considérée comme la nouvelle base normale, le nouveau point de départ. Cependant il n'en sera pas ainsi dans les centres d'importance secondaire, où la production avait pris Lin certain essor et où elle subira un ralentissement considérable. C'est ainsi que sur les tableaux d'exportation on peut montrer du doigt, pendant ces trente dernières années (jusqu'en 1865), comment la production du coton a augmenté aux Indes chaque fois qu'il y a eu un déficit dans la production américaine et comment ensuite elle a diminué subitement dans une proportion plus ou moins grande.
116 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLU-VALUE
Lorsque les prix de la matière première augmentent, les industriels s'associent pour régler la production ; il en fut ainsi, par exemple, à Manchester, en 1848, après la hausse du coton, et il en fut de même en Irlande pour la production,du En. Mais dès que la première secousse est passée, le principe universel de la concurrence - " acheter au prix le plus avantageux" redevient souverain et l'on abandonne de nouveau an " prix " le soin de régler l'afflux des marchandises. Toute idée d'un contrôle général et prévoyant de la production des matières premières (contrôle qui est du reste incompatible avec les lois de la production capitaliste et., qui restant à l'état de désir irréalisable, ne pourra jamais se traduire que par quelques mesures exceptionnelles dans les moments de danger imminent) fait place à la croyance que l'offre et la demande doivent se balancer (1). La superstition des capitalistes sous ce rapport est tellement grossière que même les inspecteurs de fabriques en sont frappés d'étonnement.
Les alternatives de bonnes et de mauvaises années ramènent naturellement la mise en oeuvre de matières premières d'un prix moindre, qui viennent influencer le taux du profit et agir directement et indirectement sur la demande. Les phénomènes que nous avons décrits plus haut, le dévelop
(1) Depuis que ceci a été écrit (186.5), la concurrence sur le marché mondial s'est considérablement accentuée par le développement rapide de l'industrie dans tous les pays civilisés, surtout en Amérique et en Allemagne. Les capitalistes acquièrent de plus en plus la conviction que les forces productives modernes, avec leur développement rapide et gigantesque, échappent tous les jours davantage aux lois de l'échange capitaliste, qui devraient les diriger. Les (Jeux symptômes suivants l'établissent à l'évidence : 11, la nouvelle et universelle manie des droits de protection, qui se distingue de l'ancienne idée protectionniste en ce qu'elle poursuit avant tout la protection des articles susceptibles d'exportation ; 20 les cartels et les trusts qui se créent dans les grandes branches de production pour régler la production, les prix et les profits. Il va de soi que ces essais ne sont réalisables que lorsque les circonstances économiques s'y prêtent. Le premier orage les démolit et vient démontrer que si la production a besoin d'une réglementation, ce n'est pas la classe capitaliste qui est appelée à l'organiser. En attendant, les cartels s'arrangent pour que les petits soient mangés plus vite que jamais par les grands. - F. E.
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 117
peinent de l'outillage plus rapide que celui de la production de matières premières, se reproduisent alors, mais dans un cadre élargi. Une véritable amélioration de la production de la matière première, portant non seulement sur la quantité mais sur la qualité (les Indes, par exemple, étant amenées à fournir du coton valant le coton américain), exigerait une demande continue, ininterrompue et régulière ment croissante de l'Europe (abstraction faite des conditions économiques dans lesquelles est placé le producteur indien')Malheureusement il est loin d'en être ainsi; continuellement laproductio7n de matières premières est soumise à des changements brusques ; tantôt elle est largement épanouie, tantôt elle est violemment contractée. Tous ces faits, de même qu'en général la tendance de la production capitaliste, peuvent être étudiés de très près dans la disette de coton de 1861 à 1865, dont le caractère fut d'autant plus accentué qu'il s'agissait d'une matière première constituant un des éléments les plus essentiels de la reproduction et qui fit totalement défaut pendant un certain temps. Les prix peuvent hausser, ou bien parce que l'offre quoique suffisante se produit dans des conditions difficiles, ou bien parce que la matière première fait réellement défaut; ce fut cette dernière éventualité qui se trouva réalisée au début de la crise du coton.
Plus nous nous rapprochons, dans l'histoire de la production, de l'époque actuelle, et plus régulièrement nous constatons, dans les industries importantes et pour les matières premières fournies par la nature organique, la succession de périodes de renchérissement et de périodes de dépréciation. Les exemples qui vont suivre, empruntés aux rapports desinspecteurs de fabriques, constituent une illustration frappante de cette règle. L'observation des phénomèries agricoles montre également que le système capitaliste est en opposition avec une agriculture rationelle ou que l'agriculture rationelle estincompatible avec le système capitaliste (bien que celui-ci en provoque le développement technique) et qu'elle réclame ou l'activité du petit cultiva
118 PREMIÈ'RE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
teur travaillant lui-même ou le contrôle des producteurs associés.
Nous passons la plume aux inspecteurs de fabriques :
" Les affaires marchent mieux ; mais la durée des bonnes et des mauvaises périodes devient moindre à mesure que l'outillage joue un rôle plus important. Comme il en résulte une demande plus importante de matières premières, les soubresauts se multiplient dans la marche des ~ff aires ......
" Pour le moment, non seulement la confiance qui avait été ébranlée par la panique de 1857 est rétablie, mais la panique semble être presque totalement oubliée. Cela durera-t-il ? Le prix des matières premieres décidera en grande partie de ce qui arrivera. Dès maintenant il est possible de prévoir que, pour certains produits, on est à la veille d'atteindre des prix au-dessus desquels la fabrication deviendra de moins en moins lucrative jusqu'à atteindre le maximum au-dessus duquel tout profit sera impossible. Examinons, par ex., les années 1849 et 1850, qui ont été très bonnes pour l'industrie du worsted. Nous constatons que le prix était de 13 d. pour la laine peignée anglaise et de 14 à 17 d. la (rh pour la laine australienne, et que de 1841 à 1850, le prix moyen ne s'éleva jamais au-dessus de 14 d. pour la laine anglaise, ni au-dessus de 17 d. par î pour la laine d'Australie. Mais au commencement de 1857, l'année terrible, le prix de la laine australienne était arrivé à 23 d.; en décembre, au moment oà la panique atteignait toute sa violence, il était tombé à 18 d. et dans le courant de 1858 il était revenu à son niveau actuel de 21 d. De même, la laine anglaise débuta en 1857 par le prix de 20 d., qui s'éleva à 21 d. en avril et en septembre, tomba à 14 d. en janvier 1858, pour remonter depuis à 17 d., c'est-à dire à 3 d. plus haut que le prix moyen des dix années considérées... Cela montre, à mon avis, ou bien que les faillites de 1857, qui avaient été déterminées par ces prix, sont oubliées ; ou que
CHAP. VI. - EFFIETS DES VARIATIONS DE PRIX 119
la production ne fournit que la quantité de laine que les. broches existantes peuvent filer ; ou bien encore que les prix des tissus subiront une hausse durable... Cependant l'expérience m'a enseigné qu'il faut un temps incroyablenient court pour augmenter non seulement le nombre, niais la vitesse des métiers et des broches. J'ai assisté en outre à la progression de notre exportation de laine en France, alors cependant que, sous l'action de l'accroissement de la population et de l'avidité des éleveurs faisant le plus vite possible argent- de leurs étables, l'âge moyen des moutons dans les fermes diminuait de plus en plus dans le pays et à l'étranger. CÀ'est pour cette raison que j'ai été souvent anxieux lorsque je voyais des gens ignorants de ces faits confier leur sort et leur capital à des entreprises, dont le succès dépend d'un produit qui ne peut être augmenté que par l'action des lois biologiques... Le rapport entre l'offre et la demande de toutes les matières premières... semble avoir été la cause d'un grand nombre d'oscillations qui se -sont produites dans l'industrie du coton, de même qu'il peut expliquer la situation du marché anglais de la laine en automne 1857 et la crise qui en résulta " (1) (R. Baker, dans Rep. Fact., Oct. 1858, p.56 -61).
Ce fut en '18,19-1850 que l'industrie du worsted arriva à sa plus belle prospérité dans le West-Riding du Yorkshire. Alorsqu'elley occupait29.246 personnes en 1838, 37.000 en 1843 et 48.097 en 1845, elle en utilisait 74.891 en 1850; pendant la même période le nombre des métiers mécaniques avait été de 2.768 en 1838, de 11.458 en 1841, de 16.870 en 1843, de 19-121 en 1815 et de 29.539 en 1850 (Rep. Fact., 1850, p. 60). En octobre 1850, cette prospérité de l'industrie de la laine peignée commença à éveiller des inquiétudes, si bien que dans son rapport ~avri1 1851 le sous-inspecteur Baker peut dire en parlant de Leeds et Bradford: " La situa
(1) Il va de soi que nous ne voulons pas expliquer, comme Mr. Baker, la crise de l'industrie de la laine en 1857 par la disproportion entre les prix de la matière première et des produits fabriqués. Cette disproportion ne fut qu'un symptôme, et la cri~~:e fut générale. - F. E.
0
120 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
tion des affaires est très peu satisfaisante depuis quelque temps. Les filateursde peigné perdent rapidementles profits de 1850 et la plupart des tisseurs ne vont guère de l'avant. Je crois que le chômage des métiers à laine est plus considérable que jamais et les filateurs de lin congédient des ouvriers et arrêtent des machines. La marche de l'industrie textile est devenue extrêmement incertaine et sous peu nous verrons, je pense, ... qu'il existe une disproportion entre la productivité des fuseaux, la quantité de matière première et l'accroissement de la population " (p. 52).
Les mêmesfaits se produisaient dansl'industrie du coton. Dans ce même rapport d'octobre 1858, il est dit : " Depuis, que les heures de travail sont limitées dans les fabriques, une simple règle de trois fixe, dans toute l'industrie textile, la consommation de matières premières, l'importance de la production et le taux des salaires... J'emprunte le passage suivant à une conférence récente... de Mr. Payns, actuellement maire de Blackburn, sur l'industrie du coton. conférence dans laquelle il a coordonné,- avec la plus grande exactitude, la statistique industrielle de sa région :
" Chaque cheval-vapeur effectif met en mouvement 450 broches de self-actor avec les filofinisseuses, ou 200 broches de métier continu, ou 15 métiers à drap de 40 pouces de largeur, avec les dévidoirs, les tondeuses et les machines à lustrer. Chaque cheval-vapeur occupe 2 1/2 onvriers dans les filatures et 10 dans les tissages, et le salaire moyen de ces travailleurs est de 10 1/2 sh. par semaine. Les numéros fabriqués ordinairement sont du 30, du 31 et du 32 en chaine, du 34, du 35 et du 36 en trame, de sorte que si nous évaluons à treize onces le rendement hebdomadaire d'une broche, nous arrivons à une production de 821.700 fb de fil par semaine, soit une consommation de 970.000 ib ou de 2300 balles de coton au prix de 28.300 £... Dans notre district (s'étendant sur un rayon de 5 milles anglais autour de Blackburn) la consommation hebdomadaire de coton est de 1.530.000 Tb ou de 3650 balles, au prix de revient de 44.625 £, ce qui repré
CHAP. VI. - EFFFTS DES VARIATIONS DE PRIX 121
sente - du produit global de la filature de coton dans le 18
Royaume-L~ni, et - 1 du tissage mécanique. "
i6
c Daprès les calculs de Mr. Payns, le nombre des broches à coton s'éleverait donc à 28.800. 000 dans le Royaume et il faudrait, pour occuper entièrement cet outillage, 1. 432.080. 000 ib de coton par an. Mais en 1856 et 1857, la balance de l'importation et de l'exportation ne donna que 1 022.576.832 fb, de sorte qu'il y eut nécessairement un déficit de 409.503.168iL. M. Payns, qui a eu l'obligeance de discuter ce point avec moi, considère qu'en prenant pour base du calcul de la consommation annuelle la quantité de coton consommée dans le district de Blackburn, on arrive à un chiffre trop élevé, parce que les numéros des cotons filés et le perfectionnement de l'outillage ne sont pas partout les mêmes. Il évalue à un milliard de î la consommation totale du Royaume-Uni. Si son évaluation est exacte et si en réalité l'importation dépasse de 22 1/2 millions l'exportation, l'équilibre semble devoir exister en ce moment entre l'offre et la demande, abstraction faite des broches et des méfiers que, selon M. Payns, on est en train d'installer dans son district et qui le seront vraisemblablement dans d'autres " (p. 59, 60).
111. Exemple général: La crise du coton de 1861-1865.
Période : 1845-1860.
1845 : Prospérité de l'industrie cotonnière. Prix très bas du coton. Voici ce que dit L. Horner : ( Il ne m'a pas été donné, pendant ces huit dernières années, d'observer une période d'affaires plus active que celle de l'été et de l'automne derniers. La filature du coton s'est particulièrement distinguée. Pendant toute cette période, il n'y a pas eu une semaine où de nouveaux engagements de capital dans des
122 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
fabriques ne m'aient été signalés ; tantôt il s'agissait de la construction de nouvelles fabriques, tantôt c'étaient. les rares établissements inoccupés qui avaient trouvé de nouveaux locataires, tantôt d'anciennes fabriques étaient agrandies et recevaient de nouvelles machines à vapeur plus fortes et un outillage plus puissant " (Rep. Fact., Nov. 1845, p. 13).
1846: Les plaintes commencent. " Depuis quelque temps dejà, un grand nombre de fabricants de coton me comrnuniquent leurs plaintes sur la mauvaise situation des affaires... Pendant ces six dernières semaines, plusieurs fabriques ont diminué les journées de travail et les ont ramenées de 12 à 8 heures; cette exemple parait devoir être suivi... une hausse considérable s'est produite dans le coton et... non seulement elle n'a pas été suivie d'une hausse correspondante des produits fabriqués, mais... les prix de ceux-ci sont plus bas qu*avant la hausse. La grande extension des fabriques de coton, pendant ces quatre dernières années, doit avoir eu pour conséquences, d'un côté, un accroissement considérable de la demande de matières premières et, d'autre part, une augmentation importante de l'offre de produits fabriqués. Ces deux causes auront fait baisser le profit pendant toutle temps qne l'offre de matières premières et de la demande de produits fabriqués seront restées invariables, et leur influence se sera considérablement accentuée dans ces derniers - temps, lorsque le coton s'est mis à affluer en quantités insuffisantes et que la demande de produits fabriqués a diminué sur différents marchés du pays et de l'étranger " (Rep. Fact., Dée. 1846, p. 10).
L'accroissement de la demande de matières premières et l'encombrement du marché des produits fabriqués marchent évidemment d'un pas égal. Disons en passant que l'industrie du coton ne fut pas seule à être éprouvée par cette succession d'une expansion et d'une stagnation des affaires. Dans le district de Bradford, le district de la laine peignée, le nombre des fabriques, qui était de 318 en 1836, s'élevait à 490 en 1846. Mais ces chiffres sont loin
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 123
d'exprimer l'extension réelle de la production, car pendant la' même période les fabriques existantes ont été agrandies considérablement. Il en fut de même des filatures de lin. " Toutes ont contribué plus on moins, pendant ces dix dernières années, à l'encombrement du marché, cause essentielle de la stagnation actuelle des affaires... La situation pénible que nous traversons est la conséquence naturelle d'une extension rapide des fabriques et de l'outillage " (Rep. Faci., Nov. 1846, p. 30).
1817 : En octobre, crise monétaire ; le taux de l'escompte atteint 8 0/,. Symptômes préliminaires: l'effondrement de la spéculation frauduleuse des chemins de fer et de la circulation de complaisance avec les Indes.
" M. Baker donne des détails très intéressants sur l'augmentation, pendant les dernières années, de la demande de coton, de laine et de lin, déterminée par l'expansion de l'industrie. Cette augmentation s'étant produite pendant 'une période où l'importation de ces matières premières était loin d'atteindre la moyenne ordinaire, il considère qu'elle permet d'expliquer, sans faire intervenir les troubles du marché financier, la situation précaire dans laquelle se trouvent actuellement les industries des produits textiles et de la laine. Cette opinion est entièrement confirmée par mes observations personnelles et les conversations que j'ai eues avec des personnes compétentes. Ces industries étaient déjà fortement atteintes, lorsqu'il était encore possible d'escompter à 5 0/, et moins. Par contre, la soie brute arrivait en quantité considérable et donnait lieu, bien que les prix fussent modérés, à un marché très actif, jusque... dans les deux ou trois dernières semaines, pendant lesquelles la crise monétaire vint frapper non seulement les tisseurs, mais également, et plus énergiquement peut-être, leurs principaux clients, les fabricants d'articles de modes. Un coup d'œil sur les rapports officiels montre que dans les trois dernières années, l'extension de l'industrie du coton a atteint environ 27 0/0. Il en est résulté que le prix du coton a haussé, en chiffres ronds, de 4 d. à 6 d. à
124 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
la IL, alors que le fil, grâce à l'augmentation des arrivages, n'est qu'un peu plus cher qu'autrefois.
" L'industrie de la laine commença à se développer en 1.836 et depuis lors son importance s'est accrue de 40 0/0 dans l'Yorkshire et davantage en Ecosse. Les progrès de l'industrie du worsted (1) ont été plus grands encore et ont donné lieu, pendant la même période, à une extension de plus de 74 0/,. La consommation de laine brute a donc dû être énorme. Depuis 1839, l'industrie du lin accuse un accroissement de 25 0/0 environ en Angleterre, de 22 0/0 en Ecosse et de presque 90 0/, en Irlande (2) ; il en est résulté que les mauvaises récoltes de lin ont fait hausser le prix de la matière première de 10 £ à la tonne et que le fil a baissé de 6 d. au paquet " (Rep. Fact., Oct. 1847, p. 3 0).
1849: Il y a une reprise des affaires depuis les derniers mois de 1848. " Le prix du lin, qui étaittellement bas qu'il garantissait un profit acceptable dans toutes les circonstances que l'avenir pouvait réserver, a engagé les fabricants à pousser vivement leurs affaires. Au commencement de l'année, les fabricants de laine ont été très occupés pendant un certain temps... mais je craignais que des consignations de produits fabriqués ne tinssent souvent lieu de commandes réelles et qu'ainsi cette période de prospérité apparente et de pleine occupation, ne fut pas déterminée par une demande effective Pendant quelques mois, les affaires en worsted ont été spécialement prospères... Au début de la période mentionnée, la laine était à un prix exceptionnellement bas; les filateurs en avaient fait des approvisionnementsà desprix avantageux etprobablementen quantités
(1) On distingue en Angleterre la Woollen manufacture, qui file et
tisse de la laine courte et cardée (centre principal, Leeds) la Worsted
manufacture, qui travaille de la laine longue et peignée (centre princi
pal, Bradford dans l'Yor~sliire). F. E.
(2) C'est cette extension rapide du fflage mécanique du lin en Irlande
qui donna le coup de mort à l'exportation des produits allemands (de la
Silésie, de la Lusace et de la Westphalie) tissés avec du ]in filé à la main.
F. E.
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 125
considérables, dont ils profitèrent lorsqu'une hausse se manifesta dans les ventes publiques du printemps et qu'inevitablement se manifesta une demande considérable de produits fabriqués " (Rep. Fact., 1819, p. 30, 31).
" Lorsque nous passons en revue les variations qui ont affecté la situation des affaires depuis trois ou quatre ans, dans les districts industriels, nous devons, je crois, reconnaitre qu'il existe quelque part une cause importante de perturbation... Un nouveau facteur n'aurait-il pas été introduit par la productivité extraordinaire et l'extension de l'outillage ? " (Rep. Faci., Avril 1899, p. 42).
L'activité des affaires s'accentua en novembre 1848 et en 1849, pendant le mois de mai et depuis l'été jusqu'en octobre : " Cela s'applique surtout aux étoffes en laine peignée, dont la fabrication, organisée autour de Bradford et Halifax, ne connut à aucune époque antérieure une prospérité comparable même de loin à celle d'aujourd'hui... De tout temps, l'incertitude quant aux arrivages de matières premières et la spéculation qui en résulte ont provoqué, dans l'industrie du coton, des troubles plus profonds et des variations plus importantes que dans toute autre industrie. Pour le moment, il se crée un stock considérable de produits fabriqués de qualité grossière, qui inquiMe les petits filateurs et leur cause déjà du préjudice, au point que plusieurs d'entre eux on L dû réduire leur durée de travail ~~. (l. c. p. 42, 43).
1850. Avril : La prospérité persiste. Il y a cependant " une grande dépression dans une partie de l'industrie du coton, par suite de l'insuffisance de l'arrivage de la matière première pour les numéros ordinaires de fil et les tissus lourds... On craint que l'importance plus grande donnée récemment à l'outillage de l'industrie du worsted n'entraine une réaction semblable. LM. Baker calcule que, rien qu~en 1819, la production a augmenté, dans cette industrie, de 40 0/0 pour les métiers à tisser et de 25 à 30 0/, pour les broches à. filer, et l'extension continue dans la même rnesure 1) (Rep. Fact., Avril 4850, p. 54).
126 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORNIATION DE LA PLUS-VALUE
1850. Octobre : " Le prix du coton continue à causer... une grande dépression dans cette branche d'industrie, surtout pour les marchandises dont le coût de production est déterminé en grande partie par le prix de la matière première. Une dépression s'est manifestée également dans findustrie de la soie, par suite de la baisse considérable de la soie brute ". (Rep. Fact ., Oct. 1850, p. 15). -D'après le rapport du Comité de la 'société royale pour la culture du lin en Irlande, le haut prix du lin, se produisant concurremment avec une baisse du prix d'autres produits agricoles, permettait de pronostiquer, pour l'année suivante, une recrudescence sensible de la production de lin en Irlande (p. 33)
1853. Avril : Grande prospérité. " Pendant les dix-sept années que je recueille des renseignements officiels sur la situation de l'industrie dans le district du Lancashire, il ne m'a pas été donné d'enregistrer une prospérité générale semblable àeelle qui y règne actuellement; l'activité est extraordinaire dans toutes les branches >;. L. Horner. (Rep. Faci., Avril 18153, p. 19).
1853. Octobre : Dépression de l'industrie du coton. o Surproduction " (Rep. Faci., Octobre 1853, p. 15).
18,54. Avril: " Bien qu'elle ne soit pas très prospère, l'industrie de la laine est pleiriement occupée dans toutes les fabriques et il en est de même de l'industrie du coton. Les affaires en worsted ont été irrégulières pendant tout le dernier semestre... La guerre de Crimée, en réduisant les quantités de lin et de chanvre importées de la Russie, est venue jeter la perturbation dans l'iDdustrie du lin " (Rep. Faci., 1854, p. 37).
~859. " L'industrie du lin est encore dans une situation précaire en Ecosse... la matière première étant rare el chère ; la récolte insuffisante de l'année dernière dans les pays de la mer baltique, qui nous approvisionnent en grande partie, exercera une influence nuisible sur les affaires de notre district; par contre, le jute, qui remplace peu à peu le lin pour beaucoup d'articles ordinaires, n'est ni
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 127
exceptionnellement cher, ni exceptionnelle nient rare... la
moitié environ des machines de Dundee file maintenant du
jute " (Rep. Fact., Avril 1859, P. 19 , ).
" Par suite du prix élevé de la matière première, la filature de lin est encore loin d'être lucrative, et alors que toutes les autres fabriques travaillent la journée pleine, nous en comptons plusieurs qui sont arrêtées dans l'industrie linière... La filature de jute... est dans une situation plus satisfaisante, parce que récemment cette matière est tombée à un prix plus modéré ". (Rep. Fact., Octobre 1859, P. 30).
1861-64 -. La guerre civile américaine et la " Cotton Famine ". L'exemple le plus remarquable de l'interruption de la produc
tion par le manque et le renchérissement de la matière pre
mière.
1860. Avril: " Quant à la situation des affaires, je suis heureux de pouvoir vous communiquer que, malgré le prix élevé des matières premières, toutes les industries textiles, à l'exception de la soie, ont été très occupées pendant le dernier semestre... Dans quelques districts du coton, on a demandé des ouvriers par voie d'annonces et on en a vu immigrer de Norfolk et d'autres comtés agricoles... Il parait que la matière première fait défaut dans toutes les braQches d'industrie. C'est uniquement... cette rareté qui nous impose des limites. Dans l'industrie du coton, la création d'établissements nouveaux, l'extension des anciens et la demande de la main-d'œuvre n'ont peut-être jamais été aussi importantes qu'aujourd'hui On lance des affiches dans toutes les directions pour obtenir de la matière première " (Rep. Fact,, Avril 1860).
1860, Octobre : ( Les affaires ont bien marché dans les districts du coton, de la laine et du lin ; elles sont même très bonnes en Irlande depuis plus d'un an et elles y auraient été meilleures, si elles n'avaient pas subi l'influence
128 PEEMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
de l'élévation du prix de la matière première. Les filateurs de lin semblent attendre avec plus d'impatience que jamais que les chemins de fer et les progrès de l'agriculture viennent leur'ouvrir les ressources de l'Inde et enfin... leur assurer- une importation de lin en rapport avec leurs besoins Y, (Rep. Fact., Octobre 1860, p. 37).
1861. Avril : " La situation des affaires est momentanément pénible ... quelques fabriques de coton réduisent leurs heures de travail et beaucoup de fabriques de soie ne sont occnpées que partiellement. La matière première estchère; dans presque toutes les branches de l'industrie textile, elle dépasse le prix asquel elle peut être mise en oeuvre en vue de la consommation " (Rep. Fact., Avril 1861, p. 33).
On voyait maintenant qu'en 1860 il y avait en surproduction dans l'industrie du coton; l'effet s'en faisait encore sentir. Il a fallu deux à trois ans pour que la surproduction de 1860 fùt absorbée par le marché mondial " (Rep. Faci. Décembre 1863, p. 127). " La dépression, au commencement de 1860, des marchés de l'Asie, Orientale pour les produits en coton, eut son contre coup sur Findustrie de Blackburn, où 30.000 métiers mécaniques en moyenne sont presque exclusivement occupés pour ces marchés. La demande de main-d'oeuvre y était déjà tombée plusieurs mois avant que les conséquences du blocus du coton ne se fissent sentir... ce qui heureusement sauve beaucoup de fabricants de la rtiine. Les matières approvisionnées augmentèrent de valeur pendant tout le temps qu'on les retint dans les magasins, et l'on parvint ainsi à éviter la terrible dépréciation qui sans cela se serait produite infailliblement dans une crise pareille " (Rep. Faci., Octobre 1862, P. 28-29).
1861. Octobre : " Les affaires sont très déprimées depuis quelque temps... Il n'est pas invraisemblable que beaucoup de fabriques diminuent considérablement leur temps de travail pendant les mois d'hiver. C'était d'ailleurs à prevoir... même si les causes qui sont venues interrompre nos importations ordinaires de coton d'Amérique et
CHhP' VI- - EFFETS DES 'VARIATIONS DE PRIK 129
notre exportation n'avaient pas agi, une réduction du temps de travail se serait imposée l'hiver prochain, par suite de l'accroissement considérable de la production pendant les trois dernières années et des perturbations des marchés indien et chinois " (Rep. Faci., Oct. 1861, p. 19).
Emploi de déchets de coton et de colon des Indes Orientales. (surat), son influence sur les salaires. Perlectionnement de l'outillage. Le coton remplacé par de la fécule et des prodints minéraux. Action de la colle de fécule sur les ouvriers. Filateurs de numéros plus fins. Fraudes des fabricants - " Un fabricant m'écrit ce qui suit : " En ce qui concerne l'évaluation de la consommation de coton par broche, il me parait que vous ne tenez pas suffisamment compte de ce fait que lorsque le coton est cher, les fabricants de numéros ordinaires (jusqu'au numéro 40, mais surtout les numéros 12 à 32) filent aussi fin que possible, c'est-à-dire qu'ils font du numéro 16 là où précédemment ils faisaient du 12 et que là où ils faisaient du 16, ils filent du 22 ; il en résulte que le tisserand qui doit travailler ces fils fins, donne à son coton le poids habituel en y ajoutant plus de colle. Cet expédient est appliqué aujourd'hui d'une manière vraiment scandaleuse. J'ai appris de bonne source que des shirtings ordinaires destinés à l'exportation portent 2 i de colle par pièce pesant 8 & D'autres tissus sont chargés jusqu'à 50 0/0 de colle ; de sorte que le fabricant ne ment pas lorsqu'il se vante de faire fortune en vendant la livre de tissu moins cher qu'il n'a acheté le fil qui a servi à la fabriquer (Rep. Faci., Oct. 1863, p. 63).
" J'ai reçu également des dépositions d'après lesquelles les tisserands attribuent la recrudescence de leurs maladies à l'encollage des chalues filées en coton indien, auxquelles on n'applique plus comme auparavant de la colle faite uniquement de farine. La matière substituée à la farine offre le grand avantage d'augmenter considérablement le poids du tissu, 15 Tb de fil donnant après le tissage 20 i-b de toile. " Cette matière était ou du kaolin moulu appelé China clay, ou du plâtre appelé FrencA
180 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
chalk. - " Le salaire des ouvriers tisserands est diminué notablement par l'emploi de ces succédanés de la farine pour l'encollage des chaines. La nouvelle colle fait le fil plus lourd et le rend dur et cassant. Or. dans le métier chaque fil de la chaine passe par la lice, dont les fils plus forts maintiennent la chaine dans la bonne position; rendues dures par la colle, les ehalites cassent continuellement dans la lice et la réparation de chacune de ces ruptures entraine une perte de cinq minutes pour le tisserand. Ces accidents sont actuellement deux fois plus fréquents qu'autrefois et il en résulte que le métier produit d'autant moins pendant une même durée de travail " (1. c., p. 42, 43).
( A "Ashton, Stralybridge, Mossley, Oldham, etc., la journée de travail a été raccourcie d'un tiers et de nouvelles réductions sont appliquées chaque semaine... Dans beaucoup de branches cette diminution des heures de travail est accompagnée d'une réduction des salaires " (p. 13). - Au commencement de 1861, une grève éclata dans les tissages mécaniques de quelques localités du Lancashire. Plusieurs fabricants avaient annoncé une réduction de salaires de 5 à 7 1/_, 0/0. Les ouvriers demandèrent le maintien du taux des salaires avec une réduction de la journée de travail, et comme leur proposition ne fut pas acceptée, la grève éclata ; après un mois ils durent céder. Actuellement les deux mesures leur sont appliquées : " A la diminution des salaires que les ouvriers ont enfin acceptée, beaucoup de fabriques ajoutent une réduction des heures de travail " (Rep. Fact., Avril 1863, p. 23).
1862. Avril : " Les souffrances des ouvriers ont beaucoup augmenté depuis mon dernier rapport ; mais à aucune époque de l'histoire de l'industrie, des souffrances aussi subites et aussi graves n'ont été supportées avec autant de résignation silencieuse et de dignité patiente " (Rep. Fact., Avril 1862, p. 10). - " Le nombre relatif des ouvriers qui sont complètement inoccupés en ce
GUAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX !31
moment ne semble pas beaucoup plus grand qu'en 1848, année où la panique fut cependant. telle qu'elle décida les fabricants inquiets à dresser une statistique de l'industrie du coton, semblable à celle qu'ils publient maintenant toutes les semaines... En mai 1848, à Manchester, 15 0/0 des ouvriers du coton étaient sans travail, 12 0/( travaillaient des journées incomplètes, et plus de 70 0/0 étaient pleinement occupés. Le 28 mai 1862, 15 0/, étaient sans travail, 35 0/, travaillaient des journées incomplètes, 49 0/0 des journées complètes... Dans les localités avoisinantes, à Stockport par exemple, le nombre des ouvriers sans travail et des ouvriers incomplètement occupés est relativement plus élevé et celui des ouvriers complètement occupés plus petit ", parce qu'on y file des numéros plus gros qu'à Manchester (p. 16).
1862.' Octobre : " La dernière statistique officielle accuse l'existence dans le Royaume-Uni de 2887 fabriques de coton, dont 2109 dans mon district (Lancashire et Cheshire). Je savais bien qu'en grande partie ces 2109 fabriques étaient de petits établissements, n'occupant que peu de personnes, et cependant j'ai été surpris d'apprendre combien le nombre des petits établissements est important. Dans 392 fabriques, soit 19 0/0, la force motrice, vapeur ou eau, est inférieure à 10 chevaux-vapeur ; dans 345, soit 16 0/0, elle est de 10 à 20 chevaux ; dans 1372, elle est de 20 chevaux ou plus... Un très grand nombre de ces petits fabricants, plus du tiers du nombre total, étaient encore des ouvriers il n'y,a pas longtemps; ils ne disposent d'aucun. capital... La charge principale retombera donc sur les deux autres tiers. ~, (Rep. Fact., Octobre 1862, p. 18,19).
Le même rapport signale que parmi les ouvriers du coton dansle Lancashireetle Cheshire,40146, soit 11~3 0/(, étaient alors complètement occupés, 1311767, soit 38 0/0, partiellement occupés, et 197 721, soit 50,7 0/,, sans travail. Si l'on retranche de ces chiffres ceux de Manchester et de Bolton, où l'on file surtout des numéros fins et où la pro
132 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LN PLUS-VALUE
duction a été relativement peu affectée par la disette de coton, la sittetion se présente sous unjour encore plus fflavorable : 8,5 0/, complètement occupés, 38 0/, incomplétement occupés, 53,3 0/0 sans travail (p. 19, 20).
" Les ouvriers trouvent une grande diflérence à travailler du bon ou du mauvais coton. Lorsque, dans des premiers mois de l'année,les fabricants voulurent conjurer l'arrêt de leurs exploitations en consommant les matières premières offertes à des prix modérés,beaucoup de mauvais coton fut mis en œuvre dans des fabriques oùjusque-là on n'en avait employé que du bon. Il en résulta pour les salaires des différences tellement considérables que dans beaucoup d'établissements les ouvriers firent grève, parce qu'ils ne parvenaient plus à gagner une journée admissible avec l'ancien prix à la pièce... Dans quelques cas, la différence alla jusqu'à la moitié du salaire, la durée du travail restant la même " (P. 27).
1863. Avril : c Pendant cette année, le nombre des ouvriers du coton qui pourront être complètement occupés ne dépassera guère la moitié " (Rep. Faci., Avril 1863, P. 14).
" Un désavantage sérieux du coton indien que les f abriques sont obligées d'employer actuellement, résultè de ce que la vitesse des machines doit être considérablement réduite, alors que pendant ces dernières années tout a été fait pour accélérer cette vitesse et augmenter ainsi la production. Le ralentissement atteint les ouvriers autant que les ,fabricants, car la plupart d'entre eux sont payés à la pièce, le fileur recevant tant, par qb de matière filée, le tisserand tant par pièce tissée ; et même ceux qui sont payés à, la journée voient leurs salaires diminués à cause de la diminution de la production. D'après mes recherches_ et suivant les statistiques qui m'ont été communiquées sur les salaires des ouvriers du coton pendant cette année. . il s'est produit une réduction moyenne de 20 0/0, et quelque fois même de 50 0/,, par rapport aux salaires de 1861 " (p. 13). " La somme gagnée dépend-, de la qualité de
CHAP. VI. - EFFETS DES VARI&TIONS DM PRIX 183
la matière travaillée.... La situation des ouvriers en ce qui concerne leur salaire est maintenant (octobre 1863) beaucoup meilleure que l'année dernière, à, la même époque. L'outillage a été amélioré, la matière première est mieux connue et les ouvriers triomphent plus aisément des difficultés qu'ils avaient à combattre au début. Au printemps dernier je visitais une école de couture (institution de bienfaisance pour les sans-travail) à Preston ; deux jeunes filles que l'on avait envoyées la veille dans un tissage, où d'après le fabricant elles auraient gagné 4 sh. par semaine,
C
à
demandaient CI rentrer à l'école, se plaignant qu'elles n'avaient pu gagner qulun shilling. J'ai reçu des déposi
1
tions concernant des conducteurs de self aciors_ qui, conduisant deux métiers, avaient gagné après 14 jours de travail complet 8 sh. Il d., dont devait être déduit le loyer ; le fabricant ~le généreux !) leur ayant fait remise de la moitié de ce dernier, ils purent rapporter à la maison la somme de 8 sh. Il d_Dans beaucoup de localités, les conducteurs de self-acting gagnaient, pendant les derniers mois de 1862, de 5 à 9 sh. par semaine et les tisserands de 2 à 6 sh. . Maintenant la situation est plus favorable bien que dans beaucoup de districts les salaires soient encore fort réduits... La longueur plus petite et la malpropreté du coton indien n'ont pas été les seules causes qui ont provoqué la réduction des salaires. L'habitude s'est introduite de mêler à ce coton de grandes quantités de déchets, ce qui naturellement rend plus difficile le travail du fleur. La fibre étant plus courte, le fil casse plus facilement lorsque le fuseau l'attire 5, lui et lui imprime la torsion, et le fuseau ne peut pas être maintenu régulièrement en marche... De même une plus grande attention devant être portée sur les fils, il arrive que la plupart des ouvriers ne peuvent surveiller qu'un seul métier, et il n'y en a guère qui puissent en surveiller plus de deux... Dans beaucoup de cas, les salaires ont été réduits de 5, de 7 1/2 et de 10 0/0... la plupart du temps on laisse l'ouvrier se débrouiller avec, la matière, première
134 PREI\Ili,',IiE PARTIE. - TR,1~NSFORMATI0N DE LA PLUS-VALUE
et s'efforcer d'obtenir le plus de rémunération possible sur la base du prix ordinaire du travail... Une autre difficulié, contre laquelle les tisserands ont quelquefois à se débattre, résulte de ce qu'on leur demande de faire un bon tissu avec du mauvais fil, en les menaçant de réductioris de salaire si le travail ne donne pas un résultat convenable " (Rep. Fact., Octobre 1863, p. 41-43).
Les salaires étaient misérables même lit où l'on travaillait toute la journée. Les ouvriers du coton offraient leurs bras pour tous les travaux publics, drainages, construction de routes, cassa ',ge de pierres, pavage de rues, auxquels les autorités locales les employaient pour leur venir en aide (ces secours étaient payés en réalité par les fabricants, voir vol. 1, p. 251). Toute la bourgeoisie avait l'œil sur eux ; s'ils refusaient le salaire plus que misérable qu'on leur offrait, leurs noms étaient rayés des listes des coinités de bienfaisance. Cette époque était nécessairement une époque d'or pour messieurs les fabricants, car les ouvriers devaient, oui bien mourir de faim, ou bien accepter de travailler au prix le plus avantageux pour les bourgeois, autour desquels les comités de bienfaisance fonc
7D
tionnaient comme de dévoués chiens de garde. En outre les fabricants s'assuraient secrètement l'appui du gouvernement pour contrarier l'émigration et ne pas perdre le capital constitué par le sang et la chair des ouvriers, et afin également de ne pas être privés des loyers de leurs maisons ouvrières.
" Les comités de bienfaisance étaient très sévères à ce point de vue. Les ouvriers auxquels du travail était offert étaient rayés en même temps de la liste des secours, de sorte qu'ils devaient accepter toutes les conditions qu'on leur faisait. S'ils refusaient... c'est qu'on leur offrait un salaire purement nominal, le travail étant extraordinairement difficile " (l. c., p. 97).
Les ouvriers acceptaient n'importe quel travail qui leur était offert par application du Public Works Act. " Les travaux industriels furent organisés d'après des principes
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 135
très différents dans les diverses villes. Mais même là où le travail en plein air n'était pas considéré comme labour test, il ne reçut comme rémunération que le secours prévu par les règlements ou une somme supérieure à celle-ci de si peu qu'il devait ètreconsidéré comme labour test" (p- 69). " Le Publie Works Act de 1863 fut décrété pour porter remède à cette situation et rendre l'ouvrier à même de gagner sa journée comme journalier indépendant. Cette loi avait un triple but : Il permettre aux autorités coinmunales d'emprunter de l'argent (avec l'autorisation de
1
l'Administration centrale de bienfaisance de l'Etat) aux Commissaires d'emprunt du Trésor ; 2' améliorer la siluation dans les villes des districts du coton ; 3' procurer aux ouvriers sans travail de l'occupation et un salaire rémunérateur (remuneralive waqes)." Les emprunts contractés en vertu de cette loi s'élevaient à 883700 £ à la fin d'octobre 1863 (p. 70). On exécuta principalement des travaux de canalisation, de construction de routes, de pavage de rues, de creusage de réservoirs pour les services d'eau, etc.
M. Ilenderson, le président du comité de Blackburn, écrit à ce sujet à l'inspecteur Redgrave : " De toutes mes observations au cours de cette période de souffrances et de misère, aucune ne m*a plus frappé et ne m'a fait plus de plaisir que le bon vouloir avec lequel les ouvriers sans travail de notre district ont accepté l'ouvrage qui leur a été offert par le conseil municipal (le Blackburn, en vertu du Publie Works Act. On se figure difficilement un contraste plus frappant que celui du fileur de coton occupé précédemment comme ouvrier qualifié dans mie fabrique et du même fileur travaillant maintenant comme journalier dans un égout, à 14 ou 18 pieds sous terre ".
[Les ouvriers recevaient pour ce travail de 4 à 12 sh. par semaine, selon l'importance de leur famille, 12 sh. étant le salaire énorme alloué à ceux dont dont la famille se composait de 8 personnes. Pendant ce temps les bourgeois faisaient double profit: ils empruntaient à un taux
136 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
exceptionnellement bas l'argent pour améliorer leurs villes enfumées et mal entretenues, et ils avaient des ouvriers à, un salaire de beaucoup au-des'sous du taux ordinaire]. " Habitué, comme il l'était, à, exécuter dans. une température pour ainsi dire tropicale un travail où l'habileté et la précision sont infiniment plus nécessaires que la force musculaire et donnant une rémunération double et même triple de celle qui lui est allouée aujourd'hui, l'ouvrier qui accepte de bon cœur l'occupation qui lui est offerte fait preuve de qualités de renoncement et de conciliation qui lui font le plus,grand honneur. A Blackburn les gens ont été mis à l'essai dans presque tous les travaux en plein air : ils ont fouillé à une grande profondeur une terre argileuse, lourde et dure, ils ont fait des travaux de drainage, cassé des pierres, construit des routes, creusé (les égoûts à des profondeurs de 14, 16 et parfois 20 pieds. Ils ont travaillé avec les pieds et les jambes dans 10 à 1.2 pouces d'eau et de boue, dans un climat froid et humide qu'aucun a-titre ne surpasse et peut-être n'égale en Angleterre " (p. 91-92). - " L'attitude des ouvriers a été irréprochable... en ce qui concerne l'empressement avec lequel ils ont accepté le travail en plein air " (p. 69).
1864. Avril. " De temps en temps on se plaint dans divers districts de ce que les ouvriers font défaut, surtout dans certaines branches, dans les tissages, par exemple... mais ces plaintes ont autant pour cause l'insuffisance du salaire que les ouvriers touchent, parce qu'ils sont obligés de travailler du fil de mauvaise qualité, que la rareté réelle des travailleurs même dans cette branche spéciale. Quantité de différends se sont élevés, le mois dernier, entre des fabricants et leurs ouvriers au sujet des salaires. Je regrette que les grèves aient été si fréquentes... Les fabricants se ressentent de la concurrence du Publie Works Act et il en est résulté que le comité local de Bacup a suspendu son fonctionnement, un manque d'ouvriers s'étant manifesté bien que toutes les fabriques ne fussent pas
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX
encore en activité " Rep., Fact. (Avril 186t, p. était grand temps pour messieurs les fabricants. A cause du public Worbs Act, la demande avait augmenté tellement que quelques ouvriers de fabrique gagnaient maintenant Il à 5 sh. par jour dans les carrières de Bacup. Aussi on cessa petit a petit les travaux publics, cette nouvelle édition des Ateliers nationaux de IS18, établis cette fois au profit de la bourgeoisie.
Exp&iences 2 n co,-po.,e vili. - i( Bien que les ouvriers entièrement occupés touchent -un salaire très réduit dans les différentes fabriques, il ne faut pas en conclure qu'ils gagnent la même somme une semaine dans l'autre. Leur rémunération est soumise à de grandes variations à cause des expériences auxquelles se livrent les fabricants en mettant à l'essai toutes sortes de cotons et de déchets ; les " mélanges ", ainsi qu'ils appellent ces matières premÎères, varient fréquemment, et le gain des ouvriers augmente ou diminue suivant la qualité du mélange. Il s'est élevé parfois à 15 0/0 au-dessus du salaire précédent et pendant une ou deux semaines il est tombé à 50 ou 60 0/0 au-dessous ". L'inspecteur Redgrave qui écrit ces lignes, cite quelques chiffres empruntés aux faits, dont voici des exemples :
" À..., tisserand, famille de 6 personnes, travaille 4jours par semaine, 6 sh. 8 1/2 d ; B..., tordeur, 4 l/. jours par semaine, 6 sh. ; C..., tisserand, famille de 4 personnes, 5 jours par semaine, 5 sh., 1 d. ; E. ., tisserand, famille de 7 personnes, 3 jours, 5 sh. ", et ainsi de suite. Redgrave continue : " Ces statistiques méritent qu'on y prête attenlion, car elles prouvent qu'avoir à travailler peut devenir une calamité pour mainte famille ; non seulement il s'ensuit une réduction du revenu, mais cette réduction Peut être tellement importante qu'une petite partie seulement des besoins les plus urgents peut être satisfaite et qu'il faudrait l'allocation de secours dans les cas où le gain de la famille n'atteindrait pas la somme qui lui serait allouée
138 PREMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VAUUE
par le comité de bienfaisance si tous ses membres étaient
* Octobre 1863, p. 50-53).
sans travail " (Rep. Fact.,
Depuis le 5 juin 1863, les ouvriers n'ont pas été occupés en moyenne plus de 2 jours 7 heures et quelques minutes par semaine " (/. c., p. 121).
" Depuis le commencement de la crisejusqu'au 25 mars 1863, presque trois millions de £ ont été dépensées par les Administrations de bienfaisance, le Comité central d'assistance et le illansion-Hozise-Comnîitlee ~e Londres (p. 13).
" Dans un district où l'on file probablement les numéros
les plus fins... les fileurs subissent une réduction indirecte
de salaire de 15 0/0, par suite de la substitution du coton
d'Egypte au Sea Island... Dans un district étendu où l'on
travaille le déchet de coton mélangé au coton indien, les
fileurs ont subi une réduction de salaires de 5 0/0 et une
perte de 20 à 30 0 , /, par suite de l'emploi de surat et de
déchets. Les tisserands ne conduisent plus que deux
métiers au lieu de quatre, et alors qu'ils gagnaient 5 sh.
7 d. par métier ep 1860, ils n'ont plus que 3 sh. 4 d.
aujourd'hui... Les amendes qui pour les tisserands tra
vaillant le coton américain variaient de 3 à 6 d., s'élè
vent maintenant de 1 sh. à 3 sh. 6 d. ~) Dans un district
où l'on met en oeuvre du coton égyptien mélangé à du
coton indien : " Le salaire moyen aux métiers continus
était de 18 à 25 sh. en 1860 ; il n'est plus que de 10 à
18 sh. aujourd'hui. Cette réduction n'est pas due unique
ment à la qualité plus mauvaise du coton, mais aussi à
la marche plus lente du métier, afin de donner au fil un
retordage plus fort, ce qui en temps ordinaire aurait été
payé supplémentairement suivant tarif " (p. 43, 41, 45
50). " Bien que çà et là Fem loi du coton indien soit
p
avantageux pour les fabricants, nous constatons cependant (voir la liste des salaires p. 53) que les ouvriers en pâtissent, si on compare~ leurs saiaires à ceux de 1861. Si l'emploi du surat persiste, les ouvriers réclameront la même rémunération qu'en 1857, ce qui affectera sérieusement le profit du fabricant, si la différence n*est pas com
CHAP. VI. - EFFETS DES VARIATIONS DE PRIX 139
pensée par le prix du coton ou des produits fabriqués " (P. 105).
Loyer. - " Lorsque les cottages que les ouvriers habitent appartiennent au fabricant, le loyer en est généralement défalqué du salaire, même quand ils ne travaillent qu'une partie de la semaine. Néanmoins la valeur de ces maisons a diminué et on les a maintenant de 25 à 50 0/0 moins cher qu'autrefois ; un cottage qui se louait dans le temps 3 sh. 6 d. par semaine, se loue actuellement 2 sh. ~ d. et souvent moins " (p. 57).
Eînigration. -- Les fabricants étaient naturellement, adversaires de l'émigration, parce qu' " en attendant (les temps meilleurs ils voulaient conserver les moyens (Vexploiter leurs fabriques au mieux de leurs intérêts. " En outre "beaucoup d'entre eux sont propriétaires des maisons habitées par leurs ouvriers et quelques-uns au moins espèraient récupérer plus tard une partie des loyers qui ne leur avaient pas été payés " (p. 96).
Le 22) octobre 1864, M. Bernall Osborne, s'adressant à ses électeurs, dit que les ouvriers du Lancashire se sont conduits comme de vrais stoïciens. N'a-t-il pas voulu dire comme des moutons ?
CHAPITRE VII
CONSIDÉRÀTIONS COMPLÉMENTAIRES
En supposant que l'hypothèse que nous avons admise dans cette partie soit vraie, c'est-à-dire que le profit approprié dans chaque branche de production soit égal à la plusvalue produite par le capital total de cette branche, le profit ne serait quand même pas considéré par le bourgeois comme étant identique à la plus-value, c'est-à-dire au surtravail non payé. Voici pourquoi :
l' Quand le capitaliste envisage le procès de Circulation, il ne tient pas compte du procès de production. La réalisation de la valeur de la marchandise, opération qui comprend la réalisation de la plus-value, provoque d'après lui la création de la plus-value. [Une page blanche dans le manuscrit indique que Marx avait l'intention de développer ce point. F. E.].
20 En faisant abstraction de l'influence du crédit, des filouteries auxquelles se livrent les capitalistes entre eux et des avantages résultant du choix d'un marché avantageux, nous avons vu que bien que le degré d'exploitation du travail soit le même, le taux du profit peut être très différent : a) suivant que la matière première est achetée plus ou moins cher, avec plus ou moins d'habileté et de compétence ; b) selon que l'outillage est plus ou moins productif, efficace et coriteux ; c) selon que l'ensemble des installations, pour les différents stades du prix de production, est plus ou moins perfectionné ; d) selon que le gaspillage de matières est plus ou moins
CHAP. VII. - CONSIDÉRATIONS COMPLÉMENTAIRES 141
supprimé et que la direction et la surveillance sont plus ou moins simples et efficaces. En un mot la plus-value correspondant à un capital variable étant donnée, la capacité technique, soit du capitaliste, soit de ses surveillants et de ses commis, intervient pour une large part pour décider si cette plus-value se traduira par un profit plus ou moins élevé, tant comme taux que comme valeur absolue. Une même plus-value de 1000 produite par une même dépense en salaires de 1000 peut avoir exigé, dans une entreprise A, un capital constant de 9000 £ et, dans une entreprise B, un capital constant de
11000 £ ; d'où, pour A, p, =7. i_0_000 = 10 0/0 et, pour B~
f 1000
p 42000 8 /3 0/0*
Dans. l'entreprise A le capital total produit donc relatiment plus de profit que dans l'entreprise B, parce que le taux du profit y est plus élevé, bien que dans les deux cas le capital variable et la plus-value soient de 1000 2, et que par conséquent le même nombre d'ouvriers y soient soumis à une exploitation d'intensité égale. Une telle différence dans les expressions d'une même quantité de plus-value, c'est-à-dire une telle différence dans les taux et les valeurs absolues du profit donné par une même exploitation du travail, peut aussi être due à d'autres causes. C'est ainsi qu'elle peut résulter uniquement d'une inégalité de capacité entre ceux qui dirigent les deux entreprises, et c'est précisément cette possibilité qui induit le capitaliste en erreur et lui donne la conviction que son profit est dû, non à l'exploitation du travail, mais à d'autres circonstances et surtout à son action personnelle.
Le raisonnement et les faits que nous venons d'exposer dans cette première partie démontrent la fausseté de la théorie (de Rodbertus) qui veut que (contrairement à ce
142 PRIJMIÈRE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
qu'elle soutient pour la rente, qui peut croitre alors que la surface qui la produit reste invariable) une variation du capital est sans influence sur le taux du profit, parce que la valeur absolue du capital à laquelle ou rapporte le profit pour en déterminer le taux, au'-mente ou diminue en môme temps que la valeur absolue du profit. Cette théorie se vérifie cependant dans deux cas.
Prîmo. - Lorsque, toutes les autres circonstances et
surtout le taux de la plus-value restant invariables, il inter
vient un changement dans la valeur de la marchandise qui
sert de monnaie (ou dans les signes qui la représentent).
Soit un capital de 100 £, donnant un profit de 20 £ ; le taux
du profit sera de 20 0/0. Si la valeur de l'or vient à aug
menter de 100 0/0, ce capital, qui primitivement ne valait
que 100 £, en vaudra 200 et donnera un profit d'une
valeur de 40 £ ; si la valeur de l'or diminuait de 100 0/0,
il ne vaudrait plus que 50 £ et il donnerait comme profit
un produit de la valeur de 10 £. Cependant dans les
deux cas on a 200 : 40 ~ 50 : 10 = 100 : 20 = 20 0/0.
A aucun moment il n'est intervenu un changement dans
la grandeur de la valeur du capital ; il s'est produit uni
quement une modification de l'expression monétaire de
cette valeur et de celle de la plus-value, modification qui
n'a pu avoir aucune influence sur le taux'~ 1 du profit.
c
Secundo. - Lorsque la grandeur de la valeur se modifie réellement, mais sans que ce changement soit accompagné
d'une modification du rapport!, c'est-à-dire lorsque le c
taux de la plus-value restant constant, le rapport entre le capital avancé pour la force de travail (le capital variable étant considéré, comme l'expression de la force de travail mise en œuvre) et le capital avancé pour les moyens de production reste le même. Dans ces conditions, que nous ayons C ou n x C ou ~ , c'est-à-dire 1000, 2000 ou 500, le n
ta,ix du profit étant de 20 0/0, le profit sera de 200, de 400
CHAP. VIL - CONSIDÉRATIONS coMPLÉmENTAIRES, 143
ou de 100, et nous aurons 200 = 400 = '100 = 20 0/0. Le
4000 2000 500
taux du profit est constant, parce que la composition du capital reste invariable malgré les changements qui interviennent dans sa grandeur, et l'augmentation ou la diminution de la valeur absolue du profit correspond simplement à une augr'mentation ou une diminution de la grandeur absolue du capital engagé. Alors que la grandeur du capital engagé ne varie qu'en apparence dans le premier cas, elle varie réellement ici, mais cette variation n'est accompagnée d'aucune modification de la composition organique du capital, du rapport entre sa partie variable et sa partie constante.
A part ces deux cas, tout changement de grandeur dit capital engagé est ou bien la conséquence d'un changement préalable de valeur d'un de ses éléments, c'est-à-dire la conséquence d'une modification des grandeurs relatives de ses éléments (à moins que la plus-value ne change en même temps que le capital variable) ; ou bien la cause d'une modification des grandeurs relatives des deux éléments qui le constituent (ce qui se présente dans les grands travaux, ou lorsqu'on introduit des machines nouvelles). Nous pouvons donc dire d'une manière générale qu'une variation de la grandeur du capital engagé doit être accompagnée d'une variation du taux du profit.
Toute augmentation du taux du profit résulte d'une augmentation relative ou absolue de la plus-value par rapport à son coùt de produétion, c'est-à-dire par rapport au capital total, ou d'une diminution de la différence entre le taux du profit et le taux de la plus-value.
Alors qu'aucune modification n'affecte le capital, soit dans sa grandeur absolue, soit dans les éléments qui le constituent, il peut se produire des variations du taux du
144 PREMIERE PARTIE. - TRANSFORMATION DE LA PLUS-VALUE
profit, lorsque la valeur du capital avancé, soit fixe, soit circulant, augmente ou diminue par suite d'une augmentation ou d'une diminution (indépendante du capital déjà existant) du temps de travail nécessaire à sa reproduction. La valeur de toute marchandise - par conséquent la valeur des marchandises qui constituent le capital - est déterminée, non par le temps de travail nécessaire qui y est contenu, mais par le temps de travail social nécessaire pour sa reproduction. Cette reproduction peut s'accomplir dans des circonstances plug ou moins favorables que celles de la production primitive, de sorte qu'un capital ayant originairement une valeur de 100 £, vaudra, la valeur de la monnaie restant invariable, 200 £ ou 50 £, suivant qu'il faudra, d'une manière générale, un temps double ou moitié moindre pour le reproduire. Si cette variation de valeur affecte uniformément toutes les fractions du capital, le profit s'exprimera par une somme d'argent double ou moitié moindre ; mais s'il implique un changement de la composition organique du capital, c'est-à-dire s'il modifie le rapport entre le capital variable et le capital constant, le taux du profit (toutes autres circonstances restant les mêmes) augmentera ou diminuera, selon que le capital variable aura été relativement augmenté ou diminué. S'il ne se produit qu'une modification de la valeur monétaire du capital avancé (par suite d'un changement de valeur de la monnaie), l'expression monétaire de la plusvalue variera dans la même proportion, mais le taux du profit restera invariable.
DEUXIÈME PARTIE
LA TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
CHAPITRE VIII
DIFFÉRENCE DES TAUX DE PROFIT DANS LES DIFFÉRENTES BRANCHES
DE PRODUCTION PAR SUITE DES DIFFÉRENCES DE COMPOSITION DU
CAPITAL.
Dans la partie précédente nous avons exposé comment le taux du profit peut varier alors que le taux de la plus-value reste constant. Dans ce chapitre nous admettrons que dans toutes les branches de production d'un pays le travail est soumis à un même degré d'exploitation, c'est-à-dire qu'il fonctionne dans toutes les entreprises pendant des journées de même longueur, avec un même taux de plus-value. A. Smith a démontré que bien des différences se présentant dans J'exploitation du travail n'existent qu'en apparence et passagèrement ; elles n*entrent pas en ligne de compte pour l'analyse des conditions générales de la production, parce qu'elles se compensent pour toutes sortes de raisons, effectives ou imaginaires, acceptées par le préjugé. D'autres différences, par ex. celles relatives aux salaires, se basent en grande partie sur -la distinction, dont nous nous sommes occupés dans notre vol. 1, page 17, entre le travail simple et le travail
146 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
qualifié, et n'ont aucune influence sur le degré d'exploitation du travail,bien qu'elles rendent très inégaux les sorts des ouvriers dans les différentes sphères de la production. Si, par ex., le travail d'un joaillier est payé plus cher que celui d'un journalier, le surtravail du joaillier produit aussi relativement -une plus grande quantité de plus-value que celui du journalier. Bien que le nivellement des salaires et des journées de travail et, par conséquent, le nivellement des taux de la plus-value soient entravés par quantité d'obstacles locaux dans les différentes sphères de la production, voire même pour les divers capitaux d'une même branche de production, ils se réalisent cependant de plus en plus à mesure que la production capitaliste fait des progrès et extermine les autres modes de produc-tion. Quelqu'importante que soit l'étude de ces faits pour des recherches spéciales sur le salaire, elles sont accessoires et négligeables dans une analyse générale de la production capitaliste. En effet, dans toute analyse générale, il faut admettre au préalable que les conditions réelles correspondent à ta conception qu'on en a, ou, ce qui revient au même, il ne faut exposer les conditions réelles que pour autant qu'elles rentrent dans le type général.
Les différences des taux de la plus-value d'un pays à l'autre et par suite le degré de l'exploitation nationale du travail sont absolument indifférents pour l'analyse que nous allons faire. Ce que nous 'voulons étudier dans cette partie, c'est la manière dont se forme un taux général du profit dans un pays donné. Lorsqu'il s'agira de comparer les taux de profit des divers pays, il suffira de combiner ce que nous avons dit antérieurement avec ce que nous allons exposer maintenant : on observera en premier lieu les différences des taux de la plus-value dans chaque pays et on comparera ensuite, en se basant sur ces taux de plus-value, les différences des taux nationaux du profit. Si ces différences ne résultent pas de différences entre les taux nationaux de plus-value, elles devront
CHAP. VIII. - DIFFÉRENCE DES TAUX DE PROFIT 147
être attribuées à des circonstances qui ne peuvent être dégagées qu'en supposant, comme nous le faisons dans ce chapitre, que la plus-value est la même partout et par conséquent constante.
Nous avons démontré dans le chapitre précédent que, le taux de la plus-value étant constant, le taux du profit d'un capital donné peut hausser ou baisser sous l'action de circonstances qui augmentent ou diminuent la valeur de l'un ou l'autre élément du capital constant, et affectent ainsi le rapport entre la partie constante et la partie variable du capital. Nous avons fait remarquer en outre que si des circonstances qui prolongent ou raccourcissent la durée de la rotation peuvent agir d'une manière semblable sur le taux du profit, elles n'ont aucune action sur sa valeur absolue, celle-ci étant identique à celle de la plus-value. En effet ces circonstances ne font que modifier le rapport entre une plus-value ou un profit de grandeur donnée et la grandeur du capital avancé. Ce n'est que lorsque des variations de valeur provoquent un engagement ou un dégagement de capital, qu'il peut en résulter une influence sur la valeur absolue du profit et alors le taux n'est pas affecté. Pareille influence ne se ferait d'ailleurs sentir que sur des capitaux déjà engagés et non sur des capitaux à engager, et l'augmentation ou la diminution de profit résu Iterait de ce que, par suite des variations de la valeur, un même capital mettrait en œuvre plus ou moins de travail, c'est-à-dire produirait plus ou moins de plus-value, le taux de celle-ci restant constant. Loin d'être en contradiction avec la loi générale ou d'en représenter une dérogation, cette exception apparente en est en réalité un cas spécial.
Nous avons vu dans la partie précédente que, le degré d'exploitation du travail restant constant, toute variation de valeur des éléments du capital constant et toute modification de la durée de rotation du capital modifient le taux du profit ; il en résulte que des branches de production coexistantes doivent donner naissance à des taux de profit
148 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
différents, lorsque, toutes autres circonstances égales, les périodes de rotation de leurs capitaux sont différentes ou que les rapports entre les valeurs des éléments constituants de leurs capitaux ne sont pas les mêmes. Les modilications successives que nous observions précédemment dans un même capital se présentent maintenant comme des différences coexistantes dans des capitaux engagés dans
C
des branehes de production différentes, et nos recherches devront porter sur les différences tant dans la composition organique que dans les périodes de rotation des capitaux.
Il va de soi que lorsque dans cette analyse nous parlerons de la composition ou de la rotation du capital dans une branche de production donnée, il s'agira du capital moyen engagé normalement dans cette branche, et qu'il sera fait abstraction des différences accidentelles qui peuvent se présenter pour les capitaux isolés.
De ce que nous avons supposé que le taux de la plusvalue, la journée de travail et le salaire sont constants, il résulte qu'une quantité déterminée de capital variable exprime une quantité déterminée de force de travail mise en oeuvre et par conséquent une quantité déterminée de travail réalisé. 100 £ représentant le salaire et, en réalité, la force de travail de 1 (0 ouvriers, n x 100 £ représenteront le salaire et la force de travail de n >< 100 ouvriers et
100£ ceux de 1100 ouvriers. Le capital variable étant
n n
l'expression (et il en est toujours ainsi lorsque le salaire est donné d'avarice) de la quantité de travail mise en oeuvre par un capital donné, toute variation de la grandeur de ce capital annonce qu'une différence est survenue dans la masse de force de travail. Si 100 £ représentent 100 ouvriers travaillant une semaine et par conséquent 6000 heures de travail (chaque ouvrier travaillant 60 heures par semaine), 200 £ représenteront 12000 et 50 £, 3000 lieu es de travail.
Ainsi que nous l'avons énoncé dans notre premier volume, nous entendons par composition du capital le rap
CHAP. 'VIII. - DIFFÉRENCE DES TAUX DE PROFIT 149
port entre les éléments actifs et passifs qui le constituent, le rapport entre le capital variable et le capital constant. Ce rapport doit être considéré à deux points de vue, d'importance inégale, qui dans certaines circonstances se traduisent par les mêmes effets.
En premier lieu, il doit être envisagé au point de vue
technique, comme correspondant à un stade déterminé du
développement de la productivité. Une quantit " é donnée de
force de travail, représentée par un nombre déterminé
d'ouvriers, est nécessaire pour produire, par exemple en
une Journée, une quantité voulue de produits et mettre en
oeuvre, consommer productivement, une quantité voulue
de moyens de production, de machines, de matières pre
mières, etc. Un nombre déterminé d'ouvriers correspond,
par Conséquent, à une quantité déterminée de moyens de
production, une quantité donnée de travail vivant répond
à une quantité donnée de travail matérialisé. Le rapport
entre ces quantités diffère considérablement d'une indus
trie à l'autre et souvent même dans la même industrie
d'une branche à l'autre, bien que le hasard puisse vouloir
qu'il soit le même dans des branches très,éloignées l'une
de l'autre; il détermine la composition technique du capi
tal et est en réalité la base de sa composition organique.
Mais il arrive également que, dans des industries différentes, il y ait le même rapport f~ntre le capital variable, simple index de la force de travail, et le capital constant, simple index de la masse de moyens de production mis en oeuvre. C'est ainsi que certains travaux, qu'ils soient exécutés en enivre ou en fer, donnent lieu à un même rapport entre la force de travail et la masse de moyens de production ; mais comme le cuivre est plus cher que le fer, le rapport entre les valeurs du capital variable et dû capital constant n'est pas le même dans les deux cas et par conséquent la composition de la valeur du capital total est également différente. A une même composition technique peuvent donc correspondre diverses compositions-valeurs, et le fait se manifeste dans chaque branche d'industrie lors
150 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
que, la composition technique restant constante, le rapport des valeurs des deux parties du capital varie. L'inverse se produit également, mais seulement lorsquela modification du rapport entre les quantités de moyen de production et de force de travail est compensée par une modification en sens inverse de leurs valeurs.
Nous appellerons composition organique du capital sa composition-valeur, à condition qu'elle soit déterminée par sa composition technique et qu'elle en soit le reflet ~1).
Nous considérons donc le capital variable comme l'expression d'une quantité déterminée de force de travail, d'un nombre déterminé d'ouvriers, d'lme quantité déterminée de travail vivant mis en oeuvre. Alors que dans la partie précédente une variation de la valeur du capital variable ne pouvait exprimer qu'une variation du prix d'une qut,,iitité donnée de travail, il n'en est plus de même ici, où nous admettons que la journée de travail et le taux de la plus-value sont constants et qu'un salaire déterminé correspond à une durée donnée de travail. Par contre une différence dans la grandeur du capital constant peut être,ou l'expression d'une modification de la quantitê de moyens de production mis en oeuvre par une quantité donnée de force de travail, ou le résultat d'une différence entre la valeur des moyens de production d'une industrie et celle des moyens de production des autres.
Le salaire hebdomadaire de 100 ouvriers étant de 100 et la durée de leur travail de 60 heures, supposons que le taux de la plus-value soit de 100 0/0. Les ouvriers travaillent donc 30 heures par semaine pour eux et gratuitement U heures pour le capitaliste. Dans leurs 100 £ de salaire, il ne se trouve incorporé que 30 heures de travail de 100 ouvriers, soit 3000 heures de travail ; les autres
(1), Ce qui vient d'être dit est brièvement développé dans la 3e édition du ler volume, p. 628, au commencement du chap. XXIII (Trad. franç., p. '2269, chap. XXV). Comme les deux premières éditions ne contiennent pas ce passage nous avons jugé qu'il était nécessaire (le le reproduire. - F. E.
CHAP. VIII. - DIFFÉRENCE DES TAUX DE PhOFIT ibi
3000 heures sont incorporées dans les 100 £ de plus-value ou de profit accaparées par le capitaliste. Bien que le salaire de 100 £ n'exprime pas la valeur dans laquelle s'est matérialisé le travail hebdomadaire des 100 ouvriers, il indique cependant (puisque la durée de la journée de travail et le taux de la plus-value sont donnés) que lecapital a occupé 100 ouvriers pendant 6000 heures. Cette indication est fournie par la valeur 100 £ du capital variable, qui renseigne en premier lieu sur le nombre d'ouvriers occupés (1 £ représentant 1 ouvrier par semaine, 100 £ représentent 100 ouvriers) et ensuite sur la durée de leur travail. (Le taux de la plus-value étant de 100 0/0, chaque ouvrier accomplit deux fois plus de travail que ce qui est représenté par son salaire, c'est-à-dire que son salaire de 1 £, expression d'une demi-semaine de travail, équivaut à une semaine entière de travail actif; par conséquent les 100 £, tout en n'exprimant que 50 semaines de travail, en représentent 100 de travail actif). Il y a une distinction profonde à établir dans l'expression de la valeur du capital variable suivant qu'elle désigne la somme des salaires, c'est-à-dire une quantité donnée de travail matérialisé, ou simplement la quantité de travail vivant qu'elle met en œuvre. Cette quantité de travail vivant est toujours plus grande que la quantité de travail contenue dans le salaire et est représentée par une valeur plus grande que celle du capital variable, car elle est déterminée d'une part par le nombre d'ouvriers occupés par ce capital et d'autre part par le surtravail qu'ils produisent.
Supposons que dans l'industrie A un capital de 700 soit dépensé en 100 de capital variable et 600 de capital constant, et que dans l'industrie B le même capital soit dépensé en 600 de capital variable et 100 de capital constant. Le capital A de 700 n'occupera donc qu*une force de travail de 100, ce qui représentera, en reprenant nos chiffres de tantôt, 100 semaines ou 6000 heures de travail vivant, tandis que le capital B de 700 occupera 600 semaines ou 36000 heures de travail vivant. Le capital A ne
capital_Livre_3_1_152_193.txt
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15`2 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
pourra donc s'approprier que 50 semaines,soit 3000 heures, de surtravail, alors que le capital B, sans être plus considérable, accaparera 300 semaines ou 18000 heures. Le capital variable exprime non seulement le travail qu'il contient en lui-même, mais aussi (le taux de la plus-value étant donné) le supplément de travail qu'il peut mettre en oeuvre, le surtravail. Le degré d'exploitation du travail étant le même, le profit sera de '100 =-_ 1 ~ 14 2 0/0 'dans
~ _00 i /7
l'industrie A et de ~00 ~ 85 5/7 0/0 dans l'industrie B, soit 700
un taux de profit six fois plus grand dans B que dans A. Et non seulement le taux du profit, mais le profit lui-même sera six fois plus considérable (600 pour B et 100 pour A), puisque le même capital occupe six fois plus de travail vivant dans l'industrie B que dans l'industrie A et produit six fois plus de plus-value et six fois plus de profit.
Si au lieu d'un capital de 700 £, A en employait un de
7000 (B continuant à 1 opérer avec son capital de 100 £), il
dépenserait, en supposant que la composition organique
reste la même, 1000 £ en capital variable; il occuperait par
semaine 1000 ouvriers, représentant 60000 heures de travail
vivant, dont 30000 heures de surtravail. Et cependant, avec
700 £ de capital variable, A ne mettrait en œuvre que 1/6 de
travail vivant et de surtravail de plus que B et ne produirait
que 1/, de profit en plus. Quant au taux du profit, il sera de
4000 400 4 600 == 85 5/,7 0/0
1000 =:~_ 700 - 1 9/7 0 ' /0 du côté de A, contre ~..
qu'il était pour B. Par conséquent, des capitaux engagés de même importance donnent des taux de profit différents lorsque, pour un même taux de la plus-value, les valeurs absolues de la plus-value et du profit sont différentes, les quantités de travail vivant mis en oeuvre étant différentes dans les deux cas.
Le résultat est le même lorsque, les conditions techniques étant identiques dans les deux industries, les valeurs du capital constant sont différentes. Supposons que de part et d'autre il faille 100 £ comme capital variable pour payer
CHAP. VrIl. - DIFFÉRENCE DES TAUX DE PROF IT 153
100 ouvriers par semaine et mettre en oeuvre des quantités égales de machines et de matières premières. Supposons que ces dernières soient plus chères dans l'industrie B que dans l'industrie A, et que les 100 £ de capital variable exigent, par ex., 200 £ de capital constant dans A et 400 E dans B. Le taux de la plus-value étant de 100 0/0, la plus-value et le profit seront de 100 £ dans les deux cas ; mais
dans À on aura Foo 400 1/3 = 33 1/3 ü/., tandis que
, + 100, ==
dans B le rapport sera de i-o-( 100 100 ~ 20 0/0, ce
C + V
qui provient de ce que sur 100 £ de capital engagé, il y a
1/5 ou 20 £ de capital variable dans B, et l/., ou 33 1/.3 £
dans A. Sur 100 £, l'industrie B obtiendra donc moins de
profit que A, parce que sur 100 £ de capital avancé, elle
occupe moins de travail vivant et recueille moins de plus
value. 1
Entre nos deux exemples, il y a cependant une différence : dans le second il suffirait, pour obtenir un résultat identique dans les deux industries, de modifier le capital, soit du côté de A, soit du côté B, l'organisation technique restant la même ; dans le premier, il faudrait transformer complètement la composition technique des deux industries pour aboutir des deux côtés au même résultat.
La composition organique des capitaux étant indépendante de leur grandeur absolue, tout revient à savoir pour quelles parts relatives y figurent le capital variable et le capital constant. Des capitaux différents au point de vue de la composition centésimale, mais de grandeur absolue égale, produisent des quantités très différentes de plus-value et de profit (le degré d'exploitation et la journée de travail étant les mêmes), lor , sque le capital variable n'est pas le même de part et d'autre et que, par conséquent, les quantités de travail vivant mis en œuvre et de surtravail, source de plus-value, sont différentes.
Si un capital ayant comme composition centésimale 90e -+- 10,, produisait, avec un même degré d'exploitation du travail, autant de plus-value ou de profit qu'un capital
152 DEUXIÈME PARTIE. -TBANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
pourra donc s'approprier que 50 semaines,soit 3000 heures, de surtravail, alors que le capital B, sans être plus considérable, accaparera 300 semaines ou 18000 heures. Le capital variable exprime non seulement le travail qu'il contient en lui-même, mais aussi (le taux de la plus-value étant donné) le supplément de travail qu'il peut mettre en oeuvre, le surtravail. Le degré d'exploitation du travail 1100 1
étant le même, le profit sera de ~0_0 i 142 /7 0/, dans
600
l'industrie A et de 7_00 == 85 5/7 0/0 dans l'industrie B, soit
un taux de profit six fois plus grand dans B que dans A. Et non seulement le taux du profit, mais le profit lui-même sera six fois plus considérable (600 pour B et 100 pour A), puisque le même capital occupe six fois plus de travail vivant dans l'industrie B que dans l'industrie A et produit six fois plus de plus-value et six fois plus de profit.
Si au lieu d'un capital de 700 £, A en employait un de
7000 (B continuant à opérer avec son capital de 700 £), il
dépenserait, en supposant que la composition organique
reste la même, 1000 £ en capital variable; il occuperait par
semaine 1000 ouvriers, représentant 60000 heures de travail
vivant, dont 30000 heures de surtravail. Et cependant, avec
700 £ de capital variable, A ne mettrait en oeuvre que 1/6 de
travail vivant et de surtravail de plus que B et ne produirait
que 116 de profit en plus. Quant au taux du profit, il sera de
4000 100 600
=_ - ~ 14 9/7 0/, du côté de A, contre - = 85 5/7 0/0
7000 700 700
qu'il était pour B. Par conséquent, des capitaux engages de même importance donnent des faux de profit différents lorsque, pour un même taux de la plus-value, les valeurs absolues de la plus-value et du profit sont différentes, les quantités de travail vivant mis en oeuvre étant différentes dans les deux cas.
Le résultat est le même lorsque, les conditions techniques étant identiques dans les deux industries, les valeurs du capital constant sont différentes. Supposons que de part et d'autre il faille 100 £ comme capital variable pour payer
CHAP. VIII. - DIFFÉRENCE DES TAUX DE PROF IT 153
100 ouvriers par semaine et mettre en œuvre des quantités
égales de machines et de matières premières. Supposons
que ces dernières soient plus chères dans l'industrie B que
dans l'industrie A, et que les 100 £ de capital variable exi
gent, par ex., 200 £ de capital constant dans A et 400 £ dans
B. Le taux de la plus-value étant de 100 0/,, la plus-va
lue et le profit seront de 100 £ dans les deux cas ; mais
dans A on aura i-,, 100 1/3 =-- 33 1/3 0/0, tandis que
+ 100,
dans B le rapport sera de 100 1/5 ~ 20 0/0, ce
+ 100,, ~~=
qui provient de ce que sur 100 £ de capital engagé, il y a 1/5 ou 20 £ de capital variable dans B, et 1/3 ou 33 1/3 £ dans A. Sur 100 £, l'industrie B obtiendra donc moins de profit que A, parce que sur 100 £ de capital avancé, elle occupe moins de travail vivant et recueille moins de plus-value.
Entre nos deux exemples, il y a cependant une différence : dans le second il suffirait, pour obtenir un résultat identique dans les deux industries, de modifier le capital, soit du côté de A, soit du côté B, l'organisation technique restant la même ; dans le premier, il faudrait transformer complètement la composition technique des deux industries pour aboutir des deux côtés au même résultat.
La composition organique des capitaux étant indépendante de leur grandeur absolue, tout revient à savoir pour quelles paris relatives y figurent le capital variable et le capital constant. Des capitaux différents au point de vue de la composition centésimale, mais de grandeur absolue égale, produisent des quantités très différentes de plus-value et de profit (le degré d'exploitation et la journée de travail étant les mêmes), lorsque le capital variable n'est pas le même de part et d'autre et que, par conséquent, les quantités de travail vivant mis en oeuvre et de surtravail, source de plus-value, sont différentes.
Si un capital ayant comme composition centésiniale 90e -+- lûr -produisait, avec un même degré d'exploitation dn travail, autant de plus-value ou de profit qu'un capital
154 DEUXIÈME PA RTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MO'YEN
ayant la composition 1 Oc -+90,,il serait clair coin me le jour que la plus-value et la valeur en général n'auraient pas le travail pour source et que l'économie politique serait privée de toute base rationnelle. Le salaire payé à l'ouvrier pour une semaine de 60 heures de travail étant de 1 £ et le taux de la plus-value étant de 100 0/0, il est certain que toute la valeur que l'ouvrier peut produire en une semaine est de 2 £. Dix ouvriers ne pourront pas fournir plus de 20 £, et comme dans cette valeur 10 £ servent à payer leurs salaires, il leur sera impossible de produire plus de 10 £ de plus-value. Par contre, 90 ouvriers livrant hebdomadairement un produit de 180 £ et ne recevant comme salaire que 90 £, fourniront une plus-value de 90 £. Le taux du profit sera donc de 10 0/0 d'un côté et de 90 0/0 de l'autre. S'il en était autrement la valeur et la plus-value ne seraient pas du travail matérialisé.
Étant donné que dans les différentes industries la composition centésimale des capitaux assigne des valeurs différentes à leur partie constante et à leur partie variable, et fait par conséquent varier de l'une à l'autre les quantités de travail vivant qu'elles occupent et les quantités de plus-value et de profit qu'elles produisent, le faux du profit, qui n'est autre chose que l'expression du rapport de la plus-value au capital total, doit varier d'une branche de production à l'autre. Or, si des capitaux de même importance, mais engagés dans des industries différentes, produisent des profits inégaux, parce que leur composition organique n'est pas la même, il s'ensuit que le rapport entre les profits de capitaux inégaux appliqués à des industries différentes ne peut pas être égal au rapport des grandeurs de ces capitaux. S'il en était autrement, il faudrait en conclure que, malgré les différences de leur composition organique, des capitaux de même importance donneraient les mêmes taux de profit dans toutes les industries. Ce n'est donc que dans la même industrie ou dans des industries différentes appliquant des capitaux de même composition organique, que la valeur absolue du profit est en raison directe de la valeur du ca
CHAP, VIII. - DIFFÉBENCE DES TAUX DE PROFIT 15E
pital engagé. Dire que les profits de capitaux inégaux sont en raison des grandeurs de ceux-ci, serait affirmer que des capitaux de même importance produisent nécessairement des profits égaux, ou encore que le faux du profit est le même pour tous les capitaux, quelles que soient leur importance et leur composition organique.
Ce que nous venons de dire n'est vrai que pour autant que les marchandises se vendent à leurs valeurs. La valeur d'une marchandise est égale à la valeur du capital constant qu'elle confient, plus la valeur du capital variable qui est reproduit en elle, plus la plus-value produite par ce capital variable. Le taux de la plus-value étant constant, la quantité de plus-value dépend évidemment de l'importance du capital variable. La valeur du produit d'un capital de 100 peut être, ou 90, --~- 10v -i- 10pi ~ 110, on 1 Oc -1- 90v -~- 90pi ~= 190 ; si les marchandises sont vendues à leurs valeurs, le prix du premier produit sera de 110 et contiendra 10 de plus-value ou de travail non payé, celui du second sera de 190 et comprendra 90 de plus-value ou de travail non payé.
Cet aspect des choses est surtout important lorsqu'il s'agit de comparer des taux de profit dans des pays différents. Supposons que dans un pays d'Europe le taux de la plus-value soit de 100 0/0, ce qui revient à dire que les ouvriers y travaillent la moitié de la journée pour eux et l'autre moitié pour les patrons, et admettons que dans un pays d'Asie le taux de la plus-value soit de 25 0/0, les ouvriers y travaillant les 4/5 de la journée pour eux et l/. pour leurs patrons. Supposons en outre que dans le pays européen le capital national ait la composition 84, + 16,, alors que dans le pays asiatique, où l'on emploie peu de machines, et où, dans un temps donné, une quantité déterminée de force de travail consomme relativement peu de matières premières, la composition soit 16e 4 84v. Dans ces conditions, on'aura :
10 Datislepays européen : valeur du produit : 84c -~- 16v
16p, ~ 116. Taux du profit : 46 ~ 16
100
156 DEUXIÈME PARTIF.~TRANSFORMAT ION DU PROFITEN PROFIT MÔYEN
211 Dans le pays asiatique: valeur du produit: 16, -1- 84v
21
-j- 21pi= 121. Taux du profit : j-00 == 21 0/0.
Le taux du profit est donc de plus de 25 0/, plus grand en Asie qu'en Etirope, bien que le taux de la plus-value y soit quatre fois plus petit. Les Carey, les Bastiat et tititi quanti seraient incontestablement arrivés à la conclusion inverse. Disons en passant que dans le plus grand nombre des cas les différences, dans un même pays, entre les taux des profits sont déterminées par des différences entre les taux des plus-values (ce qui ne nous intéresse pas dans ce chapitre, où nous comparons des taux de profit inégaux correspondant à des taux égaux de plus-value).
En dehors des différences dans la composition organique des capitaux, c'est-à-dire en dehors de l'inégalité des quantités de travail et (toutes circonstances égales) de surtravait mises en œuvre par des Capitaux égaux dans des branches différentes dé production, il existe une autre cause d'inégalité des taux du profit ; c'est la différence, d'une industrie à l'autre, de la longueur de la période de rotation du capital. Nous avons vu, dans le chapitre IV, que, la composition organique des capitaux étant la même, les taux de profit sont en raison inverse des périodes de rotation, et qu'un même capital variable, soumis à des périodes de rotation différentes, produit annuellement des quantités différentes de plus-value. L'inégalité des périodes de rotation. est donc une autre cause de ce que des capitaux égaux engagés dans des industries différentes ne rapportent pas le même profit dans le même espace de temps, et donnent des taux de profit différents.
Quant au rapport entre la partie fixe et la partie circulante du capital, il n'a par lui-même aucune action sur le taux du profit -, sa variation ne peut se répercuter sur ce dernier que pour autant qu'elle coïncide avec une variation du rapport entre la, partie constante et la partie variable du capital et, dans ce cas, c'est exclusivement à cette derni,',Pe que sera due l'altération du taux du profit. Une
~ CHAP. VIII. - DIFFÉRENCE DES TAUX DE PROFIT 157
modification du rapport entre la partie fixe et la partie ,,,enfante peut aussi agir sur le taux du profit lorsqu'elle provoque une modification de la période de rotation, pendant laquelle un profit déterminé doit être réalisé. Lorsque les rapports des parties fixe et circulante dont se composent les capitaux sont différents, il en résulte toujours, il est vrai, des différences dans'les durées des périodes de rotation ; mais il ne s'ensuit nullement que les périodes de rotation pendant lesquelles les mêmes c ' apitaux donnent du profit soient inégales. Peu importe que A doive convertir une plus grande partie de son produit en matières premières que B et que B soit astreint à faire travailler pendant plus de temps les mêmes machines en consommant moins de matières premières ; tous les deux, pendant qu'ils produisent, ont constamment une partie de leur capital engagée : chez l'un, elle l'est sous forme de matières premières, par conséquent de capital circulant; chez l'autre, elle l'est sous forme de machines, partant de capital fixe. A convertit sans cesse une partie de son Capital- in arch andise en ar~-eiit et cet argent en matières premières, tandis que B emploie pendant longtemps une partie de son capital sous forme d*iastruments de travail, sans la convertir. S'ils mettent en œuvre la même quantité de travail., ils vendront, il est vrai, pendant l'année des produits de valeurs différentes, mais ces produits contiendront la même quantité de plus-value, et les taux de leurs profits, calculés d'après le capital total avancé, seront les mêmes, bien que les capitaux qu'ils ont engagés ne soient pas composés de la même manière en. éléments fixe et circulant et n'aient pas eu la même rotation. Les deux capitaux auront donc produit le même profit dans le même temps, bien qu'ils aient parcouru des rotations de durées différeates (1). Une différence dans
(1) Il résulte du cliap. IV que ce qui vient d'ètre dit n'est exact que pour autant que les capitaux A et. B diffèrent au point de vue de leur composition-valeur et que leurs éléments variables, calculés sur cent, varient en raison directe de leur durée de rotation, c'est-à-dire en raison inverse de leurs nombres de rotations. Si, par exemple, le capital A a la
158 DEUXIÈME PARTIE. -TRA NSFORMAT [ON DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
le temps de rotation n'a de l'importance que pour autant qu'elle affecte la quantité de surtravail appropriée et réalisée par un même capital, dans un espace de temps déterminé. Etant donné qu'une variation de la composition en capital fixe et capital circulant n'implique pas nécessairement une modification de la période de rotation, déterminant à son tour une variation du taux du profit, il est clair que si le taux du profit vient à se modifier, ce changement doit êt~e considéré comme résultant, non de ce que le rapport entre la partie fixe et la partie circulante du capital a été altérée, mais de ce qu'une différence est intervenue dans la durée de la période de rotation.
La composition très variée (en partie fixe et partie circulante) du capital constant engagé dans les diverses industries n'a donc aucune importance au point de vue du taux du profit, étant donné que c'est le rapport entre le capital variable et le capital constant qui est le facteur décisif et que ce rapport de même que la valeur du capital constant sont absolument indépendants des parties constituantes (fixe ou circulante) de ce dernier. Il arrivera cependant - et il peut en résulter des conclusions erronées - qu'une grande importance du capital fixe soit l'indice d'une production se faisant à une grande échelle et comportant un capital constant de beaucoup supérieur au capital variable, c'est-à-dire une application de travail vivant relativement inférieure à celle des moyens de production.
Nous avons donc montré que les taux des profits varient d'une industrie à l'autre. à cause des différences de la composition organique des capitaux et, jusqu'à un certain
composition 20, fixe+ 70, circulant, soit 90, + 10, = 100, le taux de la plus-value étant de 100 0/,, les 10, produiront en une rotation lo,,,, soit un taux du profit de 10 0/,. Si le capital B a la composition 60, fixe + 120, circuiant, soit 80, + 20, = 100, les 20, produiront à chaque rotation 20.1, soit un taux du profit de 2~) 0/,, c'est-à-dire un taux double de celui de A. Mais si A fait 2 rotations par an et si B n'en fait qu'une, le profit annuel de A sera de 2 >< 1 Op,, et le taux de son profit annuel sera de 20 0/., c'est-à-dire le même que celui de B - F.E.
CHAP. VIII- - DIFFÉRENCE DES TAUX DE PROFIT 159
point, des inégalités de leurs périodes de rotation. Il en résulte que lorsque les taux de plus-value sont les mêmes, la loi de proportionnalité des profits aux grandeurs des capitaux n'est vraie, du moins comme tendance, que pour des capitaux de même composition organique et de même période de rotation ; ces conditions étant remplies, des capitaux de même importance donnent pendant le même temps des profits égaux, pour autant (ce que nous n'avons pas cessé d'admettre jusqu'à présent) que les marchandises se vendent à leur valeur. D'autre part, il est hors de doute qu'abstraction faite de quelques différences accidentelles et secondaires qui se compensent, il n'existe en réalité et il ne peut exister, à moins que tout le système de la production capitaliste ne prenne fin, de différencè entre les taux moyens du profit dans les diverses industries. Il semble donc que la théorie de la valeur soit ici inconciliable avec le mouvement réel et les phénomènes de la production, et qu'il faille renoncer à l'espoir de comprendre ceux-ci.
Il résulte de la première partie de ce volume que les prix de revient sont les mêmes dans des industries diffé'rentes lorsque celles-ci comportent des capitaux avancés de même importance, quelle que soit la composition organique de ces derniers. Quand il s'agit du prix de revient, le capitaliste n'établit aucune distinction entre le capital constant et le capital variable ; une marchandise dont la production a exigé une avance de 100 2 lui coûte le même prix, que l'avance se soit faite sous forme de 90e -1- 10, ou de 10, -1- 90v. Lorsque les capitaux avancés sont égaux, les prix de revient sont les mêmes, quelles que différentes que puissent être les valeurs et les plus-values produites ; cette égalité des prix de revient sert de base à la concurrence des capitaux, qui est le point de départ du profit moyen.
CHAPITRE IX
FOR31ATION D'UN TAUX GÉNÉRAL (MOYEN) DU PROFIT ET TRANS
FOR31ATION DE LA VALEUR DES MARCHANDISES EN COÛT DE
PRODUCTION.
La composition organique du capital dépend à chaque instant de deux facteurs : 1') du rapport technique entre la force de travail et la quantité de moyens de production mis en ceuvre ; 211) du prix des moyens de produeLion. Nous déterminerons l'importance relative des parties constituant le capital~ en supposant celui-ci égal à cent, de sorte que la composition organique d'un capital dont les 4/5 sont du capital constant et 1/5 du capital variable sera exprimée par 80, -1- 20,. En outre, nous supposerons, dans l es comparaisons que nous allons établir, que le taux de la plus-value est uniformément égal à 100 0/0 -, notre capital de 80c -t 9-0, rapportera donc une plus-value de 20, ce qui signifie un taux de profit de 20 0/0. Ces éléments étant donnés, la valeur réelle du produit ne dépend plus que de l'importance de la partie fixe du capital constant et de son usure, et comme ces facteurs n'ont aucune influence sur le taux du profit et ne présentent par conséquent aucune importance pour notre recherche, nous sommes autorisés à admettre, dans un but de simplification,'que le capital constant passe toujours entièrement dans le produit annuel. Nous supposerons également que les capitaux des différentes industries rapportent annuellement des quantités égales de plus-value, c'est-à-dire que nous ferons abstraction provisoirement des différences qui
CHAP. IX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 161
peuvent résulter de l'inégalité des périodes de rotation. (Cette question sera examinée plus loin.)
Supposons cinq industries distinctes, comportant des compositions organiques différentes des capitaux qui y sont engagés :
Taux Valeur Taux
Capitaux de la Plus-value du du
plus-valu(,~ produit profit
1. 80c + 20V 100 -/, 20 120 20 ~/,
Il. 70e + 30v 100 0/0 30 130 30 1/0
III. 60e + 40V 100 0/0 40 140 40 0/0
IV. 85C + 15V 100 '/0 15 115 15 1/0
V. 95C + 5V 100 1/0 5 105 5 1/0
Bien que l'exploitation du travail soit faite au même degré dans ces industries, les taux dit profit y sont trèsdifférents, par suite des différences existant dans les compositions organiques des capitaux.
Le total des capitaux engagés est de 500 et la pl~is-value totale est de 110 ; les marchandises produites valent en tout 610. Supposons que les cinq industries n'en constituent qu'une et que les capitaux 1 à V soient les différentes parties d'un capital unique, ce qui se présente par exemple dans une fabrique de coton, où les départements de la carderie, de l'étirage, de la filature et du tissage exigent des proportions différentes de capital variable et de capital constant, et où par conséquent le rapport moyen, applicable à l'établissement tout entier, ne petit être déterminé qu'en second lieu. Dans cette hypothèse, notre capital de 500 aurait comme composition moyenne 390c -J- 110,, soit 78, + 22, sur 100. Cette composition étant celle de chacun des capitaux de 100 entrant dans le capital total, la plus-value moyenne correspondant à cha
162 DEUXIÈME PARTlE.-TRANSFORMATION DUPROFIT EN PROFIT MOYEN
cun sera de 22, le taux moyen du profit s'élèvera à 22 0/0 et le prix moyen du produit qu'ils fournissent sera de 122. C'est à ce prix de 122 qu'il faudra par conséquent vendre le produit de chaque cinquième du produit du capital total.
Afin d'échapper à des conclusions tout à fait erronées,
il conviendra cependant de ne pas égaler à 100 tous les
prix de revient En effet, le capital 1, dont la composition
est 80, -1- 20,, donnera, le taux de la plus * -value étant de
100 0/0, un produit dont la valeur totale sera de 80, +
20, -+- 20p, ~ 120, à condition que le capital constant soit
consommé tout entier par la production annuelle; ce qui
peut arriver dans certaines industries, mais très difficile
ment la où c : v ~ 1 : 1. Il faut donc tenir compte de ce
que les valeurs des marchandises produites par chaque
capital de 100 peuvent être diflérentes; ce qui se présen
tera lorsque c comportera un rapport diflérent entre sa
partie fixe et sa partie circulante, et lorsque les éléments
fixes des divers capitaux s'usant différemment ajouteront
au produit des valeurs inégales, dans les mêmes temps.
Mais il n'en résultera aucune influence sur le taux du
profit : que les 80, abandonnent au produit annuel une
valeur de 80, de 50 ou de 5, que le produit annuel vaille
80, -+- 20, + 20pi ~ 120, ou 50, -1- 20,-1- '20pi = 90, ou
5, -1- 20, -1- 20pi = 45, la différence entre la valeur du
produit et le prix de revient sera toujours de 20 et le taux
du profit résultant du rapport de 20 à 100 (valeur du capi
tal) sera uniformément de 20 0/0. Le tableau suivant, dans
lequel les cinq capitaux abandonnent au produit des frac
tions différentes de capital constant, rend ces conclusions
plus intelligbles :
cHAP. IX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 163
Taux 1 Prix
M _d = :c E , <s __
:5 ~ 1~ -1d F e =
du ~) a-2-> - 5
Capitaux de
>
profit revient
1 . 80e + 20V 100 1/, 20 20 0/0 50 90 70
Il. 70e + 30V 100 1/, 30 30 51 1 111 81
111. 60C + 40V 100 1/0 40 40 51 131 91
IV. 85c + 15V 100 1/0 15 15 40 76 55
V. 95C + 5v 100 1/0 5 5 10 20 15
Somme : 390e + llüv - 110~ 110 û/,
Moyenne : 78t + 22V 22 22 0/
En considérant de nouveau ces capitaux 1 à V comme n'en formant qu'un seul, nous constatons que la somme des cinq capitaux est égale à 500 ~ 390, -J- 110,, soit pour chacun une composition moyenne de -18c -1- 22, et une plus-value de 22. Cette dernière étant appliquée uniformément aux capitaux I à V, il en résule les prix de vente suivants :
Valeur Prix Prix Taux
de revient
Capitaux de du -_ 0
>
E~ des marchandises vente profit
1. 80C + 20V 20 90 70 92 22 //0 + 2
Il. 70e + 30v 30 ili 81 103 22 1/, - 8
III. 60c + 40v 40 131 91 113 22 1/, - 18
IV. 85C + 15V 15 70 55 77 22 % + 7
V. 95C + 5V 5 20 15 37 22 % + 17
Les marchandises seront donc vendues à 2 -+ 7 -+- 17 - 26 au-dessus et à 8 -+- 18 == 26 au-dessous de leur
164 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
valeur, c'est-à-dire qu'il y aura compensation des différences qui affectent les prix par suite de la répartition uniforme de la plus-value et de l'addition à chaque capital de 100 d'un même profit (le profit moyen) de 22. C'est uniquement parce qu'une partie des marchandises est vendue au-dessus et l'autre au-dessous de sa valeur et que ces différences se balancent, que le taux du profit est le même (22 0/,) dans les cinq branches de production, malgré la différence de composition organique des capitaux qui y sont engagés. Le coüt de production s obtient
Zn
en ajoutant au prix de revient dans une sphère de production donnée la moyenne des taux de profit dans les différentes sptières de production. Le calcul du coût de produclion part donc de la supposition qu'il y a un taux général du profit, ce qui suppose que dans chaque branche de production les divers taux du profit soient ramenés à un taux moyen. Les taux spéciaux de profit sont exprimés par
Pl dans chaque sphère de production et ils dérivent, ainsi
qu'on l'a vu -dans la première partie de ce volume, de la valeur de la marchandise.
Cette analyse préalable était nécessaire pour donner une idée précise du taux général du profit et par suite du coût de production des marchandises. Celui-ci est donc égal au prix de revient augmenté du profit calculé d'api-ès le taux général du profit ou, plus court, il est le prix de revient augmenté du profit moyen.
Par suite des différences qui existent dans la composition organique des capitaux engagés dans les différentes industries et de, l'inégalité des quantités de travail mises en oeuvre par des capitaux de même grandeur, les quantités de surtravail appropriées et de plus-value produites sont très inégales. Il en résulte qu'au début les taux de profit sont très différents dans les diverses industries. Mais la concurrence intervient pour les ramener à un taux général qui représente la moyenne ' de tous les taux spéciaux. On appelle profit moyen, le profit qui, calculé sur la base
CHAP. IX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 165
du taux général, échoit à un capital de grandeur déterminée, quelle que soit sa composition organique. Le coût de produchon d'une marchandise est donc aussi égal à son prix de revient, augmenté de la partie du profit annuel moyen qui lui est assignée en raison des conditions de sa rotation et du capital engagé (et pas seulement du capital consommé) pour sa production. Soit, par exemple, un capital de 500, dont la partie fixe (égale à 100) s'use de 10 0/, pendant une rotation de sa partie circulante (égale à 400). Si une rotation rapporte un profit moyen de 10 0, /0~ le prix de revient du produit sera : 10, pour l'usure -J- 400 (c -+- v) de capital circulant ~ 410, et le coût de production sera : 410 (prix de revient) -+- 50 (10 0/0 de profit sur 500) ~ 160.
Bien que la vente des marchandises restitue les valeurs des capitaux qui ont été dépensés pour les produire, chaque capitaliste ne reçoit pas exactement la quantité de plus-value et de profit produite par la branche d'industrie à laquelle il appartient; la quantité qui lui tombe en partage est proportionnelle à sa participation au capital total de la société et à l'ensemble de la plus-value et du profit créés par ce capital. Le profit qu'il touche pour 100 de capital avancé (quelle que soit la composition de celui-ci) est le même, qu'il soit calculé pour une année ou toute autre durée, que celui qui échoit à 100 de capital total pendant la même période. Les capitalistes sont donc dans la situation des actionnaires d'une société distribuant tel bénéfice pour cent et leur situation, quant au profit, ne diffère de l'un à l'autre que d'après l'importance de leur participation à l'ensemble des entreprises de la société, d'après le capital qu'ils y ont engagé, d'après les actions qu'ils y ont prises. Alors que la fraction du prix de vente qui rembourse le prix de revient se détermine dans chaque industrie d'après l'avance de capital qui y est faite, l'autre fraction, qui représente le profit et s'ajoute au prix de revient, se calcule, non d'après le profit qui a été produit par ce capital dans un espace de temps donné, mais
166 DEUXIÈME PA RTIE.-TRANSFORMAT ION DU PROFITEN PROFIT MOYEN
d'après le profit moyen qui échoit, pendant un temps déterminé, à, ce capital considéré comme une fraction du capital total de la société (1).
En vendant sa marchandise au coût de production, le capitaliste en retire une somme d'argent rigoureusement proportionnelle à la valeur du capital qu'il a dépensé pour la produire et il réalise un profit qui est en rapport avec la part d'intervention' de son capital dans le capital total de la société. Si son prix de revient est spécifique, le profit qui s'y ajoute est indépendant de la nature spéciale de l'industrie dans laquelle il est engendré et représente simplement un tant pour cent du capital avancé.
Supposons que les cinq établissements de notre exemple appartiennent à un capitaliste et que l'on sache quelles sont, sur 100 de capital avancé dans chacun, les quantités de capital variable et de capital constant consommées pour la production des marchandises. Ces quantités constitueront incontestablement une partie du prix des marchandises, car ce prix doit être au moins assez élevé pour reconstituer le capital qui a été avancé et consommé. Les prix de revient seront donc différents pour les établissements 1 à V et seront établis d'une manière différente dans chacun. Quant aux quantités de plus-value et de profit, le capitaliste pourra les déterminer en bloc en les considérant comme produites par l'ensemble du capital qu'il a avancé, et les répartir uniformément à tant pour cent entre les cinq capitaux partiels. Le prix de revient sera donc différent pour chacune des marchandises 1 à Y, et à ce prix sera ajouté, pour faire le prix de vente, une somme représentant le profit, calculée d'après une base unique, à un taux pour cent uniforme pour les cinq catégories de produits, Le prix total des marchandises 1 à V sera donc égal à la somme de leurs valeurs, c'est-à-dire àAa somme de leurs prix de revient, augmentée de la somme des plus-values (des profits) créées pendant leur production; il sera par con
(1) Cherbuliez.
CHAP. JX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 167
séquent l'expression monétaire du travail matérialisé et vivant contenu dans ces marchandises. Ce qui est vrai pour un capitaliste isolé est vrai lorsqu'on se place au point de vue social, et que l'on considère l'ensemble de toutes les entreprises : la somme des coûts de production des marchandises est égale à la somme de leurs valeurs.
Cette thèse semble en contradiction avec ce fait qu'en régime capitaliste les éléments du capital productif s'achetant ordinairement sur le marché, leurs prix contiennent déjà un profit réalisé, de sorte que le profit d'une industrie passe dans le prix de revient d'une autre. Cependant si nous plaçons d'un côté la somme des prix de revient des marchandises d'un pays et si nous plaçons de l'autre la somme des profits ou des plus-values, il est certain que d'un côté comme de l'autre l'équilibre doit s'établir. Prenons, par exemple, une marchandise A dont le prix de revient contient les profits de B, C et D, qui, à, leur tour, voient figurer dans leurs prix de revient le profit de A. Il est évident que le profit de A ne fera pas partie du prix de revient de A et qu'il en sera de même de B, C et D, pour la bonne raison que personne ne compte son profit dans son prix de revient. Si donc il existe n sphères de production et si dans chacune le profit s'élève à p, le prix de revient global sera K - np ; si le profit ~d'uiie sphère de production entre dans le prix de revient d'une autre et ainsi de suite, tous ces profits figureront dans le prix final du produit achevé et ne seront pas oomptés une seconde fois. Le profit global apparait par conséquent lorsque la marchandise est un produit achevé, dont le coût de production ne fait Pas partie du prix de revient d'une autre marchandise.
Lorsque le prix de revient k d'une marchandise contient une somme p représentant les profits des producteurs des moyens de production et donne lieu à un profit p,, le profit total est P = p -1p,, et l'on peut écrire k+P~k-j-p+_p,. Dans l'étude de la plus-value (vol. 1, chap. IX, 2, p. 94), nous avons vu que le produit d'un capital peut être eonsidéré
168 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFITMOYFN
comme formé de deux parties, dont fune ne sert qu'à reconstituer le capital et dont l'autre n'exprime que la plusvalue. l'ourêtre appliqué au produit totalde la société, cette manière de calculer doit être rectifiée, car le profit contenu, par exemple, dans le prix du lin ne peut pas être porté en compte deux fois, d'abord comme profit du producteur du lin et ensuite comme faisant Partie du prix de la toile.
Aucune différence n'existe entre le profit et la plus-value, lorsquÂl s'agit, par ex., de la plus-value de A entrant dans le capital constant de B ; il est en effet sans importance pour la valeur des marchandises que le travail qu'elles contiennent soit payé ou non.Cest donc B qui paie la plusvalue de A et dans le calcul général cette plus-value n'est pas comptée deux fois. Mais le prix du prbduit du capital B peut différer de sa valeur, parce que la plus-value réalisée peut être plus grande ou plus petite que le profit ajouté au produit, et il peut en être de même des marchandises qui constituent la partie constante et la partie variable (sous forme de subsistances des ouvriers) de ce même capital. En effet, cette partie constante représente un prix de revient augmenté d*une plus-value, par conséquent un prix de revient augmenté d'un profit, et celui-ci peut être plus grand ou plus petit que la plus-value à laquelle il a été substitué. Quant à la partie variable, elle représente le salaire moyen et est toujours égale à la valeur que fournit l'ouvrier pendant les heures qu'il travaille pour produire les subsistances nécessaires ; mais ce nombre d'heures lui-même peut être erroné, notamment lorsque les coûts de production des subsistances ne sont pas les mêmes que leurs valeurs. Il y a donc là une source d'erreurs, mais toutes ces différences se balancent parce qu'un excédent de plus-value dans une marchandise est compensé par un manquant dans une autre, et que les inégalités de valeur qui se produisent dans les prix de production des marchandises s'équilibrent. En effet, ce qui caractérise la production capitaliste, c'est que les lois générales ne s'y manifestent que sous une forme tendancielle, d'une man
CHAP. IX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 169
tière approximative et vague, comme l'expression moyenne d'oscillations éternelles.
Puisque le taux général du profit est égal à, la, moyenne des taux de profit des capitaux avancés pendant un temps donné, un an par ex., il n'y a pas lieu de tenir compte des différences résultant de l'inégalité des périodes de rotation ; mais ces différences influent sur le taux du profit dans chaque sphère de production et c'est la moyenne de tous ces taux qui constitue le taux général du profit.
Dans l'exemple précédent, nous avons admis qu'un capital de 100 était engagé dans chaque sphère de production, et nous avons fait cette supposition pour mettre en lumière les différences qui existent entre les faux de profit et par suite les différences qui se présentent entre les valeurs des marchandises produites par des capitaux de même importance. Il va de soi que les quantités de plus-value produites dans chaque sphère de production dépendent (la composition du capital étant donnée) de la grandeur des capitaux engagés et que le taux du profit n'est nullement affecté par cette grandeur, qu'elle soit de 100, de m >< 100 ou de xtu >< 100. Le taux du profit est de 10 0/0, que le profit total soit de 10 donné par un capital de 100 ou de 100 donné par un capital de 1000.
Nous avons vu que les taux de profit diffèrent d*une industrie à l'autre ' parce que les quantités de plus-value (profit) varient d'après les rapports du capital variable au capital total; il en résulte que le profit moyen pour cent du capital social et, par conséquent, le taux moyen ou le taux général du profit doivent être très inégaux suivant les grandeurs relatives des capitaux engagés dans les diverses industries. Prenons quatre capitaux A, B, C, D, ayant un même taux de plus-value égal à 100 0/0. Si, sur 100 de capital total, le capital variable est représenté, dans A par 25,Aans B par 40, dans C par 15 et dans D par 10, la plus-value ou le profit fourni par 100 de capital total sera de 25 pour A, de 40 pour B, de 15 pour C, de 10 pour D, en
1710 DEU NI ÈME PARTI E.-TRANSFO RMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
tout 90, soit un taux moyen de profit de 90 = 22 1/-, 0/0 î
(en admettant que les quatre capit aux soient de même importance). Si la valeur du capital total était de 200 pour A, de 300 pour B, de 1000 pour C et de 4000 pour D, les profits obtenus seraient respectivement de 50, 120, 150 et 400, soit en tout 720 sur 5500 de capital, soit un taux moyen de profit de 13 1/1, 0/0.
Les valeurs produites diffèrent d'après lesgrandeurs des capitaux avancés dans A, B, C, D. Le taux général du profit n'est donc pas simplement la moyenne des divers laux de profitdans les diverses industries, mais il dépendégalement du ( poids " de chacun de ces taux, c'est-à-dire de l'importance relative du capital qui l'a engendré, de la part que celui-cî représente du capital total de la société. Il est évident que le résultat doit être tout différent suivant qu'une plus grande ou une plus petite partie du capital total donne un taux de profit plus grand ou plus petit, par conséquent suivant qu'une quantité plus grande ou plus Petite de capital est engagée dans des industries où le rapport du capital variable au capital total est plus grand ou plus petit. Les choses se passent ici comme chez Fusurier qui, prêtant ses capitaux à des taux très diff évents, 4, 5, 6, 7 0/0, détermine le taux moyen en tenant compte de l'importance de chaque capital prêté à, chacun de ces taux.
Le taux général du profit est donc déterminé par deux facteurs : l' la composition organique des capitaux, par conséquent les taux du profit dans les diverses industries ; 2' la répartition du capital total de la société entre les différentes industries, c'est-à-dire l'importance relative du capital engagé dans chaque industrie,
Dans les volumes 1 et 11, nous ne nous étions occupés que de la valeur des marchandises ", dans ce troisième volume, nous avons isolé une partie de cette valeur, le peix de revient, et nous en avons présenté une nouvelle forme, le coût de production.
En admettant que la composition moyenne du capital social soit de 80, 20v et que le taux annuel de la plus
GHAp. IX. - FORMATION D'UN TAUX GÊNÉRAL DU pnoicil 171
value soit de 100 0/0, le profit annuel moyen d'un capital
de 100 sera de 20 et le taux général annuel du profit
ZD
sera de 2o 0/,. Quel que soit le prix de revient (k) des marchandises produites annuellement par un capital de 100, leur coût de production sera k --[- 20. Dans les industries dont le capital aura la composition (85 - x), -]- (20 -1- x),, la plus-value (le profit) réellement produite pendant l'année sera de 20 + x, c'est-à-dire supérieure à 20, et la valeur des marchandises sera de k -î- 20 --~- x, c'est-à-dire supérieure au coût de production. Par contre, dans les indus
tries dont le capital aura la composition (80 -J- x), -j- (20 - x),, la plus-value (le profit) produite annuellemeut sera de 20 - x, c'est-à-dire inférieure à 20, et la valeur des marchandises sera de k + 20 - x, c'est-à-dire inférieure au coût de production. Celui-ci n'est donc égal à la valeur (abstraction faite des différences provenant du temps de rotation) que dans les industries dont le capital
a la composition 80, -4- 20v.
Le développement de la productivité sociale du travail
diffère d'une branche de production à l'autre ; il est en rapport avec le quantum de moyens de production qui
peut être mis en oeuvre par un quantum déterminé de travail, c'est-à-dire par un nombre déterminé d'ouvriers travaillant pendant une journée de durée déterminée. Nous appelons capitaux de composition sup rieure ceux qui contiennent, pour cent, plus de capital constant et
moins de capital variable que le capital social moyen; capitaux de composition inférieure, ceux qui présentent le
phénomène inverse; et capitaux de composition moyenne ceux dont la composition est identique à eelle du capital social moyen. Si ce dernier a la composition 80e -+- 20v,
le capital 90e -J- 10v sera un capital supérieur et le capital 70, -+- 30v sera un capital inférieur ; ou d'une manière générale : m, -1- ni, représentant le capital social moyen
(în et n étant des grandeurs constantes dont la somme est égale à 100), (in-+- x), -+- (n- x), représentera un capital isolé ou un groupe de capitaux de composition supé
172DEUXIÈIJEPARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
rieure et ~nï - x)c -1- (n -1- x)v, Un capital isolé ou un groupe de capitaux de composition inférieure. Le fonctionnement de ces capitaux, le taux moyen du profit étant de 20 0/0 et la durée de la rotation étant d'un an, est donné par le tableau suivant, dans lequel 1 correspond à la composition moyenne :
1. 80, -j- 20V + 20pi. Taux du profit = 20 0/0
Prix du produit ~_ 120 Valeur= 120.
Il. 90, -]- 10, -j- lopi. Taux du profit ~z 20 0/0
Prix du produit== 120. Valeur= 110.
111. 70, -1- 30, -~- 30pi. Taux du profit= 20 0/0
Prix du produit ~ 120. Valeur == 130.
Les marchandises produites par le capital 1.1 ont une valeur inférieure à leur coût de production et c'elles produites par le capital 111 ont un coût de production inférieur à leur valeur ; seuls les capitaux 1, dont la composition est par hasard la même que celle du capital social moyen, produisent des marchandises dont le coût de production est égal à leur valeur. Lorsqu'il s'agit d'appliquer cette ~ègle à des cas déterminés, il convient naturellement
de tenir compte de l'écart qui existe entre le rapport -c
V
et la moyenne sociale, non par suite d'une différence dans la composition technique, mais d'une variation de la valeur des éléments du capital constant.
Ce que nous venons de développer vient modifier jusqu'à un certain point le mode de détermination du prix de revient des marchandises. Nous avons admis jusqu'ici que le prix de revient est égal à la valeur des marchandises consommées dans la production. Mais le coût de production et le prix de revient se confondent pour l'acheteur, et ce qui est le coût de production d'une marchandise petit figurer comme prix de revient dans la constitution du coût d'une autre marchandise. Or, le coût de production et la
CUAP~ IX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 173
valeur d'une marchandise peuvent différer l'un de l'autre; il se peut donc que le prix de revient d'une marchandise, constitué au moyen du coût de production d'autres marchandises. soit supérieur ou inférieur à la valeur des moyens de production qui ont concouru à sa formation. Il convient, par conséquent, de ne pas perdre de vue que l'on risque de faire une erreur chaque fois que, dans une branche de production donnée, on égale le prix de revient des marchandises à la valeur des moyens de production consommés pour les obtenir.
Nous jugeons inutile, pour l'étude que nous poursuivons en ce moment, d'insister sur ce point et nous nous bornons à retenir que le prix de revient des marchandises est toujours plus pe~it que leur valeur. L'erreur que nous venons de signaler n'a d'ailleurs aucune importance pour le capitaliste, quel que soit l'écart entre le prix de revient de ses marchandises et la valeur de ses moyens de production. Pour lui le prix de revient est une quantité donnée, indépendante de la production, tandis que le résultat de cette dernière est une marchandise qui contient de la plus-value, une valeur en excès par rapport au prix de revient. La proposition que le prix de revient d'une marchandise est plus petit que sa valeur s'est souvent transformée, dans la pratique, en cette autre que le prix de revient est plus petit que le coût de production, et le fait est, qu'au point du vue du capital total de la société, pour lequel le coût de production est égal à la valeur, ces deux propositions
sont identiques. Bien que la proposifion qui énonce que le prix de revient est moins élevé que la valeur présente des
exceptions quand on considère les différentes branches d'industrie, elle repose cependant sur ce fait que lorsqu'on envisage le capital total de la société, le prix de revient de l'ensemble des marchandises est inférieur à leur coût de production, c'est-à-dire à leur valeur. Le prix de revient d'une marchandise n'exprime que le travail payé qu'elle contient; la valeur est constituée par tout le travail, payé et non payé ; enfin le coût de production exprime le
174 DFUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
travail payé augmenté d'un quantum de travail non payé, déterminé pour chaque industrie indépendamment d'elle.
Puisque p est égal ù, kp' (p' exprimant le taux général du
profit) l'expression (k -A- p) du coût de production peut
s'écrire k + kp'. Si k ~ 300 et p'== 15 0/0, le coût de pro
45
duction sera k -1- Irp'= 300 -~- 300 io-o = 345.
Dans chaque industrie, le. coût de production peut changer :
1° La valeurd es marchandises restant invariable (la même quantité de travail, matérialisé et vivant, concourant à la production), lorsqu'il se produit une modification du taux général du profit ;
2° Le taux général du profit restant constant, lorsque survient une modificationde la valeur, soit dans les diflérentes branches de production, par suite de transformations techniques, soit dans les marchandises qui entrent comme éléments de production dans le capital constant
3° Par les deux causes à la fois.
Malgré les changements profonds qui se produisent continuellement (ainsi que nous le verrons plus loin) dans les taux de profit réels des différentes industries, le taux gênéral du profit ne se modifie qu'à la longue, à la suite d'oscillations dont la résultante ne se dessine qu'après des périodes de longue durée, à moins que n'interviennent des événements économiques exceptionnels et imprévus. Lorsqu'une modification du coût de production se manifeste au bout d'une période de courte durée (nous faisons abstraction des oscillations des prix du marché), il faut en chercher l'explication, en tout premier lieu, dans une modification réelle de la valeur des marchandises, c'est-à-dire dans une variation de la quantité de travail nécessaire pour les produire, une variation de l'expression monétaire de la valeur n'étant pas à considérer ici (1).
Si l'on envisage le capital total de la société, il e'st évi
(1) Corbett, p. 174.
CHAP. IX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 175
dent que la valeur (en monnaie, le prix) de l'ensemble des marchandises qu'il produit, est égale à la valeur du capital constant --f- la valeur du capital variable -4- la plusvalue. Le degré d'exploitation du travail et la quantité de plus-value étant considérés comme constants, le taux du profit ne peut varier que par une variation de valeur, ou du capital constant, ou du capital variable, ou des deux simultanément, ce qui détermine une variation de C et, 1 1
par cela même, de L. Une modification du taux général du profit suppose donc en tout cas un
changement de la valeur des marchandises qui entrent comme éléments de production, ou dans le
capital constant, ou dans le capital variable, ou dans les deux à la fois.
Le taux général du profit peut aussi varier, la valeur des marchandises restant constante, lorsqu'une variation affecte le degré d'exploitation du travail. Enfin il peut aussi se modifier, le degré d'exploitation du travail restant le même, lorsqu'une transformation technique du procès de travail vient altérer le rapport entre le capital constant et la quantité de travail appliquée directement. Mais de telles transformations, qui modifient la quantité de travail nécessaire pour la production, sont toujours accompagnées d'un changement de valeur des marchandises.
Nous avons vu dans la première partie que la plus-value et le profit ont la même valeur absolue, mais (lue le taux de l'une est différent de celui d~ l'autre. Cette différence apparaît au début comme si elle avait pour cause les manières différentes dont on calcule les deux taux et elle a pour effet de rendre obscure et de cacher la véritable origine de la plus-value, le taux du profit pouvant varier alors que le taux de la plus-value reste constant et étant le seul, en pratique, à intéresser le capitaliste. Dans le calcul du taux du profit on rapporte la plus-value au capital total ; il en résulte que la différence organique entre le capital constant et le capital variable ne se voit pas dans le profit et qu'en se transformant en celui-ci la
176 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
plus-value renie son origine, perd son caractère et devient méconnaissable.
Au début, la différence entre la plus-value et le profit résultait uniquement d'une modification qualitative, d'un changement de forme, et si dans ce premier aspect des choses, il s'est manifesté une différence quantitative, elle est apparue entre le taux du profit et le taux de la plusvalue, et non entre le profit et la plus-value. Il n'en a plus été ainsi dès que s'est formé un taux général du profit et, avec lui, un profit moyen proportionnel au capital engagé dans les diverses industries. Maintenant la plus-value (le profit) réellement produite dans une industrie ne peut plus qu'accidentelle ment être égale au profit contenu dans le prix de vente de la marchandise, et non seulement les taux, mais les valeurs absolues du profit et de la plusvalue diffèrent quantitativement. Le degré d'exploitation du travail étant donné,la valeur absolue de la plus-value dans une industrie déterminée est maintenant plus importante pour le profit moyen du capital social, c'est-à-dire pour toute la classe des capitalistes, que pour le capitaliste exploitant cette industrie; car celui-ci n'y est intéressé (1) que parce que le quantum de plus-value qu'il produit concourt à la formation (lu profit moyen et encore s'agit-il là, d'une opération à laquelle' il ne participe pas directement, qu'il ne voit ni ne comprend et à laquelle il est indifférent. La différence quantitative qui existe en réalité dans chaque industrie entre le profit et la plus-value (et non plus seulement entre leurs faux) finit par dissimuler complètement la nature et l'origine du profit, non seulement au capitaliste qui a un intérêt à s'y tromper, mais aussi à l'ouvrier. La transformation de la valeur en coût de production cache la base de la détermination de la valeur. Enfin, la transformation de la plus-value en profit, qui
(t) Il va de soi que nous ne parlons pas des profits extraordinaires et momentanés, obtenus par des réductions de salaire, des prix de monopole, etc.
CHAP. IX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 177
sépare la partie de la marchandise qui constitue le prix de revient de celle qui représente le profit, a pour conséquence d'effacer du cerveau du capitaliste la notion de la valeur, puisqu'il a devant les yeux, non le travail total que coûte la production, mais seulement la partie qaïl a payée sous forme de moyens de production inanimés et vivants. Le profit lui apparait ainsi comme existant en dehors de la valeur immanente de la marchandise, et cette vision se précise et prend une forme réelle par ce fait que, dans chaque industrie, le profit qui s'ajoute au prix de revient résulte, non des conditions de création de la valeur dans cette industrie même, mais de circonstances qui lui sont étrangères. Cette étude est la première qui mette en lumière cet aspect des phénomènes; nous établirons dans la suite et spécialement dans notre quatrième volume, que si jusqu.'à présent ce côté a été laissé dans l'ombre par les économistes, c'est ou bien parce qu'ils ont supprimé radicalement les différences entre la plus-value et le profit, tant comme valeur absolue que comme taux, afin de conserver intacte leur conception de la formation de la valeur, ou bien qu'ils n'ont signalé que les différences qu'il était impossible de cacher et ont renoncé du coup à la détermination de la valeur et au droit à toute prétention scientifique. Cette confusion des théoriciens explique d'une manière éclatante comment le capitaliste, absorbé par la concurrence dont il est incapable de saisir les phénomènes, se laisse tromper par les apparences et ne pense pas à se rendre compte des faits.
Les lois qui ont été développées dans la première partie sur les variations du taux du profit peuvent être caractérisées comme suit :
1° Ce sont les lois du taux général du profit. On pourrait croire que ce taux doit varier journellement, étant donné la multiplicité des causes qui peuvent affecter les taux de profit. Mais le mouvement dans une branche de production arrête celui dans une autre, et les influences se croisent et se paralysent. Nous examinerons plus tard com
178 I)EUXIÈMEPARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
ment se détermine la résultante de ces oscillations, dont
l'action se fait d'ailleurs sentir lentement. Grâce à leur
rapidité, leur diversité et leurs durées inégales, les oscilla
c
tions dans chaque branche de production finissent par se compenser en partie, de sorte que les hausses et les baisses deprixse succèdent etse localisent dans quelques industries, dont les mouvements se neutralisent à leur tour. Dans chaque sphère de production, il se produit des variations qui ne se répercutent plus sur le taux général du profit, soit parce qu'au bout d'un certain temps elles se cornpensent entr'elles, soit parce q-ne d'autres variations se produisant en même temps agissent en sens contraire. Comme le taux général du profit dépend non seulement des taux du profit dans chaque branche de production, mais aussi de la répartition du capital social entre les différentes branches, il est clair qu'il subit l'influence de toute variation affectant cette répartition. Ces variations sont fréquentes, mais comme elles sont diffuses et intermittentes, elles se neutralisent entre elles.
2° Dans chaque sphère de production il faut une amplitude et un temps déterminés, avant qu'une hausse ou une baisse du taux du profit atteigne l'importance et la persistance nécessaires pour que l'influence s'en fasse sentir sur le taux général du profit et (lue son action soit plusque locale. Les lois du taux du profit développées dans la première partie de ce volume ne sont vraies que dans les limites de cette amplitude et de cette durée.
La théorie qui soutient qu'à la première transformation de la plus-value en profit, chaque partie du capital rapporte une même quantité de profit (1) répond aux faits. Quelle que soit la composition du capital industriel, qu'il occupe un quart de travail matérialisé et trois quarts de travail vivant, ou un quart de travail vivant et trois quarts de travail matérialisé, qu'il s'incorpore trois fois plus de surtravail et produise trois fois plus de plus-value d'un
(1) hlalthas.
CHAP. IX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 179
côté que de l'autre, il n'en rapporte pas moins le même profit, pour autant que le de-ré d'exploitation du travail soit le même et que l'on fasse abstraction des différences accidentelles. (Du reste celles-ci ne comptent pas, puisque nous envisageons de part et d'autre la composition moyenne d'une industrie tout entière). Le capitaliste isolé (ou même l'ensemble des capitalistes d'une industrie), dont la vue est bornée, croit avec raison que son profit ne provient pas exclusivement du travail que lui ou son industrie met cri ceuvre, car il en est ainsi de son profit moyen; niais il ignore absolument, et les théoriciens bourgeois ne lui ont rien appris a cet égard, jusqu'à quel point ce profit dérive de l'exploitation de tout le travail social par l'ensemble des capitaux et des capitalistes. Une épargne de travail - non seulement une réduction du travail nécessaire pour obtenir un produit déterminé, mais une diminution de fensemble des ouvriers occupés - et une plus grande application de travail matérialisé (capital constant) constituent une opération qui parait très rationnelle au point de vue économique, mais qui à première vue ne semble devoir affecter ni le taux général du profit, ni le profit moyen. Comment le travail vivant serait-il la source exclusive du profit, puisque non seulement une diminution du travail nécessaire à la production ne parait pas affecter le profit, mais semble même, dans certaines circonstances, être le moyen le plus efficace pour l'augmenter, du moins pour un capitaliste particulier ?
Lorsque, dans une branche de production, la partie du prix de revient qui représente la valeur du capital constant varie, c'est parce qu'elle provient de la circulation et que la valeur en a été augmentée ou diminuée avant qu'elle entre dans le procès de production. Si, d'autre part, les ouvriers occupés produisent plus ou moins dans le même espace de terri Ps, c'est-à -dire si le nombre d'ouvriers restant constant, la quantité de travail nécessaire pour produire une même quantité de marchandises varie, il se peut que la partie du prix de revient qui représente le capital variable reste la
180 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
même et intervienne avec'la même grandeur dans le prix de revient du produit total. Mais à chacune des marchandises constituant le produit total, il correspondra plus ou moins de travail (payé et non payé) et par conséquent plus ou moins de salaire : le salaire total payé par le capitaliste restera le même, mais la part afférente à chaque marchandise sera différente, et il en résultera une modification de cette partie du prix de revient. Que le prix de revient de la marchandise (ou de toutes les marchandises produites par un capital déterminé) soit ou non affecté par de pareils changements de valeur, soit de la marchandise elle-même, soit des éléments qui la constituent, le profit moyen, s'il est, par exemple de 10 0/,, continue à être de 10 0/,, bien que Io 0/0 de la marchandise en cause représente une grandeur très différente, suivant la modification qu'aura apportée à son prix de revient la variation supposée de la valeur (1).
En ce qui concerne le capital variable - et ce que nous allons dire est le plus important, car le capital variable est la source de la plus-value, et tout ce qui dissimule son action sur l'enrichissement du capitaliste a pour conséquence de rendre mystérieux tout le système - voici sous quel aspect les choses se présentent an capitaliste. Supposons qu'un capital variable de 100 £ représente le salaire hebdomadaire de 100 ouvriers. Si, avec une journée de travail donnée, ces 100 £ produisent 200 M
100£
de marchandise, chaque M coûtera -- = 10 shillinzs.
200 u-,
abstraction faite de la partie du prix de revient qui est
ajoutée par le capital constant. Si la productivité du tra
vail vient à se doubler, le même nombre d'ouvriers pro
duira 400 M par semaine et le prix de revient de 1 M (pour
autant qu'il consiste exclusivement en salaire) sera de 400 £
400
200
~ 5 shillings ; il sera au contraire de - =_ 1 £, si la
M0
(1) Corbett.
CHAP. IX. - FORMATION D'UN TAUX GÉNÉRAL DU PROFIT 181
productivité du travail diminue de moitié. Les variations du temps de travail nécessaire à la production des marchandises et par conséquent les variations de leur valeur, ont la même action sur le prix de revient et par suite sur le coût de production que des répartitions diff érentes d'une même quantité de salaire sur plus ou moins de marchandises. Ce que voient le capitaliste et l'économiste, c'est que le travail payé incorporé à chaque M de marchandise et par conséquent la valeur de chaque M varient avec la productivité du travail; ce qu'ils ne voient pas, c'est qu'il en est de même du travail non payé contenu dans chaque M, et ils voient moins encore que le profit moyen ne dépend qu 1 accidentellement du travail non payé absorbé dans sa sphère de production. Même lorsque les faits sont pré
sentés sous cette forme grossière et obscure, ils montrent que la valeur des marchandises est déterminée par le travail qu'elles contiennent.
CHAPITRE X
ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE SUR LES TAUX GÉNÉRAUX
DES PROFITS - PRIX ET VALEURS DU MARCHÉ - SURPROFIT
Dans un certain nombre de branches de production, le capital présente en moyenne une composition identique ou à peu près identique à celle du capital social moyen ; le coût de production y est exactement ou approximativement égal à la valeurdes marchandises exprimée en argent. Mais la concurrence entraine une répartition du capital social dans des conditions tellesque dans chaque branche d'industrie, les coûts de production ont pour prototype les coûts. des branches de composition moyenne, c'est-à-dire k -î- À-p', prix de revient -+- prix de revient multiplié par le taux moyen du profit, ce taux moyen du profit n'étant autre que le profit pour cent des branches de composition moyenne, par conséquent des branches dans lesquelles le profit et la plus-value sont égales. Le taux du profit est donc le même dans toutes les branches de~ production, et il est égal à celui donné par le capital de composition moyenne. Il en résulte que la somme des profits est égale à la somme des plus-values et que la somme des coûts de production de tous les produits de la société est égale à la somme de leurs valeurs. Il est clair que l'égalisation des taux dans des industries de composition différente doit toujours tendre à rapprocher celles-ci des branches de composition moyenne, que ces dernières représentent exactement ou approximativement la moyenne sociale. Ces branches, plus ou moins rapprochées les unes des autres, tendent à
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 183
se confondre à leur tour, en se rapprochant davantage de la
composition moyenne idéale, qu'elles n'atteignent jamais
en réalité et autour de laquelle elles gravitent. C'est ainsi
que l'on est inévitablement tenté de considérer le coût de
production simplement comme une forme spéciale de la
valeur et d'envisager le profit comme une fraction de la
plus-value, calculée non d'après la plus-value effective,
mais d'après le capital employé, des capitaux égaux, que . Ile
que soit leur composition, participant dans la même mesure
à la plus-value produite par l'ensemble du capital social.
Pour les capitaux de composition moyenne ou se rapprochant de la moyenne, le coût de production est égal (absolument ou à peu près) à la valeur, et le profit, à la plus-value. Sous la pression de la concurrence, tous les capitaux tendent à prendre la composition moyenne, et comme celle-ci est égale ou à peu près à celle du ca[)ital social moyen, tous les capitaux, quelle que soit la plus-value qu'ils donnent, tendent à réaliser, dans le prix des marchandises qu'ils produisent, non pas cette plus-value, mais le profit moyen, c'est-à-dire le coût de production.
D'autre part ou peut dire que chaque fois qu'un profit moyen et par conséquent un taux général du profit prend naissance, de quelque manière que ce résultat soit obtenu, ce profit ne peut être que celui du capital social moyen (la somme des profits étant é ', ale à la somme des plusvalues) et que les prix constitués par l'addition de ce profit moyen aux prix de revient ne peuvent être que les valeurs transformées en coûts de production. Cette règle est vraie même si les capitaux de certaines branches de production échappent pour une cause quelconque à la tendance vers l'uniformité de composition, auquel cas le profit moyen est déterminé d'après la partie du capital total qui est comprise dans l'égalisation. Il est clair que le profit moyen ne peut être que le résultat de la répartition de la plus-value totale entre les capitaux des différentes branches de production, proportionnellement à leur importance. Cette plus-value totale représente tout le travail non payé
184 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
incorporé, au même titre que le travail payé, aux marchandises et à l'argent appartenant aux capitalistes.
La diffleulté du problème consiste à déterminer comment les profits s'égalisent pour former le taux général du profit, lequel est évidemment un résultat et non un point de départ.
Tout d'abord il est certain qu'une estimation de la valeur des marchandises, en argent par ex., ne peut résulter que de leur échange, et que si nous admettons pareille estimation, nous devons la considérer comme résultant de l'échange réel de ' marchandises contre marchandises. Mais comment celles-ci ont-elles pu être échangées à leurs valeurs vraies ?
Supposons que dans toutes les branches de 'production les marchandises soient vendues à leurs valeurs réelles. Que se passera-t-il ? Les taux des profits seront très différents d'une branche à l'autre ; car dire que des marchandises sont vendues à leur valeur, c'est-à-dire sont échangées en quantités proportionnelles à la valeur qu'elles contiennent, c'est tout autre chose que dire qu'elles sont vendues à des prix tels que des profits égaux retombent sur des quantités égales de capital avancées pour les produire.
Lorsque des capitaux mettent en oeuvre des quantités différentes de travail vivant et produisent des quantités inégales de plus-value, on peut admettre, an moins dans une certaine mesure, ou que les degrés d'exploitation et par suite les taux de plus-value sont les mêmes, ou que les différences entre ces éléments sont compensées pour des raisons réelles ou conventionnelles. Ce résultat suppose que les ouvriers sont en concurrence et passent continuellement d'une branche de production à l'autre. Nous admettons l'existence de ce taux général de la plus-value ou la tendance vers ce taux général, afin de simplifier notre exposé théorique et parce que nous savons qu'il est en réalité une condition de la production capitaliste. En effet sa formation n'est guère contrariée dans la pratique que par des frictions qui provoquent des différences locales plus on moins importantes, comme les seillemeni laws, les lois anglaises sur le
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 185
domicile des journaliers agricoles, troubles qui peuvent être écartés; car nous devons admettre en théorie que les lois de la production capitaliste se manifestent dans la plénitude de leur action et-ne pas perdre de vue que si la réalité ne nous fait voir que des approximations, celles-ci sont d'autant plus grandes que le régime capitaliste est plus développé et plus complètement dégagé des résidus des siluations économiques antérieures.
Toute la difficulté provient de ce que les marchandises sont échangées, non pas simplement comme ïnarchandise,~, mais comme produils de capitaux qui revendiquent dans la plus-value totale une part en rapport avec, leur importance. Or c'est le prix total des marchandises produites par un capital déterminé, dans un temps donné, qui doit donner satisfaction à cette revendication, et ce prix n'est que la somme des prix des différentes marchandises produites par ce capital.
Pour mieux faire ressortir le point saillant du problème, supposons que les ouvriers soient propriétaires des moyens de production et qu'ils échangent directement leurs marchandises. Celles-ci ne seront donc pas des produits du capital. Selon la nature technique des entreprises, les moyens et les objets de travail seront de valeurs différentes dans les différentes branches de production, et les quantités de moyens de production mises en ceuvre par une même quantité de travail ne seront pas les mêmes. Supposons également que les ouvriers soient astreints, en moyenne, à des durées équivalentes de travail, les longueurs de celles-ci étant déterminées en tenant compte des différences d'intensité, etc.. des travaux. Deux ouvriers trouveront donc, en premier lieu, dans les marchandises représentant le produit de leurjournée de travail, la contre-valeur de de leurs avances, c'est-à-dire les prix de revient des moyens de production qu'ils ont mis en œuvre. Ces prix seront différents si les branches de production ne sont pas les mêmes. En second lieu, nos ouvriers auront créé la même valeur nouvelle, représentant la journée de travail qu'ils
186 DEUX LÈM, Il, PARTIE. -TRANSFORNJA J'ION DU PROFIT EN PROFIT MO'YEN
ont incorporée aux moyens de production et Comprenant leur salaire avec la plus-value, c'est-à-dire avec le surtravail en excédent sur le travail nécessaire pour leurs besoins indispensables. Ce surtravail leur appartient entièrement, de sorte que si nous nous servons du langage des capitalistes, nous dirons que les deux ouvriers recueillent le mê.,ne salaire avec le même profit, représentant une même valeur, par exemple le produit de 10 heures de travail.
Admettons que les valeurs des marchandises produites par les deux ouvriers ne soient pas égales ; supposons que la marchandise 1 ait absorbé des moyens de production d'une valeur plus grande que la marchandise Il et qu'elle ait exigé plus de travail vivant, par conséquent une plus longue durée de travail que cette dernière. Les valeurs des deux marchandises seront donc très différentes, et il en sera de même des valeurs-marchandises qui représenteront les produits du travail de chacun des deux ouvriers pendant le même temps. Si, dans ce cas, nous désignons sous le nom de faux du profit le rapport entre la plus-value et la valeur totale des moyens de production engagés, il y aura une différence très grande entre le taux du profit del et celui de Il. Les aliments consommés journellement pendant la production et qui représentent le salaire, constitueront ici la partie de l'avance de moyens de Production que .nous appelons capital variable. Pour une même durée de travail, la plus-value sera la même pour 1 et pour Il ou, plus exactement, déduction faite de la valeur des éléments constants qui auront été avancés, 1 et Il recevront, dans la valeur du produit d'une journée de travail, des valeurs égales, dont une partie remplaçant les aliments qu'ils ont absorbés et l'autre formant la plus-value. Si les avances faites par 1 ont été plus importantes que celles de 11, il y aura dans la valeur de la marchandise qu'il aura produite, une partie plus considérable pour restituer cette partie " constante ,,,et il sera obligé de retransformer en éléments matériels une fraction plus importante de la valeur de son produit. 11, au contraire, touchera moins de ce chef, mais
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 187
aura également Moins à reconvertir. Dans ces conditions, une différence dans les taux de ppoflt est sans importance, de même qu'il est sans importance pour le salarié d'aujourd'hui quel est le taux de profit qui correspond à la plusvalue qui lui est extorquée~ de même que les différences entre les taux de profit des nations qui échangent des marchandises n'intéressent d'aucune manière le commerce international.
L'échange des marchandises à leurs valeurs ou approximativement à leurs valeurs correspond à un stade de développement économique de beaucoup inférieur à celui de l'échange aux coûts de production, qui nécessite déjà un certain progrès du capitalisme. En outre, quel que soit le procédé d'après lequel les prix des marchandises aient été fixés au début pour être opposés les uns aux autres, leur mouvement est dominé par la loi de la valeur. Lorsque le temps de travail nécessaire pour les produire diminue, leurs prix baissent -, lorsque ce temps augmente, leurs prix haussent, les autres circonstances restant les mêmes. Abstraction faite de l'action décisive de la loi de la valeur sur les prix et le mouvement des prix, il est donc permis de considérer, non seulement théoriquement mais historiquement, les valeurs comme les points de départ des coûts de production. Ainsi, ce sont les valeurs qui interviennent lorsque l'ouvrier est propriétaire des moyens de production ; ce qui est le cas, dans le monde ancien comme dans le monde moderne, du paysan cultivant la terre qui lui appartient et de l'artisan. Ces faits confirment l'opinion (1) que nous avons exprimée ailleurs, que les produits deviennent marchandises lorsque l'échange, au lieu d'être limité' aux membres d'une même communauté, s'étend aux coinni unautés entre elles. Et cette règle s'applique aux sociétés basées sur l'esclavage et le servage et aux métiers orga
(1) C'était là, en 1865, une simple opinion (le Marx, que les recherches sur les communautés primitives, depuis Maurer jusqu'à Morgan , ont fait admettre universellement aujourd'hui. - F. E.
188 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT FN PROPITMOYEN
nisés en corporations, aussi longtemps que les moyens de production 'le sont guère transportables d'une industrie à une autre et que les différentes branches de production sont séparées les unes des autres par des frontières comme des pays étrangers ou des communautés communistes.
Les conditions suivantes doivent être remplies pour que les prix auxquels les marchandises s'échangent correspondent approximativement à leurs valeurs : 1° L'échange doit cesser d'être un événement exceptionnel ou occasionnel ; 2° Les marchandises, pour autant qu'elles soient échangées par troc, doivent être produites en quantités correspondant approximativement aux besoins des parties en présence (cette condition résultera de l'échange lui-même, car c'est l'expérience qui fera connaître quelles sont les quantités qui seront nécessaires) ; 3° Aucun monopole, soit naturel, soit artificiel, ne doit permettre à l'une des Parties de vendre au-dessus de la valeur, ni la contraindre de céder audessous (nous entendons par monopole accidentel celui dont profite l'acheteur ou le vendeur lorsque se présente un rapport exceptionnel entre l'offre et la demande).
L'hypothèse que, dans chaque branche de production, la marchandise est vendue à sa valeur, signifie que cette valeur est le point autour duquel les prix de cette marchandise oscillent et auquel s'établit l'équilibre de leurs hausses et de leurs baisses continuelles. Il existe donc une distinction entre la valeur du marché (dont nous nous occuperons plus tard) et la valeur de chaque marchandise considérée à part et variant d'un producteur à fautre. Pour les uns, cette valeur sera inférieure à la valeur du marché (la marchandise aura nécessité moins de temps de travail que celui qui correspond à cette valeur) ; pour les autres, elle sera supérieure. La valeur du marché représentera donc, d'une part, la valeur moyenne des marchandises produites dans une branche d'industrie, d'autre part, la valeur particulière de toute marchandise qui, dans cette branche, est produite d'après les conditions moyennes (la grande masse des marchandises se trouve dans ce cas). Il faut réelle
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 189
ment des conjonctures extraordinaires pour que les marchandises produites dans les conditions les plus favorables ou les plus défavorables déterminent la valeur du marché; celle-ci est le centre d'oscillation des prix du marché, qui sont les mêmes pour les marchandises de même nature.
Lorsque l'ofIre de marchandises ayant la valeur moyenne répond à la demande habituelle, il y a plus-value exceptionnelle ou surprofit pour les marchandises dont la valeur est inférieure à la valeur du marché, tandis que les marchandises dont la valeur est supérieure ne peuvent réaliser qu'une fraction de la plus-value qu'elles contiennent. Dans ce cas, il ne sert à rien d'affirmer que la vente des marchandises produites dans les conditions les moins favorables prouve qu'elles sont nécessaires pour couvrir la demande ; car si le prix avait été supérieur à la valeur moyenne du marché, l'offre aurait été plus grande. Offerte à un certain prix, une marchandise peut prendre sur le marché une importance déterminée, qui échappera à l'action de 1;, variation des prix, à la seule condition que la, hausse ou la baisse de ceux-ci coïncide avec une diminution ou une augmentation de l'offre. Lorsque la demande a une intensité telle qu'elle ne se contracte pas lorsque le prix en arrive à être réglé par la valeur des marchandises produites dans les conditions les plus défavorables, ce sont ces dernières qui déterminent la valeur du marché , ce cas ne se pré sente que lorsque la demande reste au-dessus ou l'offre au-dessous des conditions ordinaires. Enfin, lorsque la quantité de marchandises produites dépasse ce qui peut être écoulé à la valeur moyenne du marché, ce sont les marchandises obtenues dans les conditions les plus favorables qui règlent la valeur du marché, et elles sont vendues exactement ou approxim ative ment à leur valeur. Dans ce cas, les marchandises produites dans les conditions les plus défavorables ne parviennent pas à réaliser leur prix (le revient, et les marchandises obtenues dans des condi
190 DEUXIÊME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
tions moyennes ne réalisent qu'une fraction de la plusvalue qu'elles contiennent.
Ce que nous venons de dire de la voleur du marché s'applique évidemment au coût de production dès qu'il se substitue à celle-ci. Chaque industrie a un coût de production qui lui est propre, qui varie selon les circonstances et qui est le point autour duquel oscillent les prix quotidiens du marché et auquel ils s'équilibrent en des périodes déterminées (Voir Ricardo sur la détermination des coûts de production par les producteurs travaillant dans les conditions les plus défavorables). Quels que soient les facteurs qui règlent les prix -
1° La loi de la valeur domine leur mouvement, étant donné que toute diminution ou toute augmentation du temps de travail nécessaire à la production fait hausser ou baisser le coût de production. C'est dans ce sens que Ricardo (qui sent bien que ses coûts de production s'écartent des valeurs des ii-iarebendises) dit que " la recherche sur laquelle il désire attirer l'attention du lecteur, porte sur l'effet des variations de la valeur relative, et non dela valeur absolue des marchandises ".
2° Le profit moyen qui détermine les coûts de production doit toujours être approximativement égal à la plus-value qui échoit à un capital donné, considéré comme partie aliquote du capital total de la société. Supposons que la valeur argent du taux général du profit et* par conséquent du profit moyen, soit plus élevée que la valeur-argent de la plus-value moyenne. Dans ce cas, il importe peu aux capitalistes qu'ils se portent mutuellement en compte soit 10, soit 15 0/0 de profit ; l'un de ces taux ne représente pas plus de valeur réelle que l'autre, l'exagération de l'expression monétaire étant la même de part et d'autre. Il n'en est pas de même des ouvriers, pour autant qu'ils reçoivent leur rémunération normale, c'est-à-dire que la hausse du profit moyen, exprimant la plus-value normale du capitaliste., ne résulte pas d'une réduction réelle du salaire. Pour que Jour situation ne change pas, il faut qu'à la hausse du
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prix des marchandises, résultant de la hausse du profit moyen, corresponde une hausse de la valeur-argent du capital variable. Eu effet, une hausse nominale universelle du taux du profit et du profit moyen au-dessus du taux donné parle rapport entre la plus-value réelle et le eapital total, n'est possible que si elle est accompagnée d'une augmentation des salaires et des prix des marchandises qui constituent le capital constant. Et puisque c'est, la valeur totale des marchandises qui détermine la plus-value totale et par suite le profit moyen et le taux général du profit, c'est bien la loi de la valeur qui règle les coûts de production. Quant a la concurrence, si on la considère dans une industrie déterminée, elle a pour effet de confondre les différentes valeurs ~seloii les producteurs) d'une même marchandise en une valeur du marché uniforme, un prix du marché unique. Si on l'observe dans les différentes industries, elle détermine d'abord le coût de production, qui ramène ensuite à un taux unique les taux de profit des différentes branches de production ; mais pour que ce dernier phénomène se produise, la production capitaliste doit avoir atteint un degré de développement assez élevé.
Deux conditions sont nécessaires pour que des marchandises de même genre et de qualités à peu près égales, porduites par la même industrie, se vendent à leur valeur:
Primo. - Les valeurs de ces marchandises doivent être ramenées à une valeur sociale unique, la valeur du marché, ce qui exige la concurrence entre les producteurs ainsi qi~e l'existence d'un marché. Pour que des marchandises identiques, mais produites dans des circonstances différentes, aient un prix du marché égal à la valeur du marché, il faut que la pression qu 1 exercent les vendeurs les uns sur les autres soit suffisante pour faire arriver au marché la quantité de marchandises que réclame le besoin social et dont la société est à même de payer la valeur du marché. Si la quantité de produits fournis dépassait ce besoin, les marchandises se vendraient
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au-dessous de la valeur du marché, de même qu'elles se vendraient au-dessus, si la quantité était insuffisante, ou ce qui revient au même, si la concurrence entre les vendeurs n'était pas assez énergique pour les forcer à apporter cette quantité au marché. Toute modification de la valeur du marché a pour conséquence une altération des conditions auxquelles la quantité totale de marchandises peut être vendue: si cette valeur baisse, il en résulte une extension du besoin social (des consommateurs capables de payer) et une absorption plus grande de marchandises; si elle hausse, l'effet est inverse. Donc, s'il est vrai que l'offre et la demande règlent les prix du marché ou plutôt déterminent les écarts entre ces prix et la valeur du marché, de son côté, la valeur du marché règle le rapport entre l'offre et la demande, c'est-à-dire fixe le point autour duquel gravitent les prix du marché sous l'action de l'offre et de la demande.
En regardant les choses de près, on voit que les règles qui sont vraies pour la valeur d'une marchandise sont applicables à la valeur de toutes les marchandises de même genre. Il doit en être ainsi, parce qu'il est de la nature de la production capitaliste, de produire par grandes quantités à la fois, et que dans les productions qui n'ont pas encore atteint ce stade de développement, les marchandises - du moins les articles importants - sont produites par un grand nombre de petits fabricants éparpillés et affluent aux mains de quelques commerçants, qui les portent an marché comme le produit global ou du moins une partie du produit de toute une branche de production.
N'oublions pas de dire en passant que le " besoin social " qui règle la demande résulte essentiellement des rapports qui existent entre les classes sociales et de la relativité de leur situation économique, c'est-à-dire dépend à la fois du rapport entre la plus-value totale et le salaire et du rapport entre les divers éléments de la plusvalue (profit, intérêt, rente foncière, impôts, etc.). Nous voyons ainsi une fois de plus que la loi de l'offre et de la
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demande n'explique rien, tant que la base sur laquelle elle repose n'est pas mise en lumière.
Bien que la marchandise et la monnaie soient à la fois valeurs d'échange et valeurs d'usage, nous avons -vu (vol. 1, chap. 1, 3) que dans la vente-achat leurs qualités apparaissent aux pôles opposés, la marchandise (le vendeur) représentant la valeur d'usage et la monnaie (l'acheteur) la valeur d'échange. L'une des conditions de la vente, c'est que la marchandise ait une valeur d'usage et réponde a un besoin social; l'autre, c'est que le quantum de travail qui y est contenu représente du travail socialement nécessaire, afin que la valeur de la marchandise (et, ce qui dans cette hypothèse est la même chose, son prix de vente) soit égale à sa valeur sociale (1).
Appliquons ce raisonnement à l'ensemble des marchandises d'une branche de production se trouvant sur le marché et, pour simplifier les choses, considérons ces différentes marchandises comme n'en formant qu'une, dont le prix est égal à la somme des prix des produits qu'elle représente. Ce que nous avons dit d'une marchandise s'appliquera donc à l'ensemble des produits d'une branche de production. La valeur individuelle de chaque marchandise sera égale à sa valeur sociale, car l'ensemble des produits contient le travail social quia été nécessaire pour les produire et la valeur en est égale à la valeur du marché.
Supposons que la plus grande partie des marchandises que nous considérons ait été produite dans les conditions normales et ait, par conséquent, une valeur égale à la valeur des différentes marchandises qui la constituent ; admettons également que les quelques marchandises obtenues en dehors (au-dessus ou au-dessous) des conditions normales aient des valeurs, les unes au-dessus, les autres au-dessous de la valeur moyenne de la plus grande partie de la production, mais dans des conditions telles que ces différences se compensent. La valeur du marché ou la
(1) K. Marx, Critique de VEcon. pol. (1859), trad. franç., Paris, 1899.
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191 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
valeur sociale sera donc déterminée par la valeur des marchandises produites dans des conditions moyennes (1), et la valeur de l'ensemble des marchandises sera égale à la somme des valeurs de toutes les marchandises isolées, tant de celles produites dans les conditions moyennes que de celles obtenues dans des conditions exceptionnelles.
Supposons, an contraire, le quantum des marchandises versées au marché restant le même, que les valeurs des produits obtenus dans des conditions exceptionnellement favorables n'équilibrent pas celles des produits obtenus dans des conditions exceptionnellement défavorables, à tel point que celles-ci aient une importance notable dans l'ensemble; dans ce cas, la valeur du marché, c'est-à-dire la valeur sociale résultera de la valeur des marchandises obtenues dans des conditions défavorables.
Supposons enfin que l'inverse ait lieu et que les marchandises produites dans des conditions plus favorables que la moyenne, représentent une masse beaucoup plus considérable que celles obtenues dans des conditions plus défavorables et d'une certaine importance par rapport à celles fabriquées dans les conditions normales. Ce seront les marchandises produites dans les meilleures conditions qui règleront la valeur du marché. Nous faisons abstraction, dans notre raisonnement, des cas oâ il y a encombrement du marché et où nécessairement le prix du marché est déterminé par les marchandises produites dans les conditions les plus avantageuses ; d'ailleurs nous ne nous occupons pas ici des écarts qui peuvent se produire entre le prix du marché et la valeur du marché, mais uniquement des facteurs qui fixent cette dernière (2).
(1) K. Marx, Critique de l'économie politique.
(2) Dans la discussion entre Storcli et Ricardo au sujet de la rente foncière, discussion tout à fait objective sur le point de savoir si la valeur du marché (chez eux, plutôt le prix du marché, c'est à-dire le coût de production) est déterminée par les marchandises produites dans les conditions les plus défavorables (l'opinion de Ricardo) ou par celles obtenues dans les conditions les plus favorables (la thèse de Storch), ils ont tous les deux tort et raison, parce que tous les deux ont perdu de vue les
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Rigoureusement -- la réalité n'est jamais qu'approximative et présente des modifications de toute nature - la valeur du marché de l'ensemble des marchandises doit être égale, dans le premier cas, à la somme des valeurs des différentes marchandises, bien que la valeur moyenne soit imposée aux produits obtenus de la manière la plus favorable ou la plus défavorable, les produits obtenus dans les meilleures conditions étant vendus au-dessus de leur valeur et les autres étant vendus au-dessous de leur valeur. Dans le deuxième cas, les valeurs des marchandises produites au-dessus et au-dessous des conditions moyennes ne s'équilibrent pas et ce sont les dernières qui prédominent. A la rigueur le prix moyen ou la valeur du marché devrait résulter,,pour chaque marchandise, de la somme des valeurs des marchandises produites dans les diverses conditions, divisée parla quantité de ces marchandises. La valeur du marché qu'on obtiendrait de la sorte serait plus élevée que la valeur des marchandises obtenues tant dans les conditions les plus favorables que dans les conditions normales, et elle serait moins élevée que la valeur des marchandises fabriquées dans les conditions défavorables ; l'écart qu'elle présenterait par rapport à la valeur de ces dernières dépendrait évidemment de la quantité de celles-ci. Si, dans le deuxième cas, la demande ne dépasse guère l'offre, le prix du marché sera déterminé par les marchandises produites dans les conditions les
marchandises produites dans des conditions moyennes. Écoutons Corbett sur le cas où le prix est réglé par les marchandises produites dans les conditions les plus favorables : " Il ne faut pas croire qu'il (Ricardo) ait prétendu que deux marchandises isolées, par exemple un chapeau et une paire de bottes, s'échangent lorsqu'elles sont produites par des quantités égales de travail. Par " marchandises " il faut entendre ici " genre de marchandises " et non une marchandise déterminée, ni) chapeau ou une paire de bottes. Gest le travail tout entier consacré à la production totale des chapeaux en Angleterre, qui doit être considéré, dans ce cas, comme réparti entre tous les chapeaux. C'est ce qui me parait ne pas être exprimé ni dans l'exposé de la doctrine, ni dans ses commentaires généraux " (Observations on some verbal disputes in Pol. Econ., etc., London, 18,21, pp. 53, 5~).
196 DEUXIÈME PARTIE. -TRA NSFORMATION DU PROFIT E~Z PROFIT MOYEN
plus défavorables. Enfin, dans le troisième cas, où la quantité des marchandises produites dans les conditions les plus favorables est plus grande non seulement que celle des marchandises obtenues dans les conditions les plus défavorables, mais aussi que celles fabriquées dans les conditions moyennes et où la valeur du marché tombe au-dessous de la valeur des produits moyens, la valeur moyenne obtenue par l'addition des valeurs des trois catégories de marchandises serait inférieure à la valeur des produits moyens et s'en écarterait d'autant plus que la quantité de marchandises produites dans des conditions favorables serait plus importante. Si la demande est faible relativement à l'offre, les produits obtenus dans les conditions les plus favorables s'empareront du marché, parce que leurs prix pourront se rapprocher de leurs valeurs. La valeur du marché ne sera cependant jamais égale à la valeur des marchandises produites dans les conditions les plus favorables, à moins que l'offre ne dépasse considérablement la demande.
Cette détermination de la valeur du marché, que nous venons d'exposer sous une forme abstraite, se réalise en fait sous l'action de la concurrence des acheteurs, à condition que la demande soit suffisante pour absorber, à la valeur ainsi déterminée, toutes les marchandises offertes.
Seczindo : Dire que la marchandise a une valeur d'usage, c'est dire uniquement qu'elle répond à un besoin social. Tant que nous avons parlé des marchandises considérées chacune à part, nous avons pu admettre que chacune correspondait a un besoin (la quantité en étant exprimée dans le prix) et nous n'avons pas eu à nous préoccuper de la quantité qui en était réellement exigée par les besoins à satisfaire. Il n'en est plus de même dès que l'on envisage, d'un côté, les produits d'une industrie tout entière et, de l'autre, le besoin social ; la quantité des produits devient alors un facteur essentiel.
En étudiant précédemment les éléments qui déterminent la valeur du marché, nous avons supposé que la quantité
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totale des produits reste constante et que seule varie l'importance relative des différents genres de marchandises. (Chaque genre de marchandise étant obtenu dans des conditions qui lui sont propres, une modification de la quantité produite entraîne une modification de la valeur du marché de l'ensemble.) Supposons que la quantité totale de marchandises produites représente l'offre ordinaire, abstraction faite des produits qui provisoirement sont tenus éloignés du marché. Si, dans ce cas, la demande se maintient à son importance habituelle, les marchandises seront vendues à la valeur du marché, de quelque manière (l'un ou l'autre des trois cas envisagés plus haut) que cette valeur ait été déterminée ; la quantité de marchandises ne répond pas seulement à un besoin, mais elle satisfait ce besoin dans toute son importance sociale. Si cette quantité est plus petite ou plus grande que la demande, il y aura un écart entre le prix du marché et la valeur du marché : si elle est plus petite, ce seront les marchandises produites dans les conditions les moins favorables qui fixeront la valeur du marché, et l'inverse se produira si elle est plus grande. Dans les deux cas, ce seront les produits s'écartant le plus de la production moyenne qui détermineront la valeur du marché, bien que le simple rapport des quantités produites dans les diverses conditions dût aboutir à un autre résultat. Quant à l'écart entre le prix et la valeur du marché, il sera d'autant plus considérable que la différence entre la demande et la quantité de marchandises produites sera plus importante.
Différentes causes peuvent provoquer une différence entre la quantité de marchandises produites et la quantité de marchandises demandées : l' Une modification de la quantité produite, devenue trop petite ou trop grande parce que la reproduction se fait à une autre échelle que la production qui déterminait jusque-là la valeur du marché. L'offre est altérée bien que la demande reste la même. 2' Une modification de la demande, devenant plus intense ou plus faible pendant que la reproduction (l'offre) reste la
198 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATIONDU PROFIT EN PROFIT MOYEN
même. Les conséquences seront inverses de celles du cas précédent. 3' Enfin. des variations affectant à la fois l'offre et la demande, soit en sens opposé, soit dans le même sens et dans des mesures différentes. Dans les deux cas, le rapport qui existait primitivement entre l'offre et la demande est altéré et l'une des conséquences envisagées aux 10 et 2' se manifeste.
La définition de l'offre et de la demande est difficile, parce qu'elle semble être une tautologie. Considérons d'abord l'offre, c'est-à-dire les produits se trouvant sur le marché ou qui doivent y être envoyés., et pour ne pas entrer dans des détails inutiles, envisageons uniquement les quantités reproduites annuellement dans les diverses industries, cri faisant abstraction des produits qu'on tient éloignés du marché et qu'on emmagasine en vue 'de la consommation de l'année suivante, par exemple. Il s'agit donc non seulement de valeurs d'usa,.~_~>e propres à satisfaire des besoins humains, mais de quantités Dettemetit déterminées de valeurs d'usage. En outre, ces quantités de marchandises ont une valeur marchande donnée, multiple de la valeur unitaire de chaque marchandise en particulier.
Aucun rapport n'existe nécessairement entre les quantités de marchandises se trouvant sur le marché et les valeurs du marché, la valeur spécifique des marchandises variant de l'une à l'autre, une quantité très petite de l'une pouvant représenter une valeur très élevée, alors qu'une valeur peu importante peut correspondre à une quantité très grande d'une autre. La productivité du travail étant donnée, la production d'un quantum voulu d'articles exige dans chaque industrie un quantum déterminé de temps de travail social, qui varie considérablement d'une industrie à l'autre et ne dépend Di de la nature (en tant que valeur d'usage) ni de l'utilité du produit auquel il est consacré. Toutes les autres circonstances restant les mêmes, si une quantité a d'un produit coûte b temps de travail, une quantité it >< a du même produit coûtera ïï X b temps de travail.
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 199
La société doit nécessairement payer les objets qu'elle crée pour donner satisfaction à ses besoins, et auxquels elle consacre, la production étant basée sur la division du travail, une fraction du temps de travail disponible ; ceux de ces membres auxquels elle assigne l'obligation de produire ces objets doivent par conséquent en recevoir J'équivalent en travail social, sous forme d'articles propres à satisfaire leurs besoins. Mais il n'existe aucun rapport nécessaire entre le quantum de travail social consacré à un produit social, c'est-à-dire l'importance de la production de cet objet dans l'ensemble de la production sociale, et l'intensité du besoin social auquel il doit donner satisfaction. Bien que chaque article ou chaque quantum d'une marchandise prise isolément ne puisse contenir que le travail socialement nécessaire à sa production et que par conséquent sa valeur du marché, considérée à ce point de vue, ne représente que du travail nécessaire, une partie du temps de travail social est néanmoins gaspillée dès que la marchandise est produite en plus grande quantité que ne l'exige le besoin social ; dans ce cas la marchandise représente sur le marché une quantité de travail social beaucoup plus petite que celle qu'elle contient en réalité (Ce n'est que lorsqu'elle contrôle efficacement la production de manière à pouvoir la déterminer d'avance, que la société fait correspondre le temps de travail consacré à la production d'un article à Fiiiipartance du besoin que cet article doit satisfaire). Aussi la marchandise doit-elle être vendue au-dessous de sa valeur marchande et même arrive-t-il qu'une partie ne peut pas en être vendue. L'inverse a lieu lorsque le travail social consacré à la production d'un article est insuffisant, étant donné l'importance du besoin qui réclame satisfaction. Enfin lorsque l'un de ces éléments a une valeur correspondant à celle de l'autre, la marchandise est vendue à la valeur du marché. Or l'équivalence de deux marchandises exige qu'elles soient échangées ou vendues à leurs valeurs; c'est sur cette loi ration
200 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMAT10N DU PROFIT EN PROFiTMOYEN
'il faut se baser pour en éclaircir les exceptions
nelle qu i
et non sur celles-ci pour expliquer la loi elle-même.
Considérons maintenant la demande. Les marchandises sont achetées pour servir, soit à la consommation productive, soit à la consommation personnelle, soit à ces deux genres de consommation ; la demande émane donc, ou des producteurs (des capitalistes, lorsque les moyens de production sont du capital), ou des consommateurs. Les deux formes de la demande semblent supposer un quantum donné de besoins sociaux, auquel correspond une production déterminée dans les diverses industries. Pour que l'industrie du coton puisse faire sa reproduction annuelle à une échelle donnée, il lui faut la quantité habituelle de coton, ou une quantité plus considérable, si une extension de la reproduction est rendue possible par l'accumulation de capital. Il en est de même des aliments : pour que la classe ouvrière puisse continuer son existence, il faut qu'elle trouve devant elle la même quantité de subsistances qu'auparavant (celles-ci seront peut-être reparties d'une autre manière) et même qu'il y en ait davantage s'il y a accroissement de la population. La même règle plus ou moins modifiée est évidemment applicable aux autres classes de la société.
La demande semble donc représenter un besoin social d'une grandeur déterminée, exigeant l'existence sur le marché d'une quantité donnée d'articles. Cependant son importance n'est fixe qu'en apparence, et en réalité elle est essentiellement élastique et fluctuante. En effet, il suffit que le salaire en argent monte ou que le prix des subsistances diminue, pour que les achats des ouvriers augmentent et que par conséquent le " besoin social " des marchandises qu'ils consomment devienne plus grand (même quand on fait abstraction des pauvres, dont la demande reste inférieure aux besoins physiques les plus urgents). De même, lorsque le prix du coton diminue, les capitalistes donnent plus d'extension à leur demande et engagent plus de capital dans leur industrie. En outre,
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATIiICE DE LA CONCURRENCE ETC. 201
la demande en vue de la consommation productive émane, d'après notre hypothèse, du capitaliste, dont le seul objectif est de recueillir de la plus-value et qui ne produit des marchandises que dans ce but. (Ce qui n'empêche que lorsqu'il se présente sur le marché en qualité d'acheteur de coton, par exemple, il représente la demande de coton, demande à laquelle le marchand de coton répond sans qu'il ait à se demander si la marchandise qu'il fournira sera convertie en chemises, en fulmi-coton, ou en tampons pour boucher ses oreilles et celles du monde entier.) L'écart entre la demande, c'est-à-dire le besoin représenté sur le marché. et le véritable besoin social, par conséquent l'écart entre la quantité demandée et la quantité qui serait demandée si la marchandise avait un autre prix ou si les acheteurs vivaient dans d'autres circonstances, varie naturellement beaucoup d'une marchandise à une autre.
Rien n'est plus facile que de voir les inégalités de l'offre et de la demande et les écarts qu'ils
déterminent entre le prix et la valeur du marché ; par contre il y a une véritable difficulté à donner la
définition de ce qu'il faut entendre par l'équilibre de l'offre et de la demande.
On dit que l'offre et la demande se font équilibre lorsque leur rapport est tel que les produits d'une industrie peuvent être vendus exactement à leur valeur du marché (ni au-dessus, ni au-dessous) ; on dit également que cet équilibre existe lorsque les marchandises sont vendables à leurs prix du marché.
L'équilibre de foffre et de la demande, c'est-à-dire l'action de deux forces agissant en sens inverse avec la même intensité et se paralysant, ne peut donner lien à aucune manifestation extérieure, et si pareille manifestation est constatée, elle doit être attribuée à une autre cause. Cet équilibre n'influence donc pas la valeur du marché et n'intervient pas pour décider si elle sera exprimée par telle somme d'argent plutôt que par telle autre. De même, il ne peut pas être invoqué (il devrait faire l'objet d'une étude plus approfondie, dont il ne peut être question ici)
202) DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFITM(YEN
pour expliquer les lois de la production capitaliste, puisque ces lois ne se manifestent sous leur forme pure que lorsque l'offre et la demande s'équilibrent, c'est-à-dire lorsqu'aucune résultante ne peut être attribuée à leur action.
L'équilibre de l'offre et de la d ' emande ne se manifeste que par hasard, ce qui revient à dire qu'il n'a aucune importance scientifique. Et cependant l'Economie politique suppose qu'il existe. Pourquoi ? D'abord, pour étudier les phénomènes sous leur forme régulière, conformément à ia conception qu'elle en a, indépendamment des apparences que leur communique le mouvement de l'offre et de la demande; ensuite pour constater et fixer pour ainsi dire la vraie tendance de ce mouvement. Entre l'offre et la demande se manifestent des inégalités de sens contraire, qui se suivent sans interruption et finissent par s'équilibrer ait bout d'une période plus ou moins longue. De sorte que s'il ne se présente pas un seul cas dans lequel l'équilibre de l'offre et de la demande se produit réellement, on peut néanmoins considérer le phénomène comme existant, en admettant qu'il soit le résultat moyen d'un mouvement d'une certaine durée. ("est ainsi que les prix du marché, bien qu'ils s'écartent, des valeurs du marché, ont après un certain nombre d'oscillations une valeur moyenne égale à ces dernières. La fréquence de ces oscillations et des équilibres est loin d'avoir une importance purement théorique, car le placement des capitaux se fait en en tenant compte pendant une période déterminée.
L'influence du rapport entre l'offre et la demande se traduit, d'une part, par des écarts entre les prix du marché et les valeurs du marché, d'autre part, par la tendance à J'équilibre de ces deux éléments, qui n'est en réalité que la tendance à la suppression de l'action réciproque de l'offre et de la demande. Cette influence peut être annihilée de différentes manières. Ainsi une diminution de la demande, entraînant une baisse des prix, peut avoir pour conséquence des retraits de capitaux et-par suite une dirai
CHAP. X.. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 203
nution de l'offre ; mais il petit également en résulter que, par suite de l'application d'inventions diminuant le temps de travail nécessaire, la valeur du marché el!e-même diminue et tombe au niveau du prix du marché. Si, au contraire, la demande augmente et fait monter le prix du marché au-dessus de la valeur du marché, il peut arriver que trop de capital soit engagé, dans l'industrie considérée, d'où une augmentation telle de la production que le prix du marché tombe au-dessous de la valeur du marché, à moins que la hausse du prix n'aboutisse à une diminution de la demande. Enfin, il se petit aussi que dans l'une ou l'autre branche de production, la valeur du marché monte pendant une période plus ou moins longue, parce qu'une partie des marchandises demandées est produite dans des conditions défavorables.
S'il est vrai que l'offre et la demande déterminent le prix, il est vrai, d'autre part, que le prix et en dernière analyse la valeur du marché déterminent l'offre et la demande. Cela est évident pour la demande, puisqu'elle varie en sens inverse des prix Il en est de même de l'offre, car le prix des moyens de production détermine la demande de ceux-ci et provoque par conséquent l'offre des marchandises auxquelles ils doivent être incorpores, et cette offre implique à son tour une demande des moyens de production. C'est ainsi que les prix du coton détermitient l'offre des étoffes de coton.
A cette première cause de confusion - la détermination des prix par l'offre et la demande, et d'autre part.la détermination de l'offre et de la demande par les prix - s'en ajoute une seconde, résultant de ce que l'offre est déterminée par la demande et la demande par l'offre, le marché par la production et la production par le marché (~1).
(1) Le passage suivant dans lequel l'auteur croit avoir fait preuve de beaucoup de sagacité, montre cette cénfusion : " Lorsque la quantité de salaire, de capital et de sol nécessaire à la production d'un article varie, ce qu'Adam Smâh appelle son prix naturel varie également et devient, étant donnée cette variation, son prix du marché ; car bien que l'offre, ni la demande aient peut-être changé (elles varient dans ce cas toutes les
204 DEUXIEIME PA RTI& - TIRANS FORMATION DU PROFIT EN PROFITMOYEN
Même "économiste vulgaire (Voir la note) voit que le rapport entre l'offre et la demande peut varier par snite d'une variation de la valeur du marché, sans qu'aucune circonstance extérieure n'intervienne, et il doit même admettre que quelle que soit cette valeur, elle ne se fixe que lorsque l'ofrre et la demande sont en équilibre. En d'autres termes, ce n'est pas le rapport entre ['Offre et la demande qui explique la valeur du marché, c'est celle-ci qui explique les oscillations de l'offre et de la demande. L'auteur des Observations que nous citons en note dit en un autre passage : " Cependant ce rapport (entre l'offre et la demande~, les termes demande etprix natmW conservant le sens que leur donne Adarri Smith, doit toujours être un rapport d'égalité , car ce n'est que lorsque l'offre est égale à la demande vraie, c"est-à-dire à la demande qui n'accepte que le prix naturel et ne désire payer ni plus ni moins,
deux précisément parce qu'une variation de la valeur entraine une variation de la valeur du marché ou plutôt, suivant A. Smiiii, du prix de production), l'offre ne correspond plus exactement (elle est supérieure ou inférieure) à la demande des personnes qui peuvent et désirent payer ce qui est maintenant le coût de production , de sorte que le rapport entre l'offre et la demande vraie - vraie en tenant compte du nonveau coût de productien - n'est plus le même qu'avant. A moins qu'un obstacle s'y oppose, une moditication interviendra dans l'offre et amènera, la marchandise a son nouveau prix naturel. Certains peuvent donc se croire autorisésà dire que, la marchandise p~arvenant à son prix naturel par suite d'une modifieation de l'offre, le prix naturel est le résultat (le tel rapport entre l'offre et la demande, alors que le prix du marché est le résultat de tel autre ; ce qui revient à affirmer que Je vrix naturel dépend, comme le prix du marché, du rapport entre J'offre et la demande. (Le grand principe (le Votrre et de la demande intervient aussi bien pour déterminer ce qu'Adam Smith appelle les prix naturels que pour déterminer les prix (lu marché. -Maltiius) " (Observations on certain verbal disputes, etc. London, 1821, 1). 60, 611 Le brave homme ne voit pas que, dans le cas qu'il envisage, c'est précisément la variation du eoùt de production et de la valeur qui produit la variation de la demande et modifie ainsi le rapport entre l'oftre et la demande. Or celle variation de la demande peut produire nue variation de l'offre, ce qui établirait le contraire de ce que notre penseur vent prouver et démontrerait par conséquent que la variation des coùts de production n'est nullement réglée par le rapport entre l'offre et la demande, et que c'est, au contraire, celui-ci qui est réglé par celle-là.
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 20e-l
que le prix naturel est réellement payé. Par conséquent, une même marchandise peut avoir, à deux époques différentes, des prix naturels très différents, le rapport entre l'offre et la demande étant cependant le même (l'égalité) dans les deux cas ". Notre auteur admet donc qu'alors même que le prix naturel d'une marchandise présente de très grandes différences à deux époques différentes, l'offre et la demande peuvent et doivent néanmoins s'équilibrer chaque fois, pour que la marchandise se vende à son prix naturel. Le rapport entre l'offre et la demande reste donc le même, taudis que le prix naturel varie ; il est par conséquent évident que celui-ci ne dépend nullement de ce rapport.
Pour qu'une marchandise se vende à la valeur du marché (c'est-à-dire à un prix en rapport avec le travail social -nécessaire qu'elle contient) il faut que la quantité de travail social consacrée à toutes les marchandises du même genre soit en rapport avec le besoin social capable de les payer~ La concurrence ainsi que les oscillations des prix du marché qui correspondent aux variations du rapport entre l'offre et la demande, tendent continuellement à ramener à cette limite la quantité de travail consacrée à chaque genre de marchandises.
Le rapport entre l'offre et la demande reproduit d'abord le rapport entre la valeur d'échange et la valeur d'usage, entre l'argent et la marchandise, le vendeur et l'acheteur ; ensuite, le rapport entre le producteur et le consommateur, ceux-ci pouvant être représentés par des commer
çants. Pour étudier le rapport qui existe entre le vendeur
et l'aeheteur, il suffit de les considérer isolément. Trois
personnes seulement sont nécessaires pour la métamorphose
complète de la marchandise, pour l'acte de vente-achat :
A vend sa marchandise à B; celui-ci la transforme en argent
qu'il reconvertit en une marchandise, qu'il achète à C.
Tout le procès se déroule entre ces trois personnes.
Lorsque précédemment nous nous sommes occupés de la
monnaie, nous avons supposé que les marchandises se vert
206 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
daient à leur valeur; nous n'avions alors aucune raison
d'établir une distinction entre le prix et la valeur, puisque
nous nous placions exclusivement au point de vue des
changements de forme que la marchandise subit en deve
nant argent et que l'argent subit en devenant marchandise.
La marchandise étant vendue et l'argent produit par cette
vente étant reconverti eu marchandise, nous avions devant
-nous tout le phénomème de transformation que nous vou
lions observer et nous n'avions pas à nous inquiéter si le
prix de la marchandise avait été supérieur ou inférieur à
sa valeur. Cependant dans ce phénomène la valeur de la
marchandise joue un rôle important, car c'est d'après elle
seulement qu'on peut comprendre la monnaie et le prix,
qui n'est que la forme -argent de la valeur. Il est vrai que
l'étude de l'argent comme moyen de circulation suppose
de nombreuses transformations de la même marchandise,
et c'est seulement en considérant celles-ci que l'on se rend
compte de la circulation de l'argent et de l'origine de sa
fonction d'instrument de la circulation. Mais autant cet
enchainement est important pour établir la transition qui
amène l'argent à jouer le rôle d'agent de la circulation et
prendre une forme adéquate à ce rôle, autant il est sans
intérêt au point de vue des transactions entre les acheteurs
et les vendeurs. l'
Dans l'étude de l'offre et de la demande, au contraire, l'offre représente la totalité, des vendeurs ou producteurs d'un genre de marchandises, et la demande, la totalité des acheteurs ou consommateurs, et elles agissent l'une sur l'autre comme masses, comme agrégats de forces. L'individu ne compte que comme un élément de la force sociale, comme un atome dela masse, et c'est par cet aspect et par l"antagonisme des masses que s'affirme le caractère social de la production et de la consommation.
Cet antagonisme est faible (ceci montre combien les uns sont dépendants des autres), lorsque des individus agissent indépendamment de la masse, soit pour opérer seuls Jans la même direction qu'elle, soit, ce qui arrive plus souvent,
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 207
pour opérer directement contre elle ; au contraire elle est forte lorsque la masse reste une de part et d'autre. Lorsque pour un genre déterminé de marchandises la demande dépasse l'offre, chaque acheteur renchérit dans une cerfaine mesure sur les autres et 'fait monter la marchandise au-dessus du prix du marché, d'autant plus que les vendeurs agissent avec ensemble pour vendre au prix le plus élevé possible. Au contraire, lorsque l'offre est supérieure à la demande, l'un oul'autre vendeur commence à vendre meilleur marché que les autres -, bientôt ceux-ci doivent suivre et tous cèdent devant la pression des acheteurs, qui de commun accord cherchent à faire tomber le prix du marché bien au-dessous de la valeur du marché. Dans cette lutte chacun ne fait cause commune avec les autres qu'aussi longtemps qu'il -y va de son intérêt personnel. L'entente cesse dès qu'elle n'est plus efficace et que chacun peut se tirer d'affaire en opérant isolément. D'ailleurs s'il arrive qu'un producteur parvient a fabriquer à meilleur compte et à, vendre moins cher, par conséquent à occuper plus de place sur le marché, ses concurrents se voient obligés, l'un après l'autre, d'appliquer également un procédé plus économique, apportant une nouvelle réduction de la quantité de travail socialement nécessaire. Lorsque dans la lutte l'avantage s'affirme d'un côté, tous ceux qui se trouvent de ce côté en profitent et les choses se passent comme s'ils exploitaient un monopole en commun. En même temps, du côté le plus faible, chacun travaille pour son compte et cherche à être le plus fort (à être celui dont les frais de production sont les pins bas) ; chacun s'efforce de s'en tirerle mieuxpossible, sans s'inquiéter de son voisin, bien que sa tactique fasse sentir ses effets, non-seulement pour lui, mais pour tous ses compagnons (1).
(1) " Si chaque membre d'une classe ne pouvait jamais obtenir qu'une part proportionnelle des gains de toute la classe, il agirait énergiquement pour élever ces gains (c'est ce qu'il fait dès que le rapport entre l'offre et la demande le permet) ; c'est le cas du monopole. Mais lorsque chacun considère qu'il lui est permis de pousser à, l'augmentation de sa part
208 DEUXIÈNIF PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
L'offre et la demande supposent que la valeur se transforme en valeur du marché et elles comportent, dans une société capitaliste où les marchandises sont des produits du capital, des oonditions autrement compliquées que la simple vente-achat. Quand elles interviennent, il ne s'agit plus seulement d'un changement de forme de la valeur devenant le prix ; il s'agit des écarts quantitatifs qui s'établissent entre les prix du marché et les valeurs du marché et entre les prix du marché et les coûts de production. Tant qu'il n'est question que de la venteachat, il n'y a à considérer que des producteurs de marchandises ; l'offre et la demande, au contraire, supposent l'existence de différentes classes avec leurs subdivisions se partageant le revenu social et représentant la demande correspondant -a celui-ci; elles exigent la connaissance de la structure complète de la production capitaliste.
Dans une société capitaliste, le but n'est pas seulement d'obtenir en échange de la valeur mise en circulation sous forme de marchandise, une valeur équivalente sous une autre forme (monnaie ou marchandise) ; mais, quelle que soit la branche de production, de faire produire à un capital déterminé la même somme de plus-value ou de profit qu'à un autre capital de même importance. Les marchandises doivent être -vendues au moins à des prix donnant le profit moyen, restituant les cours de production. C'est lorsqu'il est vu sous cet aspect que le capital apparalt comme une puissance sociale, dont chaque capitaliste est un élément d'autant plus important qu'il possède un capital plus considérable.
La production capitaliste en elle-même n'est nullement intéressée à la nature des valeurs d'usage, ni aux caractères particuliers des marchandises qu'elle produit. Toute industrie a pour unique objectif de produire de la plus-value,
par n'importe quel moyen, même en diminuant le gain total, il le fera généralement; c'est le régime (le la concurrence., (Aninquiry into those principles respecting the nature of demand, etc. London 4821, p. 105).
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 209
de s'approprier dans le produit du travail une certaine quantité de travail non payé. De même, le travail salarié asservi au capital reste de par sa nature indifférent à ses caractères spécifiques ; il se modifie d'après les exigences du capital et il passe sans résistance d'une industrie à Fautre.
Toute branche de production n'est ni meilleure, ni plus mauvaise qu'une autre ; chacune rapporte le même profit et celle qui ne fournirait pas une marchandise répondant à un besoin social quelconque, serait inutile.
Si les marchandises se vendaient à leurs valeurs, les taux du profit seraient très différents d'une branche de production à l'autre et varieraient d'après la composition organique des capitaux qui les produisent. Mais le capital abandonne les branches de production où le taux du profit est bas pour se lancer dans celles où il est plus élevé, et cette migration incessante a pour effet que les profits moyens s'égalisent dans les différentes entreprises et que les valeurs se transforment en coûts de production. Cette égalisation se réalise d'autant plus facilement dans un pays que le capitalisme y a pris plus d'extension et que l'organisation économique y est mieux adaptée au mode capitaliste de production. Plus celui-ci se développe, plus complexes deviennent les conditions de son existen~ce, plus complètement il soumet à ses lois et à sa manière d'être les organes de la société dans laquelle il existe.
L'égalisation des diverses industries se réalise d'autant plus vite que le capital et la force de travail sont plus mobiles, c'est-à-dire se transportent plus facilement d'une industrie et d'un lieu à l'autre. La mobilité du capital a pour conditions : l' La liberté complète du commerce et la suppression de tous les monopoles, à part ceux qui résultent de la production capitaliste elle-même ; 20 Le développement du crédit, effectuant la concentration des capitaux disponibles pour les mettre à la disposition des capitalistes qui en ont besoin ; 3' L'accaparement des différentes branches de production par les capitalistes. (Cette
210 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
condition est comprise dans les prémisses, puisque nous avons admis qu'il s'agit de la transformation des valeurs en coùts de production dans toutes les branches de production exploitées en mode capitaliste. A ce point de vue, l'égalisation des industries rencontre cependant des obstacles sérieux, lorsque des exploitations non capitalistes - par exemple, la culture de la terre par de petits paysans - s'intercalent en grand nombre entre les exploitations capitalistes et se lient intimement à elles) , 4' Enfin, comme dernière condition, il faut une grande densité de la population.
Pour que la mobilité de la, force de travail se manifeste, il faut que toutes les lois qui empêchent l'ouvrier de changer d'industrie ou de domicile soient supprimées; que le travailleur soit devenu indifférent à son travail en lui-même et que dans toutes les branches de production celui-ci soit ramené le plus possible à du travail simple (non qualifié) ; que tous les préjugés professionnels aient disparu du cerveau des ouvriers ; enfin et surtout que les travailleurs soient soumis à la production capitaliste. Nous insisterons davantage sur ces. points lorsque nous nous occuperons spécialement de la concurrence.
De ce qui a été dit, il résulte que chaque capitaliste et par conséquent l'ensemble des capitalistes de chaque branche de production sont intéressés à l'exploitation et au degré d'exploitation de la classe ouvrière tout entière par le capital tout entier, non seulement par sympathie de classe, mais par intérêt immédiat, étant donné que le taux moyen du profit dépend (toutes les autres circonstances et notainment la valeur du capital constant restant les mêmes) du degré d'exploitation du travail social par le capital social. Mais la valeur du capital avancé n'est que l'un des facteurs qui déterminent le taux du profit; à côté d'elle en figure un autre qui résulte de ce qu'un capitaliste ( ou tout le capital d'une industrie) n'est intéressé spéciale - ment à, l'exploitation des ouvriers qu'il occupe directement, que s'il lui est possible de réaliser un surprofit (un profit
CH&P. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA, CONCURRENCE ETC. 211
dépassant le profit moyew
,, soit par du surtravail exceptionnel, soit par la, réduction des salaires au-dessous de la moyenne, soit par une productivité exceptionnelle du travail. En effet, si ces inégalités dans l'exploitation du travail n'existaient pas, un capitaliste qui dans la branche de production a laquelle il appartient n'a engagé aucun capital variable et par conséquent n'occupe (hypothèse exagérée) aucun ouvrier, aurait le même intérêt à l'exploitation de la classe ouvrière par le capital et retirerait le même profit du surtravail non payé, qu'un capitaliste qui n'engage que du capital variable, c'est-à-dire avance tout son capital en salaires (ce qui est également une hypothèse exagérée). Le degré d'exploitation du travail dépend, pour une journée d'une durée donnée, de l'intensité moyenne du travail, de même que, pour une intensité donnée, il dépend de la durée de la journée; il détermine le taux de la plusvalue, par conséquent la quantité de plus-value et le profit correspondant à un capital variable d'une importance donnée.
D'une part, chaque capitaliste (et tout le capital d'une industrie donnée) est intéressé, au même titre que tous les autres, à la productivité de tout le travail social mis en ceuvre par le capital total de la société ; car de cette productivité dépendent : 10 la quantité des valeurs d'usage auxquelles s'incorpore le profit moyen (ce qui est doublement important, puisque le profit moyen alimente le fonds d'accumulation de capital pour les entreprises nouvelles et le fonds de revenu pour la consommation personnelle) ; 21, la valeur du capital avancé (constant et variable) qui, lorsque la plus-value totale est donnée, détermine le taux du profit, c'est-à-dire le profit afférent à chaque capital particulier. D'autre part, il profite de la productivité spéciale du travail dans l'industrie ou dans l'entreprise qu'il exploite directement, puisque c'est à lui seulement et non à tous les capitalistes de cette industrie ou des entreprises similaires, que cette surproductivité permet de faire un surprofit. Nous voyons ainsi, à la
212 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
lumière d'un raisonnement pour ainsi dire mathématique, pourquoi les capitalistes, qui se conduisent en faux frères lorsqu'ils se font la concurrence, s'entendent comme des francs-maçons lorsqu'il s'agit d'exploiter la classe ouvrière.
Le coût ' de production contient le profit moyen. Nous avons donné le nom de coût de production à ce qui est appelé " naluralprice " par A. Smith, "price ofpïodîtelion " ou " cost ol production " par Ricardo et " prix nécessaire " par les Physiocrates (dont aucun n'a développé la différence entre le coût de production et la valeur), parce que cet élément devient à la longue la condition de l'offre, c'est-à-dire de la reproduction (1). On comprend pourquoi les économistes qui n'admettent pas que la valeur des marchandises est déterminée par le travail qu'elles contiennent, ne cessent de signaler que les coûts de production sont les centres autour desquels gravitent les prix du marché. Ils peuvent se le permettre parce que le coût de production est déjà une forme extériorisée et à première vue incompréhensible de la valeur, qu'ils connaissent sous l'aspect qu elle revêt dans la concurrence et dans la conscience du capitaliste vulgaire.
De ce qui vient d'être développé il résulte que la valeur du marché (il en est de même, avec les restrictions nécessaires, du coût de production) comprend un surprofit en faveur de ceux qui, dans chaque sphère de production, produisent dans les meilleures conditions. Sauf les cas de crise ou de surproduction, cette règle s'applique à tous les prix du marché, quel que soit l'écart qui les sépare des valeurs du marché ou des coûts de production. Le prix du marché s'applique en effet à toutes les marchandises d'un même genre, bien qu'elles soient produites dans des couditions très différentes et soient loin d'avoir le même prix
(1) Maltbus.
CHAP. X. - ACTION ÉGALISATRICE DE LA CONCURRENCE ETC. 219
de revient. (Nous faisons abstraction des surprofits qui résultent de monopoles, artificiels ou naturels, dans le sens ordinaire du mot). Cependant un surprofit peut aussi prendre naissance, lorsque des industries sont en état de se soustraire à la transformation des valeurs de leurs marchandises en coûts de production et, par conséquent à la réduction de leur profit au profit moyen. Nous nous en occuperons lorsque nous traiterons de la rente foncière.
CHAPITRE XI
EFFETS DES OSCILLATIONS DU SALAIRE SUR LES COUTS
DE PRODUCTION
Supposons que le capital social ait comme composition moyenne 80,1 -4- 20, et donne 20 0/0 de profit. Le taux de la plus-value est (jonc de 100 0/0. Nous savons qu'une hausse générale des salaires ' toutes les autres circonstances restant les mêmes, provoque une baisse du taux de la plus-value, et que pour le capital moyen le profit et la plus-value ont la même valeur. Admettons que les salaires haussent de 25 0/,. La quantité de travail qui était payée 20 précédemment, coûte, maintenant 25, et, au lieu de notre valeur de rotation 80, -~- 20, -1- '20p, nous avons 80, + 25, -j15p. Le travail mis en œuvre par le capital variable continue à produire 40. Si v s'élève de Ln ii'-)5, il ne reste pour pl ou p que 15, et le taux du profit moyen 15
tombe à i-0-5 = 1" 2/7 0/0. Le coût de Production des mar
chandises ne sera pas modifié, car pour le capital moyen ce coût est égal à la valeur. La hausse du salaire a donc entrainé une réduction du profit, mais n'a apporté aucune modification à la valeur, ni au prix des marchandises.
Lorsque le profit moyen était de 20 0/,, le coût de pro
duction des marchandises produites dans une période de
rotation était égal à lent- prix de revient plus un profit de
20 0/0 sur ce prix de revient, c'est-à-dire égal à k -j- kp'
20 k
= k -~- - . Dans cette expression, , k est une grandeur
100
variable selon la valeur des moyens de production et l'usure
ORAP. XI. - EFFETS DU SALAIRE SUR LES COUTS DE PRODUCTION 215
du capital fixe. Lorsque survient la hausse des salaires, le
coût de production devient k 4 -/' k
100
Considérons maintenant un capital 50e -+- 50v , ayant une composition inférieure à la composition (80, + 20,, ) que nous avons attribuée au capital moyen (lequel, après la hausse des salaires, a eu la composition 116 4/21c -1- 23 17/21, ). Supposons, dans un but de simplification, que le capital fixe soit usé entièrement à la fin de chaque année et que le temps de rotation soit le même que dans notre premier exemple, avant la hausse des,salaires. Le coût de production du produit annuel est donc de 50, -+- 50, -j- 20p = 120. Une hausse des salaires de 25 0/0 exigera, pour la même quantité de travail, un capital variable de 62 l/. au lieu de 50, et si le produit annuel continue à être vendu au même prix (Il 20) qu'avant la hausse, ce prix aura pour expression 50, q621/2v -+- 7 1/,p, d'où un taux du profit de 6 2/3 0/0. Mais le nouveau taux moyen du profit est de 14 2/7 0/0, et puisque nous avons admis que toutes les autres circonstances restent égales, notre capital de 50, -j62 t/_,v devra également réaliser ce profit. Or un capital de 112 1/2 donne, lorsque le taux du profit est de 1'12/7 0/0, un profit de 16 1/1, en chiffres ronds. Le coût de production des marchandises produites dans ces conditions doit donc être de 50, + 62 1/_,, 4 16 1112P ~ 128 7/ j_,, de sorte qu'une hausse des salaires de 25 0/, a comme conséquence de faire monter le prix de la marchandise de 120 à 128 7
c'est-à-dire de plus de 7 0/0.
Considérons enfin une branche de production de composition supérieure à celle du capital moyen, soit 92c -+- Sv, donnant également un profit moyen de 20 et un coût de production de 120 (nous supposons, comme dans l'exemple précédent, que le capital fixe passe tout entier dans le procluit d'une année et que le temps de rotation soit le même que dans le premier cas). Lorsque surviendra une hausse des salaires de 25 0/0, le capital variable, pour la même quantité de travail, s'élèvera de 8 à 10 et le prix de revient
216 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
passera de 100 à 102. Par contre, le taux moyen du profit tombera de 20 0/0 à 1'l 2/7 0/0, Soit un profit de 14 4/7 (approximativement) pour le capital de 102. Le prix de vente du produit sera, donc k -+- kp' = 102 -j-- 14 4/7 ~ 116 4 /7; d'où une baisse du coût de production de 120 à 116 4/7, soit de plus de 3 0/0.
Une hausse de 25 0/0 des salaires entraîne donc les conséquences suivantes : l' Lorsque le capital a la composition moyenne, le coût de production reste le même; 20 Lorsque le capital est de composition intérieure, le coût de production augmente, mais pas dans la même mesure que le profit tombe; 3'Lorsque le capital est de composition supérieure, le coût de production diminue, et également dans une proportion moindre que le profit.
Le coût de production des marchandises produites par le capital moyen ne s'étant pas modifié et étant resté égal à la valeur du produit, la somme des coûts de production des produits de tous les capitaux restg également la même et est égale à la somme des valeurs produites par le capital total ; la hausse d'un côté et la baisse de J'autre se compensent quant on considère l'ensemble.
Si le ooût de production monte dans le deuxième exemple et tombe dans le troisième, ces effets opposés de la baisse du taux de la plus-value montrent qu'une hausse générale des salaires ne peut pas trouver sa compensation dans le prix, car dans le troisième cas la baisse du coût de production ne peut évidemment fournir aucune compensation pour éviter la diminution du profit, et celle-ci n'est pas empêchée non plus dans le deuxième, malgré la hausse du prix. Dans les deux cas, bien que le coût de production ait haussé d'un côté et baissé de l'autre, le profit est le même que celui du capital moyen, pour lequel le coût de production est resté constant, et la hausse des salaires a en pour effet de le réduire de 5 U/7, soit d'un peu plus de 25 0/0. Il en résulte que si le coût de production ne montait pas dans le deuxième exemple et ne tombait pas dans le troisième, le capital Il vendrait au-dessous et le capital 111
CHAP. XI. - EFFETS DU SALAIRE SUR LES COUTS DE PRODUCTION 217
au-dessus du nouveau profit moyen. Il est évident que suivant que le travail absorbe 50, 25 ou 10 0/0 d'un capital, une hausse des salaires doit avoir des effets très différents. L'élévation des coûts de production d'un côté, leur réduction de l'autre, selon que le capital est de composition supérieure ou inférieure à la moyenne, n'est réalisée que parleur adaption. au nouveau profit moyen.
Pour déterminer l'influence d'une baisse de tous les salaires, suivie d'une hausse de tous les taux de profit et du faux moyen du profit, sur les prix de production des marchandises produites par des capitaux s'écartant de la composition moyenne, nous n'avons qui.'à renverser le raisonnement précédent. (Cet aspect du problème n'a pas été examiné par Ricardo).
1. Composition moyenne.
Capital == 80e -1- 20, ~ 100 ; taux de la plus-value
100 0/0 coût de production ~_ valeur de la marchandise == 80, 20, -+- 20p == 120 ; taux du profit = 20 0/0. Si le salaire se réduit d'un quart, le même capital constant est mis en ceuvre par 15v au lieu de 20v et la valeur de la marchandise est de 80, + 15,, -+ 25p = 120. Le quantum de travail accompli par v reste le même, mais la nouvelle valeur qu'il créé se partage autrement entre le capitaliste et les ouvriers. La plus-value s'augmente de 20 à 25 et son taux, qui était de 20/20, devient 25/15, c'est-à-dire passe de 100 0/0 à. 166 2/3 0/0. Le profit d'un capital de 95 est maintenant de 25, ce qui correspond à un taux Ju profit de 26 6/19 0/0 et la nouvelle composition centésimale du capital est 89 4/19c -1- 15 15/19, .
H. Composition inféiieure
Le capital est d'abord de 50, -j- 50,. Le salaire étant réduit d'un quart, v tombe à 37 1/2 et le capital total a pour expression 50, -+- 37 1/2,, == 81 1/2. Le taux du profit
218 DEUXIÈME PARTIE.-TBANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
étant maintenant de 2(; 6/19 0/0, nous avons 100 : 26 6 / 1 19~
87 1/2 : 23 1/38. Les marchandises qui coûtaient précédem
nient 120, coûtent maintenant 87 1/2 + 23 li38 10 10/19,
soit environ 10 0/0 en moins.
III. Composition supérieure
Capital originaire : 92, --~- 8,. Une réduction du salaire d'un quart ramène 8, à 6v et le capital total à 98. D'où : 100 : 26 6/19 = 98 : 2~ 15/19. Le coût de production, qui était d'abord de 120, est maintenant de 98 + 25 15/19 123 15/.19, soit une augmentation de près de 4 0/0.
La baisse générale des salaires a donc pour conséquences une augmentation générale de la plus-value et, par suite, la hausse du taux de la plus-value, et si les autres circonstances restent les mêmes, la hausse du taux du profit (mais dans une proportion différente). Elle entraine également la diminution du coût de production pour les capitaux de composition inférieure et son augmentation pour les capitaux de composition supérieure, c'est-à-dire le résultat inverse d'une hausse générale des salaires (1). Dans les deux cas - hausse et baisse des salaires - nous avons admis que la journée de travail ainsi que les prix des subsistances nécessaires restent invariables. Le cas de la baisse des salaires suppose donc, on que des salaires s'élevant au-dessus du prix normal du travail aient été réduits, ou que des salaires aient été ramenés sous ce niveau. Nous examinerons plus loin (en partie dans la partie traitant de la rente foncière) comment les choses se modifient lorsque la variation des salaires résulte d'une
(1) Il est très singulier que Ricardo (qui évidemment raisonne autrement que nous puisqu'il n'a pas vu que les valeurs se ramènentaux coûts de production) n'a pas examiné cette hypothèse, alors qu'il a considéré le premier cas, la hausse des salaires et son influence sur les coûts de production. Et naturellement le servum pecus imitaloî-um n'est pas allé plus loin que lui et n'a pas pensé un instant à faire cette application si naturelle et, on peut dire, toute logique.
-HAP. XI. - EFFETS DU SALAIRE SUR LES COUTS DE PRODUCTION 219
variation des valeurs et, par conséquent, des coûts de production des marchandises consommées habituellement par les ouvriers. Remarquons cependant une fois Pour toutes que si la variation des salaires provient d'une variation des valeurs des subsistances indispensables, les modifications que nous avons envisagées plus haut ne peuvent se produire que pour les marchandises dont les variations de prix font varier le capital variable et qui sont en même temps des éléments du capital constant (qui, par conséquent, n'agissent pas exclusivement sur les salaires).
Dans tout ce chapitre, nous avons admis l'existence d'un taux général du profit et, par conséquent, la transformation des valeurs en coûts de production -, nous n'avons donc eu à discuter que l'influence d'une hausse on d'une baisse générale des salaires sur des coûts de production admis d'avance. Mais cette question est d'importance très secondaire à côté des autres que nous avons passées en revue, et c'est cependant la seule qui ait été examinée par
Ricardo, et encore, très incomplètement, ainsi qu'on le 'verra plus loin.
CHAPITRE XII
CONSIDÉRATIONS COMPLÉMENTAIBES
1. Causes niodifiant le coùt de produetion.
Le coût de production d'une marchandise ne peut varier que dans deux circonstances :
Primo. Lorsque le taux général du profit se modifie, ce qui n'est possible que lorsque le faux moyen de la plusvalue varie ou que le rapport entre la plus-value et le capital avancé varie.
A moins qu'elle ne provienne d'une hausse ou d'une baisse du salaire par rapport à son niveau normal (donc de simples oscillations du salaire), la variation du taux de la plus-value ne peut dériver que d'un changement de valeur de la force de travail, changement qui implique une variation de la productivité du travail qui fournit les subsistarices, c'est à-dire une variation de la valeur des marchandises consommées par l'ouvrier.
Quant à la variation du rapport entre la plus-value et le capital avancé, comme elle ne peut pas résulter, dans ce cas, du taux de la plus-value, elle doit provenir du capital total et, en réalité, de sa partie constante. Or, si on se place au point de vue technique, ou voit que le capital constant varie d'après la force de travail qui est achetée par le capital variable, et que par conséquent sa valeur varie à la fois d'après l'augmentation ou la diminution de sa quantité (en tant que capital constant) et d'après la valeur du capital variable. Si le même travail met en ceuvre plus de capital constant, sa productivité augmente, tandis qu'elle
CHAP. XII. - CONSIDÉRPMONS COMPLÉMENTAIRES 221
diminue dans le cas contraire ; il en résulte nécessairement une modification de la valeur de certaines marchandises.
Dans les deux cas, la loi suivante est vraie : La valeur d'une marchandise peut rester invariable lorsque son coût de production varie par suite d'une variation du taux général du profit ; pour qu'il en soit ainsi il faut que d'autres marchandises aient en leur valeur modifiée.
Secundo. - Lorsque le taux général du profit reste constant. Dans ce cas le coût de production de la marchandise ne peut varier que par suite d'une variation de sa valeur, c'est-à-dire parce qu'il faut plus ou moins de travail pour la produire elle-même ou pour reproduire les marchandises nécessaires à sa production. C'est ainsi que le prix de production du fil de coton peut diminuer, ou bien parce que le coton brut se fabrique a meilleur marché, ou bien parce que de nouvelles inventions ont rendu les métiers à filer plus productifs.
Ainsi que nous l'avons établi plus haut, le coût de production est égal à k --~- p = prix de revient -~- profit. Cette expression revient à k + lep', dans laquelle le prix de revient k est une grandeur iDdéterminee, qui varie d'une branche de production à l'autre et est égale dans chacune à la valeur des capitaux constant et variable mis en eeuvre, et dans laquelle p' représente le taux (p 0/0) moyen du profit. Si k = 200 et p' = 20 0/0, le coût de production k -j- 4-p' = 200 -q200 >< -n'o ~ 200 -j40 = 2 40. 100
Il est clair que ce coût de production peut rester constant alors que la valeur des marchandises varie.
Toutes les variations du coût de production des marchandises se ramènent en dernière analyse à des variations de la valeur; mais toutes les variations de la valeur ne se traduisent pas par des variations du coût de production, celui-ci étant déterminé, non par la valeur d'une marchandise, mais par celle de toutes. Une différence dans la valeur de la marchandise A peut être compensée par une différencecn sens inverse dans la valeur de la marchandise B ; ce qui a pour résultat de laisser le rapport général intact.
222 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
II. Coût de production des marchandises de composition moyenne.
Nous avons montré que l'écart entre le coût de production et la valeur provient :
1° De ce que pour faire le coût de production, on ajoute au prix de revient de la marchandise le profit moyen et non la plus-value ;
2° De ce que le coût de production d'une marchandise peut devenir un élément du prix de revient d'autres marchandises et par conséquent y introduire l'écart qui existe entre le prix et la valeur des moyens de production auxquels il correspond.
Il en résulte que même les marchandises produites par des capitaux de composition moyenne peuvent présenter une différence entre leur prix de revient et la valeur totale des éléments qui le constituent. La composition moyenne étant 80c -+- 20,, il suffira pour que 80, soit plus grand ou plus petit que la valeur du capital constant c, que le coût de production des marchandises représentées par c soit différent de leur valeur. De même 20, peut s'écarter de sa valeur, lorsque les ouvriers consomment des marchandises dont les coûts de production diffèrent de leurs valeurs, ou en d'autres termes lorsque pour acheter ces marchandises, les ouvriers doivent accomplir plus ou moins de travail qu'il n'en faudrait si les coûts de production étaient égaux aux valeurs.
Ces considérations ne modifient pas nos conclusions quant aux marchandises de composition moyenne. La part de profit qui leur est attribuée est égale à, la plus-value qu'elles contiennent. Dans notre capital 80, -[- 20,, la plusvalue est déterminée, moins par les valeurs 80, et 20, en elles-mêmes, que par le rapport qui existe entre elles ; elle resulte donc essentiellement de ce que v est égal à 1/5 et c aux 4/5 du capital total, et chaque fois qu'il en sera ainsi, la plus-value produite par v sera égale au profit moyen. Mais de ce que la plus-value est égale au profit moyen,
CHAP. XII. - CONSIDÉRATIONS COMPLÉMENTAIRES 223
nous avons: coût de production ~ prix de revient _+_ profit = k --[- p = k -i- pl, c'est-à-dire égal en réalité à la valeur de la marchandise. Dans ce cas, une variation des salaires n'influence pas plus k + p que la valeur de la marchandise, et elle provoque uniquement une variation en sens inverse du taux du profit ; de sorte que si la, hausse ou la baisse des salaires détermine une variation des prix des marchandises, il en résulte un taux de profit au-dessus ou au-dessous du niveau des profits dans les autres sphères, taudis que si elle ne modifie pas ce prix, le niveau des taux de profit reste uniforme. Les choses se passent donc en pratique comme si les produits des branches de production de composition moyenne se vendaient à leurs valeurs -, car c'est seulement dans ce cas que, toutes circonstances égales, une variation du salaire provoque une variation inverse du profit, sans entrainer une variation de la valeur des marchandises, et se borne à affecter la grandeur de la plus-value.
III. Causes de compensation pour le capitaliste.
Nous avons dit que la concurrence ramène le profit a un taux uniforme (le taux moyen) dans les différentes branches de production et transforme ainsi les valeurs des produits en coûts de production. Ce phénomène s'accomplit grâce à la migration du capital qui, tout en tenant compte des oscillations qui atteignent le profit dans une même branche par suite de la succession des années grasses et des années maigres, passe continuellement des industries donnant moins de profit à celles qui en rapportent plus. Il en résulte un mouvement oscillatoire du taux du profit dont la résultante tend vers la formation d'un taux uniforme et de même niveau pour toutes les productions.
La migration des capitaux est provoquée en premier lieu par les prix du marché qui élèvent le profit au-dessus ou l'abaissent au-dessous de la ligne moyenne. (Nous faisons abstraction provisoirement du capital commercial, que
224 DEUXIÈME PARTIE. -TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
nous ne connaissons pas encore et que la spéculation se eomPlait à retirer brusquement en grandes masses de telle branche d'affaires pour la, lancer dans telle autre). Cette migration - dans findustrie, l'agriculture, l'exploitation des mines - ne va pas sans rencontrer de sérieux obstacles, notamment de la part du capital fixe ; d'autant plus que l'expérience apprend que si une industrie, l'industrie cotonnière par ex., rapporte pendant un certain temps des profits extraordinaires, elle en donne de très petits et se trouve même en perte pendant la période suivante, de sorte qu'elle parcourt des cycles dont chacun donne un profit moyen d'importance à peu près égale à celui des autres branches.
Ce que la concurrence ne montre pas, ce sont les valeurs qui, cachées derrière les coûts de production, déterminent ceux-ci et dominent la production. Ce qu'elle montre, ce sont : 11, les profits moyens, indépendants de la composition organique du capital dans les diverses sphères de production, indépendants, par conséquent, du quantum de travail vivant approprié par -un capital donné dans une exploitation déterminée ; 2' la variation des coûts de production par suite de la variation des salaires, phénomène qui, à première vue, est en contradiction complète avec celui de la valeur relative des marchandises ; 3n les oscillations des prix du marché, ramenant le prix moyen d'une période, non à la valeur du marché, mais à un coût de production qui s'en écarte considérablement. Tous ces phénomènes semblent contredire aussi bien à la détermination de la valeur parle temps de travail qu'à la nature de la plus-value constituée par le travail non payé. La concurrence fait donc voir tout sous un faux aspect - les rapports économiques ont une forme apparente qui diffère considérablement et indique en réalité le contraire de leur constitution interne, et ceux qui en sont les représentants et les agents en ont une conception absolument erronée.
Dès que la production capitaliste est arrivée à un certain développement, l'égalisation des taux du profit ne résulte
CHAP. XII. - CONSIDÉRATIONS COMPLÉMENTAIRES 2?5
plus simplement des mouvements d'attraction et de répulsion que les prix du marché communiquent au capital ; les prix moyens et les prix du marché qui y correspondent étant bien fixés, chaque capitaliste se rend compte de ce que l'uniformité de ces prix résulte de la compensation de certaines dijérences et il en tient note dans ses calculs.
L'idée fondamentale est celle du profit moyen, c'est-àdire que des capitaux d'importance égale doivent donner dans le même espace de temps des profits égaux. Elle se base à son tour sur la conception que le capital engagé dans chaque branche de production doit participer, en raison de son importance, à la plus-value extorquée aux ouvriers par le capital total de la société ; c'est-à-dire que chaque capital ne compte que comme une fraction du capital social et que chaque capitaliste n'est qu'un actionnaire de l'entreprise totale de la société.
C'est d'après cette conception que le capitaliste fait ses comptes et qu'il calcule, par exemple, qu'un capital dont le temps de rotation est plus long, soit parce que son procès de production dure plus longtemps, soit parce que ses produits se vendent sur des marchés plus éloignés, n'a pas moins droit au profit qu'il perd de la sorte et doit le trouver dans un renchérissement correspondant du prix. Il en est de même des capitaux exposés à de grands dangers, ceux placés dans les entreprises maritimes par exemple, bien que les assurances, qui se développent parallèlement à la production capitaliste, aient pour effet de rendre le risque égal pour toutes les industries (voir Corbett), en faisant payer, il est vrai, aux plus dangereuses une prime plus élevée. remboursée par le prix des marchandises. En pratique, toute circonstance qui rend un placement plus favorable et un autre moins favorable (jusqu'à un certain point~ tous les placements sont considérés comme également nécessaires) est portée en compte une fois pour toutes comme facteur de compensation et il n'est pas nécessaire que la concurrence intervienne chaque fois pour en justifier l'application. Seulement les capitalistes oublient -
226 DEUXIÈME PARTIE.-TRANSFORMATION DU PROFIT EN PROFIT MOYEN
ou plutôt ne voient pas, la concurrence ne le leur montrant pas - que. toutes ces causes de compensation portées en compte dans le calcul des prix des différentes branches de production, établissent que tous réclament, avec une égale énergie, une part du butin commun, une part de la plusvalue totale en rapport avec leur capital. Parce que le profit qu'ils encaissent est différent de la plus-value qu'ils extorquent à leurs ouvriers, ils se figurent que les facteurs de compensation, loin d'égaliser les parts de tous dans la plus-value totale, créent le profit, celui-ci ayant simplement pour cause l'économie que chacun d'eux parvient, par un procédé ou l'autre, à réaliser sur le prix de revient.
D'ailleurs, ce qui a été dit au chap. VII sur les idées des capitalistes quant à la source de leur plus-value s'applique également au profit moyen, avec cette seule différence que, pour un prix déterminé des marchandises et une exploitation donnée du travail, les qualités personnelles (habileté, perspicacité, etc.) des capitalistes interviennent pour fixer l'économie qu'ils peuvent réaliser sur le prix de revient.
TROISIÈME PARTIE
LOI TENDANCIELLE DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
CHAPITRE XIII
LA LOI EN ELLE-MÈME
Le salaire et la journée de travail étant donnés, un capital variable déterminé, un capital de 100 par exemple, correspond à l'emploi d'un nombre déterminé d'ouvriers et est la caractéristique de ce nombre. Supposons que le salaire de 100 ouvriers soit de 100 £ pendant une semaine ; si ces ouvriers fournissent autant de surtravail que de travail (c'est-à-dire s'ils travaillent une moitié du temps pour reproduire leur salaire et l'autre moitié pour créer de la plus-value pour le capitaliste), ils produiront une valeur de 200 £, comprenant 100 2 de plus-value. Le taux ~ 1 de la plus-value sera donc de 100 0/0 et il donnera
lieu, ainsi que nous l'avons vu, à des taux de profit p' très différents, suivant l'importance du capital constant c et du capital total C, car le taux du profit est exprimé
par Pl c
228 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
Si c = 50 et v = 100, on aura, 400 = 66 2/3 0/0
150
100
c = 100 et v ~ 100, id. Pl = - = 50 0/0
'200
c = 200 et v = 100, id. Pl = 100 = 33 1/3 0/0
300
100
c = 300 et v = 100, id. Pl = i_00 = 25 0/0
100
c = 400 et v = 100, id. Pl = - = 20 0/0
500
Un même taux de plus-value, avec un même degré d'exploitation du travail, donne lieu à un taux de profit allant en décroissant, lorsque la valeur du capital constant et par conséquent la valeur du capital total vont en augmentant.
Si l'on admet que cette variation du capital se manifeste, non-seulement dans quelques industries, mais plus ou moins dans toutes les branches de la production ou du moins dans les plus importantes, de telle sorte que la composition organique du capital social moyen s'en trouve affectée, cet accroissement général du capital constant relativement au capital variable, entraînera nécessairement une baisse graduelle dit taux général dit profit, bien que le taux de la plus-value, c'est-à-dire l'exploitation du travail par le capital, -reste invariable. Or, à mesure que la production capitaliste se développe, le capital variable perd en importance relativement au capital constant et au capital total : un même nombre d'ouvriers met en oeuvre, grâce au perfectionnement des méthodes de production, une quantité sans cesse croissante de moyens de travail, de matières premières et de matières auxiliaires, c'est-à-dire un capital constant de valeur de plus en plus grande. Cette diminution progressive du capital variable relativement au capital constant et au capital total correspond au perfectionnement de la composition organique du Capital social moyen et est l'indice du progrès de la productivité du travail social. Grâce à l'emploi de plus en plus considérable de machines et de capital fixe,
CHAP. XIII. - LA LOI EN ELLE-MÈME 229
un même nombre d'ouvriers peut mettre en œuvre, dans le même temps, une masse de plus en plus grande de matières premières et auxiliaires. Cette importance croissante de la ' valeur du capital constant, à laquelle ne correspond nullement une augmentation quantitative des valeurs d'usage, éléments matériels du même capital, entraîne nue baisse progressive_des prix : chaque produit contient une moindre quantité de travail que dans les stades antérieurs de la production, où le capital avancé pour le travail était plus grand relativement à celui consacré aux moyens de production. La série de chiffres que nous avons établie au commencement de ce chapitre exprime donc la vraie tendance de la production capitaliste, qui est caractérisée par une diminution progressive du capital variable par rapport au capital constant et une baisse correspondante des taux de profit pour des taux de plus-value, (une exploitation du travail) constants ou même crois-, sauts. (Nous verrons plus loin que cette baisse est tendancielle et non absolue.) La tendance à une baisse du taux général des profits est donc la caractéristiqite capitaliste du progrès de la productivité du travail social ; ce qui ne
M
veut pas dire que d'autres facteurs ne puissent pas déterminer la baisse des taux de profit, mais ce qui exprime qu'il est de l'essence de la production capitaliste d'entrainer par son développement progressif une transformation du taux de la plus-value en des taux de profit de plus en plus petits. Puisque l'importance du travail vivant diminue continuellement par rapport au travail matérialisé (moyens de production) qu'il met en oeuvre, il est évident que la quantité de travail vivant non payé, la quantité de plusvalue, doit diminuer continuellement par rapport au capital total. Le rapport entre la plus-value et le capital total étant l'expression du taux du profit, celui-ci doit donc diminuer progressivement.
Autant cette loi parait simple d'après ce que nous venons de développer, autant il a été impossible, ainsi que nous le montrerons plus loin, aux économistes de la
230 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
découvrir. Le phénomène brutal n'échappa pas à leurs observations; mais toutes les tentatives qu'ils firent pour l'expliquer échouèrent. Et cependant la loi que nous avons énoncée a une importance capitale pour la produetion capitaliste, au point que l'on peut dire qu'elle est le problème dont la solution a occupé toute l'économie politique depuis Ad. Smith et qui a servi de base à la iigne de démarcation entre les différentes écoles. Il devait en être nécessairement ainsi, si l'on considère que jusqu'aujourd'hui l'économie politique n'était pas parvenue à formuler en termes précis la différence entre le capital constant et le capital variable, à distinguer la plus-value du profit, à concevoir le profit en lui-même indépendamment des différentes formes (profit industriel, profit commercial, intérêt, rente) qu'il revêt, à observer a fond les différences qui se présentent dans la composition organique des capitaux et à analyser la formation du taux général du profit.
C'est à dessein que nous formulons la loi avant de procéder à l'étude des différentes catégories de profits ; nous démontrerons ainsi qu'elle est indépendante de ces subdivisions. Le profit, tel que nous l'étudions en ce moment, n'est que la plus-value sous un autre nom, la plusvalue rapportée au capital total au lieu de l'être an capital variable qui lui a donné naissance ; la baisse du taux du profit n'est donc que la baisbe du rapport de la plus-value au capital total et elle est indépendante de toute subdivision de la plus-value en catégories.
Nous avons vu que lorsque le développement capitaliste est arrivé à un stade où la composition du capital répond à la formule c : v =~ 50 - 100, un taux de plus-val~if-; de 100 0/, s'exprime par un taux de profit de 66 2/3 010, et que lorsque le développement est arrivé à un stade plus élevé, exprimé par la formule c : v ~ 400 : 100, le même taux de la plus-value correspond à un taux de profit de 20 0/, seulement. Ce que nous avons constaté de la sorte pour des capitaux d'un même pays, arrivés à des states
CITAP. XIII. - LA LOI EN ELLE-MÉME 231
différents de développement, s'applique évidemment aux situations relatives de différents pays inégalement avancés au point de vue de la production capitaliste; et c'est ainsi que dans le pays le moins développé, le taux général du profit s'élève à 66 2/3 0/0, alors qu'il n'est plus que de 20 0/, dans un pays beaucoup plus avancé.
Cette différence entre les taux de profit d'une nation à l'autre peut s'effacer et même devenir inverse, lorsque le travail est moins productif dans le pays le moins développé, c'est-à-dire lorsqu'une plus grande quantité de travail y produit une quantité moindre de marchandises et qu'une plus grande quantité de valeurs d'échange y est représentée par une moindre quantité de valeurs d'usage. Dans pareil pays l'ouvrier devrait donner une plus grande partie de son temps de travail à la reproduction de ses moyens de subsistance et consacrer une moindre partie à la production de plus-value, ce qui aurait pour conséquence de faire baisser le taux de cette dernière.
Si, par exemple, dans le pays le moins développé l'ou
vrier travaillait 2/3 de la journée pour lui-même et 1 /3
pour le capitaliste, sa force de travail, dans l'exemple
précédent, serait payée 133 1/3 et ne laisserait qu'un excé
dent de 66 2/3. Au capital variable de 133 1/2 correspon
drait un capital constant de 59, d'où un taux de plus-value
de 133 113 ~ 50 0/0 et un taux de profit de ~s3 '/ 3 ~ 36 1/2 0/0
662/, 66 2/3
environ.
Comme nous n'avons pas encore étudié les différentes parties du profit et que, par conséquent, elles n'existent pas encore pour nous, notons ce qui suit pour éviter des malentendus : lorsque l'ou compare des pays inégalement développés - surtout lorsque l'on met en parallèle un pays de production essentiellement capitaliste avec un autre où le travail n'est pas encore formellement subordonné au capital, mais oh le travailleur est réellement exploité par le capitaliste (tel, par exemple, l'Inde où le ryot, pas encore asservi au capital, travaille en paysan
282 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
indépendant et se voit extorquer par l'usurier, sous forme d'intérêt, non-seùlement tout son surtravail, mais une part de son salaire) - il est absolument inexact d'apprécier le taux national du profit d'après le taux national de l'intérêt. Dans les pays peu développés l'intérêt englobe tout le profit et même davantage, tandis que dans les pays développés au point de vue capitaliste, il ne représente qu'une partie de la plus-value et par conséquent du profit. Dans ces derniers, le taux de l'intérêt se détermine avant tout par des éléments (avances de l'usurier aux grands propriétaires) qui n'ont rien à voir avec le profit et il exprime seulement quelle est la part prélevée par l'usurier sur la rente foncière.
Lorsque l'on compare deux pays inégalement développés au point de vue capitaliste (dans lesquels le capital a des compositions organiques différentes),il peut se présenter que le taux de la plus-value (Fun des facteurs du taux du profit) soit le plus élevé dans le pays ayant la journée normale de travail la plus courte. Si, par exemple, par suite de l'intensité plus forte du travail, la journée de 10 heures en Angleterre équivaut à la journée de 14 heures en Autriche, il se peut que 5 heures de surtravail de l'ouvrier anglais représentent sur le marché mondial une valeur plus grande que 7 heures de surtravail de l'ouvrier autrichien ; sans compter qu'en Angleterre, le surtravail peut-être fourni par une plus grande partie de la journée qu'en Autriche.
On peut également exprimer comme suit la tendance à la baisse du taux du profit correspondant à un taux de plus-value restant constant ou allant même en augmentant : Une fraction de plus en plus grande du capital moyen de la société se convertit en moyens de travail tandis que une fraction de plus en plus petite est consacrée au travail vivant. Il en résulte que le travail vivant ajouté aux moyens de travail diminue sans cesse relativement à ceux-ci et que la valeur du travail non payé devient de moins en moins grande par rapport à la valeur du capital total. On peut dire aussi : une partie de plus en plus petite du capi
CHAP. XIII. - LA LOI EN ELLE-MÊME 283
tal total est convertie en travail vivant. Le capital total absorbe, par conséquent, une quantité de surtravail de, plus en plus petite eu égard à son importance, bien qu'en même temps puisse s'accroitre le rapport de la partie non payée a la partie payée du travail. Cette diminution du capital variable relativement au capital constant alors que tous les deux augmentent en valeur absolue, n'est qu'une autre expression de la productivité croissante du travail.
Considérons un capital de 100, ayant la composition
80, -+- 20, et occupant 20 ouvriers ; le taux de la plus-value
étant de 100 0/,, ces ouvriers travaillent une demi-journée
pour eux et une demi-journée pour le capitaliste. Consi
dérons, dans un pays moins développé, un capital
20, -+- 80, occupant 80 ouvriers, travaillant % de la jour
née pour eux et 1/3 pour le capitaliste. Les ouvriers du
premier pays produiront une valeur de 4 - 0 , ; ceux du
second une valeur de 120 Le produit du premier capital
est 80, -1- 20, --~- 22P, = 120, d'où un taux de profit de
20 0/0 ; le prodtiit du second est 20, -F- 80, -J- 4~u1
= 140, soit un taux de profit de 40 0/0. Le taux du profit
est donc deux fois plus grand dans le second pays que
dans le premier, bien que le taux de la plus-value soit
deux fois plus élevé dans le premier (100 0/0) que dans
le second (50 0/0). C'est que le éapital a la même valeur
dans les deux pays, mais que dans le premier il s'appro
prie le surtravail de 20 ouvriers seulement, tandis qu'il
s~empare de celui de 80 dans le second.
La loi de la baisse progressive du taux du profit ou de l'appropriation décroissante de la plus-value eu égard à la quantité de travail matérialisé mis en œuvre par le travail vivant, n'exclut point l'accroissement absolu du travail occupé et exploité par le capital social, ni l'accroissement absolu du surtravail approprié par ce capital ; elle n'empêche pas non plus que les masses de travail et de surtravail asservis aux capitaux individuels aillent en croissant, ni même que le surtravail augmente alors que le nombre de travailleurs reste constant.
234 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE MJ TAUX DU PROFIT
Soit une population ouvrière de deux millions, ayant une journée de travail de longueur et d'intensité données, jouissant d'un salaire déterminé et présentant, par conséquent, un rapport donné entre le travail nécessaire et le surtravail. Le travail de ces deux millions d'ouvriers et leur surtravail, source de plus-value, produiront constamment la même valeur. Le rapport de cette dernière au capital constant (rixe et circulant) diminuera à mesure que se produira un accroissement de ce dernier et cette diminution, qui sera accompagnée de la baisse du taux du profit, aura lien bien que le travail vivant mis en ceuvre reste le même et que la même somme de surtravail soit absorbée par le capital. Ce rapport se modifie, non parce que le travail vivant diminue, mais parce que le travail matérialisé ,mis en oeuvre par le travail vivant augmente. Sa dimiriution est relative, non absolue, et elle est indépendante de la somme absolue de travail et de surtravail. La baisse du taux du profit résulte, non d'une diminution absolue, mais d'une diminution relative de la partie variable du capital total.
Ce que nous venons & dire de la quantité de travail et
de surtravail s'applique à l'augmentation du nombre des
travailleurs et, par conséquent, dans les limites de notre
hypothèse, à J'accroissement du travail vivant en général
et du surtravail en particulier. Supposons que la popu
lation ouvrière s'élevant de 2 à 3 millions., le capit , al va
riable avancé pour les salaires monte de 2 à 3 millions
et que le capital constant passe de 4 à 15 millions. La
quantité de plus-value augmentera de moitié, étant données
les circonstances que nous avons admises (constance de
la journée de travail et du taux de la plus-value), et elle
s'élèvera à, 3 millions. Le rapport du capital variable au
capital constant qui était 2/4 deviendra 3/1~, et le rapport
de la plus-value au capital total sera le suivant pour cha
cun des cas :
1. 4, -+ 2v -~- 2pi ; C t= 6, p' ~ 33 1/3 0/0 *
Il. 15, -+- 3,, î- 3pi; C = 18, p'~ 16 2/3 0/0.
CHAP. XIII. - LA LOI EN ELLE-MÈME 225
Par conséquent, bien que la plus-value ait augmenté de moitié, le taux du profit a baissé et il n'est plus que la moitié de ce qu'il était précédemment. Le profit étant la plus-value rapportée au capital de la société, sa grandeur absolue, considérée au point de vue social, est égale à la grandeur absolue de la plus-value ; elle a par conséquent subi une augmentation de 50 0/0, bien que l'expression de son rapport au capital total, c'est-à-dire le taux général du profit, ait diminué considérablement. La baisse progressive du taux du profit I)eïit donc se produire alors même qu'il y a augmentation du nombre des ouvriers occupés, accroissement de la quantité absolue de travail mis en œuvre et de surtravail accaparé par le capital, extension de la quantité absolue de plus-value et de profit recueillis. Et non seulement il peut en être ainsi, mais, à part les oscillations passagères, il doit en être ainsi en régime capitaliste.
Le procès capitaliste de production est de par sa nature un procès d'accumulation. Nous avons vu qu'à mesure que la production capitaliste progresse, la valeur qui devrait être simplement reproduite et conservée augmente par suite de la productivité croissante du tra~ail, alors même que la quantité de travail mise en oeuvre reste constante.
î
A plus forte raison s'accroissent la production quantitative de valeurs d'usage et avec elle la quantité de moyens de production. Le travail supplémentaire nécessaire pour reconvertir en capital cette richesse supplémentaire dépend, non de la valeur, mais de la quantité des moyens de production (y compris les subsistances), car dans le procès de travail c'est la valeur d'usage et non la valeur des moyens de production qui intéresse l'ouvrier. Or, l'accumulation ducapital et la concentration capitaliste qui l'accompagne, sont des facteurs matériels de l'extension de la productivité, laquelle ne va pas sans l'accroissement de la population ouvrière, sans la création d'une masse de travailleurs correspondant au capital supplémentaire et dépassant sans cesse les besoins, par conséquent
236 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
sans une surpopulation ouvrière. Lorsque le capital supplémentaire est momentanément en excès par rapport à la population ouvrière, il se produit une augmentation des salaires qui pousse à l'accroissement de la population ouvrière, en facilitant les mariages et en diminuant la mortalité ; cette influence est renforcée par l'application de nouvelles méthodes de création de plus-value (extension et perfectionnement du machinisme) qui hâtent la formation d'une surpopulation artificielle, allant en s'amplifiant à mesure que la misère - en régime capitaliste la misère pousse à la reproduction - qui en est la conséquence devient plus considérable. L'accumulation capitaliste (qui n'est qu'un aspect de la production capitaliste) n'accroit donc pas seulement la quantité de moyens de production devant être convertis en capital ; elle provoque en même temps une extension de la population ouvrière en rapport avec l'augmentation des moyens de production et parfois en excès sur elle.
Le développement de la production et de l'accumulation capitalistes entrainent donc nécessairement du surtravail qui peut être approprié et qui l'est en réalité, par conséquent une augmentation de la valeur absolue du-profit accaparé par le capital social. Mais ces mêmes lois de la produetion et de l'accumulation font croître la valeur du capital constant plus rapidement que celle du capital variable, et c'est ainsi que tout en attribuant au capital social une quantité de profit plus considérable, elles déterminent la baisse du taux du profit.
Nous faisons abstraction en ce moment de ce que le développement~de la production capitaliste et l'accroissement de la productivité du travail social qui en résulte, ont pour conséquence de faire correspondre à une même valeur -une quantité sans cesse croissante de valeurs d'usage et de jouissance.
A mesure que se développent la production et l'accumulation capitalistes, le procès du travail prend des proportions plus considérables et exige, dans chaque entreprise,
GH&P. XIII. - LA 1,01 EN ELLE-MÉME 237
des avances de capit . al de plus en plus grandes. Ce développement a donc comme condition et comme résultat une concentration croissante des capitaux, accompagnée, mais dans une proportion moindre, d'une augmentation du -nombre des capitalistes ; il eritraine nécessairement une ,expropriation progressive des producteurs plus ou moins immédiats. Chaque capitaliste occupant ainsi une masse d'ouvriers de plus en plus considérable (bien que son capital variable diminue par rapport à son capital constant), il en résulte que la somme de plus-value (de profit) qu'il recueille augmente malgré la baisse du taux du profit. Les mêmes causes qui ramènent les armées ouvrières sous les ordres de quelques capitalistes accentuent sans cesse la~~ disproportion entre la masse de capital fixe, de matières premières et de matières auxiliaires et la masse de travail leurs qui les mettent en oeuvre.
Nous pouvons nous borner à signaler que la population ouvrière restant constante, tout accroissement du taux de la plus-value, qu'il résulte d'une prolongation ou d'une intensification de la journée de travail ou d'une baisse de la valeur du salaire par suite de la productivité croissante du travail, doit entrainer une augmentation de la plus-value et de la quantité absolue, de profit, bien que le capital variable diminue relativement au capital constant.
L'accroissement de la productivité du travail social, l'intervention décroissante du capital variable dans le capital total, l'accumulation de capital, base du développement continu de la productivité et de la décroissance relative du capital variable, marchent donc de pair, à part des oscillations transitoires, avec l'extension continue de la force de travail mise en oeuvre et l'accroissement de la valeur absolue de la plus-value et du profit.
Quelle forme devra revêtir cette double loi de la diriiinution du taux et de l'augmentation absolue du profit, se présentant simultanément zt résultant des mêmes causes, en admettant, ainsi que nous l'avons fait, que la quantité de surtravail (plus-value) appropriée augmente et qu'au
M TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
point de vue du capital total (ou d'un capital isolé considéré comme une fraction du capital total) le profit et la plusvalue soient identiques ?
Considérons un capital de 100, ayant la composition du capital social moyen, soit, par ex., 80, -]- 20,. Nous avons vu, dans la, deuxième partie de ce volume, que le taux moyen du profit dépend, non de la composition particulière du capital d'une branche de production, mais de la composition moyenne du capital social. Nous avons vu également que si dans un capital de 100 le capital variable diminue relativement au capital constant, le taux du profit baisse, lorsque le degré d'exploitation du travail augmente ou reste invariable et qu'en même temps diminue la grandeur relative de la plus-value, c'est-à-dire son importance par rapport au capital total de 100. Et non seulement il y a diminution de la grandeur relative de la plus-value, mais également de sa grandeur absolue et du profit tombant en partage à ce capital de 100. Le taux de la plus-value étant de 100 0/0, un capital 60, -1- 40, produit 40 de plus-value, un capital 70, -+- 30v en donne 30 et un capital 80c -1- 20, en fournit 20. La plus-value décroît d'un capital à l'autre, parce que pour un même capital de 100 le travail vivant mis en oeuvre va en décroissant et que par conséquent le surtravail, le -degré d'exploitation étant le même, suit la même régression. Dans toute partie aliquote du capital social (du capital de composition moyenne) prise comme base pour la détermination de la plus-value - et c'est ainsi qu'on calcule toujours le profit - la baisse relative de la plus-value coïncide avec sa baisse absolue. Dans nos exemples, les taux du profit doivent être respectivement de 40 %, de 30 0/0 et de 20 0/0, parce que les quantités absolues de plus-value et par suite de profit sont respectivement de 40, de 30 et de 20, et que ces quantités sont produites par un même capital de 100. Cette régression du taux du profit résulte, ainsi que nous l'avons démontré, de ce que nous avons considéré des capitaux à des stades différents du développement de la production capitaliste.
-MÈNIF ~139
CHAP. XIII. - LA LOI EN ELLE
Les mêmes causes qui déterminent, pour un capital donné, une diminution absolue de la plus value et du profit et par conséquent une baisse du taux du profit, entraînent une augmentation de la quantité de plus-value et de profit appropriée par le capital social (c'est à-dire par l'ensemble des capitalistes). Comment cela petit-il et doit-il se produire ? Qu'y a-t-il au fond de cette apparente contradiction ?
Si une partie aliquote = 100 du capital social (un capital de 100 ayant la composition sociale moyenne) est une grandeur donnée et si par conséquent pour elle une diminution du taux du profit correspond à une diminution absolue de ce dernier, il n'en est pas de même du capital total de la société, ni du capital d'un capitaliste quelconque, qui sont au contraire des grandeurs variables et qui, d'après ce que nous avons admis, doivent varier en raison inverse de la diminution du capital variable qui en fait partie.
Dans l'exemple précédent, le capital 60, -+- 40, produisait 40 de plus-value ou de profit, d'où un taux de profit de &0 0/0. Si le capital total de la société correspondant à cette composition moyenne avait été d'un million, la plus-value et le profit se seraient élevés à 400.000. Plus tard la composition s'est modifiée et est devenue 80, -J- 20,; comme le degré d'exploitation du travail est resté le même, la plus-value on le profit n'a plus été que de 20 par 100 de capital. Mais nous avons démontré que la quantité absolue de plus-value augmente malgré la diminution du taux du profit. Supposons donc qu'au lieu d'être de 400.00,0 elle se soit élevée à 440.000. Il ne pourra en être ainsi que pour autant que le capital total ait été l'objet d'une augmentation correspondante et qu'il soit devenu 2.200.000. Le capital total aura par conséquent augmenté de '2220 0/0, pendant que le taux du profit baissait de 50 0/0, Si le capital s'était simplement dédoublé, il n'aurait produit, au taux de 20 0/0, que la plus-value et le profit donnés par l'ancien capital exploité au taux de 40 0/0. S'il avait augmenté de moins du double, il aurait Produit moins de plus-value et
capital_Livre_3_1_240_285.txt
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240 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
de profit que le capital de 1.000.000 qui, en conservant sa composition, n'aurait dû passer de 1.000.000 qu'à 1. 100.000 pour donner 440.000 de plus-value au lieu de 400.000.
Nous retrouvons ici la loi que nous avons développée précédemment, en vertu de laquelle une diminution relative du capital variable, c'est-à-dire une augmentation de la productivité du travail social, a pour condition une augmentation continue du capital total, la quantité de force de travail restant constante. A mesure que s'étend la production capitaliste, se marque la possibilité de l'existence d'une population ouvrière relativement surabondante, résultant non d'une diminution mais d'une augmentation de la productivité du travail, non d'une disproportion entre le travail et les subsistances ou les moyens de les produire, mais d'une disproportion entre l'accroissement progressif du capital et de la diminution relative de sa demande d'ouvriers.
Lorsque le taux du profit tombe de 50 0/0, la quantité de profit ne peut être maintenue que pour autant que le capital soit doublé ; car elle ne peut rester constante lorsque le taux du profit diminue que pour autant que le capital augmente en raison directe de la baisse du taux. Lorsque le taux du profit tombe de 40 à 20, le capital total doit augmenter de 20 à 40 pour que la quantité de profit reste la même ; de même lorsque le taux du profit tombe de 40 a, 8, le capital doit augmenter de 8 à 40. Un capital de 1.000.000 à 40 0/0 et un capital de 5.000.000 à 8 0/0 donnent tous les deux 400.000. La quantité de profit ne pourrait augmenter que si le capital s'accroissait plus que proportionnellement à la baisse du taux du profit, ce qui revient à dire que le capital variable, tout en intervenant pour une part plus petite dans le capital total, ne peut augmenter d'une manière absolue que pour autant que le capital total subisse une augmentation relative plus considérable que la diminution relative du capital variable -, cette augmentation du capital total doit être telle que la fraction de sa composition nouvelle affectée 'a l'achat de la force de travail
CHAP. XIII. - LA LOI EN ELLE-MÈME 241
soit plus grande que l'ancien capital variable. Un capital total de 100 dans lequel le capital variable tombe de 40 à 20, doit atteindre une valeur supérieure à 200 pour pouvoir employer plus de 40 comme capital variable.
Si même la population ouvrière restait constante et que seules la longueur et l'intensité de la journée de travail augmentaient, le capital total devrait s'accroître; car il doit déjà le faire pour employer l'ancienne quantité de travail dans les anciennes conditions, lorsque sa composition change.
En régime capitaliste, le progrès de la productivité du travail se traduit donc par une tendance à la baisse du taux du profit et par l'augmentation de la quantité absolue de plus-value et de profit, de telle sorte que le capital variable et le profit augmentent en valeur absolue pendant qu'ils diminuent en valeur relative. Ce double effet ne peut se manifester, ainsi que nous l'avons dit, que pour autant que l'accroissement du capital total soit plus rapide que la baisse du taux du profit. Un capital variable devenu plus grand ne peut fonctionner avec un capital total dont la composition a atteint un degré plus élevé ou qui comporte un capital constant agrandi, que pour autant que la grandeur du capital total se soit accrue plus que proportionnellement au progrès de sa composition. Il s'ensuit qu'à mesure que la production capitaliste se développe, le capital nécessaire pour mettre en œuvre une force de travail déterminée devient plus considérable ; c'est pour cette raison qu'en régime capitaliste, les progrès de la productivité du travail entraînent nécessairement l'existence permanente d'une surpopulation ouvrière apparente. Si an lieu d'intervenir pour la moitié, comme dans notre hypothèse précédente, le capital variable n'intervient plus (lue pour 1/6 dans le capital total, il faudra, pour que la même force de travail soit mise en œuvre, que le capital total soit triplé et il devra être sextuplé si l'on veut qu'il occupe deux fois plus de travail.
Ne parvenant pas à trouver une explication de la loi de la baisse du taux du profit, l'Économie politique s'est con
242 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
solée en invoquant l'accroissement absolu du profit, tant pour le capitaliste isolé que pour le capital de la société ; elle n'a mis en avant que des probabilités et des lieux communs vulgaires.
Dire que le profit a pour facteurs le taux du profit d'une part et la grandeur du capital d'autre part, c'est énoncer une tautologie. Dire ensuite qu'il est possible que le profit augmente, alors que le taux du profit diminue, n'avance guère, car il est tout aussi possible que le capital s'accroisse sans que le profit augmente et même lorsqu'il diminue. 100 à 25 0/, donnent 25 taudis que 400 à 5 0/0 ne donnent que -90. (1) Mais si l'on considère que les mêmes causes qui font baisser le taux du profit accélèrent faccumu
(1) " On serait ainsi porté à croire que, quelle que soit la diminution des profits du capital occasionné par l'accumulation des capitaux consacrés à la terre el par la bausse des salaires, la somme totale des. profits doit cependant augmenter. Supposons que par l'accumulation renouvelée souvent d'un capital de 100.000 £. le taux des profits tombe successivement de 20 à 19, à 18, à 17 pour cent, toujours en diminuant, on croirait que la somme totale des profits retirés par les possesseurs de ces capitaux successifs, doit toujours être progressive. et qu'elle sera plus forte lorsque le capital est de 200.000 E que quand il n'est que de 100.000 £, et plus forte encore quand il est de 300.000 £, en continuant ainsi à augmenter, quoique dans une proportion moindre, par suite de foule nouvelle augmentation de capital. Cette progression.. cependant, n'est exacte que pendant un certain temps ; car 19 pour cent sur 200.000 £ sont plus que ±0 pour cent sur 100.000 £ ; et 18 pour cent sur 300.000 Y, sont plus que 19 pour cent sur 200.000 £. Mais lorsqu'une grande somme de capital a été déjà accumulée et que les profits ont baissé, une nouvelle accumulation diminue la somme totale des profits. Supposons, par exempje, que l*accumulation soit de 1 000.000 et les profits de 7 pour cent, la totalité des profits montera à 70.000 £ qu'on ajoute ensuite à ce million un capital de 100.000 ï, et que les profits baissent à 6 pour cent. les capitalistes ne recevront plus que 66.000 £, c'est-à-dire 4000 £ de moins, quoique le capital se trouve porté de 1.000-000 £ à 1.100.000 E " (Ricardo, Principes de J'Economie politique, Chap. Vf, dans les OEuvres complètes, Edition Guillaumin, 1847, p. 95 et 96).
En effet, Ricardo admet ici que le capital augmente de 4.000.000 à 4.106.000 c'est-à-dire de 10 0/., tandis que le taux du profit Wmbe de 7 à 6, c'est-à-dire de 14 2J'7 0/0. Hinc illae lacrimae.
CHAP. XIIL - LA LOI EN ELLE-MÈME 243
lation, c'est-à-dire la formation de capitaux nouveaux, et que chaque capital nouveau met en oeuvre de nouvelles quantités de travail et augmente la production de plusvalue ; si, d'autre part, on tient compte de ce que toute baisse du taux du profit implique un accroissement du capital constant et par conséquent du capital total, le procès cesse d'être mystérieux, On verra plus tard comment on fausse intentionnellement les calculs Pour cacher les augmentations absolues du profit coïncidant avec des diminutions du taux du profit.
Nous avons montré que les mêmes causes qui tendent à faire baisser le taux général du profit, déterminent une accélération de l'accumulation de capital et, par conséquent, un accroissement de la quantité absolue de surtravail (de plus-value, de profit). De même que tout parait renversé dans la concurrence, ou plus exactement dans la conscience des agents de la concurrence de même les facteurs qui, selon cette loi, sont en concordance, semblent en apparence être en contradiction. Il est manifeste que, dans les conditions énoncées plus haut, un capitaliste disposant d'un grand capital doit réaliser plus de profit qu*un petit capitaliste, dont les profits sont élevés en apparence. L'observation la plus superficielle montre en outre que dans certaines circonstances le grand capitaliste tire parti de cette situation et réduit intentionnellement le taux de son profit, en temps de crise par exemple, pour se tailler de la place sur le marché et en expulser les petits. C'est avant tout le capital commercial, dont nous nous occuperons plus loin en détail, qui présente ces phénomènes, qui font apparaître la baisse du profit comme une conséquence de l'agrandissement de l'entreprise et du capital ; nous donnerons plus tard J'expression scientifique véritable de cette fausse conception.
On en arrive à des conclusions tout aussi superficielles lorsque l'on compare les taux de profit dans différentes branches d'affaires, soumises les unes à la libre concurrence, les autres au monopole. Toute la vulgarité de pen
241 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
see des agents de la concurrence se retrouve chez notre Roscher, lorsqu'il dit que la réduction du taux du profit est "plus humaine et plus sage ". La baisse du taux du profit apparaît ici comme une conséquence de l'augmentation du capital et du calcul du capitaliste, attendant de cette baisse une augmentation de la valeur absolue de son profit. Chez tous, sauf chez A. Smith dont nous parlerons plus loin, ces idées ont pour base nue ignorance complète de la nature du taux général du profit et cette conception bizarre que les prix sont faits en réalité par l'addition d'un profit plus ou moins arbitraire à la valeur réelle des marchandises. Quelles que singulières que soient ces idées, elles résultent cependant nécessairement de l'interversion apparente que la concurrence communique aux lois immanentes de la production capitaliste.
La loi en vertu de laquelle la baisse du taux du profit provoquée par le développement de la productivité est accompagnée d'une augmentation absolue du profit, a également pour conséquence que toute baisse des prix des marchandises issues de la production capitaliste ne va pas sans une augmentation relative des profits qui y sont contenus et qui sont réalisés par leur vente.
Par suite du développement de la force productive et des progrès correspondants de la composition du capital, une quantité de plus en plus grande de moyens de production est mise en œuvre par une quantité de plus en plus petite de travail ; il en résulte que chaque fraction du produit total, chaque marchandise absorbe moins de travail vivant et contient moins de travail matérialisé, que fon considère ce dernier comme provenant de l'usure du capital fixe ou qu'on l'envisage comme provenant des matières premières et auxiliaires mises en œuvre. Chaque marchandise contenant ainsi moins de travail passé (fourni par les moyens de production) et moins de travail présent (vivant),
CHAP. XIII. - LA LOI EN ELLE-MÈME 245
son prix diminue nécessairement. Cependant la quantité de profit qu'elle représente peut augmenter, et il suffit pour cela que le taux de la plus-value absolue ou relative augmente ; la marchandise contiendra, il est vrai, moins de travail nouveau, mais la fraction non payée de celui-ci aura augmenté par rapport à la fraction payée. Pareille conséquence ne se constate cependant que dans certaines limites. En effet, la diminution - cette diminution s'accentue de plus en plus à mesure que la production se développe - de la quantité de travail vivant incorporé à chaque marchandise est accompagnée d'une diminution de la quantité de travail non payé, quel que soit l'accroissement de cette dernière relativement à la quantité de travail payé. Sous l'action des progrès de la productivité du travail, le profit correspondant à chaque marchandise diminue considérablement malgré l'accroissement du taux de la plus-value ; et cette diminution (de même que la baisse du taux du profit) n'est ralentie que par la dépréciation des éléments du capital constant et l'action des autres facteurs, dont nous nous sommes occupés dans la première partie de ce volume, qui poussent à l'accroissement du taux du profit alors que le taux de la plus-v&lue reste constant ou même est en décroissance.
Dire que le prix des marchandises dont l'ensemble constitue le produit total diminue, c'est dire qu'une même quantité de travail est incorporée à une quantité plus grande de marchandises ou que chaque marchandise prise isolément contient moins de travail qu'auparavant; ce cas se présente même lorsque le prix d'une partie seulement du capital constant augmente, par exemple, le prix des matières premières. A part quelques exceptions (comme lorsque la production du travail diminue dans une même mesure tous les éléments du capital constant et du capital variable), le taux du profit baisse malgré l'élévation du taux de la plus-value : 10 lorsque le travail vivant nécessaire étant devenu moindre, la fraction non payée de ce travail, bien que représentant une partie plus considérable de ce dernier,
246 TROISIÈMII PARTIE. - LOI DE L& BAISSE DU TAUX DU PROFIT
est plus petite qu'auparavant ; 2o lorsque le capital ayant atteint une composition Plus élevée, ce progrès a pour conséquence de l'aire diminuer, dans chaque marchandise, la fraction de la valeur représentant le travail vivant par rapport à l'autre fraction représentant les matières premières, les matières auxiliaires et l'usure du capital fixe.
Cette modification du rapport des éléments du prix de chaque marchandise exprime une diminution du capital variable par rapport au capital constant, et comme cette diminution est absolue pour une quantité donnée (100 par exemple) de capital, elle est aussi absolue pour toute marchandise considérée comme une fraction du capital reproduit. Cependant, si l'on calculait le taux du profit d'après les éléments des prix de chaque marchandise prise isolément, on s'écarterait sensiblement du taux réel et cela Pour la raison suivante :
[Le taux du profit est calculé d'après la totalité du capital employé, mais seulement pour une période déterminée, qui est d'un an en pratique ; il est égal au quotient, rapporté à 100, de la plus-value (du profit) réalisée en un an divisée par le capital total. Il n'est donc pas nécessairement égal au taux qui serait calculé, non pour un an, mais pour une période de rotation; les deux taux ne sont égaux que lorsque la période de rotation est exactement d'un an.
Le profit réalisé pendant un an est la somme des profits
pendant cette année sur les marchandises produites et
vendues. Si nous calculons le profit par rapport au prix de
p
revient, nous trouvons que le taux est exprime par .
expression dans laquelle p représente le profit réalisé pendant l'année et K la somme des prix de revient des marchandises produites et vendues pendant la même période. Il saute aux yeux que le taux P ne peut-être égal à L, le c
taux réel du profit (le profit total divisé par le capital total), que pour autant que l'on ait K ~ C, c'est-à-dire que le capital fasse une rotation par an.
. C1IA~P- Kin. - LA~ LOI EN ELLE-MÊME 247
Considérons un capital industriel dans trois situations différentes :
1. Un capital de 8000 £ produit et vend annuellement ,5000 pièces de marchandises, à raison de 30 sh. la pièce ; d'où une rotation annuelle 7500 £. Le profit sur chaque pièce étant de 10 sh. (soit 2500 £ sur les 5000 pièces produites en une année), chaque pièce contient 20 sh. de capital et 10 sh. de profit, ce qui conduit à un taux de profit de 10/20 = 50 0/0. La somme de 7500 £, en rotation pendant une année, se décompose en 5000 £ de capital et
2500 £ de profit, d'où pour la rotation, un taux 1~ du K
profit s'élevant également à 5-0 0/,. Par contre le taux de 2500
profit 1 calculé sur le capital total est de - ~ 31 1/4 0/08000
Il. Le capital est maintenant de 10.000 £ et par suite
d'une productivité plus grande du travail, il produit annuel
lementlO.000 pièces, au prix de revient de 20 sh. ;illes vend
à 24 sh., faisant un profit de 4 sh. par pièce. Le prix du
produit annuel est donc de 12.000 £, dont 10.000 de capi
tal et 2000 de profit. Le profit P est maintenant de
K
4 2000
20 0/0 par pièce et de -- c'est-à-dire également
2( 10.000 1
de 20 0/, pour la rotation annuelle ; et comme le capital
p
total (10.000 £) est égal à la somme des prix de revient, -C
le véritable taux du profit est également de 20 0/0.
Ill. La productivité croissante du travail a entraîné une augmentation du capital ; celui-ci s'élève maintenant à 15.000 £ et produit annuellement 30.000 pièces, au prix de revient de 13 sh. Ces pièces sont vendues avec 2 sh. de profit, soit à 15 sh. La rotation annuelle est donc de 30.000 x 16 sh. = 225.000 dont 19.500 de capital et 3000 de profit, et nous avons
p 3,000 -L 3.000
K 13 19.000 15 5/13 0 /0 ; c = 15.000 20 0/0.
248 TROISIEME PARTIE- LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
Nous voyons donc que c'est uniquement dans le cas 11, où le capital en rotation est égal au capital total, que le taux du profit par pièce ou par rotation est le même que le taux calculé d'après le capital total. Dans le cas 1, où la somme en rotation est plus petite que le capital total, le taux du profit calculé par rapport au prix de revient est plus élevé, et dans le cas 111, où le capital total est plus petit que la somme en rotation, ce taux est plus bas que le véritable taux du profit calculé par rapport au capital total. Il en est ainsi d'une manière générale.
Dans la pratique commerciale, la rotation est souvent calculée inexactement. On admet que le capital a fait une rotation dès que la somme des prix des marchandises vendues est égale au capital avancé ; cependant le capital n'a fait une rotation complète que lorsque la somme des prix de revient des marchandises vendues est égale au capital avancé. - F. E.]
Nous voyons ici une fois de plus combien il est important, dans la production capitaliste, de considérer une inarchandise ou le produit d'une période, non pas isolément comme une simple marchandise, mais comme un produit en rapport à la fois avec un capital qui a été avancé pour l'obtenir et avec le capital total de la branche de production à laquelle il appartient.
Bien que le taux du profit doive être calculé en rapportant la plus-value réalisée, non à la partie de capital qui a été consommée.et qui réapparalt dans la marchandise, mais à cette partie augmentée de celle qui a été employée sans être consommée et qui, pour cette raison, continue à fonctionner dans la production, il n'est pas moins vrai que la quantité du profit né peut être égale qu'à la plus-value contenue dans la marchandise et réalisée par la vente.
Lorsilue la productivité de l'industrie s'accroit, le prix des marchandises tombe ; elles contiennent moins de travail payé et non payé. Si, par exemple, le même travail fabrique trois fois plus de produits, chaque marchandise contient 2/3 de travail en moins et, comme le profit
CHAP. XIII. - LA LOI EN ELLE-MÈME 249
est une fraction du travail contenu dans la marchandise, il doit diminuer par unité de marchandise, même, du moins dans certaines limites, lorsque le taux de la plus-value augmente. Dans tous les cas, le profit sur le produit total ne tombe pas au-dessous de son quantum originaire aussi longtemps que le capital emploie le même nombre d'ouvriers, exploités au même degré. (Le même résultat est obtenu quand on emploie moins d'ouvriers exploités à un degré plus élevé.) En effet, la quantité des produits augmente dans la même Vroportion que tombe le profit par unité de produit. Ce profit resté le même se répartit maintenant autrement sur les marchandises, ce qui ne change rien à la répartition, entre ouvriers et capitalistes, de la valeur ajoutée par le travail vivant. La somme de profit ne peut augmenter que si le surtravail non payé augmente, la quantité de travail restant la même, ou si le nombre des ouvriers devient plus considérable, le degré d'exploitation du travail restant invariable, ou par ces deux causes à la fois. Dans tous ces cas - qui, selon notre hypothèse, supposent l'accroissement du capital constant par rapport an capital variable et l'accroissement du capital total - chaque marchandise contient moins de profit et le taux du profit baisse même par marchandise ; un même quantum de travail correspond à une quantité plus grande de marchandise et chaque marchandise coûte moins cher. Considérée d'une manière abstraite, la baisse du prix de la marchandise par suite d'une augmentation de la productivité (qui entraine une augmentation de la quantité de marchandise, celle-ci étant moins chère) peut ne pas affecter le taux du profit. Il suffit, par exemple, que l'augmentation de la productivité agisse également et simultanément sur tous les éléments de la marchandise, de manière à faire baisser le prix de celle-ci en raison directe de l'augmentation de la productivité du travail, et que le rapport entre les éléments de la marchandise reste le même. Le taux du profit pourrait même hausser, si l'élévation du taux de la plus-value était accompagnée d'une dépréciation considérable des
250 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
A éléments du capital constant et surtout du capital fixe
,
cette ba usse ne se maintiendrait pas cependant et disparaî
trait à la longue. Dans aucun cas, la baisse du prix d'une
marchandise ne permet à elle seule de formuler un conclu
sion quant au mouvement du taux du profit ; car tout
dépend de l'importance du capital qui est engagé dans la
production. Supposons que le prix d'une aune de tissu
tombe de 3 sh. à 1 "/3 sh., et que l'on sache que le prix,
qui avant la baisse était composé de 1 2/3 sh. de capital
constant (fil, etc.), 2/3 sh. de salaire et 2/3 sh. de profit,
comprenne après celle-ci 1 sh. de capital constant, l/., sh -
de salaire et 1 , /3 sh. de profit. Rien ne permettra de cou
clure à une variation ou au maintien du taux du profit ;
pour pouvoir le faire, on devrait savoir si et de combien le
capital total a augmenté et combien d'aunes il produit en
plus dans le même temps.
Cette action de la productivité du travail, résultant de la nature même de laproduction capitaliste, qui fait tomber le prix des marchandises en en accroissant la, quantité, baisser le profit pour chaque marchandise et le taux du profit pour l'ensemble tout en en augmentant la somme totale, se manifeste à la surface uniquement par la réduction du profit par marchandise, la baisse des prix et l'augIlleptation du profit sur l'ensemble (au~menté) des produits. Aussi le vulgaire se figure-t-il que c'est par un simple acte de volonté que le capitaliste prend moins de profit sur chaque marchandise et se dédommage en en produisant un plus grand nombre ; d'où également la théorie du profit upon alienation (profit par la ventel, que l'observation du capital commercial a fait naître.
Nous avons vu précédemment, dans les quatrième et septième parties du premier volume, que la productivité croissante du travail, en augmentant la quantité et en diminuant le prix des marchandises, n'affecte pas le rapport entre le travail payé et le travail non payé entrant dans un produit, sauf lorsqu'il s'agit de marchandises jouant un rôle décisif dans le prix de la force de travail.
CHAP. XIII. - LA LOI EN ELL1F~-MÈME 251
Comme dans la concurrence tout apparaît à rebours, le capitaliste peut s'imaginer : 10 qu'en diminuant les prix, il réduit son profit par unité de marchandise, mais qu'il augmente son profit total en vendant plus de marchandises; 20 qu'il fixe lui-même le prix de chaque marchandise et obtient par une simple multiplication le prix du produit total, alorsque les faits se suivent dans un ordre inverse, c'est-à-dire que la première opération est une division (vol.1, chap. XII, p. 137 et que la multiplication, qui arrive seulement en second lieu, n'est exacte que si elle a cette division pour base. Quant à l'économiste vulgaire, il ne fait rien d'autre que de traduire en un langage en apparence plus théorique et Plus général, les idées bizarres des capitalistes engagés dans la concurrence et de s'éreinter pour donner à ses propositions une structure scientifique.
En réalité, la baisse des prix, accompagnée de l'accroissement du profit à mesure que les marchandises deviennent moins chères et plus abondantes, n'est qu'une autre expression de la loi de la baisse du taux du profit se produisant concurremment avec une augmentation de la quantité de profit. Nous n'avons pas plus à rechercher ici jusqu'à quel point la baisse du taux du profit peut marcher de pair avec une hapsse des prix que nous n'avons eu à le faire dans le vol. 1, p. 137 à propos de la plus-value relative. Le capitaliste qui applique des méthodes de production perfectionnées et non encore généralisées, vend. au-dessous du prix du marché et au-dessus de son coût de production, et profite d'un taux de profit plus élevé jusqu'à ce que la concurrence ramène ce dernier au niveau commun. Mais pendant qu'il est ramené à la période de l'égalité des taux de profit, il a donné plus d'importance à son capital engagé, et suivant la, mesure de cet accroissement, il est à même d'utiliser soit le même nombre, soit plus d'ouvriers qu'avec l'ancienne méthode et de produire une quantité de profit égale ou plus grande.
CHAPITRE XIV
FACTEURS ANTAfONISTES
Lorsque l'on compare le développement énorme de la pro - ductivité du travail social, même en ne considérant que ces trente dernières années,àla productivité des périodes antérieures, lorsque l'on considère notamment la masse énorme de capital fixe que la production sociale absorbe en dehors de ce qui est représenté par foutillage proprement dit, on voit qu'il ne s'agit plus seulement de résoudre la difficulté qui a occupé les économistes et qui consiste à déterminer la cause de la baisse du taux du profit, mais qu'il importe
bien plus d'expliquer pourquoi cette baisse n'est pas plus grande, ni plus rapide. Des facteurs antagonistes interviennent pour paralyser l'action de la loi générale et la ramener à une simple influence tendancielle, ce qui nous a amené à parler non pas de la baisse mais de la tendance à la baisse du taux général du profit. Parmi ces facteurs antagonistes les plus importants sont les suivants
1. L'accroissement de l'exploitation du travail
Pour exploiter davantage le travail, pour s'approprier plus de surtravail et de plus-value, le capitaliste prolonge ]ajournée de travail et intensifie celui ci. Nous avons étudié 'Xonguement ces deux questions en nous occupant, dans notre premier volume, des plus-values absolue et relative. Souvent l'intensification du travail est réalisée par un accroissement du capital constant par rapport au capital
CHAP. XI-V- - FACTEURS ANTAGONISTES 253
variable, par conséquent au prix d'une baisse du taux du profit ; tel est le cas lorsqu'on augmente le nombre des machines-outils ou des métiers conduits par chaque ouvrier. On constate alors le fait qui accompagne généralement la production de la plus-value relative, c'est-à-dire que les causes qui font hausser le taux de la plus-value provoquent une réduction de la masse de plus-value rapportée à l'ensemble du capital engagé. Le travail peut aussi être rendu plus intense par d'autres procédés, notamment une accélération de la marche des machines, leur permettant de mettre en œuvre pendant le même temps une plus grande quantité de matières premières, ce qui il est vrai hâte leur usure, mais n'affecte pas le rapport entre leur valeur et le salaire des travailleurs qui les conduisent. Mais c'est la prolongation de la journée de travail, cette invention de l'industrie moderne, qui est avant tout l'arme dont se sert le capitaliste, parce qu'elle lui permet de s'approprier une plus grande quantité de surtravail, tout en ne modifiant que fort peu le rapport entre le travail en action et le capital constant en mouvement, et en diminuant en réalité la valeur relative de ce dernier. Nous avons démontré - et c'est là le vrai mystère de la baisse du taux du profit - que tous les procédés pour produire la plusvalue relative tendent d'une part à retirer d'une quantité donnée de travail le plus de plus-value possible, d'autre part à faire correspondre le moins de travail possible à une avance donnée de capital ; de telle sorte que les mêmes causes interviennent pour augmenter le degré d'exploitation du travail et diminuer la quantité de travail mise en activité par un même capital. Tels sont les facteurs antagonistes qui, tout en augmentant le taux de la plus-value, réduisent la quantité de plus-value produite par un capital déterminé et réduisent par conséquent le taux du profit. A côté d'eux, il convient de citer encore l'emploi en masse de femmes et d'enfants, car la famille entière doit venir grossir le tribut de surtravail à payer au capital, dût-il en résulter, ce qui cependant n'est pas généralement le cas,
254 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
une augmentation du total de salaires qui lui est alloué. - Tout ce qui augmente la plus-value relative par un simple perfectionnement des procédés et sans accroissement du capital engagé, tend an même but, même lorsque ce perfectionnient ne se traduit pas, comme c'est le cas dans l'agriculture, par une extension du capital constant par rapport au capital variable et s'affirme uniquement par un accroissement du produit par rapport à la force de travail mise en œuvre. Enfin le même effet est atteint lorsque la force de travail (qu'elle produise des objets de consommation ou des moyens de production) est affranchie des obstacles qui en contrarient la circulation, des entraves et des atteintes qui en restreignent le libre fonctionnement, à condition toutefois qu'il n'en résulte aucune modification du rapport entre le capital constant et le capital variable.
Il faut également comprendre parmi les influences accélérant la baisse du taux du profit, les augmentations passagères de' la plus-value qui se produisent continuellement, tantôt dans une branche, tantôt dans une autre, parce que des capitalistes mettent en application des inventions avant qu'elles ne soient tombées dans le domaine publie.
La quantité de plus-value produite par un capital déterminé est le produit de deux facteurs : le taux de la plusvalue et le nombre d'ouvriers occupés, c'est-à-dire la quantité absolue de capital variable. Or les causes qui font monterle taux de la, plus-value relative font diminuer en général la quantité de force de travail mise en ceuvre; mais ces mouvements opposés ne se font pas toujours dans la même mesure, et la tendance à la baisse du taux du profit est souvent enrayée, notamment par la hausse du taux de la plus-value résultant de la prolongation de la journée de travail.
Nous avons vu qu'un accroissement du capital total engagé, tout en déterminant la baisse du taux du profit, provoque une augmentation de la masse de celui-ci, et que pour un même capital variable, la plus-value est égale au
CHAP. XIV. - FACTEURS ANTAGONISTES 255
profit. Nous avons vu également que la masse et le taux de la plus-value augmentent parallèlement, lu société ayant une tendance à mettre en œuvre une quantité de plus en plus grande de force de travail (ce qui augmente la masse de, la plus-value) et à rendre de plus en plus intense le degré d'exploitation des travailleurs (ce qui en augmente le taux). Cependant quand on considère un capital déterminé, il peut arriver que la plus-value hausse comme taux alors qu'elle baisse comme quantité, ce qu~ provient de ce que le taux résulte de la mise en vale u r du capital variable, tandis que la quantité dépend du rapport entre le capital variable et le capital total.
Le taux de la plus-value augmente alors que le capital constant ne croit pas ou ne croit guère par rapport au capital variable ; il en résulte qu'il détermine directement la masse de la plus-value et, par conséquent, le taux du profit Ce fait n'infirme pas la loi générale, mais a pour con - séquence de lui assigner une action tendancielle, que des facteurs antagonistes peuvent affaiblir, ralentir et même arrêter. Mais comme les causes qui augmentent le taux de la plus-value (même la prolongation du travail est nu résultat de la grande industrie) sont les mêmes que celles qui tendent à réduire la quantité de force de travail mise en ceuvre par un capital déterminé, les mêmes influences interviennent pour accélerer et pour retarder la diminution du taux du profit. Lorsqu'un ouvrier est astreint à faire le travail de deux, dans des circonstances où ces deux occupés rationnellement pourraient faire le travail de trois, il fournira autant de plus-value que les deux (d'où une augmentation du taux de celle-ci), mais moins de plus-value que les trois. Dans ce dernier cas, la plus-value aura diminué comme quantité et augmenté comme taux. Lorsque le taux de la plus-value augmente pour toute la population occupée, il y a accroissement de la quantité de plus-value, bien que la population reste stationnaire. Cet accroissement est plus rapide lorsque la population augmente, bien que
256 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
dans'ce cas il y ait une diminution du rapport du capital total au nombre d'ouvriers occupés.
, Avant de nous éloigner de ce point, insistons encore sur ce fait que pour un capital déterminé, le taux de la plusvalue peut augmenter, alors que la quantité diminue et inversement. La quantité est égale, il est vrai, au taux multiplié par le nombre d'ouvriers; mais le taux est calculé non d'après le capital total, mais d'après le capital variable, c'est-à-dire par journée de travail. Au contraire, pour un capital déterminé le taux du profit ne peut varier que pour autant que la quanlité de plus-value varie, et il varie dans le même sens que cette dernière.
IL La réduction du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail.
Nous ne faisons que mentionner ce facteur qui, de même que beaucoup d'autres, n'a rien à voir avec l'analyse genérale du capital et doit être étudié dans le chapitre de la concurrence, dont nous ne nous occupons pas dans cet ouvrage. Il figure cependant parmi ceux dont l'action est la plus énergique pour enrayer la tendance à la baisse du taux du profit.
III. La dépréciation des éléments (lu capital constant.
Tout ce qui a été dit, dans la première partie de ce volume, des causes qui augmentent le taux du profit indépendamment du taux de la plus-value s'applique ici, notamment que le capital constant augmente moins rapidement en valeur qu'en importance matérielle. C'est ainsi que la quantité de coton qu'un ouvrier fileur met journellement en ceuvre dans une fabrique moderne est incomparablement plus considérable que celle que le flleur du siècle dernier travaillait au rouet, alors que la valeur du coton est loin d'avoir augmenté dans la même mesure. Il en est de même des machines et de tout le capital flxe.
CHAP. XIV. - FACTEURS ANTAGONISTES 2b7
L'évolution qui pousse à l'augmentation du capital constant par rapport au capital variable tend à faire baisser, par la productivité croissante du travail, la valeur des élements qui le constituent et à empêcher que sa valeur absolue augmente aussi rapidement que son importance matérielle. Il peut même arriver que la masse des éléments du capital constant s'accroisse alors que sa valeur reste invariable ou même diminue.
La dépréciation des éléments matériels du capitàl sous l'action du développement de l'industrie est également un des facteurs qui agissent sans cesse pour contrarier la baisse du taux du profit, bien qu'elle puisse aussi diminuer dans certaines circonstances la niasse de profit, notamment lorsqu'elle a pour effet de réduire l'importance'du capital engagé. Une fois de plus nous constatons que les mêmes causes provoquent et enraient la baisse du taux du profit.
IV. La surpopulation relative
La formation d'une surpopulation relative est activée par le développement de la productivité du travail et la baisse du taux du profit qui le caractérise. Elle est cause que dans nombre de branches de production le travail reste plus ou moins subordonné au capital et que cette subordination persiste plus longtemps que ne le comporte, à première vue, le degré général du développement; il en est ainsi à cause de l'avilissement du prix et de l'augmentation croissante de la force de travail disponible ainsi que de la résistance qu'opposent certaines branches de production a la substitution des machines au travail manuel.
Mais, d'autre part, cette surpopulation relative devenue inoccupée à cause de la prépondérance prise par le capital constant dans certaines branches de production, pousse à la création de nouvelles industries, surtout dans le domaine de la consommation de luxe. Dans les deux cas, le capital variable constitue une partie considérable du capital total et le salaire reste au-dessous de la moyenn e, de sorte que
1
258 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
dans ces branches de production la plus-value est exceptionnellement élevée comme taux et comme quantité. Comme le taux général du profit résulte du nivellement des taux de profit dans les différentes industries, nous constatons de nouveau que la cause qui provoque la tendance a la baisse du taux du profit paralyse en même temps son effet.
V. Le commerce international.
Le commerce international, en diminuant le prix des éléments du capital constant et des aliments pour lesquels est dépensé le capital variable, fait hausser à la fois le taux de la plus-value et le taux du profit. D'autre part, en poussant à l'agrandissement de l'échelle de la production, en accélérant l'accumulation, il provoque une diminution de l'importance du capital variable par rapport au capital constant et par conséquent la baisse du taux du profit. De même, le commerce international qui était un facteur de la production capitaliste lorsqu'elle commençait à se développer, en devient un produit dès qu'un marché international est indispensable pour l'écoulement des marchandises. (Cet aspect double du commerce international a complètement échappé à Ricardo).
Ici se pose une question qui à proprement parler sort du cadre de nos recherches : Le taux de profit plus élevé que réalisentles capitaux engagés dans le commerce international et surtout dans le commerce colonial, a-t-il pour conséquence l'augmentation du taux général du profit?
Le commerce international rapporte un profit~ dont le taux est plus élevé parce qu'il offre des marchandises a des'pays moins avancés au point de vue des procédés de fabrication et qu'il peut, tout en les leur cédant à un prix inférieur au leur, les vendre au-dessus de leur valeur. Le travail des pays avancés compte dans ce cas comme travail d'un poids spécifique plus élévé et est porté en compte comme travail de qualité supérieure, bien qu'il ne soit pas
CHAP. XIV. - FACTEURS ANTAGONISTES 2'.59
payé comme tel ; d'où nécessairement une hausse du taux du profit. Ce qui n'empêche pas que le produit soit fourni ai, pays dans lequel on l'exporte à un prix moins élevé que celui auquel ce dernier pourrait le produire, la quantité de travail qui y est incorporé par le pays exportateur étant beaucoup Moindre que celle que le pays moins avancé devrait y consacrer; de même un fabricant qui applique une nouvelle invention avant qu'elle soit généralisée, peut profiter de la productivité spécifique plus élevée du travail qu'il met en ceuvre et réaliser un surprofit en vendant ses marchandises moins cher que ses concurrents, bien qu'à un prix qui en dépasse notablement la valeur.
D'autre part, les capitaux engagés dans les colonies rapportent des profits d'un taux plus élevé, parce que telle est la règle dans les pays peu avancés au point de vue économique, où l'on fait travailler des esclaves et des coolies et où l'on exploite le travail avec plus d'âpreté. A moins que des monopoles ne fassent sentir leur influence, rien ne s'oppose sous un régime de libre concurrence à ce que ces taux plus élevés contribuent à une majoration du tauxgénérat du prorit (1). Cependant Ricardo n'est pas de cet avis. D'après lui l'argent des marchandises vendues aux pays étrangers sert à importer des marchandises provenant de ces pays et qui, vendues dans les pays qui les importent, rapportent tout au plus un bénéfice exceptionnel et passager aux producteurs qui ont été les points de départ de l'échange. L'erreur de Ricardo apparait dès qu'on fait abstraction de la monnaie. Le pays qui expédie aux colonies échange moins de travail contre plus de travail, bien que la différence, comme dans tout échange e4tre le capital et le travail, ne profite qu'à une classe. Mais le taux du profit est plus élevé dans les colonies, ce qui, dans des conditions
(1) Dans le passage suivant où il vise surtout A. Smith, Ricardo a tort : " Nous ne différons qu'en ceci : ils prétendent que la hausse générale des profits doit en amener l'égalité ; et moi, je soutiens que les profits de la branche de commerce favorisée doivent retomber promptement au niveau général ". Ricardo, Œuvres complètes, p. 101. Edit. Guillaumin, 1847.
260 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA. BAISSE DU TAUX DU PROFIT
naturelles défavorables, correspond à une dépréciation d e la valeur des marchandises ; par conséquent s'il y a compensation, elle n'a pas lieu au niveau primitif, comme le croit Ricardo.
D'un côté, le commerce international développe la production capitaliste et, par conséquent, la diminution du capital variable par rapport au capital constant ; d'autre part, en exagérant les besoins de l'étranger, il provoque la surproduction et entraine ainsi à -la longue un effet oppose.
Nous voyous donc qu'en général les causes qui déterminent la baisse du taux général du profit mettent en jeu des facteurs antagonistes, qui retardent, ralentissent etparalysent en partie cette chute, qui ne suppriment pas la loi, mais en affaiblissent l'action, si bien que celle-ci ne frappe les yeux que dans des circonstances spéciales et lorsqu'on l'observe pendant une période de longue durée.
Avant d'aller plus loin et afin d'éviter tout malentendu, nous énoncerons de nouveau deux principes que nous avons déjà mis en évidence à plusieurs reprises :
Primo. - Le même procès, qui au cours du développement de la production capitaliste détermine la baisse des prix des marchandises, entraine la modification de la coinposition organique du capital productif de la société et, par conséquent, la baisse du taux du profit. La diminution du coût relatif de chaque marchandise, même en y comprenant l'usure de l'outillage, ne doit donc pas être identifiée avec l'augmentation dela valeur du capital constant par rapport à celle du capital variable, bien que toute diminution du coût relatif du capital constant, l'importance de ses éléments matériels restant invariable ou augmentant, entraine la baisse du taux du profit, c'est-à-dire une diminution de lavaleur du capital constant par rapport à celle du capital variable.
Secundo. -- De ce que le travail vivant contenu dans les différentes marchandises représentant le produit du capital diminue de plus en plus par rapport aux matières et aux moyens de production qui y sont incorporés, il ne résulte
CHAP. XIV. - FACTEURS ANTAGONISTES 261
nullement que le travail non payé qu'elles contiennent diminue relativement au travail payé. Le contraire est vrai; la partie non payée augmente par rapport à la partie payée, par suite de la diminution soit absolue, soit relative de cette dernière, par suite de l'accroissement de la plus-value absolue ou relative. A la tendance à la baisse du taux du profit se rattache une tendance à la hausse du taux de la plus-value, c'est à-dire du degré d'exploitation du travail. Rien de plus absurde donc que d'expliquer la baisse du taux du profit par une hausse du taux des salaires, bien que le fait puisse se présenter exceptionnellement. La statistique ne parvient à analyser d'une manière intelligente les salaires aux différentes époques et dans les différents pays que si elle part d'une saine compréhension des rapports qui déterminent le taux du profit. Celui-ci baisse, non parce que le travail devient moins productif, mais parce que sa productivité au~mente ; la baisse du taux de la plus-value et celle du
n
taux du profit ne sont que des expressions capitalistes de l'accroissement de la productivité du travail.
VI. L'accroissement du capital par actions.
Aux cinq facteurs dont nous venons d'analyser l'influence, il convient d'ajouter le suivant sur lequel nous ne nous appesantirons guère pour le moment. A mesure que la production capitaliste et l'accumulation du capital se développent, une partie de ce dernier n'est utilisée que pour produire des intérêts ; non pas des intérêts comme ceux qui accompagnent les prêts d'argent et qui n'ont rien à voir avec le taux général du profit, qui part de l'expression : intérêt -~- profits de tolite nature -+- rente ; mais des dividendes comme ceux qu'abandonnent, déduction faite de tous les frais, grands et petits, les capitaux engagés dans les grandes entreprises industrielles, telles que les chemins de fer, etc. Bien que ces capitaux ne contri
262 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PRoprr
buent pas à l'égalisation des taux de profit, puisqu'ils donnent un profit inférieur ;î la moyenne, on peut cependant les faire entrer théoriquement en ligne de compte pour le calcul du taux général. Celui-ci, devient alors plus petit que celui qui existe en apparence et qui attire les capitalistes, car c'est précisément dans ces entreprises que le capital constant est le plus grand par rapport au capital variable.
CHAPITRE XV
LE DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS IMMANENTES DE LA LOI
1. Considérations générales
Nous avons vu, dans la première partie de ce volume, que le taux du profit est toujours inférieur à celui de la plus-value et nous venons d'exposer que même l'accroissement du taux de la plus-value a une tendance à se traduire par une baisse du taux du profit. Les deux taux ne sont égaux que dans le seul cas où c est égal à zéro, c'est-à-dire lorsque le capital est exclusivement avancé pour le salaire. La baisse du taux du profit n'est accompagnée d'une baisse du taux de la plus-value que lorsque le rapport entre la valeur du capital constant et la quantité de force de travail reste invariable ou que cette dernière augmente par rapport à la première. Si Ricardo confond le taux du profit avec le taux de la plus-value, c'est parce qu'il assigne une grandeur constante à la journée de travail, qu'elle soit intensive ou extensive.
La baisse du taux du profit et l'accélération de l'accumulation sont des manifestations d'un même phénomène, puisqu'elles expriment l'une et l'autre le développement de la productivité. L'accumulation accentue la baisse du taux du profit, parce qu'elle détermine la concentration des travaux et une composition supérieure du capital. A son tour, la baisse du taux du profit active la concentration et la centralisation du capital parce qu'elle pousse à la mise hors combat des petits capitalistes et à l'expropriation
264 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
des derniers survivants de la production directe, accélérant ainsi l'accumulation en tant que masse, la faisant tomber en tant que taux.
Cependant la plus-value étant le but de la production capitaliste, la baisse du taux du proet ralentit la formation de capitaux nouveaux et favorise la surproduction, la spéculation, les crises, la surabondance de capital et la surpopulation. Aussi les économistes comme Ricardo, qui considèreni la production capitaliste comme une forme définitive, constatent- ils qu'elle se crée elle-même ses limites et attribuent-ils cette conséquence, non pas à la production, mais à la Nature (dans la théorie de la rente). Ce qui les épouvante surtout dans la baisse du taux du profit, c'est le sentiment que le régime capitaliste rencontre
1
dans le développement des forces productives, des bornes qui n'ont rien à voir avec la production de la richesse en elle-même, des limites qui établissent le caractère historique, passager, du mode capitaliste et montrent qu'à un moment donné il doit forcément se trouver en conflit avec les conditions mêmes de son développement.
Il est vrai que Ricardo et son école ne considèrent que le profit industriel (qui comprend l'intérêt). Mais le taux de la rente foncière a également une tendance à baisser bien qu'il puisse augmenter relativement au taux du profit industriel et que la rente puisse s'accroitre d'une manière absolue (Voir Ed. West, qui avant Ricardo a développé la loi de la rente foncière). Considérons le capital total C de la société et appelons pl le profit industriel, déduction faite de l'intérêt et de la rente foncière, i l'intérêt et r la rente foncière. Nous avons:
Pl P P, + i + r Pl 1 . r
c c G
Nous avons vu que si le développement de la prbduction
capitaliste a pour effet de faire augmenter pl, la masse de
1
plus-value, il n'en est pas de même de L , qui décroit
CI
CHA P. XV. - DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS DE LA LOI 265
d'une manière continue, parce que C augmente plus rapi
dement quepl. Il n'y a donc aucune contradiction à ce que
pl, i et r augmentent sans cesse l'un indépendamment de
l'autre, pendant que J~l P Pl '* et " diminuent de
c ~ c 1 c T c
même continuellement, ni à ce que pl augmente par rap
port à î, ou P par rapport à pl, ou P par rapport à pl et i.
Lorsque la plus-value ou le profit (pl ~ p) augmente pen
dant que le taux du profit ~~l = ~- baisse, les valeurs depl,
c c
pl, i et r peuvent se modifier l'une par rapport à l'autre, sans
que les grandeurs depl et de pl ensoient affectées. Les va
c
riations réciproques de pl, i et r expriment simplement que
pl se répartit de différentes manières entre le profit, l'in
P,
térêt et la rente. Les rapports c , c et c peuvent augmen
ter l'un par rapport à l'autre pendant que pl , le taux ge
néral du profit, baisse, pourvu que leur somme reste égale
pl
a - . Le taux de la plus-value étant de 100 p~ c., suppo
c
sons qu'une modification de la composition du capital,
de (50e -]- 50v) devenant (75e + 25,), entraine une chute
du taux du profit, tombant de 50 0/0 à 25 0/,. Avec la
première composition, un capital de 1000 fournira 500 de
profit, tandis qu'avec la seconde un capital de 4000
n'en donnera que 1000 ; pl ou p aura doublé, alors que
p'scra réduit de moitié. En supposant que dans le pre
mier cas, les 50 0/0 se soient divisés en 20 de profit,
10 d'intérêt et 20 de rente, c'est-à-dire que l'on ait
pl
eu CI = 20 0/01 c 10 0/0, c == 20 0/,, on obtiendra dans
le second (la répartition restant la même) : =- 10 0/0,
c
=: 5 0/0, " = 10 0/0. Il est certain que si la répartition
donnait P' == 8 0/0 et - == 4 0/0, on aurait r = 13 0/0 ; la
'266 TROISIÈME PARTIE, - LOI DE LA BAISSE Du TAUX DU PROFIT
grandeur de r se serait accrue par rapport à ~), et j, mais serait resté constant.
L'hypothèse de Ricardo qu'à l'origine le profit industriel (plus l'intérêt) absorbe toute la Plus-value, est fausse historiquement et logiquement. Ce n'est que lorsque la production capitaliste a atteint un certain développement que le profit tout entier afflue d'abord aux capitalistes, industriels et commerçants, pour être reparti, et que la rente se ramène à ce qui reste après déduction du profit. Cette base capitaliste étant établie, la rente, qui est une partie du profit (c'est-à-dire de la plus-value, du produit du capital total) et non une partie du produit que le capitaliste empoche, recommence à croltre.
Les moyens de production, c'est-à-dire une accumulation suffisante de capital, étant donnés, la formation de la plus-value n'a d'autre borne que la population ouvrière, si le degré d'exploitation du travail est déterminé, et que le degré d'exploitation du travail, si la population ouvrière est donnée. L'obtention de cette plus-value, qui est le but et le motif de l'organisation capitaliste, constitue le procès immédiat de production. Dès que tout le surtravail qu'il est possible d'extorquer est matérialisé sous forme de marchandise, la plus-value est produite. Mais à ce moment le premier acte seulement du procès de production capitaliste, la production proprement dite, est terminé, et le second acte doit commencer. Les marchandises produites, qu'elles incorporent le capital constant et le capital variable ou qu'elles représentent la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente est impossible, ou si elle ne peut être faite qu'en partie, ou encore si elle a lien à des prix au-dessous des coûts de production, l'exploitation de l'ouvrier, qui existe en tout cas, est sans profit pour le capitaliste; la plus-value extorquée n'est pas réalisée ou n'est réalisée qu'en partie ; peut-être même le capital est-il partiellement ou totalement perdu.
Les conditions de l'exploitation du travail et de sa mise en valeur ne sont pas les mêmes et elles diffèrent, non
CHAP. XV. - DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS DE LA LOI 67
seulement au point de vue du temps et du lieu, mais en elles-mêmes. Les unes sont bornées exclusivement par la force productive de la société, les autres par l'importance relative des diverses branebes de production et la puissance de consommation de la masse. Quant à cette dernière, elle dépend non de ce que la société peut prodaire et consommer, mais de la distribution de la richesse, (lui a une tendance à ramener à un minimum, variable entre des bornes plus ou moins étroites, la consommation de la grande masse -, elle est limitée en outre par le besoin d'accumulation, d'agrandissement du capital et d'ül)t(~tition de quantités de plus en plus fortes de plus-value. Elle obéit ainsi à une loi qui trouve son origine dans ies révolutions incessantes des méthodes de produire et la, dépréciation constante du capital qui en est la conséq iience, dans la concurrence générale et la nécessité, da ns un but de conservation et sous peine de ruine, de perfectionner et d'étendre sans cesse la production. Aussi la société capitaliste doit-elle agrandir continuellement ses débouchés et donner de plus en plus aux conditions (lui déterminent et règlent le marché, les apparences d'une loi naturelle indépendante des producteurs et échappant au contrôle, afin de rendre moins apparente la contradiction immanente qui la caractérise. Seulement plus la, puissance productive se développe, plus elle rencontre comme obstacle la base trop étroite de la consommation, bien qu'au point de vue de cette dernière, il n'y ait aucune contradiction dans la coexistence d'une surabondance de capital avec une surabondance croissante de population. Car il suffirait d'occuper l'excès -de population par l'excès de capital pour augmenter la masse de plus-value ; mais dans la même mesure s'accentuerait le conflit entre les conditions dans lesquelles la plus-value est produite et réalisée.
Pour un taux déterminé, la masse du profit dépend de la grandeur du capital. L'accumulation est la fraction de cette masse qui est convertie en capital; elle est égale,
268 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
par conséquent, au profit moins le revenu et elle dépend non seulement de la valeur absolue du profit, mais des prix des marchandises que le capitaliste achète, soit pour sa consommation personnelle, soit pour son capital cons
tant (nous supposons que le salaire reste invariable).
La quantité de capital que fouvrier met en œuvre et
dont il conserve la val ' eur en la transformant en produit,
diffère absolument de la valeur qu'il y ajoute. Si ce capital
est, par exemple, égal à 1000 et si le travail y ajoute 100,
le capital reproduit a une valeur de 1100 ; si le capital est
de 100 et si le travail y ajoute 20, le capital reproduit est
de 120. Dans le premier cas le taux du profit est de 10,0/0,
dans le second il est de 20 0/,, et, pourtant, des 100 ajou
tés dans le premier cas, on peut accumuler davantage que
des 20 du second cas. Abstraction faite de la dépréciation
résultant du progrès de la force productive, le potentiel
d'accumulation du capital est donc en raison de l'élan que
celui-ci possède déjà et non cri raison du taux du profit. Un
faux élevé du profit marche de pair avec un taux élevé
de la plus-value, lorsque la journée de travail bien que
peu productive est très longue, lorsque les besoins des
ouvriers sont très modestes et par suite le salaire très bas.
Le capital s'accumule alors lentement, malgré le taux
élevé du profit; la population est stagnante et le temps
de travail que coûte le produit est considérable bien que le salaire soit peu élevé.
Le taux du profit baisse, non parce que l'ouvrier est moins exploité, mais parce que moins de travail est mis en oeuvre par un capital déterminé.
La baisse du taux du profit marchant parallèlement à une augmentation de la masse du profit, une quantité plus grande du produit annuel du travail est appropriée par le capitaliste comme capital (pour renouveler le capital consommé) et une partie relativement plus petite comme profit. D'où cette fantaisie du pasteur Chalmers, que moins est considérable la partie du produit annuel que les capitalistes dépensent comme capital, plus est grande la quantité de profit
CHAP. XV. - DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS DE LA L01 269
qu'ils empochent, opération pour laquelle ils sont, il est vrai , assurés du concours des églises d'Etat, qui s'entendent à merveille à consommer et non capitaliser une grande partie du surproduit. Le pasteur confond la cause et l'effet. Même lorsqu'il diminue comme taux, le profit augmente comme masse, à mesure que le capital avancé devientplus considérable. Mais il faut pour cela, d'abord la concentration du capital et par conséquent l'engloutissement des petits capitalistes par les grands ; ensuite la séparation des producteurs des conditions du travail, l'intervention personnelle dans la production, assez importante chez les petits capitalistes, s'effaçant d'autant plus chez les grands que la masse de capital qu'ils engagent devient plus considérable. C'est cette séparation qui engendre la notion dur capital et qui, point de départ de l'accumulation (vol. 1, chap. XIV), continuera à se manifester dans la concentration des capitaux jusqu'au moment où leur accumulation aux mains de quelques-uns aboutira à l'expropriation, c'està-dire la décapitalisation. Cette suite logique des choses aurait vite fait de déterminer l'effondrement de la production capitaliste, si d'autres facteurs n'opposaient leur effort centrifuge (décentralisateur) à sa tendance centri
Zn
pète.
IL Le conflit entrè l'extension de la production et la mise en Naleur
Le développement de la productivité sociale du travail se manifeste de deux manières : d'une part les forces productives (valeur et masse des éléments de ' la production et grandeur absolue du capital accumulé) deviennent plus considérables, d'autre part le salaire diminue d'importance par rapport au capital total, c'est-à-dire la quantité de travail vivant nécessaire pour reproduire et mettre en valeur un capital déterminé devient de plus en plus petite. Ces ,conséquences impliquent en même temps la concentration du capital.
En ce qui concerne spécialement la force de travail,
270 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
l'action de l'extension de la production s'affirme également sous un double aspect : elle pousse à l'accroissement du surtravail, c'est-à-dire à la diminution du temps indispensable à la reproduction de:la force de travail ; elle restreint le nombre d'ouvriers nécessaires pour mettre cri mouvement un capital déterminé. Non seulement ces deux effets se font sentir simultanément, mais l'un détermine l'autre : ce sont les manifestations d'une même loi, ce qui n'empêche qu'ils agissent en sens inverse sur le taux du profit. En effet, celui-ci est exprimé par Pl = plus-value
1 C capital total
expression dans laquelle le numérateur dépend du taux de la plus-value et de la quantité de travail mise en œuvre, c'est-à-dire de l'importance du capital variable. Or, l'nu de ces facteurs, le taux de la plus-value, augmente tandis que l'autre, le nombre d'ouvriers, diminue (en valeur absolue ou en valeur relative), car d'une part le développement de la productivité diminue la partie payée du travail mis eu oeuvre, et d'autre part elle restreint la quantité de travail qui est appliquée par un capital déterminé. Même s'ils pouvaient vivre d'air et par conséquent s'ils ne devalent rien produire pour eux-mêmes, deux ouvriers en travaillant 12 heures parjour ne fourniraient pas autant de plus-value que vingt-quatre ouvriers dont le travail quotidien ne serait que de 2 heures. Il existe une limite infranchissable, au-delà de laquelle il est impossible de poursuivre la réduction du nombre de travailleurs en aug mentant le degré d'exploitation du travail; la baisse du taux du profit peut être contrariée, mais non supprimée.
Le développement de la production capitaliste provoque donc la baisse du taux du profit, mais comme il a pour effet la mise en oeuvre de capitaux de plus en plus considérables, il augmente la masse de profit ; quant à l'accroissement du capital, il dépend à la fois de sa masse et du taux du profit. Directement l'accroisse ni ent de la productivité (qui ne va pas sans une dépréciation du capital constant) ne peut augmenter la valeur du capital que si, par la hausse du taux
CIIAP. XV. - DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS DE LA LOI 271
du profit, elle donne plus de valeur à, la partie du produit annuel qui est reconvertie en capital ; ce qui, en considérant la puissance de production du travail (qui n'a directement rien à faire avec la valeur du capital existant) ne peut arriver que pour autant qu'il y ait augmentation de la plusvalue relative ou diminution de la valeur du capital constaii t, e 1 est-à-dire dépréciation des marchandises nécessaires à la reproduction de la force du travail ou du capital coustan L > Dans les deux cas, il y a diminution de valeur du capital existant et réduction du capital variable par rapport au capital constant, résultats qui ont pour conséquence, d'une part de faire tomber le taux du profit, d'autre part d'en ralentir la chute. En outre, toute hausse du taux du profit, par le fait qu'elle augmente la demande de bras, pousse au développement de la population -ouvrière, c'est-à-dire de la matière exploitable sans laquelle le capital n'est pas capital.
Indirectement le progrès de la productivité du travail pousse à l'augmentation de la valeur du capital existant, car il multiplie la niasse et la diversité des valeurs d'usage qui correspondent à une même valeur d'échange et qui fournissent la matière du capital, c'est-à-dire les objets qui constituent directement le capital constant et indirectement le capital variable. Un même capital mis en oeuvre par une même quantité de travail crée, sans que leur valeur d'échange augme4te, plus d'objets convertibles en capital et augmente ainsi la masse des produits capables de s'incorporer du travail, de fournir de la plus-value et d'être le point de départ d'une extension du capital. La masse de travail que le capital peut mettre en oeuvre dépend, non de sa valeur, mais de la quantité de matières premières et auiiliaires, de machines et d'aliments qu'it représente. Si cette quantité s*accroit, et si en même temps augmente la niasse de travail et de surtravail qui lui est appliquée, il y a extension de la valeur du capital reproduit et du capital nouveau qui y est ajouté.
Il importe de ne pas considércr, comme le fait Ricardo,
272 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
les deux facteurs de l'accumulation, l'un indépendamment de l'autre ; ils impliquent une contradiction, qui se traduit par des tendances et des phénomènes opposés se manifestant simultanément. Pendant que l'augmentation du capital pousse à l'augmentation effective de la population ouvrière, d'autres facteurs interviennent pour ne créer qu'une surpopulation simplement relative. La baisse du taux du profit est concomitante d'un accroissement de la niasse des capitaux et d'une dépréciation des capitaux existants, qui agissent pour l'enrayer et activer l'aqcumulation. Enfin le progrès de la productivité ne va pas sans un relèvement de la composition du capital, c'est-à-dire d'une diminution de la partie variable relativement à la partie constante.
L'action de ces influences contradictoires se manifeste tantôt dans l'espace, tantôt dans le temps et s'affirme périodiquement par des crises, qui sont des irruptions violentes après lesquelles l'équilibre se rétablit momentanément. En ternies généraux elle peut être exposée comme suit : La production capitaliste est caractérisée par sa tendance au développement absolu des forces productives, sans
.préoccupation ni de la valeur, ni de la plus-value, ni des conditions sociales au milieu desquelles elle fonctionne, bien qu'elle ait pour but et pour caractère spécifique la conservation et l'accroissement le plus rapide possible de la valeur-capital qui existe. Sa méthode comprend : la baisse du taux du profit, la dépréciation du capital existant et le développement des forces productives du travail aux dépens de celles qui fonctionnent déjà.
La dépréciation périodique du capital existant, qui est un moyen immanent de la production capitaliste pour retarder la baisse du taux du profit et accélérer l'accumulation grâce à la formation de capital nouveau, trouble les procès de circulation et de reproduction, et détermine des arrêts subits et des crises de la production. Le recul du capital variable relativement au capital constant, qui accompagne le développement des forces productives, stimule l'accrois
CHAP. XV. - DÉYELOPPEMEW DES CONTRADICTIONS DE LA LOI 273
sement de la population ouvrière et la formation d'une surpopulation artificielle. Quant à la baisse du taux du profit, elle ralentit. l'accumulation du capital en tant que valeur pendant qu'elle multiplie les valeurs d'usage, effet dont le contre-coup se manifeste bientôt par une reprise de l'accumulation de valeur-capital. Sans cesse la production capitaliste s'efforce de vaincre ces entraves qui lui sont inhérentes et elle ne parvient à les surnionter (lue par des moyens qui les font réapparaitre et les renforcent.
C'est le capital lui-Wme qui fixe une borne à la production capitaliste, parce qu'il est le point de départ et le point d'arrivée, la raison et le but-de la production et qu'il veut qu'on produise exclusivement pour lui, alors que les moyei~s de production devraient servir à une extension continue de la vie sociale. Cette borne, qui limite le champ dans lequel la valeur-capital peut être conservée et mise en valeur par l'expropriation et l'appauvrissement de la masse des producteurs, se dresse continuellement contre les méthodes auxquelles le capital a recours pour augmenter la production et développer ses forces productives. Si bistoriquement la production capitaliste est un moyen pour développer la force productive matérielle et créer un marché mondial, elle est néanmoins en conflit continuel avec les conditions sociales et productives que cette mission historique comporte.
Ili. Pléthore de capital et surpopulation.
A mesure que diminue le taux du profit, augmente le minimum de, capital nécessaire pour la mise en oeuvre productive du travail, pour l'exploitation de celui-ci dans des conditions telles que le temps qu'il exige pour produire la marchandise ne dépasse pas celui qui est socialement nécessaire. En même temps s'accentue la concentration, l'accumulation se réalisant plus rapidement, du moins dans une certaine 1 imite, par de grands capitaux opérant à un petit taux de profit que par de petits capitaux fonc
2~4 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
tionnant à un taux élevé, et cette extension de la concentration provoque, à son tour, dès qu'elle a atteint une certaine importance, une nouvelle baisse du taux du profit. Les petits capitamc sont ainsi entrainés dans la voie des aventures, de la spécalation, des expédients du crédit, des trues financiers et finalement des crises. Quand ou dit qu'il y a pléthore de capitaux, Éexpression ne s'applique qu'aux capitaux qui sont incapables d'équilibrer par leur masse la baisse du taux du profit - ce sont toujours des capitaux nouvellement formés - ou que leurs possesseurs, inaptes à les faire valoir eux-mêmes, mettent par le crédit à la disposition des grandes entreprises. Cette pléthore nait des mêmes circotistances que la surpopulation relative et figure parmi les phénomènes qui accompagnent cette dernière, bien que ces surabondances de capital inutilisable et de population ouvrière inoccupée se manifestent aux pôles opposés du procès de production.
La surproduction de capital, qu'il ne faut pas confondre avec la surprod notion de marchandise -bien que celle-là D'aille jamais sans celle-ci - revient donc simplement à une suraccumulation, et pour se rendre compte de ce qu'elle est (plus loin nous l'examinerons de plus près) il suffit de la supposer absolue et de se demander dans quelles circoDstances la surproduction de capital peut se manifester dans toutes les branches de l'activité burnaine.
Il y aurait surproduction absolue si la production capitaliste, qui a pour but la mise en valeur du capital, c'està-dire l'appropriation du surtravail, la production de la plus-value et la récolte du profit, cessait d'exiger du capital supplémentaire. Il y aurait donc surproduction si le capital avait pris, relativement à la population ouvrière, une importtince telle qu'il y aurait impossibilité d'augmenter le temps absolu de travail ou la partie de la journée représentant le surtravail (cette dernière éventualité n'est pas à erivisager puisque la demande de travail serait très forte et qu'il y aurait tendance à une hausse des salaires) ; ce qui aboutirait à cette situation que le capital
CHAP- XY. - DÉVELOI"PEMYLNr DES CONThADICT10NS DE LA LOI 275
accru C --~. à C ne produirait pas plus ou produirait même moins de profit que le capital primitif C. Dans les deux cas, il y aurait une baisse considérable et subite du taux général du profit, due à la modification de la composition du capital et résultant non du développement de la productivité, mais de l'accroissement de la valeur monétaire du capital variable (les salaires ayant haussé) et de la diminution du surtravail par rapport au travail nécessaire.
En pratique, les choses se passeraient de telle sorte qu'une partie du capital resterait entièrement on partiellement inoccupée et que sous la pression de celle-ci l'autre partie serait mise en valeur à un taux de profit réduit. Peu importe qu'une partie du capital supplémentaire vienne, on non se substituer à une partie égale du capital en fonction ; on aurait toujours d'un côté un capital donné en activité et de l'autre un capital donné, supplémentaire. La baisse du taux du profit serait accompagnée d'une diminution de la masse du profit, car selon notre hypothèse la force de travail employée ainsi que le taux et la masse de la plus-value ne peuvent pas augmenter, et cette masse réduite du profit devrait être rapportée à un capital total agrandi. Même si le capital en fonction continuait à rapporter du profit à l'ancien taux et si par conséquent la masse de profit restait invariable, il faudrait rapporter cette dernière à un capital total agrandi, ce qui impliquerait la baisse du taux du profit. Lorsqu'un capital de 1000 rapportant 100 de profit est porté à 1500 rapportant également U0, le taux du- profit tombe de 100 à 66 2/3 par 1000, ce qui revient à dire qu'un capital de 1000, dans les nouvelles circonstances, ne donne pas plus de profit qu'un capital de 666 2/3 engagé dans les conditions primitives.
Il est clair que cette dépréciation effective du capital ancien de même que cette entrée en fonction du capital supplémentaire âC ne se feraient pas sans lutte, bien que ce ne soit pas celle-ci qui donne lieu à la baisse du taux du profit et que ce soient au contraire la baisse du taux du profit et la surproduction de capital qui provoquent la concurrence.
276 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX.-DU PROFIT
La partie de AC se trouvant entre les mains des anciens capitalistes serait laissée inoccupée par ceux-ci, afin d'éviter la dépréciation de leur capital original et son éloignement de la production. Peut-être aussi l'appliqueraient-ils même avec une perte momentanée, afin de contraindre leurs concurrents et les nouveaux capitalistes à laisser leurs capitaux inoccupés. Quant aux nouveaux capitalistes détenant l'autre partie de âC, ils chercheraient à prendre place aux dépens des anciens, en s'eflor~ant de substituer leur capital à une partie de celui de ceux-ci.
Dans tous les cas, il y aurait immobilisation d'une partie du capital ancie~, qui ne pourrait plus fonctionner comme capital et s'engrosser de plus-value. L*importance de cette partie résulterait de l'énergie de la concurrence. Nous avons vu, cri étudiant le taux général du profit, que tant que les affaires marchent bien, la concurrence fait les parts d'une manière fraternelle, en les proportionnant aux sommes risquées. Mais lorsqu'il s'agit de se partager non plus des bénéfices mais des pertes, chacun cherche à ramener sa part au minimum et à grossir le plus possible celle des autres. La force et la ruse entrent en jeu et la concurrence devient une lutte entre des frères ennemis. L'antagonisme entre les intérêts de chaque capitaliste et de la classe capitaliste s'affirme alors de même que précédemment la concordance de ces intérêts était pratiquement réalisée par la concurrence.
Comment ce conflit s'appaisera-t-il et comment les conditions favorables au mouvement " sain " de la production capitaliste se rétabliront- elles? Une partie du capital - de l'importance de tout on d'une partie de AC - sera immobilisée ou même détruite jusqu'à un certain point. La répartition des pertes ne se fera pas d'une manière égale entre tous les capitalistes, mais résultera d'une lutte dans laquelle chacun fera valoir ses avantages particuliers et sa, situation acquise, de sorte que d'un côté il y aura un capital immobilisé, de l'autre un capital détruit, d'un autre côté encore un capital déprécié. Pour rétablir l'équilibre,
OFIAP. XV. - DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS DE LA LOI 277
il faudra condamner à l'immobilisation ou même à la destruction une quantité plus ou moins grande de capital. Des moyens de production, du capital fixe comme du capital circulant cesseront de fonctionner et des exploitations à peine créées seront supprimées ; car bien que le temps déprécie tous les moyens de production (excepté le sol), une interruption de fonctionnement les ruine davantage.
L'effet de la erise revêtira cependant son caractère le plus aigu pour les capitaux-valeurs. La partie de ceux-ci qui représente simplement des titres à une plus-value éventuelle, sera dépréciée dès que la baisse du revenu qui 'lui sert de base sera connue. Une partie de la monnaie d'or et d'argent sera inoccupée et ne foqetionnera plus comme capital. Des marchandises sur le marché subiront une dépréciation considérable - d'où une dépréciation du capital - pour terminer leur circulation et leur reproduction ; il en sera de même du capital fixe, et comme la reproduction ne peut se faire qu'à des conditions de prix déterminées, elle sera complètement désorganisée et jusqu'à un certain point paralysée. Ce trouble retentira sur le fonctionnement de l'instrument monétaire ; la chaîne des engagements pour les paiements aux différentes échéances sera brisée en mille endroits et le crédit sera ébranlé. Il y aura des crises violentes, des chutes de prix inattendues et une diminution effective de la reproduction.
D'autres facteurs entreront en même temps enjeu. Le ralentissement de la production condamnera, au chômage une partie de la population ouvrière et contraindra les ouvriers occupés à accepter une réduction de salaire même au-dessous de la moyenne. (Ce qui, pour le capital, aura le même résultat qu'une augmentation de la plus-vaitie absolue ou relative, sans augmentation de salaire.) Ce résultat se manifestera avec d'autant plus d'intensité que la période de prospérité avait augmenté la matrimonialité et diminué la mortalité. (Ce qui, sans accroître la population effectivenient occupée - bien que cette augmentation puisse avoir lieu - aurait le même effet, au point de vue des relations
278 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
entre travailleurs et capitalistes, qu'une extension du nombre d'ouvriers mis a l'œuvre). D'autre part, la baisse des prix agissant en même temps que la concurrence poussera chaque capitaliste à appliquer de nouvelles machines, des méthodes perfectionnées et des combinaisons plus efficaces pour réaliser une production supérieure à la production moyenne, c'est-à-dire augmenter la productivité du travail, réduire le capital variable relativement au capital constant, en un mot déterminer en supprimant des ouvriers une surpopulation artificielle. Mais bientôt la dépréciation des éléments du capital constant interviendra pour provoquer une hausse du taux du profit, car, à, la faveur de sa diminution de valeur, la masse de ce capital ne tardera pas à s'accroitre par rapport au capital variable. Le ralentissement de la production aura préparé son épanouissement ultérieur (toujours dans le cadre capitaliste) et le capital, un certain temps déprécié par l'arrêt de son fonctionnement, reprendra son ancienne valeur. Le même cercle vicieux recommencera donc, mais avec des moyens de production plus considérables, un marché plus étendu, une force de production plus importante.
Même dans l'hypothèse poussée à l'extrême que nous venons d'examiner, la surproduction absolue de capital n'est pas une surproduction absolue de moyens de production. Elle n'est qu'une surproduction des moyens de production fonctionnant comme capilal, devant produire une valeur supplémentaire proportionnelle à leur augmentation en quantité. Et cependant elle est une suproduction, parce que le eapital est devenu incapable d'exploiter le travail au degré qu'exige le développement " sain " et " normal " de la production capitaliste, qui veut tout au -moins que la masse de profit augmente proportionnellement à la masse de capital et n'admet pas que le taux du profit baisse dans la même mesure ou plus rapidement qu'augmente le capital.
La surproduction de capital n'est jamais qu'une surproduction de moyens de travail et d'existence pouvant être
CHAP. XV. - DÉVELOPPEMENT DE, C0,~TRADICTIONS DI' LA LOI '2î')
appliqués, à l'exploitation des travailleurs à un degré déterminé, le recul de l'exploitation au-dessous d'un niveau donné devant provoquer des troubles, des arrêts de production, des crises et des pertes de capital. Il n'y a rien de contradictoire à ce que eette surproduction de capital soit accompagnée d'une surpopulation relative plus ou moins considérable. Car, les circonstances qui accroissent la productivité du travail, augmentent les produits, étendentles débouchés, accélèrent l'accumulation comme masse et comme valeur et font tomber le taux du profit, sont aussi celles qui provoquent continuellement une surpopulation relative d'ouvriers, que le capital en excès ne peut pas occuper parce que le degré d'exploitation du travail auquel il serait possible de les employer n'est pas assez élevé ou que le taux du profit qu'ils rapporteraient pour une exploitation déterminée est trop bas.
Lorsqu'on envoie du capital à l'étranger, on le fait, non
parce qu'il est absolument impossible de Ve ' mployer dans
le pays, mais parce qu'on peut en obtenir un taux de profit
plus élevé. Ce capital est alors réellement superflu eu égard
à la population ouvrière occupée et au pays ; il existe par
conséquent à côté d'une population relativement en excès
et fournit un exemple de la coexistence et de l'action réci
proque des deux phénomènes de la surabondance de ca
pital et de la surabondance de population.
La baisse du taux du profit provoquée par l'accumulation engendre nécessairement la concurrence. Eu effet, si cette baisse est compensée par l'accroissement de la masse du proCit pour l'ensemble du capital social et pour les grands capitalistes complètement installés, il n'en est pas de même pour les capitaux nouveau-venus dans la production et qui doivent y conquérir leur place; pour ceux-ci la lutte s'impose, et c'est ainsi que la baisse du taux du profit appelle la concurrence entre les capitaux et non cette concurrence, la chute du taux du protit. Cette lutte est accompagnée d'une hausse passagère des salaires entra!nant une baisse passagère du taux du profit et elle se mani
280 TI>OlSli~~NIE PABTIE. - L(J r)II LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
feste par la surproduction de marchandises et l'encombrement du marché. Le capital poursuit, en effet, non la satisfaction des besoins, mais l'obtention d'un profit, et sa méthode consiste à régler la masse des produits d'après l'échelle de la production et non celle-ci d'après les produits qui devraient être obtenus ; il y a donc conflit perpétuel entre la consommation comprimée et la production tendant à franchir la limite assignée à cette dernière, et comme le capital consiste en marchandises, sa surproduction se ramène à une surproduction de marchandises. Un phénomène bizarre c'est que les mêmes économistes qui nient la possibilité d'une surproduction de marchandises admettent que le capital puisse exister en excès. Cependant quand ils disent qu'il n'y a pas de surproduction universelle, mais simplement une disproportion entre les diverses branches de production, ils affirment qu'en régime capitaliste la proportionnalité des diverses branches de production résulte continuellement de leur disproportion ; car pour eux la cohésion de la production tout entière s'impose aux ptoducteurs comme une loi aveugle, qu'ils ne peuvent vouloir, ni contrôler. Ce raisonnement implique, en outre, que les pays où le régime capitaliste n*est pas développé consomment et produisent dans la même mesure que les nations capitalistes. Dire que la surproduction est seulement relative est parfaitement exact. Mais tout le système capitaliste de production n'est qu'un système relatif, dont les limites ne sont absolues que pour autant que l'on considère le système en lui-même. Comment est-il possible que parfois des objets manquant incontestablement à la masse du peuple ne fassent l'objet d'aucune demande du marché, et comment se fait-il qu'il faille en même temps chercher des coinmandes au loin, s'adresser aux marchés étrangers pour pouvoir payer aux ouvriers du pays la moyenne des moyens d'existence indispensables ? Uniquemeut parce qu'en régime capitaliste le produit en excès revêt une forme telle que celui qui le possède ne peut le mettre à la
cH~p. YY'. - Dt-VELOPLIENIENT DES CONTRADICTIONS DE LA LOI 281
disposition du consommateur que lorsqu'il se reconvertit pour lui en capital. Enfin, lorsque l'on dît que les capitalistes n'ont qu'à échanger entre eux et consommer eux-mêmes leurs marchandises, on perd de vue le caractère essentiel de la production capitaliste, dont le but est la mise en valeur du capital et non la consommation. En resumé toutes les objections que l'on oppose aux phénomènes si tangibles cependant de la surproduction (phémonènes qui se déroulent malgré ces objections), reviennent à dire que les limites que l'on attribue à la production capitaliste n'étant pas des limites inhérentes à la production en général, ne sont pas non plus des limites de cette production spécifique que l'on appelle capitaliste. En raisonnant ainsi on oublie que la contradiction qui caractérise le mode capitaliste de production, réside surtout dans sa tendance à développer d'une manière absolue les forces productives, sans se préoccuper des conditions de production au milieu desquelles se meut et peut se mouvoir le capital.
On ne produit pas trop de moyens de subsistance eu égard à la population; on en produit au contraire trop peu pour la nourrir convenablement et humainement. De même on ne fabrique pas trop de moyens de production, étant donnée la partie de la population qui est capable de travailler. Une trop grande partie des hommes est amenée par les circonstances à exploiter le travail d'autrui ou à exécuter des travaux qui ne sont considérés comme tels que dans un système absolument misérable de production. En outre, les moyens de produire que l'on fabrique sont insuffisants pour que toute la population valide puisse être occupée dans les circonstances les plus fécondes au point de vue de la production et par conséquent les plus favorables à la réduction de la durée du travail.
Mais périodiquement on produit trop de moyens de travail et de subsistance pour que leur emploi à l'exploitation du travailleur puisse donner le taux de profit que l'on veut obtenir. On produit trop de marchandises pour que la valeur et la plus-value qu'elles contiennent puissent être
282 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
réalisées et reconstituées en capital, dans les conditions de répartition et de consommation inhérentes à la production' capitaliste, ou du moins parcourir ce cycle sans catastropbes continuelles. On peut donc dire que si la production de richesses n'est pas trop abondante, on produit périodiquement trop de richesses ayantla forme capitaliste avec les contradictions qui en. sont inséparables.
Les faits suivants assignent. une limite à la production capitaliste : Io En entraînant la baisse continue du taux du profit, le progrès de la productivité du travail donne le jour a nue force antagoniste, qui à un moment donné agit à l'encontre du développement de la productivité et ne peut être vaincue que par des crises sans nombre ; 21 L'importance de là production, qu'elle doive être accrue ou restreinte, est déterminée, non par les besoins sociaux, mais par l'appropriation par le capitaliste du travail qu'il rie paye pas et le rapport de ce travail au travail matérialisé, en d*autres termes, par le profit et le rappor du profit au capital engagé; d'oâ il résulte que la produetion s'arrête, non lorsque les besoins sont satisfaits, mais lorsque l'impossibilité de réaliser un profit suffisant commande cet arrêt.
Lorsque le taux du profit baisse, l'activité du capital redouble ; chaque capitaliste s'efforce, en faisant appel a des procédés perfectionnés, à ramener la valeur de sa marchandise au-dessous de la valeur moyenne et à réaliser un profit exceptionnel. Le même phénomène provoque en même temps la fraude, en encourageant l'application incertaine de nouvelles méthodes de production, les engagemetits hasardés de nouveaux capitaux, en un mot les aventures qui offrent la chance de recueillir un profit exceptionnel.
Le taux du profit et le développement du capital qui y correspond sont importants surtout pour les nouveaux capitaux, qui constituent des entreprises nouvelles et indépendantes. Le feu vivifiant de la production s'étendrait bien vite si cette dernière devenait le monopole de quel
CHAP, XV. - DÉVELOPPRMENT DES CONTR,'~DI0TIONS DE LA LOI 283
ques grands capitaux, pour lesquels toute variation du taux du profit serait contrebalancée par la masse de celui-ci. Le taux du profit est le stimulant du régime capitaliste, qui ne produit que lorsqu'il y a un bénéfice à recueillir. On comprend dès lors l'anxiété des économistes anglais en présence de la ' baisse du taux du profit. L'inquiétude de Ricardo devant la seule possibilité de cette baisse démontre, mieux que toute autre considération, combien est profonde sa compréhension des conditions de la production capitaliste ; ce qu'il y a de plus remarquable en lui et ce qui est précisément ce qu'on lui reproche, c'est que dans son étude de la -production capitaliste, il n'attache aucune importance aux " hommes " pour s'en tenir exclusivement au développement des forces productives, quels que soient les sacrifices en hommes et en capilaux qu'il faille lui faire. Le développement des forces productives du travail social, voilà la mission historique et la raison d*être du capital , c'est par là qu'inconscieni ment il crée les conditions matérielles d'une forme plus élevée de production. Ce qui inquiète Ricardo, c'est que le taux du profit, stimulant de la production et de l'accumulation capitaliste, soit menacé par le développement même de la production et, en effet, le rapport quantitatif est tout ici. Mais la base du système présente un aspect plus profond, dont il se doute à peine. Même au point de vue purement économique et vulgairement bourgeois, limité par l'horizon de la conception de ceux qui exploitent le capital, le régime capitaliste apparait comme une forme, non pas absolue et définitive, mais relative et transitoire de la production.
IV. Considérations complémentaires.
Le développement de la productivité du travail est non seulement inégal dans les différentes industries, il se fait même souvent dans des directions opposées. Il en résulte que la masse du profit moyen (c'est-à-dire de la plus-value) est de beaucoup inférieure à ce qu'elle serait
284 TROISIEME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
si l'on prenait pour base le développement de la productivité dans les industries les plus avancées. Ces différences dans le développement de la productivité ne résultent pas uniquement de l'anarchie déterminée par la concurrence et du caractère particulier de la production bourgeoise ; elles sont provoquées également par des circ?nstances naturelles, dont l'influence diminue souvent à mesure que la productivité sociale augmente. De là des mouvements en sens inverses dans les différentes branches de la production, mouvements que l'on apprécie clairement en considérant, par exemple, l'influence des saisons sur la majeure partie des matières premières, l'épuisement des forêts, des mines de charbons et de fer, etc.
Si la masse de la partie circulante du capital constant (les matières premières, etc.) ne cesse d'augmenter parallèlement à la productivité du travail, il n'en est pas de même du capital fixe (bâtiments, machines, installations d'éclairage et de chauffage, etc.). Les machines, il est vrai, deviennent tous les jours de plus en plus massives et, d'une manière absolue, de plus en plus coûteuses ; ce qui n'empêche que relativement elles deviennent de moins en moins chères. Si cinq ouvriers produisent aujourd'hui dix fois plus de marchandises qu'auparavant, il n'en résulte pas qu'il faille décupler la dépense de capital fixe; la valeur de cette partie du capital constant doit évidemment augmenter avec le développement de la productivité du travail, mais elle est loin de croitre proportionnellement à cette dernière. A différentes reprises déjà, nous avons montr6 comment la variation du rapport entre le capital constant et le capital variable se répercute sur la baisse du taux du profit et sur le prix des marchandises.
[La valeur de la marchandise est déterminée par la somme des temps de travail passé (matérialisé) et actuel (vivant) qui y est incorporée. L'augmentation de la productivité du travail se ramène à une diminution du travail vivant et une augmentation du travail matérialisé dans des conditions telles que le travail total contenu dans la
CHAP. XV. - DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS DE LA LOI 285
marchandise diminue ; elle est donc caractérisée en ce que le travail vivant diminue plus rapidement que le travail matérialisé. Le travail matérialisé contenu dans la valeur de la marchandise (le capital constant) se compose de deux parties : l'usure du capital fixe et le capital constant (matières premières et auxiliaires). La valeur de la dernière partie diminue à mesure que la productivité du travail progresse tandis que celle de lit première augmente, étant donné que l'intervention du capital fixe devient de plus en plus importante, ce qui entraîne nécessairement une augmentation de la part qui en représente l'usure. Pour qu'une nouvelle méthode entraine effectivement un accroissement de la productivité, il faut qu'elle diminue la valeur de la marchandise, c'est-à-dire qu'elle augmente l'intervention du capital fixe dans une telle mesure que l'augmentation de valeur qu'elle provoque soit inférieure à la diminution résultant de l'épargne de travail vivant qu'elle détermine. Il doit en être ainsi même - cela se présente dans certains cas isolés - lorsque la nouvelle méthode entraine la mise en œuvre de quantités plus grandes ou plus coûteuses de matières premières et auxiliaires. Il faut que l'épargne de travail vivant représente plus en valeur que les dépenses supplémentaires qui l'accompagnent.
Quelles que soient les conditions sociales, la réduction de la quantité de travail incorporée à la marchandise seinble être le caractère essentiel d'une augmentation de la productivité du travail. Il en est incontestablement ainsi dans une société oit les producteurs règlent leur activité d'après un plan arrêté d'avance et même dans la production simple de marchandises. Mais en est-il de même dans la société capitaliste ?
Considérons une industrie capitaliste produisant normalement dans les circonstances suivantes -l'usure du capital fixe est de 1/2 shilling par pièce; les matières premières et auxiliaires représentent 17 1/2 sh., le salaire 2 sh. et la plus-value 2 sh., son taux étant de 100 0/0. La valeur
d'une pièce sera donc1/2 -J- 17 1/~~> -1- 2 -+- 2 ~ 22 shil
capital_Livre_3_1_286_331.txt
************************************************************************
986 TROISIÈME PARtIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
lings. Pour simplifier les choses, supposons que le capital ait la composition moyenne, c'est-à-dire que le coût de production soit égal à la valeur et le profit à la plus-value. Par conséquent, le coût de production est de 22 sh. et le prix
2
de revient, le taux moyen du profit étant de 10 0/o,
10
est exprimé par 17 2 ~ 20 sh.
Admettons que l'application d'une nouvelle machine vienne réduire de moitié le travail vivant et tripler la valeur représentant l'usure du capital fixe. Celle-ci sera donc de 1 1/2, sh. alors que le salaire ne sera plus que de 1 sh., et la plus-value également de 1 sh. ; et comme rien n'est modifié quant au x matières premières et auxiliaires, la valeur de la pièce sera de 1 1//~, -j- 17 1/~) -1- 1 --j1 ~_ 21 sh. La nouvelle machine a incontestablement augmenté la productivité du travail. Cependant le capitaliste ne voit pas les choses sous cet aspect. Son prix de revient est maintenant : 1 '1/2 (usure) -1- 17 112 (matières premières et auxiliaires) -j- 1 (salaire) ~ 20 shillings, c'est-à-dire le même que précédemment. Comme il tient à prélever son ancien taux de profit (10 0/0), il vendra à 2 sh. au-dessus du prix de revient, ce qui conduira à un coût de production de 22 sh. comme avant. Seulement ce prix sera maintenant supérieur de 1 sh. à la valeur. Pour une société capitaliste, cette machine qui ne diminue pas le prix de la marchandise n'est donc pas un progrès. Le capitaliste n'à aucun avantage à l'introduire ; comme son application aurait pour conséquence d'enlever toute valeur aux machines qu'il possède et qui ne sont pas encore usées, comme du jour au lendemain elle en ferait de vieilles mitrailles, il se garde bien de donner dans l'utopie, comme il dit, et de faire pareille b0ise.
La loi de la productivité croissante du travail n'a donc pas une portée absolue aux yeux du capitaliste. Pour lui - nous l'avons signalé brièvement vol. 1, chap. XV, 2, p. 179.- il y a accroissement de la productivité lorsque l'épargne, non de travail vivant, mais de travail vivant payé
CHAP. XV. - DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS DE LA LOI 21ei
est inférieure à l'augmentation de travail matérialisé que cet épargne comporte. La production capitaliste se présente ici avec une nouvelle contradiction. Sa mission historique est le développement brutal et géométriquement progressif de la productivité du travail humain; elle trahit cette mission chaque fois qu'elle oppose, comme dans le cas que nous venons de voir, un obstacle au développement de la productivité. Nouvelle preuve de sa caducité et de sa disparition prochaine (1).]
Voici quels sont les effets, au point de vue de la concur
rence, de la décroissance progressive, sous l'action de la
productivité croissante du travail, du capital nécessaire
pont- l'exploitation avantageuse d'une entreprise indus
trielle : Dès que l'application d'un procédé nouveau et plus
coûteux s'est généralisée, les petits capitaux sont exclus de
la production où elle a été faite, car ces petits capitaux
ne peuvent fonctionner d'une manière indépendante que
lorsque les inventions mécaniques sont à leur début.
D'autre art, les entreprises de très grande importance,
p c
comme les chemins de fer, où la valeur relative du capital constant est considérable, ne donnent pas le profit moyen, mais un intérêt qui n'en représente qu'une fraction. (S'il n'en était pas ainsi, la baisse du taux général du profit serait encore plus profonde. Il est vrai que ces grandes entreprises absorbent sous forme d'actions de grandes masses de capitaux.)
L'accumulation du capital n'entraîne la baisse du taux du profit que pour autant qu'elle soit accompagnée des modifications de la composition organique du capital dont nous nous sommes occupés plus haut. Or, malgré les
c
(1) Cette partie est imprimée entre crochets (bien qu'elle reproduise sous une autre forme, il est vrai, une note du manuscrit original), parce qu'elle présente certains développements que Marx ne lui avait pas donnes. - F. E.
288 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
révolutions continuelles et journalières des procédés de production, tantôt l'une tantôt l'autre partie plus ou moins grande du capital total est l'objet d'une accumulation, à la faveur d'une composition organique qui reste invariable pendant un temps plus ou moins long et enraie la baisse du taux du profit. Cette accumulation de capital et par conséquent cette extension de production, poursuivies paisiblement d'après l'ancien mode de produire pendant que de nouveaux procédés commencent à entrer en vigueur, représente encore une de ces actions antagonistes qui empêchent que le taux du profit baisse aussi rapidement qu'augmente le capital social.
L'accroissement absolu de la population ouvrière occupée, qui se poursuit malgré la diminution relative du capital variable consacré aux salaires, ne se vérifie pas dans toutes les branches de production et ne se manifeste pas dans la même mesure dans toutes celles qu'elle atteint. C'est ainsi que dans l'agriculture, il peut y avoir diminution absolue du travail vivant. D'ailleurs c'est uniquement dans la production capitaliste que se rencontre ce besoin d'une augmentation absolue et d'une diminution relative simultanées du nombre des salariés ; ceux-ci y sont en excès, dès qu'il n'est plus indispensable de les occuper 12 à 15 heures par jour. Un développement des forces productives qui aurait pour effet de diminuer le nombre absolu des ouvriers et de permettre à la nation tout entière de produire en moins de temps tout ce dont elle a besoin, provoquerait une révolution, parce qu'il mettrait sur le pavé la plus grande partie de la population, Ici se manifeste de nouveau la limite qui est assignée à la production capitaliste et se montre une fois de plus que celle-ci, loin d'être la forme absolue du développement des forces productives, doit nécessairement entrer en conflit avec lui à un moment donné. Ce conflit se traduit en partie par des crises périodiques, résultant d'un excès de population ouvrière, tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre industrie. La production capitaliste est indifférente à l'épargne de temps
CHAP. XV. - DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS DE LA LOI M
de travail que la société pourrait réaliser et elle n'est intéressée au progrès de la production que pour autant qu'il en résulte une augmentation du surtravail qu'elle prélève sur la classe ouvrière ; elle est ainsi en contradiction avec elle-même.
Nous avons vu que l'extension de l'accumulation ne va pas sans une concentration croissante du capital. La simultanéité de ces deux phénomènes accentue l'opposition entre le producteur réel et le capital dont le capitaliste est la personnification. Le capital se manifeste de plus en plus comme une puissance sociale dont le capitaliste est l'agent et qui n'est nullement proportionnelle à ce que findividit peut produire par son travail ; de plus en plus il devient une puissance que la spoliation met aux mains du capitaliste et qui s'oppose comme telle à, la société. La contradiction entre cette puissance sociale à laquelle s'élève le capital et la puissance privée du capitaliste sur les conditions sociales de la production s'affirme de plus en plus ; elle doit aboutir nécessairement à la dissolution de cet état de choses et à un système de production générale, commune et socialisée. Cette solution est le résultat inévitable du mode de développement des forces productives dans le système capitaliste.
. Alors même qu'un procédé nouveau de production est plus productif et qu'il augmente le taux de la plus-value, il ne se trouve aucun capitaliste pour Fappliquer de bon gré s'il diminue le taux du profit. Mais le plus souvent tout nouveau procédé fournit des marchandises moins coûteuses et permet de les vendre au début au-dessus de leur coût de production et parfois au-dessus de leur valeur. Le capitaliste qui l'exploite empoche donc la différence entre le coût de production de ses marchandises et le prix du marché des autres qui sont produites dans des conditions moins avantageuses, et il profite de ce
290 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
que le temps de travail moyen nécessaire à la production de ces dernières dépasse celui qui est inhérent à l'application du procédé nouveau. Cependant, la concurrence aidant, celui-ci ne tarde pas à' être généralisé et alors commence la baisse du taux du profit, qui va se rapprochant du niveau du profit des autres branches, sans que ce mouvement puisse être contrarié par la volonté du capitaliste.
La même loi s'applique aux industries dont les produits ne sont consommés ni directement, ni indirectement par les ouvriers, et ne peuvent par leur dépréciation ni augmenter la plus-value relative, ni réduire le prix de la force de travail. (Il est vrai que dans toutes ces branches une dépréciation du capital constant peut augmenter le taux du profit lorsque l'exploitation des travailleurs. reste la même). Dès qu'un nouveau procédé de fabi1cation commence à gagner du terrain et démontre el) fait qu'il permet de produire à meilleur compte, les capitalistes qui en sont encore à l'ancien système de production doivent vendre leurs marchandises au-dessous de leur coût de production, car la valeur de ces marchandises ayant baissé, le temps de travail nécessaire pour les produire est plus considérable que la moyenne sociale. Ils sont donc contraints - et cette solution semble être un ellet de la concurrence - d'introduire le procédé nouveau, qui diminue le rapport du capital variable au capital constant.
Tous les facteurs qui permettent aux machines de réduire les prix des produits se ramènent en dernière analyse à la diminution de la quantité de travail et de la valeur de l'usure qui sont incorporées à la marchandise. Moins l'usure de la machine est rapide, plus grande est la quantité de marchandises sur lesquelles elle est répartie, plus important est le travail vivant dont elle accomplit la fonction avant que son renouvellement soit nécessaire. Dans les deux cas, la masse et la valeur du capital constant fixe augmentent par rapport au capital variable.
" Toutes circonstances égales, une nation peut épargner
CHAP. XV. - DÉVELOPPEMENT DES CONTRADICTIONS DE LA LOI W1
une fraction d'autant plus grande de ses profits que le taux en est plus élevé ; mais lorsque ce taux décline, les circonstances ne restent pas égales. ...Un taux réduit de profit est ordinairement accompagné d'une accumulation rapide relativement à la population, comme en Angleterre, -tandis qu'un taux élevé est suivi d'une accumulation plus lente, comme en Pologne, en Rassie, aux Indes, etc. (Richard Jones, An Introductory Lecture on Pol. Econ., London 1833, p. 50 et suiv.). Jones fait remarquer avec raison que malgré la baisse du taux du profit la tendance a l'accumulation et le pouvoir d'accumuler augmentent : l° parce qu'il y a accroissement de la surpopulation relative ; 2° parce qu'avec le progrès de la productivité du travail augmente la masse de valeurs d'usage représentées par une même valeur d'échange, c'est-à-dire > la masse des éléments matériels du capital 3' parce que les branches de production se multiplient 41 parce qu'il y a développement du crédit, des sociétés par actions, etc., qui permettent aux individus de transformer leur argent en capital sans devenir capitalistes industriels; l'parce que les besoins et la convoitise de la richesse augmentent ; 6' parce que la masse du capital fixe engagé devient plus grande.
La production capitaliste est caractérisée avant tout par les trois faits suivants :
1° La concentration en un petit nombre de mains des moyens de produire, qui cessent d'être la propriété des travailleurs immédiats et se transforment en puissances sociales de la production. Les capitalistes qui les possèdent sont des mandataires de la société bourgeoise, mais des mandataires qui empochent tout le produit.
2° L'organisation sociale du, travail par la coopération, la division du travail et l'application des sciences naturelles. Grâce à cette organisation et à la concentration des moyens de produire la production capitaliste supprime
292 TROISIÈME PARTIE. - LOI DE LA BAISSE DU TAUX DU PROFIT
l'appropriation individuelle et le travail privé, bien que sous des formes opposées.
3' La constitution du marché mondial.
Le développement extraordinaire relativement à l'accroissement de la population que la production capitaliste communique aux forces productives et - dans une mesure moindre, il est vrai - aux capitaux - valeurs, est hors de proportion avec la base à laquelle elle correspond, et cette disproportion s'accentue de jour en jour en présence de l'accroissement incessant de la richesse. Les crises sont la conséquence inévitable de cette situation.
QUATRIÈME PARTIE
LA TRANSFORMATION DU CAPITAL - MARCHANDISE ET DU CAPITAL-ARGENT EN CAPITAL COMMERCIAL (COMMERCE DE MARCHANDISES ET COMMERCE D'ARGENT).
CHAPITRE XVI
LE CAPITAL DU COMMERCE DE MARCHANDISES
Le capital commercial se présente sous deux formes : le
capital du commerce de marchandises et le capital du com
merce d'argent. Nous allons en établir les caractères,
d'abord parce que cette étude nous est nécessaire pour
l'analyse de la structure intime du capital, ensuite parce
que même les 1 meilleurs représentants de l'Économie
politique moderne ne distinguent pas les caractères parti
culiers du capital commercial et confondent celui-ci avec
le capital industriel.
Le mouvement du capital-marchandise a été analysé dans notre deuxième volume. Lorsque l'on considère l'ensemble du capital de la société, on constate qu'une partie, dont la composition et l'importance varient sans cesse, se
294 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
trouve constamment sur le marché sous forme de marchandise devant être convertie en argent et une autre partie, sous forme d'argent demandant à être transformé en marchandise. Le capital est donc toujours en voie de transformation. Lorsque la fonction de circulation devient l'apanage d'un capital spécial, que la division du travail met aux mains d'une catégorie spéciale de capitalistes, le capital-marchandise devient capital du commerce de marchandises ou capital commercial.
Dans le volume Il (chapitre VI, Les Frais de circulation, 2 et 3) nous avons montré jusqu'à quel point le transport, la conservation et la distribution des marchandises prolongent le procès de production dans le procès de circulation. Ces incidents de la circulation du capital-marchandise sont en partie confondus avec les fonctions du capital commercial, auxquelles ils se retient d'ailleurs en pratique, bien que le progrès de la division du travail ait pour effet de spécialiser et de rendre autonome la fonction du capital du commerce de marchandises. Pour notre étude, dont le but est d'établir les caractères distinctifs de ce dernier, nous devons évidemment faire abstraction de toutes les autres fonctions.
Nous avons vu que l'existence du capital sous forme de capital -marchandise avec les métamorphoses - de marchandise en argent et d'argent en marchandise - qu'il c
subit comme tel, représente une phase de la reproduction du capital industriel et du procès de production, bien que le capital de circulation et le capital de production aient des fonctions nettement distinctes et soient des formes différentes du capital social. Le capital du commerce de marchandises n'est qu'une partie du capital de circulation, car une autre partie de la vente-achat s'accomplit toujours directement entre les capitalistes industriels. (Nous ferons abstraction de cette dernière, parce qu'elle ne contribue pas a mettre en relief le rôle du capital commercial dont nous voulons nous occuper spécialement et que dans le
CHAP. XVI. - LE CAPITAL DU Co,\INIERCF DE MARCHANDISE', 295
deuxième volume elle a fait l'objet d'une étude suffisamment complète.)
Etant capitaliste, le commerçant (1) figure d'abord au marché comme représentant d'une somme d'argent qu'il avance comme capital et dont il veut transformer la valeur X en une valeur X -+_%X (la valeur primitive -4- un profit). Comme commerçant, il doit commencer par envoyer au marché du capital sous forme d'argent, car il n'est pas producteur de marchandises et n'est que l'intermédiaire de leur mouvement; comme tel il doit commencer par les acheter, par conséquent par posséder un capital-argent.
Considéron-s un commerçant possédant 3000 £, qu'il met en valeur comme capital commercial. Pour ses 3000 £, il achète 30.000 aunes de toile, au prix de 2 sh. l'aune. Si ces 30.000 aunes représentent sa vente annuelle et si, déduction faite des faux frais, il veut réaliser un bénéfice annuel de 10 0/0, il faudra qu'à la fin de l'année il récupère 3300 £. Comme nous voulons simplement dégager quelle est la forme du mouvement de son capital, nous n'avons pas à nous demander par quels procédés il arrive à réaliser son bénéfice. Il achètera donc tous les ans pour 3000 £ de toile qu'il vendra, répétant continuellement l'opération A - M -A' d'un capital confiné dans le procès de circulation et tenu complètement en dehors du procès de production.
Quelle relation y a-t-il entre ce capital du commerce de marchandises et le ca pital- m archa n dise, forme spéciale du capital industriel? Si l'on considère le fabricant de toile, on voit que l'argent du commerçant lui a permis de réaliser la valeur de son produit, c'est-à-dire d'accomplir la première phase de la métamorphose de son capital-marchandise : il a converti celui-ci en argent et peut reconver
1
(1) Dans ce chapitre et dans les suivants nous nous servons du mot " commerçant " pour traduire l'expression " Waarenhândler " (coinmerçant faisant le commerce de' marchandises), que Marx emploie pour bien marquer la différence entre le Waarenhandel, le commerce de marchandises, et le Geldhaitdel, le commerce d'argent.
LES TRADUCTELIRS.
129~ QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
tir cet argent en fil, charbon, salaires, etc., d'une part, en objets de consommation pour son usage
personnel, d'autre part. En un mot, abstraction faite de ce qu'il dépense comme revenu, il est à
même de poursuivre le procès de reproduction.
Mais si pour lui la conversion de la toile en argent est chose faite, il n'en est pas de même de la toile. Elle se trouve encore sur le marché comme capital-marchandise devant être vendu, devant accomplir sa première métamorphose. Rien ne s'est modifié dans sa situation, sauf qu'elle a changé de possesseur. Restant conforme à sa destination. et à son rôle dans le procès, elle est toujours du capitalmarchandise, de la marchandise vénale ; seulement, des mains du producteur elle a passé à celles du commerçant, qui a repris la fonction qu'autrefois le producteur devait accomplir lui-même.
Supposons que le commerçant ne parvienne pas à vendre les 30.000 aunes, pendant l'intervalle qu'il faut au fabricant pour amener au marché une nouvelle quantité de 30.000 aunes d'une valeur de 3000 £. N'ayant pas reconverti en argent la toile qu'il a encore en magasin, il ne pourra pas acheter la nouvelle marchandise et il y aura arrêt ou tout au moins interruption de la reproduction. Il estvrai que si le fabricant de toile a du capital-argent en réserve, il pourra continuer à produire en attendant qu'il trouve à vendre ses 30.000 aunes de toile ; mais cette supposition ne résout rien et n'empêche pas que le capital incorporé aux 30.000 aunes ne soit arrêté dans sa reproduction. Les opérations du commerçant sont donc des opérations indispensables pour que la conversion en argent du capital- marchandise du producteur puisse s'accomplir, par conséquent, pour que le capital-m arch an dise puisse fonctionner dans la circulation ' et dans la reproduction. Cette conclusion ne ferait l'objet d'aucun doute, si e'était un employé du fabricant qui, au lieu du commerçant autonome, était chargé exclusivement de la vente et àe l'achat.
Le capital du commerce de marchandises n'est donc que
CH,Âll. - LE "PirAL DU COMMERCE DE MARCHANDISES 297
le capital-inarchandise du producteur, au moment OÙ Se fait sa conversion en argent et s'accomplit sur le marché sa fonction de capital-marchandise ; mais avec cette difféence que cette fonction ne répond plus à une opération secondaire du producteur et qu'elle est devenue l'opération exclusive d'une catégorie spéciale de capitalistes, les commerçants de marchandises. La forme spéciale de la circulation du capital du commerce de marchandises l'établit à l'évidence. Le commerçant achète la marchandise et la revend : A - M - A'. Or la circulation simple de marchandises ou même la cireulalion telle qu'elle se réalise dans le mouvement M' - A - M du capital industriel, est caractérisée en ce que chaque pièce d'argent change deux fois de possesseur : le producteur de toile vend sa marchandise, ce qui fait passer dans sa main l'argent de l'acheteur; il achète ensuite du fil, du charbon, du travail, et le même argent lui sert pour reconvertir la valeur de la toile en un élément de production. La marchandise qu'il achète n'est pas la même que celle qu'il a vendue; celle-ci est un produit, celle-là se compose de moyens de production. Il n'en est pas de même du commerçant. Celui-ci dépense 3000 £ pour acheter 30.000 aimes de toile, qu'il vend pour retirer de la circulation le capital-argent (3000 £ plus le profit) quïl a avancé. Ce n'est plus l'argent qui change deux fois de place, mais la marchandise qui passe de la main du vendeur à celle de l'acheteur, qui la revend à un autre acheteur. La marchandise est encore vendue deux et même plusieurs fois, et c'est par cette vente répétée que le premîer acheteur rentre en possession de l'argent qu'il a avancé. Dans la circulation M' - A - M, le double déplacement de l'argent a pour conséquence que la marchandise est vendue sous une forme et mise en oeuvre sous une autre forme ; dans la circulation A - M - A, le double déplacement de la marchandise a pour effet que de l'argent qui a été engagé dans la circulation peut en être retiré. Il en résulte que la marchandise n'est pas définitivement ven - due dès qu'elle a quitté la main du producteur pour ce Ile
298 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
du commerçant ; celui-ci ne fait (lue continuer l'opération de la vente, qu'assurer le fonctionnement du capital-marchandise ' . Mais ce qui pour le capitaliste producteur est simplement M -A, le fonctionnement de son capital sous la forme transitoire de ca pita 1 -marc h andise, est A - M -A' pour le commerçant, la mise en valeur spéciale du capital-argent qu'il a avancé, l'évolution d'un capital d'une nature déterminée.
Le commerçant vend la toile définitivement au consommateur productif (le blanchisseur, par ex.) ou au consommateur improductif (celui qui s'en sert pour un usage personnel) ; il récupère (avec profit) l'argent qu'il a avancé et il peut recommencer les mêmes opérations. Si, dans l'achat de la toile, l'argent fonctionne simplement comme moyen de paiement, c'est-à-dire si la marchandise ne doit être payée que dans un délai de six semaines, il suffit que celle-ci soit vendue avant ce délai, pour que le commerçant puisse sans avancer de l'argent s'acquitter envers le producteur; s'il ne parvient pas à vendre la toile, il devra avancer les 3000 £, non à la date de la livraison, mais à l'échéance convenue, et si une baisse du prix l'oblige de vendre au-dessous du prix d'achat, il devra faire appel à son capital pour combler le déficit.
Où le capital du commerce de marchandises prend-il le caractère d'un capital autonome, alors que dans les mains du producteur écoulant lui-même ses produits il n'est qu'une forme spéciale du capital industriel, correspondant à une phase déterminée du procès de reproduction ?
Priino. - Lorsqu'il est capital-comniercial, le capital
marchandise accomplit sa prein ' ière métamorphose, la
fonction qui lui est assignée sur le marché, sa conversion
définitive en argent entre les mains d'un agent distinct du
producteur et dont les fonctions sont nettement séparées de
celles du producteur industriel. La division sociale du
travail a transformé en fonction exclusive d'un agent spé
cial de la circulation une opération qui correspondait à une
phase déterminée et spéciale du procès de reproduction,
CHAP. XVI. - LE CAPITAL DU COMMERCE DE MARCHANDISES 299
Cependant cet acte de division du travail n'est pas suffi - santpour expliquer comment le rôle du capital commereial est absolument distinct et indépendant de celui du capital industriel. D'auti-es considérations doivent être invoquées.
Secundo. -Ce qui caractérise avant tout le capital commercial, c'est que le commerçant, l'agent autonome de la circulation, avance comme tel un capital-argent. Ce qui pour le capitaliste industriel est simplement M - A, Conversion du capital-marchandise en capital-argent, est pour le commerçaDt A - M - A', achat et vente de la même marchandise et reflux du capital-argent qu'il a avancé.
Lorsqu'il avance du capital pour l'acte de circulation A - M - A et qu'il achète de la marchandise au producteur, le Commerçant a toujours. en vue l'opération M - A, la conversion en argent du capital-marchan dise, c'està-dire la première métamorphose de ce dernier, bien que l'acte qu'il accomplit puisse être, pour le producteur, la seconde métamorphose A - M, la reconversion de l'argent en marchandise (moyen de production). Pour le fabricant de toile, M -A est la première métamorphose, la conversion du capital- marchandise en capitalargent ; pour le commerçant, ce même acte est A - M la conversion de son capital-argent en capital-marchandise. Si le commerçant vend la toile au blanchisseur, il accomplit l'acte M - A, qui a comme pendant du côté du blanchisseur, A - M, conversion du capital-argent en capital productif, soit la seconde métamorphose du capitalmarchandise. En réalité, c'est seulement après cette dernière opération que le capital - marchandise du fabricant de toile est définitivement vendu, et l'opération A - M - A du commerçant n'est intervenue que pour permettre l'accom plissement de l'acte M - A entre deux producteurs. Supposons qu'après la vente de sa marchandise, le fabricant de toile achète, pour, une fraction de la valeur de celle-ci, du fil à un commerçant. Il accomplit l'acte A- M, dont le pendant sera M - A pour le marchand de fil ; quant
1
3âo QUATRIÈME PARTIF. - LE CAPITAL COMMERCIAL
au fil lui-même, il sera sorti de la circulation pour être consommé, passant par la transformation M -A, le but de sa première métamorphose. Que le commerçant achète ou vende au capitaliste industriel, le cycle A - M - A de son capital se ramène à NI - A, une des formes transitoires du capital industriel en voie de production. Si l'acte A- M du capital commercial est M-A pour le capitaliste industriel, il n'en est pas de même au point de vue du capital-marcha n dise ; en effet, il représente seulement le passage du capital- marchandise de la main de l'industriel à celle d'un agent de la circulation, et il faut que le capital commercial ait accompli M - A (Facte subséquent de A - M) pour que le M - A du capital-marchandise soit définitif et complet. L'opération A - M - A n'est que la succession de deux M - A, de deux ventes d'un même capital-marchandise aboutissant à sa vente dernière et définitive.
Le capital-marchandise devient donc capital commercial, capital d'une catégorie spéciale et indépendante, par ce fait que le commerçant avance un capital-argent, qui n'engendre de la valeur et n'agit comme capital que parce qu'il fonctionne exclusivement comme agent des métamorphoses du capital- marchandise, dont il assure la: conversion en argent par une succession ininterrompue d'achats et de ventes.
Au point de vue du procès de reproduction, le capital du commerce de marchandises, tant qu'il revêt la forme d'une marchandise, représente nue fraction du capital indu striel dans celle de ses métamorphoses où il existe et fonctionne comme ca pital- marchandise. Il n'est alors que le capital argent avancé par le commerçant, destiné exclusivement aux opérations de vente et d'achat, prenant uniquement les formes de capital-marchan dise ou de capitalargent et jamais celle de capital productif; il est confiné continuellement dans le procès de circulation.
Lorsque le fabricant de toile a vendu ses 30.000 aunes pour 3000 £, il consacre cet argent à l'achat de moyens de
CHAP- XVI. - LE CAPI'rAL DU COMMERCE DE MARCHANDISES 301
production, et son capital peutcontinuerà produire. Mais, sià son point de vue la marchandise est convertie en argent, il n'en est pas de même, ainsi que nous l'avons dit, pour la toile. Celle-ci n'est pas encore transformée définitivement en argent, puisqu'elle n'est pas encore consommée, ni produçtivement, ni improductivement; comme capital-marchandise elle se trouve encore sur le marché, représentée maintenant par le marchand de toile, qui a pris la place du fabricant.
Si le producteur de toile devait attendre jusqu'à ce que toute sa toile eeit cessé d'être de la marchandise eteût été transmise au dernier acheteur, le consommateur, il serait obligé d'interrompre sa fabrication, à moins qu'il ne prit la décision de restreindre ses opérations, de convertir en capital productif (fil, charbon, travail, etc.) une partie moindre de sa toile et de conserver une partie plus grande comme réserve monétaire, pour continuer la production pendant qu'une fraction de son capital est retenue au marché sous forme de marchandise. L'intervention du commerçant ne lui permet pas de se passer de cet expédient; seulement elle réduit relativement à la partie du capital fonctionnant comme capital productif l'importance de la partie du capital circulant qui doit être tenue en réserve, et elle permet d'agrandir proportionnellement l'échelle de la reproduction. Mais si de la sorte une plus grande partie du capital du capitaliste industriel peut être consacrée à la production, il y a une autre partie du capital social qui est continuellement engagée dans la circulation sous forme de capital commercial. Celle-ci n'est plus utilisée qu'à des ventes et des achats, et les cho~es se passent comme s'il y avait eu une simple substitution de personnes. En effet, si, au lieu d'acheter de latoile destinée àlavente, le commer~ant engageait ses 3000 £ dans une production quelconque, le capital productif de la société serait accru ; mais le fabricant de toile devrait augmenter sa réserve monétaire et le commerçant devenu capitaliste industriel serait obligé d'en faire autant. D'autre part en continuant
302 QUATRIEME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
à faire du commerce, le commerçant épargne au producteur le temps qu'il devrait consacrer à la vente et qu'il peut donner à la surveillance de la production.
Lorsque l'importance du capital commercial ne dépasse pas les proportions indispensables, on peut admettre que la division du travail appliquée au capital social donne les résultats suivants '.
l' La partie du capital à affecter a l'achat et à la vente peut être plus petite, parce que les achats et les ventes constituent la fonction d'une catégorie spéciale de capitalistes et que les capitalistes industriels ne doivent plus s'occuper euxmêmes de toute la partie commerciale de leurs entreprises. (Par capital à affecter à l'achat et à la vente, il faut entendre non seulement celui qui sert à l'échange des marchandises, mais l'argent qui doit être avancé pour les salaires des entreprises commerciales et pour le capital constant des magasins, appareils de transport, etc.).
2' Le producteur voit sa marchandise convertie plus rapidement en, argent et toutes les métamorphoses du capital-marchandise sont accélérées, étant donné que toutes ces opérations rentrent dans les attributions d'un agent spécial, le commerçant.
31 La rotation d'un capital commercial peut représenter, non seulement les rotations d'un certain nombre de capitaux d'une même branche de production, mais celles de toute une série de capitaux engagés dans des industries différentes. Le premier cas se présente, par exemple, lorsque le marchand de toile vend les 3000 £ de toile qu'il a achetées à un fabricant, avant que celui-ci ait alimenté le marché d'une quantité équivalente, et achète et vend les produits d'un autre ou de plusieurs autres fabricants. Le second cas arrive lorsque le commerçant, après avoir vendu la toile, achète de la soie, assurant ainsi la rotation du capital d'une autre branche de production.
La rotation du capital industriel trouve une limite, non seulement dans la durée de la circulation, mais également dans celle de la production. La rotation du capital commer
CHAP. XVI. - LE CAPITAL DU COMMERCE DE MARCHANDISES SÔS
cial (nous supposons un capital affecté au commerce d'une catégorie déterminée de marchandises) est limitée, non par la rotation d'un capital industriel, mais par celle de tous les capitaux industriels de la même branche. Après avoir acheté et vendu la toile d'un fabricant, le commerçant peut acheter et vendre celle d'un autre, avant que le premier ait fait un second envoi de marchandises au marché. Le même capital commercial peut donc coopérer successivement aux rotations de divers capitaux engagés dans une branche de production ; sa rotation n'est pas liée à celle d'un seul capital industriel et il ne sert pas de réserve monétaire à un capitaliste industriel seulement. Nécessairenient, dans une branche de production déterminée, la rotation du capital commercial est limitée par la production totale de cette branche. Supposons que À fabrique une marchandise dont la production demande trois mois. Si le commer~ant qui l'achète parvient à la vendre dans le mois qui suit l'achat, il pourra recommencer la même opération avec un autre fabiÂeant de la même branche de production. Ayant vendu le blé d'un fermier, il peut avec le même argent acheter celui d'un autre, le revendre et recommencer à différentes reprises. La rotation de son capital sera limitée par la quantité de blé qu'il pourra acheter et vendre successivement dans un temps donné, un an par exemple, taudis que la rotation du capital du fermier, abstraction faite du temps qu'exige la circulation, est limitée par la durée de la production, qui est d'un an.
Nous avons vu que la rotation d'un même capital commercial peut coopérer aux rotations de divers capitaux engagés dans des branches de production différentes. Lorsque le capital commercial opère dans ces conditions et que, par une série de ses rotations, il convertit en argent diflérents capit au x-marchan dises, sa fonction comme capital-argent est à celle du capital-marchandise, comme l'argent, caractérisé par la multiplicité de ses rotations, est à la marchandise.
La rotation d'un capital commercial ne s'identifie pas
soi QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
avec la rotation ou la reproduction d'un capital industriel
de même grandeur; elle correspond à la somme des rota
tions de toute une série de capitaux de cette importance,
engagés soit dans la même branche de production, soit
dans des industries différentes. ' La fraction du capital
social qui doit prendre la forme de capital commercial est
d'autant plus petite que celui-ci circule plus rapidement.
Moins la production est développée, plus le capital coin
ni ercial doit être considérable par rapport à la quantité de
marchandises qu'il doit mettre en circulatio ' 1 , i.,, Aussi dans
les sociétés produisant dans des conditions inférieures, la
plus grande partie du capital-argent se trouve aux mains
des commerçants, qui jouissent d'une puissance d'argent
vis-à-vis des autres.
La vitesse de circulation du capital-argent avancé par le commerçant dépend : l' de la vitesse avec laquelle se renouvelle le procès de production et se suivent les divers procès de production ; 21 de la vitesse de la consoinmation.
Le capital commercial n'effectue pas toujours sa rotation comme non-, l'avons supposé jusqu'ici, c'e st-à-dire qu'il nachète pas toujours des marchandises pour toute sa valeur pourles revendre ensuite. Le commerçant fait généralement deux parts de son capital, dont l'une existe comme capital-marchandise pendant que l'autre fonctionne comme capital-argent. D'un côté, il achète et convertit de l'argent en marchandises ; de l'autre, il vend et transforme du capital-marchandise en argent. Plus la partie de son capital affectée à l'une de ces opérations est grande, plus celle réservée à l'autre est petite ; mais la fraction devant revêtir la forme argent sera d'autant moindre, eu égard aux transactions qu'elle doit accomplir, que le rôle du crédit sera plus important dans la circulation. Si j'achète pour 3000 £ de vin à trois mois de date et si je le vends au comptant avant l'échéance, je n'aurai pas un centime à avancer pour nia transaction. Il est clair que le capitalargent, qui figure dans ce cas comme capital commercial,
CHAP. XVI. - LE CAPITAL DU COMMERCE DE MARCHANDIbES 8Ù5
n~est que le capital industriel dans celle de ses métamorphoses où il reprend la forme argent. (Ce fait que le producteur qui a vendu je vin à 3 mois de date peut escompter la lettre de change qui lui a été souscrite, ne modifie pas les choses en ce qui concerne le capital du commerçant). Si, dans l'intervalle qui sépare l'achat de la vente, le prix baissait d'un dixième, par exemple, non seulement le commerçant ne réaliserait aucun profit, mais il ne toucherait que 2700 £ au lieu de 3000, et il devrait prélever 300, £ sur sa réserve pour compenser la (lifférence des prix. Les faits se seraient évidemment passés de la même manière si la vente avait été faite par le producteur luimême; c'est lui qui dans ce cas aurait perdu les 300 £ et aurait dû faire appel à son capital de réserve pour pouvoir recommencer la production à la même échelle.
Un commerçant achète pour 3000 £ de toile à un fabri
cant, quien emploie lesdeuxtiers (2000 £) pour se procurer
du fil. L'argent que le fabricant de toile remet au mar
chaud de fil n'est pas celui du commerçant de toile, car ce
dernier a reçu de la marchandise en échange de la mon
naie qu'il a avancée ; ce que le fabricant de toile débourse,
c'est une partie de son propre capital. Au point de vue du
marchand de fil, ces 2000 £ semblent être du capital-argent
c
refluant à son point de départ ; mais jusqu'à quel point en est-il ainsi et ces 2000 £ ne sont-elles pas simplement du capital industriel venant d'aba adonner la forme de toile ou allant prendre celle de fil ? Si le marchand de fil a acheté à crédit et vendu au comptant, le capital commercial représenté par les 2000 £ qui lui reviennent avant qu'il paye ce qu'il a acheté, ne se différencie d'aucune manière du capital industriel arrivé au point de son cycle où il revêt la forme argent. Lorsque le capital du commerce de marchandises n'est pas, sous la forme marchandise ou sous la forme argent. du capital industriel se trouvant entre les mains du commerçant, il est simplement la partie du capital-argent qui appartient a~ commerçant et circule pour la vente et l'achat des inarchandises. Il représente alors,
306 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
avec une importance moindre, la partie du capital que l'industriel aurait dei avancer pour constituer la réserve monétaire qui lui aurait permis de faire ses achats et qu'il aurait fait circuler comme capital-argent. Cette partie du capital total, ramenée à des proportions moindres, se trouve maintenant aux mains des commerçants qui la font circuler continuellement comme moyen d'achat pour assurerla continuité du procès de reproduction. Elle est d'autant plus petite relativement au capital total, que la reproduction est plus accélérée et que la fonction de l'argent comme moyen de paiement, c'est-à-dire le crédit, est plus développée (1).
Le capital commercial fonctionne exclusivement dans la circulation, qui n'est qu'une phase du procès de repro
(1) Afin de pouvoir assimiler le capital commercial au capital productif, Ramsay confond' le commerce avec l'industrie du transport et l'appelle " the transport of commodities from one place to another " (An Essay on the Distribution of Weaith, p. 19). La même confusion se rencontre chez Verri (Medita-rioni sull' Ec. Pol., § 4), chez J.-B. Say (Traité d'Ec. Pol., 1, l 4, 1.5) et chez J.-P. Newman, qui dit dans ses Elements of Pol. Ec. (Andover et New-York 1835) : " In the existing economical arrangements of society, the very net which is performedby the merchant of standing between the producer and the consumer, i,,idvancing to the former capital and receiving products in return, and handing over these products to the latter, receîving back canital in return, is a transaction which both 1~7cilitates the economical process of the community, and adds value to the Products in relation Io which it is performed ), (p. 174). Ainsi le producteur et le consommateur gagnent du temps grâce à l'intervention du commerçant : ce dernier, qui fait une avance de capital et de travail, doit être récompensé, " since it adds value to products, for the same products, in the hands of consuiners, are worth more than in the hands of producers ". Pour Newmann comme pour J.-B. Say, le commerce est donc " strictly an act of production" (p. 175). Cette conception est absolument fausse. La valeur d'usage d'une marchandise est plus grande entre les mains du consommateur qu'entre celles du producteur, car c'est là seulement qu'elle entre en fonctions et qu'elle est réalisée, tandis qu'entre les mains du producteur elle n'existe qu'à l'état potentiel. On ne paie pas la marchandise deux fois, d'abord comme valeur d'échange. ensuite comme valent- d'usage. En payant sa valeur d'échange, ou s'approprie sa valeur d'usage et rien n'est ~,,ijouté à ]avaleur d'échange par le passage de la marchandise des mains du producteur ou du coinmerçant à celles du consommateur.
CHAP. XVI. - LE CAPITAL DU COMMERCE DE MARCHANDISES 307
ductiôn. La circulation n'engendre ni valeur, ni plus-value,
car elle ne comporte que des changements de formes. Par
conséquent, si de la plus-value est réalisée par la vente de
la marchandise, c'est qu'elle était d'avance contenue dans
celle-ci. Aussi au second acte du procès de production,
lorsque le capital-argent est échangé contre des moyens
de production, l'acheteur n'encaisse aucune plus-value
et se borne à préparer la récolte de cette dernière en
convertissant de l'argent en force de travail et en moyens
de production. Toutes ces métamorphoses, en tant qu'elles
coûtent du temps - un temps pendant lequel le capital ne
produit rien et par conséquent n'engendre pas de plus
value - ralentissent la production de la valeur et ont
pour eflet de diminuer d'autant plus le taux du profit que
la durée de la circulation est plus grande. On peut donc
dire que si directe , ment le capital commercial ne crée ni
valeur, ni plus-value, il peut contribuer indirectement à
augmenter celle-ci, lorsqu'il a pour effet d'accélérer la cir
culation, En intervenant pour étendre le marché et assurer
la division du travail des capitaux, en leur permettant
d'opérer à une échelle plus grande, il aiguillonne la pro
ductivité et l'accumulation du capital industriel. En rédui
sant la durée de la circulation, il accroit la plus-value par
rapport au capital avancé et par conséquent le taux du
profit. Enfin en donnant une importance moindre à la par
tie du capital social qui doit être affectée exclusivement a
la circulation sous forme de capital-argent, il renforce
la partie qui peut être consacrée directement à la pro
duction.
CHApyrRE XVII
LE PROFIT COMMERCIAL
Nous avons vu, dans le deuxième volume, que la fonction du capital dans la circulation - les opérations M'- A - M qui assurent la conversion de la marchandise en argent et de l'argent en éléments de production - loin d'engendrer de la valeur et de la plus-value, en réduit la quantité à cause du temps qui est absorbé par la circulation. Ce que nous avons constaté en étudiant les métamorphoses du capital-marchandise sous sa forme exclusive n'est pas modifié, lorsqu'une partie de ce capital prend la forme de capital du commerce de marchandises et a ses transformations assurées par une partie spéciale du capital-argent et une catégorie déterminée de capitalistes. Par conséquent, si la vente et l'achat des marchandises ne créent ni valeur, ni plus-value lorsqu'élles sont effectuées par les capitalistes industriels, elles n'acquièrent pas plus cette vertu lorsqu'elles sont faites par d'autres personnes ; l'incapacité qui caractérise à ce point de vue la partie du capital social qui doit être disponible en argent pour que la, reproduction suive son cours sans interruption., subsiste quelle que soit la personne, le capitaliste industriel ou tout autre capitaliste, qui en fasse l'avance.
Si nous faisons abstraction de toutes les opérations hétérogènes, l'emmagasinage, l'expédition, le transport, la distributio'n, qui se rattachent au fonctionnement du capital coin mercial, et si nous ne considérons que la fonction effec
CHAP. XVII. - J,E PROFIT COMMERCIAL :109
tive de ce dernier, la vente et l'achat, nous Pouvorig dire qu'il assure uniquement la réalisation de la valeur et de la plus-value, en opérant l'échange social des marchandises. Cependant la circulation du capital industriel est une phase de la reproduction au mêmetitre que Japroduction; par suite, le capital qui fonctionne dans la circulation doit rapporter le même profit annuel moyen que le capital engagé dans les diverses branches de la production. S'il n'en était pas ainsi, si, par exemple, le capital commercial donnait un profit moyen supérieur à celui du capital industriel, on verrait une partie de celui-ci émigrer aux entreprises coinmerciales , dans le cas contraire, l'inverse se produirait et cela avec d'autant moins d'hésitation qu'aucun capital ne rencontre moins de difficulté que le capital commercial à changer de destination et de fonction. Mais si le capital commercial est incapable d'engendrer par lui-même de la plus-value, il est évident que celle qui lui tombe en partage sous forme de profit moyen doit provenir de la plus-value créée par le capital productif. Comment parvient-il à s'en emparer ?
Et d'abord, constatons que c'est en apparence seulement que le profit du commerçant résulte d'une addition à la valeur de la marchandise, d'une élévation nominale du prix au-dessus de la valeur.
Il est clair que le commerçant ne peut prélever son profit que sur le prix des marchandises qu'il vend, et il est plus clair encore que ce profit est égal à la différence entre le prix de vente et le prix d'achat Il se peut qu'entre la vente et l'achat viennent s'ajouter des dépenses suppl~mentaires (des frais de circulation) ; dans ce cas, l'excédent du prix de vente sur le prix d'achat représente à la fois ces frais et le profit. Pour simplifier l'analyse, nous supposerons que ces dépenses supplémentaires n'existent pas.
Pour le capitaliste industriel, la différence entre le prix de vente de ses marchandises et leur prix d'achat représente l'écart entre leur coùt de production et leur prix de revient. Si nous considérons le capital total de la société,
310 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
cette différence se ramène à la différence entre la valeur des marchandises et le prix de revient payé par les capitalistes, c'est-à-dire à la différence entre la quantité totale et la quantité payée de travail qu'elles contiennent. Avant que les marchandises achetées par le capitaliste industriel puissent être envoyées au marché comme marchandises vendables, elles doivent parcourir le procès de production, pendant lequel la fraction de leur prix qui sera réalisée plus tard comme profit est produite. Il n'en est pas de même pour le commerçant. Les marchandises ne sont en sa possession que pendant qu'elles sont engagées dans la circulation et il ne fait que poursuivre l'opération de vente qui a été commencée par le capitaliste industriel, opération au cours de laquelle aucune plus-value nouvelle n'est incorporée à la marchandise. Alors que le capitaliste industriel réalise seulement dans la circulation la plus-value qui était déjà produite, le commerçant doit, non seulement réaliser, mais créer son profit au moyen de la circulation. A première vue, cette opération ne parait possible que s'il vend au-dessus de leur coût de production les marchandises que le capitaliste industriel lui avendues au coût de production, c'est-à-dire à leur valeur, si nous considérons l'ensemble du capital-marchandise ; par conséquent s'il leur donne un prix nominal supérieur à leur prix et leur assigne une valeur si nous considérons tout le capital-marcharidise) plus grande que leur valeur réelle -, en un mot s'il les vend plus cher qu'elles ne valent. Si une aune de toile coûte 9- sh., je la mettrai en vente, pour réaliser 10 0/0 de profit, à (2-1- 40 ) sh., soit 9- sh. 2 2/5 d. Je la vendrai
donc à un prix qui est en réalité celui de 1 1/10 aune ou, ce qui revient an même, pour les 2 sh., je donnerai 10/11 aune et je garderai pour moi 1/11. De cette manière j'arriverai à participer à la plus-value et au surproduit par un détour, par une majoration (lu prix nominal de la marchandise.
C'est sous cet aspect que la formation du profit commer
CHAP. XVII. - LE PROFIT COMMERCIAL 811
cial se présente au premier abord à l'esprit et c'est même de là qu'est partie la conception que tout profit résulte d'une augmentation nominale du prix, c'est-à-dire de la vente de la marchandise au-dessus de sa valeur.
Il suffit cependant de regarder les choses de près pour être convaincu que cette explication (il est bien entendu que nous parlons du profit moyen et non de ce qui peut se passer dans un cas particulier) repose sur une apparence. Pourquoi considérons-nous que le commerçant ne peut réaliser 10 0/0 sur sa marchandise qu'en la vendant 10 0/0 au-dessus du coût de production? Parce que nous avons admis que le producteur, le capitaliste industriel (pour le monde extérieur, c'est le capitaliste industriel, la personnification du capital industriel, qui apparait Comme " producteur ") la lui a vendue au coût de production. Et, en effet, si le coût de production, c'est-à-dire en dernière instance la valeur de la marchandise, est le prix de revient du commer~ant, il est évident que celui-ci ne peut profiter d'une différence entre son prix de vente et son prix d'achat - et cette différence seulement peut lui rapporter un profit -qu'en vendant la marchandise au-dessus de sa valeur, en établissant un prix du commerce supérieur au coût de production. Mais pourquoi avons-nous admis que le capitaliste industriel vend au coût de production, supposition qui implique que le capital commercial (nous ne parlons que du capital du commerce de marchandises) n'intervient pas dans la constitution du taux général du profit? Nous avons été amenés naturellement à faire cette hypothèse dans notre exposé du taux général dut profit, d'abord parce que le capital commercial n'existait pas encore pour nous a ce moment, ensuite parce (lue nous devions nécessairement considérer alors le taux général du profit comme le résultat du nivellement des profits (c'est-à-dire des plusvalues) produits réellement par les capitaux industriels des diverses branches. Il n'en est plus de même maintenant que nous avons affaire au capital commercial, qui recueille une
312 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
part du profit sans intervenir dans la production. Nous devons donc compléter notre exposé précédent.
Supposons que le capital industriel avancé pendant l'aimée soit 720, -j- 180, ~ 900 (par ex., 900 millions de £) et que, pl' soit de 100 0/0. Le produit sera 720, -1- 180, -J- 180pi = 1080. Désignons ce produit (le capital-marchandise) par M. La valeur de M ou son coût de production (car valeur et coût de production sont identiques quand on considère l'ensemble des marchandises) sera égal à 1080 et le taux du profit, étant donné que le capital avancé est de 900, serade2O O/O.D'après ceque nous avons développe' précédemment, ces 20 0/, représentent le taux moyen du profit, car nous considérons la plus-value, non isolément pour chaque capital, mais pour l'ensemble des capitaux industriels et nous la rapportons à la composition moyenne de ceux-ci. Supposons qu'aux 900 £ des capitalistes industriels s'ajoutent 100 £ des capitalistes commercants, devant participer au profit total en proportion de leur iiiiportance. Le capital commercial représentera 1,110 du capital total --lui sera maintenantde 1000 £, et il recevra 1/10 de la plus-value (180), soit un profit dont le taux sera de 18 0/,. Le restant (900) du capital total ne touchera plus qu'un profit de 162, ce qui en ramènera le taux également à 18 0/0. Les capitalistes industriels vendront donc leurs produits aux commerçants au prix de : 720, -+- 180, -1- 162pi = 1062 et les commerçants les revendront à 1062 -+- 18 ~ 1080, c'est-à-dire à leur coût de production, à leur valeur, bien que le profit commercial ne prenne naissance que dans la circulation et qu'il ne soit que la différence entre les prix de vente et d'achat. Les commerçants ne vendent donc pas la marchandise au-dessus de sa valeur, au-dessus de son coût de production; ils l'achètent aux capitalistes industriels au-dessous de sa valeur, audessous de son coût de production.
Le capital commercial intervient dans la formation du taux général du profit en raison de son importance par rapport au capital total, Dans notre exemple le taux moyen
CHAP. XVII. LE PROFIT COMMERCIAL 118
du profit était de 18 0 / il aurait été de 20 0/0, si 1/10 du capital n'avait pas été du capital commercial. Notre définition du coût de production doit donc être modifiée quelque peu. Ce coût, qu'il y ait capital commercial on non, est le prix de la marchandise, c'est-à-dire son prix de revient (la valeur du capital constant -1- celle du capital variable) augmenté du profit moyen. Mais ce profit moyen n'est plus
n
le même; s'il réi~ulte encore du profit total engendré par le capital productif, il est calculé non plus d'après ce capital productif, mais d'après celui-ci augmenté du capital commercial. Notre capital productif était de 900 et notre capital commercial de 100 ; notre profit total de 180 a donné, non un taux moyen de - = 20 0/0, mais un taux 900
180
de - = 18 0/0, et le prix de revient étant k, le coût de
4000
production, a été de k --~- 162 au lieu de k -+- 180. La part du capital commercial est donc déjà comprise dans le taux moyen du profit, de sorte que si nous désignons par h le profit commercial, nous voyons que la valeur réelle, le véritable eoùt de production du capital- marchandise, est k -i- p -~- h. Le prix de vente du capitaliste industriel est donc inférieur au véritable coût de production, et si l'on considère l'ensemble des marchandises, on peut dire que les prix auxquels elles sont vendues par la classe des capitalistes industriels sont inférieurs à leurs valeurs. Ainsi, dans notre exemple, la marchandise a été vendue par le capitaliste industriel à 900 (prix de revient) -+ 18 0/0 de 900 ~ 900 -1- 1642 = 1062. En vendant à 118 la marchandise qui ne lui a coûté que 100, le commerçant augmente, il est vrai, le prix de 18 0/0 ; mais comme la marchandise vaut 118, il ne la vend pas au-dessus de sa valeur. Nous attribuerons dorénavant à l'expression " coût de production " le sens que nous venons de préciser. Le profit des capitalistes industriels sera donc égal à la différence entre le coût de production et le prix de revient, tandis que le profit des commerçants sera exprimé par l'excé
314 QUATRIÈME PARTIE. - L17 CAPITAL COMMERCIAL
dent du prixde vente sur le coût de production, ce dernier représentant le prix d'achat des commerçants; enfin le prix des marchandises sera é~,~al à leur coût de produe
1
tion augmenté du profit commercial. De même que le capital industriel ne réalise un profit que parce que de la plus-value a été préalablement incorporée au produit, de même un profit ne tombe en partage au capital coinmercial (lue parce que toute la plus-value incorporée au produit n'a pas été réalisée par le capital industriel (1). Le commerçant vend à un prix supérieur à celui auquel il achète, non parce que son prix de vente est supérieur à. la valeur de la marchandise, mais parce que son prix d'achat est inférieur à cette valeur.
Le capital commercial contribuant à ramener la plusvalue au niveau du profit moyen sans participer à sa production, il en résulte que le taux général du profit contient d'avance la plus-value qui tombe en partage au capital commercial.
L'exposé que nous venons de faire conduit aux conclusions suivantes :
l' Le taux du profit industriel est d'autant plus petit que le capital commercial est plus important par rapport au capital industriel.
2' L'intervention du capital commercial accentue l'écart entrele taux de la plus-valueet celui du profit. Nous avons vu dans la première partie, que le taux du profit est toujours plus petit que celui de la plus-value et qu'il exprime un degré d'exploitation du travail plus petit que la réalité; c'estainsique dansnotre exemple d'un produit d'une valeur de 720, + 180, -1- 180pl, le taux de la plus-value était de 100 0/0, tandis que celui du profit n'était que de 20 0/0. L'intervention du capital commercial a en pour effet d'augmenter cette différence, puisqu'il a fait tomber le taux du profit de 20 0/0 à 18 0/, Le taux moyen du profit du producteur immédiat est donc une expression inférieure a la réalité.
(1) John Bellers.
CHAP. XVII. - LE PROFIT COMMERCIAL 815
Toutes choses égales, l'importance relative du capital commercial (noirs faisons abstraction du commerce de détail, qui constitue une catégorie hybride et exceptioniielle) est d'autant plus petite que sa rotation est plus accélérée et, par conséquent, que la reproduction est plus énergique. Dans l'analyse scientifique, le taux général du profit semble prendre naissance dans le capital industriel et sour l'action de la concurrence, pour se modifier et se compléter par l'intervention du capital commercial. L'évolution historique présente les choses sous l'aspect inverse. C'est le capital commercial qui a d'abord déterminé les prix des marchandises plus ou moins d'après leurs valeurs, et c'est dans la circulation servant d'intermédiaire à la reproduction que s'est constitué en premier lieu un taux général du profit. Plus tard, lorsque le système capitaliste s'est généralisé et que le producteur lui-même est devenu commer~ant, le profit commercial a été ramené à n'être qu'une fraction de la plus-value, la quote-part assignée air capital commercial considéré comme une partie dur capital total engagé dans la reproduction sociale.
Nous avons vu que lorsque se fait l'égalisation des profits par l'intervention du capital commercial, il n'entre dans la valeur des marchandises aucun élément supplémentaire correspondant au capital-argent avancé par le
1
commerçant, et que ce qui est ajouté au prix pour former le profit du commerçant est simplement égal à la partie de la valeur de la marchandise que le capital productif n'a pas pu faire entrer dans le coût de production. Il en est de ce capital-argent comme du capital fixe industriel, tant que celuici West pas consommé et que sa valeur n'est pas devenue un élément de la valeur de la marchandise. Son prix d'achat équivaut au coùt de production A et son prix de vente est A -F- AA, où AÀ exprime la somme que le taux général du profit ajoute au prix de la marchandise; de sorte que la vente produit non seulement AA, mais restitue le capitalargent qui a été avancé pour l'achat. Il se manifeste ici
316 QUAMUÉME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
de nouveau que le capital-argent du commerçant n'est que le capita 1- marchandise du capitaliste industriel transformé en argent, et qu'il n'affecte pas plus la valeur de la marchandise que si celle-ci était vendue directement à celui qui doit la consommer. Sa seule action consiste à en anticiper le p~iement, et encore n'en est-il ainsi que pour autant que le commerçant, ainsi que nous l'avons admis, n'est astreint à aucun faux frais et qu'en dehors du capital-argent pour acheter la marchandise au producteur, il n'engage aucun autre capital, soit fixe, soit circulant, dans le procès des métamorphoses de la marchandise. Cette condition ne se présente pas dans la réalité, comme nous l'avons vu dans l'étude des frais de la circulation (vol. 11, chap. VI), qui nous a montré que celle-ci donne lieu à des dépenses que le commerçant rencontre directement dans la conduite de ses affaires ou qui proviennent d'autres agents de la cireulation.
Quels que soient ces frais, qu'ils soient inhérents directement à l'entreprise commerciale ou qu'ils proviennent d'opérations complémentaires, comme l'expédition., le transport, l'emmagasinage, ils exigent que le commer
,7,
çant dispose d'un capital supplémentaire à côté du capital-argent qu'il consacre à l'achat des marchandises. Ce capital supplémentaire passe dans le prix de vente, entièrement s'il est du capital circulant, partiellement et proportionnellement a son usure s'il est du capital fixe ; seulement il y passe comme un élément constituantune valeur nominale, même lorsqu'il n'ajoute à la marchandise aucune valeur réelle, comme par exemple, les dépenses purement commerciales de la circulation. Qu'il soit circulant ou fixe, tout le capital suppléinenfaire contribue à la formation du taux général du profit.
Les frais purement commerciaux, c'est-à-dire ceux qui ne résultent pas de l'expédition, du transport et de Femmagasinage, sont nécessaires pour réaliser la valeur de la marchandise, pour la convertir de marchandise en argent on d'argent en marchandise, en un mot pour en permettre
CHAP~ XVII. - LE PROFIT COMMERCIAL 817
l'échange. Il faut donc les distinguer de certains actes de production qui continuent pendant la circulation et qui d'ailleurs peuvent se produire absolument en dehors de l'entreprise commerciale. C'est ainsi que l'industrie du transport et les entreprises d'expédition peuvent être et sont en réalité des branches en dehors du commerce ~ de même les marchandises à négocier peuvent être emmagasinées dans des docks ou des entrepôts publics, et donner lieu. à des frais que des tierces personnes porteront en compte au commerçant. Tous ces faits se présentent couramment dans le grand commerce, où le capital commercial fonctionne dans sa forme la plus pure et se cantonne le plus rigoureusement sur le terrain qui lui est propre. Les entrepreneurs de charriage, les directeurs de chemins de fer, les affréteurs ne sont pas des " commerçants ", et les frais dont ils grèvent les produits ne sont pas ceux que nous considérons ici et qui portent exclusivement sur l'achat et sur la vente. Précédemment déjà, nous avons constaté que ces frais consistent uniquement en dépenses de comptabilité, de correspondance, etc., et qu'ils ont pour point de départ un capital constant qui comprend le mobilier de bureau, les registres, le papier, etc., et un capital variable qui sert à payer les salaires des employés. (Les frais d'expédition, de transport, de droits d'entrée, etc., peuvent être considérés en partie comme des avances faites pour l'acquisition des marchandises et doivent comme telles être intégrées au prix d'achat.)
Tous ces frais, qui résultent de ce que la forme économique du produit est la marchandise, prennent naissance, non dans la production de la valeur d'usage, mais au cours de la réalisation de la valeur. Ils sont inhérents, non au procès de production, mais au procès de circulation et par suite au procès de reproduction. La seule partie qui nous en intéresse ici est celle qui est dépensée sous forme de capital variable. (Nous aurions en outre à examiner : l' Comment la loi qui veut que la valeur de la marchandise ne contient que du travail nécessaire, se vérifie dans la
318 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
circulation ; 20 Comment l'accumulation s'accomplit dans le capital commercial ; 3' Comment le capital commercial fonctionne dans le procès de reproduction sociale.)
Si le temps de travail que les capitalistes industriels perdent lorsqu'ils se vendent leurs produits entre eux - ou objectivement parlant, le temps de rotation - n'ajoute rien à la valeur de la marchandise, il est évident qu'il en est de même lorsque l'opération est faite par le comn~erçant se substituant à l'industriel. La transformation de la marchandise (du produit) en argent et de t'argent en marchandise (en moyens de production) est une fonction inévitable du capital industriel et du capitaliste, qui est le capital doué de conscience et de volonté. Cette fonction, bien qu'elle réponde à une opération indispensable du procès de reproduction, n'engendre ni valeur, ni plus-value, et il en est de même lorsque dans la sphère de la circulation le commerçant vient prendre la place de l'industriel. Si le commerçant ne l'accomplissait pas et s'il n'y consacrait pas le temps de travail qu'elle - exige, il ne ferait pas de son capital un agent de circulation du capital industriel, et il n'aurait pas à participer, en proportion de l'argent qu'il avance, au profit produit par la classe des capitalistes industriels. Pour participer à la plus-value, pour mettre en valeur son capital, le capitaliste commerçant doit s'abstenir d'occuper des salariés. Lorsque son entreprise et son capital sont de peu d'importance, il doit être le seul travailleur qu'il utilise ; car ce qui lui est payé est la partie du profit qui équivaut à la différence entre le prix auquel il achète les marchandises et leur véritable coût de production.
Lorsque le commerçant opère avec un petit capital, le profit qu'il réalise peut ne pas être supérieur et même être inférieur au salaire d'un ouvrier habile et bien payé. De même, à côté de lui fonctionnent des agents commerciaux dépendant directement de J'entreprise industrielle, chargés de la vente ou de l'achat, ayant autant ou même plus de revenu que lui, sous forme d'un salaire ou d'une commission sur la vente. 11 se différencie de ceux-ci en ce qu'il
CHAP. XVII. - LE PROFIT COMMERCIAL 319
encaisse le profit commercial comme capitaliste autonome, tandis que les autres ne reçoivent qu'un salaire de l'industriel qui empoche alors a la fois le profit industriel et le profit commercial. Dans tous ces cas, le revenu de l'agent de la circulation, qu'il se présente comme un salaire ou comme un profit, résulte uniquement du profit commercial et cela parce que dans ces circonstauces le travail n'est pas créateur de valeur.
Toute prolongation des opérations de la circulation constitue : Il au point de vue du capitaliste industriel, une perte de temps qui l'empêche de vaquer à ses fonctions de directeur du procès de production ; 2' au point de vue du produit, un retard dans sa transformation en argent ou en marchandise et un séjour exagéré dans le proces de circulation, qui n'ajoute rien a sa valeur et qui interrompt le procès de production. Cette interruption ne peut être évitée que par une réduction de la production ou la mise eu oeuvre d'nu capital-argent supplémentaire, ce qui revient à dire, ou bien que le capitaliste doit se résoudre à retirer moins de profit du capital qu'il a engage' on bien qu'il doit donner plus d'importance à celui-ci s'il veut continuer à toucher le même profit. La substitution du commerçant à l'industriel ne modifie en rien cette situation. C'esi le commerçant qui maintenant consacre son temps à la circulation et c'est lui qui avance le capital supplémentaire qu'elle exige ; aussi le capitaliste industriel doit lui abandonner une partie de son profit, à laquelle d'ailleurs il aurait dû renoncer s'il avait affecté à la circulation une fraction de son capital productif. Tant que l'importance du capital commercial ne dépasse pas ce qu'elle doit être, l'intervention du commerçant n'a que ce se 1 effet que la circulation prend moins
'u
àe temps, exi--e moins de capital supplémentaire et déter
n
mine une perte moindre de profit. Dans l'exemple dont nous nous sommes servis plus haut, le capital industriel 720e -1- 180, + 180pi servi par un capital commercial de l 00, donne à l'industriel 162 ou 18 0/0 de profit ; il est pro
820 QUATRIÈME PARTIE. - LE, CAPITAL COMMERCIAL
bable que si l'industriel s'était. chargé lui-même de la vente, il aurait dû affecter à la circulation un capital de 200 au lieu de 100, ce qui l'aurait conduit à engager un capital de 1100 au lieu d'un capital de 900, qui, pour une plus-value de 180, ne lui aurait donné qu'un profit de
16 4/1, 0/0.
Si outre le capital additionnel qui sert à acheter de non-,,elles matières avant que la marchandise en circulation soit reconvertie en argent, l'industriel qui vend lui-même son produit doit encore avancer du capital sous forme de frais de bureau et de salaires pour assurer la circulation de ce qu'il met en vente, ce capital n'est pas producteur de plus-value ; il doit être reconstitué par la vente de la marchandise et doit par conséquent figurer dans la valeur de celle-ci. On peut donc dire qu'une partie du capital total de la société doit servir à des opérations secondaires, qui ne contribuent pas au procès de mise en valeur ; cette partie doit être continuellement reproduite. Il en résulte, tant pour chaque capitaliste considéré individuellement que pour l'ensemble des capitalistes, une réduction du taux du profit, qui est d'autant plus importante que la quantité de capital nécessaire pour faire circuler la même masse de capital variable est plus considérable.
Cette réduction du taux du profit persiste évidemment lorsque les frais inhérents à la circulation sont transférés de l'industriel au commerçant, seulement elle a lieu d'une autre manière et dans une moindre mesure. En effet, le commerçant doit alors avancer plus de capital qu'il n'en engagerait si ces frais n'existaient pas, et son profit est augmenté duprofit qui doit être attribué à ce capital additionnel; le capital commercial intervient donc pour une plus large part dans la constitution du taux du profit moyen et celui-ci devient nécessairement plus petit. Si, dans notre exemple, en dehors du capital commercial de 100 il falliiit avancer 50 pour les frais commerciaux supplémentaires, la plus-value de 100 se répartirait sur 900 de capital productif + 150 de eapital commercial
CHAP. XVII. - LE PROFIT COMMERCIAL 321
1050, et le taux moyen du profit tomberait à 17 1/7 0/0*
L'industriel aurait cédé sa marchandise au commerçant
2 2
au prix de 900 + 154-= 1051-et le commercant
l'aurait vendue à 1130, soit 1080 -+- 50 pour les frais qu'il doit payer. Il est vrai que la division du capital en capital industriel et capital commercial entrave inévitablement la centralisation des opérations commerciales et la réduction de leurs frais.
Il s'agit maintenant de caractériser les salaires des ouvriers occupés par le capitaliste commerçant. Ces ouvriers ont des salaires comme tous les autres et leur travail est acheté, par le capital variable du commerçant et non par l'argent de son revenu ; ils sont payés non pour des services personnels, mais pour faire valoir le capital, et leur salaire est déterminé comme celui de tous les salariés, non par le produit de leur travail, mais par les frais de production et de reproduction de leur.force de travail. Mais entre eux et les ouvriers occupés directement par l'industrie, il existe la même différence qu'entre le capital industriel et le capital commercial, entre l'industriel et le commerçant. Le commerçant est un simple agent de la circulation, qui ne crée ni valeur ni plus-value (la valeur ajoutée à la marchandise par les frais qu'il supporte est une valeur qui existait précéderüment et la sçule question qui soit à résoudre est de savoir comment il conserve la valeur de son capital constant) ; d,, mêm2 ks ouvriers que le commerçant occupe comme agent à la circulation ne peuvent produire aucune plus-value pour lui. Nous supposons ici, comme nous l'avons fait pour les ouvriers productifs, que le salaire corresponde rigoureusement à la valeur de la force de travail et que le commerçant ne s'enrichisse pas en portant en compte des salaires fictifs, plus élevés que ceux qu'il paie en réalité.
La difficulté ne consiste pas à éclaircir comment le salaire commercial, tout en n'étant pas producteur de plusvalue, peut rapporter un profit à celui qui l'occupe; l'ana
922 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
lyse générale du profit commercial a fourni la réponse à cette question. De même que le capitaliste industriel réalise un profit parce qu'il vend, incorporé à la marchandise, du travail qu'il n'a pas payé, de même le capitaliste commercial fait un profit parce que, ne payant pas intégralement au capitaliste industriel le travail non payé que celui-ci a intégré au produit, il porte néanmoins cette partie de travail en compte à ses acheteurs. Le rapport entre le capital commercial et la plus-value diffère complètement de celui entre la plus-value et le capital industriel ; ce dernier produit de la plus-value en s'appropriant directementdu travail non payé, tandis que le premier se borne à se faire allouer une partie de la plus-value produite par le capital-industriel.
C'est uniquement parce qu'il a pour fonction d'assurer la réalisation de la valeur, que le capital commercialparticipe au procès de reproduction et recueille une part de la plus-value produite parle capital total. Pour chaque coinmerçant, cette part dépend du capital qu'il peut consacrer à la vente et à l'achat, et ce capital peut être d'autant plus grand qu'il extorque à ses commis une quantité de travail non payé plus considérable. Le commerçant fait exécuter par des salariés la plus grande partie des opérations qui permettent à son argent d'être un capital; le travail qu'il ne paye pas à ceux-ci ne -,-oduit pas de plus-value, mais est recueilli par lui comme plus-value, ce qui revient au même au point de vue du profit qu'il encaisse. S'il n'en était pas ainsi, aucune entreprise commerciale ne pourrait être exploitée en mode capitaliste.
La difficulté ~-,st la suivante : le commerçant ne créant pas de la valeur par son travail (bien que celui-ci lui permette de s'assurer une part de la plus-value produite ailleurs), en est-il de même du capital variable qu'il avance pour l'achat de la force de travail ? Ce capital doit-il être ajouté au capital commercial comme avance pour subvenir aux frais de celui-ci? S'il n'en est pis ainsi, il paralt y avoir contradiction avec la loi de l'égalisation des faux du profit - en effet, quel est le capitaliste qui avancerait 150 s'il
CHAP. XVII. - LE PROFIT COMMERCIAL 323
sait qu'ils ne peuvent fonctionner que comme un capital de 100 ? Et s"il en est ainsi, la contradiction se reporte sur la nature même du capital commercial, qui fonctionne comme capital, non parce qu'il met en oeuvre, comme le capital industriel, le travail d'autrui, mais parce qu'il travaille lui-même, exerce lui-même les fonctions de l'achat et de la vente et recueille à ce titre une partie de la plusvalue engendrée par le capital industriel.
(Nous avons donc à analyser: le capital variable du commerçant, la loi du travail nécessaire dans la circulation, la conservation de la valeur du capital constant par le travail commercial, le rôle du capital commercial dans le procès de reproduction, enfin le dédoublement du capital du commerce en capital-marchandise et capital-argent, correspondant à la subdivision en capital du commerce de marchandises et capital du commerce d'argent).
Si chaque commerçant ne possédait que le capital qu'il peut faire valoir par son travail personnel, il y aurait une subdivision à l'infini du capital commercial et cet émiettement s'accentuerait a mesure que la production capitaliste, prenant plus d'extension, opérerait avec des masses de capitaux de plus en plus considérables. A mesure que le capital se concentrerait dans lasphère de la production, il se décentraliserait dans celle de la circulation. Le cercle d'opérations et par suite les dépenses purement commerciales du capitaliste industriel s'étendraient à l'infini, puisqu'au lieu de cent il aurait mille - commereants en face de lui. Une bonne partie des avantages résultant de l'individualisation et de l'autonomie du capital commercial disparaîtrait, et non seulement il y aurait majoration des frais de vente et d'achat, mais accroissement de toutes les autres dépenses de circulation (échantillonnage, expédition, etc.). Tels seraient les inconvénients en ce qui concerne le capital industriel ; ils ne seraient pas moindres pour le capital commercial. Si calculer avec de grands chiffres ne coûte pas plus de peine que faire des opérations d'arithmétique avec de petits chiffres, il faut au contraire dix fois plus de
324 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
temps pour faire dix achats de 100 £ qu'un seul de 1000 et de même la correspondance (papier, timbres) coûte dix fois plus avec dix petits commerçants qu'avec un grand. La division du travail dans l'établissement commercial oft un commis fait la comptabilité pendant que l'autre tient la caisse et un troisième fait la correspondance, où l'un achète pendant que Fautre vend et un autre voyage, assure unè économie de temps considérable, à tel point que le nombre des salariés occupés par le grand commerce est hors de toute proportion avec l'importance des affaîres. Il en est ainsi parce que dans le commerce bien plus que dans l'industrie certaines fonctions prennent le même temps, qu'elles soient exerci-es en grand ou enpetit; aussi la concentration apparait-elle dans le commerce bien avant de se manifester dans l'industrie, Ce que nous avons dit du capital variable est vrai du capital constant : cent petits comptoirs et cent petits magasins coûtent beaucoup plus cher qu'un grand, et les frais de transport augmentent avec l'émiettement.
Le capitaliste industriel aurait, par conséquent, à dépenser beaucoup plus de temps et d'argent pour la partie commerciale de son entreprise; il en serait de même du côté du capital commercial, qui, disséminé entre un grand nombre de petits commerçants, n'assurerait la fonction qui lui est assignée que par le concours d'un très grand nombre de travailleurs et devrait lui-même avoir une importance exagérée pour faire circuler un même capital-marchandise. Si nous appelons B tout le capital commercial consacré directement à l'achat et la vente des marchandises, et b le capital variable affecté au paiement des salariés des opérations commerciales, B -+- b sera plus petit que le capital B' qui serait nécessaire si b n'existait pas, c'est-à-dire si au lieu d'avoir un certain degré de concentration des affaires, chaque Commerçant opérait individuellement, sans le concours d'un empioyé.
Le prix de vente des marchandises doit être suffisant
11, pour donner le profit moyen correspondant à B -i- b (ce
CHAP. XVII. - LE PROFIT CONINIERGIAL î'3 2 5
qui s'explique par ce fait que B +- b représente titi capital plus petit que celui qui serait nécessaire si b n'existait pas); 2' pour renouveler le capital variable b, c'est-à-dire le salaire que le commerçant paie à ses employés. Ce h constitue-t-il un nouvel élément du prix ou est-il simplement une partie du profit rapporté par B -A- b, dans lequel il figure comme élément reconstituant le salaire des employés, c'est-à-dire le capital variable du commerçant'? Dans ce dernier cas, le profit réalisé par le commerçant sur le capital B -~- b qu'il avance, ne serait donc que le profit qui d'après le taux général retombe sur B, augmenté de la quantité b représentant le salaire des employés, c'est-à-dire une somme qui ne donne aucun profit.
Il s'agit de trouver la limite mathématique de b. Désignons par B le capital servant directement à la vente et à l'achat des marchandises, par k le capital constant (les dépenses de matériel) nécessaire pour ces opérations et par b le capitalvariable que le commerçant doit avancer.
Le renouvellement de B ne soulève aucune difficulté. B est le prix d'achat du commerçant, c'est-à-dire le coût de production du fabricant. Le commerçant retrouve ce coût dans son prix de vente, qui lui rapporte en outre le profit correspondant a B. Si, par exemple, la marchandise lui coûte 100 £ et si le profit est de 10 0/0, il la revendra 110 £ . Le capital commercial de 1.00 a donc ajouté 10 au prix de la marchandise, qui avant la vente ne coûtait que 100.
Le capital constant k du commerpnt est au maximum aussi grand et en réalité plus petit que le capital constant que le producteur devrait employer pour la vente et l'achat, et qui. pour lui représenterait une somme additionnelle au capital constant qu'il consacre à la production. Cette partie doit toujours être reconstituée par le prix de la marchandise on, ce qui revient au même, une partie correspondante de la marchandise - en considérant tout le capital de la société - doit être constamment reproduite
~;26 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
sous cette forme. Cet te partie du capital constant, comme tout le capital avancé directement pour la production, aura pour effet de diminuer le taux du profit. Elle n'est plus avancée par l'industriel, dès que celui-ci reporte sur le commerçant la partie commerciale de son entreprise, et c'est alors ce dernier qui en fait l'avance. Mais cette avance n'est que nominale, car le commerçanr ne produit ni reproduit le capital constant qu'il utilise ; ce dernier est produit par des capitalistes industriels spéciaux, dont les entreprises sont analogues à celles des industriels qui fournissent le capital constant aux producteurs d'aliments. Le commerçant, qui perçoit un profit sur ce capital reproduit par d'autres, réduit donc doublement le profit de l'industriel ; mais grâce a la concentration et a l'économie résultant de la division du travail, cette réduction est moins importante qu'elle ne le serait si l'industriel devait lui-même avancer le capital (lequel serait, dans ce cas, plus considérable).
Les deux éléments B et k du prix de vente que nous
avons analysés jusqu'à, présent ne donnent pas lieu â dif
ficulté, ainsi qu'on vient de le voir. Nous avons maintenant
à, nous occuper de b, du capital variable avancé par le
. commerçant. L'intervention de b ramène l'expression du
prix de vente à B -j- k -1- b -1- le profit sur (13 + k) -4- le
profit sur b.
B reconstitue le prix d'achat et y ajoute le profit qui lui correspond. De même k ne figure dans le prix de vente qu'avec sa valeur et le profit qui lui échoit, et encore peut-on dire que s'il était avancé par l'industriel, au lieu de l'être par le commerçant, il représenterait une somme plus considérable. Jusqu'à présent, le profit moyen n'a donc subi d'autre réduction que celle correspondant au profit de B -+- k, c'est-à-dire le profit d'un capital spécial, le capital du commerçant. Il n'est pas de même de b -J- le profit sur b, c'est-à-dire b -4- 1/10 b, en supposant un profit de 10 0/,. C'est ici que se trouve la véritable difficulté.
Ce que le commerçant achète pour b, c'est selon notre
CHAP. XVII. - LE PROFIT COMMERCIAL 8-27
hypothèse du travail appliqué exclusivement à la circulation et indispensable pour qu'un capital puisse fonctionner comme capital commercial, c'est-à-dire assurer la conversion de la marchandise en argent et (le l'argent en marchandise. C'est du travail qui réalise des valeurs mais n'en produit pas, et ce n'est que pour autant qu'il fonctionne dans ces conditions, que le capital avancé pour le payer
intervient dans la fixation du taux général du profit et participe au profit total. L'expression b profit de b semble cependant exprimer la rémunération du travail que le commerçant doit exécuter lui-même ( ' peu importe que l'industriel lui remette cet argent pour le travail qu'il fait lui-même ou pour celui qu'il confie à des commis) augmentée du profit retombant sur cette rémunération. Le capital commercial récupérerait donc d'abord le paiement de b et percevrait ensuite un profit sui b, c'est-à-dire qu'il se ferait
d'abord payer le travail en vertu duquel il est capital cwnmercial et qu'il réclamerait ensuite un profit en tant que capital. C'est là la question qui est à résoudre :
Supposons que B soit égal à "LOO, b à 10 et le taux du profit à 10 0/,. Admettons que k soit nul, afin de ne pas introduire inutilement dans notre calcul un élément dont le rôle a été éclairci. Le prix de revient sera donc
B -~- Bp' b + lqî, p' exprimant le taux du profit, soit 100 -+- 10 10 -1- 1 = 121.
Si b,n'était pas avancé par le commerçant pour le salaire (b n'est payé que pour la réalisation âe'la valeur de la marchandise que le capital industriel jette au marché), les choses se présenteraient comme sait : Pour acheter et vendre pour B ~ 100, le commerçant donne son temps (et
nous supposons qu'il y consacre tout son temps). Le salaire qui était représenté par b =-- 10 et qui était la rémunération du travail du commerçant devient maintenant un profit, supposant un capital commercial de 100
(étant donné que nous avons admis un taux du profit de 10 0/0). Il y a donc un second B ~ 100, qui n'entrera pas dans le prix de la marchandise, mais y introduira
8.28 QIJATI~lf,,MU PARTIE. - LE CAPITAL COMNIERCIAL
10 0/0 de sa valeur et nous nous trouvons en présence de deux opérations de 100 chacune (soit en tout 200) qui achèteront des marchandises pour 200 -+- 20 = 220.
Le capital commercial n'étant qu'une partie du capital industriel devenu autonome pour assurer la circulation, toutes les questions qui s'y rapportent doivent être exaininées comme si les phénomènes propres au capital commercial n'étaient pas encore séparés de ceux accompagnant le fonctionnement du capital industriel. Dans le bureau du capitaliste industriel, qui est le pendant de son usine, le capital commercial fonctionne sans interruption dans le procès de circulation et c'est là que nous aurons à étudier en premier lieu le b qui nous intéresse. Ce bureau est toujours infiniment petit relativement à1lusine, bien qu'à mesure que la production prend des proportions plus considérables, les opérations commerciales et les travaux de comptabilité deviennent plus importants, tant pour la vente des produits devenus marchandises que pour la conversion en moyens de production de l'argent provenant de leur vente. Le calcul des prix, la comptabilité, la tenue de la caisse, la correspondance, toutes ces opérations acquièrent d'autant plus d'importance que la production se fait à une échelle plus grande, sans que cependant les opérations commerciales du capital industriel, le travail et les frais de circulation pour la réalisation de la valeur et de la plus-value gagnent en importance proportionnellenient à l'extension de la production. Le capitaliste industriel se voit donc obligé de confier tous ces travaux à des employés salariés, pour la rémunération desquels il doit avancer un capital qui, tout en servant à payer des salaires, diffère du capital variable avancé pour payer le travail productif, en ce qu'il augmente la masse de capital qui doit être engagée sans fournir un accroissement correspondant de la plus-value. Ce capital supplémentaire sert en effet à payer du travail dépensé uniquement pour la réalisation de-valeurs déjà créées et, comme toute avance du même genre qui fait augmenter le capital sans
CHAP. XVII. - LE PROFIT COMMERCIAL 329
plus-value, il détermine une baisse du taux du profit. (La plus-value pl restant constante pendant que le capital C
f pl
s accroit et devient C -1- AC, le taux du profit ë baisse
pl
et devient ~~+ à G . ) Il s'ensuit que l'industriel cherche à réduire au minimum ces frais de circulation de même qu'il fait pour toutes ses dépenses en capital constant, et qu'il ne se comporte pas de la même manière à l'égard de ses salariés commerciauxqu'à l'égard de ses salariés productifs. Plus il occupe de ces derniers, plus, toutes circonstances égales, sa production estimportante et plus considérables sa plus-value et son profit. Mais plus sa production prend de l'extension et par conséquent plus grandes deviennent la valeur 'et la plus-value qu'il doit réaliser, plus augmentent, d'une manière absolue (non relative), les frais de bureau auxquels il est assujetti et plus ils donnent lieu à une espèce de division-du travail. Ces frais ne sont possibles que pour autant que l'entreprise soit lucrative, ce qui apparait clairement dans ce fait que les salaires commerciaux, à mesure quils deviennent plus importants, sont généralement payés en partie par un prélèvement sur le profit. Il est tout-naturel qu'un travail qui se rapporte exclusivement au calcul et a la réalisation des valeurs et à la reconversion de l'argent en moyens de production, dont l'importance dépend des valeurs produites et à réaliser,. agisse, non comme cause à l'exemple du travail productif, mais comme conséquence de res valeurs. Il en est de même des autres frais de circulation. L'importance des travaux de mesurage, de pesage, d'emballagge et de transport dépend de la masse des marchandises qui doivent être l'objet de ces opérations.
Le travailleur du commerce ne produit pas directement de la plus-value ; le prix de son travail est déterminé par la valeur de sa force de travail, c*est-,t-dire par les frais de production de cette dernière, taudis que l'exercice
330 QUATRIÉME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
et Fusure de sa force de travail n'est pas plus limitée par
sa valeur que celle de tout autre salarié. Il n'existe donc
aucun rapport nécessaire entre son salaire et la masse de
profit qu'il aide à réaliser. Ce qu'il coûte au capitaliste dif
fère absolument de ce qu'il lui rapporte. Il rapporte, non
parce qu'il produit directement de la plus-value, mais
parce qu'il contribue à diminuer la dépense de réalisation
de la plus-value, dans la mesure du travail non payé qu'il
accomplit. Lés véritables travailleurs du commerce appar
tiennent à la classe des salariés bien payés, ceux qui font
du travail qualifié supérieur au travail moyen. Leur salaire
tend à baisser, même par rapport au travail moyen, à
mesure que la production capitaliste se développe : d'abord,
par suite de la division du travail, qui permet sans qu'il
en coûte au capitaliste de développer et de perfectionner
les aptitudes des travailleurs dans une direction; ensuite
grâce aux progrès de la science et de l'enseignement, qui
diffusent plus rapidement et plus complètement l'instruc
tion générale, les connaissances commerciales et linguistiques, et qui sous linfluence du régime
capitaliste adoptent des méthodes plus pratiques. Le développement de l'instruction, en permettant
le recrutement des salariés du commerce dans des classes qui précédemment ne fournissaient pas
des travailleurs de ce genre et étaient habitués à une vie moins aisée, augmente le nombre des
candidats et les pousse à la concurrence; par suite, leur force de travail se déprécie et leur
rémunération baisse à mesure que leurs capacités et leurs aptitudes se perfectionnent. Le capitaliste
en augmente le nombre chaque fois qu'il doit réaliser plus de valeur et par conséquent plus de
profit, de sorte que cette augmentation est un effet et non une cause de l'accroissement de la plus-
value (1).
(1) Cette prédiction faite en 1865 au sujet du sort du prolétariat du commerce s'est complètement vérifiée depuis, et parmi ceux qui peuvent en certifier il faut citer en première ligne les centaines d'employés allemands qui, connaissant à fond toutes les opérations commerciales et possédant trois ou quatre langues, offrent en vain leurs services dans la
CHAP. XVII. - LE PROFIT COMMERCIAL 331
Il se produit donc un dédoublement: d'une part, les fonctions du capital-marchandise et du capital-argent répondent à des formes générales du capital industriel; d'autre part, des capitaux et des capitalistes spéciaux sont exclusivement occupés par ces fonctions qui correspondent à des sphères spéciales de la mise en valeur du capital.
Les fonctions commerciales et les frais de circulation ne sont spécialisés que pour le capital commercial. La partie du capital industriel consacrée aux opérations commerciales est caractérisée, non seulement en ce qu'elle se présente sous forme de capital- marchandise et de capital-argent, mais aussi en ce qu'elle fonctionne dans le bureau à coté de l'atelier. Quand elle devient autonome et se transforme en capital commercial, le bureau devient son seul atelier. La partie du capital correspondant aux fi-ais de circulation est beaucoup plus importante chez le grand commerçant que chez l'industriel, parce que les opérations commerciales de toute la classe des industriels sont concentrées aux mains de quelques commerçants qui s'occupent à la fois des fonctions et des frais de la circulation.
Au point de vue du capital industriel, les dépenses de la circulation sont de faux frais ; elles sont, au contraire, la source du profit du commerçant dont elles rendent l'entreprise d'autant plus lucrative - le taux général du profit étant donné - qu'elles sont plus considérables. L'avance pour les frais de la circulation est donc une avance pro-. ductive pour le capitaliste commerçant et de même le travail qu'il achète est pour lui immédiatement productif.
Cité de Londres, à raison de ~,Q5 shillings par semaine, bien au-dessous du salaire d'un mécanicien habile. - Uné lacune de deux pages dans le manuscrit indique que ce point avait été détaillé plus longuement. Au surplus qu'on veuille s'en rapporter au volume il, chapitre VI (les frais de circulation) qui s'occupe de différents points qui sont traités ici. - F. E.
capital_Livre_3_1_332_373.txt
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CHAPITRE XVIII
LA ROTATION DU CAPITAL COMMERCIAL. - LES PRIX
La rotation du capital industriel comprend la production et la circulation, c'est-à-dire le procès de production tout entier. La rotation du capital commercial, qui n'est que le mouvement du capital-marchandise devenu autonome, ne comporte que la première phase M - A de la métamorphose de la marchandise, c'est-à-dire le cycle (M - A, A - M) d'un capital qui se reconstitue continuellement. Le commerçant achète et convertit son argent en marchandise; il revend et transforme la marchandise en argent, et les mêmes opérations se succèdent continuellement. Dans la circulation le capital industriel subit la métamorphose M, - A - M, : l'argent provenant de la vente du produit M, est employé à acheter les moyens de production M, et sert d'intermédiaire pour l'échange des deux marchandises M, et M,. Il en est autrement chez le commerçant ; ici, l'argent après avoir effectué l'opération A - M - A', qui fait changer la marchandise deux fois de possesseur, revient à celui qui l'a avancé.
Lorsque, disposant d'un capital de 100 £, le commerçant achète pour 100 £ de marchandises et les revend pour i 10 £, il fait accomplir une rotation à son capital, qui effectuera autant de rotations par an que se répétera de fois l'opération A - M - A'. Nous faisons abstraction des frais du commerçant qui, le cas échéant, interviennent dans la différence entre le prix de vente et le prix d'achat; ces frais ne peuvent modifier d'aucune manière le phénomène que nous voulons étudier.
CHAP. XVIII. - LA ROTATION DU CAPITAL COMMERCIAL. - LES PRIX 383
Il y a analogie entre les rotations successives d'un capital commercial déterminé et la circulation de l'argent considéré simplement comme l'instrument des échanges. De même qu'un thaler, lorsqu'il circule dix fois, achète des marchandises qui représentent dix fois sa valeur, de même 100 de capital-argent d'un commerçant, lorsqu'ils font dix rotations, achètent des marchandises d'une valeur de 1000. Les deux opérations présentent cependant une différence. Lorsque l'argent fonctionne comme instrument de la circulation, ce sont les mêmes pièces de monnaie qui,passant d'une main à l'autre, accomplissent toujours la même fonction, de sorte que plus vite elles circulent moins leur quantité doit être considérable. Chez le commerçant,an contraire, c'est le même capital-argent, quelles que soient les pièces de monnaie qui le constituent, qui achète et vend continuellement des marchandises pour l'import de sa valeur et qui reflue continuellement à son point de départ en quantité A -j-,iA, valeur + plus-value. Ce qui fait de ce cycle une rotation de capital, c'est que l'argent que la circulation ramène est toujours plus abondant que celui qui y a été versé. Il va de soi que plus la rotation du capital commercial est rapide (pour qu'il en soit ainsi, il faut un développement considérable du crédit, et dans ce cas l'argent fonctionne comme moyen de paiement), plus accélérée est la circulation d'une même somme d'argent.
La répétition de la rotation du capital du commerce de marchandises n'exprime que la répétition de l'achat et de la vente, tandis que la répétition de la rotation du capital industriel exprime la périodicité et le renouvellement de tout le procès de reproduction (qui comprend, ainsi qu'on le sait, le procès de consommation). Le capital industriel doit envoyer continuellement des marchandises au marché et continuellement lui en retirer, pour qu'une rotation rapide du capital commercial soit possible ; la lenteur du procès de reproduction entraîne la lenteur de la rotation du capital commercial. Il est vrai que de son côté le capital commercial, en diminuant la durée de la rotation, active
334 QUATRIÈME PARTIE, - LE CAPITAL COMMERCIAL
la rotation du capital productif ; mais il n'influence pas directement la durée de la production, qui limite également le temps de rotation du capital industriel. Nous connaissons donc un premier élément qui peut entraver la rotation du capital commercial. Celle-ci peut être influencée également par la masse et la vitesse de la consommation personnelle, qui agit évidemment sur la partie du capital-marchandise qui l'alimente.
Si nous faisons abstraction des rotations dans le monde même des commerçants, qui ont pour effet, surtout lorsque la spéculation est développée, qu'une même marchandise se vend un grand nombre de fois, nous voyous que le capital commercial a pour conséquence de raccourcir la phase M - A de la rotation du capital productif. L'organisation moderne du crédit met à la disposition du commerçant une grosse partie du capital-argent de la société ; elle lui permet de renouveler ses commandes avant qu'il ait vendu toutes les marchandises de ses achats précédents (peu importe qu'il vende directement aux consommateurs ou qu'il passe par une douzaine d'intermédiaires), sans que pour ces opérations, étant donné l'élasticité extraordinaire du procès de reproduction, il rencontre un obstacle infranchissable dans la production. La séparation des actes M-A et A-M,qui découle de la nature de la marchandise, entraîne donc une demande fictive. Malgré son autonomie, le mouvement du capital commercial ne diffère pas, dans la sphère de la circulation, de celui du capital industriel ; mais grâce à elle, il est indépendant jusqu'à un certain point des limites de la reproduction et il peut même entraîner celle-ci au delà de ses bornes normales, au point que l'antagonisme entre la dépendance interne et l'indépendance extérieure devient telle qu'une crise doit intervenir pour rétablir violemment l'harmonie. C'est ainsi qu'il faut expliquer que les crises éclatent, non pas dans le commerce de détail qui est directement en rapport avec les consommateurs, mais dans les sphères du grand commerce et de la banque. Que le fabricant vende ses
CHAP. XVIII. - LA ROTATION DU CAPITAL COMMERCIAL. - LES PRIX É36
marchandises à un exportateur qui les revend à des clients étrangers, que l'importateur alimente de matières premières le fabricant qui fournit ses produits au marchand de gros, a un moment donné il y a toujours quelque part des marchandises restant invendues ou encombrant les magasins des producteurs et des intermédiaires. Il n'est pas rare, dans des circonstances pareilles, de voir la consommation atteindre des proportions extraordinaires, la production étant très active et les ouvriers largement occupés étant à même de dépenser plus que d'habitude. En même temps s'accentue, abstraction faite de l'accumulation (voir vol. Il, troisième partie), la circulation de capital constant a capital constant, qui bien qu'elle ne dépende pas de la consommation individuelle, est cependant accélérée par elle. Stimulées par la perspective des commandes, les affaires marchent très bien pendant un certain temps et la crise n'éclate que lorsque les rentrées d'argent des commerçants, qui ont vendu à des clients éloignés ou qui ne sont pas parvenus à écouler leurs marchandises, se font avec une telle lenteur et une telle difficulté que les banques perdent patience et que les traites arrivent a, échéance avant que les marchandises soient vendues. Alors se produit le krach et en même temps prend fin le semblant de prospérité.
La rotation du capital commercial est d'autant plus difficile à pénétrer et a analyser, que la rotation d'un seul capital assure les rotations simultanées ou successives de plusieurs capitaux productifs. Elle peut déterminer également la phase opposée de la métamorphose d'un capital-marchandise. Lorsqu'un commerçant achète de la toile à un fabricant pour la revendre à un blanchisseur, son capital a une rotation M - A qui représente deux phases opposées pour les deux capitaux industriels entre lesquels il agit, et il en est de même de tout commerçant qui vend à des consommateurs productifs: son M -A est A - M pour le capital industriel auquel il vend, et son A -M est M - A pour le capital industriel auquel il achète.
386 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAI, COMMERCIAL
Nous avons dit que nous ferons abstraction des frais de circulation k, que le commerçant doit avancer en surplus de la somme qu'il dépense pour l'achat de la marchandise ; pour constater logiquement et mathématiquement quelle est l'influence du profit et de la rotation du capital commercial sur les prix, Dons devons également ne pas tenir compte du profit àk réalisé sur les frais de circulation.
Le coût de production d'une livre de sucre étant d'une le commerçant peut en acheter 100 pour 100 £, et si telle est la quantité qu'il achète et vend pendant une année, avec un profit moyen de 15 0/0, ses 100 £ deviennent 115 £. Il vendra donc la livre de sucre à raison de 1 £ 3 sh. Si le coût de production d'une livre de sucre tombait à 1 sh., 100 £lui permettraient d'en acheter 2000, qu'il revendrait à 1 Sh. 1 4/1~~ d. Dans les deux cas, son profit serait de 15 £., mais d'une part il devrait vendre 100 livres et de l'autre 2000. Le coût de production, qu'il soit élevé ou bas, n'a aucune influence sur le taux du profit, mais il agit d'une manière décisive sur la partie du prix de vente de chaque livre de sucre qui représente le profit commercial, c'est-à-dire sur la majoration de prix que subit une quantité déterminée de produits du fait de l'intervention du commerçant. Plus le coût de production d'une marchandise est bas, plus petit est le prix d'achat que le commerçant doit avancer pour en acheter une quantité déterminée et moindre est le profit qu'il peut réaliser à un taux donné. La productivité plus ou moins grande du capital industriel dont il vend les produits a donc une influence sur le profit qu'il peut réaliser par unité de marchandise. L'idée vulgaire qu'il dépend du commerçant de vendre beaucoup avec peu de profit ou peu avec beaucoup de profit est donc absurde, à moins qu'il ne s'agisse d'un monopole à la fois du commerce et de la production, comme celui dont jouissait en son temps la Compagnie néerlandaise des Indes. Deux facteurs sur lesquels le commerçant n'a aucune action limitent le prix de vente - d'un côté le Coût de production et de l'autre le taux moyen
CHAP.X7,7111. -LABOTATION DU CAPITAL COMMERCIAL. - LVS PRix 387
du profit. Le seul point où sa 'volonté puisse intervenir
- et encore doit-il tenir compte de l'importance de son
capital et d'autres circonstances - c'est le choix entre un
commerce de marchandises chères ou un Commerce de
marchandises à bon marché. Or le coût de production des
marchandises dépend du degré de développement de la
production capitaliste et non du bon vouloir du commer
çant, et seule une compagnie purement commerciale,
comme l'ancienne Compagnie néerlandaise des Indes, qui
avait, en même temps un monopole de production, a pu
s'imaginer qu'il lui serait possible de maintenir, dans des
circonstances tout à fait modifiées, une méthode qui cor
respondait tout au plus aux débuts de la production capi
ta liste (1 ).
Le préjugé populaire au sujet du profit commercial résulte d'une observation superficielle et de certaines idées erronées ayant cours dans le monde des commerçants, où elles,sont entretenues par les faits suivants :
Primo, - Certains phénomènes de la concurrence, qui ne se rapportent qu'à la répartition du profit commercial entre les divers commerçants et qui se manifestent, par exemple, lorsqu'un négociant s'obstine à vendre à meilleur marché pour éliminer ses concurrents.
Secundo. - La naïveté d'économistes du calibre du professeur Ëoseber de Leipzig, qui s'imagine que les prix de vente se sont modifiés par des raisons de sagesse et d'humanité et non par une révolution des modes de production.
(1) " En thèse générale, le profit est toujours le nième quet que soit le prix ; que le commerce prospère on décline, il se maintient comme un élément inévitable. Aussi le commerçant élève ses prix lorsque les prix montent et les diminue lorsqu'ils baissent, (Corbet, An Inquiry into the Causes, etc. of the Wealth of Individuals, London 1845, p. 15). Dans ce passage comme dans notre texte, il est question du commerce ordinaire et non de la spéculation, que nous laissons en dehors de nos recherches relatives au capital commercial. <~ Le profit du commerçant est une valeur qui s'ajoute au capital, lequel est indépendant du prix ; le profit donné par la spéculation se base sur les variations de la valeur du capital ou du prix lui-même " (1. c., p. 12).
838 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
Tertio. - Alors même que les coûts de production et par conséquent les prix de vente baissent par suite d'une augmentation de la productivité du travail, il peut arriver que les prix du marché haussent parce que la demande croit plus rapidement que l'offre, ce qui permet au prix de vente de donner un profit supérieur au profit moyen.
Quarto. - Il se peut qu'un commerçant réduise le prix de vente et renonce à une partie du profit usuel, afin d'accélérer la rotation d'un capital plus considérable; mais c'est là un fait qui ne concerne que la concurrence entre commerçants.
Nous avons établi, dans notre premier volume, que le prix des marchandises n'a aucune influence sur la masse et le taux de la plus-value produite par un capital déterminé, bien que le prix de chaque marchandise et la plus-value qu'il contient soient plus ou moins grands suivant le travail qui y est incorporé. Lorsque les prix des marchandises correspondent à leurs valeurs, ils sont déterminés par les quantités de travail qui y sont contenues, de sorte que si peu de travail est contenu dans beaucoup de marchandise, le prix de celle-ci est bas et la plus-value qu'elle renferme minime. Cette quantité de travail qui détermine le prix est absolument indépendante de la manière dont elle se subdivise en travail payé et travail non payé, par conséquent de la plus-value qu'elle donne. Quant au taux de la plus-value, il dépend non de lagrandeur absolue de cette dernière, mais de son rapport au salaire qui a été dépensé pour produire la marchandise -, il peut donc être élevé alors que la grandeur absolue de la plus-value àlaquelle il correspond est petite. Enfin la grandeurabsolue de laplus-value dépend, pour une marchandise déterminée, en premier lieu de la productivité du travail et en second lieu de sa subdivision en travail payé et travail non payé.
Les prix de vente du commerce partent toujours des coûts de production. S'ils étaient élevés autrefois, il faut l'attribuer : l' aux coûts de production qui étaient élevés euxmêmes à cause du peu de productivité du travail; 20 à
CIIAP. XVIII. - LA ROTATION DU CAPITAL COMMERCIAL. - LES PRIX 939
l'inégalité des taux du profit, qui permettait au capital commercial de s'emparer d'une part de plus-value beaucoup plus considérable que celle qui lui serait revenue si tous les capitaux avaient eu une égale mobilité. C'est donc au développement de la production capitaliste qu'il faut attribuer la suppression de cet état de choses.
Les rotations du capital commercial varient en durée d'une branche de commerce à l'autre ; dans une même branche, elles sont plus ou moins rapides suivant la phase du cycle économique que l'on considère. Il v a cependant, pour une année, un nombre moyen de rotaiions que l'experience permet de déterminer.
Nous avons vu que la rotation du capital commercial n'est pas la même que celle du capital industriel. La nature des choses le veut ainsi : ce qui n'est qu'une phase de la rotation du capital industriel est la rotation entière du capital commercial. Ces rotations diffèrent en outre en ce qui concerne la. détermination des profits et des prix.
La rotation d'un capital industriel indique que la reproduction est périodique. Elle fixe la quantité de marchandises qui peut être envoyée au marché en un temps déterminé et trace une limite, extensible il est vrai, à la production et par suite à la création de valeur et de plusvalue. Elle intervient donc, non pour engendrer de la plus-value, mais pour en limiter la quantité et pour fixer le taux général du profit. Le capital commercial, au contraire, pour lequel le taux moyen du profit est une grandeur donnée d'avance, ne participe ni à la création du profit., ni à celle de la plus-value; il n'intervient dans la fixation du taux général du profit que pour autant qu'il prélève sur le profit produit par le capital industriel une part qui est en rapport avec sa coopération à la formation du capital total.
Un capital industriel donne d'autant plus de profit que le nombre de ses rotations, dans les conditions énoncées dans la deuxième partie du volume II, est plus grand. L'action du taux général du profit, qui a pour effet de répartir
840 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAI, COMMERCIAL
le profit entre les divers capitaux d'après leur importance et non d'après leur participation à la formation de ce taux, n'infirme en rien cette conclusion. Les choses ne se passent pas de même pour le capital commercial. Le taux du profit de celui-ci est -une grandeur donnée, qui dépend d'une part de la masse de profit produite par le capital indus-, triel, et d*autre part du rapport du capital commercial au capital total avancé pour la production et la circulation. Il est vrai que sa grandeur absolue est en raison inverse de sa vitesse de rotation et que par conséquent celle-ci a une influence décisive sur sa grandeur relative, c'est-à-dire sur son rapport au capital total. Le capital commercial étant, par exemple, le dixième du capital total, s'élève à 1000 lorsque ce dernier est de 10.000 et à 100 s'il est de 1000, c'est-à-dire que sa valeur absolue varie alors que sa valeur relative reste constante. Mais la valeur relative peut varier avec la rapidité de la rotation. C'est ainsi qu'avec une rotation accélérée, la valeur absolue du capital commercial peut être de 1000 pour un capital total de 10.000 et de 100 pour un capital total de 1000, soitun rapport de 1/10, tandis qu'avec une rotation lente elle serait de 2000 et de 200, soit un rapport de 1/5. Le ralentissement de la, rotation aurait donc augmenté la grandeur relative dans le rapport de 1/5 à '1/,,. Les facteurs qui diminuent la. durée de la rotation moyenne du capital commercial, tel le progrès des moyens de transport, permettent de réduire la grandeur absolue de ee capital et font hausser le taux général du profit. Le développement de la production capitaliste agit doublement sur le capital commercial. D'une part, il faut moins de capital commercial pour faire circuler la même quantité de marchandise; en effet, l'accélération du procès de reproduction détermine une rotation plus rapide du capital commercial et permet de diminuer sa grandeur relativement au capital total. D'autre part, la production capitaliste se développant,, tous les produits affectent la forme de marchandises et passent par l'intermédiaire des agents de la circulation. Il n'en était pas de même autre
CHAP. XVIII. - LA ROTATION DU CAPITAL COMMERCIAL. - LE' PIUX '41
fois lorsque la production se faisait en petit et lorsque, abstraction faite des produits qui étaient consommés directement par leurs producteurs et des prestations en nature, une bonne partie des marchandises étaient produites sur commande ou vendues directement aux consommateurs. Bien qu'à cette époque le capital commercial fût plus grand relativement an capital -marchandise qu'il devait faire circuler, il avait une grandeur absolue plus petite, parce que la partie du produit total qui circulait comme marchandise et passait par les mains des commerçants était incomparablement moins importante. Le capital commercial était relativement plus grand parce que la rotation était plus lente et parce qu'une même valeur correspondait à moins de marchandises, le prix de celles-ci étant plus élevé à cause de la moindre productivité du travail.
Le système capitaliste n'a pas seulement pour conséquence une production plus abondante de marchandises, mais la même quantité de produits, de blé par exemple, fournit une plus forte proportion de marchandises, c'est-adire de produits faisant l'objet d'un commerce. Il en résulte un accroissement, non seulement de la masse de capital commercial, mais de tous les capitaux agissant dans la circulation et engagés, par exemple, dans les constructions navales, les chemins de fer, la télégraphie, etc. Enfin - et ce côté des choses regarde la " concurrence des capitaux " - la quantité de capital commercial qui reste inoccupée ou qui ne parvient à fonctionner qu'à moitié augmente à mesure que la production capitaliste se développe, qu'elle trouve plus de facilité à s'introduire dans le commerce de détail et que la spéculation joue un rôle plus important.
La grandeur du capital commercial relativement au capital total étant donnée, la variation de la,
rotation d'après les branches de commerce où on l'observe n'agit ni sur le profit total du capital
commercial, ni sur le taux général du profit. Le profit d'un commerçant dépend, non de la masse
de capital- ni arcb andise qu'iifait circuler,
342 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
mais du capital-argent qu'il avance pour cette circulation, L'avance d'un commerçant étant de 100 £ et le taux g(-néral des profits étant de i5 0/0 par an, il vendra pour 115 c de marchandises si son capital fait une rotation en une année, et il en vendra pour M 5 £ si le nombre annuel de rotations s'élève à cinq. La variation du nombre de rotations d'une branche de commerce à l'autre affecte donc directement le prix de vente des marchandises. Le surenebérissement de leur coût de production pour constituer le profit du commerçant est en raison inverse de la vitesse du capital commercial. Un capital faisant cinq rotations par an n'augmente un capital-marchandise d'une valeur donnée que d'un cinquième de ce que l'augmente un autre capital faisant une rotation seulement en une année.
Selon la vitesse moyenne de rotation des capitaux dans
les différentes branches du commerce, la niasse du profit
- qui, pour un taux général déterminé, est indépendante
du caractère spécial des opérations mercantiles qui l'engen
drent - se répartit de différentes manières sur des masses
de marchandises de m ' ên)e valeur, augmentant, par exem
ple, le prix de 15 0/, quand le capital ne fait qu'une rota
tion par an, l'augmentant de 15/5 ~ 3 0/0 quand le nombre
de rotations est de cinq. Un même taux de profit commer
cial renchérit donc les prix de vente dans des mesures très
différentes suivant les durées des rotations.
Il en est tout autrement du capital industriel. Le temps de rotation de celui-ci n'a aucune influence sur les valeurs des marchandises produites, bien qu'il affecte, en faisant varier la masse de travail exploité, les quantités de valeur et de plus-value qu'un capital déterminé peut produire dans un temps donné. Il semble ne pas en être ainsi, lorsque l'on considère les coûts de production de différentes marchandises ; mais, ainsi que nous l'avons développé précédemment, les coûts de production des différentes marchandises considérées individuellement s'écartent de leurs valeurs, alors que la loi générale se vérifie dès que l'on envisage l'ensemble du procès de production, c'est-à-dire
CHAP. XVIII. - LA ROTATIOM DC CAPITAL COMMERCIAL. - LES PRrx M
la masse de marchandises produites par le capital industriel tout entier.
Alors qu'une observation rigoureuse de l'influence du temps de rotation du capital industriel sur la création de la valeur, ramène à la loi générale qui constitue la base (le l'économie politique et d'après laquelle les valeurs des marchandises sont déterminées par le temps de travail qu'elles contiennent, l'étude de l'influence des rotations du capital commercial sur les prix semble prouver que ceux-ci s'établissent d'une manière arbitraire, pour autant qu'ort ne pousse pas à fond l'analyse des rouages intermédiaires. C'est ainsi que les prix semblent dépendre du profit annuel que le apitaliste a décidé de s'attribuer, quelles que soient,du moins dans certaines limites, les conditions du proc~s de production. Ces conceptions erronées que l'observation du capital commercial a fait geriner dans les cerveaux des agents de la circulation, ont conduit à toutes les idées superficielles et fausses qui ont cours an sujet du procès de reproduction.
Ainsi que le lecteur a pu s'en convaincre, l'analyse des rapports internes du procès de produetion. capitaliste est excessivement compliquée et il faut faire appel à la science pour en séparer les mouvements apparents des mouvements réels. Il n'est donc pas étonnant qup,les agents de la production et de la circulation se fassent des idées inexactes sur les lois de la production; ce fait est en quelque sorte inévitable pour les commerçants, les spéculateurs et les banquiers, et il s'explique facilement chez les industriels quand on pense aux phénomènes de circulation dans lesquels leur capital est engagé et à la formation du taux général du profit (1). Ces agents se font
(1) L'observation suivante montre avec une naÏveté remarquable comment pour certains auteurs la fixation des prix devientpurement théorique, c'est-à-dire abstraite : , Il est évident que si une même marchandise est vendue par divers commerçanis à des prix très différents, il ne peut en être ainsi que par suite d'erreurs de calcul. " (Feller et Oldermann, Das Ganze der kaul'ïîiànnischen Arithmetik, 70 édiL, 1859)~
844 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
nécessairement aussi une conception fausse du rôle de la concurrence. Les limites de la valeur et de la plus-value étant données, il est facile de voir comment, sous l'action de la concurrence, les valeurs se transforment en coeits de production et prix du commerce, et comment la plus-value devient le profit moyen. Mais lorsqu'on ne tient pas compte de ces limites, il est impossible de comprendre pourquoi la concurrence assigne au profit tel taux général plutôt que tel autre, 1.5 0/, au lieu de 1500 0/0,
Il semble donc que pour le capital commercial ce soit la rotation qui détermine les prix. D'autre part, le taux du profit qu'il peut recueillir lui est assigné d'avance par ce fait que c'est la vitesse de rotation du capital industriel qui, fixant la quantité de travail que ce dernier peut exploiter, détermine et limite la masse et le taux général du profit. Le capital industriel qui, sa composition organique et les autres circonstances restant les mêmes, fait en une année quatre rotations au lieu de deux, produit deux fois plus de plus-value et de profit, et ce fait se manifeste clairement aussi longtemps que ce capital est seul à produire d'après la nouvelle mét hode qui accélère sa rotation. Dans le commerce, au contraire, des différences dans la durée de rotation ont pour effet que le profit réalisé par rotation d'un capital- marchandise est en raison inverse du nombre de rotations que fait le capital-argent qui sert à faire circuler ce capital marchandise. " De petits profits souvent répétés ", tel est le principe des détaillants.
Il va de soi que la loi des rotations du capital commercial ne s'applique, dans chaque branche du commerce (abstraction faite des rotations, tantôt courtes, tantôt longues, dont les inégalités se compensent), qu'à la moyenne des rotations accomplies par tout le capital commercial engagé dans cette branche. Que le capital A fasse plus ou moins de rotations que la moyenne, cet écart sera neutralisé par un autre capital qui en fera moins ou plus, et il n'en résultera aucune anomalie pour l'ensemble du capital de la branche que l'on considère. Il n'en sera pas de même
CHAP. XVIII. - LA ROTATION DU CAPITAL COMMERCIAL. - LES PRIX 345
pour le capitaliste A considéré individuellement. Si son capital fait plus de rotations que la moyenne,il y aura pour lui une source de surprofit, absolument comme pour les capitalistes industriels, lorsqu'ils produisent dans des conditions plus favorables que la moyenne, et il pourra, si la concurrence l'y oblige, vendre à meilleur marché que ses concurrents sans voir descendre son profit au-dessous de la moyenne. Si les conditions qui le mettent en état de supérioi-ité peuvent faire l'objet d'un commerce, par exemple, un emplacement favorable pour un magasin, il sera obligé de les payer et une partie de son surprofit passera à la rente foncière.
CHAPITRE XIX
LE CAPITAL DU C031MERCE D'ARGENT
Les mouvements purement techniques de l'argent dans le procès de circulation du capital industriel et du capital commercial (1) peuvent être assures par un capital spécial, dont la fonction consiste exclusivement à effectuer ce genre d'opérations. Ce capital devient alors un capital du commerce d'argent et il est constitué par une partie du capital total, qui s'en détache et devient autonome sous forme de capital-argent, avec la mission de faire des opérations d'argent tant pour la classe des capitalistes industriels que pour celle des capitalistes commer~ants. Comme le capital commercial, cette partie est en réalité un fragment du capital industriel, qui se spécialise pour accoinplir, pour tout le reste du capital, certains actes de circulation faisant partie du procès de reproduction.
Ce n'est que dans sa première rotation, c'est-à-dire quand il commence à fonctionner comme capital - il en est de même lorsqu'il y a accumulation - que le capital affecte la forme argent au point initial et au point final de son mouvement ; les rotations suivantes ne présentent plus que des points de passage. Dans la métamorphose W -A - M, qui s'intercale entre le moment où le capital industriel sortdu procès de production et le moment où ily rentre, A représente cri réalité la fin de l'une des Phases de cette
(1) Nous rappelons encore que nous nous servonsde l'expression " capital commercial " pour traduire Waarenhandlungskapital, capital du commerce de marchandises. `Note des traducteurs).
CHAP. XIX. - LE GA.PITAL DU COMMERCE D'ARGENT 347
métamorphose et le commencement de l'autre, et bien que l'opération M - A du capital industriel soit continuellement A - M - A pour le capital commercial, le proces de ce dernier, dès qu'ilsuit son cours, apour formule M-A -M. Le capital commercial accomplit simultanément les actes M - A et À - M : non seulement un capital se trouve dans le stade M -A pendant qu'un autre est dans le stade A - M, mais, à cause de la continuité du procès de repro - duction, un même capital achète en même temps qu'il vend. Pendant qu'une partie se convertit en argent pour se retransformer plus tard en marchandise,un autre devient marchandise'pour se Peconvertir en argent.
Dans ces opérations, l'argent fonctionne soit comme moyen de circulation, soit comme moyen de paiement, et le capitaliste se trouve continuellement dans le cas de remettre de l'argent à un grand nombre de personnes et d'en recevoir. Il en résulte pour lui un travail spécial d'établissement et de calcul de comptes, donnant lien à des dépenses de temps et d'argent, qui sont moins importantes lorsqu'une catégorie spéciale de capitalistes s'en charge pour les autres
Une partie du capital doit se trouver sous forme de trésor, de capital potentiel, vers lequel refluent sans interruption les réserves de moyens d'achat et de paiement et le capitalargent momentanément inoccupé. Elle donne lieu à des opérations d'encaissement, de paiement, de comptabilité et de garde. Sans cesse le trésor se décompose pour fournir les moyens de circulation et de paiement que le procès de reproduction réclame et sans cesse il se reconstitue par l'argent venant des ventes et des paiements arrivés à échéance. Ce mouvement de la partie du capital, qui ne fonctionne plus comme capital et qui existe à l'état d'argent, donne lieu à du travail et à des dépenses qui constituent des frais de circulation.
La division du travail intervenant, ces opérations nécessitées par les fonctions du capital sont accomplies, dans la mesure du possible, par une catégorie de capitalistes qui
348 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
s'en charge pour les autres. De même que pour le capital commercial, cette application de la division du travail se fait à deux degrés : d'une part, il se constitue une branche de capitalistes qui spécialise, concentre et accomplit à une grande échelle toutes les opérations techniques relatives à l'argent ; d'autre part, dans cette branche intervient une nouvelle division qui assigne à des catégories spéciales d'agents les différents travaux qui doivent être exécutés. Les paiements et les encaissements, la rédaction des bilans, l'établissement des comptes-courants, la garde de l'argent sont ainsi séparés des actes qui les rendent nécessaires, et c'est cette autonomie assignée à toutes ces opérations qui fait que le capital qui est avaneé pour les accomplir devient du capital du commerce d'argent.
J'ai montré dans la Crilique de l'Economie politique, p. 27, comment l'argent commença à fonctionner dans les échanges de produits entre les communautés. Ce sont les rapports internationaux qui ont donné naissance au commerce d'argent. Dès qu'il a existé des monnaies différentes d'après les pays, les commerçants qui achetaient a l'étranger ont été obligés de convertir la monnaie de leur pays en monnaie du pays avec lequel ils trafiquaient, ou tout au moins à la convertir en lingots d'or ou d'argent.Alors se sont établis des changeurs, dont les opérations doivent être considérées comme une des origines du commerce moderne d'argent (1). Plus lard vinrent les banques de change,
(4) " De la grande variété des monnaies, tant au point de vue du titre que de l'efrigie soit des princes soit des villes, résulta la nécessité de se servir partout de la monnaie locale pour les transactions commerciales qui devaient être soldées en argent. Pour faire leurs paiements, les commerçants qui se rendaient aux marchés étrangers, se munissaient d'argent ou d'or en barre, et de même ils convertissaient en lingots, dès leur rentrée, les monnaies étrangères qu'ils rapportaient de leur voyage. C'est ainsi que les établissements de change, qui servaient d'intermédiaires pour l'échange des métaux précieux non monnayés et la monnaie locale et inversement, acquirent une grande importànce et devinrent très lucratifs. - (Hüllmann, Stâdiewesen des Milielalters, Bonn, 1826-29, 1, p. 437). - " La banque de change ne tient pas sa dénomination de la lettre de change, mais de ce qu'on y changeait des monnaies, Longtemps
CHAP. XIX. - LE CAPITAL DU COMMERCE D'ARGENT 349,
où l'argent (ou l'or) fonctionna comme monnaie mondiale (aujourd'hui appelée monnaie de banque ou de commerce) distincte de la monnaie courante, et déjà à Rome et en Grèce on vit les opérations de change proprement dites donner lieu à des relations entre les changeurs des deux pays pour les remises d'arp,:ent a faire aux voyageurs.
Le commerce de l'or et de l'argent considérés comme marchandises servant de matières premières pour les articles de luxe est la base naturelle du commerce de lingots -(Hullion tpade), qui rend possible le fonctionnement de la monnaie comme monnaie mondiale. Ce fonctionnement, ainsi que nous l'avons montré précédemment (Vol. 1, Chap. 111, 3 c), présente un double aspect : d'une part, la monnaie doit exécuter un mouvement de va-et-vient entre les circulations nationales des différents pays, afin d'assurer le paiement des transactions internationales et des intérêts du capital quand il se déplace; d'autre part, partant des pays producteurs de métaux précieux, elle doit se répandre de par le monde afin d'alimenter la circulation de chaque pays. Pendant la plus grande partie du xvw siècle, on vit encore en Angleterre les orfèvres fonctionner comme banquiers. Le règlement des paiements internationaux engendra plus tard le commerce des lettres de change, etc. ;
avant la fondation en 1609 de l'Ainsterdamsche Wisselbank, on avait dans les villes commerciales néerlandaises, des changeurs, des
maisons- de change et même des banques de change L'entreprise de
ces changeurs avait pour but de changer les nombreuses monnaies que
les commerçants étrangers apportaient dans le pays, contre des pièces
ayant cours légal. Peu à peu le champ de leur activité prit de l'extension
... ils devinrent les caissiers et les banquiers de leurépoque. Mais le gou.
vernement d'Amsterdam ne tarda pas à voir un danger dans cette asso
ciation des opérations de caisse et de change, et il décida pourle prévenir
de créer un grand établissement publie chargé des deux fonctions. Cet
établissement fut la célèbre Banque de change d'Amsterdam, qui fut
fondée en 1609. De même les banques de change de Venise, de Gênes,
de Stockholm, de Hambourg ont dû leur naissance au change des pièces
de monnaie. De toutes ces banques, celle de Hambourg est la seule qui
existe encore. parce que dans cette ville commerçante, qui n'a pas de
monnaie à elle, la nécessité d'une pareille institution se fait toujours
sentir etc. (S. Vissering, Handboek van Praktische Staathuishoud
hunde, Amsterdam, 1960, 1, p. 247).
95) QUATRIÉME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
mais cette question ne nous intéresse pas en ce moment de même que tout ce qui se rapporte aux papiers-valeurs et aux formes spéciales du crédit.
Devenant monnaie mondiale, la monnaie nationale perd son caractère local ; elle peut être ramenée à celle de tout autre pays et sa valeur répond à son titre en or ou en argent, c'est-à-dire à la valeur commerciale de ces deux métaux. C'est pour cette raison que le commerce de monnaie est devenu un commerce spécial. Le changeur et le commerçant de lingots ont donc été les premiers agents du commerce d'argent et leurs fonctions sont résultées du double caractère national et international de la monnaie.
La production capitaliste et, même avant le régime capitaliste, le commerce en général nécessitent l'accumulation sous forme de trésor d'une certaine quantité d'argent, qui dans l'organisation actuelle est constituée par la partie du capital tenue en réserve à l'état de monnaie, comme moyen de paiement et d'achat. Le trésor réapparait donc dans la production capitaliste et c'est toujours sous cette forme que se constitue le capital commercial dès qu'il se développe. Il en est ainsi tant pour la circulation nationale que pour la circulation internationale. Ce trésor est continuellement en mouvement; tantôt il est versé a la circulation, tantôt il est restitué par elle. Parfois aussi il est formé par le capital-argent nio in entanément inoccupé ainsi que par le capital-argent nouvellement accumulé et non encore placé. Il donne lieu à des travaux de garde, de comptabilité, etc.
L'argent tenu en réserve doit être mis en circulation pour payer les achats de même que de l'argent doit. être encaissé après les ventes. Ces opérations de paiement et de recette, d'établissement de comptes, etc., le commerçant d'argent les exécute comme simple caissier pour les capitalistes industriels et commerçants (1).
(1 ) " L'institution des caissiers n'a peut-être conservé son caractère originaire et autonome nulle part avec autant de pureté que dans les villes commerciales néerlandaises (Voir sur l'origine des caissiers à Amster
CHAP. XIX. - LE CAPITAL DU COMMERCE D'ARGENT 361
Le commerce d'argent atteint son plein développement, même lorsqu'il est à peine institué, dès qu'aux fonctions que nous venons de passer en revue s'ajoutent le prêt, l'emprunt et le crédit, dont nous nous occuperons dans la cinquième partie de ce volume, en traitant du capital productif d'intérêt.
Le commerce de lingots, qui transporte l'or et l'argent d'un pays à un autre, a pour origine le commerce de marchandises et résulte des variations du change, dont le cours exprime la situation des transactions internationales et correspond au taux de l'intérêt sur les divers marchés. Le commerçant de lingots n'est donc qu'un intermédiaire.
En étudiant (vol. 1, chap. 111) comment les mouve~ ments et les formes de la monnaie résultent de la circula
dam, E. Lusac, Holland's Rykdom, 30 volume). Le caissier reçoit des commerçants qui ont recours à ses services. une certaine somme d'argent pour laquelle il leur ouvre un " crédit " dans ses livres. Il touche leurs créances et les en crédite : il reçoit d'eux des ordres de paiement (kassiers brieljes) qu'il exécute et qu'il porte à leur débit. Il compte pour ces opérations une légère commission, qui ne constitue une rémunération suffisante pour son travail que parce qu'elle se répète sur un grand nombre de transactions. Lorsque deux commerçants ayant le même caissier ont réciproquement des paiements à se faire, les opérations se l'ont d'une manière très simple par des inscriptions aux livres du caissier, qui journellement établit le compte de l'un et de l'autre. Le caissier a donc en réalité pour rôle de servir d'intermédiaire pour ces paiements ; il doit rester étranger aux entreprises industrielles, aux spéculations, aux ouvertures de crédit en blanc, ayant pour règle de ne t'aire, pour ceux à qui il a ouvert un compte dans ses livres, que des paiements à concurrence de leur crédit. " (Vissering. 1. c., p. 134.) - Voici ce que IIülmann écrit au sujet des institutions analogues qui fonctionnèrent à Venise : " Tenant compte des dispositions locales qui font qu'à Venise il est plus gênant que n'importe où de transporter des valeurs en espèces, les commerçants vénitiens fondèrent des unions de banques, offrant une sécurité suffisante et soumises à une surveillance et une administration rigoureuses. Les affiliés à ces institutions y déposaient des sommes déterminées, qui leur permettaient de transmettre à la banque des ordres de paiement à leurs créanciers. Des inscriptions aux livres établissaient ce qui avait été déboursé et encaissé pour chaque participant. Ces établissements, qui furent le point de départ des banques (le virement, sont très anciennes. Il convient cependant de ne pas les faire remonter au douzième siècle et surtout de ne pas les confondre avec la Banque des emprunts d'Ew fondée en 1171 " (11üllinann, 1. c., p. 550).
352 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMER01AL
tion des marchandises, nous avons vu que la quantité d'argent en circulation comme moyen de paiement est déterminée par l'importance et la célérité des métamorphoses des marchandises, qui, d'après ce que nous avons vu depuis, ne constituent qu'une phase du procès de reproduction. Quant à la manière de s'approvisionner de métaux précieux pour en faire de la monnaie, elle se ramène à un simple échange de la marchandise or ou argent contre d'autres marchandises; elle ne difrère pas de la manière dont on se procure du fer ou d'autres métaux. Le mouvement des métaux précieux sur le marché mondial (nous faisons abstraction des prêts et des emprunts qui transmettent également les capitaux comme s'il s'agissait de marchandises) est déterminé par l'échange international des marchandises, de même que dans un pays le mouvement de la monnaie servant aux achats et aux paiements dépend de l'échange intérieur des marchandises. Le déplacement des métaux précieux d'un pays à un autre, lorsqu'il est la conséquence du système monétaire ou de la dépréciation de la monnaie, n'a rien à voir avec la circulation monétaire et résulte simplement d'erreurs voulues des gouvernements. Enfin il faut considérer comme des sédiments de la circulation les trésors, c'est-à-dire les fonds de réserve constitués pour les paiements solt à l'intérieur, soit à l'extérieur, ou fournis par le capital momentanément inoccupé. La cireulation monétaire n'étant que le résultat de la circulation de marchandises, c'est-à-dire, dans une société capitaliste, le résultat de la circulatlon du capital (qui comprend l'échange du capital contre le revenu et du revenu contre le revenu, celui-ci étant dépensé dans le commerce de détail), il va de soi que le commerce d'argent n'a pas pour seul résultat de
1
faire circuler l'argent; il assure également les opérations techniques de la circulation monétaire, qu'il simplifie, raccourcit et centralise. Le commerce d'argent ne crée pas les trésors; il fournit le moyen de les réduire au minimum pour autant qu'ils soient volontaires et ne résultent pas d'un manque de débouchés pour le capital ou d'un trouble
CHAP. XIX. - LE CAPITAL DU COMMERCE D'ARGENT 353
du Procès de reproduction. Il n'achète pas les métaux précieux, mais en assure la répartition dès qu'ils ont été acquis par l'intervention du commerce de marchandises; s'il réalise la balance des comptes et s'il réduit l'importance de la masse d'argent qui est nécessaire pour liquider ceux-ci, il n'a aucune action sur leur importance et leurs rapports. Les lettres de change et les chèques qui sont échangés dans les banques et les Cleagin,,q Rouses, représentent (les transactions tout à fait indépendantes et sont les résultats d'opérations isolées qu'il s'agit de rapprocher pour en rendre les résultats meilleurs. Lorsque la monnaie circule comme moyen d'achat, l'importance et le nombre des ventes et des achats sont absolument indépendants du commerce d'argent, qui ne joue d'autre rôle que de raccourcir les opérations techniques qui accompagnent les transactions commerciales et de diminuer la quantité d'espèces qu'elles exigent.
Le commerce d'argent séparé du crédit, tel que nous le considérons ici, ne correspond donc qu'à la technique de l'une des phases de la circulation des marchandises, comprenant la circulation monétaire et les diverses fonctions de la monnaie qui y correspondent. Par là, il se distingue essentiellement du commerce de marchandises, qui poursuit l'échange (la métamorphose) de celles-ci et MODtre le procès du capital-marchandise comme celui d'un capital distinct du capital industriel. Alors que le capital commercial a une forme de circulation qui lui est propre, la forme A -M - A, dans laquelle la marchandise change deux fois de place et qui est l'opposé de la forme M -A - M, dans laquelle l'argent change deux fois de main, il est impossible d'attribuer au capital du commerce d'argent. aucune forme particulière de circulation.
Lorsque le eapital-argent devant servir d'intermédiaire à la circulation est avancé par une catégorie spéciale de capitalistes, la formule générale A - A' du capital lui est applicable; le capi tal A devient A AA pour celui qui
l'avance; mais la transformation A A' correspond non
864 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL commFÈGIAL
à l'aspect matériel, mais à l'aspect technique d'une métamorphose. Il est évident que la masse d'argent qui est maniée par les agents du Commerce d'argent est le capitalargent des commerçants et des industriels, et que ce sont les opérations de ceux-ci qu'elle effectue. De même il est clair que le profit qu'ils recueillent n'est qu'un prélèvement sur la plus-value, étant donné qu'ils n'opèrent que sur des valeurs réalisées, même quand il s'agit de créances.
.
Pour le commerce d'argent comme pour le commerce de marchandises, il y a dédoublement de la fonction : malgré l'intervention des commerçants d'argent, une partie des opérations techniques de la circulation monétaire se maintient dans les attributions des producteurs et des commerçants de marchandises.
CHAPITRE XX
HISTOIRE DU CAPITAL COMMERCIAL
Nous réservons à la cinquième partie de ce volume l'étude de la forme spéciale qu'affecte l'accumulation pour le capital du commerce d'ai-gent et le capital du commerce de marchandises.
De ce que nous venons de développer il résulte qu'il n'y arien de plus absurde que de considérer le capital, tant du commerce d'argent que du commerce de marchandises, comme une forme spéciale du capital industriel et de l'envisager comme l'exploitation des mines, l'agriculture, les manufactures, l'industrie du transport, qui sont des branches spéciales que la division sociale du travail a introduites dans la mise en valeur du capital industriel. Cette conception grossière tombe devant cette simple constatation que tout capital industriel, pendant qu'il se trouve engagé dans la circulation sous forme de capital-marchandise ou de capital-argent, remplit absolument les mêmes fonctions que le capital du commerçant sous l'une ou l'autre de ses formes. Inversement, la différence entre le capital industriel fonctionnant dans la production et ce même capital engagé dans la circulation est fixée dans le capital du commerce de marchandises et du commerce d'argent, qui montre les formes et les fonctions du capital industriel engagé dans la circulation comme des formes et des fonctions propres à une partie détachée de ce capital.
Un abîme sépare les formes que le capital industriel revêt dans la circulation des formes qu'il affecte dans la
&1~ 6 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL C(MMERCIAL
production suivant les branches d'industrie dans lesquelles il est engagé. Cependant ces deux aspects sont confondus par les économistes, qui ont l'habitude de juger les choses superficiellement, par leur côté matériel, le seul qui puisse les intéresser, et qui dans ce eas ont été conduits à une confusion: V par leur incapacité de dégager les caractères du profit commercial ; 20 par leur tendance apologétique de faire dériver du procès de production les formes du capitalmarchandise et du capital-argent, et plus tard celles du capital du commerce de marchandises et du coinmeree d'argent, alors que ces formes découlent du mode capitaliste de production, qui a pour condition la circulation de marchandises et la circulation d'argent.
Si, entre le capital du commerce de marchandises ou d'argent et l'agriculture il n'y a, d'autre dilfèrence que celle qui existe entre l'agriculture et la manufacture, il est clair que la production capitaliste ne peut pas différer de la production en général, et que la répartition des produits sociaux, soit entre les consommateurs productifs, soit entre les consommateurs improductifs, a été assurée de toute éternité par des commerçants et des banquiers, absolument comme il a fallu élever des bestiaux pour manger de la viande et confectionner des vêtements pour se vêtir (1).
( 1) Le sage Roselier a découvert cette subtilité que si certains caractérisent le commerce comme étant l' " intermédiaire " entre le producteur et le consommateur, " on " peut considérer avec autant de raison la pro
duction comme étant l'intermédiaire de la consommation (et ?), ce
qui a naturellement pour consequence que le capital commercial fait
partie du capital productif au même titre que les capitaux engagés dans
l'agriculture et l'industrie. Et puisqu'en raisonnant ainsi, on peut dire
que l'homme doit se servir (le l'intermédiaire de la production pour con
sommer (ce qu'il doit faire même sans la science de Leipzig) ou que le
travail est nécessaire - et l' " intermédiaire " nécessaire - pour prendre
possession (les produits de la nature, on est autorisé à conclure qu'un
" intermédiaire " qui résulte d'une l'orme spéciale de la production sociale
- parce qu'il est un intermédiaire - a le même caractère (le nécessité
absolue. C'est le mot intermédiaire qui décide tout. D'ailleurs, les coin
nierçants ne sont pas des intermédiaires entre les producteurs et les cou
somnialeurs (ceux-ci distincts (le ceux-là et abstraction faite des consoni
CHAP. XX. - HISTOIRE DU CAPITAL COMMERCIAL 257
Les grands économistes comme Smilh et Ricardo, qui envisagent le capital sous sa forme fondamentale, c'est-àdire le capital industriel, et qui ne s'occupent du capital de circulation (argent et marchandise) que pour autant qu'il corresponde à un~ phase de la reproduction du capital, sont intéressants quand ils ont devant eux le capital commercial comme une catégorie spéciale, et qu'ils constatent qu'ils ne peuvent pas lui appliquer les théories de la valeur et du profit qu'ils ont déduites de l'étude du capital industriel. Aussi ont-ils soin de faire du capital commercial une variété du capital industriel et quand ils s'en occupent spécialement, comme Ricardo lorsqu'il parle du commerce international, s'efforcent-ils de démontrer qu'il n'est pas créateur de valeur (par conséquent, qu'ilne crée pas de la plus-value). Cependant ce qui est vrai du coinmerce extérieur doit l'être dut commerce intérieur.
Jusqu'ici nous avons étudié le capital commercial au point de vue et dans les limites de la production capita.liste. Cependant non seulement le commerce, mais aussi le capital commercial sont plus anciens que la production capitaliste et ils correspondent au mode d'existence historiquement le plus éloigné du capital.
Le commerce d'argent et le capital qu'il comporte ayant pour condition d'existence le commerce de -vos et le capital du commerce de marchandises, c'est de ce dernier dont nous nous occuperons exclusivement.
Le capital commercial est relégué dans la sphère de la circulation et il n'a d'autre fonction que d'assurer l'éeb ange des marchandises ; il en résulte que pour qu'il puisse exister. il faut uniquement, abstraction faite du troc, qu'il v ait
ma[eurs qui ne produisent pas), mais des iniermédiaires de l'échange des proaiis entre producteurs, c'est-à-dire les intermédiaires d'un échange qui s'opère des millions de fois sans leur intervention,
358 QUATRIÙMR PARTIE. - LE CAPITAL cog'.~iERcrAL
circulation de marchandises et d'argent, ou plus exactement qu'il y ait simplement circulation d'argent. Quel que soit le mode de production qui alimente la circulation - que les produits soient fournis par des communautés primitives, des esclaves, des petits paysans ou des petits bourgeois, des capitalistes - la marchandise, parce qu'elle est marchandise, doit passer par l'échange et subir les transformations que l'échange comporte. Les formes extrêmes entre lesquelles le capital commercial évolue sont données de même que celles de la circulation de l'argent; la condition essentielle c'est qu'à ces points extrêmes le produit soit à l'état de marchandise, c'est-à-dire que la production soit exclusivement nue production de marchandises ou que les producteurs n'envoient au marché que l'excédent de produits qui ne leur est pas nécessaire. Le capital commercial ne sert donc que d'intermédiaire au mouvement des marchandises, qui sont là avant lui.
L'étendue du rôle du commerce et des commerçants dépend du mode de production ; elle atteint son plein epanouissement dans la production capitaliste largement développée, où le produit est une marchandise et non un objet de consommation immédiate. Inversement le commerce pousse la production capitaliste à prendre une intensité excessive et ~ livrer des produits qui ont de plus en plus le caractère de valeurs d'échange.
Le mouvement et les transformations des marchandises consistent, au point de vue matériel, dans l'échange de marchandises de natures diverses et, au point de vue de la forme, dans la conversion de la marchandise en argent et de l'argent en marchandise, c'est-à-dire la vente et l'achat. L'accomplisi;ement de ces fonctions constitue le rôle du capital commerciàl, qui effectue donc simplement l'échange des marchandises, sans que cet échange ait lieu nécessairement entre producteurs immédiats. Alors que sous les régimes de l'esclavage, du servage et des communautés primitives, c'est le maitre, le seigneur ou FEtat qui est propriétaire et vendeur du produit, le commerçant, au con
CHAP. XX. - HISTOIRE DU CAPITAL COMMERCIAL 859
traire, achète et vend pour beaucoup d'autres -, il concentre dans ses mains les achats et les ventes, qui cessent ainsi d'être rattachés directement aux besoins des acheteurs.
Quelle que soit l'organisation sociale des branches de production dont il fait circuler les marchandises, le coinmerçant ne dispose que d'argent et cet argent fonctionne comme capital. La formule de ses opérations est A-M-A, ayant pour point de départ l'argent, la forme autonome de la valeur, et pour but Vaceroissemeat de cette valeur. Cet échange des marchandises, effectué en dehors de la productioa et par des individus qui ne sont pas des producteurs, non seulement augmente la richesse comme telle, mais l'accroit sous sa forme sociale de valeur d'échange. Il a pour but de transformer A en A -j- AÀ, les actes A - M et M - A' étant seulement des opérations intermédiaires. La formule A - M - A', qui caractérise le mouvement du capital commercial, le distingue du commerce ~ de marchandises entre producteurs, qui est exprimé par la formule M - A -M et qui a pour but l'échange de valeurs d'usage.
Moins la production est développée, plus l'argent se concentre dans les mains des commerçants et plus il est la forme spécifique de la fortune commerciale. Aussi ce n'est que lorsque la production devient capitaliste que le capital commercial cesse d'affecter la forme d'un capital chargé c
d'une fonction spéclaie, alors que dans les régimes antérieurs il est le capital par excellence et joue un rôle d*autant plus important que l'activité des prcducteurs se porte davant age sur la production d'objets directement nécessaires a la vie.
On comprend donc facilement que le capital ait fonctionné dans le commerce longtemps,avant qu'il s'empare de la production, et que même il ait fallu que le capital commeréial acquière une certaine importance pour que la production capitaliste puisse naitre ; car celle-ci, outre qu'elle exige une certaine concentration de l'argent, a pour condition la production en vue du commerce, la
360 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL'COMMNIERCIAL
vente en gros et l'achat, non pas seulement pour la satisfaction des besoins personnels de ceux qui produisent, mais pour les besoins d'un grand nombre d'autres. En outre toute extension du capital commercial a pour effet de développer de plus en plus la production de valeurs d'échange, de marchandises, bien que cette extension ne soit pas suffisante pour expliquer le passage d'un système de production à un autre.
Dès que la production eut pris la forme capitaliste, le capital commercial dut renoncer à l'existence iiidépendante qu'il avait eue jusque là pour devenir une émanation du capital ; alors aussi le t'aux du profit qu'il réalise fut ramené au taux général moyen. Les circonstances sociales qui avaient assuré son développement nexistèrent plus et il ne parvint à se maintenir sous une forme autonome que dans des milieux surannés, disparaissant même dans les pays où survécurent des villes essentiellement commerciales, beaucoup plus aptes cependant à conserver les traditions du passé que les villes industrielles (1).
Le développement autonome et prédominant du capital commercial correspond par conséquent à un système de production dans lequel le capital ne joue aucun rôle, et à ce point de vue on peut dire qu'il est en raison inverse du développement économique de la société.
Lorsque le capital est concentré d',une manière prédomi
(1) M. W. Kiesselbach (Der Gang des Welthandels in Milielalter, 1860) continue à vivre dans la conception d'un monde où le capital commercialest la seule forme du capital. il n'a pas la moindre notion de l'idée moderne du capital, (le même que M. Mommsen lorsqu'il parle dans son IIistoiï,e romaine du " capital " et de la domination du capital. L'histoire moderne de l'Angleterre nous montre cependant la classe des commerçants et les villes commerciales politiquement réactionnaires et alliées à l'aristocratie foncière et financière contre le capital industriel. Il suffit pour en être convaincu de comparer le rôle politique de Liverpool à celui de Manchester et de Birmingham. Le capital commercial et l'aristocratie financière (moneyed interest) anglais ne se sont rendus à l'évidence et n'ont reconnu la suprématie du capital industriel que depuis la suppression des droits d'entrée sur les céréales, etc.
CHAP. XX. - HISTOIRE DU CAPITAL COMMERCIAL 361
nante aux mains de commerçants autonomes, les produc
teurs restent étrangers à la circulation, et c'est par le
commerce que les produits deviennent des marchandises
et non par le mouvement des produits que le commerce
se constitue. Alors le capital fonctionne avant tout dans
le procès de circulation, et celui-ci jouit de la propriété
de transformer l'argent en capital et le produit en valeur
d'échange, en marchandise, en argent. Le capital dut
donc se développer dans le procès de circulation avant
de pouvoir dominer la production, et c'est grâce à la
circulation de l'argent et des marchandises que des
branches de production, présentant les organisations les
plus différentes et ayant encore pour objet principal l'ob
tention de valeurs d'usage, purent être mises en rapport
les unes avec les autres. Cette indépendance du procès de
circulation par rapport aux branches de production aux
quelles il servait d'intermédiaire, caractérise une période où
la circulation ne s'est pas encore emparée de la production
et où la production ne s'est pas encore incorporée la
circulation - Les choses changent d'aspect dès que le régime
capitaliste fait son apparition ; la production repose alors
entièrement sur la circulation et celle-ci n'est plus qu'une
phase de la production, pendant laquelle le produit est
vendu comme marchandise et remplacé par d'autres mar
chandises destinées à reconstituer les éléments qui ont
servi à le produire. Le capital commercial n'est plus alors
qu'une forme du capital poursuivant son mouvement de
r 1 éproduction.
, La loi d'après laquelle le développement autonome du capital commercial est en raison inverse du développement de la production capitaliste se vérifie le plus clairement c,hez les peuples dont le commerce était un commerce d'intermédiaires (carryiny trade). Les Vénitierts, les Génois, les Hollandais réalisaient avant tout du profit, non pas en exportant les produits de leur pays, mais en assurant l'échange entre des nations ou des communautés peu développées aux points de vue économique et commercial, par
362 QU2~,TR[ÈNIE PARTIE. - LE CAPITAL CONINFERMAL
conséquent en exploitant les pays producteurs (1). Leur capital commercial avait une existence propre et était nettement séparé des branches de production auxquelles il servait d'intermédiaire. Le monopole de ce rôle d'intermédiaire et le commerce auquel il donnait lieu déclinèrent à mesure que se développèrent économiquement les peuples dont l'exploitation l'alimentait et ce fait, qui se manifesta, non-seulement par le déclin de quelques branches de commerce, mais par la décadence des peuples purement commerçants, prouve incontestablement que le développement de ia production capitaliste a pour eonséquence la subordination du capital commercial au capital industriel. Le syst%e colonial en géneral et la Compagnie hollandaise des Indes orientales en particulier fournissent d'autres exemples du fonctionnement du capital commercial dominant la production.
Le mouvement du capital commercial étant A - M -A', le profit du eommerçant prend naissance dans des opéralions d'achat et de vente qui ont lieu exclusivement dans la circulation ; il est réalisé dans la dernière opération, la vente et il est, comme disent les Anglais, un " profit upon alienation " , un profit sur aliénation. A première vue le profit commercial semble impossible lorsque les produits sont vendus à leur valeur. Le commerce a pour loi, non pas d'échanger des équivalents, mais d'acheter à bon compte pour vendre cher. Les produits dont il assure l'échange ont de la valeur et ont un équivalent en argent, puisqu'ils résultent tous et au même titre du travail
(1) " Les habitants des villes commerçantes, en important des pays plus riches des ouvrages raffinés et des objets de luxe d'un grand prix, offrirent un aliment à la vanité des grands propriétaires., qui en achetèrent avec empressemeni, moyennant de grandes quantités (le produits bruts de leurs terres. Le commerce d'une grande partie (le l'Eiirol)e,'â cette époque, consistait dans les échanges du produit brut (lu pays contre le produit mairnitàcturé d'un autre pays plus avancéen industrie,. Quand ce goût fut devenu assez général pour donner lieu à une demande considérable, les marchands, pour épargner les frais de transport, taclièrent naturellement d'établir dans leur propre pays, des manufactures du méme genre. " A. Smith, Rtchesse des Nations, Livre 111, Chapitre 111.
CFIA,P. XX. - HISTOIRE DU CAPITAL 363
social , mais leurs valeurs ne sont pas quantitativement égales et les rapports quantitatifs suivant lesquels ils s'éeliangent sont tout, à fait aeeidentels. Ce caractère s'efface cependant à mesure que l'échange devient plus continu et la reproduction plus ré,-ulière, si bien que l'équivalence se réalise., non pas tant sous l'influence du producteur et du consommateur, mais par l'action de celui qui leur sert d'intermédiaire, le commerçant qui compare les prix en argent et en empoche la différence.
Au début, le capital commercial n'est que l'intermédiaire entre des productions qu'il ne domine pas et dont il ne crée pas les conditions.
De même que dans la circulation M - À - M des marchandises, l'argent agit non-seulement comme mesure des valeurs et comme instrument de la circulation, mais aussi comme forme absolue de la marchandise et de la, richesse, c'est-à-dire comme trésor, de même dans la circulation A - M - A' du capital commercial, l'argent apparWit comme un trésor qui se conserve et s'augmente à la suite de simples opérations d'aliénation.
Les peuples commerçants de l'antiquité existaient comme les dieux d'Epicure dans les entrailles de la terre ou plutôt comme les juifs dans les pores de la société polonaise. Le commerce des premières grandes villes ou grands peuples commerçants s'appuyait sur la barbarie des peuples producteurs entre lesquels ils servaient d'intermédiaires.
Avant la, production capitaliste, c'est le commerce qui domine l'industrie ; l'inverse se présente dans la, société moderne. Naturellement le commerce réagit plus ou moins sur les individus entre lesquels il fonctionne -, il fait dépendre la satisfaction des besoins avant tout de la vente et par lit engage de plus en plus la production dans la fabrication de valeurs d'échange. Il brise les anciens rapports et assigne plus d'importance à la circulation monétaire; il ne se contente plus de ne faire circuler que les produits que les producteurs ne consomment pas eux-mêmes, mais s'attache de plus en plus à la production et parvient à, tenir
364 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
dans sa dépendance des branches entières de fabrication. Cette influence ne se manifeste cependant que là où elle rencontre des conditions favorables.
Aussi longtemps que le capital commercial assure l'échange des produits de communautés peu développées, il réalise, non seulement en apparence, mais presque toujours en réalité, des profits exagérés et entachés de fraude. Il ne se borne pas à exploiter la différerice entre les coûts de production des divers pays, en quoi il pousse à la fixation et à l'égalisation des valeurs des marchandises, mais il s'approprie la plus grande partie de la plus-value. Il y parvient en servant d'intermédiaire entre des communautés qui produisent avant tout des valeurs d'usage et pour qui la vente et la valeur de ces proddits sont d'une importanue secondaire, ou en traitant avec des maitrès d'esclaves, des seigneurs féodaux, des gouvernements despotiques, qui représentent la richesse jouisseuse, tendant des pièges au commerçant, ainsi qu'A. Smith nous le montre dans son passage relatif à la féodalité que nous avons reproduit. Partout où il prédomine, il représente un système de pillage (1) et son développement, tant dans
(1) " Les plaintes sont maintenant générales chez les marchands au sujet des nobles, qui sont devenus (les brigands ; ils doivent traliquer au milieu des plus grands dangers et sont en outre faits prisonniers, battus, rançonnés et pillés. S'ils consentaient à endurer tout cela au nom de la justice, ils seraient réellement des saints... Mais ces injustices si crianles, ces vols el ces pillages si peu chrétiens sont pratiqués, de par le monde entier, par les marchands eux-même-, qui vont jusqu'à s'en rendre coupables entre eux. Faut-il donc s'étonner de ce que Dieu estime que tant de biens acquis par Éinjustice doivent être de nouveau perdus et volés, et qu'à leur tour les commerçants doivent être frappés à la tête el faits prisonniers ?... Il appartient aux princes (le punir par la violence régulière et de prévenir un commerce aussi malhonnête, afin que leurs sujets ne soient pas volés aussi scandaleusement par les commerçants. Mais ils ne le font pis ; -aussi Dieu se sert-il des chevaliers et des brigands pour punir les injustices des commerçants et en fait-il ses démons, de même qu'il décliaine des démons sur l'Egypte et le monde entier, ou les ruine par des ennemis. C'est ainsi qu'il atteint nu malfaiteur par un autre, sans qu'il pense à l'aire entendre par là que les chcvalii~rs soient moins brigands que les commerçants ; seulement les commerçants pillent tous les jours le monde entier, taudis qu'un chevalier ne dévalise qu'une ou deux
CI-JAP. XX. - HISTOIRE DU CAPITAL COMMERCIAL 365
l'antiquité que dans les temps modernes, tant chez les Carthaginois et les Romains que chez les Vénitiens, les Portugais et les Hollandais, est accompagné de piraterie sur terre et sur mer, de vol d'esclaves et d'annexion violente.
A mesure que le commerce et le capital commercial
prennent de Yextension, la production fournit de plus en
plus des valeurs d'échange, gagne en importance et en
variété, devient de plus en plus cosmopolite et universalise
l'emploi de la monnaie. Le commerce a donc une action
dissolvante sur les anciennes formes de la proUuetion, qui
quelles qu'elles soient sont dirigées principalement sur les
valeurs d'usage et ne résistent que dans la mesur ' e de
leur solidité et de leur organisation. Le résultat de cette
influence du commerce, qui doit aboutir à la substitution
d'un nouveau système de production à, l'ancien, dépend
non du commerce, mais du caractère de l'ancienne produc
tion elle-même. Dans l'antiquité l'action du commerce et
du développement du capital commercial aboutit toujours
à l'esclavage, à moins que, les esclaves existant déjà, elle
ne se traduise par la transformation d'un système d'escla
vage patriarcal, produisant des objets à consommer immé
diatement, en un système ayant pour objet la production
de la plus-value. Dans la société moderne elle aboutit
toujours à la production capitaliste, ce qui montre que les
résultats ne sont pas déterminés exclusivement par le déve
loppement du capital commercial.
fois par an, une ou deux personnes ". - " Ecoutez la parole d'Esaü : les princes sont, devenus les compagnons (les voleurs. Ils font pendre des voleurs qui ont volé un florin ou un demi-florin, et fraient avec des voleurs qui pillent le monde entier et voient plus sùrement que les autres, afin que le proverbe reste vrai : les grands voleurs font pendre les petits, et ~comme disait le sénateur roinain Caton : les voleurs malidroils gémissent dans les prisons et sous les chames, alors que les voleurs publics sont couverts d'or et de soie. Mais que fera Dieu dans tout cela ? Il fera comme il disait à Ezechiel, il fondra ensemble, comme du plonif.) et de l'airain, les princes et les commerçants, les voleurs d'une espèce et ceux de J'autre, afin que, comme lorsqu'on brùle une ville, il ne reste plus ni princes, ni commerçants. " (Martin Luther, Bücheî, vom Kauffiandel und Wueher, 1527).
366 QUATRIÈME PARTIE* - LE CAPITAL COMMERCIAL
Il est de la nature des choses que l'industrie des villes, dès qu'elle se sépare de l'industrie agricole, produise des marchandises pour la vente desquelles l'intervention du commerce est indispensable. Le commerce a donc besoin des villes pour se développer et réciproquement; mais il faut que d'autres circonstances interviennent pour que Findustrie se développe d'un pas égal. L'ancienne Rome voit pendant les dernières années de la république le capital commercial atteindre un développement que fantiquité n'avait pas connu jusque là, et aucun progrès de l'industrie n'accompagne cet épanouissement; au contraire, à Corinthe et dans d'autres cités grecques de l'Europe et de l'Asie mineure, les progrès de l'industrie et du commerce marchent de front. Par opposition au développement des villes et à ses conditions, l'esprit commercial et le développeinent du capital commercial sont souvent le propre des peuples nomades.
Bien que les conceptions fausses n'aient pas manqué à ce sujet, il est hors de doute que la révolution profonde que les découvertes géographiques des xvie et xviie siècles firent subir au commerce et au capital commercial, a été le facteur principal du passage de la production féodale à la production capitaliste. L'extension si subite du marché mondial, la diversité des marchandises en circulation, la rivalité entre les nations européennes pour s'emparer des produits de l'Asie et des trésors de lAmérique, la colonisation eurent pour effet de faire tomber les retranchements de la production féodale, bien qu'il soit juste d'ajouter que la production manufacturière, la première forme de la production moderne, ne se développa que là où les conditions nécessaires pour son application avaient été préparées par le Moyen-Age. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer la Iloilande et le Portugal (1) et de considérer que si au
(1) Déjà les écrivains du xviiie siècle, 31assey entre autres, signalent le rôle important que jouent, abstraction faite d'autres circonstances, la pêche, la manufacture et l'agriculture, dans le deveioppenient de la Hoilande. Contrairement aux appréciations ajitérieuies, qui n'attribuaient pas
CIIAP. XX. - HISTOIRE DU CAPITAL COM&MUCIAL 367
xvi' et en partie au xviie siècle, l'extension soudaine du commerce et la création d'un nouveau marché mondial ont exercé une influence décisive sur la ruine de l'ancien mode de production et l'essor du mode capitaliste, il en a été ainsi parce que la production capitaliste existait déjà. Si le marché mondial sert de base à la production capitaliste, inversement cette dernière, dans son besoin de développer son importance, pousse a une extension continue du marché mondial et fait dépendre la puissance du commerce de celle de l'industrie. Que l'on compare, par exemple, l'Angleterre et la Hollande ; l'histoire de la décadence de la souveraineté en Hollande est l'histoire de la subordination du capital commercial au capital industriel. La résislance qu'oppose a l'action dissolvante du commerce, la solidité de l'organisation interne de certains modes de production nationaux et précapitalistes apparait d'une manière frappante dans les transactions de l'Angleterre avec les Indes et la Chine. Dans ces pays la production a pour base l'union de l'agriculture et de l'industrie a domicile, existant concurremment avec la propriété comniune du sol, ce qui fut aussi la forme primitive en Chine. Pour faire sauter ces petites communautés économiques (1), les Anglais se servent aux Indes à la fois de leur puissance politique et de leurpuissance économique, et agissent comme dominateurs et comme propriétaires fonciers. Par le bas prix de leurs
au commerce dans l'antiquité et le moyen âge toute l'importance qu'il mérite, il est de mode aujourd"bui d'en exagérer extraordinairement le rôle. Pour en revenir a un J . ugement, rigoureux, il suffit de comparer les n
exportations et les importations anglaises du commencement du xviiio siècle à celles d'aujourd'hui. Et cependant elles étaient incomparablenient plus importantes que celles de n'importe quel peuple commercial aux époques antérieures. (Voir Anderson, Ilistory of Comnterce.)
(1) Plus que l'histoire d'aucun peuple, la politique économique des Anglais aux Indes fournit l'exemple d'expériences manquées, absurdes et infâmes. Dans le Bengale, ils établirent une caricature de la grande propriété foncière anglaise et dans le sud-est (les Indes un semblant de propriété parcellaire ; dans le nord-ouest ils transformèrent autant que possible la communauté indienne basée sur la propriété commune du soi et en tirent nue caricature de ce qu'elle était avant leur arrivée.
368 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
produits contre lesquels ne peuvent lutter les fileurs et les tisserands indigènes, ils brisent fuitité de la production seini-agricole, semi-industrielle du pays, et du coup détruisent les communautés. Mais c'est très lentement qu'ils parviennent à accomplir cette oeuvre de destruction, et il en est de même en Chine où la, puissance politique ne leur vient pas en aide. La grande économie et l'épargne de temps, qui sont la conséquence de l'union de l'agriculture et de la manufacture, y opposent une résistance opiniâtre à l'introduction des produits de la grande industrie, dont le prix comprend tous les faux frais d'une circulation comptant un grand nombre d'intermédiaires. Contrairement au commerce anglais, le commerce russe se garde bien de toucher à la base économique de la production asiatique (1). ~
La transition de la production féodale à la production capitaliste s'est faite de deux manières : ou bien c'est le producteur qui est devenu commerçant et capitaliste, rompant avec l'économie agricole naturelle et l'industrie des villes du moyen-âge basée sur le travail manuel et la corporation, ce qui a été la voie révolutionnaire ; ou bien c'est le commerçant qui s'est emparé de la production. C'est le plus souvent de cette dernière manière que la transition s'est opérée, et c'est ainsi, par exemple, que le drapier anglais du xviie siècle a assujetti à son contrôle le tisserand, qui restait il est vrai indépendant, mais à qui il vendait la laine et dont il achetait le drap. Ce dernier procédé révolutionne beaucoup moins que le premier l'ancien mode de production et même il le conserve et s'appuie sur lui. C'est ainsi que jusque vers le milieu de notre siècle, les fabricants de soieries en France et les fabricants de bas et de dentelles en Angleterre n'ont été fabricants que de nom ; ils étaient en réalité des commerçants, qui
(4) La Russie commence à s'écarter de cette politique depuis qu'elle t'ait les plus grands efforts pour se créer une production capitaliste à elle, ayant exclusivement pour objectif son marché intérieur et celui (les pays asiatiques qui l'avoisinent. - F. E.
CHAP. XX. - JJIS TOIRE DU CAPITAL COMMERCIAL 3~9
faisaient travailler pour leur compte des tisserands d'après l'ancien système du travail éparpillé (1). Cette organisation s'est maintenue partout en face de la production capitaliste et elle ne disparait que par le développement de celle-ci. Elle ne modifie en rien la production en ellemême, mais elle rend plus défavorable la position des producteurs immédiats, qu'elle transforme en salariés et prolétaires de la pire des conditions et qu'elle frustre de la plus-value qu'ils produisent. On la rencontre encore bien qu'un peu modifiée à Londres, pour une partie de la fabrication des meubles par des artisans et elle fleurit surtout à Tower Hamlets. La production comprend plusieurs catégories de travailleurs, dont les uns ne font que des chaises, les autres des tables ou des armoires. Ils travaillent par petits groupes sous les ordres d'un petit patron qui, produisant trop pour alimenter une clientèle privée, ne peut écouler ses meubles que dans les grands magasins. Le samedi est son jour de vente ; il se rend au magasin et y débat le prix de son produit absolument comme au mont-de-piété on discute pour obtenir quelques sous de plus sur l'objet qu'on engage. Ces petits patrons sont obligés de vendre chaque semaine afin de pouvoir payer les salaires et acheter des matières premières pour la semaine suivante. A vrai dire ils ne sont que des intermédiaires entre leurs ouvriers et les commerçants, qui en véritables capitalistes empochent la plus grande partie de la plus-value (2). Le même procédé de transition marque le passage à la manufacture de la production à la main
(1) il en était de même, dans la province rhénane, de la fabrication du ruban, de la passementerie et de la soierie. Dans les environs de Crefeld on avait même établi un chemin de fer pour faciliter les communications entre les tisserands des villageF et les " fabricants" des villes; cette ligne ferrée ne fait plus d'affaires depuis que le tissage mécanique a été substitué au tissage à la main. - F. E.
(2~ Ce système a pris beaucoup d'extension depuis 1865, ainsi qu'on peut s'en assurer par la lecture de Firsi Report of the Select Committee of the House of Lords on the Sweating System, London, 1888. F. E.
870 1 QUATRIÈME PARTIE. - LE CAPITAL COMMERCIAL
par des artisans et de la production associée accessoirement à l'agriculture. A mesure qu'elles progressent au point de vue technique - il y cri a qui utilisent des machines - ces petites industries accessoires sont accaparées par la grande industrie, et les outils dont elles se servent cessent d'être mis en action à la main pour être entrainés par des machines à vapeur, ainsi que nous l'a montré dans ces derniers temps la fabrication des bas en Angleterre.
La transition peut donc se faire de trois manières : l' Le commerçant se transforme directement en industriel. C'est le cas des industries qui ont le commerce pour base, notamment les industries de luxe, dont les ouvriers et les matières premières sont importés de l'étranger par les commerçants, ainsi que cela se faisait, par exemple, au xve siècle de Constantinople en Italie. '20 Le commerçant s'adresse à de petits patrons, qui sont en réalité ses intermé'diaires, ou achète directement à des producteurs. Il laisse indépendants ceux à qui il s'adresse et maintient intact leur mode de production. 3' L'industriel devient commerçant et produit directement en gros pour le coinmerce.
Au moyen-âge le commerçant était simplement " débitant ", comme dit avec raison Poppe, des marchandises produites par les corporations et les paysans. Plus tard il est devenu industriel, ou p lus exactement il a fait travailler pour son compte la petite industrie manuelle et surtout la petite industrie des campagnes. Mais en même temps le producteur est devenu commerçant ; au lieu de recevoir du coin merçant, par petites quantités à la fois, la laine qu'il devait travailler avec ses compagnons, le maitre tisserand a acheté lui-même la mati ' ère première et il a vendu le drap au commerçant. Ce furent des marcliar.dises que lui-même achetait qui constituèrent alors ses éléments de production et, au lieu de fabriquer pour un commerçant ou quelques elieDts déterminés, il produisit pour le monde du commerce.
CHAP. XX. - HISTOIRE DU CAPITAL COMMERCIAL 371
Aujourd'hui le capital commercial n'est plus engagé que dans le procès de circulation, alorsqu'à l'origine c'est lui qui a transformé en production capitaliste l'agriculture féodale et la petite industrie exercée par les corporations et accessoirement par les paysans, en faisant de leurs produits des marchandises, en leur ouvrant des marchés, en développant l'échange par l'importation de marchandises nouvelles et en leur fournissant des matières premières et des matières auxiliaires. Dès que la manufacture et encore plus la grande industrie eurent acquis une certaine puissance, elles se créèrent elles-mêmes un marché et le dominèrent par leurs marchandises. Le commerce devint alors le serviteur de l'industrie, qui eut besoin de ses services pour donner une extension de plus en plus grande au marché, et il cessa (en tant qu'expression de la demande.) de -fixer les limites de la production, qui dépendit désormais de la grandeur du capital en fonction et de la productivité du travail.
Le capitaliste industriel a continuellement devant les yeux le marché mondial ; sans cesse il compare et sans cesse il doit comparer ses prix de revient aux prix du marché de son pays et du monde entier. Au début cette comparaison était la tâche des commerçants et c'est ainsi que le capital commercial conserva pendant un certain temps la prédominance sur le capital industriel.
Là première conception théorique de la production moderne, le système mercantile, partit nécessairement des phénomènes superficiels du procès de circulation, tels qu'ils se manifestent dans le mouvement du capital coinmercial, et elle ne rendit compte que de l'apparence des choses. Il devait en être ainsi parce que le capital commercial est la forme sous laquelle le capital existe d'abord d'une manière indépendante et que c'est lui qui joue le rôle prépondérant dans la transformation de la production féodale. L'économie moderne ne devint réellement scientifique que lors qu'elle passa de l'observation théorique de la circulation à celle de la production. Il est vrai que le
M QUATRIÈME PAR'VIE- - LE CAPITAL COMMERCIAL
capital productif d'intérêts est également une forme très ancienne du capital. Nous verrons plus loin pourquoi l'école mercantile ne l'a point pris comme point de départ et a eu plutôt une attitude aggressive à son égard.
. CINQUIÈME PARTIE
SUBDIVISION DU PROFIT EN INTÉRÊT ET PROFIT D'ENTREPRISE
LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTÉRÊTS
CHAPITRE XXI
LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTËRÊTS
L'étude que nous avons faite dans la deuxième partie de ce volume du taux général ou moyen du profit ne nous a pas fait connaître la forme définitive de celui-ci ; nous n'avions, en effet, envisagé que le capital industriel et les différentes branches de production dans lesquelles il petit être engagé. Nous savons maintenant qu'il y a également un profit commercial et que le capital commercial intervient dans l'égalisation des taux des profits. La notion du taux moyen et du taux général est donc enserrée dans des limites plus étroites, et il conviendra dans la suite de cette étude de ne pas perdre de vue que c'est de cette notion que partiront dorénavant nos raisonnements, de sorte que lorsque nous parlerons du taux moyen du profit, nous ne penserons plus à une distinction entre le capital commercial et le capital industriel. (Que le capital fonctionne industriellement dans la production ou commercialement dans
capital_Livre_3_1_374_417.txt
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874 CINQUIÊME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
la circulation, il est Soumis au même taux moyen du profit et il rapporte un profit annuel moyen qui est en rapport avec sa grandeur.)
Une somme d'argent - qu'elle existe en espèces ou sous forme de marchandises - peut être transformée en capital dans la production capitaliste, et cette transformation fait d'une valeur déterminée une valeur capable de s'augmenter d'elle-même. Cet argent devenu capital rapporte du profit et permet au capitaliste d'extraire des ouvriers du travail non payé et de s'approprier du surproduit et de la plus-value. A sa valeur d'usage comme. irgent s'ajoute ainsi une autre valeur d'usage, résultant de ce qu'il fonctionne comme capital et consistant dans le profit qu'il rapporte comme tel. Considéré à ce point de vue, envisagé comme une valeur susceptible de devenir un capital et de rapporter du profit, il devient une marchandise d'un genre spécial. On peut donc dire que le capital en tant que capital est une marchandise (1).
Supposons que le taux moyen du profit annuel soit de 20 0/0. Appliquée comme capital dans les conditions ordinaires, par un capitaliste d'une intelligence moyenne et d'une activité suffisante, une machine d'une valeur de 100 £ donnera un profit de 20 £. Un homme qui dispose de 100 £ détient donc la puissance d'en faire 120 £. S'il cède son argent à un autre qui l'applique comme capital, il lui transmet la puissance de produire 20 £ de profit et de recueillir une plus-value qui ne lui Coûte rien, pour laquelle il ne paie pas d'équivalent. Si cet autre lui remet pour ce service 5 £ par an, c'est-à-dire une fraction du profit qu'il recueille, il lui paie la valeur d'usage des 100 £, la valeur d'usage de leur fonction comme capital. Cette fraction du
(1) Nous aurions à reproduire ici quelques passages dans lesquels les économistes considèrent les choses sous cet aspect. Bornons-nous à citer la question suivante qui fat posée à un directeur Cie la Banque d'Arigleterreau cours de l'enquête pour ~e Report on Bank Acis. IL of C. 1857 : " Vous(la Banque d'Angleterre) êtes des commerçants très importants de la marchandise capital ? "
CHAP. XXI- - LE CAPITAL PRODU'CTIP D'INTÉRÈTS 375
profit constitue l'intérêt, qui n'est donc que la partie du profit que celui qui fait fonctionner le capital paie au propriétaire de ce dernier au lieu de l'empocher lui-même.
Il est évident que celui qui possède les 100 £, par le fait qu'il en est le propriétaire, a le pouvoir de prélever l'intérêt, de se faire remettre une partie du profit que produit son capital. S'il n e remettait pas ses 100 £ à un autre, celui-ci ne pourrait pas recueillir le profit et ne serait pas capitaliste, du moins pour ces 100 £ (1). Il est absurde d'invoquer ici la justice naturelle comme le fait Gilbart (voir la note). Les transactions entre les agents de la production sont justes parce qu'elles sont des conséquences naturelles des conditions de la production, et leur valeur n'est pas déterminée par les formes juridiques sous lesquelles elles apparaissent comme l'expression de la volonté commune de ceux qui y participent et comme un contrat dont le pouvoir judiciaire peut exiger l'exécution. Leur teneur est juste ou injuste suivant qu'elles sont adéquates on non au système de production : l'esclavage et la tromperie sur la qualité de la marchandise sont également injustes dans le système capitaliste de production.
Les 100 £ donnent un profit de 20 £ parce qu'elles fonctionnent comme capital, soit industriel, soit commercial, et elles ne peuvent fonctionner comme tel qu'à la condition d'être avancées, soit pour l'achat de moyens de production (capital industriel), soit pour l'achat de marchandises (capital commercial). Si X dépensait pour ses besoins personnels les 100 £ dont il est propriétaire ou s'il les conservait simplement dans son coffre-fort, elles ne pourraient pas être engagées comme capital par le capitaliste Y, qui ne dépense pas son capital mais celui de X, et qui ne peut le faire qu'avec le consentement de X. En remontant à l'origine des choses, on peut donc dire que c'est X qui
(1) " C'est un principe évident de justice naturelle que celui qui emprunte de l'argent pour en retirer un profit, doit céder une partie de ce dernier au prêteur. " Gilbart, Tne History and Principles of Banking, London, 1834, p. 163.
876 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
dépense les 100 £ comme capital, sa fonction de capitaliste s'arrêtant là, et que c'est à cette condition que Y peut agir comme capitaliste.
Nous étudierons d'abord la circulation particulière du capital productif d'intérêts ; nous examinerons ensuite comment il est vendu comme marchandise, c'est-à-dire prêté au lieu d'être aliéné définitivement.
Le point de départ est J'argent que X avance à Y. Cette avance peut être couverte par un ga g-e ; mais cette forme est surannée, à moins qu'il ne s'agisse d'un prêt sur marchandises ou sur titres de crédit (lettres de change, actions, etc.), et en tout cas elle ne nous intéresse pas ici, où nous ne nous occuperons que de la forme ordinaire du capital produisant des intérêts.
Utilisé comme capital par Y, l'argent parcourt la circulation A - M - A' et revient - à X en quantité A + à A, l'intérêt étant représenté par à A. Pour simplifier le raisonnement, nous ne considérons pas le cas où l'argent reste aux mains de Y pendant un temps assez long et où celui-ci paie périodiquement les intérêts.
Le mouvement est donc :
A .- A - M -- A'-A'.
L'argent A dépensé comme capital figure deux fois dans cette expression, de même que le capital réalisé A'=-- A -[à A.
La circulation A - M - A' du capital commercial fait passer la même marchandise par au moins deux et souvent plusieurs possesseurs, chaque changement de. possesseur correspondant à une vente et les choses se répétant de la sorte jusqu'à ce que la marchandise soit achetée par celui qui la consommera. Dans la circulation M -- A - M l'argent change deux fois de place et la transformation de la marchandise, qui devient d'abord argent et redevient ensuite marchandise, est complète. Au contraire, dans le mouvement du capital productif d'intérêts, l'argent change d'abord de possesseur, et ce transfert ne correspond ni
CHAP. XXI. - LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTÉRÉTS 377
à la transformation d'une marchandise, ni à la reproduction d'un capital. Cette dernière opération ne se présentera qu'au dernier déplacement de A, lorsqu'il sera dépensé par un capitaliste, industriel ou commerçant en action. Le premier mouvement de A est son transfert de X à Y, sous certaines formes et réserves juridiques.
Cette avance en deux actes de l'argent à engager comme capital (le premier acte est la remise de J'argent de X à Y) a son pendant lorsque la circulation le restitue. Il revient d'abord à Y en quantité A' ~ A -+- àA et Y le restitue à X en quantité A +- âA, dans laquelle à A ne représente plus qu'une partie du profit, l'intérêt. L'argent reste aux mains de Y aussi longtemps qu'il fonctionne comme capital et il cesse d'agir comme tel dès qu'il est restitué à Xi qui n'a pas cessé un instant d'en être le propriétaire légal. L'argent a donc été prêté à Y et non pas vendu ; cette forme du prêt qui se substitue à la vente est caractéristique (bien qu'elle se rencontre aussi dans d'autres transactions) de ce que le capital est ici une marchandise ou de ce qu'en devenant capital l'argent devient une marchandise.
Dans le chapitre 1 de notre deuxième volume, nous avons vu que dans le procès de circulation l'argent agit comme capital-marchandise et comme capital -argent ; mais sous aucune de ces formes il n'est marchandise. Lorsque le capital productif transformé en capital-marchandise est envoyé au marché, il fonctionne simplement comme marchandise, et le capitaliste est vendeur de marchandise absolument comme l'acheteur est acheteur de marchandise. Engagé dans le procès de circulation, le produit doit être vendu et reconverti en argent, et il est sans importance qu'il soit acheté comme objet de consommation ou comme moyen de production. C'est donc uniquement comme marchandise et non comme capital que le capital-marchandise fonctionne dans la circulation; mais il est capital-marchandise par opposition à la marchandise pure et simple . l'parce qu'il contient déjà de la plus
378 ciNQTjiÈmE PARTIE. - L'INTÉRÉT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
value et que la réalisation de sa valeur comporte celle de
la plus-value (ce qui ne modifie pas son état de mar
chandise, de produit d'une valeur do ' nuée) ; 2' parce qu'en
fonctionnant comme marchandise, il accomplit uni, phase
de sa reproduction comme capital et que par conséquent
sa vente comme marchandise fait partie de son mouvement
comme capital.
De même, lorsque dans la circulation il a la forme de capital-argent, le capital productif agit simplement comme argent, c'est-à-dire comme moyen d'achat d'une marchandise (les moyens de production). Que cet argent soit en même temps capital-argent, cela ne résulte nullement de la fonction acquisitive qu'il accomplit en tant qu'argent, mais de la connexion de cet acte (qui ouvre le procès de production) avec le mouvement d'eDsemble du capital.
Par conséquent, dans le procès de circulation le capital-marchandise et le capital-argent fonctionnent uniquement comme marchandise et comme argent; à aucun moment le capitaliste ne vend la marchandise comme capital à l'acheteur et ne remet l'argent comme Vapital au vendeur, bien que dans les deux cas la marchandise et l'argent représentent pour lui du capital. Ce n'est qu'au moment où une rotation s'enchaîne à l'autre, lorsque le point terminus de l'une est le point initial de l'autre, que le capital en rotation apparaît comme capital; mais alors les intermédiaires ont disparu, on se trouve en présence de A'= A -F- àA (àA en argent, en marchandise ou en moyens de production), c'est-à-dire une somme d'argent égale a la somme avancée plus un excédent. A ce moment - que ce soit un instant de repos réel ou fictif - le capital, sous forme de capital réalisé, n'est plus en circulation ; il représente le résultat de l'ensemble du procès. Si alors il est de nouveau dépensé, il n'est jamais aliéné comme capital, mais vendu comme marchandise ou donné en paiement comme argent. Dans la circulation, le capital productif apparaît donc exclusivement comme marchandise et comme argent, et ce sont les seules formes sous lesquelles
CHAP. XXI. - LE CAPITAL PRODUCTIF DINTÉRtTS 379
il existe pour les autres. La marchandise et l'argent y représentent le capital, non parce que la marchandise se convertit en argent et l'argent en marchandise, non à cause de leurs rapports réels avec l'acheteur, mais à cause de leurs rapports idéaux, au point de vue subjectif, avec le capitaliste et, au point de vue objectif, avec le procès de reproduction. Le capital est capital, non dans la circulation, mais uniquement dans la production où se fait l'exploitation de la force de travail.
Il en est autrement du capital productif d'intérêts et c'est ce qui le caractérise. Celui qui veut faire de son argent un capital rapportant un intérêt, le lance dans la circulation, l'aliène à un tiers, en fait une marchandise. Alors l'argent n'est pas seulement capital pour lui, il l'est pour d'autres ; il est cédé à des tiers comme une valeur d'usage ayant la propriété d'engendrer de la plus-value et du profit, comme une valeur qui se conserve pendant qu'elle circule et qui lorsqu'elle a fonctionné revient à celui qui l'a avancée. L'argent ne passe ainsi que temporairement de celui qui le possède à celui qui le fera valoir comme capital; ni remis en paiement, ni vendu, simplement prêté, il doit faire retour au bout d'un certain temps à celui qui l'a émis, à l'état de capital réalisé, augmenté. d'une plus-value.
Alors qu'une marchandise ne petit être prêtée, selon sa nature, que sous forme de capital fixe ou de capital circulant, l'argent peut être prêté sous les deux formes et entre autres comme capital fixe, lorsqu'il doit être~ restitué en rentes viagères, remboursant chaque année avec l'intérêt une partie du capital. Certaines marchandises, comme une maison, un navire, une machine, ont une valeur d'usage telle qu'elles ne peuvent faire l'objet que d'un prêt de capital fixe. Elles doivent neanmoins, comme tout capital prêté, quelle qu'en soit la forme et quelqu'influence celle-ci puisse avoir sur le mode de remboursement, être considérées comme capital-argent, car c'est toujours d'après une somme d'argent que se calcule l'intérêt. Quant au rembour
880 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
sement, s'il s'agit d'un prêt qui n'a été fait ni en argent, ni en capital circulant, il doit être effectué suivant les règles qui président à la reconstitution du capital fixe : le prêteur reçoit périodiquement, outre l'intérêt, l'équivalent de l'usure de l'objet prêté. Si le capital prêté est du capital circulant il fait retour au prêteur suivant les règles que nous avons étudiées pour le reflux du capital. Or ce reflux dépend, dans chaque cas particulier, de la nature et du mode de reproduction. Quand il s'agit d'un capital prêté, il doit évidemment avoir la forme d'un remboursement, étant donné que l'avance a la forme d'un prêt.
Dans ce chapitre, nous ne nous occuperons que du capital-argent proprement dit, dont dérivent d'ailleurs les autres formes sous lesquelles il est possible de prêter du capital.
Le capital prêté reflue à deux personnes : d'abord, par le procès de reproduction, au capitaliste qui l'a fait valoir; ensuite au prêteur, au capitaliste d'argent, qui en est resté propriétaire.
Dans la circulation, le capital existe ou comme marchandise ou comme argent, et son mouvement, qui consiste en une série d'achats et de ventes, se ramène à la transformation de la marchandise. Il en est autrement lorsque l'on envisage l'ensemble' du procès de reproduction. Quand nous partons de l'argent ou de la marchandise (celle-ci devant être considérée au point de vue de sa valeur, doit être en définitive ramenée à l'argent), nous pouvons dire qu'une somme d'argent est dépensée pour parcourir un cycle déterminé, après lequel elle revient à son point de départ, non seulement Conservée, mais augmentée de plus-value. Ce mouvement circulatoire avec l'accroissement de valeur qui l'accompagne caractérise également l'argent prêté comme capital. Mais cet argent n'est dépensé ni comme argent servant à acheter des inarchandises, ni comme marchandise devant être convertie en argent; il est dépensé comme capital. Alors que la conception de l'argent engagé dans la production ne va pas sans
CHAP. XXI. - LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTÉRÊTS 38i
l'idée de tous les mouvements intermédiaires qui lui permettent d'engendrer de l'argent, cette dernière propriété est considérée simplement comme caractéristique du capital prêté et c'est pour cette raison qu'il peut être aliéné comme capital-argent.
Proudhon a une singulière conception du rôle du
capital-argent (Gratuité du crédit. Discussion entre M. F.
Bastiat et M. Proudhon, Paris 1850). Prêter lui parait
mauvais, parce que prêter n'est pas vendre. Prêter à
intérêt " est la faculté de vendre toujours de nouv * eau le
même objet et d'en recevoir toujours de nouveau le prix
sans jamais céder la propriété de ce qu'on vend " (p. 9) (1).
L'objet prêté, que ce soit de l'argent ou une maison, ne
change pas, il est vrai, de propriétaire comme dans la
vente-achat; mais - et c'est ce que Proudhon ne voit'pas
- celui qui remet à un autre de l'argent comme capital
devant lui rapporter un intérêt n'en reçoit aucun équiva
lent. Dans la vente-achat on donne l'objet et on en cède la
propriété, mais on n'en donne pas la valeur : lorsqu'il
s'agit d'une vente, on reçoit en échange de la marchandise
cédée sa contre-valeur sous forme d'argent ou d'une
créance, et lorsqu'il est question d'un achat, on ne remet
l'argent qu'en échange d'une marchandise. De sorte que
pendant tout le procès de reproduction, le capitaliste indus
triel retient en sa possession la même valeur (abstraction
faite de la plus-value) sous des formes différentes.
De ce qu'il y a ~change d'objets, il ne résulte pas qu'il y a changement de valeurs : le même capitaliste détient toujours la même valeur. De même l'échange n'est pas créateur de plus-value, car lorsqu'il a lieu la plus-value est déjà incorporée à la marchandise. Lorsque l'on considère, non des actes isolés d'échange, mais l'ensemble du capital social dans la circulation A - M - A', on voit que conti
(1) Cette phrase n'est pas de Proudhon. Elle est de F. Chevé qui a signé la première lettre à Bastiat sur la gratuité du crédit.
NOTE DES TRADUCTEURS.
382 CINQUIÈME PARTIE. - eINTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
nuellement une valeur est engagée dans la circulation pour en être retirée plus lard, lorsqu'elle est augmentée de plus-value ou de profit. Les opéralions qui déterminent ce résultat ne sont pas visibles dans les simples actes d'échange, bien qu'elles soient forigine et la base de j'intérêt du prêteur.
" En effet, dit Proudhon, le chapelier qui vend des chapeaux ne s 1 en prive pas. Non, car il reçoit de ses chapeaux, il est censé du moins en recevoir immédiatement la va1eu~, ni plus ni moins. Mais le capitaliste prêteur non seulement n'est pas privé, puisqu'il rentre intégralement dans son capital; il per~oit plus que le capital, plus que ce
'il apporte à l'échange ; il reçoit, en sus du capital, un qu
intérêt. " (p. 169) Le chapelier représente, dans l'exemple,
le capitaliste producteur par opposition au prêteur. Prou
dhon n'a évidemment pas pénétré le mystère qui fait que
le capitaliste producteur peut vendre la marchandise à sa
valeur (l'égalisation des prix de production est sans impor
tance p our sa conception) et recevoir un profit en sus du
capital qu'il verse à l'échange. * Supposons que le prix de
production de 100 chapeaux soit de 115 £ et que le hasard
veuille que ce prix soit égal à la valeur des chapeaux, c'est
à-dire que le capital produisant ces derniers ait la compo
sition moyenne. Si le taux du profit est de 15 0/0, le cha
pelier réalisera un profit de 15 2 en vendant ses chapeaux
à 115 £, ce qui indiquera qu'ils ne lui ont coûté que 100 £.
S'il a opéré avec un capital qui lui appartient, il empochera
les 15 £; sinon il devra remettre 5 £ comme intérêt à celui
qui lui a avancé l'argent. La valeur des chapeaux reste la
même dans les deux cas, mais la répartition de la plus
value ne se fait plus de la même manière, et comme la
valeur n'est pas affectée par le paiement de l'intérêt,
Proudhon a, tort de s'écrier: " Il est impossible que l'intérêt
du capital s'ajoutant, dans le commerce, au salaire de
l'ouvrier pour composer le prix de la marchandise, l'ouvrier
puisse racheter ce qu'il a lui-même produit. Vivre en Ira
CHAP. XXI. - LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTÉRÈTS 398
vaillant est un principe qui, sous le régime de l'intérêt, implique une contradiction. " (p. 105) (1).
La phrase suivante dans laquelle le mouvement du capital est décrit comme mouvement d'un capital productif d'intérêts, démontre combien peu Proudhon s'est rendu compte de la nature du capital. " Comme par l'accumulation des intérêts, le capital-argent, d'échange en échange, revient toujours à sa source il s'ensuit que la relocation toujours faite par la même main, profite toujours au même personnage ".
Mais quel est donc l'aspect qui lui échappe dans le monvement spécial du capital productif d'intérêts ? Ce sont les catégories achat, prix, cession d'objets, et la forme immédiate de la plus-value, en un mot ce fait que le capital est devenu marchandise, que la vente s'est transformée en prêt et que le prix représente une part du profit.
La circulation de tout capital a pour caractéristique de le ramener à son point de départ, et ce retour au point initial n'est pas une propriété spéciale du capital productif d'intérêts; mais ce qui caractérise ce dernier c'est la forme du retour, indépendante de la circulation intermédiaire. Le capitaliste prêteur remet son capital au capitaliste industriel, sans en recevoir l'équivalent. Cette cession ne fait pas partie du cycle du capital: elle n'en est que la préparation. Rien n'est modifié non plus quant à la propriété du capital, car il n'y a pas eu échange ; l'acte de cession est complété par la restitution au prêteur du capital qu'il a prêté. Le procès de reproduction fait, il est vrai, refluer l'argent au capitaliste industriel ; mais comme l'argent ne lui
(1) " Une maison ", ( de l'argent ", etc., doivent donc, selon Proudhon, non pas être prêtés comme " capital ", mais aliénés comme " marchandise " ... au prix de revient (p. 44). Luther avait une conception un peu plus élevée que lui. Il savait déjà que le profit est indépendant de ce qu'il y a prêt ou achat: " lis transforment également le commerce en usure. Alais rie nous occupons pas de tout en une fois. Considérons d'abord l'usure qui accompagne le prêt et quand nous aurons réprimé celle-ci (à la fin du monde), nous censurerons à son tour l'usure dans le commerce". (M. Luther, An die Pfarherrn wider den Wucher -ru predigen, Wittenberg, 1525).
à84 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D4ENTREPRISE
appartenait pas lorsqu'il a été engagé, il n'est pas sien non plus quand le cycle le rend, et il doit être restitué au prêteur. La remise du capital par le prêteur à l'emprunteur est une transaction juridique, qui reste en dehors du procès de reproduction ; il en est de même de sa restitution par l'emprunteur au prêteur. La première de ces transactions prépare le procès de reproduction ; l'autre en est le complément, et au point de vue de la reproduction en elle-même, il est indifférent que le capital appartienne ou non au capitaliste industriel qui le fait valoir. Quant à la transaction entre le prêteur et l'emprunteur - si l'on fait provisoirement abstraction de l'intérêt - on peut dire que le mouvement du capital prêté comprend uniquement la remise de l'argent par le prêteur et sa restitution par l'emprunteur, ces deux opérations étant séparées par un temps plus ou moins long pendant lequel a lieu la reproduction. Et cette cession à charge de restitution est la forme spécifique de l'aliénation conditionnelle de l'argent ou de la marchandise.
Le retour de l'argent au point initial, au capitaliste, qui caractérise le mouvement du capital en général, présente, quand il s'agit du capital productif d'intérêts, une forme extérieure ne répondant nullement au mouvement réel. X donne son argent, non comme argent, mais comme capital. Cependant l'argent ne se transforme réellement en capital que dans les mains de Y, ce qui n'empêche que pour X il soit devenu capital par ce seul fait qu'il a été remis à Y. C'est à ce dernier que l'argent reflue du procès de production et de circulation; mais Y le restitue à X, qui voit donc rentrer son argent sous la même forme qu'il l'a donné. La cession de l'argent pour un temps donné, sa restitution avec un intérêt (une plus-value) déterminé, tel est tout le mouvement du capital productif d'intérêts ~ quant au mouvenient de l'argent agissant comme capital, il s'effectue en dehors des transactions entre le prêteur et l'emprunteur, et n'y apparaît même pas.
Comme marchandise d'une nature spéciale, le capital
CHAP. - LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTÉRÊTS 38~
productif d'intérêts est caractérisé par une forme particulière d'aliénation. Il fait retour à celui qui l'a prêté, non parce que ce retour est la finale d'une série d'opérations économiques, mais parce que la convention juridique conclue entre l'acheteur et le vendeur le veut ainsi. Cependant cette convention dépend nécessairement de la durée du procès de reproduction et c'est seulement en apparence qu'elle est une stipulation arbitraire entre le prêteur et l'emprunteur. En réalité les transactions entre, ces derniers sont déterminées par les conditions de la. reproduction, mais rien dans ces transactions n'indique qu'il en est ainsi et parfois la pratique révèle le contraire. C'est ainsi que le capital peut ne pas revenir au point initial dans le délai qui avait été prévu, ce qui mettra l'emprunteur dans la nécessité de faire appel à d'autres ressources pour pouvoir tenir ses engagements.
La cession d'un capital A et son retour après un certain
A
temps en quantité A-1- -, sans que rien n'apparaisse des
opérations intermédiaires qui ont amené cette transformation, n'est donc que le mouvement apparent du capital. Dans le mouvement effectif le retour est une phase du procès de circulation. En effet, J'ar-~ent est converti d'abord en moyens de production ; le procès de production en fait ensuite une marchandise, que la vente reconvertit en argent, qui reflue au capitaliste qui l'a avancé. Dans le mouvement du capital productif d'intérêts, au contraire, l'avance et le retour de l'argent sont simplement provoqués par une transaction juridique, dans laquelle n'apparait aucune des opérations intermédiaires. Il peut en être ainsi parce que le prêteur remet son argent à un capitaliste et que l'argent engagé comme capital a la propriété de retourner à celui qui l'avance, A - M - A' étant la forme immanente du mouvement du capital revenant augmenté à son point de départ. Le prêteur donne donc son argent comme capital, parce que Comme tel il a la propriété de revenir a son point de départ, c'est-à-dire au capitaliste
886 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
emprunteur qui l'a appliqué et qui, lorsqu'il est revenu, peut le restituer.
Lorsque de l'argent est prêté comme capital, la condition est qu'il soit réellement appliqué comme capital, c'est-à-dire qu'il revienne à son point de départ, Le cycle du capital est donc la base de la transaction juridique qui intervient entre le prêteur et l'emprunteur. Il est loisible, il est vrai, â l'emprunteur de ne pas utiliser comme capital l'argent qu'il emprunte ; il n'est pas moins vrai que le prêteur le ]ni avance comme capital, c'est-à-dire à la condition qu'il fasse retour,. sous forme d'argent, à son point de départ.
Les actes de circulation A - Met M- A', dans lesquels la valeur fonctionne comme argent ou comme marcbandise, ne sont que des phases du mouvement d'ensemble. Comme capital la valeur accomplit tout le mouvement A - A' : avancée comme valeur en argent ou sous toute autre forme, elle revient comme valeur. Le prêteur ne la dépense pas pour acheter des marchandises ou la convertir en argent ; il l'avance comme capital, comme valeur devant, après un certain temps, revenir à son point de départ. Il la prête et le prêt est la forme qu'il choisit pour l'aliéner comme capital, ce qui ne veut pas dire que le prêt ne puisse pas être la forme adoptée pour d'autres transactions qui n'ont rien à voir avec la reproduction capitaliste.
Jusqu'ici nous n'avons Considéré que le mouvement que le capital prêté accomplit entre le propriétaire et le capitaliste industriel. Nous avons maintenant à nous occuper de fintéret.
La somme que le prêteur remet à l'emprunteur est un capital et comme tel elle a la propriété de lui revenir. Mais ce simple retour ne suffit pas pour en faire un capital; il faut encore que le mouvement dans lequel elle se trouvera engagée, non-seulement la, conserve, maisl'augmente
CHAP. XXI. - LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTÉRÊTS 887
et la restitue avec une plus-value àA. Cette plus-value porte le nom d'intérêt ; c'est la partie du profit moyen qui ne reste pas à l'IDdustriel et qui va au prêteur.
Le fait que l'argent A a été prêté comme capital signifie donc qu'il doit être restitué en quantité A -1- à A. Nous examinerons plus tard la forme de prêt qui admet que l'intérêt étant payé périodiquement, le capital ne soit restitué qu'après une période plus longue.
C'est l'acte d'aliénation qui fait de l'argent prête un capital, une marchandise ; plus exactement, le prêt a pour conséquence que la marchandise (argent) du prêteur est remise à un tiers comme capital.
Qu'aliène-t-on dans la vente ordinaire? Evidemment pas la valeurde la, marchandise vendue, car celle-ci ne fait que changer de forme ; avant de devenir argent dans la main du vendeur, elle existait idéalement dans le prix de la marchandise et la vente l'a fait simplement passer de la forme marchandise à la forme argent. Ce qui est aliéné réellement c'est la valeur d'usage de la marchandise; c'est elle que le vendeur cède à l'acheteur avec la faculté de la faire passer dans sa consommation productive ou improductive.
Quelle est maintenant la valeur d'usage que le capitaliste d'argent aliène pour la durée du prêt au capitaliste industriel? C'est la valeur d'usage que J'argent acquiert
C5
par ce fait que par l'aliénation il devient capital, ayant la propriété, non-seulement de conserver sa valeur primitive, mais d'engendrer de la plus-value, de produire le profit moyen. Dans la marchandise ordinaire la valeur d'usage finil par être consommée et par ce fait s'évanouissent la substance de la marchandise et sa valeur. La marchandisecapital, au contraire, présente ce caractère que non-seulement la consommation de sa valeur d'usage conserve celleci et par conséquent sa valeur, mais en outre l'augmente.
C'est cette valeur d'usage de l'argent devenu capital, cettepropriété de donner du profit moyen, que le capita
à88 ClNQUIËNiE PARTIE. - L'INTÉRÉT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
liste d'argent aliène au capitaliste industriel, pendant le temps qu'il lui prête son argent.
L'argent prêté a donc une certaine analogie avec la force de travail en ce qui concerne son rapport avec le capitaliste industriel, avec cette différence cependant que celuici paie la valeur de la force de travail, alors qu'il ne fait que restituer la valeur du capital emprunté. La force de travail est une valeur d'usage pour l'industriel parce qu'en la consommant il en retire plus de valeur (le profit) qu'elle n'en contient et qu'elle n'en coûte; sa valeur d'usage consiste précisément dans l'excédent de valeur qu'elle fournit. De même la valeur d'usage du capital-argent prêté réside dans sa propriété d'augmenter de valeur.
L'analogie est complète entre la marchandise et la valeur d'usage qu'aliène le capitaliste prêteur lorsqu'il prête son argent. D'abord, c'est bien une valeur qui passe d'une main a une autre, avec cette différence que lorsqu'il s'agit de la vente d'une mari~handise, une même valeur, en changeant il est vrai de forme, reste au vendeur et à l'ache - teur, tandis que dans le prêt d'argent, le capitaliste prêteur est seul à remettre une valeur et l'emprunteur seul à en recevoir une. En second lieu, d'un côté comme de l'autre, l'une des parties aliène une valeur d'usage que l'autre reçoit et consomme ; mais quand il s'agit du prêt, cette vaieur d'usage est elle-même une valeur, en ce qWelle représente le surcroit de valeur que rapportera le fonctionnement de l'argent comme capital; c'est le profit qui constitue cette valeur d'usage.
L'argent prêté ' est une valeur d'usage en ce qu'il a la propriété de pouvoir fonctionner comme capital et de produire, dans les circonstances moyennes, le profit moyen (1),
(1) " L'équité de l'intérêt dépend, non de ce qu'un profit est réalisé ou non, mais de ce que la somme prêtée est capable d'en produire un lorsqu'elle est bien employée. " (An Essay of the Governing Causes of the Natural Rate of Interest, wherein the Sentiments of Sir W. Petty and Mr. Locke, on that head, are considered, Londres, 1750, p. 49. (L'auteur de cet écrit anonyme est J. Massie).
CHAP. XXI. - LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTÉRÈTS 389
Mais que paie l'industriel qui fempruate et quel est, d'après cela, le prix du capital prêté ? " L'intérêt qu'on paie, dit Massie, pour l'usage de ce que l'on emprunte, est une partie du profit que ce que l'on emprunte peut produire " (1).
Eu devenant acquéreur d'une marchandise ordinaire, l'acheteur en achète la valeur d'usage et en paie la valeur. L'emprunteur achète également la valeur d'usage de l'argent qu'on lui prête ; mais que paie-t-il ? Certainement pas., comme pour une autre marchandise, le prix et la valeur ; en passant du prêteur à l'emprunteur, la valeur ne change pas de forme comme lorsqu'elle passe du vendeur à l'acheteur, entre lesquels de marchandise elle devient argent et réciproquement. L'identité de ce qui est donné avec ce qui est reçu se manifeste ici d'une autre manière ; l'argent est donné sans qu'un équivalent soit cédé en échange et il est restitué après un certain temps. Le prêteur ne cesse d'en être propriétaire, même après qu'il l'a remis à l'emprunteur. Dans Véchange simple de marchandises, l'argent est toujours du côté de l'acheteur; dans le prêt il est toujours du côté du vendeur et celui-ci le cède pour une durée déterminée à l'acheteur de capital qui le reçoit comme marchandise. Évidemment il n'en est ainsi que pour autant que l'argent soit avancé pour être utilisé, comme capital. Au moment où il est cédé par le prêteur il n'est qu'un capital virtuel, comme tout capital à l'instant où il est avancé ; par fusage, il devient réellement un capital et c'est comme capital réalisé, comme valeur augmentée de plus-value, que l'emprunteur doit le restituer ; seulement la plus-value (l'intérêt) qu'il remet au prêteur n'est qu'une partie du profit qu'il a recueilli, car l'argent qu'il a emp~unté n'a été pour lui une valeur d'usage qu'à la condition qu'il lui laisse un profit. Il va sans dire que tout le profit ne peut pas être retenu par l'em
(1) " Les gens riches, au lieu d'employer leur argent eux-mêmes... le prêtent à d'autres pour que ceux-ci en retirent un profit, dont ils leur abandonnent une part." (op. cit.. p. 23).
890 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
prunteur; sinon il ne paierait rien pour l'usage de la valeur qui lui a été aliénée et il se bornerait à restituer l'argent simplement comme de l'argent et non comme un capital réalisé, un capital devenu A-+- àA.
Le prêteur et femprunteur avancent tous les deux une somme comme capital, mais cette somme, la même pour les deux, ne fonctionne comme capital que dans les mains du dernier. Aussi le profit n'est-il pas double, -bien que deux personnes aient fait une avance, de capital. Au contraire, la somme prêtée ne peut fonctionner comme capital pour les deux qu'à, la condition que le profit soit partagé entre elles et qu'une part, appelée intérêt, soit attribuée au prêteur.
Ainsi que nous l'avons dit en commençant, nous admettons que la transaction que nous venons ~anaJyser se passe entre deux capitalistes, un capitaliste d'argent et un capitaliste industriel ou commerçant. Dans cette transaction, le capital en tant que capital est une marchandise et la marchandise est un capital. Les rapports que nous avons passés en revue seraient irrationnels, si on les appliquait à la marchandise simple ou au capital fonctionnant dans le procès de reproduction comme capital-marchandise. S'il a été question de prêt et d'emprunt et non. de vente et d'achat, d*intérêt et non de prix, c'est que nous avons considéré une marchandise - le capital - d'une nature spéciale, et il serait ivrationDel et contraire à la conception du prix de la marchandise, d'appeler l'intérêt le prix du capital-argent (1). Le prix est ramené ici à une forme purement abstraite ; il exprime une somme d'argent qui est payée pour quelque chose qui figure comme valeur d'usage de telle ou de telle manière, alors que le prix. dans sa con
(1) " L'expression valeur (value) employée quand il s'agit de la circulation a trois sens . ~ .... 2o Circulation actuelle (currency actually) comparée à ce que sera la circulation à une date ultérieure. Alors la valeur dépend du taux (le l'intérêt, du rapport entre l'offre et la demande de Capital ". R. Torrens, On the Operation of the Bank Charter Act ol 1844, etc., D1 édition, 1847.
CHAP. XXI. - LE CAPITAL PAOI)UCTIV D'INTÉRÈTS 391
ception vraie, est l'expression de la valeur d'une valeur d'usage.
Faire de l'intérêt le prix du capital reviendrait à assigner deux valeurs à une marchandise, d'abord sa valeur et ensuite un prix (or celui-ci est l'expression en argent de la valeur) différent de cette valeur. Le capital-argent n'est qu'une somme d'argent ou la valeur exprimée en argent d'une quantité déterminée de marchandises. Lorsqu'une marchandise est prêtée comme capital, c'est comme s'il S'agissait d'une somme d'argent; ce ne sont pas tant ou tant de livres de coton qui sont données en prêt, mais autant d'argent existant sous forme de coton. Le prix du capital se calcule donc d'après la somme d'argent qu'il représente et nond'après la currency, comme le croit M. Torrens(voirlanote 1,p.390.) Commentune valeur pourrait-elle avoir un prix autre que son propre prix, celui qui lui vient de ce qu'elle existe en argent? Le prix n'est-il pas la valeur de la marchandise, différente de sa valeur d'usage, et même n'en est-il pas ainsi du prix du marché qui diffère de la valeur quantitativement et non qualitativement? Tju prix, qui qualitativement serait différent de la valeur, serait un non sdns (1).
Le capital ne devient capital que lorsqu'il est mis en valeur et il est d'autant plus capital que sa mise en valeur est plus productive ; le taux de la plus-value ou du profit qu'il produit De peut donc être apprécié que pour autant que l'on rapporte la masse de plus-value ou de profit à la valeur du capital avancé. Cette règle s'applique évidemment au capital productif d'intérêts, dont le degré de mise en valeur doit être mesuré en rapportant au capital prêté la somme payée comme intérêt, c'est-à-dire la part du
(1) "L'ambiguité des expressions valeur de la monnaie ou valeur de la carrenc~q employées indifféremment, ainsi qu'on le fait,pour désigner ]avaleur d'échange des marchandises et la valeur d'usage du capital, est une source permanente de confusion " (Tooke, Inquiry into the Currency Principle, p. 77). - Tooke ne voit pas que la confusion provient avant tout de ce que la valeur proprement dite (l'intérêt) est considérée comme valeur d'usage du capital.
392 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
profit que l'emprunteur doit céder au prêteur. Par conséquent si le prix exprime la valeur de la marchandise, l'intérêt exprime la mise en valeur du capital-argent et il est le prix que le prêteur paie pour ce capital. On voit dès lors combien Proudhon est absurde lorsqu'il applique directement, dans cette circonstance, le rapport simple de la vente-achat opérée par l'intermédiaire de' l'argent. La condition fondamentale est que l'argent fonctionne comme capital et c'est parce qu'il est capital en soi, capital potentiel, qu'il peut être transféré à une tierce personne.
Le capital se présente cependant ici comme une mar-, chandise, étant donné qu'il fait l'objet d'une offre sur le marché et que c'est la valeur d'usage de l'argent qui est aliénée comme capital. Cette valeur d'usage réside. dans la propriété de produire du profit. La valeur de l'argent ou des marchandises faisant office de capital n'est pas déterminée par leur valeur comme argent ou comme marchandise, mais par la quantité de plus-value qu'ils produisent pour celui qui les possède. Le produit du capital est le profit et, dans la production capitaliste, dépenser de l'argent comme argent et l'avancer comme capital sont deux opérations absolument différentes. L'argent, de Aême que la marchandise, de même que le travail est du capital à l'état potentiel, car : 1') il est susceptible d'être converti en éléments de production et il est Par conséquent l'expression abstraite, le représentant de la valeur de ces éléments ; 2') il trouve à côté de lui, dans une société capitaliste, le travail salarié qui a la vertu de transformer en capital les Méments matériels de la richesse.
Déjà l'appropriation individuelle du capital exprime,
sans l'intervention du pr~cès de production, l'opposition
entre la richesse matérielle et le travail salarié. En effet,
l'argent et également la marchandise peuvent être vendus
comme capital, ayant la puissance de commander au tra
vail d'autrui et de s'en approprier le produit, d'agir par
conséquent comme valeur capable de produ * ire de ]&valeur.
Et c'est ce caractère et non un travail qu'il accomplirait
CHAP. XXI. - LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTÉRÊTS 393
qui constitue pour le capitaliste les titres et les moyens qui lui permettent de s'approprier le travail des autres.
La qualité de marchandise doit encore être attribuée au capital, parce que le partage du profit entre l'intérêt et le profit proprement dit est réglé par l'offre et la demande, par la concurrence, de même que les prix des marcbandises. Mais à cette analogie correspond une différence qui est non moins frappante. Lorsque l'offre est égale à la demande, le prix du marché de la marchandise équivaut à son coût de production, et il est déterminé par les lois immanentes de la production capitaliste, indépendamment de la concurrence. Il en est de même du salaire, qui lorsque l'offre et la demande se paralysent, est égal à la valeur de la force de travail. Mais les choses se passent autrement pour l'intérêt. Ici la concurrence ne provoque aucune déviation de la loi, pour la bonne raison qu'elle règne en souveraine pour fixer la règle suivant laquelle se fait le partage, et qu'il n'existe pas, ainsi que nous le verrons plus loin, un taux "naturel " de l'intérêt. (Ce que l'on appelle " taux naturel " est plutôt le taux déterminé par la libre èoncurrence.)
Tout est apparence dans le capital productif d'intérêts l'avance du capital se présente comme un simple transfert d'argent du prêteur à l'emprunteur et le retour du capital se réalise comme une simple restitution, avec intérêt. On ne voit nullement que le taux du profit dépend, non-seulement, du rapport entre la masse de profit réalisé pendant une rotation et le montant du capital avancé, mais aussi de la durée de la rotation ; le prêteur reçoit simplement un intérêt après un temps déterminé.
Avec sa pénétration profonde de la connexion intime des choses, le romantique Adam Muller, dit dans ses Elemente der Siaaiskiiîîst (Berlin, 1809, p. 37) : " Le temps, dont on ne s'inquiète pas quand il s'agit de fixer le prix des choses, est un facteur essentiel pour la fixation de l'intérêt ". Il ne voit pas que le temps de production et le temps de çireulation sont des éléments du prix des marchandises, et
394 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
que le taux du profit, qui dépend de la durée de la rotation, détermine le taux de l'intérêt. Sa perspicacité s'arrête, ici comme partout, à la poussière qui recouvre les choses et elle en fait prétentieusement un phénomène mystérieux et important.
CHAPITRE XXII
LE PARTAGE DU PROFIT - LE TAUX ET LE TAUX " NATUREL "
DE L'INTÉRÊT
Nous ne pouvons pas étudier ici en détail les questions qui font l'objet de ce chapitre, pas plus que les problèmes du crédit que nous aurons a examiner plus tard. La concurrence entre les prêteurs et les emprunteurs et les perturbations passagères du marché financier qui en résultent, sortent du cadre de nos recherches; il en est de même du cycle du teux de l'intérêt, qui suppose l'étude du cycle industriel, que nous ne pouvons pas aborder, ainsi que de la question de l'égalisation approximative des taux de l'intérêt sur le marché mondial. Nous ne nous occuperons que de la forme propre du capital productif d'intérêts et du rapport entre l'intérêt et le profit.
L'intérêt étant une partie du profit que le capitaliste industriel doit abandonner au capitaliste, d'argent, il doit avoir pour limite supérieure le profit, car lorsqu'il devient égal à ce dernier la part de l'industriel est nulle. Si nous faisons abstraction des cas anormaux où l'intérêt est effectivement plus élevé que le profit (et où par conséquent il ne petit pas être payé au moyen de ce dernier), nous pouvons admettre que le maximum de l'intérêt ne peut pas dépasser le profit moins une paytie (dont nous nous occuperons plus loin) représentant les wages of superintendence, le salaire de surveillance. Quant à la limite inférieure de l'intérêt, elle ne petit pas être fixée.
" Le rapport entre la somme qui est payée pour l'usage
396 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
d'un capital et ce capital lui-même constitue le taux de l'intérêtexprimé en argent ". "Le taux de l'intérêt dépend: 10 du taux du profit; 2" de la base d'après laquelle le profit entier est partagé entre le prêteur et l'emprunteur " (Economist, 22 janvier 1853). " Etarit donné que ce que l'on paie comme intérêt pour l'usage de ce qu'on emprunte est une partie du profit que l'objet emprunté peut produire, l'intérêt doit dans tous les cas être déterminé par ce profit" (Massie, H. op. cil., 49).
Supposons d'abord qu'il y ait un rapport invariable entre le profit total et la partie de celui-ci qui doit être payée, à titre d'intérêt, au capitaliste d'argent. L'intérêt variera en même temps que le profit total, dont les oscillations sont
déterminées, à leur tour, par celles du taux général du
profit. Si, par ex., le taux moyen du profit est de 20 0/0
et si l'intérêt est égal au quart du profit, le taux de l'intérêt
sera de 5 0/0 ; dans les mêmes circonstances, à un taux du
profit de 16 0/, correspondra un taux de l'intérêt de 4 0/0.
Les taux du profit et de l'intérêt étant respectivement de
20 et de 8 0 ' /,, l'industriel fera le même profit que lorsque
ces taux sont respectivement de 16 et de 4 0/0 ; il fera un
profit plus considérable si au taux du profit de 20 0 ' /0 cor
respond un taux de l'intérêt de 7 ou de 6 0/0. Lorsque
l'intérêt est une quote-part constante du profit moyen,
il vario proportionnellement a ce dernier. Si, par exem
ple, il est admis que l'intérêt représente le cinquième du
profit moyen, il sera de 2 lorsque le profit sera de 10,
de 4 lorsque le profit sera de 20, de 5 lorsque le profit sera
de 25, de 6 lorsque le profit sera de 30 et de 7 lorsque le
profit sera de 35, et les différences entre le taux du profit
et celui de l'intérêt seront respectivement de 8, de 16, de
20, de 24 et de 35. Des taux différents, 4, 5, 6, 7 0/0, de
l'intérêt expriment donc une même quote-part du profit,
celui-ci variant dans les limites de 20, 25, 30, 35 et, dans
ces circonstances, le profit industriel (la différence entre le
profit total et l'intérêt) est d'autant plus élevé que le taux
général du profit est plus grand,
CHAP. XXII. - LE PARTAGE DU PROFIT W7
Toutes circonstances égales, c'est-à-dire le rapport entre
le profit total et l'intérêt restant à peu près invariable, le
capitaliste industriel pourra payer et payera un taux d'inté
rêt directement en rapport avec le taux du profit (1). Or le
taux du profit est en raison inverse du développement de
la production capitaliste ; le taux de l'intérêt, pour autant
qu'il se règle effectivement sur celui du profit, variera donc
également en raison inverse du développement industriel.
Nous verrons plus tard qu'il n'en est pas toujours ainsi. Nous dirons cependant que l'intérêt, même l'intérêt moyen, se fixe d'après le profit ou plus exactement d'après le taux général du profit, et que dans tous les cas le taux moyen du profit peut être considéré comme la limite supérieure de l'intérêt.
La grandeur du profit qui doit être partagé entre le capitaliste industriel et le capitaliste d'argent, est déterminée par le taux moyen du profit. Ce taux étant donné, l'intérêt qui sera payé au capitaliste prêteur varie en raison inverse de la partie du profit qui est retenue par le capitaliste emprunteur; les circonstances qui règlent le partage entre les deux diffèrent complètent et agissent souvent en sens inverse (2) de celles qui fixent l'importance du profit, c'est--à-dire de la valeur produite par du travail non payé qui est à partager.
Lorsque l'on considère les cycles , dans lesquels se meut l'industrie moderne, - accalmie, reprise des affaires, prospérité, surproduction, krach, dépression, accalmie, etc., évènements dont l'analyse sort du cadre de notre étude, - on voit que l'intérêt est généralement bas dans les périodes de grande prospérité et de profits
(1),~ Le taux naturel de l'intérét est réglé par les profits des industriels ou commerçants " (Massie, op. cit., p. 51).
(2) Le manuscrit porte ici la remarque suivante: Ce chapitre montre qu'il vaut mieux, avant d'étudier les lois du partage du profit, développer comment le partage quantitatif se transforme en un partage qualitatif. Pour rattacher cette étude au chapitre précédent il suffit d'admettre provisoirement (lue l'intérêt est une fraction non encore définie du profit.
398 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
extraordinaires, qu'il monte lorsque la prospérité arrive à son point culminant, et qu'il atteint son maximum et s'élève à un taux usuraire lorsque la crise bat son plein (1). C'est ainsi que la prospérité s'étant affirmée d'une manière décisive pendant l'été 1813, on vit l'intérêt, qui au printemps 1842 avait été de 4 p* 0/0, tomber à 2. p. 0/0 (9) et rnême à 1 1/2 P- 0/0 811 mois de septembre 1843 (Gilbart, 1, p, 166), pour remonter à 8 0/0 et plus durant la crise de 1847. Ce qui n'empêche pas que parfois un taux réduit de l'intérêt corresponde à un arrêt des affaires et qu'un relèvement en accompagne la reprise.
L'intérêt atteint son taux le plus élevé pendant les crises, lorsque de l'argent doit être emprunté coûte que coûte. La hausse provoque alors la baisse des valeups et fournit l'occasion aux gens qui ont de l'argent disponible d'acheter à un prix ridiculement bas des titres portant intérêt, qui remonteront tout au moins à leur prix moyen dès que la baisse de l'intérêt se manifestera (3).
Deux causes principales agissent cependant pour que le taux de l'intérêt tende à baisser indépendamment des variations du taux du profit.
1, " Si même nous admettons que le capital lie soit emprunté que pour des entreprises productives, une variation du faux de l'intérêt est possible alors que le
(1) " Dans la période qui suit immédiatement une crise, l'argent ,-bonde et la spéculation 'est nulle; puis vient ia seconde période dans laquelle l'argent est abondant et la spéculation intense suit la troisième où la spéculation ralentit et où l'argent est demandé enfin, dans la quatrième, l'argent est rare et la crise commence. " ~Cîilbart, op. cit., 1, P. 144).
(2) Tooke expliquecela "par l'accumulation du capital en excès,qui n'a pas trouvé dans les années précédentes l'occasion d'être enip~ové hicrativement, par la diminution des trésors, et par le relèvement de la con. fiance dans les entreprises commei-ciales."(History of Prices from 1839 till 18-17, London, 1ffl, p. 54.)
(3) " Un ancien client d'un banquier se vit refuser un prêt contre une garantie de 200.000 £ en papier ; ilse décidait à suspendre ses paiements, lorsque le banquier lui fit dire qu'il pouvait ne pas recourir à cette mesure extrême et qu'il consentait à lui acheter ses titres pour 15000£(The Theory of the Exchanyes. The Bank Charter Act of 18-44 etc., Londres, 1869, p. 80i.
CIIAP. XXII. - LE PARTAGE DU PROFIT ~ 899
t aux du profit brut reste invariable. A mesure qu un peuple se développe dans la voie de la richesse, il compte une classe de plus en plus nombreuse de gens qui, grâce au travail de leurs ancêtres, sont en possession d'un fonds dont les intérêts sont suffisants pour les faire vivre. A ceux-ci s'ajoutent les personnes qui s'étant occupées activement d'affaires pendant la première partie de leur vie se sont retirées pour vivre de leurs rentes. Ces deux catégories ont une tendance à devenir de plus en plus nombreuses à mesure que le pays devient plus riche, car ceux qui commencent avec un capital moyen arrivent plus facilement à la fortune, que ceux qui débutent avec rien. Dans les pays vieux et riches la fraction du capital national, qui n'est pas appliquée directement par ceux qui la possèdent, intervient donc dans le capital productif de la société pour une plus large part que dans les pays pauvres et récents. Combien de rentiers ne comptons-nous pas en Angleterre 1 Et à mesure qu'augmente eette classe des rentiers, augmente aussi la classe des prêteurs de capital, car l'une est constituée par l'autre. " (Ramsay, Essay on the Distribution of Wealth, p. 201).
Il. La baisse du taux de l'intérêt est également influencée par le développement du crédit, par l'accaparement par les industriels et les commerçants - aidés en cela par les banquiers - de l'argent épargné par toutes les classes' de la société et par la concentration de ces épargnes en masses qui leur permettent de fonctionner comme capital. Nous reviendrons plus loin sur cette question.
D'après Barnsay le taux de l'intérêt " dépend. en partie du taux du profit brut et en partie de la proportion suivant laquelle celui-ci est partagé en intérêt et profit d'entreprise (profits of enterprise). Cette proportion dépend de la concurrence entre les prêteurs et les emprunteurs, laquelle est influencée, niais non déterminée exclusivement, par le taux probable du profit brut (1). Si la concurrence ne se
(1~ Le taux de l'intérêt général étant déterminé par le taux moyen du profit, il arrive très souvent que des tripotages sans nom seproduisent
400 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉI~,ÈT ET LI, PROFIT D'ENTREPRISE
règle pas exclusivement d'après le taux probable, c'est que d'un côté il y a beaucoup
d'emprunteurs dont l'argent ne doit pas servir à une entreprise productive, et que d'autre part le
total du capital qui peut être prêté dépend de la richesse du pays et non des variations quelles
qu'elles soient du profit brut. " (Ramsay, op. cit., pp. 206, 207.)
Pour déterminer le taux moyen de l'intérêt, il faut calculer : 1°) la moyenne du taux de l'intérêt, en tenant compte de ses variations aux différentes périodes de prospérité et de dépression de l'industrie ; 2°) le taux de l'intérêt dans.les entreprises qui empruntent du capital pour de longues durées.
Aucune loi ne règle le taux moyen de l'intérêt dans un pays déterminé, et l'on peut dire qu'il n'y a pas un taux naturel de l'intérêt analogue aux taux naturels du profit et des salaires dont parlent les économistes. Massie dit à ce sujet avec infiniment de raison (p. 49) : " Le seul point sur lequel on puisse discuter est de savoir quelle est la part de ces profits qui revient équitablement au prêteur et quelle est celle qui doit rester à l'emprunteur ; pour être fixé à cet égard, il n'y a guère d'autre méthode que de s'en rapporter à l'opinion des emprunteurs et des prêteurs en général, car l'équité en cette matière n'est que ce que le consentement commun veut qu'elle.soit ". Le tauK moyen du profit étant donné d'avance, aucune influence ne peut être attribuée à la formule de l'équilibre de l'offre et de la ,demande. Il n'est fait appel à cette formule (et pratiquement on a raison d'agir de la sorte) que pour trouver les limites qui règlent la concurrence et en déterminent l'importance, et elle est surtout mise à contribution par les praticiens qui, mêlés directement aux phénomènes de la concurrence, désirent se faire une idée - superficielle, il est vrai - de la connexion intime des rapports économi
lorsque l'intérêt est à un taux réduit. Tels furent en 1844 les tripotages sur les valeurs de chemins de fer. Ce ne fut que le 16 octobre IM4 que la Banque d'Angleterre éleva le taux de l'intérêt à 3 (/0.
CHAP. XXII. - LE PARrAGE DU PROFIT 401
ques qu'elle abrite; dans ce§ conditions, elle sert à déterminer la limite des variations qui accompagnent la concurrence. Mais tel n'est pas le cas quand il s'agit du taux de l'intérêt ; ici il n'y a aucune raison pour que ce soient la concurrence dans son allure ni oyenne et l'équilibre entre la demande des emprunteurs et l'offre des prêteurs qui déterminent qu'un intérêt au taux de 3, de 4 ou de 5 0/0 soit alloué au capital du prêteur ou que celui-ci pi-élève 20 ou 50 '/, du profit brut. Lorsqu'il arrive que la concurrence décide, c'est simplement par accident, et seuls les pédants et les fantaisistes peuvent considérer comme inévitable ce qui alors est uniquement l'effet du hasard (1). Rien n'est amusant comme les rapports parlementaires de 1857 et de 1858 sur la législation des banques et la crise commerciale, dans lesquels les directeurs de la Banque d'Angleterre, des banquiers de Londres et de la province et des professionnels de la théorie bavardent sur le " real rate produced " (le taux réel) sans avancer autre chose que des lieux communs comme " le prix du capital prêté varie d'après l'offre " ou " il est impossible qu'à la longue des
(1) Dans son Treatise on Pol. Econ. New-York, 4831, B. J. G. Opdyke essaie vainement d'établir que l'intérêt a mi taux uniforme (le ;; 0/0 résulte (le lois éternelles. Mais incomparablement plus naif est M. Kart Arnd, qui écrit tout an long dans Die naturfleinâsse Volksiciî,thschaft gegenüber dent Vonopoliengeist und dem Komînunisnius, etc , Hanau, 1815 : " Dans la marche nainrelle (le la production il n'y a qu'un phénomène qui, dans les pays entièrement civilisés, semble devoir régler quelque peu le taux de l'intérêt ; c'est la proportion dans laquelle le cube de bois des forêts européennes augmente par la croissance annuelle des arbres. Celte croissance se fait, indépendamment de la valeur d'échange, [Quels drôles d'arbres (lui arrangent leur croissance sans se préoccuper de leur valeur d'échange !] dans le rapport de 3 à. 4 pour 100. Par conséquent, [la croissance des arbres étant indépendante de leur valeur d'échange, bien que celle-ci puisse dépend redans une large mesu çe de la croissance] il ne faut pas s'attendre à ce qWil [le taux de l'intérêt] tombe au-dessous du niveau qu'il occupe actuellement dans les pays les plus riches " (p. 124). - Voilà ce que l'on peu[ appeler le " taux ïrintérêt d'origine forestière ", découverte qui n*étorinera pas quand on saura que celui qui l'a faite, acquiert dans le même ouvrage un autre titre à la reconnaissance de " notre science )y comme " philosophe de l'impôt sur les chiens ".
402 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
taux élevés de l'intérêt coexistent avec de faibles taux du profit " (1). La coutume, la tradition en matière de jurisprudence et d'autres facteurs interviennent autant que la concurrence pour déterminer le taux moyen de l'intérêt, pour autant que sous cette dénomination on désigne, non seulement une moyenne, mais une grandeur factice. C'est ainsi que dans les contestations en justice, on est obligé d'admettre un faux moyen légal. Mais quand on se demande s'iln'y a pas des loisgénérales quilimitentle taux moyen de l'intérêt, on constate qu'une réponse ne peut être formulée que si, remontant à l'origine de l'intérêt, on considère que celui-ci est une fraction du profit moyen. C'est un seul et unique capital qui fonctionne d'un côté comme capital donné en prêt, de l'autre comme capital industriel ou commercial; mais il ne fonctionne qu'une fois et ne produit qu'une fois du profit (en tant que capital prêté, il ne joue aucun rôle dans le procès de production). Le partage de ce profit entre les deux personnes qui y ont droit est une question empirique dont la solution dépend du hasard autant que le partage du profit entre les actionnaires d'une société anonyme. La répartition quanti . lative de la valeur produite entre la plus-value et le salaire, répartition qui fixe en réalité le taux de profit, repose sur la différence q ziatitative entre la foree de travail et le capital, deux variables indépendantes qui se fixent réciproquement leurs limites , il en est de même, ainsi qu'on le verra plus loin, du partage de la plus-value entre la rente et le profit. Les choses se passent tout autrement quand il s'agit de l'intérêt ; ici nous nous trouvons en présence d'une (Iilférence qualitative résultant du partage 1)m~e"ïen1 quantitalif d'une même partie de la plus-value.
(1) Tout en tenant compte du taux du marché, la Banque d'Angleterre élève ou abaisse le taux (le l'escompte suivant que l'or est abondant ou se fait rare. " C'est pour cette raison que la spéculation sur les escomptes, basée sur les variations éventuelles (lu taux (le la Banque d'Angleterre, occupe plus de la moitié de ceux qui sont à la tête du marché monétaire", c'est-à-dire du marclié financier de Londres (The Theory of the Exchanges, etc., p. 413.)
CHAP. XXII. - LE PARTA.GE DO PROFIT 4ùs
De ce qui vient d'être dit il résulte qu'il n'existe pas de faux " naturel ), de l'intérêt. Alors que, contrairement au taux général du profit, la limite du taux moyen de l'intérêt (qu'il ne faut pas confondre avec le taux sans cesse décroissant du marché) ne peut pas être fixée par une loi générale, puisqu'il s'agit uniquement du partage du profit brut entre deux possesseurs du capital, on voit au contraire que le taux de l'intérêt, autant le taux moyen que le taux du marché, affecte une grandeur déterminée, tangible et régulière, que l'on ne rencontre pas dans le taux général du profit (1).
Le taux de l'intérêt est relié au taux du profit par la même relation que le prIx de la marchandise a la valeur. Pour autant que le taux de l'intérêt, dépende du taux du profit, il est déterminé par le taux général du profit et non par les taux spéciaux qui se rencontrent dans des industries spéciales, et encore moins par le profit extraordinaire qu'un capitaliste donné réalise dans une entreprise déterminée (2). Il en résulte que le taux général du profit se répercute effectivement comme un élément déterminé et
(1) " Le prix des marchandises varie continuellement; elles sont des
tinées à des usages très différents, tandis que l'argent convient îi tous les
usages. Alors que des niarcliandises, même (lu même genre, se difléren
cient d'après leur qualité,la monnaie inéiallique a toujours la même valeur
ou doit tout au moins Vavoir. D'où il résulte (lue le prix de l'argent, (lue
nous désignons sous le nom d'intérêt, présente plus (le fixité et d'unifor
mité que tout autre ebose >, (J. Steuart, of Pol. Ecoit.
trad. franç., 1789, IV, 1). 27).
(2" " Cette règle (lu partage du profit est applicable. non ' pas à eliaque
prèleur ou emprunieur en particulier, mais aux prêteurs et emprunteurs
en général des gains extraordinairement grands ou petits étant la
récompense d'une grande habileté ou la puni Lion d'an manque de connais
sance, choses dans lesquelles les prêteurs n'ont rien à voir, car s'ils ne
veulent pas pilitir (le l'un ils ne doivent p is bénéiicier (le l'autre. Le même
raisonnement est applicable aux entreprises. Si les commerçants et les
industriels d'une branclie réalisent avec l'argent qu'ils ont emprunté, plus
que les protits ordinaires des commerçants el des industriels des autres
branches de la même conLrée, la différence, bien qu'il ait suffi de l'babi
leté et des connaissances ordinaires pour l'obtenir, revient à eux et non
aux capitalistes qui leur ont avancé de l'argent car ceux-ci ne leur
auraient consenti aucun prêt pour exploiter une entreprise moins lucra
404 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT £)'ENTREPRISE
empirique sur le taux moyen de l'intérêt, bien que ce dernier ne l'exprime pas entièrement et fidèlement.
Il est vrai que le taux de l'intérêt varie selon les garanties offertes par les emprunteurs et les durées des prêts , mais cette différence n'empêche pas que le taux soit fixe et uniforme à des moments donnés, pour des garanties et des durées égales (1).
Lorsqu'on embrasse des périodes assez longues, le taux moyen de l'intérêt semble constant dans chaque pays ; il en est ainsi parce que le taux général du profit, malgré la variation continuelle des profits particuliers, ne se modifie qu'au bout de durées très longues et a lui-même une constance relative, qui se répercute dans le taux moyen de l'intérêt (average rale or common, rale of interest). Quant au taux du marché, bien que variant d'un jour à l'autre, il doit être considéré à chaque moment comme une grandeur fixe au même titre que le prix de marché des marchandises, étant donné qu'à chaque moment le taux de l'intérêt est déterminé par le rapport entre l'offre et la demande de capital. Cet aspect des choses se vérifie d'autant plus exactement que le développement de la concentration du crédit accentue le caractère social du capital offert aux empruiiteurs et l'amène plus spontanément et en masses plus
[ive que celles qui peuvent payer le taux ordinaire de l'intérêt ; aussi les emprunteurs ne doivent-ils que le taux ordinaire quel que soit le profit qu'i!s réalisent avec l'argent qu'on leuravance " (Massie, op. cit., p. 50,51). (1) Le tableau suivant que nous empruntons au Daily News du 10 décembre 1887 et qui donne les taux de l'intérêt à la Bourse de Londres du 9 décembre, montre quelles différences énormes - do 1 à 5 0/0 -
ce taux peut présenter le même jour.
Taux en banque 5 P. C.
Taux du marché, escompte à 60 jours, 3 5/,
- 3 mois ........ 3 1/2
- 6 mois 3 5/16
Prêts aux courtiers de change, au jour le jour. . . 1 à 2
pour une semaine 3
Prêts aux agents de change, pour quinze jours.4 1/2 à 5
Provision déposée dans une banque 3 1/,
- dans un comptoir d'escompte 3 1/,
F. E.
CHAP. XX[I. - LE PARTAGE DU PROFIT 405
considérables au marché financier. Il n'en est pas de même, le taux général du profit n'existant qu'à l'état de tendance comme un mouvement vers l'égalisation des profits individuels, de la concurrence entre capitalistes ; celle-ci se manifeste lentement, les capitaux ne se retirant qu% la longue des entreprises donnant un bénéfice au-dessous de la moyenne pour se reporter sur des entreprises plus lucratives, et le capital supplémentaire ne s'engageant que petit à petit, dans des proportions différentes, entre ces deux catégories d'affaires. Aussi., alors que la fixation du taux de l'intérêt résulte d'une action en niasse, voit-on dans les sphères de la production le capital se transporter lentement d'une industrie à l'autre.
Le capital productif d'intérêts, en sa qualite de marchandise - marchandise sui generis, d'une catégorie absolument distincte de la marchandise ordinaire -a donc un prix, l'intérêt, et un prix du marché, déterminé comme celui de toute niarcbandise par l'offre et la demandé. Ce taux du marché de Fintérêt, bien que variant continuellement, est à un moment donné aussi fixe et aussi uniforme que le prix du marché de n'importe quelle marchandise. Les capitalistes d'argent apportent leur argent au marché et les capitalistes producteurs l'achètent : d'un côté l'offre, de l'autre la demande. Les choses ne se passent pas aussi simplement pour le taux général du profit. Lorsque, dans une branche de production, le prix de la marchandise est au-dessus ou au-dessous du coût de production, l'égalité se rétablit entre les deux par une extension ou une réduction de la production : le capital en fonction est augmenté ou diminué et la marchandise est envoyée au marché en plus grande ou en plus petite quantité. Le rétablissement de l'égalité entre le prix moyen du marché et le coût de production efface l'écart qui s'était produit entre le taux spécial du profit et le taux général ou moyen, et dans cette opération le capital industriel ou commercial n'affecte pas comme tel la forme d'une marchandise ainsi que le fait le capital productif d'intérêts. Le taux général
406 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÉT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
du profit est déterminé : 1') par la plus-value produite par l'ensemble du capital -, 2') par le rapport de la plusvalue au capital total -, 311) par la concurrence, pour autant que l'on entende par là l'action. des capitaux engagés dans les différentes sphères de production, s'efforçant de participer à cette plus-value en raison directe de leur importance. Le taux général du profit procède donc de causes tout autres et beaucoup plus compliquées que le taux du marché de l'intérêt, qui dépend directement de l'offre et de la demande ; il n*est par conséquent pas nu élément saisissable et donné comme le lauxde l'intérêt. Même les taux particuliers (le fintérêt dans les diverses branches de production sont plus oui moins incertains et pour autant qu'ils apparaissent, ce sont leurs différences et non leur uniformité que l'on constate. Quant au taux général du profit, il est la limite inférieure vers laquelle tend le profit et non une mesure empirique et directement visible du taux réel du profit.
Ea établissant cette différence entre le taux de l'intérêt et le taux du profit, nous faisons abstraction des deux circonstances suivantes qui favorisent la consolidation du taux de l'intérêt : 1° la préexistence historîque du capital productif d'intérêts et l'existence traditionnelle d'un taux général de l'intérêt ; 2° l'influence immédiate du marché mondial, beaucoup plus considérable sur le taux de l'intérêt que sur celui du profit, abstraction faite des conditions de production propres à un pays donné.
Le profit moyen n'est pas un élément donné d'avance, mais le résultat de l'équilibre d'une série de variations antagonistes. Il en est autrement du taux de l'intérêt qui est un facteur fixé journellement, servant de point de départ aux capitalistes industriels et commerçants pour le calcul de leurs opérations. Toute somme de 100 £ a le pouvoir de donner 3, Il ou 5 0/0 d'intérêt, Lebulletins météorologiques ne renseignent pas plus exactement sur les hauleurs du baromètre et, (lu thernioniètre que la cote de la bourse sur le taux de l'intérêt, non pas de tel ou tel capital,
CHAP. XXII. - LE PARTAGF DU PROFIT 407
mais de tout le capital offert à ceux qui désirent emprunter. Le marché financier met l'emprunteur en face du prêteur. La marchandise n'y a qu'une forme, l'argent, et toutes les différences qui peuvent caractériser le capital suivant les branches de production ou de circulation où il est engagé, y sont efficées. De même il n'y a aucune trace de la concurrence qui existe entre les producteurs ; ils sont confondus en une inasse et sont simplement des eiiiprunteurs devant le capital, qui a ce moment est absolument indifférent à l'applieation a laquelle il peut être destiné et est uniquement le capital commun de la, classe figurant dans un phénomène d'offre et de demande. A mesure que la grande industrie se développe, le capital-argent se présente de moins en moins sur le marché sous forme de petites sommes appartenant à un nombre plus ou moins grand de capitalistes isolés; il y arrive en masses agglomérées et organisées, qui bien autrement que la production sont soumises au contrôle des banquiers, représentants du capital socialisé. Si bien que le capital à prêter qui du côté de l'offre affecte la forme d'unie niasse, subit du côté de la demande le poids d'une classe.
-Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles le taux général du profit apparait comme une image nébuleuse à côté du taux de l'intérêt, dont la grandeur, il est vrai, varie également, mais se présente cependant comme fixe aux yeux des emprunteurs, parce qu'ellevarie dansla même mesure pour tous. De même que les variations de valeur de la monnaie ne l'empêchent pas d'avoir la même valeur p,~r rapport à toutes les marchandises, de même que malgré leurs variations quotidiennes les prix du marché des marchandises sont relatés jour par jour dans les mercuriales, de même le taux de l'intérêt est noté régulièrement comme " prix de la monnaie ". C'est parce que le capital lui-même sous forme d'argent est offert comme marchandise et que son prix comme celui de toutes les marchandises est un prix du marché, que le taux de l'intérêt est toujours untaux général de l'intérêt, déterminé quantita
1
408 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
tivement, s'élevant à autant pour autant d'argent, Par contre, môme dans les mêmes prix du marché, les taux du profit peuvent être différents, si les conditions dans lesquelles les capitaux produisent la même marchandise sont différentes; car le taux du profit de chaque capital est déterminé, non par le prix du marché de la marchandise, mais par la différence entre le prix du marché et le Prix de revient. Et ces taux de profit, différents dans la même branche de production et différents d'une branche à l'autre, ne peuvent être ramenés à un taux unique que par leurs variations incessantes.
Points à développer ultérieurement : Primo. Une forme spéciale du erédit. On sait que lorsque la monnaie sert de moyen de paiement et non de moyen d'achat, la marchandise est aliénée, mais que sa valeur n'est réalisée que plus tard. Si le paiement n'a lieu qu'après que la marchandise est revendue, cette vente n'est pas une conséquence de l'achat, mais la condition de sa réalisation ; elle est par conséquent un moyen d'achat. Secundo. Des titres de créance, des lettres de change, etc., deviennent des moyens de paiement pour les créanciers. Tertio. La compensation des titres de créance remplace la monnaie.
CHAPITRE XXIII
L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE.
Ainsi que nous l'avons vu dans les deux chapitres précédents, l'intérêt n'est en apparence et en réalité qu'une partie du profit, c'est-à-dire de la plus-value que le capitaliste industriel ou commerçant, employant du capital emprunté, doit payer à celui qui le lui a prêté. Il garderait pour lui tout le profit s'il ne mettait en oeuvre que du capital lui appartenant ; aussi ceux qui n'appliquent à la production que leurs capitaux n'interviennent pas pour déterminer le taux de l'intérêt, et ce fait suffit pour démontrer que l'intérêt - impossible sans qu'il y ait un taux de l'intérêt - reste étranger au mouvement du capital industriel.
" On peut dire que le taux de l'intérêt est la somme proportionnelle que le prêteur accepte de reçevoir et l'emprunteur de payer pour l'usage, pendant une année ou une période plus ou moins longue, d'une quantité déterminée de capital-argent... Le propriétaire d'un capital qu'il applique lui-même à une production reste en dehors de la catégorie de capitalistes dont le nombre relativement à celui des emprunteurs détermine le taux de l'intérêt. -" (Th. Tooke, History of Prices, éd. Newmarch, London, 1857, 11, p. 355). En effet, c'estparce qu'il y a deux catégories de capitalistes, les capitalistes d'argent et les capitalistes industriels, qu'une partie du profit se transforme en intérêt et que l'intérêt existe ; c'est la concurrence entre ces deux catégories de capitalistes qui crée le taux de l'intérêt.
410 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'E.'~TREPRII,3E
Aussi longtemps que le capital fonctionne dans le procès de reproduction, il est rivé à celui-ci et il cesse d'être à la disposition du capitaliste industriel alors même que celui-ci en est le propriétaire. Pendant tout ce temps le capitaliste ne dispose que du profit, qu'il lui est loisible de dépenser comme revenu. Il en est de même du capitaliste d'argent. Aussi longtemps que son capital est prêté et fonctionne comme capital-argent, il ne peut pas en disposer et il doit se contenter d'en toucher l'intérêt. Son capital lui est-il restitué, il est obligé de chercher un nouvel emprunteur s'il vent que son argent continue à fonctionner comme capital-argent. Par conséquent, tant qu'il détient son argent, celui-ci ne rapporte pas d'intérêts et ne fonctionne pas comme capital, et tant que son argent est appliqué comme capital et produit des intérêts, il en est séparé. Le capital peut donc être prêté pour des temps éternels et à ce sujet on peut dire que les observations suivantes que Tooke oppose a Bosanquet sont absolument sans fondement. Il cite le passage suivant de Bosanquet (31elallic, Paper and Credil Currency, p. 73) : " Si le taux de l'intérêt tombait à 1 0/0, le capital emprunté irait presque de pair (on a par) avec le capital appliqué directement par celui qui en est le propriétaire ", et le fait suivre de la critique que voici : ( Dire que le capital emprunté à ce taux ou même à un taux inférieur irait de pair avec le capital mis en oeuvre par celui qui le possède, est une affirmation tellement étrange qu'on n'y ferait guère attention si elle n'était émise par un écrivain aussi iiitelligent et si bien au courant de la question qu~il traite. Aurait-il perdu de vue ou considérerait-il comme peu important ce fait que l'emprunt implique la restitution ? " (Th. Tooke, An Ingiiî2,y Înto lhe Gurrency Priliciple, 2e éd., Londres, 1811il, p. 80). Si l'intérêt tombait à zéro, le capitaliste industriel ayant emprunté son capital serait sur le même pied que celui qui travaillerait avec son propre ca - pital ; tous deux encaisseraient le même profit moyen et la condition de la restitution ne changerait rien auxchoses
CHAP. XXIII. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISF 411
Plus le taux de l'intérêt se rapproche de zéro - s'il descend par exemple à 1 0/0 - et plus le capital emprunté se rapproche de la situation où il est sur le même pied que le capital non-empruilté. Tant que le capital-argent existera comme tel, il devra être prêté sans interruption au taux existant, 1 0/0 par exemple, à la même classe des capitalistes industriels et commercants. Et tant que ceux-ci fonctionneront comme capitalistes, il n'y aura d'autres différences entre eux et les capitalistes opérant avec leurs proprés capitaux, que ce l'ait qu'ils auront à payer un intérêt don'. ces derniers seront affranchis et qu'au lieu d'encaisser comme ceux-ci tout le profit 1), ils n*en retiendront qu'une partie p-Ï, qui sera d'autant plus grande que Z se rapprochera davantage de zéro. Si les premiers doivent restituer le capital qu'ils ont emprunté et en emprunter immédiatement un autre, les seconds doivent laisser leur capital engagé dans le procès de production, et aussi longtemps que durera celui-ci les uns rie peuvent pas plus disposer de leur capital que les autres. La seule différence qui les sépare est que les uns sont propriétaires du capital et les autres pas.
Comment se fait-il que ce partage purement quantitatif du profit cri profit net et en intérêt prenne un aspect qualitatif ? En d'autres termes quelles sont les consid érations qui aménent le capitaliste opérant avec son propre capital à, onvisager comme intérêt une partie de son profit brut,, et par conséquent comment se l'ait-il (lue tout capital, empranté ou non, soit considéré comme rapportant un profit net et un intérêt?
On voit immédiatement que la question dont nous cheret-tons la solution ne s'applique pas à tous les partages quantitatifs quels qu'ils soient du profit. Il se peut que plusieurs industriels s'associent pour une entreprise dont ils se partageront le profit d'après les bases d'un contrat arrêté d'avance, de même qu'il arrive qu'un capitaliste s'engage seul, sans associé. Dans ce dernier cas il n'y a pas partage du profit et par conséquent il ne peut pas
412 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTRFPRISE
être question d'une partage quantitatif prenant un aspect qualitatif, ce qui n'a lieu que lorsque plusieurs personnes juridiques sont engagées dans l'entreprise.
Pour trouver la solution, nous devons remonter au point de départ de l'intérêt et admettre que le capitaliste d'argent et le capitaliste producteur sont non seulement des personnes juridiques différentes, mais qu'ils jouent des rôles absolument différents dans le procès de reproduction et qu'ils impriment à un même capital des mouvements complètement séparés, l'un le donnant en prêt, l'autre l'appliquant productivement.
Le capitaliste producteur opérant avec un capital emprunté doit faire deux parts de son profit brut : l'intérêt, qu'il paiera à son bailleur de fonds et le surplus qui sera son profit réel. Ce dernier sera déterminé par le taux de l'intérêt si le taux général du profit est donné d'avance, et inversement il se déduira du taux général du profit si le taux de l'intérêt est fixé au préalable. Quel que soit dans chaque cas particulier l'écart entre le profit brut et le profit moyen, la part qui reste réellement au capitaliste producteur est déterminée par l'intérêt, puisque, sauf le cas de stipulations spéciales, l'intérêt résulte du taux énéral de l'intérêt, qui est fixé et admis avant que le proces de production commence, avant par conséquent que le résultat de celui-ci, le profit brut, soit obtenu. Pour le capitaliste opérant avec un capital emprunté, le produit de ce dernier n'est pas la plus-value, C'est-à-dire le profit, mais le profit moins l'intérèt, et c'est ce restant qui a ses yeux personnifie le capital en fonction. Il fait donc une distinction entre l'intérêt qu'il doit prélever sur le profit brut pour le remettre au bailleur de fonds et la partie restante du profit brut qui constitue pour lui le profit industriel ou commercial, ou pour employer une expression générique, le profit d'entreprise. Lorsque le profit brut est égal au profit moyen, le profit d'entreprise dépend exclusivement du taux de l'intérêt. Il n'en est pas de même lorsque ce's profits diffèrent ; alors interviennent toutes les circonstan
CHAP. XXIII. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE 413
ces qui déterminent * un écart transitoire, soit entre le taux
du profit dans une industrie déterminée et le taux général
du profit, soit entre le Profit d'un capitaliste d'une branche
de production donnée et le profit moyen de tous les capita
listes de cette branche. Nous avons vu, en outre, que dans
le procès de production-même le taux du profit ne dépend
pas seulement de la plus-value, mais de quantité d'autres
éléments : du prix d'achat des moyens de production, du per
fectionnement des méthodes de travail, de l'économie de
capital constant, etc. Abstraction faite du coùt de production,
il est influencé par la conjoncture et par l'habileté et l'acti
vité plus ou moins grandes de chaque capitaliste, qui par
vient à retirer, par la circulation, une part d'autant plus
grande de la plus-value qu'il est plus adroit à acheter
au-dessous et vendre au-dessus du coût de production. Le
partage quantitatif du profit brut prend ici un aspect qua
litatif, qui est d'autant, plus accentué que le partage quan
titatif dépend lui-même de ce qui est à partager, de la
manière dont le capitaliste producteur applique le capital
et de l'importance du profit brut que son activité rapporte.
Le capitaliste producteur n'étant pas propriétaire du capi
tal qu'il met en oeuvre - telle est notre supposition - l'in
térêt qu'il paie à son bailleur de fonds lui apparait comme
une part du profit brut qui revient nécessairement à celui
qui possède le capital ; par opposition la partie du profit
brut qui lui reste est à ses yeux le profit d'entreprise, la
rémunération des opérations et des fonctions qu'il accom
plit dans l'industrie ou dans le commerce. L'intérêt est
donc pour lui le fruit de l'appropriation du capital, le pro
duit du capital en soi, éloigné du procès de production, ne
" travaillant ", ne fonctionnant pas; par contre le profit
d'entreprise est le fruit du capital en activité, activité qu'il
fait sienne par opposition à l'oisiveté du capitaliste d'ar
gent, qui ne prend aucune part au procès de production.
Cette distinction qualitative entre les deux parts du profit
brut, l'intérêt, fruit du capital en soi, et le profit d'entre
prise, fruit du capital en, fonction, n'est pas seulement une
414 CINQUIÈME PARTIE. - LINTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
conception subjective des capitalistes d'argent d'un côté et des capitalistes industriels de l'autre ; elle répond aux faits eux-memes, qui font affluer l'intérêt aux capitalistes d'argent, qui représentent la propriété du capital en dehors du procès de production, et 'qui attribuent le profit d'entreprise aux capitalistes producteurs, quireprésentent le capital en fonction sans qu'ils eu aient la propriété.
Le partage purement quantitatif du profit brut entre les deux personnes qui ont des droits sur le capital qui l'a engendré, prend donc un aspect qualitatif autant pour le capitaliste industriel qui travaille avec nu capital emprunté que pour le capitaliste d'argent qui ne met pas directe-. ment son capital en ceuvre. L'une des parts, l'intérêt, apparait comme le fruit du capital dans une fonction, l'autre, le profit d'entreprise, comme le fruit du capital dans une fonction opposée ; l'une échoit à la simple propriété du capital, l'autre au capital en fonction. Ces deux parts du profit brut prennent corps indépendamment l'une de l'autre, comme si elles découlaient réellement de deux sources absolument différentes, et leur distinction s'impose à toute la classe des capitalistes, que le capital en fonction soit emprunté ou non. Il en résulte que le profit de tout capital et par suite le profit moyen est décomposé en deux parties qualitative nient différentes et indépendantes l'une de fa-utre, l'intérêt et le profit d'entreprise, déterminées d'après des lois spéciales. Qu'il opère on non avec du eapital emprunté, tout capitaliste fait deux parts du profit brut, l'une revenant à titre d'intérêt au propriétaire du capital, l'autre revenant comme profit d'entreprise à celui qui met le capital en œuvre. Peu importe au point de vue qualitatif qu en réalité ce partage ait lieu ou non ; si le capitaliste opere avec un capital qui lui appartient; il considère qu'il y a deux personnes en lui, l'une qui possède le capital et l'autre qui le met en œuvre ; il admet que son capital lui-même a cette double personnalité et qu'il est d'une part du capilal-propriété produisant de l'intérêt et d'autre
CHAP. XIIII. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE 415
part du capital producteur engendrant du profit d'entreprise.
L'intérêt prend donc une existence telle qu~il apparait seulement comme une partie du profit brut, sans importance au point de vue de la production, n'existant que lorsque l'industriel travaille avec un capital qui ne lui appartient pas ; par contre, le profit brut se fractionne en intérêt et en profit d'entreprise même lorsque le capitaliste met en oeuvre un capital dont il est propriétaire. C'est ainsi que le partage quantitatif prend un aspect qualitatif et existe que le capital soit emprunté ou non ; le profit ne se partage plus en deux paris destinées à des personnes différentes, il se scinde en deux catégories ayant des rapports différents avec le capital, par conséquent en r~pport avec des fonctions différentes du capital.
Il n'est pas difficile maintenant de dégager les raisons pour lesquelles une fois ce caractère qualitatif attribué au partage du profit brut entre l'intérêt et le profit d'entreprise, l'application en a été faite au capital en général et à toute la classe des capitalistes.
Primo. - Il en a été ainsi parce que la plupart des capitalistes industriels travaillent avec du capital qui leur appartient et du capital emprunté, le rapport entre les deux variant d'une période à J'autre.
Secundo. - Parle fait qu'une partie du profit brut prend la forme d'intérêt, l'autre devient du profit d'entreprise, car celui-ci n'est que ce qui reste du profit brut dès que l'intérêt s'érige en catégorie spéciale. La question revient donc simplement à rechercher comment une partie du profit brut a pris une existence autonome et est devenue l'intérêt. Or le capital produisant de l'intérêt et l'intérêt, forme dérivée de la plus-value, existent historiquement longtemps avant la production capitaliste et les notions de capital et de profit que celle-ci comporte ; c'est pour cette raison que dans la conception populaire le capital productif d'intérêts est le capital par excellence, et que jusqu'à Massie a prévalu cette idée que c'est l'argent comme tel que
416 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
l'intérêt sert à payer. Le capital productif d'intérêts a été
considéré d'autant plus facilement comme une forme spé
ciale du capital que l'argent. prêté rapporte un intérêt, qu'il
soit utilisé réellement comme capital ou non, alors même
qu'il est emprunté en vue d'une consommation imProduc
tive. Rien ne démontre plus clairement que pendant les
premières périodes de la production capitaliste l'intérêt et
le capital productif d'intérêts avaient une existence bien dis
tincte du profit et du capital industriel, que ce fait qu'il a
fallu découvrir et que la découverte n'a été f - aite qu'au
milieu du xvine siècle (par Massie et plus tard par Hume),
que l'intérêt est simplement une partie du profit brut.
Tertio. - Que le capitaliste industriel travaille avec son capital ou celui d'un autre, la classe des capitalistes d'argent ne lui apparait pas moins comme une classe spéciale de capitalistes, le capital-argent comme un genre spécial de capital et l'intérêt comme la plus-value correspondant à ce genre special de capital.
Au point de vue qualitatif, l'intérêt est une plus-value qu'un capital rapporte indépendamment de la production à laquelle il participe et qui échoit à celui qui est propriétaire de ce capital, uniquement parce qu'il en est le propri étaire. Considérée quantitativement, la fraction du profit qui constitue fintérêt semble résulter, non du capital industriel ou commercial, mais du capital-argent ; cette apparence est renforcée par le taux de l'intérêt, qui a une existence indépendante bien qu'il résulte du taux général du profit, qui apparait comme le prix du marché des marchandises et se présente, non pas sous une forme insaisissable comme le taux du profit, mais sous la forme dun rapport fixe, uniforme, tangible et déterminé. Si tout le capital était aux mains des capitalistes industriels, il n'y aurait ni intérêt, ni taux de l'intérêt; c'est donc le partage quantitatif du profit brut qui en engendre l'aspect qualitatif. Le capitaliste industriel ne se différencie du capitaliste d'argent que par le profit d'entreprise, l'excédent du profit brut sur l'intérêt moyen, qui grâce au taux
CIIAP. XXIII. - LiINTÊRÊT FT LE PROFIT DiENTREPRISE 4C
de l'intérêt, apparait comme une quantité donnée d'avance; il ne se distingue du capitaliste industriel travaillant avec un capital qui lui appartient qu'en ce que ce dernier est en même temps capitaliste d'argent, empochant lui-même l'intérêt au lieu de le payer à un bailleur de fonds. D'un côté comme de l'autre, l'intérêt est à ses yeux une plusvalue que le capital rapporte comme tel et qu'il produirait alors même qu'il ne serait pas appliqué productivement, et le profit d'entreprise est constitué par la différence entre le profit brut et l'intérêt.
Cet aspect des choses se vérifie complètement quand on ,considère un capitaliste en particulier, qui a évidemment le droit, soit de prêter son capital, soit de l'appliquer lui-même à la production. Il n'en est plus de même quand on se place, ainsi que le font quelques économistes vulgaires, au point de vue du capital social. Il est alors absurde d'admettre que tout le capital de la société puisse être transformé en capital-argent sans qu'il se trouve des individus pour acheter et mettre en valeur les moyens de production, qui représentent tout le capital à part la fraction relativement petite existant en argent. Et il est encore plus absurde d'admettre que dans la production capitaliste le capital puisse donner un intérêt sans qu'il fonctionne comme capital productif, sans qu'il engendre de la plus-value, dont l'intérêt n'est qu'une partie. Si des capitalistes en nombre très considérable se décidaient à transformer leur capital productif en capital-argent, il en résulterait une dépréciation énorme du capital-argent et une baisse extraordinaire du taux de l'intérêt; une bonne partie d'entre eux serait dans l'impossibilité de vivre du produit des intérêts et se verrait dans la nécessité de redevenir capitalistes industriels. Ainsi que nous J'avons dit, les choses ne se passent pas de la sorte pour un capitaliste en particulier. Celui-ci admet, même quand il opère avec un capital lui appartenant, que la partie de son profit moyen représentant l'intérêt moyen est le produit de son capital comme tel, abstraction faite du procès de produe
capital_Livre_3_1_418_463.txt
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418 GINQTJIEME PARTIE. - L~INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPBISE
tion, et que la partie du profil brut qui excède l'intérêt, est le profit d'entreprise.
Quarto. - (Ce point est indiqué, mais non développé dans le manuscrit.)
Nous avons donc vu que la partie du profit que le capitaliste producteur doit abandonner à celui qui lui a prêté le capital, prend une forme autonome et doit être produite sous le nom d'intérêt par tout capital, qu'il soit emprunté ou non. L'importance de cette partie dépend du taux moyen de l'intérêt et son origine ne se décèle plus que par ce fait que le capitaliste opérant avec un capital qui lui appartient n'intervient pas - du moins activement - pour la fixation de ce taux. Le partage purement quantitatif du profil entre les deux personnes qui y ont droit a pris un aspect qualitatif, semblant résulter de la nature même du capital et du profit, L'une des parties du profit ayant pris d'une manière générale la forme d'intérêt, l'autre est devenue par opposition le profit d'entreprise. INi l'une ni l'autre ne se rapporte à la plus-value, bien qu'elles en soient des fractions classées en différentes catégories et sous différentes rubriques; elles existent par leur opposition : parce qu'une partie du profit se transforme en intérêt, l'autre devient du profit d'entreprise.
Dans toute cette étude nous appliquons le mot profit au profit moyen; les différences qui peuvent en résulter, soit pour un capitaliste en particulier, soit dans une branche déterminée de production, n'ont aucune importance au point de vue de nos recherches. L'intérêt est maintenant, ainsi que le dit Ramsay, le profit net qui échoit en sa qualité de propriétaire à celui qui possède le capital, soit qu'il le donne en prêt, soit qu'il l'applique lui-même à la production. (Dans ce dernier cas il perçoit le profit net, non comme capitaliste producteur, mais comme capitaliste d'argent.) Pour que la production capitaliste soit possible, le capital doit exister continuellement sous forme d'argent ; sous cette forme il a la propriété de se convertir en moyens de production, qui se présentent comme puissance
0 , IÏÀP- XXIII- - L'iNTÉRÈT RT r,i~: pROFIT D'ENTREPBISE 419
autonome devant la force de travail, et il a le pouvoir de
s approprier du travail non payé, l'ouvrier n'étant pas le
propriétaire des instruments et des objets de travail qu*il
met en œuvre. Cependant cette opposition du capital-argent
et du salaire n'apparaît pas dans l'intérêt, car dans le procès
de reproduction le capitaliste d'argent se trouve en face,
non de l'ouvrier salarié qui n'a pas la propriété des moyens
de production, mais du capitaliste producteur. Le capital
productif d'intérêts s'oppose au cal)ztal-îonction, parce
qu'il est le capilai-"î~opriélé; comme tel il n'exploite pas
les ouvriers et ne peut pas être opposé au travail.
De même le profit d'entreprise n'est pas cri opposition avec le travail salarié; il l'est avec l'intérêt pour les raisons suivantes :
Primo. - Le profit moyen étant donné, le taux du profit d'entreprise découle, non du salaire, mais du faux de l'intérêt; il varie en raison inverse de ce dernier (1).
Secundo. - Le capitaliste producteur base son droit au profit d'entreprise, non sur ce qu'il est propriétaire du capital, mais sur ce que le capital fonctionne. Ce qui le démontre à l'évidence, c'est que l'intérêt et le profit d'entreprise tombent en partage à deux personnes différentes, dès que le capital n'appartient pas à celui qui le met en œuvre. Le profit d'entreprise découle de la fonction du capital dans le procès de reproduction, par conséquent de l'activité du capitaliste, soit industriel, soit commerçant Représenter le capital en fonction n'est pas une sinécure comme représenter le capital productif d'intérêt. Le capitaliste a la direction et du procès de production et du procès de circulation; l'exploitation du travail productif lui coûte de la peine, qu'il s'en, charge lui-même ou qu'il la confie à d'autres. Aussi, et contrairement à l'intérêt, le profit d'entreprise est considéré par lui comme étant
(1) " Les profits d'entreprise dépendent des profits nets du capital et non ceux-ci de ceux-là ". Bamsay, op. cit., p. 214 (Ramsay désigne toujours l'intérêt sous le nom de " profits nets ").
420 CINQUIEME PARTIE. - 21NTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
indépendant de sa qualité de propriétaire de capital, comme la rémunération de fonctions qu'il exerce comme non-propriétaire, comme travailleur.
Il se pénètre donc nécessairement de l'idée que son profit d'entreprise, loin d'être en opposition avec le travail salarié et de ne représenter que du travail d'autrui Don payé, est au contraire un salaire, un salaire de surveillance, le wages oisiiperititendence of labour. Et ce salaire doit être plus élevé que le salaire ordinaire, d'abord parce qu'il paie du travail plus compliqué, ensuite parce que celui qui le paie se le paie à lui-même. Continuellement on perd de vue que la fonction du capitaliste consiste a produire, dans les conditions les plus économiques possibles, de la plus-value et à s'approprier du travail non payé; il en est ainsi parce que l'intérêt lui est attribué alors même qu'il ne fonctionne pas comme capitaliste, qu'il agit simplement comme propriétaire de capital, tandis que le profit d'entreprise est perçu par le capitaliste producteur alors qu'il n'est pas propriétaire du capital qu'il met en oeuvre. En mettant en opposition les deux catégories qui se partagent le profit, on perd de vue que leurs parts proviennent l'une comme l'autre de la plus-value, dont la nature, Forigine, les conditions d'existence restent les mêmes quel que soit le partage auquel on la soumet.
Dans le procès de reproduction le capitaliste producteur représente le capital-propriété d'un autre, et le capitaliste d'argent participe à l'exploitation du travail parce qu'il est représenté par le capitaliste producteur. L'opposition entre le capital en fonction active dans le procès de reproduction et le capital fonctionnant comme propriété en dehors du procès de production fait oublier que le capitaliste producteur n'est, dans ses rapports avec les ouvriers, que le représentant des moyens de production, exerçant la fonction de faire travailler les ouvriers et de mettre en oeuvre les moyens de travail. En effet, ni l'intérêt, ni le profit d'entreprise ne révèlent dans leur forme aucun rapport existant entre eux et le travail; ils ne sont en connexion
CHAP. XXIII. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE 421
qu'avec le profit. c'est-à-dire la plus-value, dont ils sont les deux parties et qui doit évidemment exister avant qu'il ne puisse être question d'en faire le partage. Si le capitaliste producteur est propriétaire du capital qu'il met en oeuvre, la plus-value lui revient tout entière, et il est indifférent pour l'ouvrier qu'il en soit ainsi au lieu que ce soient le capitaliste producteur et le capitaliste d'argent qui se partagent le profit. Néanmoins les causes qui servent de base à ce partage entre les deux capitalistes se transforment tacitement en causes d'existence de la plus-value faisant l'objet du partage, alors cependant que la plus-value, qu'elle soit partagée ou non, a pour seule cause d'existence le procès de reproduction. De sorte que l'intérêt étant opposé au profit d'entreprise et le profit d'entreprise à l'intérêt, sans que ni l'un ni l'autre ne soit opposé au travail, les choses ont nue apparence telle que la plus-value, c'est-à-dire le profit., c'est-à-dire la somme de l'intérêt et du profit industriel, semble reposer sur l'opposition de ces deux derniers. Cependant il faut bien que le profit soit produit avant qu'il puisse être question de le partager.
L'argent prêté ne rapporte un intérêt que pour autant qu'il soit réellement employé comme capital et qu'il prodaise un profit, dont l'intérêt est une partie, ce qui n'empêche que cette propriété de produire de l'intérêt lui soit acquise en dehors du procès de production. Il diffère en cela de la force de travail, qui manifeste également sa puissance créatrice de valeur quand elle est engagée dans le procès do production, mais qui est par elle-même une puissance créatrice de valeur et qui, loin de prendre naissance dans le procès de travail, en est au contraire la condition. Le capitaliste qui achète, soit la force de travail, soit le capital, peut les employer productivement ou non ; le prix qu'il en donne est en raison de la plus-value qu'ils peuvent engendrer.
41-)2 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
Approfondissons l'examen du profit d'entreprise.
L'intérêt étant considéré comme la partie de la plus-value qui doit son origine au caractère spécifique du capin
tal dans la production capitaliste - le capital en tant que propriété, ayant comme tel le droit de commander au travail - l'autre partie de la plus-value, le profit d'entreprise, ne peut plus résulter du capital comme tel, mais du procès de production. Or, lorsqu'on le considère indépendamment du capital, le procès de production n'est plus que le procès de travail. Il en résulte que le capitaliste producteur, lorsqu'il n'est pas propriétaire du capital, par conséquent lorsqu'il est distinct du capitaliste d'argent, apparaît comme un simple fonctionnaire du procès de travail, comme un travailleur, un salarié.
L'intérêt exprime que c'est le capital qui domine les conditions du travail et que celui qui possède le capital détient le moyen de s'approprier le produit du travail d'autrui. Mais il représente ce caractère du capital comme ayant son origine en dehors du procès de production et comme ne résultant nullement de la forme capitaliste de ce dernier. Loin de mettre le droit de propriété sur le capital en opposition avec le travail, il le montre comme absolument étranger et indifférent an rapport entre le capital et le travail, comme donnant lieu a un simple rapport entre un capitaliste et un autre. - Par conséquent dans l'intérêt s'efface complètement le caractère d'opposition du capital et du travail; l'intérêt met en présence deux capitalistes et non un capitaliste et un ouvrier. Ge car;:ctère de l'intérêt donne à l'autre partie du profit le caractère de profit d'entreprise, de salaire de surveillance. Les fonctions spéciales que le capitaliste producteur exerce comme tel, qui le distinguent des ouvriers et l'opposent à eux, prennent l'apparence de simples fonctions de travail. Il produit de la plus-value non parce qu'il fonctionne comme capitalisie, niais parce qu'en étant capitaliste il travaille aussi. La partie (le la plus-value qui constitue le profit d'entreprise n'est donc Plus de la plus
CHAP. XXIII- - L'INT ÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE 423
value, mais au contraire l'équivalent d'un travail accompli. Le capital en tant que propriété - et c'est ce earactère qui l~oppose au travail - se trouvant. comme capital productif d'intérêts en dehors du véritable procès d'exploitation, celui-ci apparaît comme n'étant plus qu'un procès de travail, dans lequel le capitaliste producteur fait simplement un travail autre que celui des ouvriers. Capitaliste exploitant et ouvriers exploités sont do-ne mis sur le nième pied en ce qui concerne le travail. L'intérêt correspond à la forme sociale - mais sous un aspect neutre et indifférent - du capital -, le profit d'entreprise correspond à sa fonction économique, mais dépouillée de son caractère capitaliste.
Le cerveau du capitaliste voit ici les choses absolument de la même manière que lorsqu'il considère (voir la deuxième partie de ce -volume) les causes compensa*trices qui agissent pour déterminer le profit moyen. Les causes compensatrices qui sont déterminantes pour fixer le partage de la plus-value, deviennent à ses yeux les causes qui font naître et justifient le profit. La conception qui fait du bénéfice d'entreprise un salaire de surveillance du travail est étayée par ce fait qu'une partie du profit peut être et est effectivement isolée comme salaire, ou plus exactement qu'une partie du salaire semble dans la production capitaliste être un élément du profit. Cette partie, qui ainsi qu'A. Smitli l'avait signalé se distingue du profit (intérêt -~- profit d'entreprise) et du profit d*entreprise, est constituée par la rémunération du directeur dans les entreprises dont Fimportance permet une division suffisante du travail et un salaire spécial pour celui qui les dirige.
Le travail de surveillance et de direction devient indispensable partout où la productîon prend * un caractère social et cesse d'être aux mains de producteurs isolés et autonomes (1). Il présente un double aspect. Tous les
(1) " La surveillance y est absolument superflue " [dans la propriété paysanne] (J. E. Cairne~. The Slave Power, London, 1862, p, 48.)
424 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTRFPRISE
travaux auxquels beaucoup d'individus coopèrent exigent, pour être exécutés avec ensemble et unité, que quelqu'un ayant le pouvoir de commander s'occupe, non des opérations partielles, mais de l'activité totale de l'entreprise, comme fait le chef conduisant un orchestre. A ce point de vue la direction est un travail productif, nécessaire dans toute production combinée. D'autre part, le travail de surveillance se développe inévitablement dans toutes les productions, abstraction faite des entreprises commerciales, qui ont pour base l'antagonisme entre l'ouvrier, productour immédiat, et le propriétaire des moyens de production ; il acquiert une importance d'autant plus grande que cet antagonisme est plus profond et il atteint son maximum dans l'esclavage (1). Cette -surveillance a une seconde raison dans la production capitaliste, résultant de ce fait que le procès de production est en même temps le procès de consommation de la force de travail par le capitaliste. Elle rappelle ainsi l'organisation des états despotiques où la surveillance et l'intervention du gouvernement s'exercent n
sur tous les points, tant pour administrer les affaires publiques, comme dans tout gouvernement, que pour exercer les fonctions spéciales résultant de l'antagonisme entre le peuple et celui qui le gouverne.
Les auteurs anciens, qui avaient Fesclavage sous les yeux et qui exposent en théorie ce que la pratique leur faisait voir, décrivent les deux aspects du travail de surveillance absolument de la même maiiièrt,, que les économistes, pour qui la production capitaliste est la forme absolue le la production. De même que les apologistes de l'esclawige moderne invoquent le travail de surveillance pour justifier l'esclavage, de même les économistes le citent comme justificalion du travail salarié.
Considérons le villicets du temps de Caton A la tête
(4) " Lorsqiie la nature du travail demande la dispersion des travailleurs (c'est-à-dire (les esclaves) sur une grande superficie, le nombre des surveillants et, par conséquent,, le coût du traviii de surveillance augmentent dans la même mesure. " (Cairnes, oi). cit., p. 44.)
1 CHAp. XXIII. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE 425
des esclaves (familia riistica) était l'intendant (villicus de villa), qui recevait et dépensait, achetait et vendait, allait chercher les instructions du maitre, et, en son absence, donnait des ordres et punissait... L'intendant est naturellement plus libre que les autres valets ; les livres de -Magon lui conseillent le mariage, l'éducation des enfants et une caisse particulière, et Caton l'engage à épouser l'intendante ; il avait seul quelque chance, s'il se conduisait bien, d'obtenir de son maitre, la liberté. Sous d'autres rapports, ils formaient tous ensemble une famille... Tout esclave et l'intendant lui-même étaient pourvus des choses nécessaires à la vie à certaines époques, suivant des mesures fixes, et ils devaient ainsi se suffire à eux-mêmes... La quantité était réglée selon le travail; l'intendant ayant moins à faire était moins nourri. " (Mommsen, Histoire Ilonîaine, traduction Guerle, III, p. 309).
Aristote : "[Texte en grec dans le texte]". (Car le maître - capitaliste - se manifeste comme tel noir
en achetant des esclaves - en possédant du capital qui lui donne le pouvoir d'acheter du
travail - niais en employant des esclaves - en occupant
des ouvriers, des salariés, dans le procès de production.) "[Texte en grec dans le texte]". (Car ce
que l'esclave doit savoir faire, l'autre doit
savoir le commander.) "[Texte en grec dans le texte]" (Lorsque les inaitres ne désirent pas s'en
occuper eux-moines, le surveillant se charge de cet honneur, et eux s'occupent des affaires de
l'Elat ou philosophent). Arist., Républ., éd. Bekker, liv. 1, 7.
Aristote dit donc crûment que la domination tant économique que politique impose à ceux qui en sont investis la fonction de dominer, notamment, dans le domaine éconoinique, de savoir consommer la force de travail, et il ajoute qu'il ne convient pas d'attacher grande importance à ce
426 CINQUIÈML PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
travail de surveillance, puisque le inaitre, dès qu'il est assez riche, en confie " l'honneur " à un surveillant.
Le travail dedirection etde surveillance, avantpour seule base l'opposition entre celui qui fournit la Îorce de travail et celui qui possède les moyens de production, basé par conséquent, non sur la fonction de direction du travail combiné, mais sur l'asservissement des producteurs immédiats, esclaves ou salariés, a été invoqué assez souvent pour justifier cet asservissement et pour faire de la plusvalue un salaire dû au propriétaire du capital. Dans cette manière d'exposer les choses, la palme revient incontestablement à un monsieur O'Connor, avocat, défenseur de l'esclavage, qui s'exprima comme suit à New-York le 19 décembre 1859, dans un meeting dernatidatit la " Justice pour le Sud " : " No?.L,, gentleinen, dit-il aux applaudissements de l'assemblée, la Nature elle-même a destiné le nègre à l'esclavage. Le noir est fort et bien niembré -, mais en lui donnant cette force la -.Nature l'a privé de toute volonté, tant pour gouverner que pour travailler. (Applaudissements.) Et cette même Nature qui lui a refusé la volonté de travailler,lui a donné un maitre pour le contraindre et en faire sous le climat, ou il est né un serviteur utile autant pour lui-même que pour celui qui le coin, mande. Je considère qu'il Wy a aucune injustice à laisser le nègre dans la situation que la Nature lui a assignée. Celle-ci lui a donné un maitre, qui le dirige ; est-ce donc le priver d'un droit que de l'oblig-er à travailler pour ce maitre, que* de le forcer à fournir une Juste indemnité a celui qui dépense son activité et son talent à en faire un être utile a la société et à lui-même ? "
Il va sans dire que pour les économistes l'ouvrier salarié, de même que l'esclave, doit-avoir un maitre pour le faire travailler et le diriger. Et nécessairement, ce rapport de maitre à serviteur étant admis, il est dans l'ordre que l'ouvrier salarié soit contraint a produire, non seulement son salaire, mais le salaire de celui qui est son maitre et son surveillant, " la juste indemnité de celui qui
CH,N~P. XXIII. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE e27
dépense son activité et son talent à en faire un être utile à la société et à lui-même ".
Dans le système capi4itliste le travail de direction et de surveillance présente les deux aspects que nous avons signalés plus haut - non seulement il est la conséquence de l'antagonisme de classes, conséquence de l'asservissement du travail au capital, mais il est directement et indissolublement lié aux fonction,, productives, qui doivent être assignées a quelques individus dans toute production sociale basée sur le travail combiné d'un grand nombre. Le salaire de l'epitropos, du, " régisseur " comme disait la France féodale, est entièrement distinct du profit et est réellement le salaire d'un travail qualifié, dès que l'entreprise est assez importante pour payer un directeur, bien que nos industriels soient bien éloignés de " conduire les affaires de l'Etal; ou de philosopher. , Et c'est ce directeur et non plus le capitaliste industriel qui devient alors, comme le dit M. Ure (1~, " làme de l'industrie ", abstraction faite de la partie commerciale, dont nous nous sommes occupés dans le ebapitre précédent.
C'est 'a production capitaliste elle-même qui est cause que le travail de surveillance, considéré en dehors de l'idée de propriété du capital, est invoqué à chaque instant et qui a dégagé entièrement le capitaliste de ce travail. Il est absolument inutile qu'un chef de musique soit propriétaire des instruments de son orchestre, tout comme il peut parfaitement diriger ses musiciens en restant étranger a la question de leur " salaire ". Les fabriques coopératives démontrent qu'en tant que fonctionnaire de la production, le capitaliste est devenu tout aussi superflu que l'est suivant lui-même le propriétaire foncier. Son travail est complètement indépendant du capital du moment qu'il ne résulte pas du caractère capitaliste de la production, qu'il ne répond pas à la fonction qui a pour seul but l'ex
(1) A. Ure. Phîlosol)hie des Jlariulactaî,es, édit. franç., 1, p. 68, où
ce Pindare (les fabricants leur déclare en même temps que la plupart, d'entre eux n'ont pas la moindre idée des mécanismes qu'ils emploient.
4'28 GINQUlÊME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
ploitation du travail des autres et qu'il a pour point de départ le travail social, dans lequel la coopération de plusieurs est nécessaire pour atteindre un résultat déterminé. Dire que ce travail répond à une fonction nécessaire du capital, c'est dire que le vulgaire ne parvient pas à se représenter les formes qui se sont développées au sein de la production capitaliste lorsqu'elles sont affranchies de certains caractères capitalistes qui leur sont opposées. Le capitaliste industriel est, il est vrai, un travailleur aux yeux du capitaliste d'argent, mais un travailleur entant que capitaliste, en tant qu'exploiteur du travail des autres. Le salaire qu'il demande et reçoit est exactement é~aI à la quantité de travail d'autrui qu'il s'est approprie et est directement en rapport, pour autant qu'il assume lui-même la peine de faire travailler les autres, avec le degré d'exploitation de ce travail et non avec, l'eflort que lui coûte cette exploitation, effort dont il peut, an prix d'une rémunération relativement modeste, se d6charger sur un directeur. Après chaque crise on voit en Angleterre nombre d'ex-fabricants devenir directeurs des fabriques dont ils étaient précédemment propriétaires et qu'ils dirigent ensuite, moyennant un traitement peu élevé, pour le compte de leurs créanciers (1).
La rémunération des directeurs des entreprises commerciales comme des entreprises industrielles est toujours distinguée du profit d'entreprise, tant dans les fabriques coopératives appartenant a des ouvriers que dans les sociétés par actions créées par les capitalistes. Dans les fabriques coopératives le travail de surveillance est dépouillé de tout caractère d'antagonisme, le directeur étant payé par les ouvriers et n'étant pas le représentant du capital contre les ouvriers. Quant aux sociétés par actions, dont le nombre va grandissant à mesure que le crédit se déve
(4) Je connais un cas où un fabricant ayant fait faillite après la crise de 1868 devint directeur salarié pour compte de ses anciens oùvriers, qui s'étaient constitués en société coopérative et avaient repris la fabrique après la faillite. - F. E.
CHAP. XX111. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE > 429
loppe, elles ont en général la tendance de séparer de plus en plus la fonction de direction de la possession du capital, que celui-ci soit emprunté ou non; elles suivent en cela la loi d'évolution de la société bourgeoise, qui a séparé les' fonctions judiciaires et administratives de la propriété fo.ncière, dont elles étaient l'apanage aux temps féodaux. Alors que le capitaliste producteur s'oppose au propriétaire de capital et au capitaliste d'argent et que, concentré dans les banques., le capilal-argent revêt lui-même un caractère social ; alors que le simple directeur, qui ne possède le capital à aucun titre, exerce toutes les fonctions qui incombent au capitaliste producteur, le procès de production ne met plus en évidence qu'une seule personne, le fonctionnaire, le directeur, et laisse dans l'ombre le capitaliste qui est devenu un personnage superflu.
Les comptes (1) publiés par les fabriques coopératives anglaises accusent, après déduction de la rémunération du directeur qui fait partie du capital variable au même titre que les salaires, un profit plus élevé que le profit moyen, bien que ces sociétés paient pour leurs capitaux un intérêt bien plus élevé que les capitalistes.' Il en est ainsi parce que ces associations sont obligées de faire des économies de capital constant. Ce qui nous intéresse dans leurs comptes, c'est que le profit moyen (fintérêt --f- le profit d'entreprise) y apparait complètement séparé du salaire de surveillance. Il est évident que si le profit de ces sociétés est supérieur au profit moyen, le profit d'entreprise y est également plus élevé que chez leurs concurrents.
Le fait que nous signalons pour les fabriques coopératives se constate également pour quelques entreprises capitalistes, par ex. les banques p~tr actions (les joint stock banks). La London and Westîninstee Bank distribua en 1863 un dividende de 30 0/, et la Union Bank of London ainsi que d'autres donnèrent 15 0/,, les traitements des directeurs et
(1) Les comptes dont il est question sont antérieurs à cet écrit, qui date de 4865. - F. E,
430 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
les intérêts payés aux déposants ayant été défalqués du profit brut. Ces dividendes élevés s'expliquent par ce fait que le capital versé est relativement petit par rappoit aux dépôts; c'est ainsi qu'en 1863, à la London and Wesiniinster Bank, le capital versé était de 1.000.000 £ alors que les dépôts s'élevaient à 11.540.275 £ et qu'à la Union Bank of London le capital et les dépôts étaient respectivement de 600,000 et de 192.3811.173 £.
La confusion du profit d'entreprise avec le salaire de surveillance ou d'administration résulta d'abord de l'opposition entre l'intérêt et ce qui reste du profit, lorsqu'on en a retranché l'intérêt. Elle se développa ensuite grâce à la définition fausse que l'on donna du profit, en le représentant non comme de.la plus-value, c'est-à-dire du travail non payé, mais comme un salaire revenant au capitaliste pour un travail fait par lui. Les socialistes invoquèrent cette conception pour soutenir que le profit devait être réduit en fait à ce qu'il est d'après la théorie. c'est-à-dire un simple salaire de surveillance. Cette revendication fut d'autant plus désagréable aux théoriciens, que le salaire de surveillance, grâce au développement d'une classe de plus en plus nombreuse de directeurs (1) industriels et commerciaux, avait fini comme tous les salaires par avoir un prix du marché, allant -en fléchissant sous l'action de la loi générale d'évolution,qui fait baisser les frais de production de la force de travail dans toutes les branches exigeant un apprp,ii~issa,-,-e spécial (2). Le développement de la coopé
(t) " Les maîtres sont des travailleurs an même titre que leurs ouvriers, et à ce point (le vue ils ont les mêmes intérêts. Mais les maîtres sont en ni~me temps des capitalistes ou (les agents de capitalistes et à cet égard leurs intérêts sont ne(Lement opposés à ceux de leurs ouvriers " (p. 27). " Le développement (le l'instruction parmi les mécaniciens de ce pays fait que le travail et les connaissances dc la plupart des maîtres perd journellement en valeur en présence de l'accroissement du nombre des personnes qui possèdent leurs connaissances spéciales. " Hodgskin, Labour defended against the Claini of Capital, etc., p. .30, London 1825.
(2~ " L'abaissement général des barrières conventionnelles, la facilité cliaque jour plus grande avec laquelle on peut acquérir l'instruction tendent à produire, entre tant de bons effets, un effet fàcheux, l'abaissement
CHAP. XXIII. - L'INTÉRÊT IT LE PROFIT D'ENTREPRISE 4.91
ration, du côté des ouvriers, et des sociétés par actions, du côté des bourgeois, fit s'évanouir le dernier Prétexte qui était invoqué pour confondre le profit d'entreprise avec le salaire d'ad ni inistratiôn, et montra qu'en pratique le profit est ce qu'il est indéniablement en théorie, C'est-à-dire de la plus-value, du surtravail, une valeur dont l'équivalent n'a. pas été payé. Il fut alors bien établi que le capitaliste producteur exploite le travail et que le produit de cette exploitation se divise, lorsque le capital est emprunté, en intérêt et profit d'entreprise, ce dernier représentant l'excédent du profit sur l'intérêt.
Les sociétés par actions qui se développent à la faveur de la production capitaliste donnent lieu à une autre exploitation sollicitée par le salaire d'administration : à côté et au-dessus des directeurs eflectifs viennent se placer des conseils d'ad m i aistration. et de surveillance, qui ser. vent uniquement à enrichir ceux qui en font partie et à spolier les actionnaires. The City or the Physiology o/ London Business ; wilh Sketches on Change, and the CqIlce Houses (London, 184~) donne des détails édifiants à cet égard : " L'exemple suivant donne une idée de ce que p euvent gagner ces banquiers et ces commerçants qui participent à la direction de huit ou neuf sociétés différentes. Le compte privé de 31. Timothy Abraham Curtis, établi par les curateurs de sa faillite, signale sous la rubrique " Directions " un revenu annuel de huit à neuC cents livres; ce qui s'explique par ce fait que M. Curtis ayant été directeur de la Banque d'.An'-ieterre efde la Compan
gnie des Indes Orientales, toutes les sociétés par actions s'estimaient heureuses de l'avoir comme directeur " ',p. 82).
,Les jetons de présence des directeurs de ces compagnies sont d'au moins une guinée et les débats devant les tribunaux de commerce montrent. que leur salaire de surveillance est généralement en raison inverse de la surveillance qu'ils exercent en réalité.
du prix du travail !,intelligent. " (J. St. Mill, Principes d'Economie politique, édit. Guillaumin, 1873, J., p. 453.)
CHAPITRE XXIV
L'EXTÉRIORISAMON DU RAPPORT CAPITALISTE PAR LE CAPITAL
PRODUCTIF D > INTÉRÈTS
C'est dans le capital productif d'intérêts que le rapport capitaliste s'extériorise le plus complètement et prend le plus la foi-me d'un fétiche. La formule est A - A', l'argent engendrant de l'argent, sans qu'aucune opération intermédiaire ne soit apparente. La formule A - M- A'du capital commercial a au moins la forme générale de l'expression c
du mouvement capitaliste, bien que les phénomènes qu'elle exprime restent confinés dans le procès de circulation ; si elle représente le profit comme résultant de l'aliénation, elle le montre aussi comme produit d'un rapport social et non pas comme produit d'un simple objet. Le capital commercial comprend toujours dans son fonctionnement deux phases opposées, deux opérations en sens inverse, la vente et l'achat de marchandises. Il n'en est plus de même dans la formule A -A' du capital productif d'intérêts. Lorsqu 1 un capitaliste prête 1000 £ à 5 0/0, la valeur de ce capital devient à la fin de l'année 1000 + 1000 >< 5 =
100
1.050 £, ou sous une forme générale C -4- Cz', C étant le.. capital et i' le taux de l'intérêt. La, nouvelle valeur 1050 du capital n'est pas une simple grandeur, c'est un rapport de grandeurs ; elle exprime qu'une valeur déterminée s'est augmentée d'elle-même, a produit de la plus-value. Cette propriété du capital (le s'augmenter de lui-même peut être mise à profit par tous les capitalistes producteurs, qu'ils
CHAP. XXIV. - L'EXTÉRIORISATION DU RAPPORT CAPITALISTE ETO. 4M
opèrent avec un capital leur appartenant ou avec un capital emprunté.
L'expression A - A'part de la forme originale du capital et elle ramène la formule A - M -Y à ses deux termes extrêmes A et A', ce dernier étant égal à A + A A, l'argent transformé en plus d'argent ; la formule générale du capital est ainsi condensée en une expression dénuée de sens. Alors que la formule générale comprend les procès de production et de circulation donnant une plus-value déterminée dans un temps donné, la formule du capital productif d'intérêts nous montre la plus-value surgissant spontanément, sans l'intermédiaire de la production et de la circulation; le capital s'augmentant ainsi de lui-même. devient une source mystérieuse dont découle l'intérêt. L'objel, qu'il soit argent, marchandise ou valeur, est capital par lui-même, le capital n'est plus qu'un objet, et le résultat de tout le procès de reproduction est une qualité inhérente à l'objet ; dès lors il dépend uniquement du caprice de celui qui possède l'argent que celui-ci soit simplement dépensé on loué comme capital.
Le capital productif d'intérêts est donc le capitalfétiche, engendrant automatiquement de la valeur, substituant plus d'argent à de l'argent, sans qu'aucune trace tic révèle le secret de l'opération, faisant du rapport social le rapport d'nu objet (Fargent) à lui-même. La transformation effective de l'argent en capital cesse d'être visible. L'argent devient une valeur d'usage ayant comme la force de travail la propriété de faire naitre de la valeur, de rendre plus qu'il ne contient, et c'est parce, qu'il a cette vertu qu'il peut être prêté, ce qui est la forme de la vente pour cette marchandise d'une nature spéciale. Il prodait de l'intérêt comme un poirier produit des poires'; comme tel il est mis en vente et la projection ~u dehors de sa propriété caractéristique est si pénétrante que le capital réellement productif, appliqué dansl'industrie ou le commerce, semble produire de l'intérêt, non parce qu'il est capital fonctionnant, mais parce qu'il est capital en soi, parce qu'il est
434 -CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
capital-argent. L'intérêt, bien qu'il ne soit qu'une fraction du profit, de la plus-value que le capitaliste prélève sur l'ouvrier, apparait, ainsi comme le produit immédiat du capital, et le profit devenu profit d'entreprise ne semble plus être qu'un accessoire, un ingrédient introduit dans le procès de reproduction. La transformation du capital en fétiche est alors complète. 11 est exprimé par la formule A - A' qui en donne une expression inintelligible, qui dénature complètement le phénomène de production et qui montre le capital productif d'intérêts comme étant la forme la plus simple du capital, puisqu'il porte en lui-même les éléments du procès de reproduction, devenu inutile pour la mise en valeur de l'argent, c'est-à-dire de la marchandise. C'est la mystification capitaliste dans sa forme la plus brutale, sur laquelle les économistes vulgaires se sont jetés comme sur une proie, étant donné qu'elle fait perdre la trace de l'origine du profit et qu'elle rend celui-ci indépendant du procès de production, dont il est c~pendant le résultat.
Ce n'est qu'en devenant capital-argent que le capital devient une marchandise, dont le prix (J'intérêt) résulte de la propriété qu'elle possède d'augmenter d'elle-même sa valeur. Il devient une marchandise parce qu'il se présente continuellement à l'état d'argent, une forme indécise dans laquelle aucun des éléments qui le constituent réellement n'apparait. L'argent est en effet la forme dans laquelle sont effacées toutes les différences entre les marchandises consiUérées comme valeurs d'usage, par conséquent les différences entre les divers capitaux industriels qui se composent de ces marchandises et ont pour but leur production; il est la forme sous laquelle la valeur - dans ce cas, le capital - existe comme valeur d'échange autonome. Alors que dans le procès de reproduction l'argent n'apparaît que transitoirement, il est la forme permanente du capital sur le marché financier. Le capital-argent devient également une marchandise, parce que la plus-value qu'il engendre nalt
CHAP. XXIV. - L'EXTÊRIORISATION DU RAPPORT CAPI rALISTE ETC. 485
en argent et comme une. vertu qui lui est inhérente, de même qu'il est du propre des arbres de croitre.
Le capital productif d'intérêts ramène au minimum le mouvement du capital : un capital de 1000 est considéré comme valant 1100, parce qu'en une certaine période il doit se transformer en 1100, absolument comme la valeur d'usage du vin devient plus grande à mesure qu'il a de la cave. Le capital productif d'intérêts est un objet et comme objet il est un capital. Il est prolifique ; à peine est-il donné en prêt ou engagé dans la production (il produit alors de l'intérêt et du profit d'entreprise), qu'il engendre de l'intérêt, soit qu'il dorme, soit qu'il veille, qu'il soit à la maison on en voyage, que ce soit la nuit ou le jour ; il est l'idéal du capitaliste thésauriseur.
C'est l'incorporation de l'intérêt au capital-argent qui préoccupe avant tout Luther dans ses philippiques naïves contre l'usure. Il admet qu'un intérêt puisse être exigé lorsque le remboursement de la somme prêtée n'ayant pas lieu dans le délai prescrit, le prêteur en souffre parce que lui-même avait besoin de l'argent pour effectuer un paiement ou faire une acquisition, acheter un jardin, par exemple, qui lui échappe à cause du retard ; mais il ajoute ensuite : " Alors que je te les (100 florins) ai prêtés, tu me c . auses un double dommage, puisque je suis daris flinpossibilité de payer ici, d'acheter là, ce que l'on appelle duptex interesse, damni eniergentis et lucri cessantl"S... Maintenant que tu as appris que Jean a subi un dommage à cause des cent florins qu'il a prêtés et qu'il en exige une réparation équitable, tufempares lourdement de la chose et tu portes en compte sur chaque centaine de florins un double dommage du même genre, savoir, les frais de paiement et l'impossibilité dans laquelle tu as été d'acheter un jardin, comme si deux do~îïi7zages de ceyenre I)ozissaz . eni naturellement sur chaque centaine de florins, de telle sorte que chaque fois que tu as cent florins tu les places, en portant en compte deuxdommagesque tu n'as cependant passubis... C'est pour cela que tu es un usurier, car tu fais payer par
436 CINQUlEME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
l'argent de ton prochain un dommage que tu inventes, que personne ne t'a causé et que tu ne peux ni démontrer, ni évaluer. Pareil dommage, les juristes l'appellent un non veraîn sed phantaslicuîn inleresse. C'est un dommage que chacun peut s'attribuer en rêve... et dont on ne peut pas dire qu'il ait pour cause que l'on n'ait pas pu payer, ni acheter. Autrement dit ce serait faire ex conlingente necessariuin, faire de ce qui n'est rien ce qui devrait être, faire de ce qui est incertain une chose absolument certaine. Une usure pareille ne dévorerait-elle pas le monde en quelques années ! ... Par accident il peut arriver malheur au prêteur, ce qui le met dans la néces~ité de se rattraper ; niais dans le commerce c'est l'inverse ou plutôt la contre-partie : on y cherche et on y invente des dommages qu , on met à charge d'un prochain moins puissant, afin de devenir plus important et plus riche, paresseux et désœuvré, et de pouvoir sans souci et sans risque parader et mener la vie avec le produit du travail des autres. Qui n'accepterait de rester les pieds sur les chenets pendant que ses centflorins produisent pour lui, sans qu'il ait ni souci, ni risque, l'argent restant dans sa bourse puisqu'il est prêté ? " (M. Luther, An, (lie Plarherrnwiderden Wucher zuprediqen, etc.,Wiltenberg, 15110.)
L'idée que le capital est une valeur qui se reproduit d'elle-même et qui s'augmente dans la production en vertu n
d'une qualité innée et éternelle - la qualité cachée des Scolastiques - a donné lieu aux élucubrations fantaisistes du D' Price, qui dépassent de loin celles des alchimistes et auxquelles Pitt croyait si sérieusement qu'il les prit pour base de sa science financière lorsqu'il fit ses lois sur le sinkinq fund. " L'argent placé à intérêts composés, dit Price, s'accroit d'abord lentement; mais comme cet accroisseinent s'accélère continuellement, il devient tellement rapide au bout d'un certain temps qu'il dépasse toute imagination. Un penny prêté à 5 0/0 d'intérêts composés à la naissance de notre Rédempteur serait devenu actuellement une somme telle qu'il faudrait pour la représenter cent cin
CHAP. XXIV, - L'EXTÉRIORISATION DU RAPPORT CAPITALISTE ETC. 4.37
quante millions de globes terrestres en or pur ; prêté à intérêt simple il seraitdevenu simplement 7 sh. 41/2d.Jusqu'à présent notre gouvernement a préféré cette seconde voie à la première pour améliorer la situation de ses finances " (1).
Ses Observations on reversionary payments,etc. (London 1782) sont plus fantaisistes encore : " Un shilling avancé le jour de la naissance de notre Rédempteur )~ (sans doute dans le temple de Jérusalem) " à 6 0/0 d'intérûts composés serait devenu une somme plus grande que celle que pourrait contenirtout notre syst,-me solaire transformé en une sphère d'un diamètre égal à celui de l'anneau de Saturne. " - " Aussi un Etat ne devrait-il jamais être embarrassé : les plus petites épargneslui permettront de payer la plusgrosse dette quelque court que soit le temps qu'il est de son intérêt
(1) Richard Price : An Appeal Io the Publ2c on the.Subject of the National Dpbt, ±e éd., London, 4772, livre dans lequel il écrit avec une n-,%îveL~ Louehante -. " Il faut emprunter (le l'argent ~ intérêt simple pour l'augmenter en le prêtant à intérêts composés. ), (Il. Haritillon, An Inquiry inio the Rise and Progress of the National Debt of Great Britain, 2e éd., Edinburgh, 1811), méthode d'après laquelle emprunter serait pour les particuliers le moyen le plus sûr de s'enrichir. Cependant lorsque j'em prun te, parexemple, 400 £ à 5 011., je dois payer 5 £ à la fin de l'année; j'aurai beau renouveler cette opération pendant cent millions d'années, je n*empronterai chaque année que Iffl, pourlesquelles j'aurai à payer chaque fois 5 £. Je ne vois pas comment dans ces conditions je parviendrais à prêter 105 C, étant donné que je n*emprunte que 100. Et puis où prendrai-je les 5 £ pour payer l'intérêt ? En faisant un nouvel emprurit ou, sije suis l'Etat, en ayant recours à l'impôt ?Lorsqu'un industriel emprunte de l'argent et qu'il réalise un profit de 15 0/,, il doit payer 5 0/, pour l'intérét et dépenser ~ û/. pour vivre (bien que son appétit augmente en même temps que son revenu) ; il lui reste 5 0/, qu'il poura capitaliser. Il lui faut donc 45 0/. de profit pour pouvoir payer constamment 5 0/0 d'intérêt - or pour pou que le genre de production qu'il fait continue, le taux (lit profit ira en b;~issant, ainsi que nous l'avons étibli plus haut, et tombera probablement (le 45 à 10 0/0. Price perd absolument de vue qu'il faut un profit de 15 0/, pour pouvoir servir un intérêt de 5 0/., et il raisonne comme si le profit de 15 0/. se maintenait pendant que le capital s'accumule. Il ne se préoccupe pas de cette accumulation et il pense qu'il suffit de prêter (le l'argent pour le voir revenir ensuite avec les intérêts des intérêts. Quant à rechercher comment cela est possible, il juge inutile de s'en préoccuper puisqu'il s'agit d'une qualité innée du capital productif d'intérêts.
438 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
de consacrer à l'extinction de ce qu'il doit " (p. 136). Quelle belle introduction théorique pour la dette publique anglaise !
Price fut simplement ébloui par la grandeur des nombres auxquels conduisent les progressions géométriques. Comme Malthus dans son théorème de la population, il considéra, sans tenir compte des conditions de la reproduction et du travail, le capital 'comme un automate grossissant de luimême, et il put se figurer avoir exprimé ce développement par la formule S = C (Il + i)n, dans laquelle S représente la somme du capital et des intérêts accumulés, C le capital prêté, i le taux de l'intérêt et n la durée en années du prêt.
Pitt prit au sérieux la mystification du docteur Price. La Chambre des Communes avait voté en 1786 un impôt d'un million de £ pour des dépenses d'utilité publique. D'après Price il n'y -avait rien de mieux à faire que de lever un impôt pour " accumuler " la somme perçue et de faire appel au mystère de l'intérêt composé pour faire disparaitre par enchantement la dette publique. " Le vote de la Chambre des Communes ne tarda pas à être suivi d'une loi de Pitt ordonnant l'accumulation de 250.000 £jusqu'au moment où cette somme avec les rentes viagères arrivant à échéance s'élevât à 4.000.000 £ " (Act 26, Georq. III. Chap. 22). Dans son discours de 1792, dans lequel il proposa d'augmenter la somme affectée au fonds d'amortissement, Pitt cita parmi les causes de la prépondérance com-. merciali, de l'Angleterre, les machines, le crédit, " mais surtout l'accumulation, la cause la plus puissante et la plus durable. Ce principe, ajoutait-il, est maintenant complètement développé et clairement expliqué dans l'oeuvre de Smith, ce génie.... Cette accumulation du capital s'effectue lorsqu'on prélève une partie du revenu annuel pour l'appliquer à des achats de rentes et qu'on utilise annuellement de la même manière les intérêts de ces rentes. " Grâce au Dr Price, Pitt fit de la théorie de l'accumulation de Smith la théorie de l'enrichisse ment des peuples par l'accumula
CHAP. XXIV. - L'EXTÉRIORISATION DU RAPPORT CAPITALISTE ETC. 480
tion, des dettes, c'est-à-dire la théorie de l'endetterrient indéfini afin d'amortir un emprunt par un autre emprunt.
Déjà dans Josias Child, le père des banquiers modernes, nous trouvons que " 100 £ placées à 10 0/0, intérêt composé, se transforment en 102.400 £ en 70 ans. " (Traité sur le commepce, etc., par J. Child, traduit, etc., Amsterdam et Berlin, 1754, p. 115. Ecrit en 1669.) De son côté, l'Economist, dans le passage suivant de son numéro du 19 juillet 1859, nous montre comment la conception du D' Price s'est infiltrée pour ainsi dire naturellement dans l'économie politique moderne: " Le capital économisé augmenté de ses intérêts composés représente une somme tellement forte que toute la richesse du monde dont dérive le revenu serait insuffisante pour payer Fintérêt de cette somme. La rente n~esL plus que le paiement de l'intérêt du capital qui a été engagé antérieurement dans la terre. " Par conséquent toute la richesse qui pourra encore être produite appartient de droit au capital comme intérêts qui lui sont dus, et tout ce qu'il a reçu jusqu'à présent n'est qu'un'acompte sur ce qui lui est dei. A ce Moloch appartient tout le surtravail que l'humanité pourra encore produire.
Pour finir, reproduisons quelques phrases du galimatias du " romantique " Muller : " Pour que l'intérêt composé puisse s'amplifier dans les proportions énormes définies par le Dr Price et que les forces humaines s'activant d'ellesmêmes puissent atteindre les effets considérables qu'il a signalés, il faut que durant plusieurs siècles l'ordre règne d'une manière uniforme et ininterrompue. Dès que le capital se partage en tranches poursuivant individuellement leur développement, l'accumulation générale des forces entre de nouveau en scène. La nature a assigné une durée de 20 à 25 ans en moyenne à la période pendant laquelle la force de l'ouvrier (!) progresse. A la fin de cette période fouvrier abandonne la carrière et transfère le capital gagné par l'intérêt composé du travail à un autre ouvrier, ou plus générale - ment à plusieurs ouvriers ou enfants, qui ne pourront profiter de l'intérêt composé du capital qui leur est transmis
440 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTRRPRISE
que lorsqu'ils auront appris à se servir de celui-ci. D'un
autre côté, une partie considérable du capital produit par
la société bourgeoise s'accumule lentement durant de lon
gues années, même dans les pays les plus agités, et ce capi
tal, qui n'est pas appliqué directement à l'extension du
travail, est transféré sous le nom de prêt, dès qu'il a atteint
une certaine importance, à un ouvrier, à une banque, à
l'Etat. Lorsque celui qui le reçoit le met réellement en
œuvre, il en retire un intérêt composé qui lui permet de
payer sans difficulté un intérêt simple à celui qui le lui a
prêté. Enfin intervient la loi du désir, de la dépense, de la
prodigalité pour réagir contre la progression énorme suivant laquelle s'amplifieraient la force et les
produits des hommes si la loi de la production et de l'économie régnait en maîtresse. " (A. Müller,
op. cit., II, pp. 147-149.)
Il serait impossible d'accumuler plus d'absurdités en antant de lignes. Une confusion grotesque est établie entre l'ouvrier et le capitaliste, entre la valeur de la force de travail et l'intérêt du capital, et par-dessus le marché la baisse de l'intérêt composé est expliquée par ce fait que le capital est prêté pour rapporter de l'intérêt composé. La méthode de Müller caractérise bien le romantisme dans tous les domaines; elle consiste à recueillir tous les préjugés vulgaires, n'enregistrer que la partie la plus superficielle des choses, donner à cet ensemble faux et trivial une forme mystérieuse et le couvrir de phrases " élevées " et poétiques.
Le procès d'accumulation du capital peut être considéré comme nue accumulation d'intérêts composés, étant donné que l'on peut désigner sous le nom d'intérêt la partie du profit (de la plus-value) qui est reconvertie en capital et qui sert à une nouvelle extorsion de plus-value. Cependant cette conception donne lieu aux observations suivantes :
l° Même quand on fait abstraction des troubles accidentels, on constate que pendant le procès de reproduction une grande partie du capital engagé est plus ou moins dépréciée, parce que la valeur des marchandises est déter
CHAP. XXIV. - L'EXTÉRIORISATION DU RAPPORT CAPTALISTE ETC. 441
minée, non par le temps de travail que leur production a coûté a~ l'origine, mais par le temps de travail que coûte leur reproduction, temps qui va en diminuant a. mesure que grandit la productivité du travail social. C'est pour cette raison que lorsque la productivité sociale atteint un stade élevé de développement, le capital apparait, non comme le résultat d'un long procès d'accumulation, mais comme le résultat d'un temps relativement court de reproduction (1).
2° Ainsi que nous l'avons démontré dans la troisième partie de ce volume, le taux du profit diminue à mesure qu'au.gmentent l'accumulation du capital et la productivité du travail social, c*est-à-dire que diminue le capital variable par rapport au capital constant. Pour que le taux du profit reste invariable lorsque le capital constant mis en ceuvre par un ouvrier se décuple, la durée du surtravail doit aussi devenir dix fois plus grande, si bien que les vingt-quatre heures de la journée finiraient par être insuffisantes. L'hypothèse d'un taux de profit échappant à la baisse sert cependant de base à la progression de Price et en général à toutes les théories de l' "' engrossing capital, wilh compound interest " (2).
La: plus-value dépendant du surtravail, l'accumulation du capital est limitée qualitativement par la journée totale de travail, c'est-à-dire la somme des journées exploitables simultanément pour un développement donné des forces productives et de la population. Il n'en est pas de même si l'on confond la plus-value avec l'intérêt (une forme dénuée
(1) Voir Mill et Carey ainsi que le commentaire de Roselier, qui ne les a pas compris.
(2) , il est certain qu'aucun travail, aucune puissance productive, aucun esprit d'invention, aucun art ne peuvent engendrer assez de richesses pour satisfaire l'appétit de l'intérèt composé. Mais toutes les épargnes sont faites sur les revenus des capitalistes, de sorte que si les exigences de l'intérêt composé se renouvellent continuellement, la productivité du travail déclare sans cesse qu'elle ne peut y satisfaire. Et c'est ainsi qu'une espèce d'équilibre existe toujours " (Hodgskin, Labour defended against the Claims of Capital, p. 23.)
442 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
de sens); alors la limite est simplement quantitative et absolument fantaisiste.
Le capital productif d'intérêts représente la plus haute expression du capital fétiche, de la conception qui attribue à l'accumulation en argent des produits du travail la, vertu mystérieuse et innée d'engendrer de la plus-value, automatiquement et en progression géométrique, au point que d'avance lui appartiennent de droit, comme dit l'Economist, toutes les richesses que l'humanité Pourra produire. Les produits du travail passé, le travail passé lui-même sont autorisés à réclamer leur part du surtravail actuel ou futur. Heureusement que nous savons que la conservation et la reproduction de la valeur des produits du travail passé ne sont possibles que si ces produits sont mis en contact avec du travail vivant, *et que la domination des produits du travail passé sur le surtravail vivant n'aura que la durée de l'organisation capitaliste.
CHAPITRE XXV
LE CRÉDIT ET LE CAPITAL FICTIF
Le plan de notre étude n'embrasse pas l'analyse détaillée du crédit et des instruments au moyen desquels il fonctionne; nous n'entendons nous occuper que des points qui sont absolument nécessaires pour caractériser la production capitaliste en général. ~ ce point de vue le crédit commercial et le crédit en banque sont seuls intéressants pour nous et encore n'avons-nous pas à Jes envisager en ce qui concerne le rapport de leur développement avec celui du crédit publie.
J'ai exposé dans le premier volume (chap. III, 3, b) comment la circulation simple des marchandises appelle l'argent fonctionnant comme moyen de paiement et fait naître un rapport de créancier à débiteur entre le producteur et le commerçant. Cette base naturelle du crédit 'élarUit, se généralise et se perfectionne à mesure que se s n développent le commerce et la production capitaliste, qui ainsi qu'on le sait De travaille qu'en vue de la circulation. L'argent finit par fonctionner uniquement comme moyen de paiement, la marchandise n'étant plus vendue contre espèces sonnantes, mais sur un engagement écrit de la payer à un jour déterminé. Pour ne pas compliquer notre exposé nous appliquerons le nom général de traites ou d'effets à tous les engagements quels qu'ils soient qui interviennent entre les acheteurs et les vendeurs. Jusqu'au jour de l'échéance ces traites circulent comme moyens de paiement, et elles sont en réalité la monnaie du commerce. Elles fonctionnent
444 ciNQuiÈmE PARTIE. - L'INTÈRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
intégralement comme monnaie lorsqu'elles soldent définitivement les comptes entre un débiteur et un créancier, puisque dans ce cas la monnaie métallique ne doit, intervenird'aucune façon. De mêmequeles avances réciproques des producteurs et des commerçants sont la base du crédit, de même la traite est enréalité labase delamonnaie de crédit, des billets de banque, etc. ; car ceux-ci reposent, non sur la circulation monétaire (espèces ou papier), mais sur la circulation des lettres de change.
W. Leatham (banquier en Yorkshi re),Letiers on the eui-renc~y 2~ éd.,
Londres 1840 : " Je trouve que pendant l'année 1838 les traites ont repré
sentè un total de 528.493.84G2 £ (il évalue les lettres de change étrangères
à environ 1/5 de cette somme) et que le montant des traites simultanément
en circulation a été de 131-9. 123.460 e. " (p. 56.) c Lds lettres de change
constituent une partie de la circulation qui dépasse toutes les autres réu
nies. " (p. 3.) - " Cet énorme édifice de traites repose (1) sur une base
constituée par les billets de banque et l'or. et sa soliditéel même son exis
tence peuvent être misesen danger, si dans le cours des évènements cette
base se rétrécit. b (p. 8.) - " Lorsque je fais )*éva~uaticoi (le toits les
engagements (les banques (font aux ternies de la loi le paiement petit
être exigé immédialementen espèces, je trouve une somme (le 45.1 millions
alors quel'encaisse pour faire faceà ces paiements n'est que de4~ millions
en or. " f p. 11.) - " Le contrôle des traites ne serait possible (lue si l'on
mettait de3 obstacles à la surabondance de l'argent et à ba réduction du
taux de l'escompte qui produit en partie et favorise cette expansion consi
dérable et dangereuse. Il est impossible de savoir quelle est l'importance
totale des traites qui répondent à des transactions réelles et quelle esteelle
des effets fictifs, de la " cavalerie ", avant pour but de créer un capital
fictif par la mise en circulation d'effet s ne correspondant à aucune opé
ration commerciale. Je sais que dans les périodes où la 'monnaie est
abondante et à bon marché, de pareilles manceuvres sont très fréquentes. >,
(p. 43, 44.) - J. W, Bosanquet, Metallie, Pape~-, and Credit CuîTency,
Londres 18U : ( La moyenne des paiements faits journellement au
Clearing House de Londres dépasse 3 millions de £ et la moima~e
nécessaire pour solder cescomptes est d'un peu plus de 200.000£. " (1).36.)
(En 1889 le chiffre des affaires traitées an Cleai-ing House fui de 7618
3/4 millions de £, ce qui pour 300 jours ouvrables fait une moyenne de
25 '/, millions par jour. - F. B.) " Les lettres Je change sont 'Incontes
tablement un instrument de circulation (curi-ency) indépendant de la
monnaie, car gràce à l'endossement elles sont nu moyen de transmission
de la propriété. " ~p. 9'2.) " On peut admettre qu , en ino ' venne chaque
traite est endossée (feu-,. fois el eflectue deux paiements avant d'arriver à
échéance Il en résulte que l'et) dossemen ta eut pour effet pendant l'année
1839 de permettre des transferts de créances pour deux fois 528 millions,
soit 1056 millions £, c'est-à-dire plus de 3 millions par jour. Il est certain
C1j~,p. '!Y-V. - LE CRÉDIT ET LE CAPIT,\L FICTIF 445
que les traites et les déffls fonctionnent comme monnaie pour au moins
18 millions A, livres par jour. " (p. 93), n général : " Ramené à
Voici en quels ternies Tooke parle du crédit e son expression la plussimple, le crédit est'laconflaiice fondée on lion qui amène quelqu'un *à cOnfier à un autre un capital, en argent ou en mar
chandise évaluée en argent, à condition d'en avoir la restitution dans un délai déterminé. Lorsque ce capital est prêté en argent, soit en billets de banque, soit en espèces, soit en une, remise sur un correspondant, il sera restïtué augmenté d'un certain pour cent pour l'usage (lui en aura été fait. Lorsqu'il est avancé en marchandises, dont la valeur est alors fixée en argent de commun accord entre les parties, lasomme à restituer comprend une indemnité pour Vusage du capital et le risque jusqu'à l'échéance. Des engagements écrits fixent dans les opérations de ce genre les dates aux
quelles les restitutions doivent être faites, et ces engagements, qui sont transmissibles, procurent aux prêteurs le moyen, lorsque l'occasion s'en présente, d'utiliser leur capital avant qu'il soit restitué, d'emprunter ou
d'acheter à des conditions a,=tageuses, parce que leur crédit est renforcé par la deuxième signature apposée sur la traite. " (Inquiry into the Currency Principte, p. 87.)
Ch. Coquelin, Le Crédit et le2 Banques (Edit. Guillaumin, 1876,
60,) " Dans tout pays, le plus grand nombre des actes de crédit se consomment dans le cercle même des relations industrielles, c'est-à-dire
cie travailleur à travailleur, de commerçant à commerçant. Le producteur de la matière première en fait l'avance au fabricant qui doit la mettre en œuvre, en acceptant de lui une obligation payable à terme. Ce dernier, après avoir exécuté le travail qui le concerne, avance à son tour et aux mêmes conditions cette matière déjà préparée à quelque autre fabricant, qui doit Itii faire subir une préparation nouvelle, et le crédit s'étend ainsi
de proche en proche, d'un producteur à l'au tre,J usqu'au consommateur. Le marchand en gros fait des avances de marchandises au marchand en détail, après en avoir reçu lui-même du fabricant ou du commissionnaire. Chacun emprunte d'une main et Prête (le l'autre, quelquefois de l'argent,
mais bien plus souvent des produits. Ainsi se fait, dans les relations industrielles, un échange continue] d'avances qui se combinent et s'entre
croisent dans tous les sens. C'est surtout dans la multiplication et l'accroissement de ces avances mutuelles que consiste le développement du crédit, et c'est là qu'est le véritable siège de sa puissance. "
L'autre aspect du crédit se rattache au développement du eommeree d'argent, qui dans la production capitaliste
marche naturellement d'un pas égal avec le commerce de marchandises et qui, ainsi que -nous l'avoiis vu dans la partie précédente (chapitre XIX), comprend la garde du fonds de réserve, les opérations d'encaissement et de paie
ment, les paiements internationaux et le commerce de lin
gots. La seconde fonction des commerçants d'argent se
446 CINQUIÈME PARTIE, - L'INTÉRÈT ET LE PROPIT DENTRPLPlgp
rattache à l'administration du capital productif d'intérêts et du capital-argent; ils sont les intermédiaires entre les prêteurs et les emprunteurs. A ce point de vue, les opérations du banquier consistent à concentrer de grandes masses d'argent et de représenter, d'une part, l'ensemble des bailleurs de fonds et,de l'autre, l'ensemble des emprunteurs. Les profits qu'elles rapportent proviennent de ce que le banquier emprunte à un taux plus bas qu'il ne prête.
Le capital dont les banquiers disposent pour leurs prêts leur afflue de différentes manières. En premier lieu se concentrent dans leurs mains, en leur qualité de caissiers des capitalistes industriels, le capital-argent que les producteurs et les commerçants doivent tenir en réserve et celui qui leur est remis en paiement; ces capitaux deviennent des capitaux empruntables. Grâce à cette opération de concentration, le fonds de réserve du commerce est réduit au minimum et une partie du capital-argerit, qui aurait dormi comme fonds de réserve, est prêtée et fonctionne comme capital productif d'intérêts. Le capital disponible dans les banques est constitué, en second lien, parles dépôts de capitalistes d'argent, qui s'en rapportent iux banquiers du soin de trouver un placement pour leurs fonds ; ces dépôts, qui représen~ent les épargnes et l'argent momentanément inoccupé de toutes les classes, ont pris de l'importance dès que les banques ont atteint un certain degré de développement et surtout dès l'instant où elles ont payé un intérêt aux dépôts qui leur étaient confiés. De petites sommes, insuffisantes pour fonctionner isolément comme capital-argent, se groupent en grandes masses et représentent une puissance financière considérable. Cette action de la banque, qui consiste à, grouper de petits capitaux, ne doit pas être confondue avec son rôle d'intermédiaire entre les véritables capitalistes d'argent et les emprunteurs. Enfin le capital dont les banquiers disposent pour leurs prêts est constitué également par la partie des revenus qui n'est pas dépensée.
OHAP. XXV.- - LE CRÉDIT ET LR CAPITAL FICTIF 447
Lorsqu'il s'agit du crédit commercial, les prêts se font par l'escompte des traites et les avances sous différentes formes : avances sur crédit personnel, avances sur gages (titres portant intérêts, fonds publics, actions de toute nature), avances sur connaissements, sur vvarrants et autres titres de propriété de marchandises, sur récépissés de dépôts, etc. Ces avances se font ou par une ouverture de crédit on par la remise d'effets ou de chèques sur d'autres banques, ou par la remise de billets de banque quand la banque qui fait l'avanee est une banque d'émission. Le billet de banque est simplement une traite payable à vue, que le banquier tire sur lui-même et qu'il remet en échange de la traite qu'il escompte. Cette forme du crédit frappe le vulgaire, d'abord parce que le tifre de crédit qui y correspond franchit le cercle étroit de la circulation commerciale pour se répandre dans la circulation générale et y fonctionner comme monnaie; ensuite parce que dans la plupart des pays la banque principale d'émission a un caractère indécis, qui lui permet de fonctionner à la fois comme banque nationale et banque privée, qui lui assure l'accaparement du crédit national et fait plus ou moins de ses billets des moyens légaux de paiement; enfin parce que le billet de banque, qui est un litre de crédit circulant, établit à l'évidence que le banquier est un commerçant de crédit. (Le banquier fait ce commerce, non seulement quand il émet des billets de banque, mais quand il avance en espèces l'argent déposé chez lui.) En réalité, et le plus bel exemple en est fourni par les banques d'Ecosse, le billet de banque ne constitue que la monnaie du commerce de gros et e~e sont les dépôts qui sont l'élément capital dans les banques.
Nous n'avons pas, au point de vue de J'étude que nous avons à poursuivre, à nous occuper davantage des institutions spéciales du crédit, ni des formes spéciales des banques.
" Les banquiers font deux genres d'affaires.,... 10 ils accumulent les capitaux de ceux qui ne trouvent pas à les employer immédiatement, pour
448 CINQUIÈME PART1E'~ - L'INTÉRÈT ET LE PXOFIT D'ENTREPBISE
les transmettre et les distribuer à ceux qui en ont emploi . 20 ils gardent les revenus de leurs clients pour les leur restituer à mesure qu'ils en ont besoin. La première de ces opérations constitue la circulation du capital, la seconde, la circulation de l'argent (currency.) L'une est la concentration du capital suivie de sa distribution ; l'autre est l'administration de la circulation pour des usages locaux ". - Tooke, Inquiry into the Currency Princîple, p. 36, 37. Nous reviendrons sur ce passage dans le chapitre XXVIII.
Reports of Committees. Vol. VIII. Commercial Distress. VoL H. Part. 1, 1847-48. Minutes of Evidence (que nous citerons désormais sous le titre : Commercial Distress, 1847-48). De 18-140 à 1850, les traites présentées à l'escompte à Londres furent pavées dans un grand nombre de cas, non par des billets de banque, mais par des traites tirées à 21 jours d'une banque sur l'autre (Témoignage de J. Pease, banquier de province, nO 4636 et 4656). D'après le même rapportl dès que la monnaie se faisait rare, les banquiers avaient l'habitude d'employer également ces traites pour payer leurs clients, et si ceux-ci voulaient obtenir des billets de banque, ils âevaient de nouveau escompter ces traites. Cette opération équivalait pour les banciuiers ,tu privilège de faire de l'argent. Elle était mise en pratique de temps immémorial par la maison Jones, Lovd et Co, qui y avait recours dès que le taux de l'intérêt dépassait 5 OJO. Les clients étaiàt très satisfaits d'être payés en traites provenant de Jones, Loyd et Co ' parce qu'ils les escomptaient plus facilement que les leurs -, aussi ces traites passaient-elles par vingt, trente mains ~ibidem, n' ffl, 904, 995.)
Toutes ces formes ont pour but de rendre les titres de crédit transmissibles. " Quelle que soit sa forme, le crédit doit fonctionner à un moment donné comme monnaie ; que cette forme soit le billet de banque, la traite ou le chèque, les opérations et leur résultat sont essentiellement les inèmes ". -Fullarton, On the Regulation of Currencies, 2e éd., Londres, 1845, p. 88. - Les billets de banque sont la monnaie divisionnaire du crédit " (p. 57).
Les lignes suivantes sont empruntées à J. W. Gilbart, The History and Principles of Banking, Londres, 4834 : " Le capital d'une banque se compose de deux parties, le c~,piLal engagé (invested capital) et le capital,de banque (banking capital) qui est em prunté (p. 117). Le capital de banque se constitue de trois manières : 10 en recevant des dépôts ; 20 en émettant des billets de banque ; 30 en tirant des traites. Lorsque quelqu'un consent à me prêter gratuitement 100 £ et que je donne cet argent en prêt à un autre au taux de 4 0/. par an, je fais une opération qui me rapporte 4 £ à la fin de l'année. De même lorsque celui qui a accepté mon billet (le banque, c'est-à-dire ma promesse de paiement, (I pi-omise to pay est la formule habituelle des billets de banque en Angleterre) nie le restitue à la fin de l'année en nie payant ilé o/. d'intérêt comme si je lui avais prêté 400 £, je gagne 4 £; enfin si dans une ville de province quelqu'un me remet 100 £ à condition que je les paie 21 jours plus tard à une personne de Londres, je touche comme profit l'intérêt que rapportera cet argent pendant les 121 jours. Voilà un exposé succinct des opérations d'une banque et des. moyens qui permettent de créer un capital de banque par des dépôts, des
CIIAP. XXV. - - LE CRÉDIT ET LE CAPITAL FICTIF ~M
billets de banque et des traites (p. 117). En général, le profit d'un
banquier est en raison de l'importance de son capital de banque, c'est-à
dire de son capital emprunté, et il faut évidemment pour le déterminer
défalquer du profit brut l'intérêt du capital engagé (p. 418). Les
avances d'un banquier à ses clients sont faites avec l'argent
des autres (p. 146). Seuls les banquiers qui n'émettent pas de billets
créent leur capital de banque en escomptant des traites, leurs opéra
tions d'escompte venant grossir leurs dépôts. Les banquiers de Londres
n'escomptent qu'aux maisons qui ont un compte-courant chez eux (p. 119).
Une firme qui escompte des traites chez son banquier doit laisser
en dépôt chez celui-ci sans intérêt une partie du montant de ses traites ;
de cette manière le banquier reçoit pour l'argent qu'il a avancé un
intérêt plus élevé que l'intérêt courant et il se constitue un , capital de
banque au moyen de l'argent qu'il retient " (p. 129). - " Grâce aux
virements de compte, les banques de ~dépôts font des économies d'instru
ments monétaires et règlent avec une petite quantité de numéraire des
affaires de grande importance. L'argent qui n'est pas employé pour ces
opérations sert au banquier à faire des avances à ses clients, en escomp
tant leurs billets, etc., et c'est ainsi que les virements de compte augmen
tent la puissance des banques de dépôts " (p. 123). " Peu importe que les
clients en relation d'affaires aient ou non le même banquier ; les banques
échangent leurs chèques au Clearing House. Les virements de compte
pourront donc pousser le système des dépôts à un tel développement que
l'emploi de la monnaie métallique deviendra complètement inutile. Si
chacun avait un compte-courant chez un banquier et effectuait tous ses
paiements en chèques, ceux-ci deviendraient l'exclusif instrument des
échanges. Avec une organisation pareille les banquiers devraient posséder
la monnaie, car sans cela les chèques n'auraient pas de valeur " (p. 124):
La- centralisation des transactions locales dans les banques se réalise :
10 parles banques succursales; (Les banques départementales ont des suc
cursales dans les petites villes, de même que les banques de Londres en
ont dans les différents quartiers de la ville). 20 par les agences. " Chaque
banque départementale a un agent à Londres, pour y payer ses traites et
rembourser ses billets, et recevoir les paiements d'habitants de Londres
pour compte de leurs créanciers de province " (p. 127). Chaque banquier
reçoit les billets des autres et ne les émet plus ; mais dans chaque grande
ville, tous se réunissent une ou deux fois par semaine pour faire l'échange
de leurs billets et solder la différence en bons sur Londres (p. 134). " Le
but des banques est de faciliter les affaires. Tout ce qui facilite les affai
res facilite la spéculation, et souvent les deux sont si intimement liées
qu'il est difficile de dire où finissent les affaires et où commence la spé
culation Partout où il existe des banques, on obtient le capital avec
plus de facilité et à meilleur compte. Ce bon marché du capital favorise
la spéculation, de même que le bon marché de la viande et de la bière
encourage la gourmandise et l'ivrognerie " (p. 137, 138). " Etant'donné
que les banques d'émission paient avec leurs billets, il peut sembler que
leurs opérations d'escompte soient faites exclusivement avec le capital
constitué par ces billets. Cependant il n'en est rien. Alors même qu'un
banquier paie avec ses billets toutes les traites qu'il escompte, il se peut
450 ÇINQUIÈME PARTIE, - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
que.les 'à/,, des traites se trouvant en sa possession représentent un capital réel ; car de ce qu'il a payé les traites au moyen de billets de son émission, jl ne résulte pas que ces billets restent en circulation jusqu'à l'échéance des traites. Celles-ci peuvent avoir à courir pendant trois mois, alors que les billets peuvent rentrer à la banque en trois jours " (p. 172). Le dépassement des comptes par les clients se présente régulièrement dans le monde des affaires. C'est pour cela que les ouvertures de crédit
doivent être garanties Les crédits sont ouverts, non seulement sur une
garantie personnelle, mais contre un dépôt de titres, de valeurs " (p. 174,
175). Lorsqu'il est avancé sur marchandises données en nantissement, le
capital produit les mêmes effets que lorsqu'il est avancé pour des traites
présentées à l'escompte. Lorsque quelqu'un emprunte 100 £ en donnant
des marchandises en garantie, c'est comme s'il les avait vendues contre
une (raite de 100 £, qu'il escompterait ensuite chez un banquier. Mais
l'avance d'argent lui permet de garder ses marchandises jusqu'à ce que le
marché devienne plus favorable et d'échapper au sacrifice qu'il aurait dû
s'imposer s'il avait dû se procurer de l'argent à tout prix " (p. 180, 481).
The Currency Question Reviewed, etc., p. 6î, 63 : " Il est incontestable que les 1000 £ que je dépose aujourd'hui chez A seront mises en circulation demain et constitueront un dépôt chez B. Après-demain elles passeront à C,et ainsi de suite d'une manière indéfinie. Ces tOOO£ de monnaie peuvent donc, gràce à ces transferts successifs, représenter une somme indéterminable de dépôts, et c'est ainsi qu'il est possible que les neuf dixièmes des dépôts n'pxistent en Angleterre que dans les livres des banquiers, responsables chacun pour leur part... Il en est de même en Ecosse où la monnaie en circulation (presqu'exclusivement en papier !) ne dépasse jamais 3 millions de £ alors que les dépôts s'élèvent à 27 millions. Aussi longtemps qu'il ne se produit pas une demande de restitution brusque et en masse des dépôts (a run on Mie banks), ces mêmes 1000 £ revenant sur leurs pas pourront avec la même facilité solder un nombre indéterminable de comptes. Je les donnerai aujourd'hui à un commerçant à qui je les dois ; cetui-ci les emploiera demain pour payer la dette qu*il a à l'égard d'un troisième; ce dernier en fera usage après-demain pour se mettre en règle avec sa banque, et ainsi, passant de main en main et de banque en banque, ces 1000 £ solderont toute somme imaginable.
[Nous avons vu que déjà en 1831t Gilbart savait que "tout ce qui facilite les affaires facilite la spéculation, les deux étant souvent si intimement liées qu'il est difficile de décider où finissent les affaires et où commence la spéculation, " Plus il est facile d'obtenir des avances d'argent sur des marchandises non vendues, plus de pareilles avances sont demandées, plus on est tenté, dans le seul but d'en obtenir, de fabriquer des marchandises ou d'en inonder des marchés éloignés. L'histoire du commerce anglais nous pré
45i
~g~DIT ET Lk CAPITAL FICTIF
sente ' pendant la période allant de l8i5 à 18,17, un exemple frappant de la manière dont le monde des affaires d'un pays peut tout entier être pris d'un pareil vertige et de la fin qui attend des opérations de ce genre ; elle nous montre en même temps ce dont le crédit est capable. Mais quelques explications préliminaires sont nécessaires.
Dans les derniers mois de 1812 la crise, qui depuis 1837 n'avait cessé de peser sur l'industrie anglaise, commença à prendre fin. Pendant les deux années suivantes la demande de produits anglais par l'étranger alla en croissant et la prospérité atteignit son point culminant en 184546. En 1813 la guerre de l'opium était venue ouvrir la Chine au commerce anglais et ce nouveau débouché avait encouragé l'expansion déjà si vivace de l'industrie et surtout de l'industrie du coton. " Comment pourrions-nous jamaistrop p~roduire ? Nous avons 300 millions d'hommes à habiller)-, me disait alors un fabricant de Manchester. Toutes les fabriques qu'on bâtissait, toutes les machines à vapeur et tous les métiers à filer et à tisser qu'on installait étaient insuffisants pour absorber le torrent de plus-value qui affluait du Lancashire - On s'était jeté sur la construction des chemins de fer avec la même passion qu'on développait l'industrie, et c'est sur ce terrain que les fabricants et les commerçants commencèrent, déjà dès l'été de 18411, à donner libre carrière à. leur passion de la spéculation. On souscrivait des actions tant et plus," pourvu qu'on eût l'argent pour les premiers versements ; l'avenir se chargerait du reste ! D'après la question 1059, C. D. 1818/57, on engagea pendant les années l816-i7 un capital de 75 millions dans les chemins de fer ; aussi quand vint le moment de parfaire les versements, fallut-il recourir au crédit et saigner dans la plupart des cas le capital engagé directement dans les affaires. Or dans beaucoup d'entreprises ce capital était lui-même obéré ; la perspective des profitsëlevés avait etitralaé à des opérations beaucoup plus importantes que ne le permettait l'avoir liquide dont on disposait. Le crédit était cependant abondant et à bon mar
452 CINQUIJIME PARTIE. - eINTÊRÉT ET LE PROFIT DENTREPRISE
ché. Le taux de l'escompte avait varié de 1 '/4 à 2 '/4 0/0 en 1844, pour s'élever à 3 0/0 en octobre 1845 et 5 0/, en février 1846, et retomber ensuite à 3 '/4 0/0 en décembre 1846. Les banques avaient une encaisse en or inconnue jusque-là et la Bourse cotait plus haut que jamais toutes les valeurs du pays. C'eut été de la naïveté de perdre une si belle occasion et de ne pas entrer carrément dans la danse Pourquoi ne pas fabriquer tant qu'on pouvait et inonder de marchandises les marchés étrangers qui soupiraient après les produits anglais ? Pourquoi ne pas profiter de l'occasion qui s'offrait de faire un double bénéfice en vendant en ExtrêmeOrient les fils et les tissus et en écoulant en Angleterre les marchandises importées en échange ?
Ainsi se développèrent les consignations en masse sur
l'Inde et la Chine, qui ne tardèrent pas à devenir un sys
tème ayant pour but exclusif, ainsi que l'établiront les notes
suivantes, l'obtention d'avances d'argent et qui devaient
nécessairement aboutir à l'encombrement des marchés et
au krach. Celui-ci éclata après les mauvaises récoltes de
18,16. D'énormes quantités de produits alimentaires, sur
tout de céréales et de pommes de terre, durent être impor
tées en Angleterre et en Irlande, et les pays qui les fourni
rent ne purent guère être payés > en produits de l'industrie
anglaise. On fut obligé d'envoyer àl'étranger au moins neuf
millions d'or. La Banque d'Angleterre en fournit 7 1/2 mil
lions, mais sa liberté d'action sur le marché financier en fut
sérieusement atteinte. Les autres banques, dont les réser
ves sont déposées à la Banque d'Angleterre et s'identifient
en réalité avec celle de la Banque, durent également enrayer
leur mouvement monétaire, si bien que le courant des paie
ments commença par rencontrer des difficultés et finit Par
s'arrêter complètement. L'escompte,qui en janvier 1847 était
encore de 3 à 3 1/2 0/0, s'éleva à 7 0/, aux premiers symptô
mes de la panique quise manifestèrent en avril ; il retomba
momentanément à 6 et même à 5 0/0 pour monter résolu
ment dès que les conséquences de la mauvaise récolte porté
rent la panique à son comble. Le taux officiel de l'escompte
CHAP. XXV. - LE CRÉDIT ET LE CAPITAL FICTIF ~ 4n
fut au moins de 7 0/0 en octobre et de 10 0/, en novembre, ce qui revient à dire que la plus grande partie des traites fut escomptée à un taux usuraire et même ne fut pas escomptée du tout. Plusieurs maisons de premier ordre et un grand nombre de moyennes et de petites firent faillite, et la Banque elle-même fut menacée. Sous la pression de l'opinion publique, le gouvernement fut obligé de suspendre le 25 octobre le Bank Act de 1881 et d'autoriser le cours forcé, ce qui ne pouvait évidemment rien compromettre, le crédit des billets de banque étant garanti en fait par le crédit de la nation. Le manque de monnaie métallique cessa de faire sentir ses effets et si toute une série de grands et de petits établissements embourbés s~ns rémission fit encore faillite, la crise cependant put être considérée comme vaincue. En septembre l'escompte était redescendu à 5 0/0 et déjà en 1848 s'esquissait la nouvelle reprise des affaires, qui vint enrayer en 1819 les mouvements révolutionnaires du continent, qui provoqua après 1850 la plus brillante prospérité que l'industrie eût connue jusque-là et se termina... par le krach de 1857. - F. E. ]
1. - Une pièce émanant de la Chambre des Lords et publiée en 1848 donne des détails intéressants sur la dépréciation colossale que subirent les fonds publics et les actions pendant la crise de 1847. Elle donne les chiffres suivants sur la perte subie par les valeurs de février à. octobre 1ffl :
Fonds publics anglais 93.824.217 £
Actions de docks et de canaux 1.358.288 "
Actions de chemins de fer 19.579.820 "
Total 114.762.325 £
Il. -- Le Manchester Guardian du 2~ novembre 1848 donne les ren
seignements suivants sur la fièvre d'affaires avec les Indes Orientales,
durant laquelle on ne tira pas des traites parce que d ' es marchandises
étaient vendues, mais on vendit des marchandises pour avoir des traites
à escompter et transformeren argent :
A de Londres achète, par l'intermédiaire de B, au fabricant C de Manchester des marchandises à expédier à D aux Indes. B paie C par une traite à six mois et se couvre par une traite à six mois sur A, qui tire à, six mois sur D dès que les marchandises sont embarquées. " De cette manière l'acheteur (A) et le vendeur (B) touchent de l'argent longtemps
454 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT DENTREPRISE
avant qu'ils ne paient la marchandise en espèces, sans compter que très souvent à l'échéance ils ont soin de renouveler leurs traites, sous prétexte que dans des expéditions à si longue distance d'faut beaucoup de temps pour voir rentrer son argent. Ce qui était malheureux dans ces opérations c'était qu'au lieu (le perdre en importance, elles prenaient de l'extension dès que les pertes survenaient. Plus ceux qui y prenaient part devenaient pauvres, plus ils éprouvaient le besoin d'acheier, afin d'obtenir des avan. ces pour remplacer le capital perdu dans les opérations précédentes, et ils achetaient, non parce que la demande les v engageait, mais uniquement pour faire une opération financière. En ouÏre ce qui se passait en Angleterre se renouvelait aux Indes. Des maisons indiennes dont le crédit était suffisant pour 1 ëUr permettre d*escompter leurs traites, achetaient du sucre, de l'indigo, de la soie, du coton, non parce que les prix étaient plus avantageux que les derniers prix de Londres, mais parce que les traites qu'ils avaient à payer à des maisons de Londres approchaient de l'échéance et devaient être couvertes. Quoi de plus simple que d'acheter un chargement de sucre, de le payer par une traite à six mois au profit du vendeur et d'envoyer par poste le connaissement à Londres ? Moins de deux mois après et alors que la marchandise était à peine chargée, le connaissement était gagé à Lombard Street et la maison de Londres avait de l'argent huit mois avant que les traites tirées pour le paiement de la marchandise arrivassent à échéance. Et tout cela alla régulièrement, sans interruption ni difficulté, aussi longtemps que les comptoirs d'escompleeurent del'argent en abondance pour l'avancer contre des connaissements et des warrants, et escompter quel qu'en fut l'import les traites des maisons indiennes sur les "bonnes " firmes de Mincing Lane.
[Ces tripotages restèrent en vogue aussi longtemps que les communications avec les Indes se firent par le Cap. Le canal de Suez et les trarisports par steamers qui en furent la conséquence, sont venus ruiner cette méthode de fabriquer du capital fictif, qui reposait sur la longue durée du transport des marchandises et qui est devenue tout à fait impossible depuis que le télégraphe informele jour même le négociant de Londres de la situation du marché des Indes et réciproquement. - F. E-3.
III. - Le rapport sur la Commercial Dis tress 1847-48dit ce quisuit: " Pendant la dernière semaine d'avril l8'i7 la Banque d'Angleterre fit savoir à la Royal Bank ofLiverpool que son ouverture de crédit était réduite de moitié. Cette décision eut des conséquences fàcheuses, étant donné que depuis quelque temps déjà, les paiements se faisaient à Liverpool beaucoup plus en traites' qu'en espèces, les négociants remettant en paiement à la banque, non plus de l'argent comme précédemment, mais des effets qu'ils avaient reçus eux-mêmes pour leurs fournitures de coton et autres produits. Les billeis que la banque avait à liquider pour les commerçants étaient pour la plupart payables à l'étranger et avaient été soldés en grande partie jusque-là par les sommes dues pour les livraisons des produis. Mais maintenant, au lieu (le remettre des espèces, les négociants apportaient des effets de différente nature et à des échéances variées, payables en grande partie à trois mois et correspondant à des ventes de coton. Les unes étaient payables en banque à Londres, les autres étaient tirées directement sur des commerçants de toute espèce, encagés dans les
CHAP. XXV. - LE CRÉDIT ET LU CAPITAL FICTIF 455
affaires brésiliennes, américaines, canadiennes, indiennes, etc.... Les commerçants de Liverpool ne tiraient pas les uns sur les autres, mais leurs clients du pays qui avaient acheté des produits à Liverpool leur remettaient des traiies sur des banques ou des maisons de commerce de Londres ou sur n'importe qui. La décision de la Banque d'Angleterre eut pour conséquence que la circulation, qui précédemment dépassait généralement trois mois, dut être réduite pour les traites données en paiement pour les produits vendus à l'étranger D (p. ~6, 27).
Ainsi que nous l'avonsdéjà dit, la périodede prospérité del 844-47 fut accompagneeen Angleterre des premièresgrandes spéculations surlesvaleurs de chemins de fer. Le rapport que nous venons de citer analyse comme suit les conséquences de ces opérations : " En avril 4847, la plupart des maisons de commerce s'étaient décidées à faire languir plus ou moins leurs affaires (to starv their business) en engageant une partie de leur capital dans les chemins de fer (p. 41), qui avaient emprunté en même temps, au taux élevé de 8 '/,, à des particuliers, des banquiers et des compagnies d'assurances (p. 66). Pour pouvoir continuer les affaires, les maisons de commerce furent obligées de s'adresser aux banques et de leur prendre, par l'escompté de traites, plus de capital qu'il n'aurait fallu (p. 67). - (Question) Entendez-vous dire que les versements qui furent faits sur les actions souscrites aux chemins de fer contribuèrent pour une large part à la dépression dont souffrit le marché financier en avril et octobre 18W ? - " Je crois qu'ils eurent plus d'influence sur la dépression du mois d'avril. A mon avis ils consolidèrent plutôt la situation des banquiers jusque pr'obablement en été. L'argent ne fut pas dépensé immédiatement après qu'il fut versé, et les banques eurent à leurdisposition, au commencement de l'année, une bonne partie des fonds des chemins de fer. " (Cette déclaration fut confirmée par de nombreux témoignages de banquiers dans le C D 1848/57). " Ces fonds furent écoulés petit à petit en été et se trouvèrent considérablement réduits le 31 décembre. Ce fut précisément cette diminution progressive des fonds des chemins de fer - ils. diminuèrent d'un tiers du 22 avril au 31 décembre - qui fut la cause de la dépressiondu mois d'octobre, dont l'effet se fit sentir dans toute l'Angleterre et soutira petit à petit les dépôts de toutes les banques " (p. 43, 44.). - Une constatation identique est faite par Samuel Gurney, le chef de la célèbre maison Overend Gurney & Go : " En 1846 la demande de capital fut considérable de la part des compagnies de chemins de fer ; elle ne fit cependant pas monter le taux deVintérêt. Beaucoup de petites sommes furent condensées en de grandes et celles-ci furent transportées sur le marché financier, la tactique étant de jeter sur le marché de la City plus d'argent qu'on n'en retirait. "
M. Hodgson, directeur de la Liverpool Joint Stock Bank, établit dans les termes suivants jusqu'à quel point les traites peuvent constituer la réserve des banques : " Nous avions l'habitude de retenir dans notre portefeuille les traites échéant au jour le jour, jusqu'à concurrence des neuf dixièmes de nos dépôts et de l'argent qui nous était confié par des tiers... ce qui eut pour conséquence que pendant la crise les traites que nous eûmes à encaisser journellement équilibrèrent les paiements que nous eûmes à faire P (p. 53).
456 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÉT ET LE PROFIT DENTREPRISE
Les traites de spéculation. - NO 5092. " Par qui les traites (correspondant à des ventes de coton) étaient-elles principalement acceptées? - R (Gardner, le filateur de coton dont il est plusieurs fois question dans notre ouvrage). Par des courtiers en marchandises. Un commerçant achète du coton, le remet à un courtier, tire une traite sur celui-ci et la porte à l'escompte. - NO 5094. Et ces traites sont présentées aux banques de Liverpool et y sont escomptées? - A Liverpool et ailleurs ... .. Si cette circulation de complaisance, qui fut admise principalement par les banques de Liverpool, n'avait pas été appliquée, la livre de coton eut été à mon avis de 1 li, à 9 d. moins chère l'année dernière. - NO 600. Vous dites que des traites en nombre considérable, tirées par des spéculateurs sur des courtiers en coton, ont circulé à Liverpool. En a-t-il été de même pour des traites se rapportant à d'autres produits coloniaux que le coton? - (À. Hodgson, banquier à Liverpool). Oui ; mais l'opération a porté principalement sur le coton, - NO 601. Comme banquier, aimez-vous mieux ne pas recevoir de ces traites? - D'aucune manière ; nous les considérons comme des effets absolument réguliers, pour autant que la masse n'en devient pas trop considérable... Ces traites sont souvent renouvelées ".
Tripotages sur le marché de l'Extrême-Orient en 1847. - Charles Turner, chef d'une des premières firmes de Liverpool faisant le commerce avec les Indes Orientales : " Nous connaissons tous ce qui s'est produit dans les affaires avec l'île Maurice et d'autres affaires du même genre. Les courtiers, qui avaient l'habitude de faire des avances sur les connaissements et sur les marchandises dès qu'elles étaient arrivées à destination, ce qui est tout à fait dans l'ordre s'étaient mis également
à faire des avances sur des produits qui n'étaient pas encore embarqués
et même qui n'étaient pas encore fabriqués. C'est ainsi que j'avais acheté
à Calcutta des traites pour six à sept mille livres, dont le montant devait
être appliqué à des plantations de sucre dans l'ile Maurice. Les traites
furent présentées en Angleterre et plus de la moitié fut protestée. Quand
le sucre qui devait permettre de les payer nous arriva, il se trouva qu'il
avait été gagé à des tiers avant d'être embarqué, presqu'avant d'être raf
finé (p. 78). Les marchandises en destination des Indes Orientales doivent
maintenant être payées au comptant au fabricant. Mais cela n'a guère
d'importance, car si l'acheteur jouit de quelque crédit à Londres, il tire
sur Londres, y escompte sa traite (Fescompte y étant à bon marché) et paie le fabricant avec
l'argent qu'il obtient ... Il faut au moins douze mois pour que celui qui embarque des
marchandises pour les Indes en reçoive l'argent ... Celui qui veut traiter avec ce pays et qui
dispose de 10 ou 15.000 £ quand il commence les affaires, se fera ouvrir un crédit
suffisant dans une maison de Londres; il lui payera 4 0/, pour pouvoir
tirer sur elle, le produit des marchandises vendues aux Indes devant être
adressé directement à cette maison et celle-ci ayant l'assurance en vertu
d'une convention secrète que ses traites seront renouvelées jusqu'au
moment où ce produit lui aura été payé. Des traites de ce genre sont
escomptées à Liverpool, à Manchester, à Londres ; les banques écossaises
en possèdent un certain nombre (p. 79). - NO 730. L'examen des
livres d'une maison de Londres qui fit faillite il n'y a pas longtemps, fit
CHAP. XXV. - LE GRÊDIT ET LE CAPrIAL FICTIF 457
découvrir ce qui suit : Deux firmes, l'une à Manchester, l'autre à Calcutta,
s'étaient fait ouvrir un crédit de 200.000 £ dans une maison de Londres,
Les fournisseurs de la maison de Manchester, qui de Manchester ou de
Glasgow envoyèrent des marchandises en consignation à, la maison de
Calcutta, tirèrent sur la maison de Londres jusqu'à concurrence de
200.000 £, mais en même temps, en vertu de la convention, la maison de
Calcutta tira également sur la maison de Londres pour une somme de
200.000 £. Ces dernières traites furent vendues à Calcutta et le produit de
la vente fut employé à acheter d'autres traites, qui furent envoyées à
Londres pour permettre à la maison de Londres de payer les traites tirées
par les fournisseurs de Glasgow et de àlanchesier. Cette combinaison
permit de mettre pour 600. ûüû £ de traites en circulation. - NO 971,
À présent, lorsqu'une maison de Calcutta a payé avec ses propres traites
tirées sur son correspondant de Londres un chargement en destination de
l'Angleterre, il suffit qu'elle envoie le con ' naissement à Londres, pour qu'il
puisse être utilisé comme gage dans Lornbard Street pour obtenir des
avances d'argent ; celles-ci seront donc faites huit mois avant que les
traites viennent à échéance ".
IV. - En 1848 un comité de la Chambre haute fut chargé de poursuivre en secret une enquête sur les causes de la crise de 1947 ; les témoignages qu'il recueillit furent publiés en 4857 sous le titre de Minutes of Evidence faken before the Secret Committee of the H. of L. opposated to inquire into the causes of distress, etc. Nous y trouvons la déposition suivante faite par M. Lister, directeur de la Union Bank Liverpool:
" 2444. Il y eut, au printemps 1847, une expansion irrationnelle du
crédit due à ce que des commerçants qui avaient retiré une partie de
leur capital du commerce pour l'engager dans les chemins de fer, vou
laient conserver quand même leur ancienne importance à leurs affaires.
Tous espéraient sans doute vendre à profit leurs actions de chemins de fer
et reconstituer ainsi leur capital ; mais tous trouvèrent que cela n'était
pas possible et ils durent faire appel au crédit pour des paiements que'
précédemment ils pouvaient faire au comptant. De là. l'expansion du
crédit ".
" 12500. Ces traites qui mirent en perte les banquiers qui en é ' taient
porteurs, étaient-elles tirées principalement pour payer des achat-,
de céréales ou de coton ? - Elles correspondaient à des achats de
toute nature, des céréales, du colon, du sucre. Aucun produit, sauf
peut-être Fhuile, n'échappa à la dépression des prix. - 2506. Un cour
tier se garde bien d'accepter une traite s'il n'estpas suffisamment couvert,
même contre une dépréciation de,la marchandise qui lui sert de garantie.
" 25t2. Deux espèces de traites sont tirées contre des produits. La première catégorie comprend les traites tirées de là-bas sur les importa
leurs Elles arrivent généralement à échéance avant que les produits ne
soient arrivés à destination. Aussi le commerçant doit-il, s'il ne dispose
pas d'un capital suffisant, donner sa marchandise en gage à un courtier
jusqu'à ce qu'il ait trouvé à la vendre. Dans ce cas, le commerçant de
Liverpool tire immédiatement sur le courtier une traite de la seconde caté
gorie, garantie par sa marchandise il appartient ensuite au banquier
458 CINQUIÈME PARTIF- - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
de S'assurer Si le courtier est en Possession de la marchandise et de s'informer de ce qu'il a avancé sur elle. Il doit s'assurer si le courtier est suifisamment couvert Pour la perte qu'il pourrait éventuellement subir.
"2516. On nousenvoie également des traites de l'étranger Quelqu'un
achète là-bas une traite sur l'Angleterre et l'envoie à une maison anglaise;
nous ne pouvons pas nous rendre compte de ce que la traite est sérieuse
ou non, ni contrôler si elle représente des produits ou du vent.
" 2533. Vous disiez que des produits étrangers pour ainsi dire de toute nature avaient été vendus à grande perte. Croyez-vous qu'il en fut ainsi parce qu'on avait fait des spéculations aventureuses sur ces produits?. - La cause fut qu'il y eut une importation considérable alors qu'il n'y avait pas une consommation correspondante pour l'absorber. Il semble que la consommation diminua énormément. - 2537. En octobre ... les produits furent à peu près invendables ".
Dans le même rapport, un connaisseur de premier ordre, le très digne et très roué quaker Samuel Gurney de Overend Guernev et CO, nous montre comment le krach arrivant à son point culminant, c~ fut un sauvequi-peut général : " 4262). Lorsqu'une panique se produit, l'homme d'affaires ne se demande pas à quel taux il peut placer son argent, ni s'il perdra 1 ou 2 0/, en vendant ses bons (lu trésor ou son trois pour cent. Une fois qu'il est sous'le coup de la frayeur, il se préoccupe peu de perdre ou de gagner ; il se sauve, que le reste du inonde se débrouille.
V. - En ce qui concerne l'encombrement de deux marchés l'un par J'autre, voici un extrait de la déposition que fit M. Alexander, commerçant s'occupant d'affaires avec les Indes Orientales, devant la Commission de la Chambre des communes faisant en 1857 une enquête sur les banques : " 4330. Si en ce moment j'avance 6 SI). à Manchester, on m'en restitue 5 aux Indes, et si j'en avance 6 aux Indes, j'en retrouve ~; à Londres ". Le marché des Indes était donc encombré par des produits expédiés d'Angleterre et le marché anglais l'était par des produits venant des Indes. Et cela se passait pendant l'été de l'année 1857, à peine dix ans après la cruelle expérience de 1847 !
CHAPITRE XXVI
L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT ; SON INFLUENCE SUR LE TAUX DE
L'INTÉRÊT
" En Angleterre la richesse s'accumule d*une manière incessante et a une tendance à se présenter finalement sous forme d'argent. Le premier désir est d'acquérir de l'argent, mais à celui-ci succède le désir plus intense de se dessaisir de cet argent, pour l'engager dansune entreprise rapportant de l'intérêt ou du profit ; car l'argent entant qu'argent ne rapporte rien. Or, si la production de capital en excès n'est pas accompagnée d'un développement des sphères d'activité où il peut être employé, il faut que périodiquement nous nous trouvions en présence d'accumulations plus ou moins importantes d'argent en quê te d'un placement. Pendant de longues années la dette publique absorba la plu~ grande partie de la richesse disponible en Angleterre. Mais depuis qu'elle a atteint son maximum en 1816, il s'est trouvé chaqueannée une somme de2~ millions en moyenne qui a dû se chercher un autre placement. De plus plusieurs remboursements de capital ont été effectués.
.. Des entreprises exigeant de grands capitaux et drainant périodiquemeDt la masse de capital en excès.... sont absolument indispensables dans notre pays, afin de réduire les accumulations de richesse qui se font périodiquement parce l'argent n'est pas entièrement absorbé par les entreprises ordinaires. " (The Currency Question Beviewed, London, 1845, p. 32). En ce qui concerne l'année 1845 : " Une période très courte a suffi pour imprimer une augmentation très
460 CINQUIÈME PARTIE. - LINTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
rapide aux prix qui étaient tombés an po ' int le plus bas de la
dépression.... le 3 pour cent est au pair.... l'or est entassé en
quantité plus grande que jamais dans les caves de la Banque
d'Angleterre. Les actions quelles qu'elles soient sont à
des taux qui dépassent tout ce qui a été coté jusqu'aujour
d'hui et le taux de l'intérêt est tellement bas qu'il est pres
que nominal.... Tout démontre que l'Angleterre est de nou
veau en présence d'une énorme accumulation de richesse
qui ne trouve pas à se placer, et qu'une nouvelle fièvre de
spéculation est imminente " (ibid., p. 36).
" Bien qu'une importation d'or ne soit pas un indice
certain de profit dans le commerce extérieur, en l'absence
de toute autre explication elle indique néanmoins prima
facie que le profit existe. " (J. 6. Rubbard, The Currency
and the Country, Londres 1843, p. 41). " Supposons que
pendant une période d'affaires prospères, de prix rémuné
rateurs et de circulation d'argent abondante, une mauvaise
récolte entralne une exportation de 5 millions d'or et une
importation équivalente de céréales. La " circulation " (on
verra plus loin que ce mot désigne, non les moyens de
circulation, mais le capital-argent inoccupé. - F. E.) sera
diminuée dans la même mesure. Les particuliers posséde
ront la même quantité de moyens de circulation qu'avant,
mais les dépôts des commerçants chez les banquiers, les
soldes des banquiers chez leurs courtiers d'argent et les
réserves dans leurs caisses seront diminués, et le résultat
de cette réduction du capital inoccupé sera la hausse du taux
de l'intérêt, qui montera, par exemple, de 4 à 5 0/0. Les
affaires étant prospères, la confiance ne sera pas ébranlée,
mais le crédit sera plus cher " (ibid. p. 42). " Lorsque
survient une baisse générale des prix des marchandises,
l'argent en excès reflue sous forme de dépôts dans les ban
ques, l'intérêt descend à un taux minimum, et cet état de
choses dure jusqu'à ce que des prix plus rémunérateurs ou
une reprise des affaires rappelle l'argent à l'activité ou que
ce , lu ' i-ci trouve, un placement dans des valeurs ou des mar
chandises étrangères " (p. 68.)
CIIAP. XXVI. - L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT 461
Le passage suivant relatif aux importations de denrées alimentaires qui accompagnèrent la mauvaise récolte et la famine de 1846-,17, est encore emprunté au Rapport parlenientaire sur la Commercial Distress 1847-48. " Il en résulta que l'importation dépassa de beaucoup l'exportation ... ce qui e ut pour conséquence un retrait considérable de l'argent déposé dans les banques et une affluence plus considérable dans les comptoirs d'escompte des gens qui devaient faire argent de leurs traites. Aussi les effets de commerce furent-ils examinés de plus près. La circulation de complaisance pour laquelle on avait été très tolérant jusqu'alors ne fut plus guère admise et des maisons qui n'étaient pas solides firent faillite. De même celles qui s'étaient fiées exclusivement au crédit succombèrent. Il en réstilia une accentuation de Éinquiétude qui s'était déjà manifestée. Les banquiers trouvèrent que pour s'acquitter de leurs obligations, ils ne pouvaient plus s'attendre à échanger aussi facilement qu'avant leurs traites et autres valeurs contre des billets de banque ; ils limitèrent de plus en plus et finirent par couper net la circulation de complaisance, réservant même, dans beaucoup de cas, les billets de banque pour l'acquittement de leurs obligations personnelles. L'inquiétude et le trouble augmentèrent de jour en jour et sans la lettre de lord John Russell la banqueroute générale aurait éclaté " (p. 74, 75). (Cette lettre de Russell vint suspendre le Bank A ct). - Charles Turner, dont nous avons parlé plus haut, déposa comme suit : " Bien des maisons avaient des moyens de paiement, mais non liquides. Tout leur capital était représenté par des propriétés foncières - des fabriques d'indigo ou de sucre -dans File Maurice. Ayant contracté des engagements pour 5 à 600.000 £, elles n'avaient, à défaut d'argent liquide pour payer leurs traites, que le crédit dont elles disposaient " (p. 81). - S. Guerliey : " Il y a en ce moment (1848) une restriction des échanges et une surabondance d'argent. - No 1763. A mon avis l'intérêt fut poussé à un taux si élevé,
462 CINQUIÈME PARTIE. ~~ L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
non parce que le capital faisait défaut, mais parce qu'on craignait de ne pas obtenir de billets de banque. "
En 1847, lAngleterre paya à l'étranger au moins neuf millions de £ en or pour solder ses importations de denrées alimentaires : 7 1/2 millions furent avancées parla Banque d'Angleterre et 1 1/2 million par d'autres établissements (p. 245.) - Morris, gouverneur de la Banque d'Angleterre: " Le 23 octobre 18!17 la dépréciation des -fonds publics et des actions de chemins de fer et de canaux se chiffrait par 114 752 221 £. " (p. 312.) - Lord G. Bentinck pose au même Morris la question suivante: " Est-il à votre connaissance que la dépréciation avait'atteint tous les capitaux, en valeurs comme en produits, que les matières premières, le coton, la soie, la laine étaient dirigés sur le continent à des prix également bas et qu'il y eut des ventes forcées de sucre, de café et de thé ? - La nation dut nécessairement faire un sacrifice considérable pour contrebalancer l'exportation d'or qui avait été la conséquence de l'énorme importation de denrées alimentaires. - Ne croyez-vous pas qu'il eût été préférable de recourir aux 8 millions de £ déposées dans les coffres-forts de la Banque que de tenter de rentrer en possession de l'or au prix de sacrifices pareils ? -- Je ne le crois pas. "
L'interrogatoire par Disraeli de M. W. Cotton, directeur et ancien gouverneur de la Banque d'Angleterre, fournit le commentaire de cet acte d'héroïsme : " Quel dividende les actionnaires de la Banque touchèrent ils en' 1847 ? - Neuf pour cent - La Banque paie-t-elle cette année l'impôt sur le revenu pour ses actionnaires ? - Oui. -- Le fit-elle en 1814 ? -Non (1). - Le Bank Act de 1841 a donc été favorable aux actionnaires. Il a eu pour effet de faire monter leurs
(1) Avant 18-.fk-lî on fixait d*abord le dividende et on en retranchait l'impôt sur le revenu an moment du paiement ; depuis, la Banque prélève d'abord l'impôt sur le profit total et calcule ensuite le dividende " free of income tax ". De sorte que si l'on veut comparer les dividendes nominaux des.deux époques, il faut majorer du montant de ]"impôt les dividendes de la seconde période. -- F. E.
CHAP. XXVI. - L'ACCUMULATION DU C&PITAL-ARGENT 463
dividendes de 7 à 9 0/,, sans compter que l'impôt sur le revenu qu'ils devaient précédemment payer eux-mêmes est acquitté maintenant par la Banque. - C'est absolument ainsi. ), (No 4356-4361)
En ce qui concerne l'accumulation de l'or dans les banques pendant la crise de 1817, écoutons M. Peasse, un banquier de province î " 4605. La Banque d'Angleterre ne cessant d'augmenter le taux de l'escompte, l'appréhension devint générale. Les banques provinciales renforcèrent leur encaisse métallique et leur portefeuille de billets, et beaucoup d'entre elles, qui en temps ordinaire disposaient à peine de quelques centaines de livres en or et en billets, en accumulèrent des milliers en présence de l'incertitude, tant de l'escompte que de la circulation des effets. C'est ainsi que la monnaie s'accumula chez les banquiers. " Un membre de la Commission fait suivre cette déposition de l'observation suivante . " 4691. Par conséquent,quelles qu'aient été les causes pendant ces douze dernières années, les résultats ont été en tout cas plus favo~ables aux juifs et à ceux qui font le commerce d'argent qu'aux producteurs en général. "
Tooke montre dans la phrase suivante comment les crises sont exploitées par les financiers - " En 1847 les métallurgistes du Warwickshire et du Staffordshire durent refuser quantité de commandes parce que l'escompte aurait dévoré plus que leur profit ), (N' 51151)
Compulsons maintenant un autre rapport parlementaire, le Report olSelect Committec on Bank Acts, coniniiinicated froin the Cominons to the Lords, 1857. (Dans nos citations ultérieures nous le désignerons par C. A. 1857.) Voici la déposition de M. Norman, directeur de la Banque d'Angleterre et une des grandes lumières du currency principle :
" 3635. Vous disiez que d'après vous le taux de l'intérêt dépend, non de la masse des billets de banque, mais de l'offre et de la demande de capital. Voulez-vous nous dire ce que vous entendez par capital en dehors des billets de banque et de la monnaie métallique ? - Je crois que
capital_Livre_3_1_464_503.txt
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464 CINQUIÈME PARTIE. - I!INPÉRtT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
l'on appelle ordinairement capital les marchandises et les services utilisés dans la production. -3636. Quand vous parlez d'intérêt, englobez-vous toutes les marchandises dans le mot " capital " ? - Oui. Un fabricant qui a besoin de coton pour sa fabrique, demandera une avance 5, son banquier et avec les billets de banque que celui-ci lui remettra, il ira acheter à Liverpool la marchandise qui lui est nécessaire. Ce qu'il lui faut c'est du coton, et l'or et les billets de banque ne sont que les moyens d'atteindre ce but. Mais il doit aussi payer ses ouvriers; il emprunte donc de nouveau des billets pour payer les salaires, billets que les ouvriers dépenseront en achetant des aliments et en acquittant le loyer de leurs habitations. - 3638. Cet argent est-il avancé à intérêt ? Évidemment, dans l'exemple que nous avons choisi. Mais considérons un autre cas. Supposons que le fabricant achète à crédit, sans recourir à une avance de la banque ; la différence entre le prix de la marchandise payée au moment de la vente et lé prix de la marchandise achetée à crédit représente alors l'intérêt. L'intérêt existerait donc même s'il n'y avait pas d'argent ".
Ce galimatias est bien digne de cet homme, l'une des colonnes du currency principle. Et d'abord cette découverte géniale que les billets de banque et l'or sont des moyens d'acheter quelque chose et qu'on ne les emprunte pas pour eux-mêmes 1 Et ce principe étant admis, le taux de l'intérêt est déterminé par quoi ? Par l'offre et la demande, dont on savait jusqu'à présent cette seule chose que c'est par eux que le prix du marché des marchandises est déterminé. Or des taux très différents de l'intérêt sont compatibles avec des prix du marché égaux. Mais la finesse n'apparaît que plus loin, lorsqu'est posée la question : " Cet argent est-il avancé à intérêt ? ", question qui embrasse les suivantes : L'intérêt que touche un banquier qui ne fait pas le commerce de marchandises, quel rapport a-t-il avec les marchandises? Les fabricants n'obtiennent-ils pas l'argent au même taux, alors qu'ils consacrent cet argent à
CHAP. XXVI. - L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT 465
des fabrications très différentes et utilisent des marchandises pour les quelles les rapports entre l'offre et la demande sont loin d'être les mêmes? Et à ces questions notre solennel génie répond que lorsque le fabricant de coton achète à crédit, " l'intérêt est mesuré par la différence entre le prix de la marchandise achetée au comptant et le prix de la marchandise achetée à crédit ". Mais retournons les choses. Le taux de l'intérêt dont le génial Norman doit -expliquer la détermination est la mesure de la différence entre le prix au comptant et le prix à, crédit, en tenant compte de la durée du crédit. Or le prix du coton est fixé en premier lieu en supposant la. vente au comptant et en tenant compte du prix du marché, lequel est réglé par l'offre et la demande Lorsque ce prix a été fixé, à 1000 £ par exemple, la transaction est terminée en tant que vente et achat entre le fabricant et le courtier. Mais alors intervient une seconde transaction, celle-ci entre le prêteur et l'emprunteur. La valeur de 1000 £ a, été avancée au fabricant sous forme de coton, à payer, par exemple, dans un délai de trois mois. Un intérêt doit être payé pour ces 1000 £ pendant trois mois, et cet intérêt calculé d'après le taux du marché représente ce qui doit être ajouté au prix au comptant; de sorte que si le prix du coton est déterminé par l'offre et la demande, le prix de l'avance de la valeur (1000 £) du coton résulte du taux de l'intérêt. Ce fait que le coton est ainsi converti en capital-argent démontre, d'après M. Norman, que l'intérêt existerait même s'il n'y avait pas d'argent, alors qu'il, démontre au contraire que s'il n'y avait pas d'argent, il n'y aurait pas de taux général de l'intérêt.
Ce raisonnement part de la conception vulgaire qui appelle capital les " marchandises employées
dans la production ". Pour autant que ces marchandises interviennent comme capital, leur valeur
s'exprime comme capital - par opposition à leur valeur comme marchandises - dans le profit
réalisé par leur application à l'industrie et au commerce. Le taux du profit est influencé
incontestablement
466 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D , ENTREPRISE
par le prix du marché ainsi que par l'offre et la demande des marchandises achetées, mais bien d'autres circonstances interviennent pour le déterminer; d'autre part, ce qui ne souffre aucune discussion c'est que le taux de l'intérêt a pour limite en général le taux du profit. M. Norman va nous dire comment cette limite est fixée. Elle est déterminée par la demande et l'offre de capital-argent, se distinguant ainsi des autres formes du capital. Mais cette offre et cette demande de capital-argent comment sont-elles déterminées elles-mêmes ? Qu'il y ait un rapport intime entre l'offre de capital-marchandise et l'offre de capital-argent, il n'y a pas à en douter, de même qu'il est indiscutable que la demande de capital-argent par les industriels dépend des circonstances de la production. Au lieu d'éclaircir ces points, M. Norman nous dit que la demande de capital-argent n'est pas identique avec la demande d'argent et il débite cette profonde vérité parce que lui, Overstone et les autres prophètes du currency principle sont continuellement poursuivis par l'idée de faire appel à la loi pour transformer artificiellement l'instrument de circulation en capital et élever le taux de l'intérêt.
Écoutons maintenant Lord Overstone, alias Samuel Jones Lloyd, qui va nous expliquer qu'il prend'10 0/0 pour son " argent ", parce que le " capital " est très rare dans le pays.
" 3653. Les variations du taux de l'intérêt résultent de l'une des deux causes suivantes : une variation de la valeur du capital ou une variation de la quantité de monnaie existant dans le pays ". [Une variation de la valeur du capital ! Mais d'une manière générale la valeur du capital
est le taux de l'intérêt. La variation du taux de l'intérêt
résulte donc de la variation du taux de l'intérêt. Théori
quement, ainsi que nous l'avons établi plus haut, la
" valeur du capital " n'est jamais conçue d'une autre
manière, à moins que M. Overstone n'entende par valeur
du capital le taux du profit, et alors ce penseur profond en
arrive à dire que le taux de l'intérêt est réglé par le taux
CHAP. XXVI. - L'ACCUMULAT10N DU CAPITAL-ARGENT 467
du profit !] " Toutes les variations du taux de l'intérêt, importantes au point de vue de la durée ou de l'étendue, découlent nettement de variations de la valeur du capital ; la hausse du taux de l'intérêt pendant l'année 1847 et pendant ces deux dernières années (18554,56) en fournit une preuve éclatante. Par contre, les oscillations du taux de l'intérêt ayant pour point de départ une variation de la quantité de monnaie affectée à la circulation ne sont jamais longues, ni profondes ; mais elles sont nombreuses, et plus elles sont fréquentes, plus elles sont efficaces pour le but qu'elles doivent atteindre " (notamment l'enrichisse ni eut des banquiers à la Overstone).
Notre ami Samuel Guernay s'exprime très naïvement à ce sujet devant le Committee of Lords, C. D. 1848: " 1324. D'après vous les grandes oscillations du taux de l'intérêt qui se sont produites l'année dernière, ont-elles profité aux banquiers et aux financiers? - Je crois que les financiers en ont profité. Toutes les oscillations des affaires rapportent à ceux qui s'y connaissent (Io the knowinq nïeïè). - 1325. A la longue, le banquier ne perd-il pas à une hausse du taux de l'intérêt, quia pour effet d'appauvrir ses meilleurs clients? - Non, je ne suis pas d'avis que pareille conséquence se manifeste d'une manière sensible ". - Voilà ce que parler veut dire.
Nous reviendrons sur l'influence de la, quantité de monnaie sur le taux de l'intérêt. Mais mettons d'abord en évidence le quiproquo commis par Overstone. En 1847 la demande de capital-argent (avant le mois d'octobre il n'y eut aucune inquiétude au sujet de la " quantité de monnaie existante ", comme il dit) s'accentua pour différentes raisons. La cherté des blés, le renchérissement du coton, la surproduction du sucre, la spéculation et le krach des chemins de fer, l'encombrement des marchés étrangers par les produits de l'industrie textile, la circulation de traites de complaisance alimentées par un commerce forcé d'exportations et d'importations avec l'Inde, toutes ces. causes augmentèrent la demande de capital-argent, par conséquent la
468 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
demande de crédit et de monnaie. L'accroissement de la demande de capital-argent eut donc son origine dans le procès de production. D'ailleurs quelqu'en fut la cause, ce fut la demande de capital-argent qui fit hausser le taux de l'intérêt, la valeur du capital-argent. Si Overstone entend dire que la valeur du capital-argent monta parce qu'elle monta, il énonce une simple tautologie, et si son expression " valeur du capital " répond à une augmentation du taux du profit considéré comme cause de l'augmentation du taux de l'intérêt, il raisonne d'une manière absolument inexacte. La demande de capital-argent et par suite la " valeur du capital " peuvent croître, bien que le profit baisse; mais dès que l'offre relative de capital-argent diminue, on en voit augmenter la " valeur ". Ce qu'Overstone veut démontrer c'est que la crise de 1847 et l'élévation du taux de l*escompte qui l'accompagna sont indépendantes de la " quantité de monnaie existante ", par conséquent des dispositions du Bank Act de 1844 qu'il avait inspiré lui-même, alors qu'il est indéniable qu'il y a une corrélation entre ces faits, étant donné que la crainte de voir s'épuiser la réserve de la Banque - une création d'Overstone - est venue compliquer d'une panique financière la crise de 1847-48. Mais ce point n'est pas en question pour le moment. On se trouvait en présence d'une pénurie de capital-argent, provoquée par des opérations dont l'importance était hors proportion avec les moyens dont on disposait et qui s'était manifestée à la suite d'une mauvaise récolte, d'entreprises de chemins de fer exagérées, d'une surproduction principalement dans l'industrie cotonnière, de tripotages dans les relations commerciales avec l'Inde et la Chine, de spéculations, d'importations trop considérables de sucre, etc. Lorsque le grain qui avait été acheté à 120 sh. le quarter tomba à 60 sh., il manqua 60 sh. à ceux qui l'avaient acheté trop cher, et le défaut de crédit les empêcha d'obtenir de leur blé le prix qu'ils en avaient donné, c'est-à-dire 120 sh. en argent. Il en fut de même de ceux qui avaient importé du sucre et ne parvinrent pas à
CHAP. XXVI. - L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT 469
le vendre, ainsi que de ceux qui avaient engagé leur capital roulant (floating capital) dans les chemins de fer et durent recourir au crédit pour leurs affaires " légitimes ". Tout cela, pour Overstone, découle d'un moral sense of the enhaced value of his money, de ce que l'on a l'impression morale que la valeur de la monnaie que l'on possède a augmenté. Cette valeur accrue du capital-argent n'en eut pas moins pour pendant la baisse de la valeur monétaire du capital réel (marchandises et moyens de production), de sorte que la valeur du capital augmenta sous une forme et diminua sous l'autre. Mais Overstone cherche à ramener ces deux valeurs de deux espèces différentes de capitaux à une valeur unique du capital en général, et cela en les opposant l'une et l'autre à un déficit de moyens de circulation. Une même somme de capital-argent peut cependant être prêtée par des quantités très différentes de moyens de circulation.
Examinons son exemple de 1847. Le taux officiel de l'intérêt était de 3 à 3 1/2 0/0 en Janvier, 'l à 41/2 0/, en Février, presque continuellement 4 0/0 en Mars, 4 à 7 1/2 en Avril (au moment de la panique), 5 à 5 'l /2 0/0 en Mai, 5 0/, en Juin, 5 0/, en Juillet, 5 à 5 1/2 0/, en Août, 5 0/0 en Septembre (avec de légères variations passant par 5 1/4, 5 1/_, et 6 0/0)' 55 5 l/. et 7 0/0 en Octobre, 7 à 10 0/, en Novembre, 7 à 5 0/0 en Décembre. L'intérêt monta parce que les profits diminuèrent et qu'il y eut une baisse énorme de la valeur (en argent) des marchandises. Par conséquent lorsque Overstone dit qu'en 1847 il y eut hausse du taux de l'intérêt parce qu'il y eut hausse de la valeur du capital, il ne peut envisager que la valeur du capital-argent, qui est exprimée par le taux de l'intérêt et rien de plus. Mais plus loin le renard est trahi par sa queue et la valeur du capital est identifiée avec le taux du profit.
En ce qui concerne le taux élevé de l'intérêt qui fut exigé en 1856, Overstone devait ignorer en effet qu'il fut jusqu'a un certain point le symptôme de l'avènement de cette catégorie de chevaliers du crédit, qui paient l'intérêt,
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non au moyen de leurs profits, mais au moyen des capitaux des autres. A peine deux mois avant la crise de 1857, il considérait que " les affaires étaient absolument saines ".
Plus loin Overstone dit : " 3722. L'opinion que le profit d'entreprise disparaît lorsque le taux de l'intérêt monte, est complètement erronée : d'abord parce qu'une hausse du taux de l'intérêt est rarement de longue durée ; ensuite parce que si elle est de longue durée et en même temps importante, elle signifie une augmentation de valeur du capital. Or pourquoi le capital augmente-t-il de valeur ? Parce qu'il y a eu hausse du taux du profit ". - Cette réponse nous apprend enfin quel sens nous devons attacher à l'expression " valeur du capital ". Le taux du profit peut cependant rester élevé très longtemps pendant que le profit d'entreprise baisse et que le taux de l'intérêt monte, l'intérêt absorbant la majeure partie du profit.
" 3721t. La hausse du taux de l'intérêt a été une conséquence de l'énorme extension des affaires et de la hausse considérable du taux du profit ; de sorte que c'est soutenir une absurdité que se plaindre de ce que le taux élevé de l'intérêt détruit les deux éléments dont il est la cause. " Ce raisonnement est aussi logique que si l'on disait : La haussé du taux du profit a été la conséquence de l'augmentation des prix des marchandises par la spéculation ; c'est soutenir une absurdité que se plaindre de ce que l'augmentation des prix détruit la spéculation qui en est la cause. Qu'un phénomène détruise à la longue le facteur qui en est la cause, ce résultat ne peut être une absurdité que pour l'usurier hypnotisé par le taux élevé de l'intérêt. La grandeur des Romains fut la cause de leurs conquêtes et leurs conquêtes provoquèrent la décadence de leur grandeur. La richesse est la cause du luxe et le luxe a une action dissolvante sur la richesse. Quel rusé compère ! Pourrait-on mieux mettre en relief la bêtise de la bourgeoisie qu'en signalant le respect que la " logique" de ce millionnaire, de ce dung hill aristocrat inspira à toute l'Angleterre. Du reste, de ce que la hausse du tauxde l'intérêt a été déterminée par la hausse
GHAP. XXVI. - L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT 471
du taux du profit et l'extension des affaires, il ne résulte nullement que la hausse du taux de l'intérêt soit la cause de la hausse du taux du profit. Or il s'agit précisément de savoir si le taux élevé de l'intérêt (ce qui s'est présenté dans la crise) n'a pas perduré et même n'a pas atteint son point culminant, après que la hausse du taux du profit avait cessé depuis longtemps.
" 3718. Eu ce qui concerne la hausse notable du taux
de l'escompte, on peut dire qu'elle résulte entièrement de
l'augmentation de valeur du capital, augmentation dont
tout le monde, je crois, peut facilement découvrir la cause,
J'ai déjà signalé que pendant les treize années que le Bank
Act est en vigueur, le commerce de l'Angleterre s'est accru
de 45 à 120 millions de £. Qu'on réfléchisse à tous les évé
nements qui sont exprimés par ces chiffres ; qu'on pense
surtout à l'énorme demande de capital qui a été provoquée
par une extension aussi gigantesque du commerce, et que
l'on considère en même temps que pendant ces trois ou qua
tre dernières années l'épargne nationale, la source qui doit
alimenter cette demande, a été consacrée à des dépenses
militaires sans profit. J'avoue que je suis étonné de ce que
le taux de l'intérêt ne soit pas beaucoup plus élevé, c'est-à
dire que ces opérations gigantesques n'aient pas déterminé
une pénurie d'argent plus considérable que celle que vous
avez trouvée. "
Quelle belle salade de mots que ce raisonnement de notre logicien de l'usure ! Il revient avec son augmentation de la valeur du capital! Il semble qu'il se figure qu'il y eut d'un côté une énorme extension du procès de reproduction, par conséquent accumulation de capital effectif, pendant que de l'autre côté se trouvait un ( capital ", qui fut l'objet d'une " énorme demande ),, pour assurer cette extension gigantesque du commerce ! Cette augmentation gigantesque de la production n'impliquait-elle pas l'augmentation du capital, et en même temps qu'elle provoquait la demande, ne créait-elle pas l'offre et :,même une offre exagérée de capital-argent ? Si l'intérêt atteignit un taux très élevé,
472 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPHISE
c'est que la demande de capital-argent augmenta plus rapi
dement que l'offre et que le développement industriel ne.
put se poursuivre que sur la base du crédit. L'expansion
effective de l'industrie détermina une demande plus grande
d'avance d'argent et c'est évidemment cette demande que
notre banquier appelle une " énorme demande de capital );.
Il est certain que ce n'est pas une simple demande de capi
tal qui a fait passer le commerce d'exportation de 45 à 120
millions. Mais qu'est-ce qu'Overstone veut bien dire lors
qu'il énonce que l'épargne nationale engloutie dans la
guerre de Crimée représente la source naturelle qui ali
mente la demande ? Comment l'Angleterre a-t-elle fait
pour accumuler de 1792 à 181.5, durant une autre guerre
que celle de Crimée? Si la source naturelle était tarie, d'où
vint donc le capital ? Cependant l'Angleterre n'a pas em
prunté à l'étranger. l'eut-être y eût- il une source artificielle,
et alors on ne peut qu'admirer le système qui mit à la dispo
sition. de la nation la source naturelle pour la guerre et la
source artificielle pour les affaires. Et si cependant l'ancien
capital a dû suffire à tout, est-ce par l'augmentation du taux
de l'intérêt qu'il a pu dédoubler son efficacité? M. Over
stone croit évidemment que l'épargne annuelle du pays (qui
selon lui fui consommée dans ce. cas) se convertit unique
ment en capital-argent. Mais lorsqu'il ne se produit aucune
accumulation réelle, c'est-à-dire aucune extension ni de la
production, ni des moyens de production, quelle peut être
l'utilité au point de vue productif d'une accumulation de
créances à payer en argent ?
Overstone confond l'augmentation de " valeur du capital ", résultant d'une hausse du taux du profit, avec l'augmentation ayant pour cause une extension de la demande de capital-argent. Cette dernière peut cependant se produire pour des motifs absolument étrangers au taux de profit, et lui-même cite l'exemple de 1847 où elle fut provoquée par une dépréciation du capital effectif ; ce qui montre que, suivant les circonstances,il applique l'expression valeur du capital, soit au capital effectif, soit au capital-argent.
CHAP. XXVI. - L'ACOUMULATION DU CAPITAL-ARGENT 4Î3
Le passage suivànt donne une nouvelle preuve du peu de probité et de l'étroitesse de vues de notre Lord banquier : 3728. (Question) " Vous disiez qu'à votre avis le taux de l'escompte est de peu d'importance pour le négociant ; voulez-vous dire ce que vous entendez par taux ordinaire du profit ? " M. Overstone ayant répondu qu'il lui était " impossible " de répondre, la Commission lui pose la question suivante : 3629. " Le taux moyen du profit étant de 7 à 10 0/0, ne considérez-vous pas qu'une variation de 2 0/0 du taux de l'escompte doive modifier de 7 à 8 0/0 le taux du profit ? " (Posée de la sorte la question confond le taux du profit d'entreprise avec le taux du profit et perd de vue que le profit est la source commune de l'intérêt et du profit d'entreprise ; le taux de l'intérêt
eut ne pas affecter le taux du profit, mais il influence toujours le profit d'entreprise). Réponse d'Overstone : " Plutôt que de payer un escompte qui absorbe leur profit, les entrepreneurs suspendront leurs affaires. " (Oui, pour autant qu'ils puissent agir de la sorte sans se ruiner. Tant que leur profit est élevé ils paient l'escompte parce qu'ils le veulent, mais quand il est bas, ils paient l'escompte parce qu'ils le doivent). " Qu'est-ce que l'escompte ? Pourquoi quelqu'un escompte-il une traite ?... Parce qu'il se propose de grossir son capital. " (Non pas ; c'est parce qu'il veut rentre,r plus rapidement en possession d'un capital qu'il a avancé et éviter l'arrêt de son entreprise. Il ne se propose de grossir son capital que lorsque les affaires vont bien ou qu'il spécule avec le capital des autres, même quand les affaires ne vont pas. L'escompte n'a jamais pour but exclusif une extension de l'entreprise.) " Et pourquoi désire-t-il disposer d'un capital plus considérable ? Parce qu'il veut engager ce capit~l. Et pourquoi veut-il engager ce capital ? Parce qu'il en retirera un profit, ce qui ne serait pas le cas si l'escompte absorbait le profit. ".
Ce logicien suffisant admet donc que l'on n'escompte des traites que pour donner de l'extension aux entreprises et que l'on n'étend les entreprises que parce qu'elles rappor
474 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
tent du profit. L'homme d'affaires ordinaire escompte pour rentrer plus vite en possession de son capital-argent et éviter l'interruption de la reproduction, pour équilibrer le crédit qu'il donne par le crédit qu'il obtient et non pas pour se procurer un capital supplémentaire. S'il voulait donner plus d'importance à ses affaires en faisant appel au crédit, l'escompte, qui n'est qu'une transformation d'un capital-argent qu'il possède, lui serait de peu d'utilité ; il serait préférable pour lui de faire un emprunt ferme à long terme. Seul le chevalier du crédit peut penser à escompter sa " cavalerie " pour donner du souffle à son entreprise, pour couvrir une affaire malpropre par une autre qui ne l'est pas moins, pour escroquer le capital d'autrui et non pas faire'du profit.
A peine M. Overstone a-t-il identifié l'escompte avec l'emprunt d'un capital supplémentaire, qu'il revient sur cette assimilation lorsqu'on le serre de plus près. - " 3730. (Question) : Une fois engagé dans une affaire, le commerçant ne doit-il pas la continuer un certain temps, malgré la hausse du taux de l'intérêt? - (Overstone) Il n'y a pas de doute que lorsqu'on se place à ce point de vue étroit il est plus agréable pour quelqu'un d'obtenir un capital à un intérêt inférieur qu'à un intérêt élevé. " - Par contre, M. Overstone est loin de se placer à un point de vue étroit lorsque sans crier gare il entend par " capital " son capital de banquier et considère comme étant dépourvu de capital celui qui lui présente une traite à escompter, alors que cette traite est la contre-valeur d'un capital- marchandise que l'on demande à M. Overstone de faire passer d'une forme argent à une autre forme argent.
" 3732. En ce qui concerne le Bank Act de 1844, pouvez-vous dire quel était approximativement le rapport du taux de l'intérêt à la réserve métallique de la Banque? Estil juste que lorsque cette réserve était de 9 à 10 millions, le taux de l'intérêt s'élevait à 6 ou 7 0/0, alors qu'il ne fut que de 3 à 4 0/0 lorsque l'encaisse était de 16 millions ? (La question a pour but de l'amener à déclarer que le taux de
CHAP.'XXVI. - L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT ffl
l'intérêt est influencé par la valeur du capital, étant donné qu'il est influencé par la masse d'or en réserve à la Banque). - Je ne dis pas qu'il en est ainsi.... cependant si tel était le cas, je considère que nous devrions recourir à des mesures plus rigoureuses qu'en 1841. En effet s'il était vrai que le taux de l'intérêt, est d'autant plus bas que la réserve métallique est plus importante, nous devrions nous efforcer de pousser la réserve à ime valeur infinie afin que le taux de l'intérêt tombe à zéro. " Cette échappatoire de mauvais goût n'ayant guère impressionné M. Caylay, celui-ci continue : " 3733. Admettons qu'on tente cet effort et supposons qu'il rentre 5 millions d'or dans les caves de la Banque ; la réserve sera de 16 millions pendant les six mois à venir et le taux de l'escompte tombera, mettons, à 3 ou 4 0/0. Comment pourra-t-on expliquer que cette baisse du taux de l'intérêt est la conséquence d'une dépression des allaires ? - J'ai parlé de la hausse récente du taux de l'intérêt et non pas de la baisse, et j'ai dit que cette hausse était liée intimement à la grande expansion. des affaires. " - Overstone a soin de ne pas répondre au raisonnement de Caylay, qui dit que si une hausse du taux de l'intérêt sé produisant en même temps qu'une contraction de la réserve métallique est un signe d'expansion des affaires, une baisse du taux de l'intérêt concomitante d'i'in accroissement de la réserve métallique doit être le symptôme d'une dépression.
" 3736. (Question). Je remarque que votre Seigneurie (Your Lordship, comme ne cesse de dire le texte) dit.que la monnaie est l'instrument pour obtenir du capital. (L'absurdité consiste précisément à considérer comme un instrument ce qui est une forme du capital.) " Lorsque la réserve métallique de la Banque d'Angleterre diminue, la grande difficulté ne consiste-elle pas au contraire en ce que les capilalistes ne peuvent pas se procurer de la monnaie ? " - (Overstone) Non ; ce ne sont pas les capitalistes, mais ceux qui ne sont pas capitalistes qui cherchent à se procurer de l'argent. Et pourquoi demandent-ils de l'argent ?....
476 ~jINQUIÈME PARTIE. L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
Parce que cet argent leur permet de disposer du capital des capitalistes pour exploiter les entreprises des gens qui ne sont pàs des capitalistes. " - Ce qui est affirmer que les fabricants et les négociants ne sont pas des capitalistes et que le capital des capitalistes n'est que du capital-argent. -" 3737. Les personnes qui tirent des traites ne sontelles donc pas des capitalistes ? - Ces personnes peuvent être comme elles peuvent ne pas être des capitalistes. " Ici Your Lordshi s'enferre.
.
Les questions suivantes portent sur le point de savoir si les traites des commerçants représentent les marchandises, qu'ils %nt vendues ou embarquées. Il nie (3740, 3741) - ce qui est quelque peu audacieux - que les effets représentent la valeur des marchandises au même titre que les billets de banque représentent celle de l'or.
; " 3742. Le but du négociant n'est-il pas d'obtenir de 1 argent ? - Non ; pour obtenir de l'argent le négociant ne tire pas, mais escompte des traites. " Tirer une traite c'est transformer une marchandise en une monnaie de crédit et escompter c'est échanger cette monnaie de crédit contre une autre, des billets de banque, par exemple. M. Overstone veut bien concéder ici qu'on escompte des traites pour obtenir de l'argent, alors que précédemment il considérait que l'escompte a pour but d'obtenir un capital supplémentaire et non de faire passer le capital d'une forme à une autre.
. " 3743. Que désire avant tout le monde des affaires lorsqu'il est sous le coup d'une panique, comme celles qui se sont produites d'après vous en 1825, 1837 et 1839 ? Demande-t-il du capital ou de la monnaie ayant cours légal? - Il désire du capital pour pouvoir continuer les affaires ". - Ce que ceux qui font des affaires demandent ce sont des moyens de paiement pour faire honneur à leurs traites et pour ne pas être obligés de vendre leurs marchandises au-dessous du prix. Mais en obtenant ces moyens de paiement, ils obtiennent en même temps du capital, même ceux qui n'en ont pas, puisqu'on leur avance une valeur
CHAP. XXVI. - L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT 47 7
sans équivalent. Par conséquent ce qu'ils désirent c'est de convertir en argent une valeur existant sous forme de marchandise ou de créance ; d'où la grande différence - abstraction faite des crises -entre un emprunt de capital et l'escompte, qui a pour seul objectif de transformer un titre de crédit en monnaie métallique on en un autre titre de crédit.
[Je - Engels - me permets de présenter ici une observation. Pour Norman et Loyd-Overstone le banquier est toujours quelqu'un qui " avance du capital " et le client, quelqu'un qui demande du " capital ". C'est ainsi qu'Overstone dit (3729) qu'on escompte des traites " pour obtenir un capital " et (3730) qu'il est agréable de " pouvoir disposer d'un capital " à bas intérêt. De même (3736) " l'argent est l'instrument pour obtenir du capital " et (3743) en temps de panique le plus grand désir du monde des aflaires est " d'avoir du capital à sa disposition ". De tout ce qu'il y a de confus dans la conception de Loyd-Overstone sur ce qu'il faut entendre par capital, il ressort cependant clairement que ce que le banquier remet à ses clients sous le nom de capital est un capital que ceux-ci ne possédaient pas encore, qui leur est avancé et qui vient s'ajouter à celui dont ils disposaient déjà.
Le banquier a tellement pris l'habitude de se considérer comme le distributeur et le prêteur du capital-argent disponible dans la société, qu'il n'est plus aucune opération dans laquelle il avance de l'argent qui ne soit à ses yeux un prêt. Tous les paiements qu'il effectue sont pour lui des avances, et cependant il n'en est ainsi que si l'argent est donné réellement en prêt ou s'il est payé pour une traite présentée à l'escompte, cas dans lequel l'avance n'est faite que jusqu'au moment de l'échéance.Tous ses paiements sont pour lui des avances, non seulement dans le sens d'avances à intérêt ou à profit qu'un particulier en tant que propriétaire d'argent se fait à lui-même en tant qu'industriel, mais dans le sens de remises à des tiers de capitaux venant s'ajouter à ceux dont ils disposent. C'est cette conception qui,
478 CINQUIÊME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTRRPRlSE
en passant des bureaux de banque dans les traités d'économie politique, a donné lieu à la discussion embrouillée sur le point de savoir si les avances en espèces que le banquier fait à ses clients représentent un capital ou simplement de la monnaie, des moyens de circulation, de la currency. Pour éclaircir la question nous devons nous placer au point de vue des clients et nous demander ce qu'ils demandent et ce qu'ils obtiennent.
Lorsque la banque fait une avance uniquement sur crédit personnel, sans exiger un gage, la chose est claire. Le client obtient une avance d'une valeur déterminée, qui vient grossir le capital qu'il a engagé. Cette avance lui est faite en argent; elle ne représente pas seulement de la monnaie, mais aussi du capital-argent.
Lorsque l'avance est faite sur nantissement de valeurs, etc., elle constitue une remise d'argent à, charge de restitution. Il n'y a pas avance de capital, car les valeurs données en gage sont aussi un capital et leur valeur est même supérieure à celle du capital emprunté. L'emprunteur fait donc l'affaire, non pas parce qu'il a besoin de capital - puisque ses valeurs sont un capital - mais parce qu'il a besoin de monnaie. Il y a donc avance de monnaie et non de capital.
Enfin lorsque l'avance est faite contre des traites admises à l'escompte, la forme même de l'avance disparait. Nous nous trouvons alors en présence d'un simple acte de vente-achat. L'endossement transmet la propriété de la traite à la banque, dont l'argent devient la propriété du client, sans qu'il soit question de restitution. Obtenir de la monnaie en espèces contre une traite ou tout autre titre de crédit n'est pas plus contracter un emprunt que d'obtenir de la monnaie en espèces contre des marchandises, du coton, du fer, du blé. D'aucune façon il ne peut être question dans cette opération d'avance de capital. Toute vente-achat entre commerçants est une transmission de capital et il ne peut y avoir avance que lorsqu'au lieu d'être réciproque la transmission est unilatérale et à terme.
CH&P. XXVI. - L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT 479
L'escompte ne peut donner lieu a une avance de capital que lorsque la traite est une traite de complaisance, ne correspondant a aucune vente de marchandises, et pareille traite est refusée par tout banquier qui en devine la nature. Les opérations d'escompte se faisant régulièrement, le client n'obtient une avance, ni en capital, ni eu monnaie. Il reçoit des espèces pour une marchandise qui est vendue.
Les cas où les clients demandent et obtiennent du capital sont donc nettement distincts de ceux où la banque leur avance ou leur vend de la monnaie. Comme M. LoydOverstone ne consentait que dans les cas les plus rares (je fus son client à Manchester) à avancer ses fonds sans qu'il fut couvert, nous sommes autorisés à conclure que ses belles descriptions des masses de capitaux que les généreux banquiers avancent aux fabricants qui en sont privés,. se ramènent à une vulgaire fanfaronnade.
Dans le passage suivant du chapitre XXXII, Marx voit les choses comme nous : " La demande de moyens de paiements n'est qu'une demande de convertir en monnaie, lorsque les négociants et les industriels offrent des garanties suffisantes; elle devient une demande de capital-argent, lorsque cette condition n'est pas remplie , c'est-à-dire lorsque l'avance n'a pas seulement pour but de leur remettre les moyens de paiement sous la forme qu'ils doi-vent présenter, mais également l'équivalent qui 1eur est indispensable pour faire leurs paiements ". Plus loin, dans le chapitre XXXIII, il dit encore : " Lorsque par suite du développement du crédit l'argent est concentré dans les -banques, ce sont celles-ci qui du moins nominalement l'avancent. Cette avance ne concerne pas l'argent se trouvant en circulation; c'est une avance de circulation et non de capitaux ". - De son côté. M. Chapman, qui est compétent en la matière, confirme ce que nous disons des opérations d'escompte : C. A. 1857 : " Le banquier a acheté la traite ". Evid. Question 51,39. Nous reviendrons du reste sur cette question dans le chapitre XXVIII. - F. E.]
" 3741. Voulez-vous dire ce que vous entendez réelle
480 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
ment par le mot capital? - (Réponse d'Overstone). Le capital se compose de différentes marchandises, au moyen desquelles l'industrie est maintenue en activité (capital consists of various commodities, hy the means of which trade ÎS carried on); il y a du capital fixe et du capital circulant. Vos navires, vos docks, vos chantiers sont du capital fixe ; vos denrées alimentaires, vos vêtements, etc., sont du capital circulant ".
" 3745. Le drainage de l'or par l'étranger a-t-il eu des conséquences nuisibles pour l'Angleterre ? - Non, pour autant qu'on donne à ce mot un sens rationnel ". (Puis vient la vieille théorie de Ricardo sur la monnaie) ..... Dans la situation naturelle des choses la monnaie est répartie dans des proportions déterminées entre les différents pays du monde, et ces proportions sont telles que le commerce entre un pays quelconq'ue et tous les autres se ramène uniquement à des échanges. De temps en temps des facteurs perturbateurs viennent modifier cette répartition et déterminer le transfert d'une partie de monnaie d'un pays à d'autres. - 3746. Vous vous servez maintenant du * mot monnaie. Si je vous ai bien compris tantôt, vous avez appelé cela une perte de capital. - Qu'est-ce que j'ai appelé une perte de capital ? - 37,17. Le drainage de l'or. - Non, je n'ai pas dit cela. Lorsque vous considémz l'or comme un capital, c'est incontestablement une perte de capital, c'est la cession d'une certaine quantité du métal précieux dont est composée la monnaie mondiale. -3748. Ne disiez-vous pas précédemment qu'une variation du taux de l'escompte est simplement l'indice d'une. variation de la valeur d-i capital ? - Oui. - 3749. Et qu'en général le taux de l'escompte varie d'après la réserve métallique de la Banque d'Angleterre? - Oui; mais j'ai déjà dit que les oscillations du taux de l'intérêt résultant de variations de la quantité de monnaie (par là il entend cette fois la quantité de l'or effectif) d'un pays sont très peu sensibles .....
" 3750. Entendez-vous donc dire qu'une diminution
CHAP. XXVI. - L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT 481
de capital s'est produite lorsque l'escompte s'est élevé passagèrement, mais plus longtemps, au-dessus du taux ordinaire - Oui, une diminution dans un certain sens. Le rapport entre le capital et la demande de capital s*est modifié, mais probablement par suite d'une augmentation de la demande et non à cause d'une diminution de la quantité de capital ". - [Or, il n'y a qu'un instant, la monnaie ou l'or sous le nom de capital, et un peu plus haut l'augmentation du taux de l'intérêt expliqué par une hausse du taux du profit résultaient, non d'une dépression, niais d'une expansion des affaires, c'est-à-dire du capital].
" 3751. Quel est donc le capital que vous visez spécialement en ce moment? - Cela dépend du capital dont chacun a besoin. C'est le capital dont dispose la nation pour ses entreprises, de sorte que si l'importance de celles-ci devient double, il doit intervenir une augmentation considérable dans la demande de capital ". (Ce malin banquier dédouble d'abord les entreprises et ensuite la demande de capital qui doit leur permettre de rendre cette importance deux fois plus grande. Il ne parvient pas à détacher les regards de ses guichets où les clients arrivent pour demander à M. Loyd un capital plus grand pour pouvoir dédoubler leurs affaires). " Le capital est comme toute autre marchandise (d'après M. Loyd lui-même il n'est rien autre que l'ensemble des marchandises) " son prix varie " (le prix des marchandises varie donc doublement, une fois comme marchaudises,une fois comme capital) " selon l'offre et la demande ".
" 3752. Les oscillations du taux de l'escompte sont généralement en rapport avec les variations de la réserve métallique de la BanqQe. Est-ce là le capital dont vous parlez ? - Non. - 3753. Pourriez-vous donner un exemple d'une hausse du taux de l'escompte . correspondant à un renforcement de la provision dé capital de la" Banque d'Angleterre ? - La Banque d'Angleterre accumule de la monnaie et non du capital. - 3754. Nous disiez que le taux de l'escompte dépend de la quantité de
482 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
capital ; voulez-voqs dire de quel capital vous entendez parler et citer un exemple où la réserve d'or étant considérable à la Banque le taux de l'intérêt était en même temps élevé ? - Il est très probable " (ah, ah !) " que l'accumulation de l'or à la Banque coïncide avec un taux réduit de l'escompte, étant donné qu'une période de faible demande de capital " (de capital-argent, car la période 1844-45 dont il parle fut une période de prospérité~ " se prête naturellement à l'accumulation de l'instrument qui permet de disposer du capital. - 3755. Vous admettez donc qu'il n'y a aucum, corrélation entre le taux de l'escompte et la réserve métallique de la Banque? - Il est possible qu'il y ait une corrélation, mais en principe il n'y en a pas " ; (le Bank Act de 1844, dont il est le père, impose cependant à la Banque de régler le taux de l'intérêt d'après sa réserve métallique) ; " les deux faits peuvent se produire simultanément (there may be a coincidence ol iime). - 3758. Entendez-vous donc dire que lorsque l'argent est rare à. cause,du taux élevé de l'escompte, la difficulté, pour les commerçants de notre pays, consiste à obtenir du capital et non à se procurer de la monnaie ? - Vous confondez deux choses que je ne rapproche pas sous cette forme ; il y a à la fois difficulté de se procurer du capital et difficulté d'obtenir de l'argent et ces deux difficultés se ramènent à une difficulté unique se présentant à deux moments diffé-
rents ". - Notre homme s'est de nouveau enferré. La pre
mière difficulté est d'escompter un effet ou d'obtenir une
avance sur nantissement, car il s'agit de convertir en mon
naie un capital ou un titre de crédit ; cette difficulté s'ex
prime entr'autres par le taux élevé de l'intérêt. La monnaie
étant obtenue, où la seconde difficulté git-elle? Est-il dif
ficile de se dessaisir de son argent, quand il s'agit de faire
.un paiement? Et s'il s'agit d'acheter, quelqu'un a-t-il
jamais éprouvé des difficultés à se procurer des marchan
dises en temps de crise? Supposons même que l'on se
trouve en présence d'un renchérissement exceptionnel du
blé ou du coton ; la difficulté ne proviendra pas de la
CHAP. XXVL - LACCUMULATION DU CAPITAL-ARGFNT 483
valeur du capital-argent, c'est-à-dire du taux de l'intérêt, mais du prix de la marchandise, et cette difficulté disparait dès que notre homme a l'argent pour acheter.
" 3760. La hausse du taux de l'escompte n'augmeute-t-elle par la difficulté de se procurer de l'argent ? - Elle accroit cette difficulté, mais celle-ci ne porte pas sur l'obtention de l'argent, mais sur la forme " (c'est cette forme qui met du profit dans les poches des banquiers) " sous laquelle l'argent doit être obtenu, et cette difficulté devient de plus en plus grande en présence des complications de notre civilisation ".
" 3763 (Réponse d'Overstone). Le banquier est l'intermédiaire, qui, d'un côté, reçoit des dépôts, de l'autre, les applique, en les confiant sous forme de capital à des personnes qui " Enfin nous savons ce qu'il entend par capital. Il transforme l'argent en capital en le " confiant "
ou, sans euphémisme, en le prêtant à intérêt.
Après avoir dit qu'une variation du taux de l'escompte ne dépend pas en réalité d'une variation de la réserve métallique de la Banque ou de la quantité de monnaie existante, il répète : " 3804. Lorsque par suite d'un drainage la monnaie existant dans un pays diminue en quantité, lavaleur en augmente et la Banque d'Angleterre doit s'adapter à cette variation de la valeur de la monnaie " ; (donc à la variation de la valeur de la monnaie comme capital, c'est-à-dire à la variation du taux de l'intérêt, car la valeur de la monnaie comme monnaie (relativement aux marchandises) reste invariable) "ce que l'on exprime en langage technique en disant que le taux de l'Întérêt monte ".
" 3819. Je ne confonds pas les deux. " (Savoir la monnaie et le capital ; pour cette raison bien simple qu'il ne les distingue pas.)
" 383,1. La somme très élevée qui dut être payée pour les subsistances nécessaires au pays (du blé en 1846) et qui fut en réalité du capital. "
" 3811. Les oscillations du taux de l'intérêt sont intiniement liées à la situation de la réserve métallique (de la
484 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
B ' anque d'Angleterre), car cette situation renseigne sur
l>augmentation. ou la diminution de la quantité de monnaie
existant dans le pays ; or suivant que cette quantité diminue
ou augmente, la -valeur de l'argent et le taux de l'escompte croissent ou décroissent. " Il concède
donc ici ce qu'il n'admettait pas à la question 3755.
" 3842. Il y a une étroite corrélation entre les deux ", savoir entre la quantité d'or à l'issue department (département de l'émission) et la réserve de billets au banking department (département de la banque). " Cette fois il explique la variation du taux de l'intérêt par la variation de la quantité de monnaie, ce qui est inexact. La réserve peut diminuer lorsque la quantité de monnaie en circulation dans le pays augmente -,ce qui est le cas lorsque le publie prend plus de billets sans que le trésor augmente d'une manière correspondante) ; mais alors le taux de l'intérêt augmente, la loi de 1841 assignant un import déterminé au capital de la Banque d'Angleterre. Il se garde bien de. parler de ces faits, parce que la loi ~e 1844 décide précisément que les deux départements de la Banque doivent rester indépendants l'un de l'autre.
" 3859. Un taux élevé du profit provoquera toujours une demande considérable de capital et par suite un accroissement de la valeur de celui-ci. ), - Cette phrase nous dit enfin comment Overstone comprend la corrélation entre la hausse dutaux duprofit etla demande de capital.En 1814.45 letauxdu profitfutélevé dans l'industrie du coton, parce que malgré une demande considérable de produits la matière première resta à bas prix. La valeur du capital (antérieurement Overstone a appelé capital ce que chacun emploie dans son entreprise), c'est-à-dire la valeur du coton brut, ne haussa paspour les fabricants, et le profit élevé qui en résulta engagea beaucoup de ceux-ci à emprunter de l'argent pour donner plus d'importance à leur entreprise. C'est là et non ailleurs qu'il faut chercher la cause de leurs demandes de capital-argent.
" 3889. L'or peut être ou ne pas être de la monnaie,
CIIAP. XXVI. - L'ACCUMULATION DU CAPITAL-ARGENT 485
comme le papier peut être ou ne pas être un billet de banque. "
" 3896. - Vous ai-je bien compris ? Abandonnez-vous votre thèse de 1840, d'après laquelle les variations de la circulation de billets de la Banque d'Angleterre dépendent des variations de la réserve métallique ? - J'y renonce pour autant que.... dans l'état actuel de nos connaissances nous devions ajouter aux billets en circulation les billets faisant partie de la réserve de la Banque. " Voilà qui dépasse tout. La disposition arbitraire qui permet à la Banque d'émettre autant de billets qu'elle a de réserve métallique, 14 millions et plus, a naturellement pour conséquence que son émission varie d'après les variations de sa réserve. Or " l'état actuel'de nos connaissances" établit que la quantité de billets que la Banque peut fabriquer et faire passer de son îSsue department à son banking department (circulation qui varie suivant l'importance de la réserve métallique) ne détermine pas les variations de la circulation de billets en dehors de la Banque. Il en résulte que cette dernière - qui est la vraie circulation - est sans importance au point de vue de l'administration de la Banque, pour laquelle est seule décisive la circulation entre ses deux départements, et celle-ci ne se distingue de la circulation réelle que par la réserve. Quant à cette dernière, elle sert au publie en ce qu'elle le renseigne sur l'importance que peut atteindre légalement l'émission de la Banque et par conséquent sur ce que le banking depariment peut fournir à ses clients.
Voici un exemple frappant de la mauvaise foi d'(verstone :
" 4243. D'après vous la quantité de capital varie-t-elle d'un mois à l'autre dans des Proportions telles que les changements de valeur qui en résultent, soient de nature à provoquer les oscillations du taux de l'escompte dont nous avons été témoins pendant ces dernières années ? - Le rapport entre la demande et l'offre de capital peut indubitablement varier dans une période très courte... Si la France annon~ait demain qu'elle a décidé de contracter un emprunt
486 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
très important, il en résulterait inévitablement en Angleterre une grande modification de la valeur de l'argent, c'est-à-dire de la valeur du capital. "
" 4245. Si la France annonçait que pour un motif ou l'autre elle a immédiatement besoin de 30 millions de marchandises, il y aurait une demande considérable de capital, pour me servir d'une expression plus scientifique et plus simple. "
" 4246. Le capital que la France se proposerait d'acheter avec la somme qu'elle aurait empruntée est une chose.; la monnaie qu'elle consacrerait à cet achat est une autre chose ; est-ce la monnaie qui change de valeur ? - Nous retombons donc toujours sur la même question et, à mon avis, elle rentre plus dans le domaine de ce que le savant étudie dans son cabinet de travail que de ce que votre Commission recherche dans ses séances. " -Et là-dessus M. Overstone se retire, mais non dans un cabinet d'études (1).
(1) A la fin du chapitre XXXII nous reviendrons sur les idées troubles d'overstone en matière de capital.
CHAPITRE XXVII
LE RÔLE DU CRÉDIT DANS LA PRODUCTION CAPITALIST9
L'étude du crédit nous a conduit jusqu'à présent aux observations générales suivantes :
I. - Le érédit est indispensable pour l'égalisation des taux des profits, base de la productiodcapitaliste.
II. - Le crédit réduit les fi-ais de la circulation. En
effet
1) Il permet d'économiser la monnaie métallique : a) en
se substituant à elle pour une grande partie des transac
tigns ; b) en multipliant l'emploi de la monnaie de
papier; c) en accélérant la circulation de l'instrument des
échanges (1).D'une part,cette accélération dépend * purement
de la technique des banques, qui avec une quantité moindre
de monnaie d*argent et de papier parviennent à faire cireu
(1) " La circulation moyenne de billets de la Banque de France étai t de 106 538 000 francs en 4812 et de 101205 000 francs en 1818, alors que la circulation totale, l'ensemble des entrées et des sorties de caisse. pendant les mêmes années, était respectivement de 2837 7l~ 000 et de9665 030 000 francs. La circulation de 1818 a donc été à celle de 1812 dans le rapport de 3 à 1. Le grand régulateur de la vitesse de la circulation est le crédit. .... Aussi une dépression énergique du marché financier coïncide généralement avec une circulation très abondante. " (Pie Currency Question reviewed, etc,, p. 165). - " De septembre 1833 à septembre 4843, environ 300 banques d'émission ont été fondées eu Grande-Bretagne ; il en est résulté une réduction de 2 l/. millions de la circulation de billets, qui de 36 035 244 £ fin septembre 1833 tomba à 33 518 544 E fin septembre 1813. " (1. c., p. 53.) - " L'activité de la circulation écossaise est telle que 100 £ lui suffisent pour liquider la même quantité d'affaires qu'en Angleterre avec 420 £ " (op. cit., p. 55). Ce dernier fait se rapporte à la technique des opérations.
488 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉBÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
ler une même masse de marchandises ; d'autre part, elle résulte de ce que le crédit active les métamorphoses des marchandises et par suite la vitesse de la circulation monétaire .
2) Il accélère les différentes phases de la métamorphose des marchandises et du capital, et par suite de la reproduction en général. (D'autre part il permet de distancer davantage les opérations d'achat et de vente et, à ce point de vue, il sert de base à la spéculation). lipermet une réduction du fonds de réserve, qui se traduit soit par une diminution des instruments d'échange en circulation, soit par une diminution de la partie du capital qui doit exister continuellement sous forme d'argent (1).
III. - Le crédit pousse à la création de sociétés par actions, D'où :
1) Une extension énorme de la production et des entreprises, qui prennent des proportions qui auraient été impossibles avec des capitalistes agissant isolément. Des entreprises dont primitivement les gou vernein ents seulspouvaient se charger sont faites par des sociétés.
2) La transformation du capital privé en capital social (concentration des moyens de production et de la force de travail) et des entreprises privées en entreprises sociales, c'est-à-dire la suppression du capital en tant que propriété privée dans le cadre de la production capitaliste.
3) La transformation du capitaliste opérant lui-même en
un dirigeant exploitant le capital d'autru ' i, et du capitaliste
propriétaire en un simple propriétaire, un simple capita
liste d'argent. Même lorsque le dividende est égal au profit
total, c'est-à-dire englobe l'intérêt et le profit d'entreprise
(la rémunération du dirigeant n'est qu'un salaire), il efst
considéré comme intérêt, comme rémunération de la pro
priété du capital, qui dans le procès de reproduction est
séparée de la fonction du capital, absolument comme dans
(1) " Avant l'existence des banques le capital devant fonctionner commeintermédiaire des échanges était plus considérable que ce qui était néces-' saire pour la circulation des marchandises. " Economist, 1845, p. 238.
CHAP. XXVII.-RÔLE DU CRÉDIT DANS LA PRODUCTION CAPITALISTE 489
la personne du dirigeant la fonction est séparée de la propriété. Dans ces conditions, le profit - et non plus la partie du profit, l'intérêt, qui est le profit du bailleur de fonds - est simplement l'accaparement du surtravail d'autrui, résultant de ce que les moyens de production sont tranformés en capital et n'appartiennent pas aux producteurs véritables, depuis le directeur jusqu'au dernier des manœuvres. De môme que dans les sociétés par actions ceux qui mettent le capital en œuvre ne sont pas ceux qui le possèdent, de même ceux qui travaillent ne sont pas ceux qui possèdent les instruments de travail et prélèvent la plus-value Ce résultat ultime du développement de la production capitaliste est un stade qui doit être atteint inévitablement pour que le capital puisse redevenir la propriété des producteurs, non plus la propriété privée de quelques producteurs isolés, mais la propriété sociale de tous les producteurs. Ce stade sera également le point de départ de la transformation en fonctions sociales de l'appropriation individuelle du capital des fonctions qui jusque-là avaient été le corollaire des producteurs associés.
Avant d'aller plus loin, constatons encore que puisque le profit se présente exclusivement sous forme d'intérêt dans les sociétés par actions, les entreprises qui en font l'objet restent possibles même lorsqu'elles rapportent simplement l'intérêt des capitaux qui y sont engagés, ce qui est une des raisons qui s'opposent à la baisseAu taux général du profit ; en effet ces entreprises ne contribuent pas nécessairement à la formation du taux général à cause de l'énorme disproportion qui s'y rencontre entre le capital constant et le capital variable.
[Depuis que Marx a écrit ce qui précède, l'industrie a adopté de nouvelles formes d'association ; elle crée maintenant des sociétés paractions à la deuxième et à la troisième puissance. Dans tous les domaines de la grande industrie la capacité de produire se dévelo ppe avec une rapidité extra~ -ordinaire et rencontre comme obstacle la lenteur de l'extension du marché, qui met des années à absorber ce qui
490 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
est produit en quelques mois. De là la politique protectionniste par laquelle chaque pays cherche à se défendre contre les autres et surtout contre l'Angleterre, politique qui a pour conséquence d'augmenter artificiellement l'activité de la production intérieure. Le grand principe de la libre concurrence, tant vanté et tant adulé, en est réduit à annoncer lui-même sa banqueroute. Dans chaque pays on voit dans telle et telle branche de la production les industriels s'entendre, créer un cartel pour régler là, production et instituer une commission assignant à chaque établissement la quantité qu'il peut produire et répartissant les commandes entre tous. Cette entente entre producteurs ne se limite pas à un pays ; les cartels deviennent internationaux, comme c'est le cas du cartel anglo-allemand de l'industrie du fer. Mais cette forme de socialisation de la production est devenue elle-même insuffisante dans beaucoup de cas, où l'antagonisme des intérêts parvenait quand même à rompre l'association. On en est arrivé alors dans quelques branches à concentrer toute la production en une seule société par actions, recevant son impulsion d'une direction unique. Ce système a déjà reçu de multiples applications en Amérique et il a comme exemple le plus remarquable en Europe l'United Alkali Trust, qui réunit en une seule firme toute la production anglaise des alcalis . Les usines existantes, au nombre de plus de trente, ont été taxées et d'après cette évaluation leurs propriétaires ont reçu des actions du trust, dont le montant s'élevant à 5 millions de £ constitue le capital fixe de la nouvelle société. La direction technique est continuée par ceux qui l'exerçaient précédemment, mais la direction des affaires est centralisée en une direction générale. Le publie a été invité à, souscrire le capital circulant, le Iloating capital, d'un million de £ environ, de sorte que le trust fonctionne au capital de 6- millions de £. Dans cette branche, qui constitue la base de toute l'industrie chimique, le monopole a donc pris en Angleterre la place de la concurrence et préparé de la manière la plus satisfai
CHAP. XXVII. - RÔLE DU CRÉDIT DANS LA PRODUCTION CAPITALISTE 491
sante l'expropriation par la société entière, la nation. - F. E. ]
La transformation de la production capitaliste sous l'influence des sociétés par actions exerce une influence dissolvante sur la production capitaliste elle-même.Elle provoque dans certaines industries le monopole et appelle ainsi l'intervention de l'Etat. Elle fait surgir une nouvelle aristocratie de la finance et une nouvelle catégorie de parasites sous forme de faiseurs de projets, lanceurs d'affaires et directeurs purement nominaux ; en un mot, tout un système de filouteries et de tromperie ayant pour base le lancement de sociétés, l'émission et le commerce d'actions. C'est la production privée sans le contrôle de la propriété privée.
IV. - Dans une certaine limite, le crédit met à la disposition des capitalistes isolés et de ceux qui sont considérés comme tels,le capital, la propriété et le travaildes autres (1). (Nous faisons abstraction des sociétés par actions qui, ainsi que nous l'avons vu, ont une influence dissolvante sur la production capitaliste et exterminent l'industrie privéeà mesure qu'elles envahissent de nouvelles sphères de production). Le capital qu'ils possèdent en réalité ou tout au moins aux yeux du publie devient la base d'un crédit exagéré, particulièrement dans le grand commerce dont les transactions
(1) Qu'on lise, par exemple, dans le Times la liste des faillites pend ant une année de crise comme 1857, et que l'on compare la fortune réelle des faillis et le montant de leurs.dettes. - " En réalité la capacité d'achat de ceux qui disposent d'un capital et de crédit dépasse de loin ce que peuvent concevoir ceux qui n'ont aucune accointance avec les marchés où l'on spécule. " (Tooke, Inquiry into the Gurrency Principle, p. 73). " Un homme qui possède de nom assez de capital pour conduire régulièrement ses affaires et qui dans sa branche dispose d'un bon crédit, peut lorsqu'il a une conception optimiste de la conjoncture de l'article dont il s'occupe et s'il est favorisé par les circonstances au début et dans le cours de sa spéculation, conclure des achats dépassant de beaucoup le capital dont il dispose " (ibidem, p. 436.) - c Les commerçants, les fabricants, etc., font tous des affaires bien plus considérables que leur capital... Aujourd'hui, le capital est bien plus la base d'un bon crédit que lalimite des transactions de n'importe quelle entreprise commerciale " (Economist, 1847, p. 333.)
492 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT DENTREPRISE
portent sur la plus grande partie des produits sociaux. Tous les ménagements et toutes les justifications plus ou moins plausibles usitées dans la production capitaliste disparaissent ici. Ce que le grand commerçant risque dans ses spéculations appartient non à lui, niais à la société, et l'on voit là combien est absurde la thèse qui fait résulter le capital de l'épargne, puisque le spéculateur désire que d'autres épargnent pour lui. [C'est ainsi que récemment toute la France avait épargné un milliard et demi pour les tripoteurs du Panama, dont les manoeuvres et les opérations sont parfaitement exposées dans ces lignes, que Marx écrivait il y a plus de vingt ans. - F. E. ] L'autre thèse qui fait dériver le capital du renoncement n'est pas moins absurde en présence du luxe des hommes du grand commerce, luxe qui est même un moyen d'obtenir du crédit. Des conceptions qui se justifient jusqu'à un certain point dans une production capitaliste moins développée, perdent toute signification ici. L'échec comme le succès aboutit à la centralisation des capitaux et à l'expropriation la plus vaste, non seulement des producteurs immédiats, mais des petits et moyens capitalistes. Mais cette expropriation, qui est l'aboutissement de la production capitaliste, dont le but est d'enlever aux producteurs isolés les moyens de production pour les transférer aux producteurs associés, revêt en même temps dans la société capitaliste l'aspect opposé, puisqu'elle est le renforcement de la propriété aux mains de quelquesuns et que le crédit intervient sans cesse pour faire de plus en plus de ceux-ci de simples chevaliers de la chance. La propriété étant représentée par des actions, son mouvement et sa transmission se font par des' opérations de bourse, dans lesquelles les goujons sont avalés par les brochets et les moutons dévorés par les loups. Bien qu'elle soit déjà en opposition avec l'ancienne forme, où le moyen de production social se présente comme propriété individuelle, la valeur en bourse, J'action ne sort pas du cadre de la production capitaliste, car elle ne fait que représenter sous un autre aspect l'opposition entre les deux carac
CHAP. XXV11. - RÔLE DU CRÉDIT DANS LA PRODUCTION CAPITALISTE 493
tères de la richesse, propriété sociale d'une part, propriété privée de l'autre.
Même les fabriques coopératives créées par les ouvriers sont destructives de l'ancienne forme, bien que leur organisation doive nécessairement reproduire partout tous les défauts du système existant. Elles suppriment cependant l'antagonisme entre le capital et le travail, étant donné que les ouvriers y sont eux-mêmes capitalistes et y appliquent les moyens de production à la mise en valeur de leur propre capital. Elles montrent comment, à un stade déterminé du développement des forces productives et des formes de production que la société y fait correspondre, un mode de production doit naturellement donner naissance à un autre. Sans la fabrique capitaliste la fabrique coopérative n'aurait pas pu se développer. Et de même le système capitaliste du crédit lui a été nécessaire, car celui-ci n'est pas seulement la base principale de la transformation de l'entreprise capitaliste privée en société capitaliste par actions, mais également un moyen de développement des entreprises coopératives. Les sociétés capitalistes par actions sont, comme les fabriques coopératives, des formes intermédiaires de la transformation de la production capitaliste en production associée, seulement les unes résolvent l'antagonisme entre le capital et le travail négativement et les autres positivement.
Jusqu'à présent nous avons étudié, principalement au point de vue du capital industriel, le problème du développement du crédit et de la suppression de l'appropriation du capital qui y est virtuellement inhérente. Dans les chapitres suivants nous envisagerons le crédit, tant en ce qui concerne ses effets que sa forme, au point de vue du capital productif d'intérêts, et nous aurons l'occasion de faire quelques observations économiques caractéristiques. Mais avant, notons encore ce qui sait :
Si le crédit est le levier principal de la surproduction et de la spéculation à l'excès, il en est ainsi Parce que le procès de reproduction, naturellement très élastique, est
494 CINQUIÈME PARTIE. - eINTÊRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
forcé à l'extrême, ce qui est dû à ce que une grande partie du capital social est appliquée par des individus qui n'en sont pas propriétaires et qui s'en servent avec bien moins de prudence que les capitalistes produisant avec leurs propres capitaux. Les entraves et les limites immanentes que la mise en valeur du capital oppose à la production dans la société capitaliste, sont donc continuellement brisées (1) par l'organisation du crédit, qui accélère le développement matériel des forces productives et la création du marché mondial, base matérielle de l'avènement de la nouvelle forme de production. La dissolution de l'ancienne forme est d'autre part activée par les crises, dont le crédit accentue la fréquence.
Le crédit a donc ce double caractère d'être, d'une part, le pivot de la production capitaliste, le facteur qui transforme en un colossal jeu de spéculation l'enrichissement par le travail d'autrui et qui ramène à un nombre de plus en plus restreint ceux qui exploitent la richesse nationale ; d'être, d'autre part, un agent préparant la transition de la production actuelle à une forme nouvelle. C'est ce double aspect qui fait des prêcheurs du crédit, depuis Law jusque Isaac Pereire, à la fois des charlatans et des prophètes.
(1) Th. Chalmers.
CHAPITRE XXVIII
L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CAPITAL. - THÉORIES
DE TOOKE ET DE FULLARTOY
Toolke (1), Wilson et d'autres, qui confondent à plaisir l'argent, instrument de circulation, avec l'argent, capitalargent sous une forme générale et avec l'argent productif d'intérêt (moneyed capital), établissent deux distinctions entre l'instrument de circulation et le capital.
L'instrument de circulation circule comme monnaie lorsqu'il est affecté à la dépense du revenu, c'est-à-dire aux transactions entre les consommateurs improductifs et les petits négociants, dénomination sous laquelle il faut comprendre tous ceux qui vendent des produits à, la consommation improductive, à l'exclusion de la consommation productive, Ast-à-dire la production. Bien que dans cette
(1) Nous reproduisons ici le texte original de Tooke dont nous avons donné un extrait p. 447 : " The business of bankers, setting aside the issue of promissory notes payable on demand, may be divided into two branches, corresponding with the distinction poinied out by Dr. Smith of the transactions between dealers and dealers, and between dealers and consumers. One branch of the bankers' business is to collect capital from those who have not immediate employment for it, and Io distribute or transfer it Io (hose who have. The other branch, is to receive deposits of the incomes of their customers, and to pay out the amount, as it is wanted for expenditure
by the latter in the objects of their consumption the former
being a circulation of capital, the latter of carrency " (Tooke,
Inquiry into the Currency Prtnciple, p. 36) - La première branche
est " the concentration of capital on the one hand and the distribu
tion of it on the other ", la seconde est " administering the circula
tion lor local purposes of the district ", ibid., p.37.- Kinnear se rap
496 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
fonction l'argent circule Comme monnaie, il ne contribue pas moins au renouvellement incessant du capital. Dans chaque pays une quantité déterminée d'argent est affectée à cette fonction.
Par contre l'ai-gent est capital dès qu'il sert à la trans
mission du capital, soit comme moyen d'achat (instrument
de circulation), soit comme moyen d " e paiement. Ce n'est
donc pa ssa fonction de moyen d'achat ou de paiement qui
le distingue de la monnaie, car il peut servir de moyen
d'achat dans les transactions à argent comptant entre négo
ciants et négociants et il peut servir de moyen de paiement
entre négociant et consommateur, du moment que le crédit
intervient et que le revenu est dépensé avant d'être perçu.
La différence réside dans ce fait que lorsque J'argent est
capital il ne renouvelle pas seulement le capital du ven
deur, mais est dépensé conime capital par l'acheteur. Elle
provient donc de ce que, d'une part, l'argent est une forme
du revenu, de l'autre, une forme du capital, et non de ce
que d'un côté il serait question de circulation et de l'autre
de capital. Qu'il s'agisse de transactions entre négociants
ou de transactions entre négociants et consommateurs, il
faut dans un cas comme dans Fautre qu'une quantité suf
fisante d'argent circule et cette circulation est la même pour
les deux fonctions.
_____________
proche bien plus de la conception exacte dans le passage suivant : " L'argent est employé à deux
opérations distinctes. Comme instrument d'échange entre commerçants il accomplit des transferts
de capitaux, c'est-à-dire l"échange d'un capital déterminé en argent contre un capital égal en
marchandise. Mais l'argent consacré au paiement des salaires ou aux ventes-achats entre les
négociants et les consommateurs n'est pas du capital, mais du revenu ; il représente la fraction du
revenu social qui est employée aux dépenses journalières. Cet argent est employé journellement à
la circulation et c'est lui seul que dans le sens strict du mot on peut appeler moyen de circulation
(cüî-rency). Les avances de capital dépendent exclusivement de la volonté des banquiers et des
autres possesseurs de capitaux, car on trouve toujours des emprunteurs ; mais l'importance des
moyens de circulation dépend des besoins de la société, au sein de laquelle l'argent est consacré
aux dépenses quotidiennes " (J. G. Kinùear, The Grisis and the Currency, London, 1847).
CHAP. XXVIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CAPITAL 497
La théorie de Tooke donne lieu à plusieurs confusions, parce que : 1° elle confond les caractères fonctionnels ; 2° elle tient compte de la quantité d'argent en circulation pour les deux fonctions confondues en une seule ; 3° elle se préoccupe du rapport des quantités d'instruments de circulation nécessaires pour les deux fractions, par conséquent pour les deux sphères du procès de reproduction.
1) Que l'argent serve a dépenser un revenu ou à transmettre un capital, il fonctionne pour permettre un achat, une vente ou un paiement, il agit comme moyen d'achat ou de paiement, en un mot comme instrument de circulation. Peu importe à ce point de vue le rôle qu'il joue dans les comp-tes de ceux qui le dépensent ou de ceux qui le reçoivent, qu'il soit pour eux un capital ou un revenu. Bien que les catégories d'argent circulant dans les deux sphères soient différentes, c'est la même monnaie, par exemple un billet de cinq livres, qui passe d'une sphère à l'autre et accomplit alternativement les deux fonctions; ce qui est d'ailleurs inévitable, le petit coin m erçant ne pouvant donner à son capital d'autre forme que celle de la monnaie qu'il reçoit de ses clients. On peut admettre que la véritable monnaie divisionnaire a son centre de circulation dans la sphère du petit commerce, ce qui ne veut pas dire que le petit commerçant ne reçoive pas également de la monnaie à pouvoir libératoire absolu, des livres sterling et des billets de 5 à. 10 £ ; mais ces -pièces d'or et ces billets ainsi que la monnaie divisionnaire dont il n'a pas l'emploi direct, il les dépose journellement ou hebdomadairement chez le banquier qui opère pour lui le paiement de ses achats. Ces pièces d'or et ces billets sortent ensuite des banques, se distribuent dans le publie qui les reçoit en qualité de consommateur ou comme revenu, et reviennent à la caisse du petit commerçant dont ils renouvellent le capital ou reconstituent le revenu. Ce dernier fait, qui est important, est complètement perdu de vue par Tooke. Dès que l'argent est avancé comme capital-argent pour commencer un procès de reproduction (Vol. 11, première partie) la valeur
498 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
capital existe comme telle : dans les marchandises produites, il n'y a plus seulement le capital, mais aussi la plus-value, il n'y a plus le capital primitif, mais le capital transformé, portant en lui une source de revenu. La marchandise que le petit négociant donne en échange de l'argent qui reflue dans sa caisse, est à son point de vue un capital augmenté de profit, son capital plus son revenu. Cet argent reconstitue en même temps son capital sous forme de monnaie.
Il est donc contraire aux faits de transformer en une différence entre la circulation et le capital une distinction qui existe entre la circulation du revenu et la circulation du capital. Tooke donne dans cette erreur parce qu'il se place uniquement au point de vue des banques d'émission. Les billets que celles-ci mettent en circulation ne leur coûtent que des dépenses de papier et d'impression. Ce sont des titres de crédit sur leur caisse, qui leur rapportent de l'argent et sont un moyen de mise en valeur de leur capital ; mais ils sont distincts de leur capital, que celui-ci leur appartienne ou soit emprunté, et c'est pour cette raison qu'elles font une distinction entre la circulation et le capital, distinction qui doit rester en dehors de la conception théorique, surtout de celle exposée par Tooke.
Le caractère de l'argent comme instrument de circulation n'est pas influencé par la fonction qui lui est assignée, qu'il représente le revenu ou le capital. Lorsqu'il est dépensé comme revenu, il fonctionne surtout comme instrument de circulalion (monnaie), parce que les ventes et les achats sont divisés et éparpillés et que les ouvriers, qui constituent la plus grande partie de ceux qui dépensent du revenu, ne peuvent guère acheter à crédit. Lorsqu'il s'agit au contraire de transactions dans le monde du commerce, où l'instrument de circulation représente le capital, l'argent foinctionne avant tout comme moyen de paiement, tant à cause de la concentration que du rôle important joue par le crédit. Mais cette distinction entre l'argent, moyen de paiement, et l'argent, moyen d'achat (instrument de cireu
CHAP. XXVIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CAPITAL 499
lation), appartient à l'argent en propre et ne provient pas d'une distinction entre l'argent et le capital ; de même que ce n'est pas parce que dans le petit commerce il circule avant tout du cuivre et de l'argent et dans le grand coinmerce avant tout de l'or, que la différence entre le cuivre et l'argent d'une part et l'or de l'autre puisse correspondre à une différence entre la circulation et le capital.
2) L'argent circulant, soit comme moyen d'achat, soit comme moyen de paiement - quelle que soit la sphère dans laquelle il circule, qu'il fonctionne comme capital ou comme revenu - est soumis, en ce qui concerne sa masse, aux lois que nous avons développées (Vol. 1, chap. 111, 2 b) en étudiant la circulation simple de la marchandise. Dans les deux cas la quantité d'argent en circulation (la eurrency) est déterminée par la rapidité de la circulation, l'activité du fonctionnenient des pièces de monnaie dans un temps donné, le nombre d'achats et de ventes ou de paiements s'effectuant simultanément, le prix global des marchandises en circulation, enfin les comptes qui sont à balancer. La quantité d'argent nécessaire est déterminée exclusivement par sa fonction de moyen d'achat et de paiement et n'est influencée d'aucune manière par la fonction de capital ou de revenu que l'argent accomplit pour celui qui le dépense ou le reçoit.
3) Un rapport interne relie les deux sphères du procès de reproduction, étant donné que d'une part la masse des revenus détermine l'importance de la consommation, et que d'autre part la masse du capital circulant dans la production et le commerce caractérise la rapidité du procès de reproduction. Cependant des circonstances identiques ont des effets différents et même opposés sur les quantités d'argent circulant dans les deux sphères ou sur les quantités de la circulation, comme disent les Anglais dans le langage des banques. De nouveau ce fait donne lieu à la distinction erronée que Tooke établit entre la circulation et le capital ; mais ce n'est pas parce que ces messieurs de la théorie du currency principle confondent deux choses
500 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
bien distinctes, qu'il est permis d'introduire cette confusion dans la science.
Lorsque le procès de reproduction traverse une période d'accélération et d'énergie. lorsque la prospérité règne, les ouvriers trouvent facilement à s'occuper et voient leurs salaires monter. En même temps augmentent les revenus des capitalistes et s'élargit d'une manière générale la consommation. Les prix s'élèvent régulièrement pour les produits essentiels. Il en résulte que la quantité de monnaie en circulation doit suivre parallèlement une marche ascendante, du moins dans certaines limites, l'accélération de la circulation pouvant jusqu'à un certain point suppléer à l'extension de i'instrument monétaire. La partie du revenu social, qui est représentée par les salaires et qui est constituée par le capital variable que les capitalistes doivent avancer en argent, ne peut circuler alors qu'à la condition que la quantité de monnaie soit renforcée. Mais il faut bien se garder de porter cette quantité deux fois en compte, une fois comme argent nécessaire pour la circulation du capital variable et une seconde fois comme argent indispensable pour la, circulation du revenu des ouvriers. En effet, le salaire payé aux ouvriers est dépensé en achats au petit commerce, qui le fait rentrer assez régulièrement toutes les semaines dans les banques, après l'avoir utilisé à un certain nombre de petites transactions ; l'argent reflue donc sans difficulté aux capitalistes industriels, et les besoins d'argent de ceux-ci n'augmentent nullement parce qu'ils ont plus de salaires à payer et qu'il faut plus de monnaie pour la circulation de leur capital variable.
Le résultat d'une période de prospérité est de faire augmenter dans une large mesure la masse des instruments de circulation servant à la dépense des revenus.
Quant à la circulation intervenant exclusivement entre capitalistes et servant à la transmission du capital, elle est réglée directement comme rapidité par le crédit ; aussi la masse d'instruments de circulation nécessaire pour solder les comptes et même pour les achats au comptant est sou
CHAP. XXVIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CAPITAL 501
mise à une diminution relative. Alors même qu'elle augmente d'une manière absolue et quelles que soient les circonstances, elle diminue relativement à l'expansion du procès de reproduction : d'une part les paiements sans l'intervention de la monnaie augmentent en importance ; d'autre part le mouvement de la même quantité d'argent fonctionnant comme moyen d'achat et de paiement est accéléré. Une même quantité d'argent assure le reflux d'une masse plus considérable de capitaux.
En somme, pendant les périodes de prospérité, la circulation monétaire est abondante (full), par-ce que la dépense de revenu augmente d'une manière absolue, bien que la transmission des capitaux se contracte relativement.
Ainsi que nous l'avons vu dans la première partie du deuxième volume, le reflux de l'argent correspond à la transformation A -- M - A' du capital-marchandise en argent. L'intervention du crédit a pour effet de rendre le reflux en espèces indépendant du reflux effectif, tant pour le capitaliste industriel que pour le commerçant. Vendant tous les deux à crédit, leurs marchandises sont aliénées avant que l'équivalent leur soit remis en argent ; mais comme ils achètent également à crédit, la valeur de leurs marchandises leur est déjà restituée, soit sous forme de capital productif, soit sous forme de capital-marchandise, avant qu'elle soit réellement reconvertie en argent et que les paiements soient arrivés à échéance. Lorsque les affaires prospèrent le reflux se fait facilement et sans obstacle : le petit comnerçant paie régulièrement le négociant de gros, celui-ci le fabricant, et ce dernier l'importateur de matières premières. Et ce reflux rapide et assuré se maintient en apparence longtemps après que la prospérité a disparu, grâce au ci-édit qui continue à fonctionner et qui substitue des rentrées d'argent sur le papier aux rentrées réelles. Les banques devinent la situation (voir plus haut, p. 457, la déclaration du directeur de la Banque de Liverpool) dès que leurs clients leur remettent plus de traites que d'argent.
Je répéterai encore ici ce que j'ai déjà écrit en 1859
5J2 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
dans Zzir Kritik der politischen Oekonomie (p. 83, 84.) : " Pendant les périodes où le crédit domine, la rapidité de la circula 4ion monétaire augmente plus que les prix des marchandises, tandis que la régression du crédit est accompagnée d'une baisse des prix plus lente que la diminution de la vitesse de la circulation. "
Pendant les périodes de crise le contraire se passe de ce que nous venons de constaterpourles périodes deprospérité. La circulation des moyens d'achat (pour la dépense du revenu) se contracte, les prix et les salaires baissent, le nombre des ouvriers occupés diminue et la masse des transactions devient plus petite. Par contre, dans la circulation des moyens de paiement le besoin d'avances d'argent devient plus grand à mesure que le crédit devient plus difficile, un point sur lequel nous reviendrons plus loin.
Il est hors de doute que la baisse du crédit, qui est le résultat d'un ralentissement du procès de reproduction, entralne une diminution de la masse d'instruments de circulation nécessaire pour la dépense du revenu et une augmentation de celle indispensable pour la transmission du capital. Nais il convient d'examiner jusqu'à quel point cette conclusion est d'accord avec celle formulée par Fullarton et d'autres : " Une demande d'emprunt de capital et une demande d'instruments de circulation supplémentaires sont des choses toutes différentes et qui ne se produisent guère simultanément " (4).
(1) " A demand for capital on loan and a demand for additional circulation are quite distinct things, and not often found associated. " (Fullarton, op. cit., p. 82. En tête du chapitre V). - " C'est en effet une grande erreur de s1maginer que la demande d'avance d'argent (c'està-dire la demande d'emprunt d'un capital) est la même choseque la demande de moyens de circulation supplémentaires, ou de croire que les deux sont fréquemment associées. Chacune prend naissance dans des circonstances qui l'affectent particulièrement et qui sont loin d'être les mêmes pour l'une et l'autre. Lorsque tout annonce la prospérité, lorsque les salaires,sont élevés, lorsque les prix montent et que les fabriques sont occupées, il se produit généralement une demande de moyens de circulation supplémentaires, parce que les paiements deviennent plus considérables et plus nombreux. Au contraire, c'est principalement à un stade plus avancé du
,CHAP. XXVIII. - L"INSTRUMENT DE CIRCULATION iT LE CAPITAL 5W
D'abord il est évident qu'en temps de propérité la demande d'instruments de circulation doit augmenter. Mais il est non moins vrai que si un fabricant, qui est amené à. augmenter sa dépense de capital sous forme d'argent, demande à la banque où il dispose d'un crédit une plus grande quantité d'or ou de billets de banque, sa demande ne porte pas sur du capital, mais sur la forme spéciale sous laquelle il veut dépenser son capital ; sa demande se rapporte exclusivement à la forme technique sous laquelle il met son capital en circulation. C'est ainsi que suivant le développenient du crédit, le même capital variable, le paiement de la même masse de salaires, exige danstel paysune plus grande masse d'instruments de circulation que dans tel autre, une plus grande masse, par ex., en Angleterre qu'en Ecosse, et une plus grande en Allemagne qu'en Angleterre. De même en agriculture, le même capital en activité dans le cycle commercial, lorsque les difficultés commencent à surgir, lorsque
les marchés sont encombrés et que l'argent rentre difficilement, que l'in
térêt hausse et que la Banque est assaiilie de demandes d'avances de
capital. Il est vrai que la Banque ne peut avancer du capital qu'au moyen
de ses billets et que refuser ceux-ci c'est refuser de faire l'avance. Une
fois l'avance accordée tout s'adapte aux nécessités du marché ; le prêt
persiste et le moyen de circulation, lorsqu'il n'est plus nécessaire, retourne
à la Banque qui l'a émis. Aussi un examen même superficiel des Rapports
parlementaires convaincra tout le monde que les securi~ies détenues par
13 Banque d'Angleterre sont plus fréquemment en raison inverse qu'en
raison directe de la circulation ; de sorte que l'exemple de ce grand éta
blissement ne contredit pas à la théorie que défendent avec tant d * 'insis
tance les banquiers de province et d'après laquelle aucune banque ne peut
élargir sa circulation lorsque celle-ci est déjà adéquate aux buts auxquels
répond généralement une circulation de billets de banque. En effet,
toute avance au-delà de cette limite ne pourrait être prise que sur le capital
de la banque, qui serait obligée soit de vendre une partie des garanties
qu'elle a en réserve, soit de renoncer à faire de nouveaux placements con
t~e des garanties de cette espèce. Le tableau concernant la période 1838
à 18/10, qui accompagne les Rapports parlementaires et auquel je me suis
rapporté dans une page précédente, fournit de nombreux exemples qui
confirment ce principe, mais il y en a deux sur lesquels je désire insister.
Le 3 janvier 4837, alors que la Banque faisait appel à toutes ses ressour
ces pour maintenir le crédit et tenir tète aux difficultés du marché finan
cier, ses avances pour des opérations de prêt et d'escompte s'élevaient à
la somme énorme de 17 0222 000 £, un chiffre qui n'avait guère été atteint
capital_Livre_3_1_504-517.txt
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504 CINQUIÈME PARTIE. - LINTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
procès de reproduction exige suivant les saisons des quantités différentes de monnaie pour l'exercice de sa fonction.
L'opposition signalée par Fullarton n'est donc pas fondée. Ce n'est pas, comme il le dit, le renforcement de la demande d'emprunts qui distingue les périodes de déPression des périodes de prospérité, mais la facilité avec laquelle cette demande est accueillie lorsque les affaires sont prospères et la difficulté qu'elle rencontre lorsqu'elles sont dans le marasme. Et ce sont précisément le développement extraordinaire du crédit pendant les périodes de prospérité et l'énorme condescendance avec laquelle les demandes considérables d'emprunt sont accueillies, qui sont les causes des difficultés que rencontre le crédit Il ' ans les périodes de crise. Les deux périodes ne se différencient donc pas par l'importance des demandes d'emprunt; mais bien, ainsi que nous l'avons constaté plus haut, en ce que dans les temps prospères c'est la demande d'instruments de circulation pour les transactions entre
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depuis la guerre et qui représentait presque l'ensemble de l'émission. Et cependant sa circulation de billets n'était à cettedatequede47 076000£1 D'autre part, le 4 juin 1833, la circulation atteignait 18 892 000 E alors que le montant des garanties n'était que de 972 000 2, la somme probablement la plus faible qui se soit présentée pendant ce dernier demi-siècle 1 " (Fullarton, 1. c., p. 97, 98). Qu'une demand for pecunia~ry accomodation (une demande d'emprunt de capital) n'est nullement identique à une demand 1~qr gold (une demande de monnaie, que Wilson, Tooke et d'autres appellent une demande de capital), c'est ce qui résulte clairement de la déclaration suivante de M. Weguelin, gouverneur de la Banque d'Angleterre : " L'escompte de traites jusqu'à ce montant (un million par jour, trois jours durant) ne diminuerait pas la réserve (de billets de banque) si le publie ne désirait pas un renforcement de la circulation active. Les billets émis en échange des traites escomptées nous reviendraient par le canal des banques et des déposants. Si ces transactions n'ont pas pour but l'exportation de l'or ou si, la panique ne se déclarant pas dans le pays, le publie conserve ses billets au lieu de les présenter aux banques, la réserve ne sera pas affectée par ces événements. " - " La Banque peut escompter journellement un million et demi - et cela se présente couramment - sans que sa réserve en souffre le moins du monde. Les billets de banque rentrent par les déposants,et la seule différence qui se manifeste, c'est le simple report d'un compte à l'autre. " (Report on Bank-Acts, 1857. Evidence, no 1/êl, 500). Les billets servent donc exclusivement dans ce cas comme moyen de reports de crédits.
CHAP. XXVIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CAPITAL 505
consommateurs et commerçants qui prédomine, et que dans les périodes de crise c'est la demande d'instruments de circulation pour les transactions entre capitalistes qui sévit, alors que l'autre diminue.
Fullarton et d'autres signalent comme très important ce fait que lorsque les securities, les gages et les traites, affluent en masse à, la Banque d'Angleterre, la circulation en billets de celle-ci diminue et réciproquement. La quantité de securities dépend de l'importance des escomptes et des avances sur gages. C'est ainsi que Fullarton dit dans le passage que nous reproduisons en note à la page 503 : les secitrities varient généralement à la Banque d'Angleterre en sens inverse de la circulation en billets, et ceci confirme le principe admis de tout temps par les banques privées qu'aucune banque ne peut pousser son émission de billets au delà d'une limite déterminée par les besoins du publie; veut-elle faire des avances au delà de cette limite, il faut qu'elle les prenne sur son capital, soit en convertissant des titres, soit en y affectant des rentrées d'argent que sans cela elle aurait converties en titres.
Ce passage nous fait voir en même temps ce que Fullarton entend par capital. Lorsque la banque ne parvient plus à faire des avances avec ses propres billets - qui ne lui coûtent rien - à quoi a-t-elle recours ? Elle vend les securities qu'elle a en réserve, des fonds publics, des actions, des titres quelconques portant intérêts. Mais pourquoi vend-elle ces titres? Pour se procurer de l'argent, de l'or ou des billets de banque, comme ceux de la Banque d'Angleterre, ayant cours légal. Ce qu'elle avance dans cette opération est en tout état de cause de la monnaie et cette monnaie constitue dès lors une partie de son capital. La chose est évidente quand elle avance de l'or ; il en est de même quand elle avance des billets, puisque pour les obtenir elle a dû vendre des titres portant intérêts. Lorsqu'il s*agit d'une banque privée, elle n'obtient, en échange des titres qu'elle vend, que des billets de la banque d'Angleterre ou des billets de sa propre émission, car elle accepte
5M CINQUIÈME PARTIE. - L'[NTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
rait difficilement en paiement des billets d'une autre banque; quand il s'agit de la Banque d'Angleterre, elle se voit forcée de donner en échange de ses propres billets, c'est-à-dire du capital, des titres portant intérêts, sans compter qu'elle retire par là ses propres billets de la circulation * si elle remet ensuite ces billets en circulation ou si elle émet un lot de nouveaux billets du même import, ces billets représentent du capital : ils seront remis comme avances à des capitalistes ou seront reconvertis en titres ou fonds publics lorsque plus tard la demande qui les a rendus nécessaires n'existera plus. Dans toutes ces opérations le mot capital a le sens qu'on lui donne dans le langage des banques, où l'on dit que le banquier touche à son capital lorsqu'il se voit obligé de -prêter plus d'argent que son crédit ne le comporte.
Tout le monde sait que la Banque d'Angleterre fait toutes ses avances en billets de son émission. Or, d'après la règle énoncée par Fullarton, la Banque voit diminuer sa circulation en billets à mesure qu'augmentent ses escomptes et ses prêts sur gages, c'est-à-dire ses avances.
Comment les billets refluent-ils donc à la Banque ?
La réponse est très simple lorsque la situation résulte d'une balance défavorable et qu'elle a pour but de permettre une exportation d'or. Les traites sont escomptées en billets, ceux-ci sont échangés à la Banque même, à son issue depariment, contre de l'or et cet or est envoyé à l'étranger. C'est absolument comme si la Banque escomptait directement en or. Une situation de ce genre, qui dans certaines circonstances donne lieu à des demandes de 7 à 10 millions de livres sterling, n'ajoute pas même un billet de cinq livres à la circulation intérieure du pays, et si parlant de l'opération de la Banque, on dit qu'elle a avancé du capital et non des instruments de circulation, cette phrase a un double sens. Elle dit : d'abord que la Banque a avancé, non des titres de crédit, mais une valeur réelle, une partie de son capital ou des capitaux qu'elle a en dépôt; ensuite que la Banque à avancé de l'argent, non
CHAP. XXVIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CAPITAL 507
pour la circulation intérieure, mais pour la circulation internationale, laquelle ne se contente pas d'une monnaie ayant la forme d'une valeur, mais veut une monnaie ayant une valeur intrinsèque, l'or. Bien que cet or représente du capital tant pour la Banque que pour ceux qui l'exportent, il a été demandé, non à titre de capital, mais à titre de monnaie. La demande en est devenue nécessaire à un moment où les marchés étrangers regorgeaient de marchandises anglaises qu'ils ne parvenaient pas à écouler; ce qu'il fallait alors en Angleterre, ce n'était pas du capital en tant que capital, mais du capital en tant que monnaie, sous la forme qui en fait une marchandise universelle, sous la forme de métal précieux. Les exportations d'or ne sont donc pas, comme le disent Fullarton, Took-e et d'autres, a mere question of capital, une simple question de capital, mais a question of money, une question de monnaie (de monnaie dans une fonction spécifique). Le fait qu'elles ne sont pas une question de circulation intérieure comme le prétendent les gens du currency principle ne démontre pas, comme le croient Fullarton et d'autres qu'il s'agit d'une simple question de capital. " Que le capital (il s'agit de l'argent servant à, payer des millions de quarters de blés étrangers qu'on avait dû acheter parce que la récolte avait manqué en Irlande) soit transmis en marchandises ou en espèces, la nature de la transaction n'en est nullement affectée " (Fullarton, op. cit., p. 131). Ce qui est affecté, c'est le point de savoir si de l'on sera exporté ou non ; or le capital devra être transmis en or, parce qu'il ne peut pas du tout ou qu'il ne peut qu'avec une très grande perte être .transmis en marchandises.
Les banques modernes éprouvent pour les exportations d'or une peur qui dépasse tout ce qu'a pu rêver le système monétaire, pour lequel les métaux précieux représentent la seule vraie richesse. Écoutons l'interrogatoire de M. Morris, gouverneur de la Banque d'Angleterre, dans l'enquête faite par le Comité parlementaire sur la crise de 1847-48 :
Question 3846. Au sujet de la dépréciation des pro
508 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT 'YD'ENTREPRISE
duits en stocks et du capital fixe, n'est-il pas à votre connaissance que tout le capital engagé dans les stocks et les produits de toute nature a été déprécié dans la même mesure, que des laines, des cotons et des soies brutes ont été expédiés sur le continent à des prix dérisoires et que le sucre> le café et le thé n'ont pu être écoulés qu'au prix de grands sacrifices comme dans les ventes forcées ? -Le pays dut inévitablement s'imposer un sacrifice considérable pour compenser l'exportation de l'or, qui avait été la conséquence de l'énorme importation de matières alimentaires.
Question , 3848. N'êtes-vous pas d'avis qu'il aurait mieux valu recourir aux 8 millions de £ constituant le trésor de la Banque, que de chercher à rentrer en possession de l'or au prix de pareils sacrifices ? - Non, je ne suis pas de cet avis ". C'est donc bien l'or qui est considéré ici comme la seule vraie richesse.
La découverte de Tooke que signale Fullarton (p. 121), savoir " qu'à part une ou deux exceptions pouvant être expliquées d'une manière satisfaisante, chaque baisse du change suivie d'un drainage de l'or a coïncidé partout, pendant le dernier demi-siècle, avec une restriction de l'instrument circulatoire et vice versa ", démontre que ces drainages de l'or se produisent le plus généralement après une période de fièvre et de spéculation " comme un signal d'affaissement ... annonçant que le marché est encombré,
que l'étranger cesse de demander nos produits, que les
rentrées d'argent sont retardées, et comme la suite inévi
table du marasme du commerce, de la fermeture des
usines, de la misère de la classe ouvrière et d'une stagna
tion générale de l'industrie et des entreprises " (p. 129).
Cette explication répond victorieusement à la thèse des gens
du currency principle qui soutiennent "qu'une circulation
intense chasse l'or tandis qu'une circulation faible l'attire ",
thèse qui est d'ailleurs contredite par les faits, étant donné
que la Banque d'Angleterre dispose toujours d'une forte
réserve d'or ~endan4; les périodes de prospérité et que cette
réserve se constitue toujours pendant les périodes d'abat
tement et de stagnation qui suivent les crises.
CHAP. XXVIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CAPITAL 509
La vérité, en ce qui concerne les drainages de l'or, c'est que la demande de moyens internationaux de circulation et de paiement est différente de la demande de moyens de circulation et de paiement pour l'intérieur "( the existence o/ a drain does no necessarily imply any diminution of the internal demand for circulation ", dit Fullarton, p. 112) et que l'exportation de métaux précieux, leur incorporation à la circulation internationale, diffère totalement de l'introduction de billets et de monnaie dans la circulation intérieure. Au surplus j'ai démontré précédemment que le mouvement du trésor constitué comme fonds de réserve pour les paiements internationaux est en lui-même complètement indépendant du mouvement de l'argent comme moyen de circulation. De sorte que si une complication se produit, elle résulte de ce que les fonctions très différentes du trésor résultant de sa qualité de monnaie ont pour base un fonds de réserve unique, fournissant les moyens de paiement pour l'intérieur, les moyens de circulation et la monnaie mondiale, ce qui a pour conséquence que dans des conditions données un drainage de l'or de la Banque pour la circulation à l'intérieur peut coïncider avec une exportation de métaux précieux. Elle résulte en outre de ce que dans des pays où le crédit et les instruments de crédit sont largement développés, on a sans raison assigné au trésor la fonction de servir de fonds de garantie pour la conversion des billets de banque, cause à laquelle il faut ajouter : l' la concentration du fonds de réserve national en une banque unique ; 2' la réduction au minimum de ce fonds de réserve. D'où cette plainte de Fullarton (p. 143) : " On ne peut comparer le silence parfait et la condescendance avec lesquelles les variations de l'échange, sont accueillies dans les pays du continent avec l'inquiétude fiévreuse et la panique qui s'emparent de l'Angleterre chaque fois que le trésor de la Banque semble approcher du point où il sera épuisé, sans être frappé du grand avantage qu'une circulation métallique présente sous ce rapport ".
Abstraction faite du drainage de l'or, comment une ban
510 GINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
que d'émission, telle la Banque d'Angleterre, peut-elle augmenter ses avances d'argent sans renforcer son émission?
Tous les billets de banque sortis du portefeuille de la Banque, qu'ils circulent ou qu'ils dorment dans les coffres-forts des particuliers, sont considérés par la banque comme étant en circulation, comme ne lui appartenant plus. La banque donne-t-elle plus d'importance à ses opérations d'escompte et de prêt, à ses avances sur gages, les billets de banque qu'elle émet à cet effet doivent lui faire retour, car sans cela ils renforceraient la circulation, ce qui ne doit pas être. Ce retour des billets à, la banque peut se faire de deux manières :
Primo. -La banque remet à A des billets contre un dépôt de titres ; A les emploie pour solder des traites qu'il doit à B et B les dépose à la banque. La circulation des billets est donc terminée, mais l'emprunt de A persiste. (The loaît remains, and the currency, if noi wanted, finds ûs way back Io the issuer. Fullarton, p. 97). Les billets que la Banque avait remis à A sont rentrés dans son portefeuille ; par contre elle est créancière de A ou des personnes sur lesquelles sont tirées les traites escomptées par A, et elle est débitrice de B de la somme représentée par les billets qu'il lui a restitués. B dispose donc d'une partie du capital de la banque.
Secundo. - A paie B et B lui-même ou C, à qui il a remis les billets en paiement, emploie ces billets pour payer directement ou indirectement des traites à la banque. Cette fois la banque reçoit en paiement ses propres billets et la transaction est terminée (sauf que A doit restituer à la banque l'argent qu'elle lui a prêté~.
Cette avance que la banque fait à A, doit-elle être considérée comme une avance de capital ou comme une simple avance de moyens de paiement (1) ?
(1) Le passage qui suit était incompréhensible dans le manuscrit et a dû être remanié entièrement (il s'agit de la partie entre parenthèses). La question qui y est traitée a déjà été examinée à un autre point de vue dans le chapitre XXVI. - F. E.
CHAP. XXVIII. - rINSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CAPITAL 511
[La réponse à cette question dépend de la nature même de l'avance, pour laquelle trois cas sont à distinguer :
Premier cas. - L'avance a été faite à A sur crédit personnel, sans aucune autre garantie. Dans ce cas la banque lui a avance, non seulement des moyens de paiement, mais un -nouveau capital qu'il peut employer et mettre en valeur comme capital supplémentaire jusqu'au moment ou il en fera la restitution.
Deuxième cas. - A a donné en nantissement à la banque des valeurs, des fonds publics ou des actions, et a reçu comme avance en espèces les deux tiers, par exemple, de leur valeur à la cote du jour. Cette fois il a reçu des moyens de paiement dont il avait besoin, mais non un capital supplémentaire, car il a remis à la banque un capital d'une valeur supérieure à celui qu'ïl en a reçu. Ce capital d'une valeur plus grande revêtait une forme, celle de capital productif d'intérêt, qui n'était pas celle, la forme de moyens de paiement, qui était indispensable pour l'usage qui devait en être fait momentanément, étant donné que A n'avait aucune raison pour le convertir par la vente en moyens de paiement. Ces valeurs que A a données en nantissement avaient entre autres destinations celle de servir de capital de réserve et c'est ce rôle qu'il leur a fait jouer. Il y a donc eu entre A et la banque un échange réciproque et momentané de capitaux, dont le résultat a été non de procurer ù, A un capital supplémentaire (au contraire), mais de lui faire obtenir des moyens de paiement dont il avait besoin. En ce qui concerne la banque, l'opération a abouti à une immobilisation momentanée du capital-argent qu'elle a prêté et à une transformation de capitalargent qui répond à la véritable fonction de la banque.
Troisième cas. - A a escompté un billet à la banque, qui lui en a remis le montant en espèces, déduction faite de l'escompte. Il lui a donc vendu une valeur non liquide pour obtenir en échange une valeur payable à vue ; contre des espèces sonnantes il a donné une traite, qui est maintenant la propriété de la banque. Peu importe qu'à défaut
,512 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
de paiement ce soit le dernier endosseur qui soit respon
sable devant la banque ; cette responsabilité il la partage
avec les autres endosseurs et le tireur, contre lesquels il peut
prendre son recours. Dans ce cas, il n'est donc pas question
d'une avance ; il y a vente-achat ordinaire. A n'aura plus
rien à restituer à la banque, car celle-ci rentrera dans ses
fonds le jour de l'échéance de la traite. Il y a eu échange
réciproque de capitaux entre A et la banque comme dans
une vente ordinaire de marchandises, et c'est pour cette
raison que A n'a pas reçu un capital supplémentaire. Ce
qu'il désirait et ce qu'il a obtenu c'étaient des moyens de
paiement, et la banque les lui a procurés en transformant,
son capital-argent, en le faisant passer de la forme traite à
la forme argent.
. Il n'y a donc réellement avance de capital que dans le premier cas ; dans le deuxième et le troisième il n'y a " avance de capital " que dans le sens vulgaire, c'est-à-dire que la banque avance à, A du capital-argent, qui n'est capital pour A que dans ce sens qu'il s'agit d'un partie de son capital en général. En outre cette avance que lui fait la banque il ne la demande, ni l'emploie comme capital, mais spécialement comme moyen de paiement. S'il n'en était pas ainsi il faudrait considérer toute vente de marchandises, par laquelle on se procure des moyens de paiement, comme une avance de capital. - F. E.]
Les banques d'émission privées ont pour obligation d'échanger contre de l'or ou des billets de la Banque d'Angleterre les billets de leur émission dont le paiement est réclamé à leurs guichets. Lorsqu'elles avancent de leurs billets c'est donc en réalité comme si elles avançaient des billets de la Banque d'Angleterre, ou ce qui revient au même à leur point de vue, de l'or, c'est-à-dire une partie de leur capital de banque. Il en est de même lorsque la Banque d'Angleterre ou une banque quelconque., dont l'émission ne peut dépasser un maximum fixé par la loi, se voit obligée de vendre des valeurs pour retirer de la circulation une partie de ses propres billets, qu'elle consacre ensuite à des
CHAP. XXVIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CAPITAL 513
avances ; ces billets représentent alors une partie de son capital de banque rendu liquide.
Même si la circulation était purement métallique on pourrait avoir simultanément : 1') un drainage de l'or [il s'agit évidemment ici d'un drainage au moins en partie vers l'extérieur. F. E.] ; 20) une augmentation des avances d'or contre des titres et des valeurs, devant servir à des paiements et revenant à la banque sous forme de dépôts ou de recettes pour des traites échues. Il en résulterait que d'une part la banque verrait diminuer son trésor à mesure que les valeurs augmenteraient dans son portefeuille, et que d'autre part elle détiendrait, comme débitrice de ses déposants, des sommes dont elle était précédemment propriétaire ; enfin la masse totale des instruments de circulation aurait diminué.
Nous avons admis que les avances sont faites en billets et qu'elles peuvent entraîner une augmentation au moins momentanée et sans durée de l'émission. Les choses ne se passent pas nécessairement de la. sorte. Au lieu de lui remettre des billets, la banque peut ouvrir un crédit à A, qui devient ainsi un' déposant fictif. A paiera alors ses créanciers en chèques sur la banque, et les porteurs de ces chèques les donneront en paiement à leurs banquiers. qui les porteront au Glearing House. Dans ce cas, les billets de banque n'interviennent pas dans les opérations et toute la transaction se ramène a ceci que l'on paie à la banque une créance qu'elle avait à récupérer au moyen d'un chèque sur elle-même et qu'elle inscrira au compte de A. La banque a donc avancé à A une partie de son capital.
Pour autant que cette demande d'avance d'argent soit une demande de capital, elle est une demande de capital-argent, de capital en ce qui concerne le banquier. c'est-à-dire une demande d'or quand il y a drainage de l'or par l'étranger, ou de billets de la Banque nationale, qui représentent du capital puisque les banques privées ne peuvent se les procurer qu'en les achetant. Nous avons vu que dans certains cas les banques et même la Banque d'Angleterre peuvent être obligées de vendre des valeurs, des
-514 GINQUlÈME PARTIE. - ll!lliTÉ]~ÊT ET LE PROFIT D'ENTUEPRISE
fonds publics, des actions portant intérêt, afin de se procurer de l'or ou des billets. Lorsque ces valeurs sont des titres de la dette publique, elles représentent un capital uniquement pour celui qui les achète et à, concurrence de la somme qu'il débourse pour les acquérir, tandis qu'en elles-mêmes elles sont simplement des titres de créance. Si elles sont représentées par des cédules hypothécaires, elles sont des titres à des rentes foncières éventuelles et si elles consistent en actions, elles sont des titres de propriété donnant droit a la perception d'une part de plus-value. Tous ces titres ne sont donc à proprement parler ni un capital, ni une partie de capital, et ils ne sont pas en eux-mêmes des valeurs. Il se peut aussi que par des transactions de ce genre de l'argent appartenant à la banque soit transformé en dépôt, de sorte qu'elle cesse d'en être propriétaire pour en devenir débitrice et qu'elle le détienne à un autre titre. Autant des faits de ce genre sont importants pour la banque, autant leur importance est minime au point de vue de la provision de capital et même de capital-argent dont le pays dispose. Le capital ne figure ici que comme capital-argent, même simplement à titre de capital s'il n'existe pas sous forme d'argent, ce qui est très important puisqu'il s'agit d'une confusion de la rareté et la demande pressante du capital de banque avec une réduction du capital réel, qui dans des circonstances pareilles existe au contraire en grande abondance 'sous forme de moyens de production et de produits, au point qu'il déprime les marchés.
Ces considérations expliquent très simplement comment la banque peut voir s'accroître la masse de valeurs qui lui servent de couverture et par conséquent donner satisfaction à des demandes croissantes d'avances d'argent, alors que la masse de moyens de circulation reste constante ou diminue. Dans les périodes où la monnaie fait défaut, la masse des moyens de circulation est limitée - l' parce l'or est drainé; 20 parce que la monnaie n'est demandé que pour des paiements, situation qui a comme conséquence
'Cll,â,P- XXVIIr* - l~INS17RUIàEI;T DE èIRCULATIGN ET LE CA.PITAL 5M
que les billets émis font immédiatement retour à la banque et qu'un grand nombre de transactions se liquident par des virements de comptes sans l'intervention de billets de banque, par conséquent par de simples opérations de crédit. La monnaie, lorsqu'elle fonctionne exclusivement pour solder des comptes - en temps de crise on emprunte de l'argent pour payer et non pour acheter, pour terminer des affaires, et non pour en commencer - est caractérisée par une circulation fugace, même lorsque les paiements ne se font pas exclusivement par des virements aux livres ; il en résulte que lorsque la demande d'argent est intense,' une quantité considérable de ces transactions peut être faite sans que plus d'extension soit donnée à la circulation. Cependant de ce que la circulation de la Banque d'Angleterre reste stationnaire et même diminue à des époques où elle donne plus d'importance à des avances d'argent, on ne peut pas inférer à première vue, comme le font Fullarton, Tooke et d'autres (qui confondent les avances d'argent avec les avances de capital) que la circulation de la monnaie ou des billets de banque fonctionnant comme moyens de paiement n'augmente et ne se développe pas. Car, étant donné que la circulation des billets fonctionnant comme moyen d'achat diminue lorsque les demandes d'avances augmentent, il se peut très bien que leur circulation comme moyens de paiement augmente alors que la circulation totale (celle des moyens de paiement et des moyens d'achat) reste stationnaire ou même diminue. La circulation des billets de banque servant de moyens de paiement et refluant immédiatement à la banque qui les a émis, ne constitue une circulation aux yeux d'aucun de ces économistes.
Lorsque la circulation des moyens de paiement augmente
plus rapidement que ne diminue celle des moyens d'achat,
la circulation totale augmente, alors même que la masse
d'argent fonctionnant comme moyens de paiement diminue
dans une large mesure. Ce fait se présente à certains mo-w
ments des crises, lorsque le cré ' dit est radicalement sus
pendu, lorsque non seulement les marchandises et 1es
516 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRIS'E
valeurs sont invendables, mais que les traites ne sont plus admises à l'escompte et que seuls les paiements au comptant ou, comme dit le négociant, la " caisse ", sont encore écoutés. Or Fullarton et d'autres ne comprennent pas que dans de pareils moments la disette d'argent est caractérisée par la circulation de billets fonctionnant comme moyens de paiement. Aussi considèrent-ils le phénomène comme accessoire : "En ce qui concerne ces exemples d'ardente compétition pour la possession des billets de banque, qui caractérise les moments de panique et qui conduit parfois, comme à la fin de l'année 1825, à une extension, soudaine mais temporaire de l'émission, même lorsque le drainage de l'or continue encore, je considère qu'ils ne sont pas à considérer comme devant accompagner naturellement et nécessairement un ralentissement de l'échange; dans ce cas il n'y a pas demande de circulation (de moyens d'achat) mais demande de trésor de la part de banquiers et de capitalistes alarmés, demande qui se produit au dernier acte de la crise (donc comme réserve pour des moyens de paiement) après que le drainage a continué longtemps, et qui annonce qu'il va prendre fin " (Fullarton, p. 130). En étudiant dans le premier volume (Chap. III, page 57) la monnaie comme moyen de paiement, nous avons montré comment une rupture violente de la chaîne des paiements fait passer la monnaie d'une forme purement idéale (de monnaie d-, compte) à une forme matérielle et absolue de la valeur, et les notes 1 et 2 au bas de la page 57 ont donné des illustrations de ce phénomène. Cette rupture est en partie la conséquence et en partie la cause de l'ébranlement du crédit et des circonstances qui l'accompagnent, c'est-à-dire l'encombrement des marchés, la dépréciation des marchandises, l'interruption de la production, etc. Il est clair que Fullarion, partant de la conception étroite que les banquiers ont de la circulation, substitue à la différence entre l'argent, moyen d'achat, et l'argent, moyen de paiement, la différence salis fondement entre la currency et le capital.
CHAP. XXVIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE bAPITAL 517
On pourrait encore poser la question : Que manque-t-il dans ces périodes des crises, du capital ou de la monnaie devant fonctionner comme moyen de paiement ? Cette question donne lieu à une controverse. Lorsque la crise résulte d'un drainage de l'or, il est évident que la demande a pour objet le moyen international de paiement. Or, la monnaie capable de fonctionner dans les paiements internationaux est l'or, la monnaie ayant une valeur intrinsèque. Mais cette monnaie est en même temps capital, non pas capital sous forme de marchandise, mais capital sous forme de monnaie (de monnaie dans le sens le plus élevé du mot, de monnaie sous une forme qui en fait la marchandise générale du marché mondial). De sorte qu'il n'y a pas opposition entre la demande de monnaie, moyen de paiement, et la demande de capital, mais entre le capital sous sa forme de monnaie et le capital sous sa forme de marchandise. C'est la forme de monnaie qui dans ce cas est demandée et qui seule peut fonctionner.
Abstraction faite de cette demande d'or (ou d'argent), il est incontestable que dans ces périodes le capital ne fait défaut d'aucune manière. Il ne pourrait en être ainsi que dans des circonstances extraordinaires, par exemple, s'il y avait renchérissement des céréales, disette de colon, etc ; mais ces événements n'accompagnent pas nécessairement, ni régulièrement les crises, et l'on ne peut pas inférer que le capital fait défaut de ce qu'il y a une recrudescence des demandes d'avances de monnaie. An contraire ; les marchés sont encombrés et submergés de marchandises, de sorte que ce n'est d'aucune manière le manque de capital-marchandise qui est cause de la gêne. Nous reviendrons plus loin sur cette question.
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capital_livre_3_2_tdm.txt
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TABLE DES MATIÈRES
Livre III (Suite et fin)
Le procès d'ensemble de la production capitaliste
Cinquième partie (Suite) : Subdivision du profit en intérêt et profit d'entreprise. Le capital productif d'intérêts.
Chapitre XXIX. - Les éléments constitutifs du capital de banque.
Chapitre XXX. - Capital- Argent et capital effectif1) Le crédit commercial
2) Le capital-argent et le capital effectif dans les différentes phases du cycle industrielChapitre XXXI. - Capital-argent et capital effectif (Suite)
1) La transformation de l'argent en capital empruntable.
2) La transformation du capital ou du revenu en argent et de l'argent en capital empruntableChapitre XXXII. - Capital-argent et capital effectif (fin)
Chapitre XXXIII. - L'instrument de circulation et le crédit
Chapitre XXXIV. - Le " Currency principle " et le " Bank act " de 1844
Chapitre XXXV. - Le métal précieux et le cours du changeI. Le mouvement du trésor métallique
II. Le cours du changeChapitre XXXVI. - La période précapitaliste
Sixième partie : La transformation d'une partie du profit en rente foncière.
Chapitre XXXVII. - Introduction
Chapitre XXXVIII. - La rente différentielle. Considérations générales
Chapitre IXL. - La première forme de la rente différentielle (La rente différentielle I)
Chapitre XL. - La deuxième forme de la rente différentielle. (La rente différentielle II)
Chapitre XLI. - La rente différentielle II. Premier cas : le coût de production reste constant
Chapitre XLII. - La rente différentielle II. Deuxième cas : le coût de production décroît
Chapitre XLIII. La rente différentielle II. Troisième cas : le coût de production augmente
Chapitre XLIV. - Une rente différentielle sur la terre la plus mauvaise
Chapitre - XLV. - La rente foncière absolue
Chapitre -XLVI. La rente des terrains à bâtir. La rente des mines. Le prix de la terre
Chapitre XLVII. - La genèse de la rente foncière capitalisteI. Introduction
II. La rente payée en travail
III. La rente payée en produits
IV. La rente payée en argent
V. Le métayage et la propriété parcellaireSeptième partie : Les Revenus et leurs Sources.
Chapitre XLVIII. - La formule tripartite
Chapitre XLIX. - Analyse complémentaire du procès de production
Chapitre L. - L'apparence de la concurrence
Chapitre LI. - Les rapports de répartition et les rapports de production
Chapitre LII. - Les classes
capital_Livre_3_2_000_045.txt
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KARL MARX
LE CAPITAL
CRITIQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE
avec une préface de FRIEDRICH ENGELS
LIVRE III
LE PROCÈS D'ENSEMBLE DE LA PRODUCTION CAPITALISTE
II
(Suite et fin)
TRADUIT à L'INSTITUT DES SCIENCES SOCIALES DE BRUXELLES
par JULIAN BORCHARDT et HIPPOLYTE VANDERRYDT
PARIS: V. GIARD, LIBRAIRES-ÉDITEURS. 1902. BIBLIOTHÈQUE SOCIALISTE INTERNATIONALE, no V.
LIVRE III
LE PROCÈS D'ENSEMBLE DE LA PRODUCTION CAPITALISTE
CINQUIÈME PARTIE
(suite)
SUBDIVISION DU PROFIT EN INTÉRÊT ET PROFIT D'ENTREPRISE.
LE CAPITAL PRODUCTIF D'INTÉRÊTS
CHAPITRE XXIX
LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DU CAPITAL DE BANQUE
Nous avons maintenant à étudier de plus près la composition du capital de banque.
Nous venons de voir que Fullarton et d'autres font de la différence entre la monnaie, instrument de circulation, et la monnaie, moyen de paiement (monnaie mondiale, si l'on tient compte des exportations de l'or), une différence entre la circulation (currency) et le capital. C'est à la particularité du rôle du capital dans ces phénomènes qu'il faut attribuer cette insistance des banquiers économistes à faire
2 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
de la monnaie le capital par excellence, insistance qui est au moins aussi tenace que celle qui détermine les économistes éclairés à déclarer que la monnaie n'est pas du capital. Il est vrai - et nous ne tarderons pas à l'établir - que le capital-argent est confondu ici avec le moneyed caplialje capital productif d'intérêts, alors que l'expression capital-argent s'applique à une forme transitoire du capital, différente de ses deux autres formes, le capital-marchandise et le capital productif.
Le capital de banque se compose : l' de monnaie d'or ou de billets; 20 de titres fiduciaires. Ces derniers comprennent, d'une part, des effets de commerce, c'est-à-dire des valeurs flottantes, à échéance variable, dont l'escompte répond à la véritable fonction du banquier; d'autre part, des valeurs publiques, telles que des ventes d'État, des bons du trésor, des actions de toute espèce, des contrats hypothécaires, en. un mot des valeurs produisant des intérêts et se distinguant nettement des effets de commerce.
Toutes ces valeurs constituant le capital de banque se groupent en deux parties formant, l'une, le capital engagé par le banquier, l'autre, les dépôts, le baïèking-capl"tal, c'est-à-dire le capital prêté au banquier. Quand il s'agit de banque d'émission, il convient d'y ajouter encore les billets de banque, mais provisoirement nous ferons abstraction de ceux-ci ainsi que des dépôts. Il va de soi qu'il est sans importance, en ce qui concerne la composition du capital de banque, que les éléments - monnaie, effets de commerce, valeurs en dépôt - qui le constituent, soient ou non la propriété du banquier; peu importe à ce point de -vue que le banquier opère exclusivement avec son capital ou avec celui des autres.
La notion du capital productif d'intérêts entraîne cette conséquence que tout revenu touché régulièrement en monnaie est considéré comme un intérêt, qu'il soit produit ou non par un capital ; elle part de la forme monétaire du revenu pour en faire un intérêt et elle fait correspondre cet intérêt à un capital. De même, et sous l'influence de la
CHAP. XXIX. - LES ÉLÉMENTS DU CAPITAL DE BANQUE 3
même conception, toute somme est considérée comme un capital du moment qu'elle n'est pas dépensée comme revenu ; elle devient le " principal " par opposition aux "intérêts " qu'elle rapporte ou peut rapporter.
Supposons que le taux moyen de l'intérêt soit de 5 0/0. Une somme de 500 £ transformée en capital productif d'intérêts rapportera 25 £ par an. Parce qu'il en est ainsi, tout revenu annuel fixe de 25 £ sera considéré comme l'intérêt d'un capital de 500 £. Cependant, cette conception est purement illusoire, sauf dans le cas où ce qui produit 25 £ est directement transmissible ou peut le devenir, comme par exemple un titre de propriété, une créance, un élément de production, un lopin de terre. Prenons comme exemples la dette publique et le salaire. L'État doit payer annuellement un intérêt déterminé à ceux qui lui prêtent du capital, mais ceux-ci ne peuvent pas se faire restituer directement leur argent par leur débiteur; ils ne peuvent que vendre leur créance, leur titre de propriété. Quant au capital qu'il ont remis à l'État, il est dépensé, il n'existe plus. Tout ce qu'un créancier de l'État possède, c'est un titre de créance (de 100 £, par ex.), qui lui donne le droit de prélever annuellement une part de 5 0/0 (de 5 £) sur le revenu (le produit des contributions) de l'État, et qu'il peut vendre à toute autre personne. Le crédit de l'Etat étant solide, A obtiendra généralement 100 £ en vendant son titre de créance à B, car pour celui-ci il sera indifférent qu'il prête 100 £ à 5 0/0 par an, ou que moyennant 100 il s'assure le paiement annuel par l'État d'un tribut de 5 Cette opération n'empêchera pas que le capital dont les 5 seront le rejeton sera un capital illusoire, un capital fictif. En effet, la somme qui a été prêtée à, l'Etat n'existe plus ; elle n'avait pas été avancée comme capital, seule condition qui aurait pu en faire une valeur durable. Aux yeux de A, le créancier originaire, la part de l'impôt que l'Etat lui abandonne annuellement représente l'intérêt de son capital, de même que l'usurier considère comme intérêt la part qu'il prélève sur la fortune du dissipateur, bien que
4 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
dans les deux cas l'argent prêté n'ait pas été avancé comme capital. La récupération éventuelle de son principal est représentée pour A par la faculté qu'il a de vendre son titre de la dette publique.
Quant à B, s'il se place à son point de vue personnel, il peut considérer qu'il a placé son capital comme capital productif d'intérêts, alors qu'ribjectivement il s'est simplement substitué à A, en achetant sa créance sur l'État. De pareilles transactions auront beau se répéter à l'infini, le capital de la dette n'en sera pas moins fictif et son apparence de capital s'évanouira dès l'instant où les titres qui le représentent deviendront invendables; ce qui n'empêche qu'il ait son mouvement propre, ainsi que nous le verrous dans un instant.
A la dette publique qui fait d'une quantité négative un capital - ce qui est une des absurdités inhérentes au capital productif d'intérêts, qui présente cette autre bizarrerie que les dettes se transforment en marchandises dans la conception des banquiers - opposons la force de travail, en la considérant comme un capital dont le salaire est l'intérêt. Le salaire annuel étant de 50 £ et le taux de l'intérêt de 5 0/0, la force de travail d'une année serait équivalente à un capital de 1.000 £. Dans cette assimilation, l'absurdité de la conception capitaliste atteint son sommet le plus élevé, car au lieu de déduire la mise en valeur du capital de l'exploitation de la force de travail, elle explique au contraire la productivité du travail en faisant de la force de travail cette chose mystérieuse qu'on appelle le capital productif d'intérêts.
Cette conception fut surtout à la mode dans la seconde moitié du xviie siècle (on la rencontre chez Petty, par exemple) et elle est encore développée aujourd'hui avec le plus grand sérieux par les économistes vulgaires et particulièrement par les statisticiens allemands (1). Malheureuse
(1) " L'ouvrier dispose d'un capital si l'on considère comme un intérêt la valeur en argent de son salaire annuel... Si l'on capitalise à 4 % le salaire moyen, on trouvera que la valeur moyenne d'un ouvrier agri
CHAP. XXIX. - LES ÉLÉMENTS DU CAPITAL DE BANQUE 5
ment, deux faits viennent en établir l'inanité : d'abord, l'ouvrier doit travailler pour obtenir cet intérêt; ensuite, il ne peut pas transformer en argent, en le transférant à autrui, le capital constitué par sa force de travail. Bien plus, la valeur annuelle de sa force de travail est égale à son s'alaire moyen annuel, et il doit fournir à celui qui la lui achète, non seulement cette valeur, mais la plus-value. Dans le système esclavagiste, le travailleur est un capital, dont la valeur est égale au prix auquel il est acheté ; celui qui prend un esclave en location doit payer, non seulement l'intérêt du prix d'achat, mais l'usure annuelle du capital.
Constituer un capital fictif s'appelle capitaliser. On capitalise tout revenu qui se répète d'une manière régulière, en calculant quel serait le capital qui, placé au taux moyen d'intérêt, donnerait ce revenu. Soit, par exemple, un revenu annuel de 100 £. Si le taux de l'intérêt est de 5 0/0, 100 £ seront l'intérêt annuel de 2.000 £ et ces 2.000 2 seront la valeur capitalisée du titre de propriété qui donne droit à un revenu annuel de 100 £. Celui qui achètera le titre de propriété sera donc autorisé à considérer les 100 £ comme l'intérêt à 5 0/0 du capital qu'il aura avancé pour son achat. Toute trace du procès de mise en valeur du capital disparaît dans ce raisonnement et la conception du capital-automate, engendrant de la valeur par lui-même, y atteint son plus haut degré de pureté.
Même lorsque le titre fiduciaire ne représente pas un capital purement illusoire comme lorsqu'il s'agit de la dette publique, la valeur comme capital de ce titre est illusoire. Nous avons vu comment le crédit provoque l'association des capitaux. Les papiers-valeurs sont les titres de propriété de ces capitaux fusionnés. Les actions de chemins de fer, de charbonnages, de sociétés de navigation représen
_______________
cole est de 1.500 thalers dans l'Autriche allemande, de 1. 500 en Prusse, de 3.750 en Angleterre, de 2.000 en France et de 750 dans la Russie centrale. " Von Reden, Vergleichende Kultursiatistik, Berlin, 1848, p. 134.
6 CINQUIÈME PARTIE. - 1,'I.NITÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
tent un capital réel, soit le capital engagé et fonctionnant dans ces entreprises, soit l'argent avancé par les participants pour y être dépensé comme capital (ce qui n'empêche évidemment pas qu'elles puissent également reposer sur la fraude). Mais ce capital n'existe pas deux fois, une fois comme capital dont la valeur réside dans les titres de propriété, dans les actions, et une fois comme capital engagé ou à engager réellement dans ces entreprises. Il existe sous cette dernière forme seulement, et l'action est simplement un titre de propriété donnant droit à une part proportionnelle de la plus-value (lui sera réalisée dans l'entreprise. Peu importe que A vende son action à B et que celui-ci la cède à C; ces transactions n'auront d'autre conséquence que de permettre à A et B de transformer en capital leur titre de propriété et à C de convertir son capital en un titre de propriété lui donnant droit à une plus-value éventuelle à obtenir du capital des actions.
La transmulabilité comme valeurs, non seulement des titres de la dette publique, mais des actions, leur donne l'apparence d'un capital réel existant à côté du capital ou de la créance qu*ils représentent. Ce sont des marchandises ayant an prix fixé, qui varie d'une manière qui leur est propre; leur valeur marchande s'écarte de leur valeur nominale sans que la valeur du capital réel (même lorsqu'il y a variation de la mise en valeur) se modifie, et elle dépend de l'importance et de la sûreté du revenu auquel le titre donne droit, Supposons que la valeur nominale d'une action, c'est-à-dire que l'avance primitive de capital qu'elle représente, soit de 100 £. Le taux de l'intérêt étant de 5 0/,, la valeur inarchande de cette action s'élèvera à 200 £, si au lieu de 5 0/0 l'entreprise donne 10 0/0, car le revenu qu'elle produira étant capitalisé à 5 0/0 correspondera à un capital fictif de 200 £. Celui qui achètera l'action à ce dernier prix touchera 5 0/0 de revenu du capital qu'il aura avancé. Mais la valeur marchande de ces titres dépend aussi jusqu'à un certain point de la spéculation, et à ce point de vue elle est déterminée, non seulement par
CHXP. XXIX. - LES ÉLÉMENTS DU CAPITAL DE BANQUE 7
le revenu assuré, mais par le revenu espéré. Lorsque le produit du capital effectif est constant Ou
lorsque, aucun capital n'existant comme dans la dette publique, le produit annuel est fixé par la loi
et suffisamment garanti, le prix des papiers-valeurs varie en raison inverse du taux de l'intérêt. Si
celui-ci monte de 5 à 10 0/0, un titre à revenu fixe de 5 Ê ne représente plus qu'un capital de 50 £ ;
au contraire, si le taux de l'intérêt tombe à 2 1/2 0/., le même titre représente un capital de 200 £.
La valeur du titre est donc toujours déterminée par la capitalisation du revenu qu'il donne ; elle est
égale à un capital fictif calculé d'après ce revenu et le taux de l'intérêt. Lorsqu'une crise atteint le
marché financier, les prix des papiersvaleurs tombent pour deux raisons: d'abord, parce que le
taux de l'intérêt monte ; ensuite, parce que ces papiers sont jetés cri masse sur le marché pour être
convertis en argent. Cette dépréciation des titres se produit aussi bien lorsque leur revenu est
ronsfant et assuré, comme c'est le cas des fonds publics, que lorsque la productivité du capital
qu'ils représentent peut être affectée, comme dans les entreprises industrielles, par la perturbation
du procès de reproduction; si ce dernier effet se réalise, un troisième facteur de dépréciation vient
ajouter son action à celle des deux autres. Dès que la crise est passée, les titres remontent à leur
ancienne valeur, pour autant que les entreprises qu'ils représentent aient résisté à l'orage; leur
dépréciation pendant la dépression est un puissant agent de la centralisation de la fortune mobilière
(1).
Lorsque les variations de valeur des titres fiduciaires sont
(1) [Immédiatement après la Révolution de Février, au moment où à Paris les marchandises et les valeurs étaient dépréciées à l'extrême et complètement invendables, un commerçant suisse habitant Liverpool, M. R. Zwilchenbart (qui le raconta plus tard à mon père) convertit en argent tout ce qu'il put et se rendit à Paris pour proposer à Rothscliild une affaire à poursuivre en commun. Rothschild le regarda dans les yeux et le prenant aux épaules : Avez-vous de l'argent sur vous Oui, M. le Baron. - Alors vous êtes mon homme 1 Ils firent une brillante affaire. - F. E.]
8 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISIR:
indépendantes du mouvement de la valeur du capital réel auquel ils correspondent, elles n'affectent d'aucune manière la richesse du pays. " Le 23 octobre 1847, les fonds publics et les actions de canaux et de chemins de fer étaient déja dépréciés de 114.725.225 £. " (Déposition de Morris, Gouverneur de la Banque d'Angleterre, dans le rapport sur la Commercial Distress 1847-48). La nation ne perd pas un centime à ces hauts et bas d'un capital purement nominal, pour autant que la dépréciation des titres ne soit pas l'indice d'un arrêt de la production, d'un ralentissement du trafic sur les chemins de fer et les canaux, d'une interruption d'entreprises en cours ou d'un gaspillage de capitaux dans des affaires sans objet sérieux.
Les papiers-valeurs ne sont en réalité que des titres de créance sur une production éventuelle ; leur valeur-argent ou bien ne représente aucun capital, tel est le cas des titres de la dette publique, ou bien varie indépendamment de la valeur du capital effectif auquel ils correspondent. Dans tous les pays de production capitaliste il existe une masse énorme de ce moneYed capital, de ce soi-disant capital productif d'intérêts ; l'accumulation du eapital-argent n'est en grande partie que l'accumulation de ces créances éventuelles sur la production, l'accumulation du capital illusoire ayant pour base ces créances et les prix du marché.
Une partie du capital de banque est représentée par ces valeurs produisant des intérêts, qui constituent jusqu'à un certain point le capital de réseve qui ne fonctionne pas dans les opérations réelles du banquier. Une autre partie, la plus importante, consiste en traites et Promesses de paiement, émanant d'industriels et de commerçants. Ces billets sont pour le banquier qui les prend contre argent des papiers productifs d'intérêt, et il a soin, lorsqu'il les achète, de retenir l'intérêt pour la durée qu'ils ont encore à courir. Cette opération constitue l'escompte et la réduction dont elle frappe l'import de la traite dépend du taux de l'intérêt. Enfin, le capital de banque comprend une der
CHAP. XXIX. - LES ÉLÉMENTS DU CAPITAL DE ]BANQUE 9
nière partie, formée par la réserve de monnaie en or et en billets de banque. Quant aux dépôts, à moins qu'un contrat ne stipule qu'ils ne peuvent être retirés qu'à long terme, ils sont continuellement à la disposition des déposants ; les uns sont retirés, d'autres sont effectués, de sorte que lorsque les affaires suivent leur cours normal, il n'intervient pas de fluctuation sensible de la somme moyenne qui les représente.
Dans les pays où la production capitaliste est développée, le fonds de réserve des banques exprime l'importance moyenne de l'argent existant sous forme de trésor, et une partie de ce trésor se compose de papier donnant droit à de l'or, mais n'ayant pas de valeur en lui-même. La partie la plus importante du capital des banques est donc purement fictive et se compose de traites (représentant des créances), de titres de la dette publique (correspondant à du capital consommé) et d'actions (donnant droit à un revenu éventuel), sans compter que la valeur-argent du capital que ces papiers représentent dans les coffres blindés des banquiers est également fictive, la valeur des actions se réglant indépendammant du capital effectif auquel elles correspondent et celle des titres de la dette publique (qui donnent droit à un revenu et ne représentent pas un capital) se réglant d'après les fluctuations d'un capital fictif sans cesse en mouvement. Enfin, il importe de ne pas perdre de vue que la plus grande partie de ce capital fictif du banquier ne lui appartient pas et qu'elle est la propriété du publie qui la lui confie avec ou sans intérêt.
Les dépôts se font toujours en monnaie, soit en or, soit en billets, soit en titres payables en monnaie. A part le fonds de réserve qui est constitué et qui se développe d'après les besoins de la circulation effective, les dépôts se trouvent, soit entre les mains des industriels et des commerçants auxquels ils sont avancés ou dont ils servent à escompter les traites, soit des boursiers et des particuliers qui ont vendu leurs papiers-valeurs, soit de l'Etat lorsqu'il a émis des bons du trésor ou contracté un emprunt. Ou
10 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PEOFIT D'ENTREPRISE
bien ils sont prêtés comme capital productif d'intérêts, sont sortis du coffre-fort de la banque et figurent simplement dans les livres à l'actif des déposants ; ou bien ils sont la contre-valeur des chèquesque les déposants ont tirés sur la banque et n'existent en réalité que par leur inscription dans les livres. (A ce point de vue, il est sans importance que ce soit un seul banquier qui détienne tous les dépôts et établisse tous les comptes, ou que plusieurs banques interviennent, échangent leurs chèques et se paient les différences).
A mesure que le rôle du capital productif d'intérêts et du crédit gagne en importance, le capital semble doubler et même tripler, parce que le même capital ou la même créance apparait sous plusieurs formes et dans plusieurs mains (1). La plus grande partie de ce " capital-argent " est purement fictive. Tous les dépôts, sauf le fonds de réserve, n'existent pas dans la banque et sont simplement insciits au passif du banquier; ceux qui servent aux opérations de virement fonctionnent comme capital bien que les
(1) [Cette multiplication du capital s'est développée considérablement dans ces dernières années, notamment par les trusts financiers qui ont déjà. une rubrique spéciale à la cote de la Bourse de Londres. Il se crée, par exemple, une société pour l'achat de certaines valeurs, de titres de la dette publique d'un pays étranger, d'obligations de villes anglaises, de titres de la dette américaine, d'actions de chemins de fer, etc. Cette société est constituée par actions, mettons au capital de 2 millions de £. Elle achète les valeurs pour lesquelles elle a été formée, en fait une spéculation plus ou moins active et distribue à la fin de l'année un divi. dende à ses actionnaires. - D'autre part, l'usage s'est introduit dans certaines sociétés de subdiviser les actions en actions privilégiées (jure. ferred) et en actions de jouissance (deferred) ; les premières ont droit à un intérêt fixe (5 0/. par ex.) pour autant que les bénéfices le permettent, et les autres se partagent ce qui reste. Ce système met plus ou moins le capital " solide ", représenté par les titres privilégiés, en dehors de la spéculation, qui se porte sur les titres dejouissance. Mais certaines grandes entreprises n'ont pas voulu adopter ce mode d'émission ; il s'est formé alors des sociétés qui ont acheté pour un ou plusieurs millionsde£ d'actions de ces entreprises et qui à leur tour ont émis des actions, moitié prévilégiées, moitié dejouissance, jusqu'à concurrence de la valeur nominale de leur participation à ces entreprises. Les actions de ces dernières, -qui servent ainsi de base à une nouvelle émission, sont doublées par -le fait. - F. E.]
CHAP. XXIX. - LES ÉLÉMENTS DU CAPITAL DE BANQUE il
banquiers les aient prêtés, ceux-ci se remettant mutuellement en compte les créances sur ces dépôts qui n'existent pas.
Voici en quels termes A. Sinith caractérise le rôle de capital employé comme argent prêté à intérêt : " Cependant, même dans l'intérêt de l'argent, l'argent n'est pour ainsi dire que le contrat de délégation qui transporte d'une main dans une autre ces capitaux que les possesseurs ne se soucient pas d'employer eux-mêmes. Ces capitaux peuvent être infiniment plus grands que la somme d'argent qui sert comme d'instrument pour en faire le transport ; les mêmes pièces de monnaie servant successivement. Pour plusieurs différents prêts, tout comme elles servent pour plusieurs différents achats. Par exemple, A prête à X 1.000 livres, avec lesquelles X achète immédiatement de B pour la valeur de 1.000 livres de marchandises. B n'ayant pas besoin de cet argent pour lui-même prête identiquement les mêmes pièces à Y, avec lesquelles Y achète aussitôt de C pour 1.000 livres d'autres marchandises. C de même, et pour la même raison, prête cet argent à Z, qui en achète aussi d'autres marchandises de D. Par ce moyen, les niêmes pièces, soit de métal, soit de papier~ peuvent, dans le courant de quelques jours, servir d'instrument à trois différents prêts et à trois différents achats, chacun desquels est de valeur égale au montant de toutes ces pièces. Ce que les trois capitalistes A, B, C, transportent aux trois emprunteurs X, Y, Z, c'est le pouvoir de faire ces achats : c'est dans ce pouvoir que consiste la valeur du prêt et son utilité. Le capital prêté par ces trois capitalistes est égal à la valeur des marchandises qu'on peut acheter avec, et il est trois fois plus grand que la valeur de l'argent avec lequel se font les achats. Cependant, ces prêts peuvent être tous parfaitement bien assurés ; les marchandises achetées par les différents débiteurs étant employées de manière à rendre, au terme convenu, une valeur égale en argent ou en papier, avec un profit en plus. Si ces mêmes pièces de monnaie peuvent ainsi
12 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
servir d'instrument à différents prêts pour trois fois, et par la même raison pour trente fois leur valeur, elles peuvent pareillement servir autant de fois successivement d'instrument de remboursement. " (Livre 11, chap. IV, p. 410-442. Edit. Guillaumin, 1843.)
De même qu'une pièce d'argent peut effectuer un nombre plus ou moins grand d'achats suivant que sa circulation est plus ou moins rapide, de même elle peut servir à plusieurs prêts, car si les achats la transportent d'une main à, une autre, les prêts ne sont que des transferts sans l'intervention d'aucune opération d'achat. De même que pour chaque vendeurfargent représente la marchandise qu'il a vendue, de même dans la série des emprunts il représente différents capitaux (étant donné qu'aujourd'hui toute valeur est considérée comme un capital), ce qui exprime sous une autre forme ce que nous énoncions en disant que l'argent réalise une série de valeurs-marchandises. Dans l'opération du prêt, l'argent ne fonctionne pas comme moyen de circulation, car pour le prêteur il est uniquement l'expression d'un capital et c'est comme tel qu'il est remis à l'emprunteur. Si l'argent avait été prêté par A à B et par B à C sans qu 1 aucune vente ne fût intervenue entre eux, il représenterait non trois mais un capital, alors que chaque fois qu'il exprime la valeur d'un capital-marchandise, il représente un capital.
Ce qu*A. Smith dit des prêts est vrai des dépôts, qui sont sous un autre nom des prêts faits par le publie aux banquiers. Les mêmes pièces de monnaie peuvent servir d'instrument pour un nombre quelconque de dépôts. " Il est indéniable que les 1.000 £ déposées aujourd'hui chez A peuvent être mises en circulation demain et être déposées chez B ; après-demain elles peuvent sortir de la caisse de B pour aller en dépôt chez C, et ainsi de suite à, l'infini. Une sonim e d'argent de 1. 000 £ peut donc par une série de transferts constituer une somme indéterminée de dépôts. Il en résulte qu'il est possible que les neuf-dixièmes des dépôts du Royaume-Uni n'existent que dans les livres des
CHAP. XXIX. - LES ÉLÉMENTS DU CAPITAL DE BANQUE 13
banquiers, qui en sont il est vrai responsables... C'est ainsi qu'en Ecosse les dépôts s'élèvent à 27 millions de £, alors que la circulation monétaire n'est que de 3 millions. Et de même, si les déposants ne se présentent pas en masse aux guichets des banques, la même somme de 1.000 £, revenant sur ses pas, peut effectuer une série indéterminée de paiements. Aujourd'hui, le détaillant s'en servira pour payer le commerçant, demain, le commerçant l'utilisera pour régler son compte avec la banque, et ainsi de suite indéfiniment; passant de main en main et de banque en banque, les mêmes 1 .000 £ liquideront n'importe quelle somme de dépôts. " The Currency Question Reviewed, p. 162, 163.
Même le " fonds de réserve ", que l'on croirait cependant être quelque chose de solide, n'échappe pas à cette œuvre du crédit qui double, triple, multiplie tout et en fait des chimères. Ecoutons M. Morris, le Gouverneur de la Banque d'Anglèter~e : " Les réserves des banque~ privées sont déposées à la Banque d'Angleterre. Un drainage de l'or devrait donc atteindre en premier lieu cette dernière ; cependant il frappe également les réserves des autres banques, car il se ramène à un drainage des réserves qu'elles ont déposées chez nous.Toutes les banques provinciales sont donc atteintes dans leurs réserves. " (Commercial Distress 1847-48). Tous les fonds de réserve se ramènent ainsi au fonds de réserve de la Banque d'Angleterre (1); mais même
(1) [Le relevé (ffle s du
,iel suivant, donnant d'après le Daily New 15 décembre 4892 l'évaluation des fonds de réserve des quinze plus grandes banques de Londres, en novembre 1892, montre combien cette situation s7est accentuée depuis que Marx écrivait ces lignes :
Ràserve en espèces.
Firmes. P&Ssif. s'Mmes. 0/0.
City Ê 9.317.629 746.551 8.01
Capital and Coijnties " 14.392.744 1.307.483 11.47
Impérial " 3.987.400 44à.157 11.21
Llovds " 23.800.937 " 2.966.806 12.46
LoIldon and Westminster. " 24.674.559 " 3.818.885 45.50
A reporter. £ 73.170.269 £ 9.286.882
14 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
celui-ci a une double existence. Le fonds de réserve du bankiny departînent est égal à l'excédent des billets que la Banque est autorisée à émettre sur les billets en circulation. Le maximum de l'émission est fixé à 14 millions (qui ne sont pas couverts par une réserve métallique, parce qu'ils représentent la créance de la Banque sur l'Etat) plus une somme égale à la réserve métallique. Lorsque cette dernière s'élève, par exemple, à 14 millions, la Banque peut émettre pour 28 millions de billets, et si sa circulation est alors de 20 millions, la réserve du bankiny department n'est plus que de 8 millions. Ces huit millions représentent alors et le capital de banque dont la Banque peut disposer légalement et le fonds de réserve devant faire face à ses dépôts. Survienne un drainage de l'or, réduisant de six millions la réserve métallique (une même somme de billets devra être anéantie), et la réserve du bankîng depariment ne sera plus que de 2 millions. D'une part, la Banque devra hausser le taux de l'intérêt; d'autre part, les déposants, y compris les banques qui ont des dépôts chez elle, verront diminuer d'une manière notable les dépôts qui assurent leur crédit auprès de la Banque. C'est ainsi
Report. . £ 73.170.269 £ 9.286.8824
London and S. Western " 5.570.268 " 812 353 13.58
London Joint Stock " 12.127.993 " 1.288.977 10.62
London and Midland " 8.814.499 " 1.127.280 12.79
London and County " 37.111.035 " 3.600.374 9.70
National .......... " 11.463.829 " 1.426AM 12.77
National Provincial " 41.907.384 " 4.614.780 11.01
Parrs and the Alliance . . " 12.794.489 " 1.532.707 11.93
Prescott et Co " 4.041.058 " 538.517 13.07
Union of London " 13.5012.618 " 2.300"084 14.84
Williams, DeaconandMan
chester & CO " 10.452.381 " 1.317.628 12.60
En Somme. £ 232.655.823 £ 27.81,É5,807 11.97
Sur ces 28 millions environ de réserve, 25 millions étaient déposés à la Banque d'Angleterre et tout au plus 3 millions se trouvaient en espèces dans les coffres des 45 banques. Quant à la réserve métallique du banking department de la Banque d'Angleterre, elle n'atteignait pas même 16 millions ! - F. E.]
CHAP. XXIX. - LES ÉLÉMFNTS DU CAPITAL DE BANQUE 15
qu'en 1857, les quatre plus grandes banques par actions de Londres mirent la Banque d'Angleterre en demeure de provoquer un décret du gouvernement suspendant (1) le Bank Act de 1844, faute de quoi elles auraient exigé la restitution de leurs dépôts, ce qui aurait entrainé la faillite du banking depariment. Il est donc possible que le bankiny depariment fasse faillite, comme en 1847, alors que des millions (8 millions en 1817) se trouvent à l'issue department comme garantie des billets en circulation. Mais cela encore est de l'illusion !
" La majeure partie des dépôts dont les banquiers n'ont
pas l'emploi immédiat passe aux mains des billbrokers
(littéralement " courtiers de change ", en réalité des demi
banquiers), qui remettent en garantie des effets de
commerce qu'ils ont escomptés a' des personnes de Lon
dres ou de la province. Le bill&oker est responsable
devant le banquier pour la restitution de la money ai call
(argent a restituer à la première demande) qui lui a été
avancée, et les opérations de ce genre ont pris une telle
importance que M. Neave, le gouverneur actuel de la
Banque d'Angleterre, dit dans sa déposition : "Nous savons
c
qu'un broker avait 5 millions et nous avons de bonnes raisons pour admettre qu'un second en avait de 8 à 10 millions ; d'autres en avaient l'uni millions, l'autre, 3 1/2, un troisième, plus de 8. Je parle des dépôts chez les brokers." (Report of Commillee on Bank Act, 1857-58, p. 5).
" Les billbrokers de Londres faisaient leurs énor
mes affaires sans aucune réserve en espèces ; ils comptaient
sur les paiements de leurs traites arrivant successivement
à1échéance, ou, en cas de besoin, sur les avances que la
Banque d'Angleterre consentait à leur faire sur dépôt des
traites escomptées par eux. " - Deux billbrokers de Lon
(1) La suspension du Bank Act de 1841 permet à la Banque d'émettre n'importe quelle quantité de billets sans qu'elle doive disposer d'une réserve métallique pour couvrir son émission. Elle peut donc créer une quantité indéterminée de capital fictif en papier-monnaie et l'utiliser en avances aux banques, aux agents de change et aux commerçants.
16 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÉT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
dres suspendirent leurs paiement en 1847, mais recommencèrent les affaires un peu plus tard. En 1857, ils firent de nouveau faillite. En 18,17, le passif de l'une des maisons était de 2.683. 000 £ pour un capital de 180. 000 £ ; en 1857, son passif fut de 5.300.000 £ alors que son capital n'était vraisemblablement que le quart de ce qu'il était en 1817. Le passif de l'autre firme fut chaque fois de 3 à 4 millions, pour un capital qui ne dépassait pas 45.000 £. " (ibidem, p. 21).
CHAPITRE XXX
CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF
Les seules questions difficiles que nous ayons à examiner maintenant en ce qui concerne le crédit sont les suivantes :
Primo. - Jusqu'à quel point l'accumulation du capitalargent proprement dit, est-elle un indice d'accumulation de capital, c'est-à-dire de reproduction à une échelle progressive ? La soi-disant pléthore de capital, une expression qui n'est appliquée qu'au capital- argent, n'est-elle qu'une manifestation de la surproduction industrielle ou est-t-elle un phénomène spécial autre que cette derniève ? Cette plét ' hore, cette offre surabondante de capital-argent se produit-elle lorsqu'il y a des masses de monnaie stagnantes (lingots, monnaie d'or, billets de banque) et exprinie-t-elle qu'il y a réellement pléthore de capital à prêter ?
Secundo. - Jusqu'à quel point la pénurie d'argent, le manque de capital à prêter exprime-t-il le manque de capital effectif (capital-marchandise et capital productif) ? Jusqu'à quel point cette pénurie coïncide-t-elle ave~ un manque de monnaie ?
Jusqu'à présent nous avons considéré l'accumulation de capital-argent uniquement comme une accumulation de moyens permettant à la propriété d'exploiter le travail. L'accumulation du capital de la dette publique n'est, ainsi que nous l'avons établi, que l'extension d'une classe de créanciers de l'Etat, ayant le droit de réclamer une part
18 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
des impôts (1), et ce fait qu'une accumulation de dettes peut prendre l'apparence d'une accumulation de capital montre d'une manière frappante comment le crédit bouleverse les choses. Les titres de la dette publique, qui représentent un capital dépensé depuis longtemps et quine sont que la reproduction en papier d'un capital anéanti, fonctionnent cependant comme capital pour ceux qui les possèdent, car ils sont une marchandise marchande et comme telle peuvent être reconvertis en capital.
Les valeurs industrielles (actions de chemins de fer, de mines, etc.) représentent, il est vrai, un capital effectif, mais ne donnent pas la faculté de disposer de celui-ci. Bien qu'elles donnent droit à une part de la plus-value que l'entreprise peut rapporter, elles sont simplement des duplicata en papier du capital effeetif, semblables en cela aux connaissements qui ont une valeur à côté de celle de la cargaison. Elles sont les représentants nominaux d'un capital qui n'existe pas ; le capital effectif a son existence à côté de la leur et il reste en dehors des transferts auxquels leur vente donne lieu. Les valeurs industrielles sont une forme du capital productif d'intérêts, non seulement parce qu'elles assurent un certain revenu, mais parce qu'en les vendant on peut reconstituer le capital qu'on a avancé pour les obtenir. Pour autant que leur accumulation exprime l'accumulation de chemins de fer, de mines, de navires, etc., elle est l'indice d'une extension réelle du procès de repro
(1) " Les fonds publics ne sont autre chose que le capital imaginaire qui représente la partie annuelle du revenu affectée à payer la dette. Un capital équivalent a été dissipé ; c'est lui qui sert de dénominateur à l'emprunt, mais ce n'est pas lui que le fonds publie représente; car le capital n'existe plus nulle part. De nouvelles richesses, cependant, doivent naître du travail de l'industrie ; une portion annuelle de ces richesses est assignée par avance à ceux qui ont prêté celles qui ont été détruites ; cette portion sera ôtée par les impôts à ceux qui les produisent, pour être donnée aux créanciers de l'Etat, et d'après la proportion usuelle dans le pays entre le capital et l'intérêt, on suppose un capital imaginaire équivalent à celui dont pourrait naître la rente annuelle que les créanciers doivent recevoir. " (Sismondi, Nouveaux Principes, 11, P. 230.)
CHAP. XXX. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 19
duction, de même qu'un accroissement du rendement des impôts sur la propriété mobilière indique que celle-ci a pris plus d'importance; mais il n'en est plus de même lorsqu'on les considère comme des duplicata du capital effectif, comme des marchandises négociables, dont le prix peut hausser et baisser indépendamment des variations de valeur de ce capital effectif. Leur valeur, c'est-àdire leur cote au cours de la Bourse, tend à monter lorsque le taux de l'intérêt baisse (pour autant que cette baisse soit uniquement la conséquence de la baisse du taux du profit et ne résulte pas du mouvement du capital-argent), de sorte que cette richesse imaginaire, dont-chacune des parties a une valeur déterminée à l'origine, s'accroit avec l'expansion de la production capitaliste (1). ,
Les gains et les pertes auxquels donnent lieu les oscillations de prix de ces titres de même que leur concentration aux mains des " rois des chemins de fer " et d'autres sont de plus en plus le résultat du jeu, se substituant dans l'acte d'appropriation du capital au travail et à la violence. Cette espèce de fortune imaginaire constitue une bonne partie, non seulement de l'avoir des particuliers, mais du capital des banques.
Mentionnons pour finir que l'on pourrait également considérer comme accumulation de capital-argent, l'accumulation que font certains banquiers, prêteurs par profession, qui servent d'intermédiaires entre les capitalistes d'argent et l'Etat, les communes et les industriels, et qui, grâce au développement extraordinaire du crédit, peuvent conduire leur exploitation comme s'ils opéraient avec des
(1) Une partie du capital-argent accumulé et offert aux emprunteurs ne représente que du capital industriel. Lorsqu'en 1857, par exemple, l'Àngleterre plaça 80 millions de £ dans les chemins de fer américains et dans d'autres entreprises, cette avance de capitaux fut faite presqu'exclusivement par l'exportation de marchandises anglaises que les Américains n'eurent pas à payer directement. Les exportateurs anglais tirèrent des traites sur lAmérique, les vendirent aux souscripteurs, anglais d'actions américaines et ceux-ci s'en servirent pour effectuer leurs, versements.
20 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
capitaux leur appartenant. Ces messieurs possèdent le, capital et le revenu sous forme d'argent ou de créances exigibles en argent ; l'accumulation de leur fortune se fait généralement d'une manière très différente de celle de l'accumulation effective, ce qui n'empêche qu'elle absorbe une grande partie de cette dernière.
Les fonds publics, les actions et les papiers de toute espèce constituent des moyens de placement pour le capital prêtable, destiné à devenir un capital productif d'intérêts, bien qu'en eux-mêmes ils ne soient pas le capital prêtable qu'ils représentent. D'autre part, ce que l'industriel ou le commerçant demande lorsqu'il présente des traites à l'escompte ou désire contracter un emprunt, ce ne sont pas des actions ou des titres de la dette publique, c'est de l'argent, et s'il engage ou vend des titres fiduciaires, c'est parce qu'il ne peut pas se procurer de l'argent d'une autre manière. Or, c'est de l'accumulation de ce capital et spécialement du capital-argent empruntable que nous avons à nous occuper ici. Il ne s'agit donc pas de la location de maisons, de machines on de toute autre capital fixe, ni des avances que se font les industriels et les commerçants sous forme de marchandises, point que nous aurons également à examiner de plus près ; il s'agit exclusivement des prêts d'argent qui sont faits aux industriels et commerçants par l'intermédiaire des banquiers.
1. - Le Crédit commercial.
Analysons donc en premier lieu le crédit commercial, le crédit que se font entre eux les capitalistes participant au procès de reproduction. L'instrument est la traite, la reconnaissance d'une dette à payer à une échéance déterminée, le document of deferred payment; chacun donne crédit d'une main et obtient crédit de l'autre. Nous ferons abstraction provisoirement du crédit de banque. L'escompte n'intervenant pas, la traite circule uniquement comme
CHAP. XXX. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 21
moyen de paiement, passe par endossement d'un commerçant à un autre et transfère simplement à B la créance de A. Une personne se substitue à une autre et très souvent les transactions se liquident sans que la monnaie doive intervenir. Par exemple, le filateur A doit payer une traite au courtier en coton B et celui-ci doit en payer une à l'importateur C. Si C exporte également du fil, ce qui se présente assez fréquemment, il est possible qu'il l'achète à A. S'il en est ainsi, il paiera A au moyen d'une traite. Il suffira ensuite que A remette cette traite en paiement à B, pour que toute la série des transactions soit liquidée et n'exige comme monnaie que ce qui est nécessaire pour solder la différence des imports des traites. Tout s'est donc ramené à un échange de coton contre du fil, dans lequel l'exportateur a représenté le filateur et le courtier, le planteur.
Ce cycle simple du crédit commercial donne lieu aux deux constatations suivantes:
Primo. - La liquidation des créances réciproques dépend du reflux du capital, c'est-à-dire de l'opération M - A se faisant dans un délai déterminé. La traite remise au filateur par le fabricant de coton sera payée par ce dernier s'il parvient à vendre sa marchandise pendant que le billet est en circulation. Le spéculateur en céréales ayant tiré une traite sur le courtier en grains, celui-ci pourra payer à l'échéance, si avant celle-ci il est parvenu à vendre au prix espéré. Tous les paiements dépendent par conséquent de la manière dont se déroule la reproduction, c'est-à-dire les procès de production et de consommation. Les transacteurs se faisant crédit mutuellement, la solvabilité de l'un dépend de celle de l'autre; celui qui accepte une traite compte sur une rentrée d'argent dans son entreprise ou da~s celle d'un autre qui s'est engagé à lui payer un effet. L'inteÉvention de ces rentrées d'argent est indispensable ; sans elles, le paiement des traites ne pourrait se faire qu'au moyen d'un capital de réserve.
Secundo. - Le crédit n'élimine pas entièrement les paiements en espèces. En effet, une bonne partie des
22 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
dépenses doit toujours être faite en monnaie ; tel est le cas des paiements des salaires, des impôts, etc. Ensuite, il se peut que B, qui possède une traite souscrite par C, doive en payer une à D avant que celle de C arrive à échéance. Un cycle complet allant du planteur au filateur et du filateur au planteur, comme celui que nous avons supposé plus haut, ne se présente qu'exception-nellement. En étudiant le procès de reproduction (vol. 11, troisième partie), nous avons vu, il est vrai, que les producteurs de capital constant échangent du capital constant entre eux; de sorte que les traites créées pour ces transactions peuvent se compenser, jusqu'à un certain point. Il en est de même lorsque l'on suit la série des transacteurs intervenant dans la production et que l'on considère, par exemple, les traites tirées par le courtier en coton sur le filateur, par le filateur sur le fabricant, par le fabricant sur l'exportateur et par l'exportateur sur l'importateur (de coton, très probablement). Mais, la ligne des transactions et des créances n'est jamais une courbe fermée. C'est ainsi, par exemple, que la créance du filateur sur le tisseur ne sera pas soldée par celle du marchand de charbon sur le fabricant de machines ; car le fil, produit du filateur, n'est pas un élément du procès de reproduction du constructeur de machines. L'argent doit donc intervenir pour solder une partie des créances.
L'étendue du crédit commercial est limitée: l' par la fortune des industriels et des commerçants, c'est-à-dire par la réserve de capital dont ils disposent pour payer lorsque les rentrées d'argent sont en retard ; 20 par ces rentrées elles-mêmes, qui peuvent ne pas se faire au moment voulu, ou qui peuvent être altérées paroe que les marchandises sont en baisse ou même que la, vente en est momentanément impossible. Plus le délai d'échéance des traites est long, plus la réserve de capital doit être importante, et plus grandes sont les chances de déficits ou de retards dans les rentrées d'argent, à cause de la baisse des prix ou des fluctuations du marché; en outre, les rentrées
CuAp. XYX. - C&PITAL-&RGENT ET CAPITAL EFFECTIF 23
sont d'autant plus incertaines que la spéculation joue un rôle plus considérable dans les transactions qui servent de points de départ aux traites D'autre part, à mesure que la productivité du travail se développe et que la production se fait à une échelle plus vaste, on voit: 10 les marchés s'étendre et s'éloigner des lieux de production; 20 le crédit s'accorder à plus longue échéance ; 30 la spéculation dominer de plus en plus les transactions. Lorsque la production se fait sur une grande échelle et pour des marchés éloignés, l'écoulement des produits ne peut se faire que par l'intervention du commerce; or, il est impossible qu'en vue de cette opération le capital d'une nation acquière une importance double, et que la partie mise à la disposition du commerce soit suffisante pour acheter tout le produit national et le revendre. Le crédit est donc indispensable, et il l'est d'autant plus que la valeur des richesses produites est plus grande et que l'éloignement des marchés augmente. Il y a ainsi action et réaction: le développement du procès de production étend l'organisation du crédit ; à son tour, l'extension du crédit détermine l'épanouissement des entreprises industrielles et commerciales.
Si nous faisons abstraction du crédit en banque, nous voyons que le crédit commercial joue un rôle d'autant plus important que le capital industriel devient plus considérable. Le capital prêtable et le capital industriel se confondent ici ; les capitaux prêtés sont des tapitaux-marchandises destinés, soit à la consommation improductive, soit au renouvellement des éléments constants du capital productif, Le capital qui intervient dans les opérations de crédit comme capital prêté est du capital qui se trouve dans une phase déterminée du procès de reproduction, que la vente-achat fait passer d'une main à une autre et dont l'acheteur ne touchera l'équivalent que plus tard, dans nu délai déterminé. Par exemple, le coton est fourni contre une traite au filateur, le fil passe en échange d'une traite au fabricant de coton, le coton est vendu moyennant une traite au commerçant, et ainsi de
24 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
suite, le coton passant du commerqant à l'exportateur et de l'exportateur à un négociant des Indes, qui le vend et achète en échange de l'indigo qu'il expédie en Europe. Grâce au crédit, les différentes phases du procès de reproduction ont été. possibles, sans que le filateur ait payé le coton, le fabricant le fil, l'exportateur le coton, etc. La marchandise (le coton) a d'abord franchi, le crédit intervenant, la série des stades de la production; dès qu'elle est devenue un produit achevé, elle a passé par les mains des différents conimerçants qui l'ont transportée jusqu'au marché éloigné, où elle a été vendue au consommateur et ou a été achetée une autre marchandise destinée à -un nouveau procès de reproduction. Dans une première série d'opérations, le crédit a donc servi d'intermédiaire aux phases successives d'une production; dans une seconde série d'opérations, il a été un des facteurs de l'opération M - A, c'est-à-dire qu'il a contribué au transfert (y compris le transport) du produit d'un commerçant à un autre.
Ce qui est prêté dans les transaciions commerciales, ce n'est jamais un capital inoccupé, mais un capital qui doit changer de forme entre les mains de celui qui le possède et qui, existant comme capital-marchandise. doit être converti en argent. C'est donc une transformation de la marchandise qui est rendue possible par le crédit, et il s'agit non seulement de l'opération M-A, mais de A-M, c'est-à-dire du procès de reproduction. Lorsqu'on fait abstraction du crédit en banque, une large intervention du crédit signifie, non pas que beaucoup de capital se trouve sans emploi et est offert en vue d'une application profitable, mais que le procès de reproduction a besoin d'une grande quantité de capital. Le crédit est alors : l 1 au point de vue des industriels, un moyen pour faire passer le capital d'une phase à une autre, pour relier entre elles des sphères de production appartenant à un même ensem.blé; 20 au point de vue des commerçants, un facteur de la transmission des marchandises jusqu'au moment de leur échange définitif contre de l'argent ou une autre mar
CBAP. XXX. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 2ri
chandise. Dans ces conditions le crédit atteint son apogée lorsque le capital industriel est au maximum de soli activité et que sa force de production poussée à sa tension extrême fonctionne sans préoccupation des limites assignées à la consommation. Il est vrai que ces limites sont alors reculées par l'expansion même du procès de reproduction, qui donne plus d'importance non seulement à la consommation productive, mais à la consommation improductive, à la dépense de revenu par les ouvriers et lés capitalistes.
Aussi longtemps que la reproduction est continue et que le reflux du capital est assuré, le crédit purement commercial se développe en raison de l'extension du procès de reproduction. Mais survient-il un encombrement des marchés, une baisse des prix, le capital industriel devient-il surabondant, le capital-marchandise invendable et le capital fixe inoccupé par suite du ralentissement de la reproduction, aussitôt le crédit se contracte: Il parce que du capital fixe ne parvenant pas à continuer la série de ses métamorphoses est arrêté dans une des phases de la reproduction ; 2' parce que la confiance en la continuité de la reproduction est ébranlée ; 30 parce qu'il y a diminution de la demande de crédit commercial. Ni le filateur qui se voit forcé de réduire la production et ne parvient pas à vendre son fil, ni le négociant qui est surchargé de marchandises, n'éprouvent le besoin d'acheter à crédit.
Un trouble de l'expansion ou seulement du déroulement normal du procès de reproduction est donc caractérisé par un affaiblissement du crédit et la difficulté d'obtenir des marchandises autrement que contre espèces sonnantes. Cette exigence de paiements au comptant et cette prudence dans les ventes à crédit caractérisent surtout la période qui suit immédiatement un kraeli. Pendant la crise, chacun désire vendre, éprouve des difficultés à le faire et doit s'y résoudre à tout prix pour faire face à ses engagements. Il en résulte que la masse de capital, non pas inoccupé mais arrêté dans la reproduction, est très considérable, bien qu'au même moment le crédit soit le plus difficile et
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l'escompte dans les banques le plus élevé. Des fabriques sont arrêtées, des matières premières s'accumulent, des produits achevés encombrent les marchés ; loin de faire défaut, le capital productif est en excès, tant parce que la reproduction normale est momentanément contractée que parce que la consommation est paralysée.
Supposons que la société ne compte que des capitalistes industriels et des ouvriers salariés, et faisons abstraction des variations de prix qui, dans les conditions ordinaires, entravent la reconstitution d'une bonne partie du capital et mettent des obstacles à l'enchainement général du procès de reproduction. Admettons également qu'il n'y ait ni affaires fictives ni spéculation. Dans ces conditions, une crise ne pourra éclater que si les différentes industries produisent d'une manière désordonnée ou s'il y a disproportion entre la consommation des capitalistes et leur accumulation. Il n'en est pas de même dans la société actuelle, où la reconstitution du capital engagé dans la production dépend en grande partie du pouvoir de consommer des classes non productives et où la consommation des ouvriers est limitée, d'une part, par les lois du salaire
et, d'autre part, par l'occupation des travailleurs, les capitalistes ayant pour principe de ne faire travailler qu'aussi longtemps qu'ils en retirent du profit. Actuellement, la cause ultime d'une crise réelle se ramène toujours à l'opposition entre la misère, la limitation du pouvoir de consommer des masses, et la tendance de la production capitaliste à multiplier les forces productives, comme si celles-ci avaient pour seule limite l'étendue absolue de la consommation dont la société est capable. D'un manque réel de capital productif, il ne peut être question, du moins dans les nations capitalistes, que lorsqu'il y a disette imprévue, soit de denrées alimentaires, soit de matières premières essentielles pour l'industrie.
Le crédit commercial dont nous venons de nous occuper se complète par le crédit d'argent proprement dit ; aux avances que se font entre eux les industriels et les commer
CHAP. XXX. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 27
çants viennent se souder les avances d'argent que leur font ies banquiers et autres prêteurs. Dans l'escompte, ces avances sont purement nominales. En effet, lorsqu'un négociant escompte la traite qu'il a obtenue en paiement de sa marchandise, le billbroker lui fait simplement l'avance du crédit qu'il a chez le banquier. Or, le banquier ne fait qu'avancer au billbroker les dépôts de sa banque, lesquels sont constitués ou par des valeurs appartenant aux industriels et aux négociants eux-mêmes, ou par l'épargne des ouvriers et des propriétaires improductifs. Grâce à ce mécanisme, chaque fabricant comme chaque commerçant est dispensé de se constituer une réserve considérable et est affranchi de la nécessité d'avoir des rentrées d'argent régulières; mais, grâce à ce mécanisme, la circulation de traites de complaisance et les affaires ayant pour but le développement de pareille. cire ul ation prennent une telle importance et compliquent tellement le procès, que des entreprises conservent jusqu'au moment du krach l'apparence de la solidité et semblent reposer sur un renouvellement régulier du capital, alors que depuis longtemps déjà ce renouvellement se fait au détriment de prêteurs ou de producteurs trompés. La meilleure preuve de cette influence est fournie par les Reports on Bank Acis de 1857 et 1858, dans lesquels on voit les directeurs de banques, les négociants et tous les hommes experts, à, commencer par Lord Overstone, se féliciter de la prospérité et de la vitalité des affaires, juste un mois avant l'explosion de la crise du mois d'août 1857. (Chose curieuse, dans son History of Prices, Tooke cite comme fait historique ce qui n'était qu'illusion chez ces personnes.) Les affaires sont toujours saines jusqu'à la moelle et leur allure annonce toujours la prospérité, jusqu'à ce que d'un coup la débacle éclate.
2. - Le capital-argent et le capital efflectif dans les différentes
phases du cycle industriel.
Reven.ons maintenant à l'accumulation du capitalargent.
28 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
Un accroissement du capital empruntable n'est pas toujours l'indice d'une accumulation réelle de capital ou d'une extension du procès de reproduction. Rien ne le démontre plus clairement que la phase du cycle industriel qui suit immédiatement un crise et pendant laquelle du capital empruntable est disponible en masse. A ce moment la production est déprimée (elle avait diminué d'un tiers dans les districts industriels anglais après la crise de 1847), les prix sont descendus à leur limite inférieure et l'esprit d'entreprise est paralysé ; en même temps le taux de l'intérêt est bas, l'inactivité du capital industriel ayant pour conséquence l'abondance de capital empruntable. Il faut alors moins de moyens de circulation parce qu'il y abaisse des prix des marchandises, contraction des transactions et diminution du capital dépensé en salaires; il n'y a pas nécessité d'augmenter la masse de monnaie fonctionnant comme moyen de paiement mondial parce que les dettes à l'étranger viennent d'être liquidées par le drainage de l'or et les banqueroutes ; de même il faut escompter moins parce que le nombre et l'import des tr~ites sont moins considérables, La demande de capital empruntable, soit comme moyen de circulation, soit comme moyen de paiement, diminue donc nécessairement et nécessairement la masse et l'offre de ce capital ne tardent pas à devenir importantes.
C'est ainsi qu'après la crise de 1847, il y eut " diminution des transactions et, surabondance d'argent " (Comm. Distress, 1817-48, L~Vid. n' 1664), en même temps que baisse du taux de l'intérêt par suite de " l'anéantissement presque complet du commerce et l'impossibilité presqu'absolue de placer de l'argent " (t. c., p. 45, déposition de Bodgson, directeur de la Royal Bank of Liverpool). Le raisonnement insensé par lequel messieurs les financiers (Hodgson est un des meilleurs) expliquent cette situation, est caractérisé par la phrase suivante . " La crise (1817) résulta d'une diminution réelle du capital-argent, déterminée en partie par la nécessité de payer en or les produits importés de
CHAP. XXX. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 29
tous les coins du globe, en partie par la conversion du capital de circulation (Iloatinq capital) en capital fixe. " On ne voit guère comment la conversion de ce capital de circulation en capital fixe ait pu diminuer le capital-argent du pays. Les chemins de fer dans lesquels on engagea surtout du capital à cette époque ne fabriquèrent certainement pas des rails et des viaducs eu or ou en papier, et l'argent qui fui versé pour payer les actions, ou bien fonctionna comme dépôts dans les banques et vint à ce titre renfoncer momentanément le capital empruntable, ou bien fut dépensé réellement pour la construction et circula dans le pays comme moyen d'achat et de paiement. Le capital fixe ne peut avoir aucune influence sur le capital-argent d'un pays, étant donné qu'il n'est pas un article exportable et que par suite il ne peut pas déterminer l'importation de sa contre-valeur en espèces ou en lingots. A cette époque les produits exportés par l'Angleterre s'accumulaient en masses sur les marchés étrangers, sans y trouver acheteurs ; les négociants et les fabricants de Manchester, qui avaient engagé dans des entreprises de chemins de fer une partie du capital que réclamaient leurs affaires et dépendaient du crédit pour ces dernières, avaient réellement fixé une partie de leur floatinq cq~
pital et en supportaient les conséquences. Mais la situation eût été la même s'ils avaient engagé le capital qu'ils avaient retiré de leurs affaires, non pas dans des entreprises de chemins de fer, mais dans des exploitations de mines, dont les produits, la houille, le fer, le cuivre, sont eux-mêmes du floating capital. - La diminution du capital-argent disponible,due aux mauvaises récoltes, à l'importationde céréales et à l'exportation d'or, fut naturellement un événement qui n~etit rien à voir avec les spéculations sur les chemins de fer. - " Presque toutes les maisons de commerce s'étaient mises à réduire plus ou moins le capital engagé dans leurs affaires pour le placer dans des entreprises de chemins de fer. " - " Les sommes considérables qu'elles engagèrent dans les chemins de fer, amenèrent les maisons de coin
80 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
merce à s'appuyer trop sur les banques par l'escompte et avoir recours à ce système pour continuer leurs affaires. " (Hodgson, op. cit., p. 67). " A Manchester, il y eut des pertes immenses dues à la spéculation sur les chemins de fer. " (R. Gardner, cité dans notre vol. 1, chap. XIII, 3, c, et en d'autres passages).
Une des causes principales de la crise de 18!t7 fut l'encombrement extraordinaire du marché et les tripotages
sans bornes dans les affaires avec les Indes Orientales. Cependant d'autres circonstances intervinrent pour déterminer la ruine de quelques maisons très importantes : " Les moyens étaient loin de leur faire défaut, mais elles ne parvinrent pas à les rendre liquides. Tout leur capital était engagé dans des propriétés foncières à l'ile Maurice ou dans des fabriques d'indigo ou de sucre. Lorsqu'elles contractaient des engagements pour 5 à 600.000 £, elles n'avaient pas les moyens liquides pour payer leurs traites, et à la fin il fui connu qu'elles devaient faire appel exclusivement au crédit pour payer leurs effets. " (Ch.Turner, grand négociant de Liverpool, faisant des affaires avec les Indes Orientales, no 730, 1. c.). " Immédiatement après le traité avec la Chine, la prévision d'une extension de nos relations commerciales avec ce pays fut tellement Optimiste, que nombre de grandes fabriques furent établies uniquement dans le but de produire des tissus de coton pour le marché chinois ; ces établissements vinrent renforcer ceux existant déjà dans le pays. - Quelle a été l'issue de ces affaires ? - Elles ont été ruineuses au possible ; je ne crois Pas que nous ayons récupéré plus des deux tiers de la contre-valeur des produits qui furent embarqués pour la Chine en 1844 et 1815 ; le thé étant la marchandise qui nous donnait le plus d'espoir pour nos importations, nous avions compté sur une réduction considérable des droits d'entrée sur ce produit. " (Il. Gardner, no 1872, 4874, op. cit.). Enfin, voici dans son expression naive, le credo, du fabricant anglais : " Notre commerce avec un pays étranger est limité, non par la capacité de celui-ci d'a
CHAP. XXX. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 31
cheter nos marchandises, mais par notre capacité de consommer les produits que nous obtenons en échange des nôtres. " (Les pays relativement pauvres avec lesquels l'Angleterre fait le commerce peuvent naturellement payer et consommer les produits anglais en quantités illimitées, mais la riche Angleterre est incapable de digérer les marchandises qu'ils lui envoient en retour !) " 4876. Au commencement les quelques marchandises que j'exportai furent vendues avec environ 15 0/0 de perte, parce que j'avais la conviction que la vente en Angleterre du thé que mes agents devaient acheter, donnerait un profit suffisant pour couvrir cette perte ; mais au lieu de faire ce profit,je perdis plus d'une fois 25 et même 50 0/0. - 4877. Les fabricants exportèrent-ils pour leur compte ? - Pour la plus grande partie. Les commerçants n'avaient pas tardé à s'apercevoir que la chose n'était pas lucrative et au lieu de s'en occuper encore, ils engagèrent les fabricants à expédier en consignation. " - En 1857, ce fut le contraire; ce furent principalement les commerçants qui supportèrent les Pertes et les banqueroutes, les fabricants leur ayant cette fois abandonné " à leur compte " les marchés étrangers.
Un accroissement d u capital-argent se produisant sous laction du développement des banques (voir plus loin l'exemple d'Ipswick où en quelques années et immédiatement avant 1857 les dépôts des fermiers quadruplèrent) qui transforment pour un certain temps en capital empruntable ce qui était précédemment réserve privée ou reserve monétaire, ne correspond pas plus à un accroissement du capital productif que pareil accroissement ne résulta de l'extension des dépôts dans les banques par actions de Londres, le jour où elles payèrent des intérêts aux déposants. Tant que l'échelle de la production reste la même, cet accroissement indique simplement que le capital eni
82 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
pruntable est plus abondant que le capital productif, ce qui entraine nécessairement la baisse du taux de l'intérêt.
Lorsque le procès de reproduction est engagé dans la phase de prospérité qui précède la période d'expansion à l'excès, le crédit commercial arrive à, un très grand développement,. qui est alors la base " saine " d'une recolnstitution régulière du capital et d'une extension de la production ; le taux de l'intérêt, bien qu'au-dessus du minimum, continue à être réduit. C'est la seule période où l'on puisse dire qu'un taux réduit de l'intérêt et une abondance relative de capital empruntable correspondent à un accroissement réel du capital industriel. La reconstitution facile et règulière du capital allant de pair avec l'extension du crédit commercial assure alors, malgré l'accroissement de la demandel une offre suffisante de capital empruntable et empêche la hausse du taux de l'intérêt; ce résultat'est d'autant plus certain que c'est seulement à partir de ce moment que s'accentuent les opérations de ceux qui travaillent sans capital de réserve et même sans capital, et basent toutes leurs affaires sur le crédit. Alors aussi se développe le capital fixe sous toutes ses formes et naissent les grandes entreprises dans tous les domaines. Mais bientôt l'intérêt s'élève au-dessus de son taux moyen et il atteint son niveau le plus élevé au moment où, la crise éclatant, le crédit est coupé brusquement, les paiements suspendus et le procès de reproduction paralysé. C'est le moment où, sauf les exceptions signalées plus haut, le capital empruntable se fait rare et le capital industriel inoccupé devient abondant.
En général, le mouvement du capital empruntable, réflété par le taux de l'intérêt, se poursuit en sens inverse de celui du capital industriel. Une abondance de capital empruntable ne coincide avec une grande expansion du capital industriel que dans les deux seules phases où 'le taux réduit (mais au-dessus du minimum) de l'intérêt correspond à " l'amélioration " et la renaissance de la confiance qui suivent une crise, et où l'intérêt atteint son taux
CHAP. XXX. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 33
moyen, à égale distance de son maximun et de son minimum. Au contraire, au point de départ du cycle industriel, le taux réduit de l'intérêt correspond à une contraction du capital productif, tandis qu'au point terminus la surabondance de ce capital est caractérisée par une surélévation de l'intérêt. Si ce dernier est à un taux réduit lorsque " Famélioration " se dessine. c'est que le crédit commercial ne sollicite pas encore le secours du crédit en banque.
Une fois que l'impulsion qui le détermine lui a été communiquée, le cycle industriel doit se reproduire périodiquement (1). Pendant la dépression, la production tombe au-dessous de la puissance à laquelle elle s'était élevée pendant le cycle précédent et pour laquelle la base technique
(1) [Ainsi que je l'ai constaté en d'autres passages, l'allure des choses s'est modifiée depuis la dernière crise. Il semble que le procès périodique, qui avait été caractérisé jusqu'à présent par des cycles de dix ans, ait fait place à un procès de plus longue durée, s*étendant à des époques différentes sur les différents pays industriels et s'affirmant par des alternatives de reprises relativement courtes des affaires et de dépressions relativement longues. Peut-être ne s'agit-il que d'une prolongation de la durée du evele. Dans les premiers temps du commerce mondial, durant la période Île 1815 à 4817, les crises se répétaient de cinq en cinq ans environ ; de 1847 à 1867 les cycles furent visiblement de dix ans; serions-nous dans la phase préparatoire d'un nouveau krach mondial d'une violence inouie ? Plus d'un sYmptôme semble l'annoncer. Depuis la crise de 1867 de grands changements se sont produits. 1.e développement colossal des moyens de communication - les steamers, les chemins de fer, le télégraphe, le canal de Suez - ont établi le véritable marché mondial. L'Angleterre, qui jusque-là avaiteu le monopole de l'industrie, a vu naître à côté d'elle toute une série de nations industrielles concurrentes ; le capital en excès en Europe a trouvé dans tous les pays du monde des placements dans les domaines les plus vastes et les plus variés, et cet éparpillement a pour effet que la surspéculation a des conséquences locales moins sensibles. Aussi la plupart des anciens foyers et anciennes causes (les crises ont disparu ou sont considérablement affaiblis. D'autre part, la concurrence s'efface de plus en plus sur les marchés intérieurs par suite des cartels et des trusts, alors que sur les marchés extérieurs elle rencontre comme obstacles les droits protecteurs, qui sont appliqués par tous les grands pays industriels à l'exception de l'Angleterre. Il est vrai que ces droits ne sont (lue les armements en vue de la grande bataille industrielle qui décidera dérinitivement de la suprématie sur le marché mondial. Et c'est ainsi que chaque élément qui agit à l'encontre de la reproduction des anciennes crises porte en lui le germe d*une crise future beaucoup plus violente. - F. E.]
84 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
est établie ; pendant la prospérité - la période intermédiaire - elle continue à se développer sur cette base, et pendant la phase de la surproduction elle pousse l'action des forces productives jusqu'à l'extrême, bien au-delà de ses limites capitalistes.
Il va de soi que les moyens de paiement font défaut pendant une crise. Le besoin de convertir des traites s'est substitué à celui d'échanger des marchandises, et cette situation s'accuse d'autant plus que pendant pareille période une partie des maisons de commerce s'appuie exclusivement sur le crédit. Aussi des lois absurbes sur les banques, comme celle de 1841-45, peuvent-elles aggraver une crise financière ; aucune ne peut la supprimer.
Dans un système de production dont la cohérence repose entièrement sur le crédit, une crise et une demande violente de moyens de paiement doivent inévitablement surgir lorsque le crédit est supprimé brusquement et que seuls les paiements en espèces sont admis. A première vue tout doit se ramener à une crise de crédit et d'argent, étant donné qu'il n'est question que de la possibilité de convertir des traites en argent. Mais ces traites représentent, d'une part - et c'est la plus grande masse -des ventes et des achats réels dépassant de loin les besoins de la société et par cela même causes de la crise ; d'autre part, des affaires véreuses qui alors seulement viennent au jour, des spéculations malheureuses faites avec les capitaux des autres, des marchandises dépréciées et invendables. Dans ces circonstances, le système artificiel auquel a abouti l'expansion violente du procès de reproduction,ne peut naturelment pas être rendu normal par l'intervention d'une banque, la Banque d'Angleterre par exemple, qui emploierait son papier pour constituer aux tripoteurs le capital qui leur manque et acheter à leur première valeur nominale toutes les marchandises dépréciées. D'ailleurs, tout semble renversé dans ce monde du papier, où nulle part ne se rencontrent les prix réels avec leurs moments réels et où il n'est jamais question que de lingots, espèces, billets,
CHAP. XXX. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 35
traites, valeurs, principalement dans les centres, comme Londres, où se concentrent toutes les affaires financières du pays.
En ce qui concerne la surabondance du capital indus
triel dans les temps de crises, il convient de remarquer, le
prix de la marchandise correspondant à une valeur déter
minée, que le capital- marchandise est en même temps un
capital-argent. Si, comme valeur d'usage, il représente une
quantité donnée d'objets d'usage dont i ' 1 y a surabondance
pendant la, crise, comme capital-argent potentiel, il est
soumis continuellement à expansion et à contraction.
Immédiatement avant et pendant la crise il est contracté ;
pour ceux qui le possèdent ou en sont créanciers, il repré
sente moins de capital-argent qu'au moment où il fut
acheté ou servit de gage pour une avance, ou qu'au mo
ment où fut escomptée la traite qui le représente. Si c'est
cette contraction qu'ont en vue ceux qui prétendent que'le
capital-argent d'un pays diminue pendant une période de
crise, c'est comme s'ils disaient qu'il y a baisse des prix ;
or, cette baisse ne fait que compenser la hausse des prix de
la période précédente.
Les classes improductives ont en grande partie les mêmes revenus pendant que montent les prix et s'accentuent la surproduction et la spéculation à l'excès; il s'ensuit que leur pouvoir de consommer diminue relativement et qu'elles ne peuvent pas contribuer à la reproduction générale comme elles le faisaient normalement. Leur demande d'objets de consommation, même si elle ne varie pas nominalement, diminue effectivement.
Quant à l'importation et à l'exportation, il convient de remarquer que tous les pays sont affectés tour à tour par la crise et qu'ayant, à peu d'exceptions près, trop exporté et importé, la balance des paiements leur est défavorable ; celle-ci ne peut donc pas être mise en cause. Ainsi, si l'or est drainé en Angleterre, parce que l'importation y a été trop forte, les autres pays en ressentent le contre-coup parce qu'ils sont surchargés de produits anglais et que
86 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
leurs importations Ont été exagérées. (Il faut évidemment distinguer entre les pays qui exportent à crédit et ceux dont la plus grande partie des exportations se fait au comptant, ce qui n'empêche que ceux-ci importent à crédit.) La crise éclatera d'abord en Angleterre (qui vend le plus à crédit et qui en demande le moins), parce que la balance des paiements devant être acquittés immédiatement lui sera défavorable, bien que la balance générale du commerce lui soit favorable. (Cette situation s'explique à la fois par le crédit que l'Angleterre a fait et les capitaux qu'elle a prêtés à l'étranger, avances qui donnent lieu à des paiements en marchandises venant s'ajouter aux marchandises faisant l'objet des transactions ordinaires. Cependant, il est déjà arrivé que la crise a éclaté d'abord en Amérique, le pays qui a le plus recours au crédit de l'Angleterre, en marchandises et en capital). La balance défavorable des paiements sera liquidée en Angleterre par le krach, c'est-à-dire par la banqueroute des importateurs, par l'exportation à vil prix de marchandises, par la vente de valeurs étrangères et l'achat de valeurs anglaises, etc. Mais alors viendra le tour d'un autre pays, qui, ayant eu momentanément une balance des paiements favorable, sera obligé de liquider tous ses paiements en une fois, verra se dérouler tous les faits dont nous venons de décrire la succession et assistera au drainage de son or pendant que celui-ci refluera en Angleterre. Par conséquent, lorsqu'il y a importation à l'excès dans un pays, il y a exportation à l'excès dans l'autre ; mais en temps de crise générale (nous ne parlons pas des conséquences d'une mauvaise récolte, etc.) la surimportation et la surexportation affectent tous les pays, c'est-à-dire que partout il y a surproduction et hausse des prix.
En 1857, la crise éclata aux Etats-Unis. L'or anglais fut drainé et exporté en Amérique; mais dès que la hausse des prix eut pris fin aux Etats-Unis, il y eut crise en Angleterre et le drainage de l'or se fit en sens inverse. Il en fut ensuite de même entre l'Angleterre et le continent. Lors
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qu'il y a crise générale, la balance des paiements est successivement défavorable à chaque nation, du moins à chaque nation ayant un commerce développé ; une fois que la crise a éclaté en Angleterre, il faut une période très courte pour faire passer tous les autres pays par l'épreuve. On voit alors que toutes les nations avaient simultanément surexporté et surimporté, et que toutes avaient poussé à la hausse des prix et abusé du crédit. La même débacle les frappe toutes. Tour à tour elles sont éprouvées par l'exportation de leur métal précieux, et la généralité de ce phénomène montre que le drainage de l'or est non la cause mais une conséquence de la crise, qui se manifeste dans chaque pays lorsque l'orage lentement préparé se déchaine et que le moment est venu de régler' ses comptes avec le ciel.
Un fait caractéristique, c'est que les économistes anglais - dont, depuis 1830, les 6crits n'ont guère porté que sur la circulation (la currency) le crédit et les crises - considèrent les exportations de métal précieux, malgré les variations du cours du change, comme un phénomène purement national, devant être étudié en temps de crise du seul point de vue de l'Angleterre. Ils perdent systématiquement de vue que lorsque la Banque d'Angleterre hausse le taux de l'escompte, toutes les banques d'Europe imitent son exemple et que lorsque le drainage de l'or la décide à pousser le cri d'alarme, celui-ci retentit le lendemain en Amérique et le surlendemain en Allemagne et cri France.
En 1847, " l'Angleterre avait à faire face à des engagements (en grande partie pour des importations de céréales) qu'elle liquida malheureusement par la faillite. " (La riche Angleterre se donna de l'air en faisant banqueroute !) " Mais ce qui ne put pas être liquidé Par la faillite, le fut par des exportations de métal précieux " (Report of Coînmittee on Bank-Acts, 1857). Les lois anglaises sur les banques, qui contribuent à accentuer les crises, sont donc un excellent moyen en temps de famine de frustrer les
38 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
pays exportateurs de céréales, d'abord, en leur prenant leur grain, ensuite, en ne leur payant pas l'argent qui leur revient. Aussi ces pays, qui souffrent eux-mêmes de la hausse des prix, feraient-ils chose sage s'ils défendaient la sortie des céréales, afin de rendre inopérant ce système de la Banque d'Angleterre qui consiste à " s'acquitter de ses engagements par la banqueroute. " Mieux vaut que leurs producteurs et leurs spéculateurs renoncent à une partie de leurs profits pour le plus grand bien de leur pays que d'aller perdre leur capital pour la plus grande jouissance de l'Angleterre.
De ce que nous venons de dire il résulte que pendant
les crises et en général pendant les péri ' odes d'arrêt des
affaires, le capital-marchandise perd en grande partie sa
propriété de capital-argent à l'état potentiel, et il en est de
même du capital fictif, du papier produisant des intérêts et
circulant en bourse comme capital-argent. Leur prix baisse
lorsque le taux de l'intérêt monte et lorsque, le crédit
devenant rare, leur vente en masse s'impose à, ceux qui les
possèdent; il tombe en ce qui concerne spécialement les
actions, lorsque le revenu qu'elles rapportent diminue
ou qu'elles représentent des entreprises véreuses. Ce ca
pital fictif perd considérablement en importance pendant
les crises et réduit dans la même mesure le crédit et la
solvabilité de ceux qui le possèdent; toutefois, la radiation
de ces valeurs des cours officiels de la Bourse n'a rien à
voir avec le capital effectif qu'elles représentent.
CHAPITRE XXXI
CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF
(Suite)
Nous n'avons pas encore donné la solution complète de la question que nous nous sommes posée - Jusqu'à quel point l'accumulation du capital sous forme de capital empruntable est-elle une accumulation effective et correspondelle à une extension du procès de reproduction ?
La transformation de l'argent en capital empruntable est beaucoup plus simple que la transformation de l'argent en capital productif. Elle se présente sous deux aspects : l' la simple transformation de l'argent en capital empruntable ; 2' la transformation du capital ou du revenu en argent, devenant ensuite capital empruntable. Seule cette dernière peut donner lieu à une accumulation réelle, se rattachant à une accumulation de capital industriel.
1. - Transformation de l'ai-gent en capital empruntable.
Nous avons vu qu'il peut se produire une accumulation, une surabondance de capital empruntable et qu'elle a pour caractère d'être en raison inverse de l'accumulation de capital productif. Il en est ainsi dans deux pbases du cycle industriel ; d'abord au commencement du cycle, immédiatement après la crise, dans la période de contraction du capital productif et du capital-marchandise; ensuite,
40 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉ[iÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
lorsque le relèvement Commence, Mais que le crédit commercial n'a guère recours encore au crédit des banques. Dans le premier cas, le capital-argent, appliqué antérieuremen,t dans la production et le commerce, s'offre comme capital empruntable ne trouvant pas à s'occuper ; dans le second cas, le capital est occupé davantage, mais à un intérêt très bas, les, capitalistes industriels et commerçants imposant leurs conditions au capitaliste d'argent. D'un côté, l'abondance de capital empruntable esf l'indice d'une stagnation du capital industriel, de l'autre, elle exprime que le crédit commercial est relativement affranchi du, crédit des banques, parce que les rentrées d'argent se font facilement et régulièrement et que les capitalistes opèrent avec des capitaux à eux et du crédit à Courte échéance. Les spéculateurs qui ont besoin du capital des autres ne sont pas encore entrés en campagne, et les industriels et commerçants travaillant avec des capitaux leur appartenant n'ont pas encore recours aux véritables opérations de credit. Dans la première phase, l'abondance de capital ernpruntable exprime l'opposé d'une accumulation effective ; dans la seconde, elle se produit en même temps qu'une expansion du procès de reproduction, sans en être la cause, et elle diminue déjà relativement à la demande. Dans les deux cas, le procès d'accumulation effective prend de l'extension, parce que, malgré les prix réduits ou lentement croissants, le profit d'entreprise augmente grâce au taux de l'intérêt. Cette situation s'accentue dans la période de prospérité, bien que l'intérêt s'élève à son taux moyen, parce qu'alors l'accroissement du profit est plus rapide que celui de l'intérêt.
Nous avons vu également qu'une accumulation de capital empruntable peut se produire en dehors de toute accumulation effective, par des moyens purement techniques, tels que l'extension et la concentration des banques, l'économie de la réserve de la circulation et l'économie du fonds de réserve servant de moyens de paiement aux particuliers. Ce capital empruntablene fonctionne comme tel que pen
CHAP. XXXI. - CAPITAL-ARGENT,ET CAPITAL EFFECTIF 41
dant de courtes périodes (il n'est escompté qu'à des délais très courts) ; on l'appelle capital flottant (floatinq capital) parce qu'il est soumis à un va et vient continuel ; l'un le retire, l'autre l'amène. Il en résulte que le capital empruntable (avancé pour peu de temps contre des traites et des dépôts, et non à long terme) augmente réellement avant qu'il y ait accumulation effective.
C. A. 1857. Question 501. " Qu'entendez-vous par floaling capital ? " (M. Weguelin, Gouverneur de la Banque d'Angleterre) : (t Le capital consacré aux prêts d'argent à courte échéance (502) les billets de la Banque d'Angleterre des banques provinciales et l'argent existant dans le pays. - (Question) Si par Iloating capital vous
entendez la circulation active (notamment les billets de la
Banque dAngleterre), il ne semble pas, d'après les rap
ports qui sont parvenus à la Commission, que des fluctua
tions très importantes se présentent dans cette circulation.
(La situation est cependant très différente suivant que la
circulation active a pour point de départ des prêteurs
d'argent ou les capitalistes producteurs.) - (Réponse de
Weguelin) Je comprends dans le floating capital la réserve
des banques, qui est soumise à des fluctuations considé
rables. " D'après cette déclaration, des fluctuations impor
tantes se présentent dans la partie des dépôts que les ban
quiers ne consacrent pas aux prêts et qui constitue leur
réserve en même temps qu'une grande partie de la réserve
de la Banque d'Angleterre, où elle est déposée. M. Wegue
lin dit également que le floaling capital comprend le
bullion, c'est-à-dire les lingots et les espèces (503). Ce
qui est stupéfiant, c'est la manière dont le baragouin du
marché financier met sens dessus dessous toutes les caté
gories de l'économie politique. Il appelle 17oatinq capital
ce qui est cipeulating capital et capital ce qui est money et
bullion ; les billets de banque sont de la circulation, le
capital est a commodily, les dettes sont des commodities
et enfin le fixed capital est de l'argent sous forme de
papier dont la vente n'est rien moins que facile 1
42 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
" Les banques par actions de Londres... ont vu leurs dépôts augmenter de 8.850.774 £ en 1817 à
43.100.721 £ en 1857... Les documents et les témoignages recueillis par
la Commission établissent que cette somme énorme provient
en grande partie d'une origine qu'elle n'avait pas précé
demment, l'habitude d'avoir un dépôt et un compte ouvert
chez le banquier ayant été prise par quantité de personnes
qui autrefois ne plaçaient pas leur capital (!) de cette
manière. M. Rodwell, président et délégué de l'Association
des banques provinciales privées (qu'il ne faut pas con
fondre avec les banques par a " etions), déclare que dans ces
derniers temps cette habitude s'est développée dans la pro
portion de 1 à 4 parmi les fermiers et les détaillants de la
région d'Ipswich, presque tous les fermiers, même ceux
dont le fermage n'est que de 50 £, ayant maintenant des
dépôts à la banque. Ces dépôts vont naturellement aux
affaires et gravitent nécessairement vers Londres, le
centre de l'activité commerciale, OÙ ils servent à l'escompte
et aux autres avances que les banques font à leurs clients,
ou passent aux billbroke,-s qui en échange remettent aux
banquiers les traites qu'ils ont escomptées à des personnes
de Londres et de la province. " (C. A. 1858, p. 8.)
En réalité, le banquier réescompte les billets que le billbroker lui remet contre l'argent qu'il lui avance, et il arrive fréquemment que ces traites ont déjà été réescomptées chez le billbroker; de sorte que ce dernier réescompte des effets avec l'argent provenant des effets que le banquier lui a réescomptés. -Aussi peut-on dire qu'une large extension a été donnée au crédit fictif par des traites de complaisance et du crédit en blanc, ce qui a été facilité par les procédés des banques provinciales par actions, qui ayant escompté des traites de cette espèce, les réescomptaient chez les billbrokers de Londres, sans se préoccuper de leur qualité. " (1. c.)
Le passage suivant de l'Economist est intéressant au sujet du réescompte et des ressources que présente cette augmentation purement technique du capital empruntable
CHAP. XXXI. - CAPITAL-ARGENT FT CAPITAL EFFECTIF 43
pour les tripota-es en matière de crédit : " Pendant plusieurs années le capital (il s'agit du capital empruntable) s'accumula, dans quelques districts, plus vite qu'il ne fut possible de l'appliquer, tandis que l'effet inverse se produisit dans d'autres. Alors que les banquiers des districts agricoles ne trouvaient pas à appliquer lucrativement et sûrement leurs dépôts dans leurs régions, ceux des districts industriels et des villes de commerce étaient assaillis de plus de demandes de capitaux qu'ils ne pouvaient en satisfaire. Cet état de choses a donné naissance dans ces dernières années à une catégorie nouvelle de maisons s'occupant de la repartition du capital et qui, bien que désignées sous le nom de billbrokers, sont en réalité des bànques dans toute la force du terme. Elles reprennent, pour des temps donnes et à un intérêt déterminé, le capital en excès et inoccupé dans les banques de district ainsi que le capital momentanément disponible dans les sociétés par actions et les grandes maisons de commerce, pour l'avancer pour des opérations de réescompte aux banques de district où le capital fait défaut ... Lombardstreet est devenu ainsi le grand
centre de transmission des capitaux disponibles, passant
d'une région à une autre ou d'un individu à un autre. A
l'origine, ces opérations se faisaient exclusivement sur nan
tissement de valeurs banquables. Mais à mesure que le capi
tal augmenta dans le pays et fut épargné davantage par
suite du développement des banques, les fonds mis à la
disposition de ces maisons devinrent tellement considé
rables qu'elles se décidèrent à faire des avances, d'abord
sur des warrants, ensuite sur des . connaissements répré
sentant des produits non encore arrives à destination et
pour lesquels bien souvent (et irrégulièrement) des traites
étaient déjà tirées sur les courtiers.
Cette pratique ne tarda pas à altérer complètement le caractère du commerce anglais. Les facilités offertes dans Lombardstreet renforcèrent la situation des courtiers de Mincing Lane et cet effet se reporta sur les importateurs. Ceux-ci, dont le crédit eût été ruiné il y a vingt-cinq ans
44 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'E1~TREPR1SF
s'ils avaient demandé une avance sur warrant ou sur connaissement, se lancèrent tellement dans ces opérations que celles-ci cessèrent d'être l'exception et devinrent la règle ; le système prit une extension telle que de fortes sommes furent empruntées dans Lombardstreet contre des traites tirées sur des récoltes sortant à peine de terre dans des colonies éloignées. Il en est résulté que les importateurs ont donné plus d'importance à leurs affaires avec l'étranger et ont appliqué leur capital flottant (floatinq capital) aux placements les plus aléatoires, les plantations dans les colonies qu'ils ne peuvent guère contrôler. Ces opérations montrent clairement l'enchainement des crédits. Le capital épargné dans nos districts agricoles est déposé par petites sommes dans nos banques de province et de là centralisé dans Lombardstreet. Il est d'abord appliqué à donner de l'extension à la production de nos districts ..i;.--iers et industriels, dont il sert à réescompter les traites : il est utilisé ensuite à faire des avances aux importateu.-s sur des warrants ou des connaissements, et à permettee aux maisons faisant le commerce avec l'étranger --L les colonies de dégager leur capital commercial " légitime " pour l'appliquer aux placements les plus condamnables dans les plantations d'outre-mer. " (Economist, 1847, P. 1334.)
Voilà le " bel " entrelacement des crédits. Le campagnard se figure que le banquier chez lequel il fait un dépôt ne prête l'argent qu'il lui confie qu'à des personnes qu'il connait. Il ne se doute pas ùn instant que son banquier met le dépôt à la disposition d'un billbroker de Londres, sur les opér~tiüns duquel ils n'ont ni l'un ni l'autre le moindre contrôle.
Nous avons déjà vu quelle importance les grandes entreprises publiques, par exemple les chemins de fer, peuvent donner momentanémentau capital empruntable, par la partie de leurs versements qui reste pendant un certain temps disponible dans les banques.
CEIAP. XXXI. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 45
La masse de capital empruntable est loin d'être égale à l'importance de la circulation, laquelle est représentée par la quantité totale de billets de banque, de monnaie métallique et de lingots d'un pays (dont une partie, de grandeur variable, constitue la réserve des banques).
" Le 12 novembre 1857 (le jour de la suppression du Bank Act de 1814) la réserve totale de la Banque d'Angleterre et de toutes ses succursales n'était que de 580.751 E et le total des depôts était de 22 1/2 millions de £, dont environ 6 1/, millions appartenant aux banquiers de Lond res (C.B. 1858, p. LVII.)
Lorsque l'on fait abstraction des variations se produisant
au bout de longues périodes et qui sont provoquées par
des variations du taux général du profit, ainsi que des
différences qui se présentent d'un pays à J'autre par suîte.
de différences existant entre les taux des profits et dans le
développement du crédit, on trouve que le taux de'l'inté
rêt (à confiance, etc. égales) varie suivant l'offre de capital
empruntable, c'est-à-dire de capital offert aux emprun
teurs sous forme de monnaie métallique ' et de billets. Ce
capital diffère du capital industriel que les agents de la
reproduction industrielle se prêtent entre eux sous forme
de marchandises, par l'intermédiaire du crédit commercial,
et il est indépendant comme masse de la quantité de mon
naie en circulation.
Lorsque, par exemple, 20 £ sont prêtées à cinq reprises en un jour, l'opération se ramène à un prêt de 100 £ de capital-argent, à Condition que les 20 £ fonctionnent au moins quatre fois comme moyen d'achat et de paiement. Si cette condition n'est pas remplie, si les 20 £ n'ont pas revêtu au moins quatre fois la forme de capital (marchandise et force de travail), les 100 £ représenteront, non pas un capital, mais cinq créances de 20 £.
Nous pouvons admettre que dans les pays où le crédit est développé tout le capital-argent empruntable existe sous forme de dépôts chez les banquiers et les prêteurs d'argent. Dans les périodes de prospérité et avant que la
46 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
spéculation soit déchainée, la confiance étant générale et le crédit facile, la plus grande partie des opérations de circulation se fait par de simples transferts de crédits, sans l'intervention ni de la monnaie métallique, ni de la monnaie de papier. La masse des dépôts dans les banques peut alors être considérable avec une quantité réduite de moens de circulation, si le nombre d'achats et de ventes effectués par les mêmes pièces de monnaie est important- et si les mêmes pièces de monnaie reviennent fréquemment à la banque pour fonctionner comme moyens d'achat et de vente. Supposons, par exemple, qu'un petit commerçant dépose chaque semaine 100 £ en monnaie chez un banquier et que celui-ci les remette hebdomadairement à un fabricant, qui s'en sert pour payer ses ouvriers ; admettons également que ces derniers s'approvisionnent chez le commerçant et lui permettent de la sorte de faire son versement hebdomadaire à la banque. Les 100 £ du petit commerçant serviront par conséquent a faire une avance au fabricant, à liquider le salaire des ouvriers, à payer le petit commerçant lui-même et enfin à permettre à ce dernier de faire un dépôt à la banque, dépôt qui en vingt semaines s'élèvera à 2.000 £, à condition que le banquier n'ait dû faire aucune avance à son déposant.
Les variations des fonds de réserve des banques renseignent sur la rareté du capital-argent empruntable, ce qui permet à M. Weguelin, Gouverneur de la Banque d'Angleterre, de dire que l'or de la Banque d'Angleterre est le " seul " capital de réserve : " 1258. A mon avis, le taux de l'escompte est déterminé en fait par la quantité de capital disponible dans le pays, et cette quantité est représentée par la réserve de la Banque d'Angleterre, qui est effectivement en or. Par conséquent lorsque l'or est drainé, la masse de capital disponible dans le pays diminue et la valeur de la quantité de capital restant augmente. - 1364. La réserve d'or de la Banque d'Angleterre est en réalité la réserve centrale, le trésor métallique servant de base à
toutes les affaires du pays C'est sur ce trésor que se
CHAP. XXXI. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 47
reporte l'influence des cours du change avec l'extérieur. " (Report on Bank Acis, 1857.)
La statistique des exportations et des importations donne une mesure de l'accumulation du capital effectif, c'est-à-dire du capital productif et du capital - marchandise. Elle montre que dans la série de cycles de dix ans chacun, qui caractérisent le développement de l'industrie anglaise de 1815 à 1870, la prospérité maximum qui a été atteinte dans chaque cycle immédiatement avant la crise se retrouve comme prospérité minimum dans le cycle suivant, qui donne lieu ensuite à une prospérité maximum plus considérable.
En 1824, une année de prospérité, la valeur déclarée des produits exportés par la Grande-Bretagne et l'Irlande s'élève à !10.396.300 £; la crise de 1825 la fait diminuer et la ramène pendant les années suivantes à un chiffre variant de 35 à 39 millions. La prospérité renait en 1834 et avec elle les exportations remontent au niveau maximum du cycle précédent (41.649.191 £), mais le dépassent bientôt pour atteindre, en 1836, un nouveau maximum, cette fois, de 53.368.571 £. En 1837., éclate la crise ; la valeur des produits exportés tombe à un minimum de 42 millions, plus élevé que le maximum de 18211, et oseille ensuite entre 50 et 53 millions. Le retour de la prospérité fait monter l'exportation à 58 V, millions en 1841 et lui fait dépasser le maximum de 1836. Elle atteint 60.111.082 £ en 1845, tombe à 57 millions en 1846, remonte à 59 millions en 1817, retombe à 53 millions en 18,18, s'élève à 63 1/2 millions en 18119, à 99 millions en 1853, à 97 millions en 1854, à 94 1/2 millions en 1855, à 116 millions en 1856, pour atteindre le point culminant de 122 millions, en 1857. Elle tombe ensuite à, 116 millions en 1858, et passe successivement par 130 millions en 1859, 136 millions en 1860, 125
capital_Livre_3_2_046_097.txt
************************************************************************
48 CINQUIÈME PARTIE, - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
millions (un nouveau minimum plus grand que le maximum précédent) en 4861 et 146 1/2 millions en 1863.
Nous pourrions refaire un tableau analogue pour l'importatiOD, qui donnerait l'expression de l'extension du marché; mais nous n'avons à nous occuper que de la production. [Il va sans dire que les faits qui viennent d'être exposés ne sont vrais que pour la période où l'Angleterre avait le monopole de l'industrie ; ce qui n'empêche que les conclusions s'appliqueront à tous les pays de la grande industrie moderne aussi longtemps que l'expansion du marché mondial continuera. - F. E.]
2. - La transformation du capital ou du revenu en ai-gent
et de l'argent en capital empruntable.
Nous avons vu que l'accumulation de capital-argent peut résulter d'une interruption du courant du crédit commercial ou d'une économie des moyens de circulation et du fonds de réserve consacré à la reproduction. Elle peut être déterminée également par un afflux extraordinaire d'or, ainsi que cela se produisit en 1852 et 1853, lors de la découverte de nouvelles mines en Australie et en Californie. Cet or fut déposé à la Banque d'Angleterre et ceux qui en firent le dépôt reçurent en échange des billets qu'ils ne déposèrent dans aucune autre banque. Il en résulta une augmentation extraordinaire de la masse de moyens de circulation (Déposition de Weguèlin, C. A. 1857, N' 1329). La Banque essaya de mettre ces dépôts en valeur en réduisant le taux de l'escompte, ce qui n'empêcha que pendant six mois de l'année 1853 l'or entassé dans ses caves s'éleva à 22-23 millions.
L'accumulation se fait évidemment sous forme d'argent chez les capitalistes prêteurs, alors que chez les capitalistes industriels - et là il s'agit d'accumulation effective - elle se réalise généralement par l'augmentation des éléments du capital reproductif. Le développement du crédit et la
CHAP. XXXI. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFEOTIF 49
concentration des opérations de prêt dans les grandes
banques accélèrent l'accumulation du capital empruntable
et la différencient nettement de l'accumulation effective.
Le profit, source de l'accumulation des capitalistes d'ar
gent, étant une partie de la plus-value obtenue par les
capitalistes producteurs (il est en même temps une partie
de l'intérêt des épargnes d'autrui), on peut dire que le
développement rapide du capital empruntable est un résul
tat du développement du procès de reproduction et par
conséquent de l'accu ' mulation effective.
Le capital empruntable s'accumule à la fois aux dépens
des industriels et des commerçants. En effet, dans les
phases de dépression des cycles industriels, l'intérêt monte
à un taux tellement élevé qu'il absorbe momentanément
tout le profit des entreprises fonctionnant dans des condi
tions défavorables ; en même temps baissent les prix des
fonds publics et des autres valeurs. C'est le moment dont
profitent les capitalistes d'argent pour acheter à vil prix
des titres, qui ne tardent pas à remonter à leurs anciens
cours et qu'ils vendent alors, s'appropriant par ces opéra
tions une partie du capital-argent du publie (à moins qu'ils
ne les gardent pour profiter des intérêts élevés qu'ils
donnent eu égard aux prix d'achat). Tout le profit qu'i ' Is
réalisent de la sorte est converti en capital, en passant
d'abord par l'état de capital empruntable. L'accumulation
de ce dernier, bien qu'elle ait pour source l'accumulation
effective, est donc poursuivie par une catégorie spéciale
de capitalistes, les financiers, les banquiers, etc., et elle
doit nécessairement devenir plus importante à mesure que
grandit le rôle du crédit.
Lorsque le taux de l'intérêt est bas, la dépréciation du capital-argent est supportée par les déposants et non par les banquiers. Avant que les banques par actions ne se fussent développées en Angleterre, les trois quarts des dépôts ne rapportaient pas d'intérêt; lorsqu'aujourd'hui un intérêt est alloué, il est inférieur d'au moins 1 0/0 au taux du jour.
50 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉBÊT ET LE PROFIT D'ENTRPPRISE
En ce qui concerne l'accumulation d'argent par les autres capitalistes, nous faisons abstraction de ce qui est engagé et accumulé en titres rapportant un intérêt, et nous ne tenons compte que de la partie qui arrive sur le marché sou~ forme de capital-argent empruntable. Elle comprend en premier lieu la part du profit qui n'est pas dépensée comme revenu et dont les capitalistes industriels n'ont pas emploi immédiatement dans leurs entreprises. Ce profit est une fraction du capital-marchandise et sa valeur est réalisée en argent par la vente de ce dernier; de sorte que s'il n'est pas reconverti immédiatement en éléments de production, il doit rester un certain temps sous forme d'argent. Il augmente en quantité à mesure qu'augmente la masse du capital, même si le taux du profit vient à diminuer. Quant à la part du profit qui doit être consommée comme revenu, elle n'est dépensée que petit à petit et peut être déposée comme capital empruntable dans une banque, d'où l'industriel la retire au fur, et à mesure de ses besoins. On peut donc dire que tout le revenu fonctionne comme capital empruntable et que l'accumulation de celui-ci, grâce au développement du crédit, est activée par l'accroissement de la consommation des capitalistes industriels et commerçants. Il en est ainsi de tous les revenus qui ne sont pas consommés en une fois, par conséquent de la rente foncière, du salaire du travail sous sa forme la plus élevée, du revenu des classes improductives, etc. ; tous existent à l'état d'argent pendant un certain temps et peuvent être convertis en dépôts, en capital empruntable.
Que le revenu soit destiné à la consommation ou à l'accumulation, du moment qu'il existe en argent, il résulte de la conversion d'une partie de la valeur du capital-marchandise, et il est alors l'expression et le résultat, n~n du capital productif même, mais de l'accumulation effective. Lorsqu'un filateur échange une partie de son fil contre du coton et une autre partie, représentant son revenu, contre de l'argent, c'est le fil passant au tisserand ou à quelqu'autre consommateur privé qui incarne son capital industriel et
CHAP. XXXI. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 51
qui représente la valeur-capital avec la plus-value qu'elle contient. La plus-value qui peut être convertie en argent dépend de la plus-value incorporée dans le fil; mais dès que celui-ci est converti en argent, cet argent ne représente plus que la valeur de la plus-value et comme tel il devient un élément du capital empruntable. Pour lui donner la forme de celui-ci il suffit de le déposer dans une banque ou de le prêter directement ; au contraire pour le retransformer en capital productif, il est indispensable qu'il atteigne en quantité un minimum donné.
CHAPITRE XXXII
CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF
(fin)
La masse d'argent à reconvertir en capital est le résultat de l'ensemble du procès de reproduction ; considérée en elle-même, comme capital-argent empruntable, elle n'est pas une masse de capital reproductif.
Le point essentiel de ce que nous avons développé jusqu'à présent, c'est que l'augmentation de la partie du revenu qui est destinée à la consommation (nous faisons abstraction des ouvriers dont le revenu est égal au capital variable) est accumulée d'abord comme capital-argent. L'accumulation de cet argent est nettement distincte de celle du capital industriel, car la fraction du produit annuel qui est destinée à la consommation ne devient capital d'aucune manière, bien qu'une partie serve à reconstituer du capital, notamment le capital constant des producteurs d'objets de consommation (mais pour cette fonction elle revêt la forme naturelle du revenu des producteurs de ce capital constant). L'argent du revenu, bien qu'il doive simplement servir d'intermédiaire pour la consommation, se transforme régulièrement, pendant un certain temps, en capital-argent emprantable. S'il est destiné aux salaires, il représente en même temps le capital variable ; s'il est destiné à renouveler le capital constant des producteurs d'objets de consommation, il représente momentanément ce capital, jusqu'au moment où il aura servi à Fachat des
CHAP. XXXII. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 53
éléments qui doivent le reconstituer. Sous aucune de ces deux formes, il ne constitue une accumulation réelle, bien qu'il augmente en quantité à mesure que le procès de reproduction prend de l'extension. Cependant, il fonctionne temporairement comme argent empruntable, donc comme capital-argent, et, à ce point de vue, l'accumulation de capital-argent reflète toujours une accumulation de capital plus grande que celle qui existe en réalité, car une partie de cette accumulation correspond uniquement à une extension de la consommation individuelle, bien qu'elle fournisse l'argent pour de nouvelles entreprises et, par conséquent', pour une accumulation réelle.
Jusqu'à, un certain point l'accumulation de capital empruntable n'exprime donc que ce fait que tout l'argent produit par le cycle du capital revêt la forme, non d'argent avancé, mais d'argent emprunié par les producteurs, de sorte que l'avance d'argent qui doit être faite dans le procès de reproduction apparait comme une avance d'argent prêté. En effet, l'intervention du crédit commercial a pour résultat quel'unprête à l'autre l'argent dont il a besoin pour sa production, ces opérations se faisant généralement par l'intermédiaire (les banquiers qui reçoivent l'argent des uns pour le passer aux autres et qui, non seulement apparaissent ainsi comme des bienfaiteurs, mais sont les dispensateurs réels des capitaux.
Il nous reste à mentionner quelques formes spéciales de
l'accumulation de capital-argent. Lorsque survient, par
exemple, une baisse des prix des éléments de production,
des matières premières, etc., et que l'industriel ne peut
pas donner immédiatement de l'extension à son procès de
reproduction, une partie de son capital-argent devient
disponible et est convertie en capital empruntable. De
même lorsque le commerçant se voit obligé d'interrompre
certaines de ses affaires pour les reprendre plus tard, l'ar
gent qu'il a réalisé dans ses opérations devient momenta
nément un capital inoccupé, qui vient grossir l'accumulation
de capital empruntable. Dans le premier cas, cette accu
54 OINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
mulation correspond à la continuation du procès de production dans des conditions plus avantageuses ; dans le second, elle marque son interruption. D'un côté comme de l'autre, l'argent devenu disponible fait sentir son influence sur le marché et sur le taux de l'intérêt. De même interviennent dans le phénomène d'accumulation de capitalargent toutes les personnes qui se retirent des affaires, après y avoir fait fortune, personnes dont le nombre est d'autant plus grand que le cycle industriel donne plus de de profit. L'accumulation de capital-argent empruntable qu'elles déterminent correspond, en ce qui concerne sa grandeur relative, à une accumulation effective et elle renseigne sur l'importance de la transformation des capitalistes industriels en simples capitalistes d'argent.
Quant à la partie du profit qui n'est pas destinée à être consommée comme revenu, elle ne se transforme en capital-argent que lorsqu'elle ne peut pas être appliquée immédiatement à l'extension des entreprises dans la branche de production où elle est réalisée, soit parce que ces branches sont saturées de capital, soit parce que le capital accumulé ne peut y entrer en fonctions que lorsqu'il a acquis une certaine importance. Toutes les autres circonstances étant égales, la partie du profit destinée à être reconvertie en capital est d'autant plus grande que le profit et par conséquent l'étendue du procès de reproduction sont plus considérables. Si le capital accumulé qui en résulte éprouve des difficultés à être appliqué, parce que les branches de production ne lui offrent aucun débouché, cette pléthore de capital empruntable ne peut donner lieu qu'à cette seule déduction, qu'il y a des limites à la production capitaliste. Les tripotages en matière de crédit qui suivent immédiatement une situation pareille montrent qu'il n'y aucun obstacle positif à l'application de ce capital superflu, mais uniquement une difficulté résultant des lois de la mise en valeur du capital comme capital. La pléthore de capital-argent n'indique pas nécessairement qu'il y a
CHAP. XXXII. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 55
surproduction, ni même que les sphères d'application du capital font défaut.
L'accumulation de capital empruntable, qui consiste uniquement dans ce fait que de l'argent est déposé comme argent pouvant être prêté et transformé en capital, est essenfiellement différente de la conversion effective en capital et peut être déterminée par des facteurs différents de ceux de l'accumulation effective. En effet, si l'extension de l'accumulation de capital-argent est jusqu'à un certain point, le résultat de l'extension de l'accumulation effective, elle est aussi déterminée en partie par des facteurs qui accompagnent cette dernière,mais en diffèrent absolument et en partie par des interruptions de l'accumulation effective. Il en résulte, l'accumulation de capital empruntable pouvant être accélérée par des causes indépendantes, mais concomittantes de l'accumulation effective, qu'il doit y avoir pléthore continuelle de capital-argent dans des phases déterminées du cycle, pléthore qui doit être d'autant plus intense que le crédii joue un rôle plus important. La conséquence de cette situation doit être nécessairement l'extension du procès de production au-delà, de sesbornes capitalistes, c'est-à-dire l'exagération des opérations de commerce, de production, de crédit, avec la réaction qui l'accompagne inévitablement.
Enfin, en ce qui concerne l'accumulation de capitalargent résultant de la rente foncière, du salaire, etc., nous jugeons superflu de nous en occuper. Nous signalerons cependant qu'ici également, et pour autant que l'épargne et le renoncement puissent donner lieu à accumulation, la production capitaliste applique la division du travail, en faisant un devoir d'accumuler et aussi de perdre leurs épargnes (dans des faillites de banques, etc.) aux ouvriers et à ceux qui en sont le moins capables. Non seulement les épargnes des autres alimentent les entreprises des capitalistes industriels, mais elles constituent le capital des capitalistes d'argent, qui ont une souree d'enrichissement dans le crédit que le publie fait aux capitalistes producteurs et
,56 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉhÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
que ceux-ci s'accordent entre eux. Ainsi s'évanouit la dernière illusion que peuvent avoir sur le système capitaliste ceux qui considèrent que le capital est le fruit du travail et de l'épargne de ceux qui le possèdent. Non seulement le profit résulte de l'appropriation du travail d'autrui, mais le capital, l'instrument qui permet de mettre en œuvre et d'exploiter ce travail, appartient lui-même à d'autres que le capitaliste d'argent et le capitaliste industriel qu'il enrichit.
L'activité du capital empruntable, c'est-à-dire la fréquence des opérations de prêt auxquelles peut servir une même'somme d'argent, dépend : lo du nombre et de l'importance des transactions effectives qu'elle permet de réaliser, c'est-à-dire du nombre de fois qu'elle passe d'une main à une autre en réalisant la valeur d'un capital ou d'un revenu ; 21, de l'économie des paiements, de l'organisation et du développement du crédit ; 3' de l'activité du crédit, c'est-à-dire de la rapidité avec laquelle nu capital restitué trouve un nouveau placement.
Une.grande partie du capital empruntable est toujours fictive et se compose simplement de signes de valeur, même lorsque ce capital existe sous forme de monnaie métallique, or ou argent, servant de commune mesure des échanges. Ainsi la monnaie fonctionnant dans le cycle du capital existe à certains moments sous forme de capitalargent ; mais elle ne se transforme pas alors en capital empruntable, car elle doit être échangée contre de nouveaux éléments du capital productif ou servir comme instrument de circulation à la dépense du revenu. L'argent qui se transforme en capital empruniable et se présente comme tel à différentes reprises, n'existe jamais qu'en un endroit sous forme de monnaie ; partout ailleurs il se présente sous forme de titres sur un capital. D'après notre hypothèse, l'accumulation de ces titres résulte de l'accumulation effective, c'est-à-dire de la conversion de la valeur du capital-marchandise en argent, etc., ce qui nempêche que cette accumulation de titres est différente tant de l'accumu
CHAP. XXXII. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 57
lation effective dont elle découle que de l'accumulation future (du nouvead procès de production) que le prêt de l'argent rend possible.
Le capital empruntable existe d'abord sous forme d'argent (1) ; mais dès qu'il est remis à l'emprunteur, il devient, pour le prêteur, un titre de propriété donnant droit à de l'argent; il en résulte qu'une même somme d'argent peut correspondre à différentes masses de capital-argent. Qu'il soit le produit de la, réalisation d'un capital ou d'un revenu, l'argent devient un capital empruntable par le simple acte du prêt, par sa simple transformation en dépôt, si nous nous plaçons au point de vue d'une organisation où le crédit est développé. Le dépôt est donc un capital-argent pour le déposant, alors que pour le banquier qui l'a reçu il peut être uniquement un capital potentiel, momentané
(1) C. B, 1857. Déposition du banquier Tweils : " 4516. Comme ban
quier, faites-vous des affaires en capital ou en argent ' * 1 - En argent. -
4517. Comment les dépôts sont-ils versés à votre banque ? - En argent
- 4518. Comment les resLituez-vous? - En argent. - Pourrait-on
dire qu'ils sont autre chose que de l'argent ? - Non. "
Overstone (voyez le chap. XXVI) confond continuellement < capital " et " money ". Il appelle value of money (valeur de l'argent) l'intérêt rapporté par l'argent et value of capital (valeur du capital) l'intérêt produit par les prêts de capital productif et déterminé, par conséquent, par le profit donné par celui-ci. Il dit : " 4140. Il est très dangereux de se servir du " capital " - 4143. Le drainage de l'or anglais aboutit à une diminution de la masse d'argent du pays et il doit en résulter naturellement un renforcement de la demande sur le marché de l'argent (par cAnséquent, pas sur le marché du capital). - " 4112. A mesure que l'argent s'exporte la masse en diminue dans le pays et cette diminution fait monter la valeur de l'argent restant ". (Ce qui veut dire, d'après lui, que la contraction de la circulation détermine une hausse de la valeur de l'argent en tant qu'argent relativement à la valeur des marchandises, une augmentation de la valeur de l'argent correspondant par conséquent à une baisse de la valeur des marchandises. Mais comme ensuite il fut démontré d'une manière indiscutable, même pour Overstone, que ce n'est pas la masse de l'argent en circulation qui détermine les prix, il dit maintenant que la diminution de Pargent comme moyen de circulation fait hausser sa valeur en tant que capital productif d'intérêts et fait par conséquent hausser le taux de l'intérêt). " Et cette hausse de la valeur de l'argent restant enraie le drainage et se maintient jusqu'à. ce qu'elle ait fait refluer suffisamment d'argent pour rétablir l'équilibre ".
58 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
ment inoccupé, se trouvant dans sa caisse au lieu d'être dans celle de celui qui en est le propriétaire (1).
A mesure que la richesse augmente le nombre des capitalistes d'argent s'accroit : d'une part, le nombre et la fortune des rentiers deviennent plus considérables, d'autre part les banquiers, les prêteurs d'argent, les financiers de toute nature deviennent plus nombreux, par suite du développement du crédit. En même temps on voit se multiplier les valeurs produisant de l'intérêt, les fonds publics, les actions, etc., ainsi que les appels au capital disponible, aux agioteurs dont les spéculations alimentent une bonne partie des opérations du marché financier. Si toutes les ventes et achats de valeurs en bourse représentaient réel
(t) Ce fait donne lieu à une confusion qui fait considérer le dépôt comme " argent ", à la fois pour le déposant, qui a le droit d'en réclamer le paiement au banquier, et pour le banquier, qui en fait dispose de l'argent déposé. Le banquier Twells cite l'exemple suivant devant la Commission d'enquête de 1857 : " 452s. Je commence les affaires avec un capital de 40.000 £. Si j'en utilise 5.000 pour acheter des marchandises et si j'en dépose 5.000 chez un banquier pour en disposer en cas de besoin, je ne considère pas moins le tout comme étant mon capital, bien que 5.000 £se trouvent à l'état de dépôt ou d'argent. - 4531. Vous avez donc donné à un autre ces 5.000 £ en billets de banque ? - Oui. - 4532. Celui-ci a donc reçu ces 5.000 £ en dépôt ? - Oui. - 4533. Et vous, vous disposez d'un dépôt de 5.000 £ ? - Absolument. - 4534. Lui a donc 5.000 £ en argent et vous également vous avez 5.000 £ ? - Certainement. - 4535. Tout celaexiste parconséquent en argent ? -Ah ! non ". La confusion vient en partie de ceci: Lorsque A fait un dépôt de 5.000 il peut disposer de cet argent comme s'il l'avait encore ; mais chaque fois qu'il envoie un ordre de paiement à son banquier, il annule une partie de son dépôt. Si le banquier a fait une opération au moyen de celui-ci, il donnera suite aux demandes d*argent de A au moyen de l'argent d'un autre dépôt. Lorsque A paie B par un chèque sur son banquier et que B remet ce chèque à son banquier, il suffira que le banquier de A ait un chèque sur le banquier de B, pour que l'échange de ces deux chèques fasse fonctionner deux fois comme argent le dépôt de A: une fois au mains du banquier de A, une fois aux mains de A lui-même. Il est vrai que dans l'une des opérations le dépôt intervient pour solder une créance de A sur son banquier et une créance de celui-ci sur le banquier de B sans que de l'argent soit mis en circulation, de sorte que si le dépôt a agi deux fois, il l'a fait une fois sous forme d'argent effectif et une autre fois sous forme de titre donnant droit à de l'argent. Les titres de crédit tiennent lieu d'argent chaque fois qu'on fait la compensation des créances.
C1-IA~P. XXXII. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 59
lement des placements de capitaux, on pourrait dire que leur influence est nulle sur la demande de capital empruntable, car A, en vendant une valeur en retire exactement la somme que B y engage. Mais alors même que le capital que le titre représente n'existe plus - du moins comme capital-argent - le titre ne représente pas moins une demande de capital-argent, car, dans la transaction dont nous venons de parler, il a déterminé le passage de l'argent de B aux mains de A.
C. B. 1857. No 4886. " A votre avis, suis-je dans la vérité, lorsque je dis que le taux de l'escompte est déterminé par la masse des capitaux disponibles sur le marché et applicables à l'escompte des effets de commerce, à l'exclusion des autres? - (Chapmann): Non; je considère que le taux de l'intérêt est affecté par toutes les valeurs facilement convertibles (all convertible securities of a current character). Il serait inexact de limiter la question à l'escompte des traites ; car notre monde commercial est sérieusement impressionné, lorsqu'il y a une forte demande d'argent sur des consolidés ou même des bons du trésor, comme c'était le cas récemment, et cela à, un taux d'intérêt beaucoup plus élevé que le taux commercial. - 4890. Il est incontestable que lorsque de l'argent est demandé sur du bon papier, reconnu comme tel par les banquiers, l'action de cette demande doit se faire sentir sur les effets de commerce. Je ne puis p;%s admettre qu'un homme me donnerait son argent à 5 0/0 contre des traites, alors qu'il m'en demanderait 6 0/0 contre des consolidés ; personne ne peut me demander d'escompter ses effets à 5 1/2 0/0 quand je puis prêter mon argent à 6 0/0. - 4892. Je ne dis pas que des personnes qui achètent pour 2.000, 5.000 ou 10.000 £ de valeurs de tout repos influencent en réalité le marché financier. Lorsque vous me parlez du taux de l'intérêt des avances sur consolidés, je pense à ceux qui font des affaires pour des centaines de mille, aux agioteurs qui souscrivent d'énormes sommes aux emprunts publics ou achètent en bourse et qui doivent garder leurs
60- CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
valeurs jusqu'à ce qu'ils puissent les vendre avec profits. Ceux-ci sont obligés d'emprunter de l'argent ".
Le développement du crédit fait naitre de grands marchés financiers, comme Londres, qui deviennent des centres du commerce des valeurs et où se multiplie la tourbe des agioteurs, grâce à l'intervention des banquiers qui mettent à leur disposition toute la masse du capitalargent du publie. " L'argent est ordinairement moins cher à la bourse des effets que partout ailleurs ", disait, en 1818, le Gouverneur de la Banque d'Angleterre devant le Comité des Lords (C. D. 1848, pïq'i~tted 18,57, No 219).
En étudiant le capital productif d'intérêts, nous avons démontré que le taux de l'intérêt sur une longue série d'années est déterminé par le taux moyen du profit et non par le profit d'entreprise, qui est le profit moins l'intérêt. Nous avons établi également, et nous y reviendrons dans la suite, que lorsque l'on envisage les variations de l'intérêt commercial - l'intérêt des escomptes et des prêts aux commerçants -- il se présente dans le cycle industriel une phase où, sous l'action de la hausse du profit, le taux de l'intérêt s'élève au-dessus du minimum pour atteindre le taux moyen et même le dépasser. Ces faits donnent lieu aux remarques suivantes :
Prinio. - Lorsque l'intérêt reste pendant longtemps à un taux élevé (ce qui se présente dans les pays comme l'Angleterre, où le taux moyen est donné pour une longue période et constitue ce qu'on peut appeler l'intérêt privé) on peut en inférer à première vue que pendant cette durée le taux du profit, mais non le taux du profit d'entreprise, est élevé. Cependant cette distinction entre les deux profits disparait jusqu'à un certain point pour les capitalistes qui opèrent constamment avec des capitaux leur appartenant et qui paient l'intérêt à eux-mêmes. L'intérêt peut donc se maintenir longtemps à un taux élevé - nous faisons abstraction d~s périodes de dépression - lorsque le taux du profit est élevé, ce qui peut avoir pour conséquence un taux très bas du profit d'entreprise, celui-ci
CHAP. XXXII. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 61
étant l'expression de la différence entre le profit et l'intérêt. Le taux du profit d'entreprise peut même diminuer alors que la hausse du taux du profit persiste, ce qui est dû à ce que des entreprises commencées devaient être continuées et ne peuvent lêtre qu'au moyen de l'emprunt. Il peut donc se présenter qu'alors que le taux de l'intérêt et le taux du profit sont élevés, le profit d'entreprise diminue, de même qu'il peut arriver - par exemple lorsque la spéculation bat son plein - que l'on paie un taux élevé d'intérêt, non parce que le profit est considérable, mais parce que l'on est forcé de travailler avec du capital emprunté.
Secundo. - Aucune assimilation ne petit être faite entre la hausse du taux de l'intérêt due à une hausse du taux du profit et la hausse du taux de l'intérêt due à une simple extension de la demande de capital industriel.
Lorsqu'une crise sévit, la demande de capital empruntable et le taux de l'intérêt atteignent leur maximum, alors que . le taux du profit et la demande de capital industriel sont pour ainsi dire nuls. Chacun ne cherche à emprunter que pour pouvoir payer et faire honneur à, ses engagements. Au contraire, dès que les affaires reprennent, chacun demande à emprunter pour acheter et pour convertir du capital-argent en capital productif et commercial. La demande part alors tant du commerçant que l'industriel qui veut acquérir des moyens de production et de la force de travail.
L'accroissement de la demande de force de travail n'est pas en lui-même une cause d'augmentation du profit, ni une cause de hausse du taux de l'intérêt provoquée par une hausse du profit. Lorsque la dcmande de force de travail augmente, parce que l'exploitation du travail se fait dans des conditions spécialement avantageuses, l'augmenfation de la demande de capital variable qui en résulte a pour conséquence de diminuer et non d'augmenter le pro, fit. Si dans ces circonstances il se produit une hausse du taux de l'intérêt, elle est due à ce que les salaires et le nombre
62 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
d'ouvriers occupés s'élevant au-dessus de la moyenne, l'accroissement de la demande de capital variable se traduit par une demande de capital-argent. Ce dernier, comme toute marcbandise, augmente alors de prix, et ce' fait ne peut évidemment pas entrainer une hausse du profit, parce que celui-ci dépend en grande partie du bon marché de l'argent. Si, dans un moment pareil, le capitaliste d'argent, au lieu de jouer le rôle de prêteur, se faisait industriel, il verrait diminuer son profit d'autant plus que l'élévation du prix de la main-d'oeuvre serait plus considérable. Le jeu des circonstances pourrait cependant êtretelqu'il vit quand même augmenter son profit; mais cette augmentation ne pourrait d'aucune manière être attribuée à la hausse du prix du travail. Si, pour une cause quelconque, cette hausse se produisait dans des circonstances défavorables, elle ferait incontestablement baisser le taux du profit et elle augmenterait d'autant Plus le taux de l'intérêt que la demande de capital-argent qu'elle déterminerait serait plus importante.
Lorsqu'on fait abstraction du travail, la " demande de capital ", dans le sens que lui donne Overstone, se ramène à une demande de marchandises, se traduisant par une augmentation des prix, soit qu'elle résulte de ce que les marchandises sont plus demandées, soit qu'elle provienne de ce qu'elles sont moins offertes. Lorsque l'industriel ou le commerçant est obligé de donner 150 £ pour des marchandises que précédemment il ne payait que 100 £, il est amené à emprunter 150 £ au lieu de 100 et de payer 7 1/2 £ d'intérêt au lieu de 5. Il paie plus d'intérêt puisqu'il emprunte plus de capital. M. Overstone s'efforce de faire admettre que l'intérêt du capital empruntable est identique à celui du capital industriel, son Bank Act étant combiné précisément pour permettre aux capitalistes d'argent de tirer le plus grand profit de la différence qui existe entre ces deux intérêts. Il est possible que la demande de marchandises, lorsqu'elle est la conséquence d'une diminution de l'offre au-dessous de la moyenne, n'absorbe pas plus
CHAP. XXXIL, - CAPITAT.-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 68
de capital-argent que précédemment. La même somme ou peut-être une somme plus petite qu'auparavant est payée, mais une quantité moindre de valeurs d'usage est obtenue en échange. La demande de capital empruntable et le taux de l'intérêt restent donc les mêmes, bien que la demande et le prix des marchandises aient augmenté.
Mais il peut arriver que l'offre d'un produit descende audessous de la moyenne, par exemple l'offre du grain ou du coton dans le cas d'une mauvaise récolte, et qu'en même temps augmente la demande de capital empruntable, le prix étant poussé à, un niveau très élevé par des spéculateurs qui tiennent le produit momentanément éloigné du marché. Pour payer les marchandises sans les vendre, on se procure alors de l'argent au moyen de la " Weehselwi,-Ihschaft " commerciale (le jeu des traites de complaisance). Il en résulte une augmentation de la demande de capital empruntable, et, par suite, une hausse du taux de l'intérêt, déterminée par une diminution artificielle de l'offre.
La demande d'un produit peut augmenter bien qu'il y ait accroissement de' Foffre, parce que le prix est tombé au-dessous du prix moyen. Dans ce cas, la demande de capital empruntable peut rester invariable ou même diminuer, étant donné qu'une même somme d'argent permet d'obtenir une plus grande quantité de produits. Il se peut aussi que des spéculateurs fassent des provisions de ce produit, soit peur l'appliquer à la production dans des moments plus favorables, soit pour le vendre lorsque les prix seront plus rémunérateurs. Il pourrait y avoir alors une extension de la demande de capital empruntable suivie d'une hausse du taux de l'intérêt, qui serait l'indice de l'application d'un capital à la constitution d'une provision superflue d'éléments du capital productif. Nous ne considérons en ce moment que l'action de l'offre et de la demande de capitalmarchandise sur la demande de capital empruntable; précédemmentnous avons examiné comment cette dernière est influencée par les différents phénomènes que présente le procès de reproduction au cours du cycle
64 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
industriel. En homme rusé, Overstone accouple l'affirmation triviale que le taux de l'intérêt est déterminé par l'offre et la demande de capital (empruntable) à sa propre déclaration que le capital empruntable ne se distingue pas du capital, cherchant ainsi à faire admettre qu'il n'y a d'autre capitaliste que l'usurier et d'autre capital que celui fonctionnant pour l'usure.
Dans les périodes de crise, la demande de capital empruntable est une demande de moyens de paiement et non une demande de moyens d'achat. L'intérêt peut donc atteindre un taux très élevé, que le capital effectif - capital productif ou capital-marchandise - soit abondant ou rare. La demande de moyens de paiement exprime simplement le désir de convertir en argent, lorsque les négociants et les industriels offrent de bonnes garanties ; elle est une demande de capital-argent, lorsque l'avance de moyens de paiement ne doit pas seulement fournir la forme argent, niais aussi l'équivalent (sous n'importe quelle forme) nécessaire pour payer. C'est sur ce point que les. deux explications vulgaires des crises ont toutes les deux tort et raison. Ceux qui disent qu'il y a uniquement pénurie de moyens de paiement, ou bien ne considèrent de bonne foi que les industriels et les commer~ants offrant de bonnes garanties, on bien sont des fous, s'ils se figurent qu'il est du devoir et du pouvoir d'un banque de transformer, au moyen de ses bouts de papier, des banqueroutiers véreux en capitalistes honnêtes et solvables. Au contraire, ceux qui soutiennent qu'il. y a uniquement manque de capital, ou bien jouent sur les mots, car dans des moments pareils, le capital inconvertible existe en masse tant par J'excès d'importation que par la surproduction, ou bien ne pensent qu'à ces chevaliers du crédit qui dans ces périodes voient le bon publie cesser de leur fournir des capitaux pour continuer levrs aventures et s'adressent sérieusement aux banques, non seulement pour qu'elles les aident à restituer les capitaux qu'ils ont
CH&P. XXXII- - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 65
engloutis, niais leur fournissent les moyens de continuer leurs tripotages.
La production capitaliste exige qu'à la marchandise soit opposé l'argent, forme autonome de la valeur, c'est-à-dire que la valeur d'échange ait dans l'argent une forme autonome. Pour cela il est indispensable qu'une marchandise donnée soit la commune mesure de toutes les autres, la marchandise par excellence pouvant leur être opposée à toutes. Il doit en être ainsi pour deux raisons, surtout dans les nations où le développement du capitalisme a pour effet de substituer en grande partie à l'argent les opérations et la monnaie de crédit. D'abord, parce que dans les périodes de dépression, lorsque le crédit s'obtient difficilement et même ne s'obtient pas, l'argent devient brusquement le seul moyen de paiement, la seule valeur à opposer à la marchandise; d'où l'impossibilité de convertir celle-ci en argent et d'où par conséquent sa dépréciation. Ensuite, parce que la monnaie de crédit n'est de la monnaie que pour autant qu'elle soit substituée à de l'ar&ent réel pour toute lÏmportance- de sa valeur nominale. Or lorsqu'il y a drainage de l'or, la convertibilité de la mon naie de papier devient problématique, d'où des mesures de rigueur, hausse du taux de l'intérêt, etc., pour assurer cette convertibilité. Bien que ces mesures puissent être plus ou moins exagérées sous l'action de lois inspirées par des théories fausses sur la monnaie ou par l'intérêt des commerçants d'argent, comme les Overstone et autres, elles sont cependant en connexion directe avec le mode de production pour lequel elles sont appliquées. Une dépréciation de la monnaie de crédit ~nous ne parlons pas d'une démonétisation qui, d'ailleurs, ne pourrait être qu'imaginaire) ébranlerait tous les rapports existants ; aussi, préfère-t-on sacrifier la valeur des marchandises et perdre plusieurs millions de ce côté pour sauver deux millions d'argent. Des faits pareils, qui sont inévitables dans la production capitaliste et en forment une des beautés, ne se présentent pas dans les modes antérieurs de production, dont la base
66 CINQUIÈME PARTIE. ~ L'INTÉRÉT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
étroite ne permet le développement ni du crédit, ni de la monnaie de crédit. Les crises monétaires, indépendantes des crises réelles ou aggravant ces dernières, sont inévitables dès l'instant où le caractère social du travail fait de la marchandise une monnaie, un objet en'dehors de la production effective. D'autre part, il est certain que la banque, tant que son crédit n'est pas ébranlé, calme la panique en élargissant sa circulation fiduciaire et l'accentue en la réduisant. L'histoire de l'industrie moderne montre à chaque page que si la production nationale était organisée, la monnaie métallique ne serait nécessaire que pour solder les différences du commerce international. Ce qui établit a l'évidence que la monnaie métallique n'est nullement nécessaire pour les transactions intérieures, c'est le cours forcé auquel ont recours les banques nationales, comme seule ressource, dans les cas extrêmes.
En parlant des transactions e * ntre deux individus, . il
serait évidemment ridicule de dire que la balance des
paiements est défavorable à l'un et à l'autre, car il est
éviâent que lorsqu'on aura fait le compte des créances et
des dettes de chacun, il faudra que l'un des deux soit débi
teur de l'autre. Il n'en est nullement, ainsi des nations, et
les économistes sont unanimes sur ce point quand ils
disent que la balance des paiements peut être favorable ou
défavorable à un pays, bien que sa balance du commerce
doive finalement s'équilibrer. La balance des paiements se
différencie de la balance du commerce en ce qu'elle est
une balance du commerce qui doit être liquidée à un mo
ment donné. Or, les crises ont pour effet de raccourcir le
temps qui peut séparer la balance du commerce de la ba
lance des paiements, et la réduction de ce temps est activée
par toutes les circonstances qui accompagnent la crise, sa
voir : le drainage du rnétalprécieux, la venteà, tout prixdes
marchandises consignées, l'exportation des marchandises
et leur vente à vils prix afin d'obtenir des avances dans le
pays, la hausse de l'intérêt, la suppression du crédit, la
baisse des valeurs et la vente au rabais des valeurs étran
CHAP. XXXIL - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 67
gères, l'appel au capitaux étrangers attirés par la dépréciation des actions, enfin, la banqueroute qui se Charge de laver une grande partie des dettes ; faits auxquels il convient d'ajouter cet autre, en ce qui concerne spécialement les relations des nations capitalistes avec t'Asie, que toutes en sont directement on indirectement débitrices.
Dans le commerce, la différence entre les achats à terme et les achats au comptant D'affecte la valeur de la marchandise que pour autant que la circulation de la traite soit exceptionnellement longue, et il en est ainsi parce que chacun fait crédit d'un côté et en reçoit de l'autre. [Cette affirmation est en contradiction avec mon expérience. F. E.] L'escompte, quijoue un rôle dans le prix, est déterminé, non par le crédit commercial, mais par le marché, financier.
Si la demande et l'offre de capital-argent (qui fixent le taux de l'intérêt) étaient identiques, comme le prétend Overstone, à la demande et à l'offre de capital effectif, l'intérêt devrait être à la fois réduit et élevé d'après les différentes marchandises que l'on considère ou d'après les différents états (matière première, demi-fabricat, produit achevé) d'une même marchandise. En 1844, le taux de l'intérêt oscilla à la Banque d'Angleterre entre 4 0/0 (de janvier à septembre) et 2 1/? et 3 0/0 (de novembre à la fin de l'année). En 1.815, il s'éleva à 2 1/2, 2 3/4 et 3 0/0 de janvier à octobre et varia de 3 à 5 0/0 pendant les derniers mois. Le prix moyen du coton lair Orléans fut de 6 1/4 d. en 184,1 et 4 7/8 d. en 1845. Le 3 mars 1844, le stock de coton à Liverpool était de 627.042 balles et, le 3 mars 1845, il atteignait 773.800 balles. Si l'on considère le prix du coton, qui fut moins élévé en 1845 qu'en 1841, le taux de l'intérêt devait être relativement plus bas en 1845, ce qu'il fut effectivement. Mais si l'on part du prix du fil, dont le prix fut relativement élevé pendant cette année et qui donna un profit relativement plus grand, le taux de l'intérêt aurait dû être relativement plus haut. Du coton à 4 d. la livre donnait en 1845 un fil (NO 40, bon mule twist de
68 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
seconde qualité) qui revenait à 8 d. au filateur et qu'en septembre et octobre de la même année il put vendre de 10 1/2 à Il 1/.2 d. la livre. (Voir plus loin le témoignage de Wylie.)
La question peut être tranchée de la manière suivante : La demande et l'offre de capital empruntable seraient identiques à la demande et à l'offre de capital en général (bien qu'il soit absurde de parler de demande et d'offre de capital en général, l'industriel ou le commerçant ne demandantjamais du capital comme tel, mais du capital sous forme d'une marchandise nettement déterminée), si les capitalistes prêteurs, au lieu de prêter de l'argent, prêtaient ou louaient aux industriels des machines, des matières premières, etc., de même qu'ils louent maintenant les maisons dont ils sont propriétaires. Dans des conditions pareilles, il n'y aurait aucune différence entre l'offre de capital empruntable et l'offre d'éléments de production à l'industriel et de marchandises au commerçant;. mais dans ce cas, le profit serait partagé entre le prêteur et l'emprunteur en proportion de la partie du capital qui appartient au premier et de celle qui est la propriété du second.
D'après M. Weguelin (C. B. 1857) le taux de l'intérêt est déterminé par " la masse de capital inoccupé " (252) et est " simplement un index du capital qui cherche un placement " (271). Le capital inoccupé, il l'appelle également " floating capital " (185), en comprenant sous cette dénomination " les billets de la Banque d'Angleterre et les autres instruments de circulation du pays, par ex. les
billets des banques provinciales et le numéraire ainsi
que la réserve des banques " (502, 503), et aussi l'or en
barre (503). Il affirme également que la Banque d'Angle
terre a une grande influence sur le taux de l'intérêt aux
époques " où nous (la Banque d'Angleterre) avons effecti
vement entre les mains la plus grande partie du capital
inoccupé " (1198), ce qui est en opposition avec la déposi
tion reproduite plus haut de M. Overstone, qui déclare
CHAP. XXXII. - CAPITAL-ARGENT ET CAPITAL EFFECTIF 69
qu'à la Banque d'Angleterre " il n'y a pas de place pour le capital ". Plus loin, M. Weguelin dit encore : " A mon avis, le taux de l'escompte se règle d'après la masse de capital inoccupé dans le pays, et cette masse est représentée par la réserve de la Banque d'Angleterre. qui est en réalité une réserve métallique. Lorsque cette réserve diminue, la masse de capital inoccupé dans le pays,diminue également et la valeur du restant augmente " (1258). De son côté, J. Stuart Mill déclare (1102) : " Pour assurer la solvabilité de son bankinq departinent, la Banque est obligée de faire tout son possible pour maintenir la réserve de celui-ci, ce qui l'oblige, dès qu'elle constate que cette ré - serve diminue, de restreindre ses escomptes ou de vendre du papier. " - La réserve, ponr autant qu'il n'est question que du bankiny departinent, est uniquement Une réserve pour les dépôts, car d'après les Overstone, le bankine deparlinent opère exclusivement en banquier, sans préoccupation de l'émission - " automatique " des billets. Mais dans les périodes de dépression, la Banque n'a pas à s 1 occuper seulement de son banking departinent, dont la réserve est constituée uniquement par des billets ; si elle veut ne pas faire faillite, elle doit aussi avoir l'oeil largement ouvert sur sa réserve métallique. En effet, à mesure que cette réserve disparait, diminue la réserve de billets, et personne n'est mieux en situation de le savoir que M. Overstone, qui a si sagement combiné toutes ces choses par son Bank Act de 1844.
CHAPITRE XXXIII
L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT
" Le grand régulateur de la, vitesse de la circulation est "le crédit. C'est ce qui explique comment une sérieuse dépression du marché financier coïncide généralement avec une circulation bien remplie " (The Citrrency Question Revieived, p. 65). En effet, tous les systèmes qui ont pour but d'épargner l'instrument de circulation sont basés sur le crédit.
Supposons que A paie aujourd'hui une traite à B au moyen d'un billet de 500 £. Le même jour, B dépose l'argent chez son banquier, qui, quelques instants après, s'en sert pour escompter une traite à C. Celui-ci dépose les 500 £ dans une banque, qui les remet comme avance à un bilibroker et ainsi de suite. La vitesse avec laquelle le billet de 500 £ circulera, c'est-à-dire servira à acheter et à payer, dépendra de la rapidité avec laquelle il fonctionnera alternativement comme dépôt et Comme avance. Cette simple économie du moyen de circulation se réalise avec le plus de perfection dans le c1earing house, où l'échange des traites se pratique sur la plus grande échelle et où le rôle de l'argent se trouve le plus réduit, parce qu'il a pour unique fonction de liquider des différences. Mais les traites qu'on échange dans le clearing house ont pour base le crédit que les industriels et les commerçants se font entre eux; lorsque le crédit diminue, les traites, surtout celles à longue échéance, deviennent moins nombreuses, et aussitôt un ralentissement se manifeste dans le système des compen
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 71
sations. Abstraction faite de la technique plus ou moins
perfectionnée de la concentration des paiements, l'élimi
nation de l'argent des transactions et par suite une éco
nomie d'instruments de circulation, économie qui repose
exclusivement sur la fonction de l'argent comme moyen
de paiement et par conséquent sur le crédit, peut êti,e faite
de deux manières . ou bien des créances réciproques,
représentées par des traites ou des chèques, sont compen
sées chez un même banquier, qui ne fait que reporter les
créances du compte de l'un à celui de l'autre; ou bien les
différents banquiers font les compensations entre eux (1).
C'est ainsi que la concentration de 8 à 10 millions de traites
dans le portefeuille d'un billbroker, comme la maison Ove
rend, Gurney & Co, fut le moyen principal de donner plus
d'extension. à la compensation locale. Un pareil système a
évidemment pour effet de réduire la quantité d'argent
nécessaire pour solder les comptes et d'accroître l'activité
du moyen de circulation. D'autre part, la rapidité de
la circulation de l'argent dépend entièrement du courant
des ventes et des achats et de l'enchainement des
paiements en espèces. Or, le crédit facilite et ' accélère
la circulation. En effet, une même pièce de monnaie,
qui peut, par exemple, assurer tout au plus cinq circu
lations, perd nécessairement beaucoup de temps en
route, si, le crédit n'intervenant pas, elle ne petit passer
d'une main à une autre qu'à la condition que le transfert
(1) Durée moyenne de la circulation d'un billet de banque.
Années 5 j£ 10 £ 20 à 100 £ 200 à 500 £ 1000 £
Jours Jours Jours Jours Jours
1798 ? 236 209 31 22
1818 1;8 137 121 18 13
1846 79 71 34 12 8
1856 70 58 27 9 7
(Statistique du caissier de la B. d'A., 51. Marshall, dans le Report on Bank Acis, 1857, 11, Appendiv, p. 301-302).
72 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
soit nécessité chaque fois par une vente-achat ; si émise, par exemple par A, elle ne peut passer à B, C, D, E et F que pour autant que A achète à B, B à C, C à D, D à E et E à F. Il n'en est pas de même si B dépose chez son banquier l'argent qu'il reçoit en paiement de A; si le banquier emploie cet argent pour escompter une traite à C et si (À s'en sert pour faire un achat à D; si D, à son tour, le dépose chez soit banquier, et si celui-ci le prête à E, qui le remet à F pour solder un achat. Dans ce cas, quatre opérations de crédit (deux opérations de dépôt et deux opérations d'escompte) interviennent pour accélérer la circulation de l'argent.
Nous avons vu que le même billet de banque petit colistituer des dépôts chez différents banquiers. Il peut aussi être utilisé à faire différents dépôts chez un même banquier ; il suffit pour cela que le banquier qui a reçu un dépôt de A, l'emploie pour escompter une traite à B, que B se serve de l'argent pour payer C et que C vienne mettre le billet en dépôt chez le banquier de A.
En étudiant (Liv. I, chap. III, 2) la circulation simple de l'argent, nous avons démontré que la vitesse de la circulation et l'économie des paiements étant données, la masse de l'argent effectivement en circulation est déterminée par les prix des marchandises et le nombre des transactions. Cette loi est vraie pour la circulation des billets.
Le tableau suivant donne, année par année, l'import annuel moyen exprimé en milliers de £, des billets de la Banque d'Angleterre, de 5 et 10 £, de 20 à 100 £ et de 200 à 1.000 £, qui ont été en circulation dans le public de 1844 à 1857:
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 73
Billets de 5-10 £ Billets de W-100 £ Billets de 200-1000 Total
Années
Import 0/0 Import /0 Import; 0/0 £
1844 £ 9.263 4a.7 5.735 28-31/0 5.M3 126.0 0',0 20 ~ 241
1845 " 9.698 46.9 " 6.ffl 99.3 ~ 4.942 128.6 " 90.723
1846 .. (J 918 4K9 " 5.771 128. 5 " 4.590 22 6 ', c 90.286
1847 .. 9.591 50.1 " 5.498 28.7 . " 4.066 91.9- " " 19.155
1848 " 8.7:ig 48.3 " (f 5.046 97.9 " q 4.307 Q3.8 " " 18.085
1849 " 8.692 47.2 " 5.1234 128.5 " " 4 777 2î.3 " " 18. 403
- " 9.1614 47.~2 " 5. 587 28. 8 D " 4.646 94.0 " "19.398
1851 e( 9.3612 48.8 " " 5.554 98.5 " " 4.5.57 123.4 " 1( 19.473
...... " 9.839 45.0 " " 6.161 28.2 à " 5.856 '26. 8 >, " 21.856
1853 . 10.699 147.3 " " 6.393 28.2 " " 5.5il 24. 5 " " 2~? 653
1854 " lo.565 51.0 " a 5 910 128.5 " " 4,234 20~5 <1 20.709
1855 " 10MS 53.6 " 1( 5.706 28.9 " ', 3.459 17.5 " 19.793
18,56 " 10. 680 514. It " " 5.6115 12K7 " " 3. 324 16,9 " " 19 648
1857 " 10 659 54.7 " 5.567 28.6 3.?41 16. 7 " 19.467
(C. B. 1858, p. 1, 11). Ce tableau montre que l'import total des billets de banque en circulation a diminué d'une manière absolue de 1844 à 4857, bien que les transactions, ainsi que l'établissent les chiffres des importations et des exportations, aient plus que doublé. La circulation des billets de 5 et 10 £ a été en augmentant - elle était de 9.263 000 £ en 1844 et s'élevait à 10.659.000 £ en 4857 - et cette augmentation s'est faite en même temps que celle, beaucoup plus considérable, de l'or en circulation. Par contre, il y a diminution pour les billets de 200 à 1.000 £, dont la circulation totale était de 5.865 000 en 1852 et était tombée à 3.241.000 £ en 1857. Voici l'explication de ces faits. " Le 8 juin 1854, les banques privées de Londres admirent les banques par actions au clearinq house et bientôt après le cleariny fut définitivement installé à la Banque d'Angleterre. Le solde des comptes fut alors établi régulièrement par des transcriptions dans des registres que les différentes banques tiennent à la Banque d'Angleterre. Il en est résulté que les billets de banque d'import élevé dont les banques se servaient précédemment pour régler leurs comptes, sont devenus inutiles " (C. B. 1858, P. V).
74 CINQUIÈME PARTIE. - L'ENTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
Pour se rendre compte de la manière dont l'intervention de l'argent a été réduite dans le commerce de gros, il suffit de revoir le tableau que nous avons reproduit dans notre premier volume (chap. III, note 1, p. 58) et qui fut fourni au Committee on lhe Bank Acis par la grande maison Morrison Dillon et Co de Londres, qui approvisionne de marchandises de toute nature les détaillants de Londres.
D 1 après la déposition de M. W. Newmarch devant le C. B. 1857 (No 1741) d'autres circonstances intervinrent pour déterminer une économie de l'instrument de circulation : la réduction du port des lettres à un penny, les chemins de fer, les télégraphes, en un mot le perfectionnement des moyens de circulation, ce qui permit à l'Angleterre de faire cinq à six fois plus de transactions avec la même circulation de billets. Mais, d'après W. Newmarch, ce résultat fut dù avant tout à, l'élimination des billets de plus de 10 £, explication qui lui parait d'autantp]US Daturelle qu'en Ecosse et en Irlande, où il circule des billets de 1 £, la circulation des billets a augmenté d'environ 31 0/0 (1747). La circulation de billets, y compris ceux de 1 £, s'élève en tout à 30 millions de £ dans le RoyaumeUni (17.19), tandis que la circulation d'or est de 70 millions de £ (1750). En Ecosse, la circulation de billets était de 3. 120.000 £ en 1834, de 3.020.000 en 1844 et de 4.050.000
en 1854 (1752).
De tous ces faits, il résulte qu'il n'est pas au pouvoir des banques d'émission d'augmenter la circulation de billets tant que ceux-ci peuvent être échangés contre de l'argent. [Dans toute cette étude, il n'est pas question de billets non convertibles; ceux-ci ne peuvent servir d'une manière générale d'instrument de circulation que là où ils reposent en fait sur le crédit de l'Etat, comme c'est le cas actuellement en Russie. Les lois développées dans le premier volume (chap. 111, 2, c) leur sont alors applicables. - F. E.j
La masse de billets en circulation est en rapport avec les besoins des échanges; tout billet inutile reflue à celui qui
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENr DE, CIRCULATION ET LE GRÊDIT 75
l'a émis. Comme les billets de la Banque d'Angleterre circulent comme moyens de paiement légaux dans tout le Royaume-Uni, nous pouvons faire abstraction de la circulatîon locale des billets des banques provinciales.
M. Neave, Gouverneur de la Banque d'Angleterre, dépose comme suit devant le C. B. 1858: " No 947. (Question) Vous dites que quelques mesures que vous preniez, le montant des billets circulant dans le publie reste le même, 20 millions de £ environ ? - En temps ordinaire, les besoins du publie semblent en exiger environ 20 millions. A certains moments, qui reviennent périodiquement dans Fannée, la masse augmente de 1 à 1 1/2 million. Le publie, quand il lui en faut davantage, peut s'en procurer à la Banque, ainsi que je l'ai dit. - 948. Vous disiez que pendant la panique le publie ne vous a pas permis de diminuer votre circulation de billets; voulezvous en donner les raisons ? - Lorsque la panique sévit, le publie a, d'après moi, le plein droit de se procurer des billets, et naturellement aussi longtemps qu'il y a obligation pour la Banque, le publie peut, en vertu de cette obligation, lui réclamer des billets. - 949. Il semble donc qu'en temps ordinaire il faille 20 millions de billets de la Banque d'Angleterre ? - Oui, 20 millions dans les mains du publie, bien que ce soit tantôt 18 l/., tantôt 19, tantôt 20, etc.; nous pouvons dire une moyenne de 19 à 20 millions. )~
Déposition de Thomas Tooke devant la Commission des Lords sur la Commercial Pistress (C. D. l8i8/5~) N' 3094: " La Banque n'a pas le pouvoir d'augmenter à volonté le montant des billets circulant dans le publie. Tout ce qu'elle peut, c'est diminuer ce montant, mais par une opération très violente. "
Après avoir démontré au long et au large qu'il est impossible aux banques provinciales de maintenir en circulation plus de billets que le publie n'en veut, J. C. Wright, banquier depuis trente ans à Nottingham, dit en ce qui concerne les billets de la Banque d'Angleterre (C. D. 1848/57) No 2844: " Je ne sache pas qu'il y ait des limites
76 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
à l'émission de billets par la Banque d'Angleterre, mais tout billet superflu pour la circulation devient un dépôt ou prend une autre forme. "
Il en est de même en Ecosse, où il n'y a pour ainsi dire que du papier en circulation, parce qu'on y dispose, comme en Irlande, de billets d'une livre et que " the scotch hale gold ". M. Kennedy, directeur d'une banque écossaise, déclare que les banques ne peuvent pas diminuer leur circulation de billets et il est d'avis " qu'aussi longtemps que les transactions intérieures réclament de l'or ou des billets, les banquiers doivent en fournir autant que les affaires en exigent, soit à la demande de leurs déposants, soit autrement... Les banques écossaises peuvent restreindre leurs
opérations, mais elle ne peuvent contrôler d'aucune ma
nière leur émission de billets " (Mid. No 3446-48). De
même, M. Anderson, directeur de la Union Bank of
Scotland (ibid. N' 3578) : " Le système de l'échange
réciproque des billets (entre les banques d'Ecosse) em
pêche-t-il qu'une banque donnée puisse forcer son émis
sion ? - Oui; mais nous avons un moyen plus efficace que
l'échange des billets " (qui en réalité n'a rien à voir dans
l'affaire. puisqu'il a pour seul but d'assurer la circulation
dans toute l'Ecosse des billets de chaque banque) " et ce
moyen consiste dans la pratique qui est admise d'une ma
nière générale en Ecosse, d'avoir un compte à la banque.
Quiconque a un peu d'argent a un compte chez un ban
quier; il verse journellement l'argent dont il n'a pas immé
diatement emploi, de sorte qu'à la fin de chaque journée
d'affaires tout l'argent, sauf ce que chacun garde en poche,
est rentré dans les banques." Et il en est de même en Irlande
d'après les d~positions de M. Mac Donnell, Gouverneur de
la Banque d'Irlande et de M. Murray, directeur de la Pro
vincial Bank of Ireland.
Si la circulation de billets est indépendante de la volonté de la Banque d'Angleterre, elle ne l'est pas moins du trésor métallique qui est déposé dans ses caves pour garantir la conversion de l'émission. " Le 18 septembre 1846,
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 77
la circulation de billets de la Banque d'Angleterre était de
20.900.000 £ et l'encaisse métallique de 16.273.000 £; le
5 avril 1847, la circulation était de 20,815.000 £ et l'en
caisse de 10.246.000 £. L'exportation de 5 millions de £ de
métal précieux ne réduisit don * c nullement la circulation "
(J. 6. Kinnear, The Crisis and theCuriency, Londres, 1847,
p. 5). Il va de soi qu*il n'en a été ainsi que grâce à la situa
tion ad mise en Angleterre et qu'il n'en pourra être de même
que dans les pays où ces faits ne seront pas en opposition
avec la loi fixant le rapport entre la circulation et l'encaisse
métallique.
Ce sont donc exclusivement les besoins des affaires qui influent sur la quantité de monnaie - or et billets - qui doit être en circulation. A ce point de vue il convient de tenir compte des variations qui se présentent périodiquement au cours de chaque année, quelle que soit l'allure générale des affaires, et qui font que depuis vingt ans " la circulation est intense pendant un mois donné, faible pendant un autre et moyenne pendant un troisième " (Newmarch, C. B. 1857, - N' 1650). C'est ainsi que chaque année, au mois d'août, quelques millions, généralement en or, sortent de la Banque d'Angleterre pour être versés dans la circulation intérieure et payer les dépenses de la récolte; comme ils doivent être affectés en grande partie à des paiements de salaires, la Banque ne peut guère les avancer en billets. Cet argent rentre à la Banque à la fin de l'année. En Ecosse, où le sovereiyn est remplacé par le billet d'une livre, on voit régulièrement en mai et en novembre la circulation de billets augmenter de 3 à 4 millions; quinze jours après les billets commencent déjà à refluer aux banques, pour y être rentrés en totalité au bout d'un mois (Anderson, 1. c. N' 3595-3600).
La circulation de billets de la Banque d'Angleterre est également influencée tous les trois mois par le paiement des " dividendes ", c'est-à-dire les intérêts de la dette publique ; des billets sont alors retirés de la circulation, puis jetés à nouveau dans le publie; ils ne tardent pas à
78 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
refluer à la Banque. Weguelin (C. B. 1857 N' 38) évalue à 2 1/2 millions la variation qui affecte dans ces circonstances la circulation de billets ; mais M. Chapman de la maison Overend Gurney and CI' l'évalue à une somme beaucoup plus élevée. "Lorsque vous retirez de la circulation 6 à 7 millions pour payer les dividendes, if faut que quelqu'un soit là qui dans l'entretemps avance cette somme " (C. B. 1857. N' 5196).
Bien plus importantes et plus profondes sont les variations de la masse des moyens de circulation qui accompagnent les péripéties du cycle industriel. Ecoutons à ce sujet le révérend quaker Samuel Gurney, associé de la firme Overend Guernay and Co (C. D. 1848-57, No 2645) : A la fin d'octodre 1847, il y avait pour 20.800.000 £ de billets en circulation. Il était alors très difficile d'obtenir des billets sur le marché financier, ce qui provenait de ce que l'on craignait en général de ne pas pouvoir s'en procurer par suite de la restriction apportée au Bank Act de 1844. Actuellement (mars 1848) le montant des billets répandus dans le publie est de ... 1.770.000 £, mais comme rien ne menace le commerce, cette circulation est plus que suffisante. Il n'y a pas, à Londres, un banquier qui n'ait plus de billets que ce qui lui est nécessaire. - 2650. Le montant des billets ... abstraction faite de ceux que la Banque d'Angleterre garde en portefeuille, est un index insuffisant de l'activité de la circulation, si l'on ne tient pas compte en même temps de la situation du commerce et du crédit. - 2651. Nous avons l'impression que le montant des
billets actuellement en circulation est trop élevé, parce
qu'il y a en ce moment une sérieuse stagnation des affaires.
Si les prix étaient élevés et les affaires prospères, une cir
culation de 17.700.000 £ nous semblerait insuffisante. "
[Aussi longtemps que la situation est telle que l'argent avancé rentre régulièrement et que le crédit n'est -pas ébranlé, l'expansion et la contraction de la circulation suivent simplement les besoins des industriels et des commerçants. La circulation des billets de la Banque
CHAP. xxxiir. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 79
d'Angleterre donne alors assez exactement la mesure de ces variations, étant donné que l'or n'entre
guère en ligne de compte pour le commerce de gros et que sa circulation, abstraction faite des
oscillations saisonnières, reste constante pendant une période assez longue. Pendant le calme qui
suit une crise, la circulation est faible ; elle devient plus forte à mesure que les affaires reprennent
et elle atteint son maximum dans la période de tension et de spéculation à l'excès. Bientôt la crise
éclate et du jour au lendemain les billets disparaissent du marché, et avec eux les escompteurs de
traites, les prêteurs sur valeurs et les acheteurs de marchandises. On fait alors appel à la Banque
d'Angleterre, dont les forces ne tardent pas à être épuisées et qui, à cause du Bank Act de 1841, se
voit obligée de restreindre sa circulation de billets précisément au moment où, tout le monde en
demande, où ceux qui ont des marchandises ne parviennent pas à les vendre et sont prêts à tous les
sacrifices pour obtenir des billets pour les paiements qu'ils ont à faire. (~ Pendant la panique, dit le
banquier Wright (C. B. No 2930) le pays a besoin d'une circulation double de celle des temps
normaux, parce que les instruments de circulation sont retenus par les banquiers et d'autres. "
Lorsque la crise éclate, la demande porte exclusivement sur les moyens de paiement. Mais comme l'un dépend de l'autre et que personne ne sait si celui qui lui doit paiera le jour de l'échéance, il y a une véritable course au clocher pour s'emparer des moyens de paiement, c'est-à-dire des billets de banque se trouvant sur le marché. Chacun prend tout ce qu'il peut prendre et ainsi les billets disparaissent au moment où on en a le plus grand besoin. Samuel Guerney estime (C. D. 1848/57, No 1116) qu'au moment de la panique d'octobre 1847, on mit ainsi sous clef 4 à 5 millions de 2 de billets de banque. - F. E.]
Dans cette question il est très intéressant d'écouter M. Chapman, l'un des associés de Guernay, parlant devant le C. B. de 1857. Je reproduis sa déposition en entier bien
80 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
qu'il s'y trouve certains points dont je ne m'occuperai que plus tard.
" 4963. Je n'hésite pas à déclarer qu'à mon avis il est regrettable que le marché financier se trouve sous la coupe d'un capitaliste quelconque (comme il y en a à Londres), ayant le pouvoir de provoquer une pénurie énorme d'argent et la dépression, lorsque la circulation est déjà très réduite... Et cependant cela est possible il y a plus
d'un capitaliste à même de retirer de la circulation pour
un à deux millions de billets quand il s'agit d'un but qu'il
veut atteindre. " 4995. Un grand spéculateur peut vendre
-un ou deux millions de consolidés et retirer ainsi l'argent du
marché. Le fait s'est présenté il n'y -a pas longtemps ; il en
est résulté une dépression extrêmement violente. " - 4967.
Il est vrai que les billets sont alors improductifs. " Mais
peu importe, puisqu'il s'agit d'atteindre un grand but, qui
consiste à déprécier les fonds et à provoquer une dépres
sion monétaire, et il a tout le pouvoir pour le faire. " Un
exemple : Un jour la demande d'argent était considérable
à la bourse des fonds, sans que personne en connût la
cause. Quelqu'un demanda à Chapman de lui prêter
50.000 £ à 7 0/,, ce que celui-ci s'empressa de faire, son
taux étant beaucoup moins élevé. Un instant après, son
emprunteur revint et emprunta encore 50.000 £, cette fois
à 7 1/_, 0/0, puis 100.000 £ à 8 0/0 et voulut encore en avoir
à 8 1/2 0/,. Mais Chapman fut pris de peur et refusa. Plus
tard on apprit qu'une somme considérable d'argent avait
été brusquement retirée du marché. " J'ai quand même,
dit Chapman, prêté un belle somme à 8 0/0. Je n'ai pas
osé aller plus loin; je ne savais ce qui pouvait advenir. "
Bien qu'il y ait pour ainsi dire continuellement de 19 à 20 millions de billets dans les mains du publie, la proportion entre le montant qui circule effectivement et celui qui séj ourne comme réserve dans les banques est loin de rester la même; elle varie constamment et d'une manière considérable. Lorsque la réserve est importante et par conséquent la circulation effective faible, on dit en se plaçant au point
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 81
de vue du marché financier, que la circulation est abondante (the circulation is bill, money is plentiful); lorsqu'au contraire la réserve est petite et la circulation considérable, le marché financier dit que la circulation est Pare (the circulation is low, money is scarce), c'est-à-dire que la partie qui constitue le capital inoccupé et empruntable est sans importance.
Si l'on fait abstraction de l'influence des phases du cycle industriel, on voit qu'une expansion ou une contraction de la circulation - les besoins du publie restant les mêmes - ne peut résulter que de "uses techniques, par exemple l'échéan4,e de la dette publique ou le paiement des impôts. Aux époques où les impôts sont percus, les billets et l'or affluent en quantité extraordinaire à la Banque d'Angleterre, ce qui donne lieu à une contraction factice de la circulation ; l'inverse se produit lorsque se fait le paiement des intérêts de la dette publique. Dans le premier cas des demandes d'emprunt sont adressées à la Banque; dans le second, le taux de l'intérêt baisse dans les banques privées, dont la réserve grossit momentanément. Ces faits n'ont rien à voir avec la masse absolue des instruments de circulation ; ils intéressent uniquement les banques au point de vue de leurs opérations de prêt et des profits qu'elles en retirent. Ils donnent lieu à un déplacement temporaire des instruments de circulation, que la Banque d'Angleterre neutralise en faisant des avances a courte échéance et à faible intérêt quelque temps avant l'échéance trimestrielle des impôts et des coupons d'intérêt. Le superflu de billets qu'elle met ainsi en circulation remplit d'abord les vides occasionnés par le paiement des impôts, et lorsque se fait le remboursement de ces avances, les billets rentrant à la banque neutralisent l'autre superflu de circulation auquel a donné lieu le paiement trimestriel des coupons.
Il en est tout autrement des circulations " abondantes " et " rares ", qui impliquent la variation continuelle de la répartition d'une même masse d'instruments de circula
82 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
tion entre la circulation active et les dépôts (instruments d'emprunt).
Lorsque l'afflux d'une quantité déterminée d'or a pour effet de faire sortir des billets du portefeuille de la Banque d'Angleterre, ces billets sont utilisés à l'escompte en dehors de la Banque, mais ils ne fardent pas à revenir à, celle-ci lorsqu'on lui fait le remboursement de ses avances. Ici encore la masse absolue des billets en circulation n'est que momentanément augmentée.
Lorsque par suite d'une expansion des affaires (ce qui peut se produire même quand les prix sont relativement bas) la circulation est abondante, le taux de l'intérêt peut être relativement élevé à cause de la demande de capital empruntable, provoquée par la hausse des profits et l'extension des entreprises. Au contraire, lorsque la contraction des affaires a pour conséquence de rendre la circulation rare, le taux de l'intérêt peut être bas, même avec des prix élevés. (Voir Hubbard.)
La quantité absolue de la circulation n'influe sur le taux de l'intérêt que dans les périodes de dépression. Dans ces moments la demande de circulation abondante se ramène à une demande de moyens de thésaurisation déterminéepar la suppression du crédit, ainsi que cela se produisit en 18117 oùlasuspension du BankAct ne déterminapas une expansion de la circulation, mais eut pour effet de faire apparaltre au jour et de jeter dans la circulation les billets mis sous clef par les thésauriseurs. Il se peut aussi que le renforcement de la demande de moyens de circulation ait pour cause des événements comme ceux de 1857, où lacirculation augmenta effectivement pendant quelque temps après la suspension du Bank Act.
A part des circonstances de ce genre,la masse absolue de la circulation n'a aucune influence sur le taux de l'intérêt, d'abord parce que l'économie et la vitesse de la circulation étant supposées constantes, elle est déterminée par les prix des marchandises, la masse des transactions (deux facteurs dont l'un paralysel'action del'autre) etlasituation ducrédit;
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 83
ensuite parce qu'il n'y a pas un rapport nécessaire entre l'intérêt et les prix des marchandises.
Pendant le Bank Restriclion Act (1797-1820) la circulation fut surabondante et l'intérêt se maintint à un taux beaucoup plus élevé que lorsque les paiements recommencèrent à se faire en espèces ; il baissa dès que l'émission de billets fut réduite et que les cours du chan~e haussèrent. En 1822, 1823, 1832, la circulation fut généralement rare et le taux de l'intérêt également bas. En 1824, 1825, 1836, la circulation fut abondante et le taux de l'intérêt relativement élevé. Pendant l'été de 1830 la circulation fut abondante et le taux de l'intérêt bas. Les découvertes des mines d'or augmentèrent la circulation monétaire dans toute l'Europe et le taux de l'intérêt monta. Ces faits montrent que le taux de l'intérêt ne dépend pas de la masse de monnaie en cii culation.
C'est dans le procès de reproduction que se marque le mieux la différence qui existe entre une émission d'instruments de circulation et un prêt de capital. Dans la troisieme partie de notre deuxième volume nous avons vu comment se fait l'échange des diflérents éléments de la production. Le capital variable, par exemple, se compose matériellement des subsistances des ouvriers, une partie de ce qu'ils produisent. Ce capital, qui est remis aux ouvriers par fractions et en argent, doit être avancé par le capitaliste et il dépend de l'organisation du crédit que la même somme d'argent puisse ou ne puisse pas servir chaque semaine au paiement des salaires. Il en est de même de l'échange des divers éléments du capital social, par exemple, de l'échange des objets de consommation contre les moyens de production de ces objets. L'argent qui doit les faire circuler doit être avancé, ainsi que nous l'avons vu, par l'une des deux parties ou les deux parties qui interviennent dans l'échange. Cet argent reste dans la circulation, mais retourne, lorsque les transactions sont complètes, à celui qui l'a avancé, étant donné que ce dernier en a fait l'avance en dehors du capital industriel qu'il exploite effectivement (Voir vol. 11,
84 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
chap. XX). Lorsque le crédit est développé, l'argent se concentre dans les banques et ce sont elles qui l'avancent, du moins nominalement ; cette opération est une avance pour la circulation et non une avance de capital.
Chapman : " 5062. Il se présente des moments où le montant des billets répandus dans le,public est très élevé et où il n'y a pas moyen d'en avoir ". Il y a aussi de l'argent en temps de panique; mais chacun se garde d'en faire du capital empruntable ; chacun le tient pour ses paiements.
" 5099. Les banques des districts agricoles envoient-elles à vous ou. à d'autres maisons de Londres les excédents dont elles ne peuvent tirer parti ? - Oui. - 5100. D'un autre côté., les districts industriels du Lancashire et du Yorkshire escomptent-ils leurs traites chez vous ? - Oui. -5101. De sorte que l'argent en excès dans une partie du pays sert aux besoins d'une autre ? -Absolument ".
- D'après Chapman l'habitude des banques de convertir pour peu de temps leur superflu de capital en consolidés et en bons du trésor a disparu en grande partie dans ces derniers temps, depuis que s'est introduit le système des prêts at call (des prêts à rembourser au premier appel, du jour au lendemain). Lui-même considère que l'achat de ces valeurs est peu profitable et il préfère convertir son argent disponible en bonnes traites, dont les échéances se suivent de jour en jour, de sorte qu'il sait sur combien d'argent liquide il peut compter journellement (5001-5005).
Même le développement des exportations a plus ou moins pour conséquence, surtout dans les pays qui vendent à crédit, de faire peser sur le marché financier des engagements de plus en plus importants, dont l'action se fait surtout sentir dans les périodes de crise. Lorsque les exportations prennent de l'extension, des produits anglais sont expédiés en consignation contre des traites à longue échéance tirées par les fabricants sur les exportateurs., (5t26). " 51~M. N'intervient-il pas souvent une convention aux termes de laquelle ces traites peuvent être renouvelées
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 85
de temps en temps? - (Chapman) C'est là un fait qu'on nous cache. Nous n'admettrions pas de traites de ce genre . . . . Cela doit certainement se présenter, mais je ne puis rien vous dire à cet égard ". (Le naïf Chapnian !) - " 5123. Lorsque les exportations prennent un grand développement, lorsqu'elles augmentent de 20 millions de £ comme dans ces dernières années, n'en résulte-t-il pas nécessairement une grande demande de capital pour l'escompte des traites qui représentent les produits exportés ? - Indubitablement. - 5130. Comme il est de règle que l'Angleterre fasse crédit à l'étranger pour tout ce qu'elle exporte, cette situation ne donne-t-elle pas lieu, pendant tout le temps qu'elle dure, à une absorption de capital supplémentaire ? - S'il est vrai que l'Angleterre fait crédit pour des sommes énormes, il est vrai aussi qu , elle achète ses matières premières à crédit. On tire sur nous d'Amérique à 60 jours et des autres pays à 90 jours, Quand nous exportons en Allemagne, nous vendons à deux ou trois mois de crédit ".
Wilson demande alors à Chapman (5131) si au moment où l'on embarque ces matières premières et ces produits coloniaux destinés à VADgleterre, on ne met pas déjà en circulation les traites et si même celles-ci n'arrivent pas en même temps que les connaissements. Chapman répond qu'il ne s'eutend guère en affaires " comkierciales " et que l'on fera bien de s'adresser à des professionnels. - Dans les exportations vers l'Amérique, dit Chapman, " les inarchandises sont symbolisées en transit ", ce qui vent dire que l'exportateur anglais tire à quatre mois sur une des grandes banques américaines de Londres, laquelle est couverte par l'Amérique.
" 5136. - N'est-il pas de règle que les affaires avec les pays éloignés soient faites par le commerçant, qui attend pour rentrer dans ses fonds que les marchandises soient vendues? - Il se peut qu'il y ait des négociants, disposant d'une grande fortune privée, qui soient en état de faire de pareilles avances de capital, sans exiger une avance sur les
86 CI\QUIÈiNIR PARTIE. - L'INTÉBÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISF
.marchandises. Généralement les avances sur ces marchandises sont faites sous forme d'acceptations signées (le firmes bien connues. - 5137. Ces maisons sont établies.... à Londres, Liverpool et ailleurs. - 5138. Que le fabricant fasse lui-même l'avance on que celle-ci soit faite par un coinmerçant de Londres ou de Liverpool, le résultat n'est-il pas le même ? Dans un cas comme dans l'autre, ne s'agit-il pas d'une avance faite en Angleterre ? - Absolument. L'avance est rarement faite par le fabricant. (En 1847, c'était le contraire dans presque tous les cas.) " Un négociant en produits fabriqués, de Manchester par exemple, achète des marchandises et les embarque par l'intermédiaire d'une maison respectable de Londres. Dès que celle-ci s'est assurée que le chargement est en règle, elle autorise le négociant de Manchester à tirer sur elle à six mois pour ces marchandises partant pour les Indes, la Chine ou tout autre pays éloigné. Alors intervient le banquier qui escompte la traite et qui en payant le montant de celle-ci au négociant de Manchester, le met en état de payer les marchandises qu'il a exportées. - 5139. Le banquier a donc dû avancer l'argent qu'il a donné au négociant de Manchester ? - Le hanquier a la traite ; le banquier a acheté la traite. C'est à des opérations de ce genre, entr'autres en faisant l'escompte d'effets de commerce, qu'il emploie son capital ". [Donc Chapman considère également l'escompte d'une traite, non comme une avance d'argent, mais comme l'achat d'une marchandise. -F. E.] - " 5140. Mais cela représente cependant une partie des engagements du marc
ché financier de Londres ? - Indubitablement ; c'est là le rôle essentiel du marché financier et de la Banque d'Angleterre. Cette dernière est aussi désireuse que nous de se procurer de ces traites, qu'elle sait être un bon placement pour son argent. - 5141. La demande sur le marché financier augmente-elle à mesure que les affaires d'exportation gagnent en importance ? - Nous (les Chapinan) participons en général au développement de la prospérité du pays. - 5142. Par conséquent l'extension soudaine des différents
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 87
champs de placement des capitaux a comme conséquence naturelle la hausse du taux de l'intérêt Sans aucun doute ".
5143. Chapman " ne comprend pas tout à fait pourquoi nos grandes exportations ont nécessité tant d'or ".
5144. (Question de Wilson.) " N'arrive-t-il pas que sur
nos exportations nous fassions plus de crédit que nous en
obtenons sur nos importations ? - Personnellement j'en
doute : Lorsque quelqu'un reçoit une acceptation contre
des marchandises de Manchester expédiées aux Indes, cette
acceptation est au moins à dix mois. Ce qui est certain
c'est que nous avons dû payer les colons importés d*Amé
rique quelque temps avant que l'Inde nous eût payés ; mais
il est très difficile d'ainalyser l'influence de cet état de choses.
- 5145. Pour que nous ayons, comme l'année dernière,
une augmentation de 20 millions de £ à l'exportation de
nos produits manufacturiers, ne faut-il pas, pour produire ces marchandises, que nous ayons eu précédemment une augmentation considérable de notre importation de matières premières ? (Ainsi s'explique que surexportation et surimportation sont identiques, de même que surproduction et commerce à l'excès). - Incontestablement; nous devons avoir eu une balance très défavorable à solder. Pendant un certain temps la balance nous aura été défavorable, puis à la longue le cours avec l'Amérique nous sera devenu favorable. Depuis longtemps nous recevons d'Ainérique d'énormes quantités de métal précieux".
5148. Wilson demande à farchi-usurier Chapman s'il ne considère pas que les hauts intérêts qu'il prélève sont un indice de grande prospérité et de grands profits. La naïveté de cette question étonne visiblement Chapman, qui naturellement répond affirmativement, mais ne peut cependant s'empêcher de faire la restriction suivante : " Ceux qui ont contracté des engagements doivent évidemment s'acquitter, qu'il y ait pour eux profit ou non ; mais s'il (le taux élevé de l'intérêt) se maintient, c*est un signe de prospérité ". L'un et l'autre perdent de vue que l'intérêt à un taux élevé
88 CINQUIÈME PARTIE. L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
peut aussi indiquer tel fut le cas en 1857 - que les affaires ont été rendues incertaines par les chevaliers du crédit qui, eux, ne sont guère embarrassés de payer des int~~rêts considérables puisqu'ils les prennent dans les poches des autres et qu'ils vivent en escomptant des profits à venir. Il est vrai qu'il peut en résulter une situation très profitable pour les fabricants. Mais le système des avances a pour conséquence de rendre très aléatoires les rentrées d'argent, ce qui résulte clairement de ce qui va suivre et ce qui justifie les agissements de la Banque d'Angleterre, qui escompte à un taux plus bas que les autres lorsque l'intérêt est à un taux élevé.
" 5156. Je suis autorisé à dire, répond Chapman, qu'en ce moment nos affaires d'escompte atteignent leur maxim u ni, bien que l'intérêt se maintienne depuis si longtemps à un taux élevé ". (Chapman faisait cette réponse le 21 juillet 1857, deux mois avant le krach). " 5157. En 1852 (lorsque le taux de l'intérêt était bas) nous escomptions beaucoup moins ". Ce qui s'explique, puisque les affaires étaient alors beaucoup plus saines.
" 5159. S'il y avait surabondance d'argent sur le marché... et si l'escompte en banque était bas, nous aurions moins de traites... En 1852 nous étions dans une phase
toute différente; nos exportations et nos importations d'alors
ne sont pas à comparer à celles d'aujourd'hui. - 5161.
Bien que le taux de l'escompte soit élevé, l'importance de
nos escomptes est égale à celle de 1854 " (où l'intérêt fut de 5 à 5 1/2 %).
Il est amusant de noter dans la déposition de Chapman la naïveté avec laquelle les gens de son espèce considî~rent que l'argent du publie est leur propriété et comment ils se figurent qu'ils ont le droit de compter à chaque instant sur la convertibilité des traites qu'il ont escomptées. Il est du devoir de la législature de rendre convertibles en toute circonstance les billets escomptés par les grandes maisons et de prendre des mesures pourque la Banque d'Angleterre ne refuse jamais de réescompter les traites qui lui sont
CHAP. XXXIIL - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 8~
présentées par les billbrokers. (N'oublions pas qu'en 1857 trois de ces billbrokers firent faillite, laissant un passif de huit millions environ couvert par un actif dérisoire.) - " 5177 Entendez-vous dire que d'après vous ces acceptations (des acceptations de BariDg ou de Loyd~ devraient être admises obligatoirement à l'escompte de même qu'il y a actuellement obligation pour la Banque d'Angleterre, par exemple, de donner de l'or en'ecbange des billets qu'on lui présente ? - Je suis d'avis qu'il serait très regrettable qu'elles fussent refusées à l'escompte et que ce serait en arriver Ù une situation extraordinaire que de mettre quelqu"un dans la nécessité de suspendre ses paiements parce qu'il ne pourrait pas escompter des acceptations de Smith, Payne & C' ou de Joues, Loyd & CI). - 5178. MM. Baring, par le fait qu'ils acceptent une traite, ne contractent-ils pas l'engagement de payer une somme déterminée à l'échéance ? - Certainement ; mais en contractant pareil engagement MM. Baring, pas plus qu'aucun cornmerçant s'engageant de la même manière, ne pensent'même en rêve à devoir s'acquitter eu sovercigns; ils comptent bien payer au clearinq house. - 5180. Vous considérez donc qu'on devrait combiner un mécanisme qui donnerait au publie le droit (le recevoir l'argent de ses traites avant l'échéance, quelqu'un ayant l'obligation de les lui escompter ?- Non ; il n'en serait pas ainsi, pour ceux qui acceptent des traites. Cependant si d'après vous nous ne devions pas avoir la possibilité d'obtenir l'escompte des traites commerciales, tout serait à refaire. - 518L). Vous admettez donc qu'une traite commerciale devrait être convertible en argent absolument comme un billet de la Banque d'Angleterre ? - Oui, dans cert~Lines circonstances. - 5184. Vous considérez donc que la circulation (la currency) devrait être organisée de telle sorte qu'un effet de commerce d'une solidité incontestable devrait être convertible en tout temps en argent
C
comme un billet de banque ? - Je suis de cet avis. - 5185. Cependant vous n'allez pas jusqu'à dire que la Banque d'Angleterre ou tout autre établissement serait tenue par la
90 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
loi à el, faire l'escompte ? - En tout cas je vais jusqu'à dire que si nous faisions une loi pour régler la currency, nous devrions y introduire des dispositions qui empêcheraient que des traites du pays ne fussent inconvertibles alors qu'aucun doute ne plane sur leur sincérité et leur solidité". -- C'est donc la convertibilité des effets de commerce faisant pendant à la converti!)ilité des billets de ban(fae. "
" 5189. Ceux qui dans le pays font le commerce d'argent ne représentent en fait que le publie " -comme le dira plus tard M. Chapman appelé à déposer devant la Cour d'assises dans J'affaire Davison (voir les Great City Frauds).
" 5196 Aux échéances trimestrielles (PEtat paie alors les coupons de la Dette)-.... nous devons absolument avoir recours à la Banque d'Angleterre. Lorsque vous retirez de la circulation 6 à 7 millions sous forme de contributions dues à l'Etat, il faut, en attendant qu'ils soient rendus à la circulation, que quelqu'un soit là pour les mettre à notre disposition ". - (Il s'agit ici d'un mouvement de monnaie et non d'un mouvement de capital ou de capital empruntable.)
" 5169. Tous ceux qui connaissent le monde des affaires savent que lorsque la situation est telle que les bons du Trésor sont invendables, que les obligations de la Compagnie des Indes orientales sont inconvertibles en argent et que les meilleures traites ne trouvent pas à s'escompter, une grande inquiétude doit s'emparer de ceux - c'est le cas de tous les banquiers - que leur profession met dans la nécessité de faire immédiatement et sur simple réquisition des paiements en monnaie du pays. Tous s'empressent alors de doubler leurs réserves et vous voyez immédiatement ce qui doit se passer lorsque chaque banquier de province - il y en a environ cinq cents - donne ordre à son correspondant de Londres de lui envoyer 5000 £ en billets de banque. Même en ne prenant comme moyenne que cette somme absurdement petite, nous trouvons que 2 1/2 millions de livres seront enlevés à la circulation. Comment fera-t-on pour les remplacer ? "
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE ClROULATION ET LE CRÉDIT (31
D'autre part les capitalistes privés, etc., qui ont de l'argAt à leur disposition, ne veulent s'en dessaisir à aucun prix ; car ils disent d'après Chaprnan : " 5194. Nous préférons ne pas toucher d'intérêts que d'être exposés à être sans argent quand nous en aurons besoin. "
" 5173. Notre situation est la suivante : Nous sommes engagés pour 300 millions de £ dont on peut exiger le paienient en monnaie du pays à un moment donné et nous ne disposons que de 23 millions ou de tout autre somme. N'est-ce pas là une situation qui à chaque instant peut nous jeter dans des convulsions ? " C'est ce qui explique coinment en temps de crise la question de crédit devient brusquement une question de monnaie. Cependant si on fait abstraction de la panique qui s'empare du pays lorsque la crise sévit, il ne peut être question que de la quantité de monnaie ayant cours dans le monde entier, c'est-à-dire de la monnaie métallique. Or c'est précisément celle-là dont Chapman ne s'occupe pas, car il parle de 23 millions de billes de banque.
" 5218 (Encore Chapman). La cause première du trouble du marché financier (avril et octobre 1817) fut incontestablement la masse d'argent qui fut indispensable pour régler le cours du change, étant donnée l'importance extraordinaire des importations pendant l'année. " En effet, à cette époque, la réserve de monnaie mondiale était réduite à son minimum et elle devait servir en outre à garantir la convertibilité des billets de banque. La monnaie métallique répondait alors à deux fonctions bien distinctes, basées sur sa nature même : elle servait de monnaie mondiale et elle servait de garantie à la monnaie de crédit.
Si, en 1847, le Bank Act de 1841 n'avait pas été suspendu, " les clearing houses n'auraient pas pu fonctionner" (5221).
Chapman avait cependant le pressentiment que la crise était imminente: " 5236. Le marché financier présente des situations (et nous sommes bien près d'une situation
92 '-INQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
pareille) où il est difficile de se procurer de l'argent e t où l'on doit avoir recours à la Banque. "
" 5239. En ce qui concerne les sommes qui nous furent remises par la Banque les vendredi, samedi et lundi, 19, 20 et 22 octobre 1847, nous eussions été très heureux si le mercredi suivant on nous avait restitué nos traites ; en effet, l'argent rentra à flot dans nos caisses dès que la panique fut passée. ), - (Le Bank Act fut suspendu le 23 octobre et il n'en fallut pas plus pour conjurer immédiatela crise.)
D'après Chapman (5271) les traites en circulation simultanément sur Londres, non compris les traites locales sur des villes de province, représentent 100 à 120 millions de £.
" 5287. Alors qu'en octobre 1857, l'import des billets
en circulation dans le publie était de 21.155.000 £, il y
avait une difficulté extraordinaire à se procurer de l'ar
gent ; bien que le publie en eût une telle quantité dans
les mains, nous ne parvenions pas à en obtenir de lui. "
(Il en était ainsi en grande partie à cause de l'inquiétude
qu'avait provoquée la situation, pendant un certain temps
difficile, de la Eastern Bank. ' )
5190-9îl. Dès que la panique cesse, " les banquiers qui tirent leur profit de l'intérêt, recommencent à faire produire leur argent. "
5302. Chapman explique que si l'inquiétude s'empare des esprits dès que la réserve de la Banque diminue, ce n'est pas parce qu'on a des appréhensions au sujet des dépôts, mais parce tous ceux qui se trouvent dans le cas de devoir payer des sommes importantes d'un instant à l'autre savent très bien que c'est la Banque qui est leur dernière ressource lorsque le marché financier est déprimé. Or, " la Banque n'est pas heureuse, au contraire, de nous recevoir, lorsque sa réserve est réduite ".
Il est intéressant d'observer comment cette réduction de la réserve se réalise. Les banquiers ne gardent, en partie chez eux, en partie à la Banque d'Angleterre, que le mini
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUIMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 2-3
muni d'argent qu'exigent leurs affaires courantes et les billbrokers détiennent sans réserve " l'argent de banque" disponible dans le pays ". Pour faire face aux créances résultant des dépôts dans les banques, il ne reste donc que la réserve de la Banque d'Angleterre, qui comprend les réserves que les banquiers ont déposées chez elle, ses publie deposits, etc., soit une somme qu'elle ramène au plus petit minimum possible, deux millions par exemple. En dehors de ces deux millions de papier, tout cet état major de financiers ne dispose en temps de crise (et alors cette réserve va encore en diminuant, parce que les billets qu'on vient échanger contre de la monnaie métallique doivent être annulés) d'aucune autre réserve que du trésor métallique. Aussi la crise s'accentue à mesure que le drainage de l'or se poursuit.
" 5306. S'il n'y avait plus d'argent pour solder les différences aui clearing house, il ne nous resterait qu'une chose à faire : convenir de nous faire nos paiements en traites de premier ordre, des traites sur le Trésor, sur Smith, sur Payne & C', etc. - 5307. Par conséquent, si le gouvernement ne mettait pas à votre disposition les moyens de circulation nécessaires, vous vous en procureriez vousmêmes ? - Que pouvons-nous faire ? Le publie arrive et nous retire des mains les moyens de circulation ; ceux-ci n'existent pas. -- 5308. Vous feriez donc simplement à Londres ce que l'on fait quotidiennement à Manchester ? Oui. "
Interrogé par Cayley (le Birmînqham-înan de l'Ecole d'Attwood) sur la manière dont Overstone conçoit le capital, Chapman répond très bien comme suit : " 5315. Il a été dit devant la Commission que lorsque sévit une crise comme celle de 1.857, ce n'est pas de la monnaie qui est demandée, mais du capital. Qu'en pensez-vous? - - Je ne vous comprends pas. Qu'entendez-vous dire ? - 5316. Si vous entendez par là (par capital commercial), si vous appelez capital la quantité d'argent lui appartenant qu'un homme a engagée dans son entreprise, cette quantité ne
ZD
94 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
représente qu'une très petite partie de l'argent que le publie lui fournit pour ses affaires par l'intermédiaire du crédit ", (lequel se transmet par l'intermédiaire de Chapman).
" 5339. Est-ce à nu manque de richesse qu'il faut attribuer l'arrêt de nos paiements au comptant ? - Aucunement... Il n'y a pas de manque de richesse, mais nous
nous mouvons dans un système extrêmement artificiel ;
lorsque nous sommes menacés d'une demande excessive
de moyens de circulation, il peut surgir des circonstances
qui nous rendent incapables de satisfaire à cette demande.
Devrions-nous, pour faire face à celle-ci, paralyser toute la
partie commerciale de l'industrie du pays ? Devrions-nous
enlever les moyens de travailler à ceux qui désirent le
faire? - 5338. Si un jour nous avions à choisir entre
maintenir les paiements au comptant ou maintenir l'in
dustrie nationale, je sais bien quelle décision j'aurais à
prendre ".
En ce qui concerne l'accaparement des billets de banque " dans le but d'accentuer la crise et d'en tirer parti ", je sais, dit-il, qu'il peut être réalisé très facilement ; il suffit que trois grandes banques s'en chargent. " 5383. Au courant, comme vous l'êtes, des grandes affaires qui se traitent dans la capitale, n'est-il pas à votre connaissance que certains capitalistes profitent de ces crises pour retirer d'énormes profits de la ruine de ceux qui en sont les victimes ? - Il n'y a pas de doute à cela. " Et nous pouvons en croire M. Chapman, bien qu'il ait fini par se casser commercialement le cou en essayant " de, réaliser d'énormes profits par la raine des victimes ". Alors que son associé M. Gurnay prétend que tout changement dans les affaires profite à celui qui sait quelle décision prendre, lui, M. Chapman, dit : " Ceux qui sont d'un côté des affaires ne savent rien de ce qui se passe de J'autre ; le fabricant, par exemple, qui exporte ses produits sur le continent ou qui importe des matières premières, ne connait rien des opérations de celui qui fait le commerce de lingots "
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉLIT 95
(5046). Et c'est ainsi qu'un beau jour Gurnay et Chapman eux-mêmes ne surent " quelle décision prendre " et firent une banqueroute sensationnelle.
Nous avons vu précédemment qu'une émission de billets ne constitue pas toujours une avance de capital. La déposition suivante de Tooke faite en 1818 devant la Commission des Lords sur le C. D. démontre qu'une avance de capital, même lorsqu'elle résulte d'une nouvelle émission de billets par une banque, ne se traduit pas immédiatement par un accroissement de la masse de billets en circulation :
" 3OJ9. Croyez-vous qu'il serait possible à la Banque d'Angleterre de donner beaucoup plus d'importance à ses prêts sans qu'elle dût recourir à une extension de son émission de billets ? -Quantité de faits démontrent qu'il peut en être ainsi. Un des exemples les plus concluants est celui de 1835, lorsque la Banque se servit des dépôts des Indes occidentales et de l'emprunt à la Compagnie des Indes orientales pour donner plus d'importance à ses avances au publie; on vit en même temps diminuer légèrement le montant des billets en circulation dans le publie.... A peu près le même fait se constate en 1816, lorsque furent effectués à la Banque les versements des dépôts des chemins de fer; les titres fiduciaires, à l'escompte et en dépôt, montèrent à environ 30 millions, sans qu'on en ressentit guère l'influence sur la masse de billets en circulation dans le publie. "
Mais à côté des billets de banque le grand commerce dispose d'un second instrument de circulation, autrement important pour lui : les traites. M. Chapman nous a montré combien il importe à la marche régulière des affaires que les bons effets de commerce soient acceptés en paiement partout et dans toutes les circonstances : comme le dit le rabbin dans le poème célèbre de Heine, " si le Tausves Jontof ne fait plus foi, qu'est-ce qui fera foi encore! " Comment ces deux instruments de circulation se comportentils l'un par rapport à l'autre ?
Gilbart dit : " La réduction de la circulation de billets
% CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
augmente règulièrement la circulation d'effets. Ceux-ci sont de deux espèces : les effets des commerçants et les effets des banquiers Lorsque l'argent se fait rare, les prêteurs d'argent disent : " Tirez sur nous et nous accepte-
rons ", et lorsqu'un banquier de province escompte une
traite à un client, il lui remet en paiement, non des
espèces, mais une traite qu'il tire à 21 jours sur son agent
de Londres. Des traites de ce genre servent d'instruments
de circulation. " (G. W. Gilbart,- An Inquiry into the
Causes of the Pressure. etc., p. 31.)
Le même fait est constaté dans des termes un peu différents par Newmareb, C. B. 1857, N' 1426 : " Il n'y a aucune connexion entre les oscillations de la circulation d'effets et celles de la circulation de billets de banque... Le seul résultat quelque peu régulier.... c'est que dès que
la moindre dépression affecte le marché. financier, ce qui
est indiqué par une hausse du taux de l'escompte, la circu
lation d'eflets gagne en importance, et inversement. "
Les traites tirées dans des circonstances pareilles ne sont cependant pas les traites à courts jours tirées sur les banques, dont parle Gilbart. Au contraire, ce sont en grande partie des traites qui ne correspondent à aucune transaction ou qui répondent à des affaires conclues uniquement pour permettre de lancer des traites, opérations dont nous avons cité suffisamment d'exemples. Comparant la solidité de ces traites à celle des billets de banque, l'Economist (Wilson) dit ce qui suit: Les billets de banque étant payables à vue, leur circulation ne peut pas dépasser la limite de ce qui est nécessaire; ceux qui sont émis en excès reviennent à la banque et -y sont échangés contre de l'argent. Il n'en est pas de même des traites à deux mois sur l'émission desquelles aucun contrôle n'est possible jusqu'au moment de l'échéance, et qui alors sont fréquemment remplacées par d'autres. Nous ne comprenons pas qu'une nation puisse considérer comme sûre la circulation de traites payables à terme et élever des difficultés contre la circula
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 97
tion de monnaie de papier, payable à vue " (Economist, 1817, p. 1572).
La circulation des traites est donc déterminée comme la circulation des billets de banque par les besoins des transactions ; pendant la période de 1850 à 1860, il circula en temps normal 'dans le Royaume-Uni 39 millions de billets de banque et 300 millions de traites, dont 100 a 120 millions tirées sur la place de Londres. L'importance de la circulation de traites n'a, aucune influence sur celle de la circulation'& billets et elle est influencée par cette dernière uniquement aux époques où J'argent se fait rare et où les traites augmentent en quantité, mais non en qualité. Dans les moments de crise elle devient nulle ; les promesses de paiement sont alors sans utilité, tout le monde n'acceptant de traiter qu'au comptant ; seul le billet de banque reste en circulation, du moins jusqu'à présent en Angleterre, parce que la nation avec 'toute sa richesse couvre la Banque d'Angleterre.
Nous avons vu que même M. Chapman, qui était cependant en 1857 un des magnats de la finance, se plaint amèrement qu'il y a sur la place de Londres plus d'un grand capitaliste assez puissant pourjeter, à mi moment donné, le trouble dans le marché financier et en profiter pour exploiter de la manière la plus ignoble ceux qui font en petit le commerce d'argent. Il y a donc plus d'un requin en état d'ag,-raver considérablement une crise, en vendant pour un à deux millions de consolidés afin de retirer de la circulation une somme équivalente de billets de banque et de capital empruntable disponible. Il suffit que trois grandes banques s*entendeiit pour qu'une manüeuvre de ce genre transforme une crise en une panique
A Londres, l'établissement le plus considérable est naturellement la Banque d'Angleterre; mais elle est jusqu'à
capital_Livre_3_2_098_149.txt
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98 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÉT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
un certain point une institution de l'État et par suite dans l'impossibilité de faire sentir sa puissance avec autant de brutalité -, ce qui ne J'empêche pas, surtout depuis le Bank Act de 1844, de réaliser de beaux bénéfices.
La Banque d'Angleterre a un capital de 11.553.000 elle dispose en outre d'environ 3 millions de £ de " flest P, c'est-à-dire de profits mis à la réserve ainsi que du produit des impôts que le gouvernement lui remet en dépôt jusqu'à ce qu'il en ait besoin. Si l'on ajoute à ces sommes le montant des dépôts (qui en temps ordinaire s'élève à 30 millions de £) et l'émission non couverte, on trouve que J'évaluation de Newmarch est passablement modérée lorsqu'il dit (C. B. 1857, No 1889): " J'ai la conviction qu'on peut estimer à 120 millions de £ environ le total des fonds engagés sur le marché financier de Londres, et la Banque d'Angleterre dispose d'une partie importante, environ 15 à 20 0/0 , de cette somme. "
Chaque fois que la Banque émet des billets non couverts par son trésor métallique, elle crée des signes de valeur, qui non seulement servent comme moyens de circulation, mais constituent pour elle un capital supplémentaire - fictif il est vrai - qui lui rapporte un bénéfice additionnel. - C. B. 18-57. Wilson demande à Newmarch , " 1563. Les billets en circulation, c'est-à-dire l'import moyen des billets répandus dans le publie, ne représente-il pas un supplément au capital effectif de la banque qui les a émis? - Certainement. - 1564. Tout profit réalisé par une banque sur sa circulation est donc un bénéfice provenant de son crédit et non du capital lui appartenant ? - Absolument. "
Il en est de même naturellement des billets émis par les banques privées. Dans ses réponses NIS66-68 Newmarch considère que les deux tiers de ces billets - l'autre tiers doit être couvert par une encaisse métallique - correspondent à la ( création d'autant de capital ", puisqu'ils permettent de faire l'économie d'une quantité équivalente de monnaie métallique. Donc, si les profits d'un banquier
CIIAP. Xyy-lll, - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 99
ne sont pas plus élevés que ceux de tout autre capitaliste,
il n'est pas moins vrai qu'il les réalise sur l'économie de
monnaie d'or et d'argent que fait le pays. Il va de soi que
cette transformation d'une économie nationale en bénéfice
privé D'est nullement faite Pour choquer les économistes
bourgeois; le profit en général n'est-il pas l'appropriation
du travail de la nation? Pourrait-on citer un exemple plus
grotesque que celui de la Banque d'Angleterre, dont les billets ne jouissent de crédit que grâce à l'État, se faisant payer pendant la période 1'197-1817, sous forme d'intérêts pour des sommes avancées au Trésor, le pouvoir que lui accorde l'Etat de transformer ses billets de papier en argent afin d'avancer ce dernier à la caisse publique ?
Les banques ont d'autres moyens encore de créer du cipital. D'après Newmarck les banques provinciales ont l'habitude d'envoyer leurs fonds disponibles (en billets de la Banque d'Angleterre) à des billbrokers de Londres, qui lear remettent en échange des traites escomptées. Elles passent ensuite ces traites à leurs clients, étant donné qu'elles ont pour règle de ne pas remettre en circulation les effets qu'elles reçoivent de ces derniers, afin de ne pas divulguer dans la ville et dans ses environs les opérations d.- ceux avec qui elles font des affaires. Quant aux clients, ils utilisent les traites venues de Londres, soit aux paiements qu'ils ont à faire dans la capitale (à moins qu'ils ne préfèrent demander à la Banque un billet de la banque même sur Londres), soit à leurs paiements en province, des traites endossées par leurs banquiers leur assurant le crédit local. L'utilisation de ces traites a Pris une telle importance que dans le Lancashire, par exemple, elles ont expulsé de la circulation non seulement tous les billets des banques locales, mais une bonne partie des billets de la Banque d'Angleterre (ibidem, 1568-74).
Nous venons donc de voir que les banques se procurent du crédit et du capital. 10 en émettant des billets de banque; 2' en créant des traites à, 21 jours sur Londres, qui leur sont payées en espèces le jour où elles les mettent en
100 CINQUIÈME PARTIE. - 1,'INTÉlil',,T ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
,circulation ; 31, en payant en traites escomptées, qui circulent sans difficulté, parce qu'elles sont endossées par les banques.
La puissance de la Banque d'Angleterre s'affirme par ce fait que c'est elle qui règle le taux de l'intérêt sur le marché. Cependant les affaires ayant leur allure normale, il peut arriver que, désirant protéger son encaisse métallique, elle ne puisse pas élever le taux de l'escompte (1), parce que la demande de moyens de paiement est satisfaite par les banques privées, les banques par actions et les billbrokers, dont la puissance capitaliste a pris une importance notable dans ces trente dernières années; il faut alors qu'elle ait recours a d'autres moyens. Mais dans les moments critiques la déposition du banquier Glyn (de Glyn, Mills, Currie & CO) devant la C. D. l81t8/57 est toujours vraie: " 1709. Lorsque le pays est éprouvé par une grande crise, c'est la Banque d'Angleterre qui règle le taux de l'intérêt. - 1710. Lorsque sévit une crise extraordinaire.... qui réduit dans une proportion importante l'escompte chez les banquiers et les billbrokers, ceux-ci se tournent du ,cMé de la Banque d'Angleterre, qui dispose alors du pouvoir de fixer le taux de l'intérêt sur le marché. " Ce qui n'empêche qu'étant une institution publique sous la protection et avec toutes sortes de priviléges de 1'.Etat, elle n'ose pas tirer parti sans merci de sa puissance, comme
(1) Le 17 janvier 1894, à J'assemblée générale des actionnaires de la Union Bank of London, le président, M. Ritchie, signalait qu'en 1893 la Banque d'Angleterre avait élevé le taux de l'escompte (le 2 1/~ qu'il était en juillet à 3 et 4 11/~ en août et ensuite à -~ lj,/,, la première hausse n'ayant pas empêché que 4 /-, millions de £ d'or ne sortissent en quatre semaines (le la caisse de la Banque. Peu après l'or reflua, si bien que le taux de l'escompte put être abaissé à 4 1/. en septembre et à '~ % en octobre. Mais ces taux ne devinreiit pas ceux du marché. " Lorsque le taux (le la Banque fut à 5 0/~, le taux du marché resta à 3 1/2 o/. et le taux de l'argent à 2 1/, 1/~; lorsque le taux de la Banque fut abaissé à 41/,, le taux de l'escompte resta à 2 3,% ~/,, et celui de Pargent à 1 3,/~
enfin, lorsque le taux de la Banque fut à 3 /,, le taux (le l'escompte se maintint à 1 1/, 0/,, et l'intérêt à un taux un peu moinJre." (Daily Neivs, 48 janvier 1894.) - F. E.
CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIROULATION ET LE CRÉDIT 10L
les établissements privés osent se le permettre . Aussi, Hubbard a-t-il pu dire devant la Commission des banques. C. B. 1857 : " 2841 (Question) -. N'est-il pas vrai que l'on est servi au prix le plus bas par la Banque d'Angleterre lorsque le taux de l'escompte atteint son maximum et par les billbrokers lorsque le taux est à son minimum? - (Hubbard). Il en est toujours ainsi, car la Banque d'Angleterre n'abaisse jamais le taux autant que ses concurrents et lorsqu'ils poussent le taux à son minimum, elle ne les suit jamais jusqu'à cette limite. "
Cependant le monde des affaires est sérieusement impressionné lorsqu'en temps de crise la Banque serre la vis, comme on dit dans le langage vulgaire, et qu'elle hausse l'intérêt alors qu'il se trouve déjà au-dessus de soit taux moyen. " Dès que la Banque d'Angleterre serre la vis tous les achats cri vue de l'exportation cessent les
exportateurs attendent jusqu'à ce que la dépression ait
ramené les prix au point le plus bas, et alors seulement
ils se mettent à acheter. Mais lorsque ce niveau est atteint,
les cours sont de nouveau réglés, l'exportation de l'or
ayant pris fin avant. Des achats en vue de l'exportation
peuvent faire rentrer dans le pays une partie de l'or qui a
été exporté, mais ils se font trop tard pour éviter le drai
nage du métal précieux. " ~G. W. Gilbart, An Inquiry
inio 'the Causes of the Pressure on the Money Market,
London, 1810, p. .37.) " Un autre effet de l'action du
cours du change sur l'instrument de circulation, c'est
qu'en temps de crise il pousse à la hausse du taux de l'in
térêt. " (op. cil., p. 40.) " Les frais du rétablissement du
cours du change retombent sur l'industrie productive du
pays, tandis que la Banque d'Angleterre en profite, étant
donné qu'elle peut continuer ses opérations avec une
quantité moindre de métal précieux. " -
Mais, dit notre ami Samuel Guernay, " les grandes. oscillations du taux de l'intérêt profitent aux banquiers et a ceux qui font le commerce d'argent - toutes les oscillations des affaires étant avantageuses pour ceux qui savent
102) CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
en tirer parti. " Et bien que les Guernays s'emparent de la crême des bénéfices que rapporte l'exploitation du marasme des affaires et que la Banque d'Angleterre n'ose pas se permettre pareille liberté, il reste cependant à cette dernière de beaux profits, sans compter ce qui tombe pour ainsi dire spontanément dans les poches de ses directeurs, que leur position exceptionnelle met parfaitement au courant de l'allure générale des affaires. D'après les dépositions devant ' le Lords Comînîttee de 1817, les bénéfices de la Banque d'Angleterre furent les suivants pendant la période (1797-1817) de la suspension du paiement des billets en espèces :
Bonuses and inereased dividends . . 7.411.136
New stock divided aînonq pïoprielors. 7.276.500
1no~eas,-d value of capital . . . . . 14.553.000
Soit en tout. . .29.280.636
en 19 ans, sur un capital de 11.642.100 £ (D. Hardcastle, Bank and Bankers, 2e, édit., Londres 1843, p. 19-0). Si nous évaluons sur les mêmes bases le total des bénéfices de la Banque d'Irlande, qui suspendit également les paiements en espèces en 1797, nous arrivons au résultat suivant :
D?Widends as by returns due 1821. . 4.736.085
Declareed bonus . . . . . . . . 1.225.000
Increased assels . . . . . . . . 1.214.800
Increased value of capital. . . . . 4.185.000
en tout . . .11.360.885
sur un capital de 3 millions de £ (ihid., P. 163.)
Que l'on parle encore de centralisation ! Le système du crédit, qui a siln centre dans les banques dites nationales et dans les grands établissements de prêts et d'usure qui gravitent autour d'elles, est une vaste centralisation. Il crée une classe de parasites, qui sans rien connaître de la production et sans y prendre aucune part, dispose d'une
-CHAP. XXXIII. - L'INSTRUMENT DE CIRCULATION ET LE CRÉDIT 103
puissance fabuleuse, qui lui permet non seulement de
décimer périodiquement les capitalistes industriels, mais
de s'immiscer de la manière la plus dangereuse dans
la production elle-même. Les acts de 1844 et de 18,15
témoignent de l'extension de la puissance de ces bandits et
de celle des financiers et des agioteurs qui vivent autour
d'eux. Cependant s'il se trouvait quelqu'un qui pût croire
que ces honnêtes voleurs exploitent la production natio
nale et internationale dans un autre but que l'intérêt des
producteurs et des exploités, il suffira de lui citer le pas
sage suivant sur la valeur morale des banquiers : " Les
établissements de banque sont des institutions morales
et religieuses. Que de fois la crainte d'être vu et désap
prouvé par son banquier a éloigné le jeune commerçant
de la société d'amis tapageurs et débauchés, et quel n'est
pas son souci di-, jouir de son estime et de passer à ses
yeux pour un homme respectable 1 Une marque de mé
contentement de sa part a plus d'influence sur lui que
les exhortations de ses amis. Comme il tremble lorsqu'il
croit s'être rendu coupable d'une irrégularité ou d'une
parole injuste qui pourrait avoir pour conséquence de
limiter ou de réduire son crédit à la banque ! Il attache
plus d'importance aux conseils du banquier qu'à ceux du
prêtre. " (G. M. Bell, directeur d'une banque écossaise,
The Philosophy of Joint Stock Bankiny, London 1840,
pp. 46, 17.)
106 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
crises commerciales est la, chute soudaine et générale des prix des marchandises succédant à une hausse longue et générale de ces mêmes prix. Une chute générale des prix des marchandises peut s'exprimer en une hausse de la valeur relative de l'argent comparé à toutes les autres marchandises, et réciproquement, une hausse générale des prix peut s'interpréter comme baisse de la valeur relative de l'argent. Ces deux expressions traduisent le phénomène sans l'expliquer. Que je pose le problème : expliquer la hausse générale périodique des prix alternant avec la baisse générale de ceux-ci, ou cet autre: expliquer la baisse et la hausse périodiques de la valeur relative de l'argent comparée avec les marchandises, cela revient au même ; une phraséologie différente laisse intact le problème, comme le laisserait sa traduction de l'allemand en anglais. La théorie de l'argent de Ricardo semble peu commune, parce qu'elle donne à une tautologie l'apparence d'un rapport causal.
" D'où vient la baisse périodique générale des prix ?de la hausse périodique de la valeur relative de l'argent. D'où provient, au contraire, la hausse générale périodique des prix'? de la baisse périodique de la valeur relative de l'argent. On pourrait dire aussi exactement que la hausse etla baisse périodiques des prix découlent de leur hausse ou de leur baisse périodique. Le problème est posé dans l'hypothèse que la valeur immanente de l'argent, c'est-à-dire sa valeur déterminée par les coûts de production des métaux précieux, reste invariable. Si cette tautologie est mieux qu'une tautologie, elle repose sur la méconnaissance des notions les plus élémentaires. Si la valeur d'échange de A, mesurée en B, baisse, nous savons que qla peut parvenir aussi bien d'une baisse de la valeur de A que d'une hausse de celle de B, et il en est de même réciproquement quand la valeur de A mesurée en B monte. La transformation de la tautologie en un rapport causal étant accordée, tout le reste suit avec facilité. La hausse des prix des marchandises provient de la baisse de la valeur de l'argent ; mais la baisse de la valeur de l'ar
CHAP. XXXIV. -LE CURRENCY PRINCIPLE ET LE BANK ACT DE 1844 107
gent comme nous le savons de Ricardo, provient d'une circulation surabondante, c'est-à-dire du fait que la masse de l'argent en circulation dépasse le niveau déterminé par sa propre valeur immanente et les valeurs immanentes des marchandises. De même et réciproquement, la baisse générale des prix provient de la hausse de la valeur de l'argent au-dessus de sa valeur immanente, à la suite d'une circulation insuffisante. Les prix montent donc et baissent périodiquement parce que périodiquement il y a trop ou trop peu d'argent en circulation. Si l'on prouve maintenant que la hausse des prix correspond à une circulation moindre de l'argent et que leur baisse répond à une augmentation de cette dernière, on peut prétendre cependant qu'à la suite d'une diminution ou d'une augmentation quelconque de la masse des marchandises en circulation, quand même on ne pourrait prouver ces mouvements par la statistique, la quantité de l'argent en circulation augmente ou diminue sinon absolument, du moins relativement. Nous avons vu que, d'après Ricardo, ces oscilliations générales des prix doivent se produire dans une circulation purement métallique, mais qu'elles se compensent par leur alternance, puisque, par exemple, une circulation insuffisante amène une baisse des prix des marchandises et l'exportation. de celles-ci, laquelle exportation détermine une importation d'argent et avec elle une hausse ,des prix. Le contraire est vrai dans le cas d'une circulation surabondante ; les marchandises sont alors importées ,et l'argent exporté. Bien que ces oscillations générales des prix découlent de la nature de la circulation métallique suivant Ricardo, leur forme violente et aiguë, leur forme de crise appartient aux périodes où le système de crédit est développé. Il est, dès lors, clair comme le jour, que l'émission des bankaotes n'est pas réglée exactement par les lois de la circulation métallique. Cette circulation trouve son remède dans l'importation et l'exportation des métaux précieux, qui entrent aussitôt en activité comme monnaie, et font monter les prix des marchandises par leur afflux on
108 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
leur reflux. Les banques exercent artificiellement la même action sur les prix des marchandises en imitant les lois de la circulation métallique. Si l'or rentre de l'extérieur, c'est une preuve que la circulation est insuffisante, que la valeur de la monnaie est trop haute et qu'il faut, par suite, jeter dans la, circulation des banknotes proportionnellement à la quantité d'or nouvellement importé Ces banknotes doivent être retirées de la circulation proportionnelle nient à l'écoulement de l'or hors du pays. En d'autres termes, fémission de banknotes doit être réglée d'après l'importation et l'exportation de métaux précieux ou d'après le cours du .change. L'hypothèse fausse de Ricardo, d'après laquelle l'or n'est que de la monnaie et que, par suite, tout l'or importé augmente la monnaie circulante et fait hausser les. prix, que tout l'or exporté diminue la monnaie et fait tomber les prix, cette hypothèse théorique se change ici en une expérience pratique qui consiste à faire circider autanl (le monnaie qu'il y a d'or. Lord Overtoiie (le banquier Joues Loyd), le colonel Torrens, Norman, Clay, Arbuthnot et un nombre énorme d'autres écrivains connus en Angleterre sous le nom d'école du " eurrency principle ", ne se sont pas contentés de prêcher cette doctrine, mais en ont fait par l'intermédiaire des Bank- Acis de Sir Robert Peel de 1844 et de 1845, la base de la législation des banques en Angleterre et en Écosse. Leur fiasco lamentable, tant théorique que pratique, après des expériences faites sur les échelles nationales les plus grandes, ne peut être exposé que dans la théopie du crédit " (op. cit., p. 264-269).
Thomas Tooke, James Wilson (dans l'Econoniï*St de 1844-47) et John Fullarton se chargèrent de faire la critique de cette école, bien qu'ils fussent loin, ainsi que nous l'avons montré dans le chapitre XXVIII de ce livre d*avoir une notion exacte de la nature de la monnaie et dut rappopt qui existe entre la monnaie et le capital. Voici encore quelques faits empruntés aux travaux de la commission nommée cri 1857 par la Chambre des Communes pour étudier les effets du Bank Act de Peel (C. A. 1857) - F.E.]~
CHAP. XXXIV. - LE CURRENCY PRINCIPLE ET LE ]RANK ACT DE 1844 109
.1. G. Hubbard, ancien Gouverneur de la Banque d'Art.gIcterre, dépose en ces termes : " 2100. L'influence de l'ex
portation de l'or ne se fait nullement sentir sur les prix
des marchandises. Elle se répercute au contraire d'une
inairière très sensible sur la valeur des titres fiduciaires,
parce qu'à mesure que le taux de l'intérêt varie, la valeur
des marchandises dans lesquelles cet intérêt se trouve incor
poré est nécessairement affecté profondément ". Il produit
deux tableaux se rapportant aux périodes 1834-43 et 1845
56, qui démontrent que le mouvement des prix de quinze
des principaux articles de commerce n'a été nullement
influencé par le va-et-vient de l'or, ni parle taux de l'intérêt,
mais qu'il y a une corrélation directe entre le mouvement de
l'or, " le représentant du capital en quête de placements "
et les variations du taux de l'intérêt. - En 1847 des valeurs
américaines et russes furent renvoyées en masse en Amé
rique et en Russie et d'autres valeurs continentales aux
pays dont nous importions les céréales ".
Les quinze articles aux prix desquels se rapportent les tableaux ci-dessous de Hubbard sont les suivants : le coton, le fil de coton, le tissu de coton, la laine, le drap, le lin, la toile, l'indigo, le fer brut, le fer-blanc, le cuivre, le suif, le sucre, le café et la soie.
I. - 1834-1843.
NOMBRE D'ARTICLES DONT LES PRIX
.M E
DATES E . 9:
1
~ 10 0 ~- ~. ~1 m sont
0 - a onthaussê ont baissé restés
1 0
invariables
1831. 1- mars. £ 9.104.000 2 3/4 0/0 - -
1835. 1- niars. " 6.274.000 3 3/4 " 7 7
1836. l', mars. " 7.918.000 3 1/4 " il 3
1837. 1- n1ar~~. " Ik.079.000 '1; " 9 1
1838. P, ljmrs. " 10.471.000 2 3/~ " 4 11
1839. 1- sept " 2.684.000 6 " 8 5 2
48110. 1- juin. . " 4.571.000 4 3/4 " .1; 9 1
1840. 1- dée. " 3.642.000 5 3/4 " 7 6 2
1841. 1- ilée. " 4.873.000 5 " 3 12 -
1842. 1- " 10.603.000 2 1/2 " 2 13
1843. l~, juin " 11.566.000 2 1/4 " 1 1 Ik
110 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
IL - 1844-1853.
à 1~
NOMBRE D'ARTICLES DONT LES PRIX
DATES c . ~
sont
ont haussé ont baissé restés
a M 0
-ci invariable&
l84~. ler mars . £ 16.1r,2.000 2 1/4 0/0
1845. ler dée " 13.237.000 4 1/2 '" ~ il 4
4846. 1., sept " 16.366.000 3 " 7 8 -
1847. 4- Sept " 9.140.000 6 " 6 6 3
1850. 11" mars. " 17.1--16.000 2 1/2 " 5 9 1
1851. 1- juin " 13.705.000 3 "
185.Q. 1- sePt " 21.853.000 1 3/4 " 9 5 1
1853. ler dée " 45.093.000 5 " 14 - 1
Hubbard fait suivre ce tableau de la remarque suivante - " Tant pendant la période 1834-43 que pendant celle 1841-53, les variations de l'encaisse métallique de la Banque furent accompagnées d'augmenta lions ou de diminutions de l'intérêt de l'argent avancé pour les opérations d'escompte ; d'autre part, les variations des prix des marchandises restèrent indépendantes de celles de la circulation, reflétées par les oscillations de l'encaisse métallique de la Banque d'Angleterre " (flajik Acis Rel)ort 1857, Il p. 290 et 291).
Le prix du marché des marchandises étant déterminé par l'offre et la demande, il est erroné, comme le fait Overstone, d'identifier la demande de capital-argent empruntable (ou plutôt les varlations.de l'offre), exprimée par le taux de l'escompte, avec la demande de " capital " effectif. La thèse que les prix des marchandises sont en rapport avec les variations de l'importance de la currency s'abrite alors derrière celle phrase que les oscillations du taux de l'escompte expriment des variations de la demande de capital effectif et lion de capital-argent. C'est sous cet aspect que les choses furent présentées devant la Commission tant par Norman que par Overstone qui, ainsi que nous l'avons vu. (chapitre XXVI), se retrancha derrière une série de sub
CHAP. XXXIV. - LE CURRENCY PRINCIPLE ET LE BANK ACT DE 1844 111
terfuges jusqu'à ce qu'il fut définitivement acculé. C'est l'ancienne absurdité qui fait hausser ou baisser les prix des marchandises suivant que les variations de la. masse de monnaie métallique font augmenter ou diminuer dans un pays la quantité de moyens de circulation. L'or est-il exporté il faut, d'après cétte théorie de la cur)-ency, que dans les pays dans lesquels l'or est exporté il y ait hausse des prix des marchandises et par suite hausse des prix des produits qui y sont envoyés par le pays exportateur d'or ; par contre, il faut qu'il y ait baisse dans ce dernier de la valeur des marchandises qui lui sont envoyées par les autres pays. L'effet immédiat des variations de la masse de monnaie métallique, c'est qu'une diminution ou une augmentation de celle-ci augmente ou diminue le taux de l'intérêt. Or, les variations du taux de l'intérêt entrent en ligne de compte pour le calcul des prix de revient et la détermination de l'offre et de la demande, et c'est par cette repercussion seulement que les variations de la masse de monnaie métallique peuvent avoir une influence sur les prix des marchandises.
Dans le même rapport, N. Alexander, chef d'une grande maison d'exportation aux Indes, s'exprime de la manière suivante au sujet des exportations énormes d'argent qui se firent en 1855 vers les Indes et la Chine., en partie à cause de la guerre civile qui en Chine entrava l'importation des tissus anglais, en partie a cause de la maladie des vers à soie, qui frappa sérieusement la sériciculture en France et en Italie : " 4337. L'argent est-il exporté en Chine ou aux Indes ? - Ils envoient l'argent aux Indes et le consacrent en partie à acheter de l'opium qui est ensuite échangé en Chine contre de la soie. Malgré l'accumulation de l'argent aux Indes, la situation des marchés y est telle que les commerçants réalisent plus de profit en y envoyant de l'argent qu'en y exportant des tissus ou d'autres produits anglais. - 4388. La France ne nous envoya-t-elle pas une grande quantité d'argent ? - Oui, une très grande quantité. - 4344. Au lieu d'importer de la soie de France et d'Italie,
112 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
nous exportons dans ces pays de grandes quantités de ce p,roduit, que nous achetons au Bengale et en Chine ".
On envoyait donc en Asie de l'ai~gent - la monnaie de celte partie du monde - au lieu de marchandises, non parce que les prix de celles-ci avaient augmenté dans le pays (l'Angleterre) qui les produisait, mais parce que ces prix avaient baissé par suite d'importations exagérées dans les pays où on aurait pu les importer ; on envoyait en Asie de l'argent anglais, de l'argent français et même jusqu'à un certain point de l'or. D'après le c;o-ï,ency principle (le pareilles importations auraient dû aboutir à une baisse des prix en Angleterre et à une hausse aux Indes et en Chine.
Un autre exemple nous est fourni par la déposition de
vant la Commission des Lords (C. D. 1848-1857) de
AI. Wylie, un des principaux commerçants de Liverpool :
" 1994. A la, fin de 1845, aucune entreprise ne rapportait
plus de profit que la filature de coton. La provision de ma
tière première était abondante et du bon coton brut à 4 d.
la livre permettait de filer du bon mule twist no 40 de se
conde qualité, revenant toutes dépenses comptées à environ
8 ci. au fileur. Ce fil fut vendu en grandes quantités en sep
tembre et octobre 1845 et donna lieu à, des marchés très
importants à 10 1/2 et Il 1/,, d. la livre, et même il arriva
que des filateurs firent un profit égal au prix de revient.
- 1996. L'affaire resta lucrative jusqu'au commencement
de 4846. - 2000. Le 3 mars 1844 la provision (627.042
balles) de coton était plus du double de celle (301.070
balles) d'aujourd'hui (7 mars 1848) et cependant la livre
,coùtait 1 1/j d. (6 1//~j d. au lieu de 5) de plus.-2021, 2023.
En octobre 1847, le prix du fil (du bon mule twist n' 40 de
seconde qualité) était tombé de 11 1/2-- 12 d. à 9 1 ' /2 d. ; à
la fin de décembre, il était descendu à 7 3/4 et du fil fut
vendu au prix de revient du coton brut qui avait servi Ù,
le filer.
Cetexciriple vient à l'appui de la science intéressée d'Over
~stone, qui prétend que l'argent est " cher " lorsque le ca
CHAP. XXXIV" - LE OURRENCY PRINCIPLE ET LE BANK ACT DE 1844 113
pital est " rare ". Le 3 mars 1811 l'intérèt en banque était à 3 0 /0 ; en octobre et novembre 1847 il s'élevait à 8 et9 0/0 et le 7 mars 1848 il était descendu à 4 0/0. Le manque de débouchés et la panique avec la hausse du taux de l'intérêt qu'elle avait entrainée, avaient fait descendre le prix du coton considérablement au-dessous du niveau auquel il aurait dû se maintenir eu égard à l'offre Il en résulta nue diminution notable des importations en 18118 et mi recul de la production en Amérique, ce qui entraîna un relèvement (les prix en 1849. D'après Overstone les marchandises furent trop chères parce qu'il y avait trop d'argent dans le pays.
" 2002. Si depuis quelque temps la situation de l'industrie du coton est devenue plus mauvaise, il ne faut pas l'attribuer à ce que la provision de coton brut est considé~ablement réduite ; la matière première existe en quantité suffisante, car le prix en a baissé ". Overstone confond agréablement le prix, c'est-à-dire la valeur des marchandises, avec la valeur de l'argent, c'est-à-dire le taux de l'intérêt. Mais c'est dans sa réponse à la question 2026 que Wylie nous donne dans son intégralité son appréciation
Zn
sur le currency principle, que Cardwell et Sir Charles Wood avaient invoqué en mai 1817 " pour justifier la nécessité d'appliquer sans restriction le Bank Act de 1844 " : " Ce principe me semble devoir aboutir à attribuer à l'argent une valeur artificiellement élevée et Ù, toutes les marchandîses une valeur artificiellement basse et ruineuse ". - Parlant ensuite des conséquences du Bank Act pour les affaires en général : " Puisque les traites à quatre mois, qui sont les traites tirées ordinairement par les industriels sur les commerçants et les banquiers pour des marchandises destinées aux Etats-Unis, ne pouvaient plus être escomptées qu'au prix de grands sacrifices, l'exécution des ordres fut notablement entravée jusqu là la lettre du gouvernement du 25 octobre (suspendant le Bank Act), qui rendit de nonveau possible l'escompte des traites à quatre mois ". (2097) La suspension du Bank Act fut donc aussi le salut pour la
114 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÉT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
province. - " 2102. En octobre dernier (.1847) presque tous les négociants américains qui nous achètent des iiiarchandises ont brusquement suspendu leurs ordres dans la mesure du possible, et ceux-ci cessèrent complètement dès que la nouvelle du renchérissement de la monnaie fut connue en Amérique. - 2134. Le blé et le sucre formèrent des cas spéciaux. Le marché des céréales fut influencé par les prévisions des récoltes et celui du sucre par l'importance des stocks et des importations. - 2163. Une bonne partie
de ce que nous avions à payer à l'Amérique fut liquidée
par la vente forcée de marchandises consignées et je et-ois
bien qu'une partie non moins considérable fut annulée
par la faillite. -- 2196. Si je me souviens bien, on paya à
notre Bourse des fonds jusque 70 0/0 d'iniérïlis, en oc
tobre 1847 ".
[D'une part la crise de 1837, dont les suites se firent s~ longuement et si péniblement sentir et à laquelle se rattacha une véritable crise en 1842, d'autre part l'aveuglement intéressé des industriels et des commerçants qui s'obstinaient à ne pas voir la surproduction - impossible et absurde d'après l'économie vulgaire - finirent par jeter un tel trouble dans les cerveaux que l'école du ewyency principle put se permettre de faire une application liationale de son dogine. Les lois de 1814-45 sur les banques furent votées.
Le Bank Act de 1841 créa à la Banque d'Angleterre un département de l'émission et un département des opérations debanque. Le départementde l'émission reçut li millions de £ de valeurs constituées pour la plus grande partie par la créance de la Banque sur le gouvernement et il dispose de toute l'encaisse métallique de la Banque, dont le quart seulement peut exister en argent; il peut émettre des billets jusqu'à concurrence de la valeur totale de ces deux garanties. Le département des opérations de banque détient les billets qui ne sont pas en circulation dans le publie, et ces billets augmentés de la petite quantité de monnaie métallique (un million environ) nécessaire pour les opérations
CHAP. XXXIV. - LE CURRENCY PRINCIPLE ET LE BANK ACT DE IP44 115
quotidiennes constitue sa réserve. Le publie peut échanger au département de l'émission de l'or contre des billets et des billets contre de l'or ; il est en rapport avec le département de la banque pour toutes les autres opérations. Les banques provinciales ayant la faculté d'émettre du papier gardent ce privilège, mais leur émission est limitée ; lorsque l'une d'elles cesse d'émettre, la Banque d'Angleterre peut augmenter sa propre émission j usqu'à concurrence des deux tiers de l'émission supprimée. (,Grâce à cette clause l'émission de la Banque d'Angleterre, qui était de 14 millions en 1814, s'élevait à 16.450.000 £ en 1892.)
Chaque fois que 5 £ en or sont détachées de l'encaisse métallique de" la Banque, il rentre au département de l'émission un billet de 5 £ qui y est anéanti, et pour chaque pièce de 5 sovereigns venant s'ajouter an trésor, un billet de valeur équivalente est mis en circulation. Ainsi se trouve mis en pratique l'idéal d'Oversione, la circulation de papier rigoureusement conforme aux lois de la circulation métallique, et ainsi aussi les crises allaient être à jamais impossibles d'après les théoriciens du currency princil)Ie.
En réalité, cette subdivision de la Banque en deux départements indépendants enleva à la direction la faculté de mettre en jeu tous ses moyens d'action dans les moments d-écisifs, si bien qu'il se présenta des cas où le département de la banque fut sur le point de faire faillite ~endant que le département de l'émission possédait plusieurs millions en or et quatorze millions de garanties. Des faits de ce genre pouvaient se renouveler d'autant plus facilement qu'au cours de presque chaque crise il y a un moment de forte exportation d'or devant être couverte en grande partie par le trésor métallique de la Banque. Or, pour chaque pièce de 5 £ en or qui sort alors du pays, un billet de 5 £ est retiré de la circulation intérieure, de sorte que l'instrument de circulation diminue en quantité précisément an moment où il devrait être le plus abondant. L'Act de 1814 incite donc le monde du commerce à
116 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
se faire une réserve de billets de banque dès que la crise éclate et par conséquent à accéler et aggraver celle-ci. Il se produit alors une extension artificielle de la demande de moyens de paiement au moment même où l'offre en est réduite, ce qui a pour effet de faire monter l'intérêt à un taux extraordinairement élevé : de sorte que les crises, loin d'être atlénuées ou écartées, ai-rivent à un degré d'acuité tel qu'il faut ou bien que tout le monde ' industriel sombre ou bien-que le Bank Act saute. Deux fois, d'abord le 25 octobre 1817 et ensuite le 12 novembre 1857, on vit la crise atteindre cette gravité ; chaque fois le gouvernement dut intervenir en suspendant l'Act de 18411 et il n'en fallut pas davantage pour couper court à la crise. En 1847, il suffit que l'on eût la certitude que des billets de banque pouvaient être obtenus contre des garanties de premier ordre, pour que il à 5 millions de billets retenus à la Banque entrassent immédiatement en circulation; en 1857 ou émit, mais pour très peu de temps, environ un million de plus que ne le permettait la limite légale.
Signalons encore que l'on retrouve dans l'Act de 1841 l'empreinte des événements des vingt premières années de ce siècle, pendant lesquelles la Banque supprima les paiements en espèce et assista à la dépréciation de ses billets. La crainte de voir les billets de banque perdre de leur crédit est loin d'être dissipée. Cependant, cette crainte n'a pas de raison d'être : déjà, en 1825, on conjura la crise en mettant en circulation un lot d'anciens billets d'une livre que l'on avait retrouvés par hasard, ce qui démontre qu'à cette époque déjà et dans une période de méfiance générale et surexcitée, le crédit des billets ne fut pas ébranlé. Il doit d'ailleurs en être ainsi, puisque le crédit de la nation tout entière couvre les billets. - F. E.]
Ecoutons maintenant quelques témoignages sur les conséquences du Bank Act. J. St. Mill considère qu'il a eu pour effet d'empêcher les excès de la spéculation. Heureusement que l'avis de cet homme sage date du 12 juin 1857 ; quatre mois plus tard la crise éclata. Il félicite littérale
CH-AP. XXXIV. - LE CURRENCY PHINCIPLE ET LE BANK ACT L)E 1844 117
ment " les directeurs de banque et les commerçants en général de ce que beaucoup mieux qu'autrefois ils comprennent la nature des crises commerciales et de ce qu'ils se rendent mieux compte du dommage énorme qu'ils se font à eux-mêmes et au publie en encourageant les excès de la spéculation. " (B. C. 1857, No 203 1. )
Le sage Mill croit que lorsque des billets d'une £ sont émis " pour servir d'avances à des fabricants, etc., qui paient des salaires.... ces billets peuvent passer à d'autres qui les dépensent pour acheter des objets de ~consommation ; dans ce cas ces billets impliquent une demande de marchandises et ils peuvent dans certaines circonstances tendre à provoquer une hausse des prix ". M. Mill admet-il que les fabricants allouent des salaires plus élevés lorsqu'ils les paient en papier au lieu d'or? Ou bien croit-il que lorsque l'industriel convertit en or son avance de 100 £ en billets, cette manière de payer les salaires donne lieu à une demande d'ouvriers moindre que lorsqu'il fait usage de banknotes d'une livre ? Et ne sait-il pas que dans certains districts miniers, des salaires ont été payés cri billets des banques locales dans des conditions telles que plusieurs ouvriers recevaient pour eux tous un billet de 5 £ ? En estil résulté une extension de la demande ? Les banquiers remettent-ils plus d'argent aux industriels lorsqu'ils leur font des avances en petits billets au lieu de grands?
[Cette peur singulière de Mill des billets d'une livre serait inexplicable si tout son ouvrage d'Economie politique ne dégageait mi éclectisme ne reculant devant aucune contradiction. D'une part, il se range du côté de Tooke contre Overstone, d'autre part, il croit que c'est la masse de monnaie en circulation qui détermine les prix des marchandises. Il n'est donc nullement convaincu de ce qu'un sovereign vient grossir le trésor de la Banque chaque fois qu'un billet d'une £ est émis, et il craint que cette émissioîi n'ait pour effet d'augmenter et de déprécier la masse de moyens de circulation et de faire hausser les prix des mar" chandises. Ses hésitations n'ont pas d'autre raison. - F. E.]
118 CINQUIEME PARTIE. - L'INTÉRÊT FT LE PROFIT D'ENTREPRISE
Voici comment Tooke s'exprime devant la C. D. 1848/57 sur la subdivision de la Banque et sur la préoccupation exagérée d'assurer le remboursement des billets: Les oscillations du taux de l'intérêt plus grandes en 1817 qu'en 1837 et 1839 sont dues exclusivement à la subdivision de la Banque en deux départements (3010). - La sûreté des billets de banque resta entière en 1820, 1837 et 1839 (3015). - La demande de monnaie métallique qui se manifesta en 1825 eut uniquement pour but de combler le vide résultant du discrédit frappant les billets d'une £ des banques provinciales ; cette demande se maintint jusqu'au moment où la Banque d'Angleterre émit elle-même des billets d'une livre (3022). -- En novembre et décembre ' 1825 il n'y eut pas la moindre demande d'or pour l'exportation (30â8). Quant au crédit dont jouit la Banque dans le pays ou à l'étranger, je pense qu'une suspension du paiement des dividendes et des dépôts aurait des conséquences bien plus graves quune suspension de la conve~sion des billets (3028).
" 3035. N'êtes-vous pas d'avis que tout événenement qui menacerait la convertibilité des billets pendant une crise commerciale pourrait compliquer sérieusement la situation? - D'aucune façon. "
Pendant l'année l8i7 " une extension de l'émission aurait peut-être contribué à reconstituer le trésor métallique de la Banque, comme en 1825 " (3058).
Newmarck déposa comme suit devant la C. B. 1857
" 1357. La division de la Banque en deux départements et le partage de sa réserve métallique qui en fut la conséquence eurent Pour première influence nuisible que ses opérations de banque, c'est-à.-dire'ee qui la met directement en contact avec le commerce du pays, durent être poursuivies avec la moitié seulement de la réserve antérieure. Il en est résulté que la Banque a été obligée de relever le taux de l'escompte chaque fois que sa réservë a été quelque peu atteinte, d'où une série de variations brusques du coût de l'escompte. - 1358. Depuis 1814
CHAP. XXXIV. - LE CURRENCY PRINCIPLE ET LE BANK ACT DE 1844 119
(jusque juin 1857) ces variations se sont répétées plus de soixante fois alors qu'avant 1811 et pendant une période de même durée elles ont été constatées à peine douze fois ".
Une déposition très intéressante fut également celle que fit devant la Commission des Lords C. D. (1848-1857), M. Palmer, depuis 1811 directeur et pendant quelque temps gouverneur de la Banque d'Anleterre:
" 828. En décembre 1825, il ne restait à la Banque qu'environ 1.100.000 £ en or; elle aurait dû faire inévitablement faillite, si à cette époque l'Act (de 1814) avait été en vigueur. En décembre, elle émit, je crois, 5 ou 6 millions de billets en une semaine et la panique fut considérablement soulagée.
" 825. La première fois (depuis le ler juillet 1825) que la législation actuelle aurait sombré si la Banque s'était avisée de mener à bonne fin toutes les transacti ons qu'elle avait entreprises, c'aurait été le 28 février 1837 ; la Banque disposait alors de 3.900.000 à i millions de £ et elle n'aurait conservé que 650.000 £ de réserve. Une seconde
période aurait étA celle qui dura du 9 juillet au 5 décembre
1839.- . 826. A combien s'élevait alors la réserve ? - Le
5 septembre elle consistait en un déficit de 200.000 £ (the
reserve was mi . nus allogether 200.000 ; elle remonta
à 1 million, 1 l/. million le 5 novembre. 830. En 1837,
l'Act de 1811 aurait empêché la Banque de venir au secours
des affaires américaines. - 831. Trois des plus importantes
maisons américaines firent faillite... Le crédit avait
été coupé à presque toutes les firmes faisant des affaires en Amérique, et si la Banque n'était pas intervenue je ne pense pas que plus d'une ou de deux maisons auraient résisté. - 836. La crise de 1.831 ne peut pas être comparée à celle de 1817; elle fut pour ainsi dire entièrement circonscrite aux affaires américaines. " - 838 (Dans les premiers jours de juin 1837, la direction de la Banque discuta les moyens de faire cesser la crise.)
" Quelques membres défendirent l'opinion... que le
120 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPUISE
vrai remède consistait dans la hausse du taux de l'intérêt, qui devait avoir pour effet de faire diminuer les prix des marchandises ; il fallait rendre l'argent cher et faire baisser les prix des marchandises, ce qui aurait permis d'effectuer les paiements à J'étranger (by which the foreign payment would bc accompli8hed). - 906. LAci de 1844, en limitant artificiellement la puissance de la Banque alors' que cette puissance était réglée naturellement par l'encaisse métallique, complique artificielle ment les affaires et agit sur les prix des marchandises, difficultés dont on pouvait parfaitement se passer. - 968. L'application de l'Act de 1844 ne permet pas, dans les circonstances ordinaires, de réduire la réserve métallique à moins de 9 1/2 millions. Si l'on dépassait cette limite, il en résulterait une action sur les prix et le crédit, qui entrainerait une variation telle des cours étrangers que l'importation d'or et la réserve métallique du département de l'émission augmenteraient. - 996. Avec la limitation actuelle la Banque n'a pas la haute main sur la monnaie d'argent ; or, à certains moments, cette monnaie est nécessaire, là où l'on en fait usage pour influencer les cours étrangers. - 999. Quel était le but de la prescription qui limite la réserve en monnaie d'argent à 1/5 de l'encaisse métallique? - Je ne puis répondre à cette question. " Le but était de rendre l'argent plus cher, ce que fut aussi le but - eu.-pencyprinciple à part - de la division de la Banque en deux départements et de l'obligation pour les banques écossaises et irlandaises de couvrir leurs émissions, à partir d'une certaine limite, par une réserve en or; il y eut ainsi une décentralisation du trésor métallique de la nation, qui devint moins capable de corriger les changes défavorables.
Toutes les dispositions de l'Act convergent à élever le taux de l'intérêt: la Banque ne peut émettre pour plus de 14 millions de billets à moins qu'une réserve d'or ne garantisse le surplus ; le département des opérations de banque est explo~té comme une banque ordinaire, c'est-à-dire qu'il
CHAP. XXXIV. - LE CURRENCY PRINCIPLE PT LE BANK ACT DE 1844 121
abaisse le taux de l'intérêt lorsque l'argent est abondant et qu'il l'élève lorsqu'il est Pare; la réserve en monnaie d'argent est limitée, alors que cette réserve est le moyen le plus efficace de rectifier les cours du change avec le continent et l'Asie; les banques écossaises et irlandaises, qui n'ont jamais besoin de monnaie métallique pour l'exportation, sont astreintes à avoir une réserve métallique, sous prétexte d'une éventualité absolument illusoire de conversion de leurs billets. (En 1857, l'Act,,de 1844 eut la première fois pour conséquence que les banques écossaises furent assaillies de demandes d'or.) Le Bank Act n'établit aucune distinction entre l'or qui sort des caves de la Banque pour être exporté et celui qui est destiné à la circulation intérieure, bien que les conséquences de ces deux applications soient très différentes ; de là des oscillations violentes affectant continuellement le taux de l'intérêt sur le marché. En ce qui concerne la monnaie d'argent, Palmer dit à deux reprises (992 et 994) que la Banque ne peut en acheter au moyen de billets que lorsque le cours du change est favorable à l'Angleterre, c'est-à-dire lorsque l'argent existe en surabondance ; car - " 1003. le seul but pour lequel on puisse constituer une partie notable du trésor métallique en monnaie d'argent est de faciliter les paiements à l'étranger aux époques où le cours du change est défavorable à l'Angleterre. - 1008. L'argent est une marchandise et de plus il est employé comme monnaie dans tout le reste du monde ; il est par conséquent la marchandise la plus convenable pour cet usage (les paiements à l'étranger). Seuls les Etats-Unis ont exigé exclusivement de l'or, dans ces derniers temps ir
En temps de crise la Banque pouvait, à son avis, s'abstenir d'élever l'intérêt au-dessus de l'ancien taux de 5 0/0, aussi longtemps que le cours défavorable du change ne drainait pas l'or vers l'étranger, et elle pouvait ainsi, l'Act de 1844 n'étant pas appliqué, escompter sans difficulté tous les effets de premier ordre (Jîrsi class bills) qui lui seraient présentés (1018-20). Au contraire, au mois
122 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
d'octobre 1847, l'application de l'Act eut pour conséquence " que les maisons les plus solvables étaient prêtes à payer à la Banque les taux d'intérêt les plus élevés pour pouvoir continuer leurs paiements. " Et il est évident que cette hausse de l'intérêt répondait au but de l'Act.
" 1029. Je dois faire nue distinction très nette entre l'effet du taux de l'intérêt quand il s'agit de la demande (de métal précieux) pour l'extérieur et l'élévation du taux de l'intérêt ayant pour but. de protéger le trésor de la Banque dans une période où le crédit est difficile à l'intérieur du pays. -1023. Avant l'Act de 18114, il n'y avait, lorsque les cours étaient favorables et que l'inquiétude et même la panique régnaient dans le pays, aucune limite à l'émission des billets de banque, qui dans pareille circonstance était le seul moyen d'alléger la crise. "
Voilà comment s'exprime un homme qui a siégé pendant trente-neuf ans à la direction de la Banque d'Angleterre. Ecoutons maintenant un banquier, M. Twells, associé depuis 1801 de Spooner, Attwood & Co, le seul de tous les témoins entendus par la C. A. 1857 qui nous fasse entrevoir la situation vraie du pays et ait le pressentiment de l'imminence. d'une crise. M. Twells appartient jusqu'à un certain point à l'école des " little shillingmen " de Birmingham, fondée par ses associés, les frères Attwood (V. Gritique de l'Economie politique, p. 94.)
" 4488. D'après vous, quels ont été les effets de l'Act de 1844? - Si je devais vous répondre en banquier, je dirais qu'il a eu les effets les plus heureux, car il a permis aux banquiers et aux capitalistes (d'argent) de toute nature de faire ample moisson de bénéfices. Mais il a eu des conséquences désastreuses pour le commerçant honnête et actif, qui ne peut faire des combinaisons prudentes que pour autant que le taux de l'escompte soit stable... L'Act a rendu très lucratives les opérations de prêt d'argent. - 4489. Est-il vrai qu'il permet aux banques par actions
de Londres de distribuer des dividendes de 20 à 22 0/0 à leurs actionnaires ? - L'une d'elles
distribua récemment
CI-IAp. xXXIY. - LE CURRENCY PRINCIPLR ET LE BA1'~K ACT DE 1814 123
18 0/ 0 et une autre, je crois, 20 0/,. Elles ont des raisons sérieuses pour défendre chaleureusement la loi. - 4490. Les petits commerçants et des négociants respectables ne disposant pas de grands capitaux... souffrent beaucoup des dispositions de l'Act... Le seul moyen que j'ai de m'en rendre compte, c'est le nombre étonnant de leurs acceptations que je vois revenir impayées. Ces acceptations sont toujours de petit import, 20 à 100 £ ; de grandes quantités en sont renvoyées impayées de tous les coins du pays, ce qui est toujours un signe de gène chez... les petits commerçants. "
Le passage suivant de sa déposition est important, parce que mieux qu'aucun autre il y signale la crise à l'état latent. Dans sa -réponse à la question 4194, il commence par déclarer qu'en ce moment les affaires ne sont pas lucratives, puis il continue . " 4194. Les prix se maintiennent encore dans Mincing Lane, mais on ne parvient à, vendre à aucun prix -, les prix sont purement nominaux. " - 4195. Il raconte qu'un Français avait expédié pour 3.000 £ de marchandises'a un courtier de Mincing Lane, qui devait les vendre à un prix déterminé. Le courtier ne parvint pas à réaliser ce prix et le Français ne pouvant pas vendre à meilleur compte, les marchandises restèrent là. Ayant besoin d'argent, le Français tira une traite de 1.000 £ à 3 mois sur le courtier. À l'échéance les marchandises n'étant pas vendues, le courtier dut payer la traite et bien qu'il eût en garantie pour 3.000 £ de marchandises, il ne parvint pas à rentrer dans son avance (les marchandises étant invendables). De là des difficultés. - 4496. " Le marasme des affaires à l'intérieur du pays pousse nécessairement à une exportation considérable. - 41197. D'après vous, la consommation a-t-elle diminué à l'intérieur du pays? - Considérablement... d'une manière absolument étonnante les petits commerçants le savent le mieux. - 4498. Cependant, l'importation est considérable. N'est-ce pas l'indice d'une forte consommation? - Oui, lorsque l'on parvient à vendre.
194 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
Mais les magasins regorgent et dans l'exemple que je vous citais tout à l'heure, on a importé pour 3.000 £ de marchandises qui sont restées invendables.
" 4511. L'argent étant cher, diriez-vous que le capital est à bon compte ? - Oui. " Notre homme n'est donc nullement de l'avis d'Overstone pour qui l'intérêt élevé et le capital cher sont la même chose.
En ce qui concerne la manière dont on fait actuellement des affaires : 4516 " D'autres s'engagent sans compter,
font en exportation et en importation des affaires gigan
tesques, nullement en rapport avec leur capital. La chance
peut leur être favorable et leur permettre de tout payer
et de réaliser une grande fortune. C'est en grande partie
d'après ce système que les affaires sont faites aujourd'hui.
Ces gens perdent sans broncher 20 , 30, 40 010 sur une
cargaison; la prochaine affaire les dédommagera peut
être. Mais si la chance leur est infidèle plusieurs fois de
suite, ils sont ruinés, et c'est ce que nous avons vu le plus
souvent dans ces derniers temps. Des maisons ont fait
faillite, sans qu'il restât un shilling à leur actif.
" 4791. L'abaissement du taux de Fintérêt (pendant ces dix dernières années) va en effet à l'encontre des profits des banquiers ; mais à moins de dépouiller avec vous nos registres de comptabilité, je puis difficilement vous dire de combien notre profit est actuellement plus élevé qu'autrefois. Lorsqu'une émission exagérée de banknotes fait baisser le taux de l'intérêt, nos dépôts augmentent ; lorsque l'intérêt est à un taux élevé, nous en retirons un bénéfice direct. -4794. Lorsque l'argent peut être obtenu à petit intérêt, la demande augmente ; nous faisons de plus grosses affaires en prêts et c'est de cette manière que nous (les banquiers) cri profitons. Lorsque le taux de l'intérêt hausse, notre part devient plus grosse qu'elle ne devrait être. "
Nous avons vu comment aux yeux de tous les professionnels le crédit des billets de la Banque d'Angleterre est inébranlable. Cependant le Bank Act immobilise neuf
CHAP. XXXIV. - LE CURRENCY PRINCIPLE ET LE BANK ACT DE 1844 1?5
à dix millions en or pour en garantir la convertibilité. La sainteté et la violabilité du trésor sont donc autrement assurées que chez les anciens thésauriseurs. " Quant à l'utilité qu'eut cet argent (le trésor métallique) à ce moment, on aurait pu tout aussi bien le jeter à la mer ; il était impossible, à moins de violer la loi, d'en appliquer la moindre parcelle. " (2311.W. Brown (Liverpool) devant C. D. 18117/58.)
L'entrepreneur E. Capps, que nous avons déjà cité et à la déposition duquel nous avons emprunté (vol. II, chap. XII) l'exposé du système de construction de maisons dans la Londres moderne, résume comme suit son appréciation sur le Bank Act de 1844 (C. B. 1857: " 5508. En général, vous êtes donc d'avis que le système actuel est une institution parfaitement appropriée pour faire passer périodiquement les profits de l'industrie dans les coffres-forts &s usuriers ? - Tel est mon avis et je sais que tel a été Feffet dans l'industrie de la construction. "
Ainsi que nous l'avons dit précédement, l'Act de 1815 vint imposer aux banques écossaises un système analogue
1
celui de la Banque d'Angleterre. Il les obligea d'avoir une réserve en or pour tous les billets dépassant une émission déterminée pour chaque banque. Les quelques témoignages suivants faits devant la C. B. 1857 rendent compte des eflets de cette loi :
Kennedy, directeur d'une banque écossaise: " 3375. Y avait-il en Ecosse, avant l'Act de 1845, une circulation d'or quelconque? - Bien de ce genre. - 3376. Depuis lors pareille circulation a-t-elle été introduite? - Pas le moins da monde; les gens n'aiment pas avoir de l'or (the people distike gold) ". - 3450. D'après lui, les 900.000 £ d'or que les banques écossaises doivent avoir en caisse depuis 18115 sont nuisibles et " absorbent sans profit une partie du capital de l'Ecosse. "
Anderson, directeur de la Union Bank of Scolland: " 3558 La seule demande importante d'or adressée par les banques écossaises à la Banque d'Angleterre n'eut
126 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
elle pas pour point de départ les cours du change étranger? - Il en est ainsi, et cette demande ne fut pas moindre parce que nous tenons de l'or à Edimbourg. - 3590. Tant que l'import du papier que nous avons dans le portefeuille de la Banque d'Angleterre (et des autres banques privées anglaises) reste le même, nous avons le même pouvoir qu'avant de faire sortir de l'or des caves de la Banque d'Angleterre. "
Enfin, un article de l'Economist (Wilson): " Les banques écossaises gardent, afin de pouvoir en disposer, des sommes enmétal immobilisées chez leurs agents deLondres,et ceuxci gardent ces sommes à la disposition à la Banque d'Angleterre. Les banques écossaises disposent donc, dans ces limites du trésor métallique de la Banque et ils y ont recours quand des paiements doivent être faits à l'étranger. " L'Act de 1845 vint déranger ce système : " Par suite de l'application de l'A ci de 1815, une quantité considérable d'or est sortie de la Banque d'Angleterre, pour faire face à une demande qui peut devenir possible en Ecosse et qui probablement ne se présentera jamais... Depuis, une somme importante est continuellement immobilisée en
Ecosse et une autre non moins importante fait continuel
lement la navette entre Londres et l'Ecosse. Arrive-t-il un
moment où un banquier écossais s'attend à un renforce
ment de la demande de ses billets, aussitôt une caisse
d'or part de Londres; l'événement est-il passé., la même
caisse reprend le chemin de la capitale, le plus souvent
sans qu'elle ait été ouverte. " (Ecoîtonïist, 23 octobre
1847.)
[Et maintenant que dit de tout cela le banquier Samuel Jones Loyd, alias Lord Overstone, le père des Bank Acis ?
En 1818, déjà, il a répété devant la Commission des Lords C. D. " qu'il ne peut pas être porté remède par une extension de l'émission de banknotes à une crise monétaire ni à une surélévation du taux de l'escompte provoquées par l'insuffisance de capital " (1514), bien que la simple
CIIAP. XXXIV. - LE CURRENCY PRINCIPLE ET LE BANK ACT DE 1841 127
autorisation donnée par la lettre du 27 octobre 1847 du Gouvernement eût suffi pour enlever à la crise son caractère aigu.
11 persiste à soutenir que le " taux élevé de l'intérêt et la situation précaire de l'industrie furent les conséquences inévitables de la diminution du capital matériel disponible pour les entreprises industrielles et commerciales " (1604). Et, cependant, depuis des mois les affaires industrielles allaient mal, parce que les magasins regorgeaient de marchandises invendables, malgré que du capital industriel fût là entièrement oui à moitié inoccupé, à cause de l'impossibilité de vendre les produits.
Enfin, il dit devant la Commission des banques de
1857 : " Grâce à l'application rigoureuse et prompte des
principes de l'Act de 1844, tout s'est passé régulièrement
et sans difficulté ; le système monétaire n'a pas été ébranlé,
la prospérité du pays est incontestée et la confiance du
publie dans l'efficacité de l'Act croit de jour en jour. Si la
Commission désirait d'autres preuves de la rectitude des
principes qui servent de base à cette loi et des effets
bienfaisants qu'elle développe, je ne pourrais lui faire que
cette réponse vraie et suffisante : Regardez autour de vous,
observez la situation des affaires et le contentement du
peuple, considérez la richesse et la prospérité de toutes
les classes de la société, et décidez si vous devez maintenir
une loi qui a de pareilles conséquences. " (C. B. 1857,
N- 4189) * -
La réponse à ce dithyrambe, chanté le Il juillet par Overstone, ne se fit pas attendre : le 13 novembre suivant parut la lettre du Gouvernement qui suspendit l'application de la loi miraculeuse de 1844, afin de sauver ce qui pouvait encore l'être. - F. E.]
CHAPITRE XXXV
LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE
1. Le mouvement du trésor métallique.
La thésaurisation des banknotes en temps de crise n'est que la thésaurisation des métaux précieux dans les sociétés primitives, pendant les périodes d'incertitude. A ce point de vue l'Act de 1844 est intéressant à observer en ce qui concerne ses conséquences, étant donné qu'il a été édicté dans le but de transformer en moyens de circulation tout le métal précieux du pays et qu'il cherche à identifier la contraction ou l'expansion des moyens de circulation avec le drainage ou l'afflux de l'or. L'expérience démontre que le contraire se produit. A part une seule exception, que nous citerons dans un instant, la masse de billets que la Banque d'Angleterre a eue en circulation depuis 1844 n'a jamais atteint le maximum de l'émission qu'elle est autorisée à faire, et, d'autre part, la crise de 1857 a démontré que dans certaines circonstances ce maximum est insuffisant. Du 13 au 30 novembre 1857, la circulation dépassa journellement de 488.830 £ en moyenne le maximum légal (C. B. 1858, p. XI), lequel était à cette époque de 14.475.000 £, plus l'encaisse métallique se trouvant dans les caves de la Banque.
Le mouvement du métal précieux donne lieu aux remarques suivantes :
Primo. - Il faut distinguer le va-et-vient du métal dans les contrées qui ne produisent ni or ni argent, du mouve
CHAP. XXXV. - LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 129
ment de l'or et de l'argent des pays où ils sont produits vers les autres pays et de leur distribution entre ceux-ci.
Avant l'entrée en scène des mines d'or de la Russie, de la Californie et de l'Australie, l'afflux de métal précieux suffisait à peine pendant ce siècle au renouvellement des pièces usées, à la fabrication des objets de luxe et aux exportations d'argent en Asie. Le développement du commerce de l'Europe et de l'Amérique avec l'Asie vint renforcer considérablement ces exportations et il fallut suppléer en grande partie par de l'or à l'argent, qui ne tarda pas à devenir insuffisant. En même temps, une partie de l'or nouvellement importé fut absorbé petit à, petit par la circulation intérieure, et c'est ainsi qu'en 1857 on évalua à 30 millions la quantité d'or qui avait été incorporée à la circulation de l'Angleterre (1). Vint ensuite l'Aci de 1841 qui poussa à l'augmentation de la réserve métallique de toutes les banques centrales de l'Europe et de l'Amérique du Nord. En outre, l'extension de la circulation monétaire intérieure etit pour effet que pendant les périodes d'accalmie suivant les paniques, la réserve de la Banque s'augmenta chaque fois plus rapidement sous l'action du numéraire qui avait été retiré de la circulation et immobilisé. Enfin, les nouvelles découvertes
(1) La déposition de W. Ne\vmarch indique quelle fut l'influence (le cette arrivée de l'or sur le marché financier : " 1509. Vers la fin de 1853 le publie fut vivement impressionné. En septembre, la Banque d'Angle
terre haussa trois fois de suite le taux de l'escompte et dans les
premiers jours d'octobre le publie se montra très inquiet et alarmé.
Cette inquiétude disparut en grande partie à la fin de novembre et s'effaça
complètement après que 5 millions de métal précieux ltirent arrivés
d'Australie. Le même fait se renouvela pendant l'automne de l'année
4854, lorsqu'environ 6 millions furent importés en octobre et en novembre,
et il en fut encore ainsi en automne 1855, qui fut, ainsi qu'on le sait, une
période d'émotion et d'incertitude qui revint au calme après que les
mois de septembre, d'octobre et de novembre eurent vu affluer environ
8 millions de métal précieux. Enfin, le même événement fut constaté à
la fin de 1856. L'expérience de chacun des membres de la Commission
le conduira, je n'et) doute pas, à dire avec moi que nous sommes mainte
nant habitués à attendre, dans toute crise financière, le salut naturel et
complet de l'arrivée d'un navire chargé d'or. 9
130 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
de mines d'or, en augmentant la richesse, renforcèrent la consommation de métal précieux pour la fabrication d'objets de luxe.
Secundo. - Entre les pays qui ne produisent ni or ni argent, il y a un va-et-vient continuel de ces métaux. Chaque pays en importe et en exporte constamment, et c'est la différence entre ces deux mouvements - souvent ils se neutralisent - qui décide si dans un pays déterminé il y a afflux ou exportation de métal précieux. Toujours ces résultats sont considérés comme l'exppession et la conséquence des rapports entre les importations et les exportations de marchandises, alors qu'ils sont déterminés en même temps par des exportations et des importations de métal précieux entièrement indépendantes du commerce.
Tertio. - La différence en plus ou en moins de l'importation par rapport à l'exportation est mesurée par l'augmentation ou la diminution de la réserve métallique dans les banques centrales. Le degré d'exactitude de cette mesure dépend du degré de centralisation de Forganisation des banques, c'est à -dire de la fidélité plus ou moins exacte avec laquelle l'encaisse métallique des banques dites nationales représente le trésor métallique de la Dation. Et même en admettant que cette représentation fut fidèle, l'unité de mesure ne serait pas rigoureuse puisque, dans des circonstances données, un afflux de métal précieux peut être absorbé par la circulation intérieure ou la fabrication d'objets de luxe, de même que sans qu'il y ait afflux, l'absorption de la monnaie d'or par la circulation intérieure peut devenir plus considérable et par conséquent le trésor métallique diminuer sans qu'il y ait en même temps un accroissement de l'exportation.
Quarto. - Une exportation de métal devient un drainage lorsque se prolongeant longtemps elle est l'indice d'un mouvement dans une direction déterminée et qu'elle abaisse la réserve métallique de la Banque jusqu'à son minimum moyen. Ce dernier varie d'une banque à l'autre et dépend des dispositions légales relatives à l'encaisse
CHAP. XXXV.-LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 131
nécessaire pour garantir la convertibilité des billets, etc * En ce qui concerne la Banque d'Angleterre, voici ce que Newmarch en dit devant la C. B. 1857, Evid. No 1494
" A enjuger par l~expérience, il est très invraisemblable que l'exportation de métal par suite d'une oscillation quelconque du commerce extérieur puisse dépasser 3 a 4 millions de £. " En 1847, la réserve métallique de la Banque d'Angleterre descendit à son minimum le 23 octobre, et elle fut inférieure de 5.198.156 £ au minimum et de 6,453.748 £ au maximun de l'année 1846 (respectivement le 26 décembre et le 29 aoùt.)
Quinto. - La réserve métallique de la banque dite nationale - réserve qui ne règle nullement l'importance du trésor national, qui peut augmenter par un simple ralentissement du commerce intérieur ou extérieur - a une triple destination: 10 elle est un fonds de réserve pour les paiements internationaux, c'est-à-dire une réserve de monnaie mondiale ; 20 elle est un fonds de réserve pour la circulation métallique- intérieure et doit faire face aux expansions et contractions de celle-ci ; 3o elle est un fonds de réserve garantissant le remboursement des dépôts et la convertibilité des billets, ce qui lui assigne un rôle dans les opérations de banque et non dans le fonctionnement de la monnaie métallique.
La réserve peut donc être affectée par des événements qui se rattachent à chacune des trois fonctions qu'elle doit remplir. Comme fonds international elle peut subir le contre-coup de la balance des paiements, quels que soient les facteurs qui déterminent celle-ci et quelle que soit la corrélation de cette balance avec la balance du commerce. Comme fonds de réserve de la circulation monétaire intérieure, elle se ressent de toutes les variations de cette dernière. Quant à sa troisième fonction, bien qu'elle ne détermine pas les mouvements propres du métal constituant la réserve, elle se manifeste de deux manières : l' Lorsque la banque émet des billets remplaçant la monnaie métallique dans la circulation intérieure, la
13*2 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D*ENTREPBISE
deuxième fonction du fonds de réserve disparalt, et une partie du métal précieux qui était requis pour cette fonctiori peut passer à l'étranger ; dans ce cas, le fonds de réservé ne doit rien avancer pour la circulation intérieure de même qu'il ne peut rien en recevoir. 2' Lorsqu'un minimum de réserve métallique doit être maintenu, quelles que soient les circonstances, pour le remboursement des dépôts et la conversion des billets, l'action s'en fait sentir sur le va-et-vient du métal, sur la partie du trésor que la Banque est obligée de posséder continuellement ou sur celle dont elle cherche à se débarrasser à certains moments, parce qu'elle est inutile. Lorsque la circulation est exclusivement métallique et que l'organisation des affaires de banque est concentrée, le trésor métallique doit être considéré également comme une garantie du remboursement des dépôts, ce qui, en cas de sortie du métal, peut donnerlieu à une panique comme celle qui se produisit à Hambourg en 1857.
SexIo. - A l'exception peut-être du cas de 183î, les crises ont toujours éclaté après le revirement des cours du change, lorsque les importations de métal précieux avaient repris le dessus sur les exportations. En effet : en 1825, le krach éclata * réellement lorsque l'exportation d'or eut pris fin ; en 1839, il y eut exportation de métal précieux sans que la situation des affaires en arriva, à un désastre ; en 1817, l'or cessa d'être exporté en avril et la crise eut lieu en octobre; en 1857, l'exportation d'or avait cessé au commencement de novembre et le krach éclata à la fin du mois. L'exemple le plus frappant est celui de 1847 : l'exportation de l'or avait déjà pris fin en avril, déterminant une crise anodine, alors qu'en octobre seulement survint le krach véritable.
Les dépositions suivantes ont été recueillies parle Secret Commiltee of the House of Lords on Commercial Disiress 1818 (c'est la même série de dispositions, publiées en 1857, que nous avons désignée précédemment par C. D. l8,i8/57.)
CHAP. XXY,V~-LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 133
Tooke. - En avril 1847, éclata une crise ou à proprement parler une panique, qui fut de courte durée et qui ne fut, pas accompagnée de faillites de que lqu'im portance. En octobre, la crise fut beaucoup plus intense qu'en avril et il y eut un nombre inoui de faillites (2196). - En avril, nous fûmes contraints par les cours du change, surtout le cours avec l'Amérique, à exporter une masse considérable d'or pour payer des importations d'une importance extraordinaire, et ce ne fut qu'au prix d'un violent effort que la Banque parvint à arrêter la sortie du métal précieux et à relever le cours (2197). - En octobre, les cours du change étaient favorables à l'Angleterre (2198,. - Le revirement des cours se manifesta dès la troisième semaine d'avril (3000). - Ils vacillèrent en juillet et en août, mais depuis le commencement d'août, ils nous furent continuellement favorables (3001). - La sortie de l'or au mois d'août fut provoquée par les besoins de la circulation intérieure.
J. Morris, gouverneur de la Banque d'Angleterre.
En 1847, bien que depuis le mois d'août le cours fut
devenu favorable à l'Angleterr ' e et que de l'or fut importé,
la réserve métallique de la Banque diminua - "2.200.000 £
en or sortirent des caves de cette dernière pour satisfaire
la demande à l'intérieur. " (137). - Ce fait trouve son
explication, d'une pari, dans l'extension de la demande
d'ouvriers pour la construction des chemins de fer, d'autre
part, dans le " désir des banquiers d'avoir dans les temps
de crise une réserve d'or leur appartenant " (117).
Palmer, ex-gouverneur et directeur depuis 1811 de la Banque d'Angleterre. - " 684. Pendant toute la période allant de mi-avril 18!t7 jusqu'au jour de la suspension du Bank Ac/ les cours du change furent en faveur de l'Angleterre. "
La sortie de l'or qui provoqua en avril 181171 une panique ne fut donc, comme toujours, qu'un phénomène précurseur de la crise et ce mouvement s'était déjà renversé avant que la crise éclatàt. En 1839, il y eut une forte dépression des affaires et en même temps une "énorme
134 CINQUIÈ~ME PARTIE. - L'INTÉRÉT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
exportation d'or pour payer des importations de céréales, etc. ; maïs il n'y eut ni crise, ni panique.
Septimo. - Dès qu'une crise générale prend fin, l'or et l'argent - abstraction faite de l'afflux de métal précieux arrivant fralchement des pays producteurs - se répartissent, entre les différents pays, dans les mêmes proportions qu'ils y existaient comme réserve métallique avant la rupturc de l'équilibre ; eu effet, les circonstances restant les mêmes, la grandeur relative de cette réserve est en rapport dans chaque pays avec l'importance de son rôle sur le marché mondial. Le.métal précieux sort donc des pays qui en ont des quantités plus grandes que leurs parts normales, pour se diriger sur les autres-, jusqu'à ce que la répartition primitive soit rétablie , ce retour à la répartition normale est déterminé par l'action de facteurs qui seront signalés lorsque nous nous occuperons du cours du change. La répartition normale rétablie, on voit croitre la réserve pendant un certain temps, puis la sortie du _métal précieux recommence. [Cette dernière constatation ne s'applique évidemment qu'à l'Angleterre, le centre du marché financier du monde. - F. E.]
Octavo. - Les exportations de métal précieux sont le plus souvent des symptômes d'une modification de la situation du commerce extérieur, qui annoncent qu'une crise est imminente (1).
Nono. - La balance des paiements peut être en faveur de l'Asie contre l'Europe et l'Amérique (2).
(1) D'après Newmarch, trois causes peuvent déterminer une exportation d'or. Celle-ci peut se produire : 1° lorsque les importations ont dépassé les exportations, ce qui fut le cas de 1836 à 1844 et encore en 1847, lorsqu'il y eut de fortes importations de céréales; 2° lorsque des capitaux anglais sont engagés dans des entreprises à l'étranger, comme en 1857, lors de la construction de chemins de fer aux Indes ; 3° lorsque des dépenses doivent être faites définitiverhent à l'étranger, comme en 4853 et 4854, lorsqu'il fallut faire face aux dépenses de la guerre en Orient.
(2) 1918. Newmarch. Lorsque vous considérez l'Inde et la Chine d'une part et que vons envisagez ensuite les transactions entre l'Inde et l'Australie et celles plus importantes encore la Chine et les Etats-Unis, le
CHAP, XXXV. -LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 135
L'importation de métal précieux a lieu principalement à deux moments : d'une part, dans la phase qui suit immédiatement la crise, pendant laquelle le taux de l'intérêt ,est bas et la production restreinte ; d'autre part, dans la phase où le taux de l'intérêt monte, tout en restant au-dessous de son niveau moyen, c'est-à-dire la phase pendant laquelle les rentrées d'argent se font régulièrement, le crédit commercial est grand et la demande de capital empruntable nullement en proportion avec l'extension de la production. Dans ces deux périodes, qui sont caractérisées par une abondance relative de capital empruntable, l'importation excessive de capital, sous forme d'or et d'argent, influence sensiblement le taux de l'intérêt et l'allure générale des affaires.
Une exportation forte et continue de métal précieux se manifeste dès que les rentrées d'argent ne sont plus régulières, que les marchés s'encombrent et que l'on ne parvient plus que par le crédit à donner une apparence de prospérité aux affaires, par conséquent, dès que la demande de capital empruntable devient intense et que l'intérêt a déjà atteint un niveau moyennement élevé. Dans ces conditions l'influence de la rareté du capital sous forme d'argent empruntable se fait directement sentir sur le taux de l'intérêt; mais au lieu que la hausse de l'intérêt ait pour conséquence la restriction des affaires à crédit, elle en provoque l'extension au point de les amener à une tension excessive. Aussi cette période précède immédiatement le krach.
Déposition de Newmarch (C. B. 1857) : " 15120. Le montant des effets en circulation augmenta donc parallèlernent à la hausse du taux de J'escompte ? - Il parait. - 1522. En temps ordinaire, le grand livre est le véritable instrument des échanges ; mais lorsque des difficultés surgissent, lorsque, par exemple, des circonstances comme schéma des affaires forme un triangle dans lequel l'Angleterre est le point où la liquidation des paiements doit se faire et vous verrez que la balance du commerce devait être défavorable, non seulement à l'Angleterre, mais aussi à la France et aux Etats-Unis. - (C. B. 1857.)
136 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
celles que j'ai signalées fonthausser le taux de l'escompte... les affaires se ramènent d'elles-mêmes à Fémission de traites. Ces traites ne servent pas tant à liquider des transactions ; elles sont tirées plutôt pour permettre de nouveaux achats et sont donc avant tout des moyens de crédit pour emprunter du capital " -Au surplus, cette situation va en s'accentuant dès que des circonstances quelque peu menaçantes décident la Banque à élever le taux de l'escompte, ce qui fait prévoir qu'elle limitera également le temps de circulation des traites qu'elle consentira à escompter. Chacun - et en tout premier lieu les chevaliers du crédit - cherche alors à assurer l'avenir et à avoir à sa disposition, pour en tirer parti au moment opportun, le plus de moyens de crédit possible ; ce qui démontre que les quantités de métalimportées ou exportées agissent en premier lieu par le caractère spécifique que possède le métal précieux d'être à la fois monnaie et capital et interviennent ensuite comme la plume qui fait pencher la balance d'un côté ou de J'autre. Si l'on ne tenait pas compte de ces considérations, il serait impossible d'expliquer comment une sortie de 5 à 8 millions de £ d.'or, - et jusqu'à présent cette limite n'a pas été franchie - insignifiante en présence des 70 millions de £ d'or qui circulent en Angleterre, peut avoir une influence sensible (1). C'est précisément le développement du crédit et des banques qui communique à tout l'organisme cette sensibilité excessive en mettant, d'une part, tout le capitalargent à la disposition de la production et, d'autre part, en réduisant à certains moments la réserve métallique à un minimum qui ne lui permet plus d'accomplir la fonction qui lui est assignéé. En effet, une augmentation ou
(1) Que l'on considère, par exemple, la réponse ridicule de Weguelin, lorsque, signalant la sortie de 5 millions d'or comme la disparition d'autant de capital, il a la prétention d'expliquer des phénomènes qui ne se produisent pas lorsque le véritable capital industriel est soumis à des fluctuations infiniment plus considérables; réponse qui n'est pas moins ridicule lorsqu'elle essaie de faire de ces phénomènes les symptômes d'une expansion on d'une contraction des éléments matériels du capital.
cH-lp, XXXV. - LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 137
une. diminution du trésor métallique par rapport à sa situation moyenne n'a guère d'influence lorsque la production est peu développée, de même qu'une sortie considérable d'or est relativement sans action lorsqu'elle se produit en dehors de la période critique du cycle industrie].
Cette explication ne tient pas compte de l'exportation de métal précieux qui accompagne une récolte mauvaise ; il est inutile, en effet, d'analyser d'une manière détaillée les conséquences d'une pareille rupture brusque de l'équilibre de la production et -nous pouvons nous borner à dire que ces conséquences sont d'autant plus graves que l'intensité de la production est plus grande au moment où elles se font sentir.
Nous avons fait abstraction également de la fonction de la réserve métallique servant degarantie à la convertibilité des billets et formant la pierre angulaire de tout l'édifice du crédit (1). Ainsi que nous l'avons établi en étudiant l'instrument de paiement (vol. 1, chap. 111) le système du crédit doit pouvoir être transformé en un système monétaire. Tooke est d'accord avec Loyd-Overstone pour reconnaitre que dans les moments critiques il n'est pas de sacrifice qu'il ne faille s'imposer pour maintenir la base métallique ; ils sont en discussion simplement sur une question de plus ou de moins, sur la manière plus ou moins rationnelle suivant laquelle il faut sacrifier à l'inévitable (2).
(1) Newinarch (C. B. 4857) : " 1364. La réserve métallique de la
Banque d'Angleterre est en réalité la réserve centrale ou le trésor
métallique central servant de base à toutes les affaires du pays; elle est pour
ainsi dire le pivot sur lequel tourne tout le commerce de la nation. Toutes les autres banques du pays considèrent la Banque d'Angleterre comme le réservoir qui doit les alimenter de monnaie métallique, et
c'est sur ce réservoir que se rejette toute l'action des variations des cours avec l'étranger. "
(2) " Tooke et Loyd sont d'accord pour dire qu'en pratique il faut combattre une demande exagérée d'or en réduisant préventivement le
crédit par la hausse du taux de l'intérêt et la diminution des avances de capital. Seulement l'illusion de Loyd peut donner lieu à des dispositions (légales) vexatoires et même dangereuses. " (Economist, 1847, P. 1417.)
188 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
Ce principe qu'une-quantit6 déterminée de métal - insignifiante lorsqu'on la rapporte à l'ensemble de la prodution - doit former la base du système, est le point de départ de l'un des plus beaux dualismes que l'on rencontre dans la théorie. Tant qu'elle parle ex professo du " capital ", l'Econoinie officielle affecte le plus profond dédain pour l'or et l'argent, pour ces formes sans importance et sans utilité que le capital peut revêtir. Mais s'agit-il de l'organisation des banques, immédiatement elle fait volte face ; l'or et l'argent sont alors le capital par excellence, à la conservation duquel toute autre forme du capital et du travail doit être sacrifiée. Cependant, comment l'or et l'argent se différencient-ils des autres formes de la richesse ? Nullement au point de vue de la valeur, car celle-ci est déterminée par la quantité de travail qui leur est incorporée ; uniquement comme incarnation, comme expression du caractère social de la richesse. f_La richesse de la société est constituée par les richesses appartenant aux individus. Elle n'a un caractère social que parce que les individus échangent les valeurs d'usage qu'ils possèdent, dans le but de satisfaire leurs besoins. Or, dans la société capitaliste cet échange n'est possible que par l'intermédiaire de la monnaie ; c'est celle-ci qui permet à la richesse individuelle d'agir comme richesse sociale et c'est par conséquent en elle que se trouve le caractère social de la richesse. - F. E.] L'or et l'argent existent donc socialement comme une chose, une marchandise en dehors des éléments effectifs de la richesse sociale. Tant que le procès de production se déroule sans encombre, cet aspect est perdu de vire ; le crédit -une autre forme sociale de la richesse - usurpe la place de la monnaie et la foi au caractère social de la production fait que l'argent apparait comme une forme fugace et idéale du produit. Mais dès que l'édifice du crédit est ébranlé - et cette phase est inévitable dans le cycle de l'industrie moderne - l'or et'l'argent deviennent soudain la seule forme que doive prendre la vraie richesse. Et pour cette
CHAP. XXXV. - LV MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE '139
métamorphose brusque et considérable se présentent les
quelques millions d'or et d'argent en ré . serve dans les
caves de la Banque (1). Rien ne montre mieux que la pro
duction est dénuée de tout caractère social et échappe à
tout contrôle organisé par la société, que ce fait que les
exportations de métal précieux ont pour conséquence de
donner à ce qui est la forme sociale de la riebesse l'aspect
d'une chose existant en dehors d'elle. Ce caractère est com
mun au système capitaliste et aux modes de production
basés sur le commerce et l'échange privé qui l'ont pré
cédé, mais il se présente beaucoup plus dans le système
capitaliste comme un non sens et une contradiction absurde: l' parce que le procès de production, qui n'y est qu'un enchevêtrement de production et de circulation, y a beaucoup moins pour but l'obtention de valeurs d'usage destinées directement aux producteurs ; 2' parce qu'en développant le crédit, le système capitaliste s'efforce continuellement - mais sans y réussir - d'abattre la barrière métallique, à la Fois réelle et fantastique, qui s'oppose à l'épanouissement et au mouvement de la richesse.
Lorsqu'une crise surgit, traites, valeurs, marchandises, tout ce qui circule demande à être converti en monnaie de banque, et toute la monnaie de banque voudrait être convertie en or.
Il. Le cours du change.
[On sait que le cours du change est le baromètre du mouvement international du métal précieux. L'Angleterre a-t-elle plus de paiements à faire à l'Allemagne que
(1) " Vous êtes absolument d'avis que la hausse du taux de l'intérêt est le seul moyen d'agir sur la demande d'or ? - Chapman (associé de la firme des billbrokers Overend Gurney etC11): Tel est mon avis. Lorsque la diminution de notre or atteint un certain niveau, le mieux que nous ayons à faire c'est de sonner la cloche d'alarme et de dire: Nous sommes en décadence ; que celui qui désire envoyer de l'or à l'étranger, le fasse à ses risques et périls. " - C. B. 1857, Evid. nO 5057.
149 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
l'Allemagne à l'Angleterre, le prix du marc exprimé en sterling hausse à Londres et le prix de la livre sterling exprimé en mares baisse à Hambourg et à Berlin ; si la balance des paiements reste défavorable à l'Angleterre, le prix en sterlings des traites en mares sur l'Allemagne haussera jusqu'au point où il sera plus avantageux d'envoyer en paiement d'Angleterre en Allemagne de l'or en espèces ou en ligots que des traites. Il y aura alors en Angleterre une exportation de métal précieux -, si cette exportation acquiert une certaine importance et se poursuit pendant une durée assez longue, le marché niODétaire anglais en sera affecté et en tout premier lieu la Banque d'Angleterre, qui devra prendre des mesures pour se défendre. Ainsi que nous l'avons vu, elle se protégera en haussant le taux de l'intérêt. Lorsque l'exportation d'or est considérable, le marché financier s'en ressent : la demande de capital empruntable en espèces dépasse notablenient l'offre, et la hausse du taux de l'intérêt en résulte naturellement ; le taux de l'escompte établi par la Banque d'An-leterre correspond alors à la situation et devient le taux du marché. Il se présente cependant des cas où l'exportalion de métal précieux a d'autres causes que les combinaisons ordinaires des affaires (par exemple, lorsque le pays alimente un emprunt dans un autre pays ou engage des capitaux à l'étranger) et où, par conséquent, la situation du marché financier de Londres ne justifie nullement la hausse du taux de l'intérêt. Dans des circonstances pareilles, la Banque d'Angleterre doit commencer par " rendre l'argent rare " en faisant de gros emprunts à " marché ouvert ", afin de créer artificiellement une situation qui justifie et rende nécessaire la hausse de l'intérêt. Pareille manceuvre devient plus difficile d'année en année. - .F. E. ]
Les dépositions suivantes faites devant la Commission nommée en 1857 par la Chambre des Communes pour étudier les effets de la législation en matière de banques (nous l'avons désignée jusqu'à présent par C. A. 1857)
CHAP. XXXV.-LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 141
établissent quelle est l'influence de la hausse du taux de l'intérêt sur le cours du change.
John Stuart Mill: " 2176. Lorque les affaires deviennent difficiles ... le prix des papiers-valeurs diminue notablement... Des étrangers font acheter en Angleterre des actions de chemins de fer ou des Anglais font vendre à l'étranger les actions de chemins de fer étrangers qu'ils possèdent... de cette manière les transferts d'or sont évités. - 2182. Une classe nombreuse et riche de banquiers et de financiers, qui regle habituellementle taux de l'intérêt et la pression du baromètre commercial entre les différents pays... est toujours aux aguets pour acheter des valeurs dont la hausse est probable Le pays le plus favorable pour leurs achats est celui qui exporte de l'or. - 2183. Ces placements de capitaux se firent en 1847 en quantité suffisante pour diminuer le drainage de
l'or. "
J. G. Hvbbard, ex-gouverneur et directeur depuis 1838 de la Banque d'Angleterre : " 2515. Il y a une grande quantité de valeurs européennes... qui circulent sur les différents marchés de l'Europe et qui, dès que leur prix tombe de 1 à 2 0/0, sont achetées immédiatement pour être
envoyées aux marchés où leur prix se maintient. - 2565. N'y a-t-il pas des pays étrangers qui
doivent des sommes considérables au commerce anglais ? - ... Oui, des sommes très
considérables. - 2566. La liquidation de ces
créances aurait donc été suffisante à elle seule pour justifier
une forte accumulation de capital en Angleterre ? - En
18,17, notre situation finit par redevenir normale, après
que Dons eûmes passé l'éponge sur quantité de millions
que l'Amérique et la Russie devaient à l'Angleterre. "
[L'Angleterre devait aussi à ces pays " quantité de mil
lions " pour des céréales qu'elle leur avait achetées et elle
aussi ne manqua pas de " passer l'éponge " de la fail
lite sur une bonne partie de ce qu'elle devait. -Voir plus
haut, chap. XXX, p. 37, le rapport sur le Bank Act de
1857.] - " 2572. En 1817, le cours entre l'Angleterre et
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Saint-Pétersbourg était très élevé. Lorsque parut la lettre du gouvernement permettant à la Banque d'émettre des billets sans tenir compte de la limite de 14 millions, il avait été convenu que le taux de l'escompte serait maintenu à 8 0/,.C'était donc une bonne opération d'envoyer de l'or de Saint-Pétersbourg à Londres et de le prêter à 8 0/0 jusqu'à l'échéance à trois mois des traites tirées pour liquider ces achats d'or. - 2573. Beaucoup de points sont à considérer dans toutes les opérations sur l'or ; il faut tenir compte du cours du change et des - taux de l'intérêt auquel on peut prêter l'or jusqu'à l'échéance des traites tirées pour en assurer le paiement. "
Le cours du change avec l'Asie
Les faits que nous allons exposer sont importants, d'abord parce qu'ils montrent comment l'Angleterre, lorsque le cours du change avec l'Asie lui est défavorable, se refait par d'autres pays qui importent d'Asie par son intermédiaire ; ensuite, parce que nous nous trouvons de nouveau devant une tentative puérile de M. Wilson de confondre, en ce qui concerne le cours du change, l'action d'une exportation de métal précieux avec l'action d'une e xportation de Capital en général, l'exportation se rapportant dans l'un et l'autre cas, non à des moyens de paiement et d'achat, mais à des placements de capitaux. Il va de soi que l'envoi aux Indes d'un nombre donné de millions à consacrer à la construction de chemins de fer, qu'il se fasse en métal précieux ou en rails, n'est que le transfert d'un capital déterminé d'un pays à un autre. Pareil envoi ne joue aucun rôle dans les comptes auxquels donnent lieu les transactions commerciales ordinaires, et le pays qui l'effectue ne petit entrevoir d'autres rentrées d'argent que le revenu annuel résultant des recettes des
CHAP. XXXV.-LE MÉTAL PRÉCIEUX LT LE COURS DU CHANGE 143
chemins de fer. Si ces millions sont envoyés en métal précieux, ils agiront comme capital empruntable directement sur le marché financier et sur le taux de l'intérêt dans le pays qui les exporte, non pas dans toutes les circonstances, mais dans celles que nous avons signalées précédemment. Ils agiront également sur le cours du change, car ou ne fait de pareils envois de métal précieux que pour autant que les traites sur les Indes offertes sur le marché de Londres ne suffisent pas pour ces remises extraordinaires, par conséquent, sans que la demande de traites ne dépasse l'offre et que le cours ne devienne momentanément défavorable à l'Angleterre (non parce qu'elle doit aux Indes, mais parce qu'elle se trouve dans le cas d'y envoyer des sommes très élevées). A la longue, de pareils envois de métal précieux doivent déterminer un accroissement de la demande indienne de marchandises anglaises, étant donné qu'ils donnent plus d'extension à la puissance de consommation des Indes. Si, au contraire, les millions sont expédiés sous forme de rails, il n'en résulte aucune influence ni sur le cours du change, puisque l'Inde n'aura aucun paiement à faire de ce chef à l'Angleterre, ni sur le marché financier. Wilson soutient cependant qu'il n'en est pas ainsi et il dit que le taux de l'intérêt doit être nécessairement influencé, puisque des avances aussi extraordinaires doivent entrainer une demande extraordinaire d'argent. Il peut en être ainsi, mais c'est une erreur profonde de soutenir qu'il doit en être ainsi dans toutes les circonstances. Que ces rails soient mis en œuvre aux Indes ou en Angleterre, ils no représentent qu'une extension déterminée de la production anglaise dans une sphère déterminée, et il est évidemment absurde de dire qu'un accroissement, même considérable, de la production ne peut pas se produire sans être accompagné d'une hausse du taux de l'intérêt. La somme des opérations assises sur le crédit peut augmenter, mais ce fait peut se produire sans que le taux de l'intérêt monte ; il en fut ainsi lorsque de 1840 à
1
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1850 l'Angleterre fut saisie de la folie des chemins de fer. Que les marchandises soient destinées à la consommation étrangère ou à la consommation intérieure, l'influence sur le marché financier reste la même; elle ne pourrait se faire sentir d'une manière spéciale que si les placements de capitaux anglais à l'étranger avaient pour conséquence de restreindre l'exportation COMMerciale de l'Angleterre - l'exportation qui donne lieu à des paiements, à des rentrées d'argent - ou s'ils étaient les symptômes d'une tension excessive du crédit et d'un commencement d'opérations frauduleuses.
Voici un interrogatoire que Wilson fait subir à Newmarch : " 1786. En ce qui concerne les demandes d'argent pour l'Asie orientale, vous avez dit que d'après vous le ,cours du change avec les Indes reste favorable à l'Angleterre bien que des sommes énormes d'argent soient exportées de notre pays. Avez-vous des raisons pour soutenir cette thèse ? - En effet Je trouve qu'en 1851 la valeur des exportations du Royaume-Llni aux Indes s'éleva en
réalité à 7.420.000 £, somme à laquelle il convient d'ajou
ter l'import des traites de l'India Ilouse, c'est-à-dire les
fonds que la Compagnie des Indes orientales tire de l'Inde
pour faire face à ses dépenses. Le montant de ces
traites fut de 3.200.000 £, de sorte qu'il faut évaluer à
10.6-90.000 £ la valeur totale de nos importations aux Indes. En 1855 la, valeur des
exportations proprement dites fut de 10.350.000 £ et les traites de l'India House s'éle-
vèrent à 3.700.000 £, de sorte que le montant de l'expor
tation fut de 14.050.000 £. Il ne nous est pas possible, je
pense, de déterminer pour l'année 1851 la valeur réelle
des importations que nous fimes des Indes en Angleterre.
Il n'en est pas de même pour les années 1854 et 1855: en
1855 cette valeur fut de 12.670.000 £, ce qui donne, si
nous la rapportons au chiffre (1~.050.000 £) de nos expor
tations, une balance du commerce direct entre les deux
pays se soldant par 1.380.000 £ en faveur de l'Angle
terre. "
CHAP. XXXV. -LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 145
Là-dessus,Wilson fait remarquer que le cours du change est influencé é-alement par le commerce indirect. C'est ainsi, par exemple, que les exportations des Indes en Australie et dans lAmérique du Nord sont couvertes par des traites sur Londres, d'où une action sur le cours du change comme si les marchandises étaient importées directement des Indes en Angleterre. En outre, si l'on considère l'eusemble des transactions avec l'Inde et la Chine, la balance devient défavorable à l'Angleterre, étant donné que d'une part, la Chine a continuellement de fortes sommes a payer à l'Inde pour ses importations d'opium et que d'autre part, l'Angleterre a des paiements à faire en Chine, ce qui fait que ces derniers prennent réellement le chemin de l'Inde (1787, 88.)
1789. Wilson ayant demandé si l'influence sur le cours du change serait la même si le " capital était exporté soit sous forme de rails ou de locomotives, soit sous forme de monnaie métallique ", Newniarch répond avec raison : les 12 millions de £ qui ont été envoyés dans ces dernières années aux Indes pour la construction de chemins de fer ont servi à l'acquisition d'une rente annuelle, que l'Inde doit payer périodiquement à l'Angleterre. " Une pareille avance de 12 millions de £ ne peut avoir une action immédiate sur le marché du métal précieux que pour autant qu'elle donne lieu à une exportation de métal pour des placements qui se font effeetivement en monnaie. "
1797. (Question de Weguelin) " Si cette exportation de rails ne donne lieu à aucune rentrée d'argent, comment peut-elle influencer le cours du change? - Je ne pense pas que la partie de l'avance faite en marchandises expor
tées puisse affecter le cours du change celui-ci, d'après
la théorie rationnelle, étant uniquement influencé par la
différence entre la quantité de traites ou ' d'engagements
que l'on offre dans un pays et la quantité que l'on offre
dans l'autre. En ce qui concerne l'envoi de 12 millions,
ceux-ci ont été d'abord souscrits ici. Si les affaires s'étaient
engagées dans des conditions telles que ces 12 millions
146 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
dussent être acquittés en monnaie métallique à Calcutta, Bombay et Madras cette demande brusque
aurait agi violemment sur le prix de l'argent et le cours du change,
qui auraient été affectés absolument Comme si la Compa
gnie des Indes orientales annonçait demain qu'elle
porte de 3 à 12 millions l'import de ses traites. Mais la moitié de ces 12 millions est avancée... en
marchandises achetées en Angleterre... sous forme de rails, de bois et d'autres matières... de sorte
qu'elle se ramène à une avance de capital anglais en Angleterre pour des marchandises à envoyer
aux Indes. - 1798 (Weguelin) Mais la
production de ces marchandises en fer et en bois destinées
aux chemins de fer donne lieu à une forte consommation
de produits achetés à l'étranger ; celle-ci ne peut-elle pas
influencer le cours du change? - Certainement. "
Wilson, qui est d'avis que le fer représente pour la. plus grande partie du travail, dont le salaire est représenté pour la plus grande partie par des marchandises importées (1799), pose alors la question suivante : " 1801. Lorsque les produits obtenus par la consommation de ces marchandises importées sont exportés dans des conditions telles que nous n'obtenons rien en retour, ni en marchandises, ni d'aucune autre manière, ne petit-on pas dire que l'opération a pour effet de nous rendre le cours défavorable ? - Les faits dont vous parlez se sont passés en Angleterre à l'époque où des capitaux furent engagés en masse dans la construction des chemins de fer (1845). Pendant trois, quatre ou cinq années consécutives 30 millions de £ furent avancés pour ces entreprises et dépensés en grande partie en salaires , pendant trois ans la population ouvrière occupée à la construction de voies . ferrées, de locomotives, de wagons et de stations fut plus considérable que celle de toutes nos fabriques réunies.
Ces gens... dépensèrent leurs salaires en thé, café, spiritueux et autres produits importés ; or, les
faits démontrent que pendant que se firent ces grandes dépenses, le cours du change entre
lAngleterre et les autres pays ne
CHAP. XXXV. - LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 147
fut guère troublé ; au lieu d'une exportation nous eûmes une importation de métal précieux. "
1802. Wilson soutient que la balance du commerce étant en équilibre et le cours au pair entre l'Inde et l'Angleterre, des envois exceptionnels de fer et de locomotives " doivent influencer le cours du change ". Newmarch repond que cette conclusion est inadmissible tant que cette exportation de rails se ramène à un engagement de capital et que l'Inde ne doit la payer ni soirs une forme, ni sous une autre. " Je pose en principe, dit-il, qu'à la longue le cours du change n'est jamais défavorable à un pays, si l'on considère l'ensemble des pays avec lesquels il fait du commerce ; un cours défavorable avec un pays entraine nécessairement un cours favorable avec un autre. " Ce qui lui vaut l'objection triviale de Wilson : " 1803. Une transmission de capital n'est-elle pas toujours une traitsmission de capital, que le capital soit envoyé sous telle forme ou sous telle autre ? - Oui, si fon se place au point de vue de la dette. - 1804. Donc, que vous exportiez du métal précieux ou des marchandises, la construction de chemins de fer aux Indes aura le même effet sur le marché du capital, et la valeur de celui-ci augmentera comme si l'exportation était faite en métal précieux. "
Le fait que le prix du fer n'augmenta pas démontra en toutcas que la (i valeur " du "Capital" existantdans les rails n'était pas devenue plus considérable. Mais il s'agit du taux de l'intérêt, de la, valeur du capital-argent qui ne peut pas être identifié avec le capital en général comme Wilson veut le faire. Les choses se ramènent à ce que l'Angleterre a souscrit 12 millions pour des chemins de fer dans l'Inde. C'est là un fait qui directement n'a rien à voir avec le cours du change. Quant au marché financier, s'il est dans une situation favorable, il reste également indifférent à cette souscription, ainsi que le montrent les souscriptions de 18-14 et de 1845 pour les chemins de fer anglais; s'il est dans uùe situation quelque peu difficile, il se peut que le faux de l'intérêt soit affecté, mais dans le sens de la
148 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE 11ROFIT D'ENTREPRISE
hausse, ce qui, d'après la théorie de Wilson, doit tendre à rendre le cours du change favorable à l'Angleterre et empêcher l'exportation de métal précieux, si ce n'est pour l'Inde au moins pour un autre pays. M. Wilson confond tout. D'après sa question 1802, c'est le cours du change qui serait affecté; d'après sa question 1804, c'est la " valeur du capital". S'il est vrai que le taux de l'intérêt peut agir sur le cours du change et que celui-ci peut à son tour influencer le taux de Fiiitérét, il est également vrai que le taux de l'intérêt peut rester constant pendant que varie le cours du change, de même que le cours du change peut rester invariable pendant que hausse ou baisse le taux de l'intérêt. Le cerveau de Wilson se refuse à comprendre que dans une exportation de capital la forme que revêt ce dernier - surtout s'il est exporté à l'état de monnaie - est de la plus haute importance. Il est vrai que Newmarch ne lui a pas répondu avec toute l'ampleur voulue, et qu'il ne lui a pas fait remarquer que sans raison il a sauté directement du cours du change sur le taux de l'intérêt. La réponse de Newmarch à la question 1804 a été également faible et peu catégorique : " Sans doute, lorsqu'il s'agit de 12 millions, il est sans importance, an point de vue du taux général de l'intérêt, que ces 12 millions soient exportés en métal précieux ou en matériaux. Je pense cependant (quelle belle transition, pour dire le contraire 1) que cela n'est pas tout à fait sans importance " (Cela est sans importance, cependant cela n'est pas tout à fait sans importance !) " étant donné que d'un côté 6 millions de £ nous reviendront immédiatement, tandis que de l'autre, il faudra un certain. temps avant que cette rentrée se fasse. C'est pourquoi il y aura quelque (quelle précision!) différence, suivant que ces 6 millions seront dépensés dans le pays ou qu'ils seront simplement exportés. " Qu'entendil dire par ces 6 millions qui reviendront immédiatement? Si ces 6 millions sont dépensés en Angleterre, ils seront transformés en rails, locomotives, etc., qui seront envoyés dans l'Inde, d'où ils ne reviendront plus, mais d'où leur
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valeur rentrera à la longue, par l'amortissement'; si, au contraire, ils sont envoy-~s en métal précieux, ils reviendront probablement très vite et en nature. La partie de ces 6 millions qui sera dépensée en salaires sera mangée, il est vrai; mais l'argent qui aura servi à payer ceux-ci circulera dans le pays après coin me avant, à moins qu'il ne soit acelimulé comme réserve ; et il en sera de même des profits des fabricants de rails et de la partie des 6 millions qui reconstitue le capital constant. Newmarch n'a donc recours à une phrase ambiguë que parce qu'il ne veut pas dire directement : L'argent reste dans le pays et s'il y fonctionne comme capital empruntable, il n'y a d'autre différence (à part la petite quantité engloutie par la circulation) que ce fait qu'il est avancé maintenant pour le compte de A au lieu de l'être pour le compte de B. Des avances qui ont pour but l'exportation d'un capital en marchandises et non en métal précieux ne peuvent influencer les cours du change (et non le cours avec le pays dans lequel on importe) que pour autant que la production des marchandises à exporter impose une importation extraordinaire d'autres marchandises; dans ce cas, la production n'est pas appelée à, liquider cette importation extraordinaire. La même situation se présente pbnr toute exportation sur crédit, qu'il s'agisse d'un placement de capital ou d'une opération commerciale ordiijaire. L'importation extraordinaire peut d'ailleurs avoir pour contre-coup une demande extraordinaire de marchandises anglaises, par exemple, de la part des colonies ou des Etats-Unis.
Newmarch ayant dit, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, que si l'on tient compte des tmites de la Compagnie des Indes orientales, l'Angleterre exporte plus aux Indes qu'elle n'en importe, Sir Charles Wooth le prend vivement à partie sur ce point. La différence est due en
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150 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRIT ET LE PROFIT L)'I,'NTREPRIsE
réalité à ce que l'Angleterre importe quelque chose des Indes dont elle ne paie pas l'équivalent: le tribut prélevé par les traites de la Compagnie (actuellement le gouvernement) des Indes orientales. C'est ainsi qu'en 1855, les importations en Angleterre s'élevèrent à 12.670.000 alors que les exportations anglaises furent de 10.350.000
ce qui donna une balance favorable à l'Inde de 2 millions 250.000 £. " La, situation aurait donc dû se résoudre par l'envoi à l'Inde de 2.250.000 £ sous une forme quelconque. Mais alors intervint l'india House, qui annonça qu'elle était en situation de mettre en circulation pour 3.2950,000 £ de traites sur les différents districts de l'Inde. (Cette somme était prélevée pour couvrir les frais de la Compagnie orientale à Londres et payer les dividendes des actionnaires.) Il en résulta, non seulement la liquidation de la balance (22.250-000 £) du commerce, niais nu excédent de 1.000.000 £. " (1917.)
1922 (Wood) : " Alors l'effet de ces traites de l'India flouse n'est pas d'augmenter nos exportations vers l'Inde, mais de les diminuer? " (Il entend dire diminuer la nécessité de faire des exportations aux Indes pour contrebalancer les importations.) Newmarch répond qu'en échange des 3.700.000 £, l'Angleterre importe aux Indes un " bon gouvernement " (19t),5), ce qui lui vaut une répartie ironique de Wood, qui, en sa qualité de ministre des Indes, connaissait bien le " bon gouvernement ~) importé par les Anglais : 1926. " L'exportation qui, suivant votre expression, est provoquée par les traites de l'India Rouse est donc une exportation de bon gouvernement et non * de marchandises. " L'Angleterre exporte " de cette manière -) beaucoup de , bon gouvernement " et place beaucoup de capitaux à l'étranger, et en échange de ces exportations de " bon gouvernement " et de capitaux elle fait des importations absolument indépendantes des affaires ordinaires, véritables tributs levés sur les colonies, pour lesquels elle ne paie aucun équivalent. On comprend dès lors facilement que des importations de ce
CHAP. XXXV.-LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU (MiAliGE 151
genre ne puissent pas affecter le cours du change, soit que l'Angleterre les consomme simplement chez elle, soit qu'elle les convertisse en placements productifs ou improductifs à l'étranger (comme les munitions qu'elle envoie en Crimée). D'ailleurs, l'Angleterre est toujours libre de consommer ou de placer comme capital les importations qui constituent une partie de son revenu, soit qu'elles lui parviennent sous forme de tribut, soient qu'elles lui arrivent parla voie ordinaire du commerce, et il ne peut en ré~sulter aucune influence sur le cours du change, ce que le sage Wilson ne remarque pas. La consommation productive ou improductive du revenu, que celui-ci soit constitué par des produits indigènes ou qu'il soit formé pas des produits exotiques (obtenus par l'échange contre des produits nationaux), agit sur l'échelle de la production, mais n'a aucune action sur le cours du change.
" 1931. Wood ayant demandé dans quelle mesure le cours du change sera affecté par l'envoi de munitions de guerre en Crimée, Newinarch répond: " Je ne vois pas comment cet envoi pourra agir sur le cours du change, mais celui-ci serait certainement affecté par un envoi d'argent ". Il fait donc une distinction entre le capitalargent et le capital sous une autre forme. Sa réponse lui -vaut la question suivante de Wilson: 1935. Lorsque vous exportez en grand un article pour lequel il n'y a pas d'importation correspondante, vous ne payez pas la dette que vous avez à l'étranger pour vos importations, et, par conséquent, votre transaction doit affecter le cours du change, puisque ce fait que l'article que vous exportez ne donne pas lieu à une importation correspondante., n'éteint pas votre dette à l'étranger. - Cela est vrai en général. (En énoncant sa question, M. Wilson oublie que l'Angleterre fait ~eaucoup d'importations sans exportations correspondantes, sauf quand celles-ci ont la forme de " bon gouvernement " ou de placements de capitaux. Ces importations peuvent donner lieu, par exemple, à des échanges avec l'Amérique, et les produits américains peuvent être expor
152 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÉT ET LE PROFIT D'ENTBEPRISE
tés sans importation correspondante; l'intervention des produits américains n'empêchera pas que la valeur de ces importations ne soit consommée sans qu'il y ait une exportation correspondante et, par conséquent, sans que la balance du commerce s'en ressimte. De même quand il parle de la dette que le pays contracte à l'étranger par suite de ses importations, il perd de vue que lorsque ces importations ont. été précédées, par exemple, d'avances faites à l'étranger, la dette n'existe pas ; dans ce cas, la question n'intéresse pas la balance internationale et elle se ramène à une dépense productive ou improductive quelle que soit l'origine indigène ou exotique des produits.)
La thèse de Wilson revient à dire que toute exportation sans importation correspondante est en même temps une importation sans exportation correspondante, puisqu'il faut des matières importées pour produire les marchandises exportées. Il suppose donc que pareille exportation repose sur une importation non payée, c'est-à-dire sur une dette à l'étranger. Ce point de départ est faux, même si l'on fait abstraction: 10 de ce que l'Angleterre a des importations gratuites, une partie de ses importations indiennes, par exemple, pour lesquelles elle ne paie aucun équivalent, qu'elle peut échanger contre des produits américains qu'elle exportera ensuite sans importation correspondante, le tout se ramenant à, l'exportation d'une valeur qui ne lui a rien coûté ; 2' de ce qu'ayant payé, par exemple, des importations américaines qui constituent un capital supplémentaire pour elle, l'Angleterre peut les consommer improductive ment, en munitions de guerre, par ex., sans qu'il en résulte pour elle une dette a l'égard de l'Amérique et sans que le cours du change en soit affecté. Les réponses de Newmarch aux questions 1934 et 1935 sont en contradiction et Wood le lui signale en lui posant la question 1938: " Lorsque dans la production des objets que nous exportons sans importation correspondante (des dépenses de guerre) il n'entre aucune matière provenant du pays dans lequel nous exportons, que se passe-t-il
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en ce qui concerne le cours du change avec ce pays? Ainsi, je suppose qu'en temps ordinaire la balance de notre commerce avec la Turquie soit en équilibre -, comment l'exportation de munitions de guerre en Crimée affectera-t-elle le cours du change entre l'Angleterre et la Turquie? -Newmarch perd patience; il oublie que sa réponse à la question 1934 répond à cette question et il dit: " Nous avons, me semble-t-il, épuisé la question au point de vue pratique et nous nous engageons maintenant dans une région très élevée de la métaphysique. "
[Wilson a encore une théorie pour défendre sa thèse que le cours du change est affecté par toute transmission de capital d'un pays a un autre, que le transfert ait lieu sous forme de métal précieux ou de marchandises. Il sait naturellement que le cours du change est influencé par le taux de l'intérêt et surtout par la différence entre les taux de l'intérêt dans le,~ deux pays dont les cours du change sont en cause. Si, donc, il parvient à démontrer qu'un excédent de capital en marchandises quelconques, le métal précieux compris, exerce une influence déterminante sur le taux de l'intérêt, il se rapproche du point qu'il veut établir. La transmission d'un capital considérable d'un pays à un autre doit donc modifier en sens opposé le taux de l'intérêt dans les deux pays, et il doit en résulter une modification correspondante du cours du change. - F. E.] Voici comment il développe cette théorie dans l'Econoinist (p. 175), qu'il rédigeait à cette époque (1847) :
" Il est clair qu'un pareil excédent de capital, mis en évidence par de grands stocks de toute nature, métal précieux compris, doit nécessairement donner lieu, non seulement à une dépréciation des marchandises, mais à une baisse du taux de l'intérêt 1). Lorsque nous disposons d'un stock de marchandises suffisant pour approvisionner le
154 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
pays pour deux ans, tout titre sur ces marchandises rapportera en un temps donné moins d'intérêt que si le stock était suffisant pour deux mois à peine 2). Les prêts d'argent sous n'importe quelle forme se ramenant à des transmissions d'un individu à un autre de titres sur des- marchandises, il en résulte que le taux de l'intérêt doit être bas lorsque les marchandises sont abondantes et élevé lorsqu'elles sont rares 3). Lorsque les marchandises affluent en grandes masses, le nombre des vendeurs augmente relativement à celui des acheteurs, et plus la quantité dépasse ce qui est nécessaire pour la consommation, plus le stock à tenir en magasin pour une consommation ultérieure devient considérable. Lorsque pareille situation existe, ceux qui ont des marchandises les vendent à crédit à des conditions plus modérées que s'ils étaient certains de pouvoir les écouler en totalité en quelques semaines. " 4).
En ce qui concerne la proposition 1, il convient de remarquer qu'un afflux considérable de métal précieux peut correspondre à une resiriction de la production, ainsi que cela se passe toujours dans la période qui suit immédiatement une crise. Dans la période suivante, le métal précieux peut affluer de pays où il représente une partie importante de la production, alors que l'importation et l'exportation des autres marchandises se balancent habituellement. Pendant ces deux Périodes le taux de l'intérêt est bas et n'a qu'une faible tendance à monter, et cette situation peut être expliquée partout sans l'intervention de " grands stocks de toute nature ". D'ailleurs, comment cette intervention se produirait-elle ? Lorsque le coton est à bas prix, le profit du filateur peut être élevé ; pourquoi l'intérêt est-il alors à un taux réduit ? Évidemment pas parce que le profit qu'il est possible de faire avec des capitaux empruntés est élevé ; mais uniquement parce que dans ces circonstances la demande de capital empruntable n'a pas augmenté proportionnellement au profit et que, par conséquent, le mouvement du capital empruntable est différent de celui du capital industriel. Or, fEco
CHAP. XXXV. -LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANCE 155
nomist veut démontrer le contraire ; il désire établir que les mouvements des deux capitaux sont les mêmes.
La supposition de la proposition 2 - un stock suffisant pour alimenter le pays pendant deux ans -est absurde, et si nous voulons la rendre sensée, nous devons supposer simplement un encombrement du marché des marchandises, entraînant une baisse des prix. Une balle de coton coûtera donc moins cher; mais il n'en résultera nullement qu'il sera possible de se procurer a meilleur compte l'argent pour l'acheter. Cette dernière conséquence dépendra de la situation du marché financier, et s'il est possible d'emprunter à un prix moins élevé, c'est que le crédit commercial est dans une situation telle qu'il peut se passer plus facilement du crédit de banque qu'en temps ordinaire. Les marchandises qui encombrent le marché sont des objets de consommation ou des moyens de production. Leur dépréciation augmente le profit du capitaliste industriel. Pourquoi réduirait-elle le taux de l'intérêt, si ce n'est par l'opposition (et non l'identité) entre l'abondance de capital industriel et la demande d'argent? Les circonstances sont telles que le commerçant et l'industriel ont plus de facilité de se faire crédit mutuellement; l'un et l'autre sont moins obligés d'avoir recours au crédit de banque; il en résulte que le taux de l'intérêt est réduit. Ce bas prix de l'intérêt n'a rien à voir avec l'afflux de métal précieux, bien que les deux phénomènes puissent se produire en même temps et avoir les mêmes causes. Si le marché d'importation était réellement encombré, il faudrait l'attribuer à ce que la demande de marchandises importées aurait diminué, ce qui, étant donnés les bas prix, ne pourrait être expliqué que par une restriction de la production nationale; mais alors celle-ci serait inexplicable en présence de Fimportation exagérée à des prix réduits. On invoque donc un tissu d'absurdités pour démontrer que la baisse des prix est égale à la baisse de l'intérêt. Les deux faits peuvent coexister, mais comme expression de l'opposition et non
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de l'identité des mouvements du capital industriel et du capital empruntable.
La proposition 3, qui dit que le taux de l'intérêt est bas lorsque les marchandises existent en abondance, ne se vérifie pas plus que les précédentes. Les marchandises étant à bas prix, il me faut, pour en -acheter une quantité déterminée, 1.006 £ alors qu'il m'en fallait 2.000 précédemment. Mais très probablement je continuerai à avancer 2.000 £, ce qui me permettra d'acheter deux fois plus de marchandises et de donner deux fois plus d'importance à mes affaires. Ma demande sur le marché financier restera donc la même, mais ma demande sur le marché des marchandises augmentera à mesure que les prix diminueront. Si, cependant, la production n'augmentait pas parrallèlement a. la baisse des prix - ce qui contredirait à toutes les lois de I'Econwnist - la demande de capital-argent empruntable diminuerait, malgré la hausse du profit, mais celle-ci provoquerait une demande de capital empruntable. Trois causes peuvent déterminer la dépréciation des marchandises. D'abord l'absence de demande; l'intérêt est alors a un taux réduit, parce que la production est paralysée et non parce que les marchandises sont à bas prix, la dépréciation des produits n'étant que l'expression du ralentissement de la production. Ensuite, l'excès de l'offre par rapport à la demande, ce qui peut être déterminé soit par un encombrement du marché précédant un crise, pendant laquelle l'intérêt petit être à un taux élevé, soit par une baisse de la valeur des marchandises. Pourquoi le taux de l'intérêt doit-il baisser dans ce dernier cas ? Est-ce parce que le profit augmente ? S'il baisse parce que moins de capital-argent est nécessaire pour obtenir le même capital productif ou le même capital- marchandise, c'est que le profit et l'intérêt sont en raison inverse l'un de l'autre. Dans tous les cas, la phrase générale de l'Economist est erronée. Le bas prix en argent des marchandises n'est pas nécessairement corrélatif du taux réduit de fintérêt. Si cette corrélation était inévitable, le taux de l'intérêt
CHAP. XXXV. -LE 14ÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 157
devrait être le plus bas dans les pays les plus pauvres, puisque les prix en argent des marchandises y sont les plus bas et il devrait être le plus élevé dans les pays les plus riches où les prix en argent des produits de l'agriculture sont les plus élevés. L'EconomiSt admet d'une manière générale qu'une diminution de la valeur de l'argent n'a aucune repercussion~ sur le taux de l'intérêt. 100 £ deviennent en une année 105 £; si la valeur des 1(~O £ diminue, il en de même des 5 £ d'intérêt. Le rapport n'est donc pas affecté par une augmentation ou une diminution de valeur de la somme primitive. La valeur d'une quantité déterminée de marchandise est exprimée par une somme donnée d'argent, laquelle augmente ou diminue suivant que la valeur de la marchandise augmente ou diminue. Si cette valeur est de 2.000, le taux de 5 0/0 donnera 100 ; si elle est de 1.000, le même taux donnera 50. Par conséquent, que le produit soit 100 ou 50, le taux reste 5 0/0. Il faut évidemment un roulement d'argent plus considérable lorsqu'il faut 2.000 £ au lieu de 1.000 pour acheter la même quantité de marchandise ; mais ce fait montre uniquement que le mouvement dit profit est en sens inverse de celui de l'intérêt. En effet, le profit augmente et l'intérêt diminue à mesure que le bas prix des éléments du capital constant et du capital variable s'accentue, bien que l'inverse puisse également se constater et se présente même souvent. C'est ainsi que le coton peut être à bon marché parce (lue la demande de fil et de tissus est nulle ; il peut être relativement cher parce qu'il est très demandé en présence de profits considérables réalisés dans l'industrie du coton. D'autre part, le profit des filateurs et des tisseurs peut être élevé parce que le prix du coton est bas. Les chiffres de Hubbard démontrent que le mouvement du taux de l'intérêt est absolument indépendant de celui des prix, alors qu'il est absolument adéquat à celui de l'encaisse métallique et du cours du change.
" Donc, dit l'Economisi, lorsqu'il y a surabondance de marchandises, le taux de l'intérêt doit être bas. " C'est
158 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
absolument le contraire qui se produit dans les crises. Les marchandises sont alors abondantes ; il est impossible de les convertir en argent et le taux de l'intérêt monte. Mais dans une autre phase du cycle la demande de marchandises est considérable et les rentrées d'argent sont faciles ; les prix ont une marche ascendante et le taux de l'intérêt baisse. " Les marchandises sont-elles rares, le taux de l'intérêt doit être élevé. " Encore une fois l'inverse se produit dans la période de dépression qui suit une crise. Les marchandises sont rares d'une manière absolue et non relativement à la demande ; le taux de l'intérêt est réduit.
Enfin, la proposition 4, qui dit que lorsque le marché est encombré les marchandises - pour autant qu'on puisse les vendre - sont vendues à meilleur marché que lorsqu'on prévoit pouvoir les écouler rapidement, est assez claire ; ce qui est moins clair, c'est qu'il doive en résulter une baisse du taux de l'intérêt. Lorsque le marché est surchargé de marchandises importées, il se peut très bien que l'intérêt hausse, parce que ceux qui détiennent les marchandises évitent de les vendre et demandent du capital empruntable. L'intérêt baissera si le crédit commercial continue à être accordé assez facilement, pour que le crédit de banque reste relativement moins indispensable.
L'Ecoîïoïnisi signale qu'en 1817 la hausse du taux de l'intérêt et d'autres troubles du marché financier se répercutèrent rapidement sur le cours du change. Il convient de ne pas perdre de vue que malgré le revirement du cours le drainage de l'or continua jusqu'à fin avril et que les choses ne changèrent d'aspect qu'au commencement de mai.
Le ler janvier 1847, le trésor métallique de la Banque était de 15.066.691 £, l'intérêt était à 3 1/2 0/, et les cours du change étaient de 25,75 sur Paris, 13,10 sur Hambourg
CHAP. XXXV. -LE MÉTAL PRPCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 159
et 12,3 1/4 sur Amsterdam. Le 5 mars, l'encaisse métallique n'était plus que de Il 595.535 £, le taux de l'escompte atteignait 4 0/0 et les cours du change étaient tombés à 25,67 1/_, sur Paris, 13,9 1/4 sur Hambourg et 12,,2 l/. sur Amsterdam. Le drainage de l'or continuait.
te 4p COURS LES PLUS ÉLEVÉS
D
z ~ M-Z U CHANGE A '~ MOIS
,1847 r. MARCHÉ FINANCIER
Paris Hambourg AMsterda~
-90 mars 11.231.630 £ Escompte 4 1/0 25.67 1/213.9
1/4 12.2 1/2
3 avril 10.246.410 " " 5 '/0 25.80 13.10 12.3 1/,
10 avril 9.867.053 " L'argent est très rare 25.9a 13.10 1/3 '12.4
'/,
17 avril. . 9.329.941 " Escompte 5 1/, 1/0 26,.02 1/,113.10 3/4
12-5 1/2
24 avril. . 9.213.890 ) Lourd 26.05 13.13 12.6
1- niai 9.337.716 " Plus lourd 26.15 13.12 3/4 12.6 1 /2
8 mai 9.588.759 " Excessivement lourd 26.27 '/, 1 13.15 1/, 12.7 '/4
En 1817, l'Angleterre exporta 8.602.597 £ de métal précieux, soit 3.226.411 £ aux Etats-Unis, 2.479.892 en France, 958.781 £ aux villes hanséatiques et 247.743 en Hollande. Bien qu'il y eut un revirement du change dans le~ derniers jours de mars, le drainage de l'or - probablement par les Etats-Unis - continua encore un mois.
" Nous voyons ici, dit l'Economist (1847, p. 981) avec quelle rapidité et quelle énergie finfluence de la hausse de l'intérêt et de la crise financière qui en fut la conséquence se fit sentir sur le cours du change et le drainage de l'or, en rendant le premier favorable et en provoquant le reflux du métal précieux vers l'Angleterre. Cette influence fut absolument indépendante de la balance des paiements. La hausse de l'intérêt déprécia les valeurs tant anglaises qu'étrangères qui furent achetées en grande quantité pour compte de l'étranger. Il en résulta une augmentation des traites tirées par l'.Angleterre, mais en même temps une diminution de la demande de ces traites, par suite de la difficulté de se procurer de l'argent en
160 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
présence de la hausse de l'intérêt. La même cause eut pour effet de faire annuler des commandes de marchandises passées à l'étranger et de faire rentrer en Angleterre des capitaux engages dans des entreprises en dehors du pays. C'est ainsi que nous lisons dans le Rio de Janeiro Prices Carrent du 10 mai: " Le cours du change (sur l'Angleterre) a subi un nouveau recul, dû en grande partie à ce que le marché a été influencé par la vente pour compte de l'Angleterre de fonds de l'Etat brésilien. " Du capital anglais qui avait servi à acheter différentes valeurs lorsque le taux de Pintérêt était ici très bas rentra dans le pays lorsque ce taux haussa.
La balance du commerce anglais
A elle seule l'Inde doit payer un tribut de 5 millions pour le " bon gouvernement ", les intérêts et les dividendes des capitaux anglais, sans compter les sommes provenant des économies des fonctionnaires et des profits des commerçants qu'elle envoie et place annuellement en Angleterre. De même, chaque colonie anglaise doit faire continuellement de fortes remises à la mère-patrie. La plupart des banques de l'Australie, des Indes occidentales, du Canada fonctionnent avec des capitaux anglais et ont des dividendes à payer en Angleterre. Celle-ci possède en outre des fonds d'Etat de presque tous les pays de l'Europe et de l'Amérique, dont elle doit toucher les intérêts, et des actions de chemins de fer, de canaux, de mines de ces mêmes pays, qui lui rapportent des dividendes. Les remises pour tous ces postes ajoutées à celles correspondant à l'exportation anglaise se font presqu'exclusivement en produits et elles dépassent de loin ce que l'Angleterre doit remettre à l'étranger pour payer des intérêts ou des dividendes à ceux qui possèdent des valeurs anglaises et solder les dépenses des anglais hors de leur pays.
CHAP. XXXV.-LE MÉTAL PRÉCIEUX ET LE COURS DU CHANGE 161
La question de la balance du commerce et du cours du change est " à chaque instant une question de temps. Ordinairement... l'Angleterre accorde du crédit à long
terme pour ses exportations et paie ses importations au
comptant. A certains moments cette différence dans
l'usance a une influence marquée sur le cours du change.
Aux époques, comme en 1850, où nos exportations aug
mentent dans une mesure considérable, il faut une exten
sion ininterrompue des placements de capitaux anglais... alors il est possible de faire en 1850 des
remises pour des marchandises exportées en 1849. Mais si les exportations
de 1850 dépassent de 5 millions celles de 1849, cette situa
tion doit avoir comme conséquence pratique que pendant
,cette année le pays envoie à l'étranger 6 millions d'argent
de plus qu'il n'en reçoit ; d'où une influence sur les cours
du change et le taux de l'intérêt. Au contraire, dès qu'une
crise vient déprimer nos affaires et réduire notre exporta
tion, les remises pour les exportations plus considérables
des années précédentes dépassent de loin la valeur de nos
importations ; les cours se modifient alors en notre faveur,
le capital saccumule dans le pays et le taux de l'intérêt
baisse. " (Economist, 11 janvier 4851.)
Le cours du change étranger peut être modifié :
1° par la balance des paiements, quelle que soit la cause qui la détermine, que celle-ci ait une origine purement commerciale, qu'elle soit dûe à des placements de capitaux à l'étranger ou qu'elle résulte de dépenses de l'Etat nécessitant, en cas de guerre par exemple, des paiements en espèces à l'étranger ;
2° par la dépréciation de la monnaie - de métal ou de papier - dans un pays, ce qui conduit à une modification purement nominale : si une £ ne représente aujourd'hui que la moitié de l'argent qu'elle représentait antérieurement, elle sera comptée à 12,50 francs au lieu de 25 ;
3° par la variation du rapport entre la valeur de l'or et celle de l'argent, quand il s'agit du cours entre deux pays dont l'un a l'étalon d'or et l'autre l'étalon d'argent.
162 CINQUIÉME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPEISE
C'est ainsi qu'en 1850, la valeur de l'argent ayant niomentanément augmenté par rapport à celle de l'or, les cours furent défavorables à l'Angleterre, bien qu'il y eut une augmentation énorme de son exportation ; malgré cette situation l'or anglais ne fut pas exporté. (Voir I'Economist du 30 novembre 1857.)
Le cours du change est au pair quand 1 £ vaut fr. 25,20 à Paris, Il florins 97 cents à Amsterdam et que 10 l/. sb. valent 13 mares en argent à Hambourg. A mesure que le cours du change sur Paris s'élève audessus de fr. 25,20, il devient plus favorable aux anglais qui doivent de l'argent en France et aux acheteurs de marchandises françaises ; moins de livres sterling sont nécessaires pour acquitter la dette. - Dans les pays éloignés où il n'est pas facile de se procurer du métal précieux, la rareté ou l'insuffisance des traites pour les remises à faire en Angleterre a pour effet de pousser à la hausse des prix des marchandises qui sont habituellement exportées dans le Royaume-Uni; ces marchandises -tel est le cas dans l'Inde - tiennent alors lieu de traites.
Un cours défavorable du change et même un drainage de l'or peuvent se produire lorsque le métal précieux est surabondant en Angleterre, le taux de l'intérêt réduit et le prix des papiers-valeurs éleyé.
Pendant l'année 1848, l'Inde envoya de grandes quantités d'argent en Angleterre, parce que les bonnes traites étaient rares et que les traites à moitié bonnes étaient reçues avec difficulté, à cause de la crise de 1847 et du peu de confiance dans les affaires indiennes. A peine arrivé, cet argent prit le chemin du continent où la révolution provoquait la thésaurisation dans tous les coins. En 1850, il fut en grande partie réexpédié vers l'Inde, le cours du change rendant cette opération lucrative.
CHAP. XXXV. - LE MÉTAL PRÉCIEUY ET LE COURS DU CHANGE 168
Le système de la monnaie est essentiellement catholique, celui du crédit essentiellement protestant. "The Scotch hate gold. " La marchandise, lorsqu'elle est représentée par la monnaie de papier, a une existence purement sociale. C'est la foi qui sauve : la foi en la valeur monétaire considérée comme l'âme de la marchandise, la foi dans le système de production et son ordonnance prédestinée, la foi dans les agents de la production personnifiant le capital ayant le pouvoir d'augmenter par lui-même sa valeur. Mais, de même que le protestantisme ne s'émancipe guère des fondements du catholicisme, de même le système du crédit ne s'élève pas au-dessus de la base du système de lamonnaie.
CHAPITRE XXXVI
LA PÉRIODE PRÉCAPITALISTE
Le capital produc tif d'intérêts - le capital usuraire, si nous lui appliquons le nom qui correspond à sa forme primitive - appartient avec son frère, le capital commercial, aux formes antédiluviennes du capital, aux formes antérieures de loin à la production capitaliste et contemporaines des or-anisations économiques les plus différentes de la c Société.
Pour que le capital usuraire prenne 'naissance, il suffit qu'une partie des produits se présente comme marchandises et qu'en même temps les différentes fonctions de l'argent se soient développées. L'existence du capital usuraire se lie donc intimement à celle du capital commercial et spécialement à celle du capital du commerce d'argent. Dans l'ancienne Rome, dès les derniers temps de la République, alors que la manufacture était loin d'avoir atteint la moyenne du développement qu'elle prit dans l'antiquité, le capital des commerces de marchandises et d'argent ainsi que le capital usuraire - sous sa forme antique - fonctionnaient au plus haut degré.
Nous avons vu comment à côté de J'argent se rencontre nécessairement la thésaurisation ; le thésauriseur de profession ne prend cependant de l'importance que le jour où il devient un usurier.
Le commerçant emprunte de l'argent pour en retirer un profit en l'engageant comme capital, par conséquent, pour le dépenser. Déjà, dans les formes antérieures, il a avec le
CHAP. XXXVI. - LA PÉRIODE PRÉCAPITALISTE 165
prêteur d'argent les mêmes rapports que le capitaliste moderne, et ce rapport n'échappa pas à l'attention des universités catholiques. " Les universités d'Alcala, de Salamanque, d'Ingolstadt, de Fribourg-en-Brisgau, de Mayence, de Cologne et de Trèves reconnurent l'une après l'autre la légitimité de l'intérêt de l'argent avancé pour le commerce. Les approbations des cinq premières sont déposées aux Archives du Consulat de la ville de Lyon et sont reproduites en annexes dans le Traité de l'Usure et des intérels de Bruyset-Ponthus. " (M. Augier, Le crédit public, etc., Paris 1842, p. 206.) Partout où l'esclavage - non sous la forme patriarcale, mais tel qu'il exista dans les derniers temps de la Grèce et de Rome - fonctionne comme un moyen d'enrichissement, l'argent consacré à l'achat d'esclaves, de terres, etc., permet de s'approprier le travail d'autrui et devient un capital productif d'intérêts.
Lcs formes caractéristiques - dans la production capitaliste, ces formes sont secondaires et ne déterminent plus le caractère du capital productif d'intérêts - sous lesquelles fonctionne le capital usuraire dans la période précapitaliste, sont au nombre de deux : l'usure est prélevée soit sur les prêts aux grands, généralement des propriétaires fonciers qui dissipent leur fortune, soit sur les prêts aux petits producteurs, propriétaires de leurs instruments de travail, c'est-à-dire les artisans et surtout les paysans, qui représentaient à cette époque la classe la plus importante. C'est par la ruine de ces deux catégories d'emprunteurs que se constituent et se concentrent les grands capitaux, dont le rôle dans la disparition de l'ancien mode de production et son remplacement par la production capitaliste dépend du développement historique et des circonstances qui en résultent.
L'usure caractérise le capital productif d'intérêts aux époques où prédomine la petite production, avec ses artisans et ses paysans cultivant eux-mêmes leurs terres. Lorsque la production capitaliste est développée, les moyens de travail et les produits existent comme capital
166 CINQUIÈ%IE PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT DENTREPRISE
indépendamment de l'ouvrier, et si celui-ci se voit contraint d'emprunter, ce n'est pas en sa qualité de Producteur, niais comme consommateur obligé de s'adresser au mont-de-piété. Il en est tout autrement lorsque le travailleur est propriétaire effectif ou nominal de ses instruments de travail et de ses produits ; alors c'est comme producteur qu'il est en rapport avec le capital du prêteur d'argent, et ce capital devieili nécessairement un capital usuraire. Newman caractérise la situation lorsqu'il dit que le banquier est considéré et l'usurier haï et méprisé, parce que le premier prête aux riches et le second aux pauvres. (J.-W. Newman, Lectures on Pol. Econ., London, 1851, p. 44.) Il ne voit pas qu'il ne s'agit pas simplement d'une question de riches et de pauvres, mais de la différence entre deux systèmes de production et entre les organisations sociales qui y correspondent. L'usurier qui pressure le petit producteur marche la main dans la main avec celui qui exploite le riche propriétaire. L'usure cessa à Rome dès que les patriciens usuriers eurent rainé totalement les plébéiens et les petits paysans; mais en même temps l'esclavage se trouva installé.
Dans la société précapitaliste l'usurier peut s'emparer sous le nom d'intérêt de tout ce qui dépasse -cet excédent deviendra plus tard le profit et la rente - ce qui est absolument indispensable à l'existence (ce qu'on appelle plus tard le salaire) de celui à qui il prête. Il est donc insensé de comparer cet intérêt, qui absorbe toute la plus-value à part ce qui revient à l'Etat, à l'intérêt moderne, qui, du moins a son taux normal, ne représente qu'une partie de la plus-value, le capitaliste extorquant à l'ouvrier le profit, l'intérêt et la rente. Carey établit cette comparaison absurde dans le but de démontrer que l'ouvrier retire de grands avantages du développement du capital et de la baisse du taux de l'intérêt qui l'accompagne. Il perd de vue que s'il est vrai que l'usurier ne se contente pas de prendre tout le surtravail de ses victimes et fait tout son possible pour les exproprier petit à petit de leur terre,
CIIAP. XXYL-VI. - L& PÉRIODE PRÉCAPITALISTE 167
de leur maison, etc., il est non moins vrai que cette expropriation des instruments de travail se présente également dans la société capitaliste, et non seulement comme le résultat, mais comme le point de départ et la base du système. L'esclave salarié n'est pas plus exposé que l'esclave effectif à contracter des dettes en tant que producteur , c'est seulement en tant que consommateur quÏl peut s'endetter. Le système de la petite production décentralisée, dans lequel les producteurs sont propriétaires de leurs moyens de travail et où le travail n'est pas subordonné au capital, permet donc au capitaliste usurier de s'emparer de la totalité de la plus-value ; il en résulte que le capital usuraire paralyse les forces proluctives au lieu de les développer et éternise cette situation misérable dans laquelle, contrairement à ce qui se passe dans la production capitaliste, la productivité sociale du travail est incapable de se développer par le travail et aux dépens du travail luimême.
Pendant l'antiquité et durant la période féodale, l'usure exerce une action dissolvante tant sur la richesse que sur la propriété, en même temps qu'elle ruine la production par les petits paysans et les petits bourgeois ; elle détruit tous les organismes où le producteur apparaît comme le propriétaire de ses moyens de production. Il n'en est plus de même dans la production capitaliste développée, où le travailleur ne possède plus la terre qu'il cultive, ni la matière première qu'il met en oeuvre. Ici l'expropriation des producteurs a transformé le système de production même, les ouvriers sont réunis dans de vastes ateliers, leur travail est divisé et combiné et leur outil est la machine. L'éparpillement des instruments de travail, corollaire de la petite propriété, n'est plus possible et l'usuri~r ne peut plus séparer le producteur de ses moyens de production.
L'usure agglomère l'argent là où les instruments de travail sont éparpillés. Elle ne modifie pas les procédés de production, mais s'y attache en parasite ; elle les pressure
168 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉBÈT ET LE PROFIT WENTREPRISE
et les énerve, et rend de plus en plus misérables les conditions de la production. De là la haine du peuple pour les usuriers, haine qui atteignit son apogée dans l'antiquité, lorsque la propriété était le point de départ des droits politiques et la base de l'autonomie du citoyen.
Tant que l'esclavage existe, tant que la plus-value est absorbée par les seigneurs féodaux et que ceux-ci sont la proie des usuriers, le système de production reste le même et devient de plus en plus dur pour les travailleurs. Le malire d'esclaves et le seigneur féodal pressurent d'autant plus qu'ils sont plus pressurés eux-mêmes,jusqu'à ce qn'ils finissentPar céder la place à l'usurier, qui devient alors propriétaire foncier et maitre d'esclaves, comme les chevaliers à Rome. A l'ancien exploiteur, dont les procédés étaient plus ou moins patriarcaux dans un but politique, se substitue ainsi un parvenu dur et avide ; mais le système de production ne change pas. L'action de l'usurier n'est révolutionnaire dans la période précapitaliste que parce qu'elle trouble et détruit les formes de la propriété, qui servent de base à l'organisation politique.Dans une société asiatique elle peut se faire sentir pendant de longues périodes, sans avoir d'autres conséquences que la décadence économique et la corruption politique. Mais lorsque les autres conditions favorables à l'éclosion de la production capitaliste ont pris naissance, l'usure agit également pour provoquer le développement du système nouveau, en assurant la ruine des seigneurs féodaux et des petits producteurs et en favorisant la centralisation des moyens de production.
Aucun pays du moyen-âge ne connut un taux général de l'intérêt. L'Eglise défendant toutes les opérations donnant lieu à intérêt, les lois et les tribunaux n'accordant guère leur appui aux prêteurs, le taux de l'intérêt fut ,nécessairement élevé dans chaque cas où un emprunt était contracté. Cependant le peu d'importance de la circulation monétaire, la nécessité de faire la plupart des paiements en espèces et le peu de développement des opéra
CHAP. XXXVI. - LA PÉRIODE PRÉCAPITALISTE 169
tions de change rendaient les emprunts inévitables. Les
taux de l'intérêt étaient aussi variés que les théories sur
l'usure étaient différentes. Du temps de Cbarlemagne
l'intérêt devenait usuraire dès qu'il s'élevait à 100 0/0. En
13,18, des citoyens de Lindau sur le lac de Constance pré
levèrent 216 2/3 0 / /0* A Zurich, le taux légal fut fixé à
43 1/3 0/0 par le Conseil. En Italie, on paya parfois 10 0/0,
bien que du xii- au xive siècle le taux ordinaire ne dépassât
pas 20 0/0. Vérone admit 12 1 /2 0/0 comme taux légal et
l'empereur Frédéric 11, qui ne voulait prendre aucune
décision quant aux chrétiens, fixa le taux à 10 01/0 pour Ies
juifs , tel fut aussi l'intérêt ordinaire dans l'Allemagne du
Rhin, déjà au XIne Siècle. (Hüllmann, Geschichte des Stâdie
wesens, 11, p. 55-57.)
Le capital usuraire exploite mais ne produit pas comme le capital ; le fait se constate encore dans l'économie des industries arriérées et dans celle des industries qui résistent à l'application des procédés de la production moderne. C'est ainsi que pour établir une comparaison entre les taux de l'intérêt dans l'Inde et en Angleterre, il ne faut pas prendre comme point de comparaison le taux de la Banque d'Angleterre, mais, par exemple, celui qui est appliqué par ceux qui louent de petits moteurs aux producteurs de. l'industrie à domicile.
L'usure a une importance historique parce qu'elle est un facteur de la formation du capital. En effet, le capital consacré à l'usure de même que celui engagé dans le commerce permettent l'édification de fortunes d'ar.-ent indépendantes de la propriété foncière. Moins le produit est marchandise, moins la production fournit de valeurs d'échange, plus (relativement aux valeurs d'usage) l'argent représente la richesse. Même si l'on fait abstraction de son rôle de monnaie et d'agent de la thésaurisation, l'argent apparait, parce qu'il matérialise le moyen de paiement, comme la forme absolue de la marchandise. Or, c'est précisément sa fonction de moyen de paiement qui détermine le développement de l'intérêt et du capital-argent. Ce qu'il faut à la
1M CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
richesse dissipatrice et corromptie, c'est de l'argent sous forme d'argent, de l'argent ayant le pouvoir d'acheter tout et ... de payer des dettes. De même l'argent est avant tout
nécessaire au petit producteur pour payer. (Ce rôle devient
de plus en plus important à mesure que les prestations
en nature se transforment en rentes et en impôts devant
être acquittés en espèces). D'autre part, ce que rêve le
thésauriseur ce n'est pas le capital, mais l'argent en tant
qu'argent ; or, l'intérêt lui fournit le moyen de faire
fonctionner son trésor comme un capital, de s'approprier
au moyen de l'argent qu'il entasse la totalité ou une partie
du surtravail et même une partie des moyens de produc
tion, bien que nominalement ceux-ci ne lui appartiennent
pas.
L'usure est dans les pores de la production comme les dieux dans les intermondes d'Epicure. L'argent est d'autant plus difficile à obtenir que la marchandise est moins la forme générale du produit. Les petits paysans et les petits bourgeois ont besoin d'argent comme moyen d'achat lorsqu'un accident ou un événement extraordinaire vient leur enlever leurs moyens de production (qui dans la période précapitaliste leur appartiennent le plus souvent) ou que la reproduction ne se fait pas dans les conditions normales. Ces moyens de production étant constitués en grande partie par des objets de consommation et des matières premières, un renchérissement de ceux-ci peut avoir pour effet que la vente du produit ne permet pas de les renouveler, de même qu'une mauvaise récolte peut empêcher le paysan d'avoir des semences pour la culture prochaine. Les guerres, qui permirent aux patriciens romains de ruiner les plébéiens,deles astreindre au service militaire,de les appauvrir en rendant plus difficiles et même impossibles les conditions de leur travail, leur donnèrent l'occasion de remplir leurs caves et leurs greniers de cuivre, la monnaie de cette époque. Puis, au lieu de venir en aide aux plébéiens en leur fournissant le blé, les chevaux, le bétail et les marchandises dont ils avaient besoin, ils leur prêtèrent ce
CHAP. XXXVI. - LA PÉRIODE PRÉCAPITALISTH 171
cuivre dont ils ne pouvaient se servir et leur extorquèrent des intérêts usuraires, qui en firent des esclaves. De même sous Charlemagne les paysans francs furent ruinés par la guerre et leurs dettes les obligèrent à accepter le servage. l'lus d'une fois, dans l'empire romain, la famine eut pour conséquence que des enfants et même des hommes libres furent vendus comme esclaves aux riches. Et si de ces exemples généraux nous passons aux cas particuliers, nous pouvons dire que pour chaque petit producteur la conservation ou la perte de ses moyens de production dépend de mille circonstances, dont chacune peut être une cause d'appauvrissement et une occasion pour l'usurier d'entrer en scène comme parasite. Il suffit que le petit paysan perde une vache pour qu'il tombe pour ne plus en sortir dans les griffes du trafiquant de l'usure.
C'est sur la fonction de l'argent dans les paiements que repose surtout l'activité de l'usurier. Le paiement de la rente, d'un tribut, de l'impôt oblige à la remise d'une somme d'argent à une époque déterminée. Aussi depuis Rome jusqu'aux temps modernes voit-on les grands usuriers n'en former qu'un avec les fermiers d'impôts, les fermiers et les receveurs généraux. De même le développement du commerce et la généralisation de la production de marchandises, qui séparent dans le temps l'achat et le paiement, sont venus éiablir des échéances auxquelles de J'argent doit être avancé, et il en est résulté que dans bien des circonstances - les crises monétaires le démontrent à satiété - une seule et même personne incarne le capitaliste d'argent et l'usurier. Si la fonction de l'argent comme moyen de paiement sert de base à l'activité de l'usure, inversement cette dernière étend le champ d'action de l'argeDt dans les paiements. En effet, le producteur s'endettant de plus en plus est empêché par les intérêts qu'il doit acquitter de produire dans des conditions normales et par conséquent de recueillir les moyens de paiement qui lui sont nécessaires. Ceux-ci lui sont alors avancés par l'usurier qui par le fait augmente la masse d'argent chargée de cette fonction.
172 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
Le crédit en se développant réagit de plus en plus contre
l'usure, non pas dans le sens de la réaction des Pères de
l'Eglise, de Luther et des premiers socialistes, mais en
subordonnant le capital productif d'intérêts aux conditions
et aux nécessités de la production capitaliste. De cette
adaptation du capital productif d'intérêts à la production
capitaliste, il résulte que non seulement l'usure continue
d'exister, mais qu'elle est affranchie des entraves que
toutes les anciennes législations lui avaient imposées. Le
capital productif d'intérêts garde la forme de capital
usuraire dans les circonstances où l'emprunt ne se contracte pas et ne peut pas se contracter en vue de la production capitaliste. Il maintient ce caractère au mont-de-piété A c'est la misère qui emprunte ; dans les prêts faits à la richesse jouisseuse et dissipatrice ; dans les avances aux petits paysans, aux artisans, qui ne produisent pas en mode capitaliste et sont encore propriétaires de leurs moyens de travail ; enfin, dans les empruntg contractés par des Producteurs capitalistes, dont les entreprises ont si peu d'importance qu'on peut les assimiler aux travailleurs de la catégorie précédente.
Le capital productif d'intérêts, pour autant qu'il apparaisse comme un élément essentiel de la production capitaliste, ne diffère du capital usuraire que par les conditions dans lesquelles il fonctionne et le rapport qu'il crée entre le prêteur et l'emprunteur. Même lorsqu'un homme sans fortune obtient du crédit comme industriel ou commerçant, l'affaire se conclut parce que l'on admet qu'il fonctionnera comme capitaliste, c'est-à-dire qu'il se servira du capital qu'il emprunte pour s'approprier du travail non payé. C'est donc comme capitaliste potentiel qu'il obtient du crédit et ce fait qu'un homme sans fortune, mais doué d'énergie, d'aptitudes et de connaissances en affaires puisse devenir un capitaliste, fait l'objet de l'admiration de tous les économistes. Cette création de capitalistes, bien qu'elle augmente le nombre de ceux qui existent, renforce la domination du capital, élargit la base de celui-ci
CHAP. XXXVI. - LA PÉRIODE PRÉCAPITALISTE 173
et lui permet de puiser sans cesse de nouvelles forces dans les couches inférieures de la société. Il en fut de même de l'Eglise catholique au moyen-âge; elle recruta ses dignitaires sans considération d'état ou de naissance, faisant appel aux intelligences les plus puissantes du peuple, ayant recours ainsi au moyen le plus sûr d'assurer son pouvoir. Plus une classe dominante parvient à faire entrer dans ses rangs les hommes marquants des classes sur lesquels clle règne, plus sa domination est solide et dangereuse.
Loin de lancer l'iWerdit sur le capital productif d'intérêts, les initiateurs modernes de l'organisation du crédit font pris comme point de départ.
Nous ne parlerons pas de la réaction contre l'usure ayant pour but de protéger les pauvres contre les usuriers en créant des monts-de-piété (en 1350 à Sarlins en Franche-Comté.et plus tard en Italie, en 1400 à Pérouse et en 1479 à Savone). Elle n'est intéressante que parce qu'elle met en évidence l'ironie de l'histoire, qui dans la réalisation va souvent à l'encontre des intentions les plus pieuses. D'après une évaluation modeste la classe ouvrière paie 100 0/0 aux lombards (1). INous ne nous occuperons pas davantage des fantaisies d'un D' Hugh Chamberleyne ou d'un John Briscoe qui vers la fin du xviie siècle cherchèrent à tirer l'aristocratie anglaise des griffes des usu
(1) " Si dans les lombards l'intérêt atteint un taux tellement élevé, il faut l'attribuer à, la fréquence des engagements et des dégagements pendant le même mois, et à l'habitude d'engager un objet pour en dégager un autre et obtenir en même temps une légère différence en argent. Les monts-de-piété autorisés sont au nombre de 240 à, Londres et de 1450 en province, et le capital engagé est évalué à un million environ. Ce capital fonctionne au moins trois fois par année et chaque. fois à 33 1/2 0/0, de telle sorte qu'en Angleterre la classe pauvre paie annuellement 100 0/, pour l'avance temporaire d'un million, sans compter ce qu'elle perd par les objets qui ne sont pas dégagés à temps. " (J.-T. Tuelett, A uistory of the pasi and present State of the labouring Population, London, 18-fk6, 1, p. 44.)
174 CINQUIÈME PARTIE. - L~1NTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
riers par la création d'une banque rurale émettant du papier-monnaie reposant sur la propriété foncière (1).
Les associations de crédit qui furent fondées aux xiie et xivê siècles à Venise et à Gènes eurent pour but d'affranchir le commerce maritime et le commerce de gros de la domination des usuriers et de ceux qui monopolisaient le commerce d'argent. Si les banques qui furent créées dans ces républiques furent en même temps des institutions de crédit publie faisant des avances à l'Etat sur ses impôts, il convient de ne as perdre de vue que les négociants qui établirent ces associations étaient les citoyens les plus importants de leur pays, ayant autant d'intérêt à soustraire leur gouvernement qu'eux-mêmes à l'usure (2) et trouvant dans l'institution qu'ils créaient le moyen de dominer plus complètement et plus sùrement l'Etat. Lorsque fut fondée la Banque d'Angleterre, les Tories protestèrent en disant : " Les banques sont des institutions répablicaines. Elles sont florissantes à Venise, Gênes, Amsterdam et Hambourg. Mais qui a entendu parler d'une banque de France ou d'Espagne? "
(1) Déjà dans les titres de leurs livres ils annonçaient qu'ils avaient pour but ( d'assurer le salut des propriétaires, d'accroitre la valeur de la propriété foncière, de soustraire la noblesse et la baute bourgeoisie aux impôts,d'augmenter leur revenu annuel, etc. ". Seuls les usuriers devaient perdre, ces pires ennemis de la nation, qui avaient causé plus de tort aux nobles et aux propriétaires que n'aurait pu le faire l'invasion d'une armée française.
(2) " Charles Il d'Angleterre, par exemple, dut encore payer des intérêts énormes, 20 à 30 0/0, " aux orfèvres " (les précurseurs des banquiers). Des opérations lucratives amenèrent " les orfèvres " à faire aux rois des préts de plus en plus considérables, à leur avancer par anticipation tout le produit des impôts, à, accepter en gage tous les crédits votés par le Parlement, à acheter les marchandises et les traites, de telle sorte que toutes les recettes de l'Etat passaient en réalité par leurs mains. " (John Francis, Lristory of the Bank of England, Londres, 1848, 1, p. 31.) " Déjà. à plusieurs reprises on avait proposé de fonder une banque. Elle avait rini par devenir indispensable. " op. cit., p. 38). " La nécessité de la banque se justiriait rien que par le besoin qu'éprouvait le gouvernement épuisé par les usuriers de se procurer de l'argent à un taux raisonnable, sur la garantie des crédits votés par le Parlement " op. cit., p. 59, 60).
CHA,P. XXXVI. - LA, PÉRIODE PRÉCAPITALISTE 175
Pas plus que la Banque de Hambourg (1619), la Banque d'Amsterdam (1609) ne marque une époque dans le développement du crédit moderne. Elle fut simplement une banque de dépôts, et les bons qu'elle émit et qui circulèrent revêtus de l'endossement de ceux qui les avaient reçus n'étaient que des certificats attestant le dépôt de quantités déterminées de métal précieux monnayé ou non. Mais en Hollande, l'extension du commerce et de la manufacture entraina le développement du crédit commercial et du commerce d'argent, en même temps que le capital industriel etcommercial, enprenant de l'extension, se subordonna le capital productif d'intérêts. De là le bon marché de l'intérêt et le remarquable épanouissement économique du pays, qui au xviie siècle était cité en exemple comme l'Angleterre aujourd'hui. Le monopole de l'ancienne usure, basé sur la misère, y avait disparu de lui-même.
Pendant tout le xvine siècle on demande à cor et à cri, en invoquant l'exemple de la Hollande - la législation eD subit l'influence - que le taux de l'intérêt soit réduit de force, afin de subordonner le capital productif d'intérêts au capital commercial et industriel. Le chef du mouvement est Josiah Child, le père de l'organisation des banques privées en Angleterre. Il déclame contre le monopole des usuriers avec autant de virtuosité que le chef de la grande maison de confection Moses and Son contre le monopole des " tailleurs ". Ce Josiah Child est en même temps le père de l'agiotage anglais et l'un des autocrates de la Compagnie des Indes Orientales, dont il défend le monopole au nom de la liberté du commerce. Voici ce qu'il écrit contre Thomas Manley (Interest of Money mistaken) : " Ce champion de la bande peureuse et trembleuse des usuriers dresse ses batteries au point que j'ai
signalé comme le plus faible il nie que la réduction du
taux de l'intérêt soit la cause de la richesse et il prétend
qu'elle en est le résultat ". (Traité sur le Commerce, etc.
1669. Trad., Amsterdam et Berlin, 1754.) " Du moment
176 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
que c'est le commerce qui enrichit les pays et que c'est la réduction du taux de l'intérêt qui développe le commerce, il est évident que cette réduction, c'est-à-dire la restriction de l'usure, est un facteur de la richesse des nations. Il n'est nullement absurde de dire que le même élément peut être une cause dans certaines circonstances et un effet dans d'autres " (op. cit., p. 55). " L'oeuf est le point de départ de la poule, et celle-ci le point de départ de l'oeuf. La réduction du taux de l'intérêt peut déterminer un accroissement de la richesse et celui-ci peut provoquer une réduction plus importante encore de l'intérêt " (op. cit., p. 156). " Je suis le défenseur de l'industrie et mon adversaire, celui de la paresse et de l'oisiveté " (p. 179).
Ces attaques violentes contre l'usure et cette revendication de la subordination du capital productif d'intérêts au capital industriel ne font que préparer l'organisation qui réalise c~s desiderata dans les banques modernes et qui, d'une part, supprime le monopole des usuriers en concentrant tout l'argent inoccupé et, d'autre part, réduit le monopole du métal précieux en créant la monnaie fiduciaire.
Dans tous les écrits anglais qui furent publiés sur les banques pendant le dernier tiers du xvir, siècle et au coinmencementdu xvine, on rencontre la même hostilité que chez Child contre l'usure et la même tendance à affranchir de son joug le commerce, l'industrie et l'Etat. D'autre part, ces écrits reflètent des illusions, extraordinaires sur les effets du crédit et sur la suppression du monopole du métal précieux et de son remplacement par le papier. L'écossais William Patterson, le fondateur de la Banque d'Angleterre et de la Banque d'Ecosse, est incontestablement Law 1".
" Tous les orfèvres et prêteurs sur gages firent entendre des cris de rage contre la Banque d'Angleterre. " (Macaulay, Ristory of Engtand, IV, p. 499.) - " Pendant les dix premières années, la Banque eut de grandes difficultés à surmonter et à lutter contre l'hostilité. Ses billets ne
CHAP. XXXVI. - LX PÉRIODE PRÉCAPITALISTE 177
furent acceptés que bien au-dessous de leur valeur nominale... les orfèvres (entre les mains
desquels le commerce des métaux précieux était la base d'opérations rudimentaires de banque)
intriguèrent contre la Banque, qui faisait baisser le taux d'escompte qu'ils avaient prélevés
jusqu'alors et qui s'était emparée des affaires qu'ils faisaient avec le gouvernement. " (J. Francis,
op. cit., p. 73.)
Déjà en 1683, longtemps avant la création de la Banque d'Angleterre, on avait conçu le projet d'une National Bank of Gredit, qui avait pour but " de permettre aux commercants, disposant d'une quantité importante de marchanàises, de mettre celles-ci en dépôt et d'obtenir contre ce dépôt du crédit leur permettant de continuer à occuper leurs employés et de donner de l'extension à leurs affaires, jusqu'au moment où le marché leur serait favorable. " Après beaucoup de peines cette Bank of Credit fut installée dans le Devonshire Rouse à Bisbopsgate Street. Elle avancait sous forme de traites aux industriels et aux commercants ies trois quarts de la valeur des marchandises qu'ils Iiéposaient en gage, et pour permettre la circulation de ce papier elle avait constitué dans chaque centre d'affaires des associations dont les membres s'engageaient à l'accepter en paiement dans les mêmes conditions que la monnaie métallique. Cette banque ne fit pas de brillantes affaires ; son mécanisme était trop compliqué et le risque dû à la dépréciation des marchandises, trop considérable.
Tous les écrits (lui en Angleterre défendent en théorie et accompagnent l'organisation du crédit moderne ne font en réalité que revendiquer la subordination du capital productif d'intérêts et du prêt en général à la production capitaliste, dont ils sont une condition. Si l'on envisage ces écrits au point de vue de la forme on est frappé de leur concordance, même dans le choix des expressions, avec les illusions saint-simoniennes en matière de banque et de crédit.
De même que le c laboureur " des physiocrates est,
178 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISF,
non pas l'homme qui laboure la terre, mais le gros fermier,
de même le " travailleur " de Saint-Simon et encore plus
de ses disciples est, non pas l'ouvrier, mais le capitaliste
industriel ou commerçant. " Un travailleur a besoin
d'aides, de seconds, d'ouvriers ; il les cherche intelligents,
habiles, dévoués; il les met a l'œuvre et leurs travaux
sont productifs. " (Religion Saii-tt-Simoiiienne. Economie
politique et Politique. Paris 1831, p. 104.) D'ailleurs, il ne
faut pas oublier que c'est seulement dans son dernier
écrit, Le Alouveau Chrwianisme, que Saint-Simon s'est
constitué le défenseur de la classe ouvrière et s'est assigné
son émancipation comme but. Tous ses écrits antérieurs
ne font que glorifier la société bourgeoise moderne comparée à la société féodale et exalter les
industriels et les banquiers relativement aux maréchaux et fabricants de lois de la période
napoléonienne. Quelle différence avec les écrits d'Owen (J), qui sont de la même époque ! Pour
les disciples, ainsi que le montre le passage que nous avons reproduit, le capitaliste industriel reste
le " travailleur par excellence ". Aussi celui qui les étudie de près n'est nullement étonné quand il
voit leurs rêves sur le crédit et la banque aboutir à la fondation du Crédit mobilier d'Emile Pereire,
une organisation qui ne pouvait acquérir de l'importance qu'en France, où à. cette époque
(1) Il est certain que ce passageeût été modifiésiNfarx avaiteu le temps derevoir son manuscrit.Cette phrase a été inspirée parle rôle que jouèrent certains Saint-Simoniens sous le second empire, au moment, oü Niarx rédigeait ses notes et où les plianiaisies de l'école en matière de crédit se réalisent avec un accompagnement de tripotages comme on n'en avait pas encore vus jusque là. Plus tard, Nlarx témoigna toujours de son admiration pour le génie et le cerveau encyclopédique de Saint Simon. Si celuici dans ses écrits antérieurs ne parle pas de l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat qui commençait seulement à se développer alors en France, s'il compte parmi les travailleurs la partie de Ji bourgeoisie prenant part à la production, c'est qu'il subit l'influence de la conception de Fourier qui prétendait réconcilier le capital et le travail et qu'il juge d'après la situation économique et politique de la France de son temps. Si üvven vit plus loin et plus large, c'est qu'il vivait dans un autre milieu, en pleine révolution industrielle et dans un pays où J'antagonisme des classes commençait à prendre un caractère aigu. - F. E.
CHAP. XXXVI. - LA PÉRIODE PRÉCAPITALISTE
le crédit et la grande industrie étaient loin d'avoir atteint un grand développement. En Angleterre et en Amérique ce Crédit mobilier eût été impossible, - Déjà dans les passages suivants de la Doctrine de Saint-Simon (Exposition. Première année, 1828-29, 3e éd., Paris, 183t) nous trouvons le germe du Crédit mobilier. Les banquiers peuvent, cela se comprend, prêter à plus bas prix que les banquiers et les usuriers ; par conséquent " il leur est possible de procurer aux industriels des instruments à bien meilleur marché, c'est-à-dire à plus bas intér~t que ne pourraient le faire les propriétaires et les capitalistes, plus exposés à se tromper dans le choix des emprunteurs " (p. 2012). Mais les auteurs ont soin de mettre en note . " L'avantage qui devrait résulter de l'intermédiaire des banquiers entre les oisifs et les travailleurs est souvent contre-balancé, et même, détruit, par les facilités que notre société désorgaiiisée offre à l'égoïsme, pour se produire sous les formes diverses de la fraude et du charlatanisme : les banquiers se placent souvent entre les travailleurs et les oisifs, pour exploiter les uns et les autres, au détriment de la société tout entière ". " Travailleur " veut dire ici capitaliste industriel. Il est inexact de considérer les moyens dont disposent les banquiers modernes comme de simples moyens à l'usage des oisifs. D'abord leur capital est constitué par l'argent que les industriels et les commer çants ne peuvent pas momentanément occuper; il est donc du capital oisif et non du capital d'oisifs. Ensuite ce capital est constitué par la partie du revenu et de l'épargne de tous qui est destinée défiaitivemerit ou provisoirement à l'accumulatioli.
Nous devons ne pas perdre de vue que la monnaie métallique reste la base dont, par la nature même des choses, le crédit ne peut pas s'affranchir. Nous devons considérer également que le crédit suppose que les moyens de production - sous forme de capital ou de propriété foncière -soient l'objet d'un monopole privé, et que s'il est une forme immanente de la production capitaliste, il est
180 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
également un des ressorts qui déterminent le mouvement de cette dernière.
La banque, ainsi qu'on le constatait déjà en 1697 dans Soine Thoughts o/ the Intereste of England, est en ce qui concerne l'organisation et la concentration le produit le plus artificiel et le plus perfectionné du système capitaliste. On comprend dès lors quune institution telle que la Banque d'Angleterre puisse avoir une influence énorme sur le commerce et l'industrie, tout en ne participant pas à leur mouvement effectif. Elle tient, il est vrai, une comptabilité générale de la répartition sociale des moyens de production, mais il ne s'agit que d'une comptabilité pour la "forme. Nous avons vu que pour chaque capitaliste, le profit moyen résulte, non du surtravail qu'il s'approprie directement et de première main, mais du surtravait total qu'accapare le capital productif , tout entier. Ce caractère social du capital n'existe intégralement que lorsque le crédit et la banque sont arrivés à leur plein épanouissement. Alors également ils mettent à la disposition des industriels et des commerçants tout le capital disponible etpotentiel de la société, de sorte que ceux qui prêtent l'argent et ceux qui le mettent en œuvre ne sont pas ceuxqui en sont les propriétaires et ceux qui l'ont produit. Par là s'eff4ce le caractère privé du capital et se développe le germe qui doit le faire disparaitre. La banque enlève aux capitalistes privés et aux usuriers les opérations de répartition du capital et en fait une fonction sociale ; mais aidée du crédit elle deviefit en même temps un levier puissant pour pousser la production au delà de ses limites et engendrer les crises et la fraude.
En substituant des instruments de crédit à la monnaie, la banque montre que cette dernière exprime sous une forme particulière le caractère social du travail et de ses produits, lesquels, par opposition à ce qui se passe dans la production privée, doivent se présenter toujours sous forme de marchandises à côté d'autres marchandises.
Enfin, il est incontestable que le crédit sera un des fac
CHAP. XXXVI. - LA PÉRIODE PRÉCAPITALISTE 181
teurs puissants de la transition de la production capitaliste à la production par travailleurs ussociés ; mais son action ne se fera pleinement sentir dans cette direction que lors-* que d'autres révolutions auront modifié l'organisation de la production. Par contre, il existe des illusions sur les résultats merveilleux que promettent, au point de vue socialiste, la banque et le crédit, illusions qui résultent d'une ignorance complète de la production capitaliste. En effet - et les Saint-Simoniens eux-mêmes le constatent - le crédit perd toute raison d'être dès que les moyens de production cessent d'être du capital (ce qui suppose également la suppression de la propriété privée du sol). Par contre, tant que durera la production capitaliste, le capital productif d'intérêts en sera une des manifestations et sera la base réelle du crédit. Seul, Proudhon, cet écrivain extraordinaire qui voulait supprimer l'argent tout en maintenant la production de marchandises (1), pouvait être capable de rêver la bizarrerie du crédit gratuit et de chercher à réaliser le désir sacré des petits bourgeois.
Dans Economie politique et Politique (Religion saintsimonienne) nous lisons page 45: " Le crédit a pour but, dans une société où les uns possèdent des instruments d'industrie sans avoir capacité ou volonté de les mettre en œuvre, et où d'autres, qui sont industrieux, ne possèdent pas d'instruments de travail, de faire passer le plus facileinent possible ces instruments des mains des premiers, qui les possèdent, dans celles des seconds, qui savent les mettre en œuvre. Remarquons, d'après cette définition, que le crédit est une conséquence de la manière dont la proprielé est constituée. " Et plus loin page 98 - Les banques " se considèrent comme destinées à suivre le mouvement que les transactions opérées hors de leur sein leur impriment et non à le donner elles-mêmes; en d'autres termes les banques remplissent près des 1~avai1leurs
(1) Karl Marx, Philosophie de la Misère, Bruxelles et Paris 1847. - Karl Marx, Critique de VEconomie politique, p. 101.
CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIr D'ENTRPPRISI~,
auxquels elles prêtent des capitaux le rôle de capitalistes. " Dans la pensée que les banques doivent prendre elles-mêmes la direction et se distinguer " par le nombre et l'utilité des établissements commandités et des travaux exécutés par elles " (p. 101) se trouve à l'état latent le germe du crédit mobilier. De son côté, Charles Pecqueur, qui est en réalité un Saint-Simonien très radical, veut que les banques - ce que les SaintSimoniens appelent le " systémie général des banques " - régissent la production et que " l'institution de crédit... gouverne tout le mouvement de la production nationale. - " Essayez de créer une institution nationale de crédit qui commandite la capacité et le mérite non-propriétaires, sans relier forcément les commandités par une intime solidarité dans la production et la consommation, mais, au contraire, en les laissant gouverner eux-mêmes leurs échéances et leurs productions. Vous n'obtiendrez que ce qu'obtiennent jusqu'à présent les banques privées : l'anarchie, la disproportion entre la production et la consommation, la ruine subite des uns et la fortune subite des autres; de telle sorte que votre institution n'ira jamais audelà de produire une somme de prospérité pour les uns égale à la somme de la ruine supportée par les autres ..... Seulement vous aurez offert, aux salariés que vous coinmanditerez, les moyens de se livrer entre eux à, une concurrence analogue à celle que se livrent les maitres bourgeois. " (Ch. Pecqueur, Théorie nouvelle d'Economie soc. et pot., Paris 1842, p. 433-4311.)
Nous avons vu que le capital commercial et le capital productif d'intérêts sont les formes les plus anciennes du capital. Dans la conception populaire le capital productif d'intérêts est le capital par excellence, le capital ayant la propriété occulte de se reproduire lui-même et d'engendrer de la plus-value, taudis que le capital commercial n'a. qu'une activité d'intermédiaire, que l'on considère comme un travail quand ce n'est pas comme une opération de fraude. Aussi voit-on dans les pays imparfaitement déve
C[1\11. LA PÉRIODE PRÉCXPITALISTF 183
loppés au point de vue industriel, en France notamment, ,certains économistes faire du capital productif d'intérêts le capital fondamental, dont la rente foncière, par exemple, n'est qu'une autre forme parce qu'elle implique également le prêt. Pareille -conception méconnait évidemment Fenchainement intime de la production capitaliste et perd entièrement de vue que le sol de même que le capital ne sont prêtés qu'à des capitalistes. Les moyens de production, les machines, les maisons de commerce, etc. peuvent être prêtés absolument comme l'argent ; ils représentent alors une somme déterminée, pour laquelle il faut payer non seulement l'intérêt mais l'usure. Mais ici comme dans le prêt en argent l'essentiel est de savoir s'ils sont prêtés a des producteurs immédiats, ce qui suppose que la production capitaliste n'existe pas, du moins dans la branche à laquelle appartient l'emprunteur, ou s'ils sont prêtés à des capitalistes industriels, ce qui implique le régime capitaliste. Il est évident qu*il est absurde de ranger sous cette forme du prêt la location des maisons destinées simplement à l'habitation.
La classe ouvrière elle aussi est nécessairement victime de ces opérations, de même qu'elle est frustrée par les petits détaillants qui lui vendent ses objets de consommation. Mais il ne s'agit la que d'une exploitation secondaire, prenant place à côté de l'exploitation essentielle qui a lieu dans le procès de production. Ainsi que nous l'avons établi il n'y a ici entre vendre et prêter qu'une différence de forme sans importance, qui ne peut paraitre essentielle qu'à ceux qui ignorent le véritable enchaînement des choses.
L'usure et le commerce exploitent un procédé déterminé de production, qu'ils ne créent pas et auquel ils restent étrangers ; l'usure cherche à conserver ce procédé intact, afin de perpétuer son exploitation. Moins les élé
184 CINQUIÈME PARTIE. - L'INTÉRÊT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
ments de production affectent la forme de marchandises dans leur mouvement dans le procès de production, moins il faut faire intervenir l'argent pour les obtenir; moins important est le rôle de la circulation dans le procès de reproduction, plus florissante est fusure.
Le développement des fortunes mobilières est un indice de ce que l'usure fonctionne par -l'argent ; cette dernière agit d'autant plus activement dans un pays que la production s'y traduit davantage par des prestations en nature, des valeurs d'usage.
L'usure est un facteur puissant de la constitution du capitalisme industriel parce qu'elle tend à créer une fortune d'argeDt en dehors de la fortune commerciale et qu'elle exproprie à son bénéfice les moyens de production en ruinant ceux qui les possèdent.
L'intérêt au moyen-dge
" Au moyen-àge, la population était essentiellement agricole, et de même que sous le gouvernement féodal, le trafic était sans importance et le profit réduit. Aussi les lois sur l'usure y étaient pleinement justifiées. D'ailleurs, dans un pays agricole, il est rare que quelqu'un soit dans le cas de devoir emprunter,sauf quand il est dans la misère... Henri VIII limite le taux de l'intérêt à 10 0/0, Jacques ler à 8, Charles Il à 6 et Anne à 5... Dans ces temps, les préteurs d'argent jouissaient d'un monopole, sinon légal, du moins effectif, et il était indispensable de réglementer leurs opérations comme celles de tout monopole... De nos jours, le taux du profit détermine le taux de l'intérêt; alors c'était le contraire. Lorsque le prêteur exigeait du commerçant un intérêt élevé, le commerçant devait prélever un profit élevé sur sa marchandise. C'est ainsi que de grosses sommes d'argent étaient prises dans les poches des acheteurs pour être remises aux prêteurs. " (Gilbart, Ristory and Princ. of Banking, p. 164-165.)
CI-TAP. XXXVI. - LA PÉRIODE PRÉCAPITALISTE 185
" Je me laisse dire que l'on prend actuellement dix florins par an sur chaque marché de Leipzig, ce qui fait 30 pour cent; certains citent le marché de Neuenbourg où cela devient 40 pour cent: je ne sais s'il en est ainsi. Fi donc, où diable cela aboutira-t-il ?... Donc, celui qui à Leipzig possède 100 florins, prend 40 par au; cela s'appelle manger un paysan on un bourgeois en un an. A-t-il 1000 florins, il prend 400 par an, ce qui s'appelle manger nu chevalier ou un riche gentilhomme en un an. En a-t-il 10.000, il prend 4.000 par an, ce qui s'appelle manger un riche comte en un an. En a-t-il 100.000, ce qui doit se présenter souvent chez les grands commerçants, il prend 40.000 par an, ce qui s'appelle manger un grand et riche prince en un an. En a-t-il 1.000.000, il prend 400.000 par an, ce qui s'appelle manger un grand roi en un an. Et pour cela il rie court aucun risque, ni pour son corps, ni pour son bien; il ne travaille pas, reste derrière son poêle et cuit des pommes -. c'est comme un brigand qui resterait chez lui sur sa chaise et mangerait tout un monde en dix ans. " (Extrait des " Bücher vom Kaulhandel und Wucher ". (Euvres de Luther, Wittenberg, 1589, 6' partie.)
" Il y a quinze ans, j'ai écrit contre l'usure, alors qu'elle était si profondément enracinée que je n'osais espérer la moindre amélioration. Depuis lors, elle a tellement levé la tête, qu'elle prétend ne plus être un vice, un péché ou une honte, mais se vante d'être une vertu et un honneur, comme si elle était pratiquée par amour pour les gens et pour leur rendre chrétiennement service. A quoi bon prêcher du moment que la honte est l'honneur, et le vice, la vertu. " (An die Pfarherrn wider den WÛcher zu predigen, Wittenberg 1540.)
" Desjuifs, des prêteurs sur gage, des usuriers et des sangsues furent nos premiers banquiers, nos premiers trafi
186 CINQUlÈME PARTIE. - L'INTÉRÈT ET LE PROFIT D'ENTREPRISE
quants de banque ; leur caractère était presqu'infâme... A eux s'acoquinèrent alors les orfèvres de Londres. En général... nos premiers banquiers... formaient une bande très mauvaise d'usuriers avides et de sangsues sans cœur. " (J. Hardcastle, Bank and Bankers, 20 édit., Londres 1843, P. 19-20.)
" L'exemple de Venise (où une banque avait été créée) fut vite imité ; toutes les villes maritimes et toutes les villes en général, qui s'étaient fait un nom par leur indépendance et leur commerce, fondèrent des banques. Le retour irrégulier de leurs navires fit naitre inévitablement le crédit, qui prit plus d'extension par la découverte de l'Amérique et le commerce avec cette partie du monde. (C'est un point important.) Les transports par navires rendirent indispensables de fortes avances, ce qui se présentait déjà dans l'antiquité à Athènes et en Grèce. En 1380, Bruges. une des villes hanséatiques, avait une chambre d'assurance ". (M. Augier, op. cit ~,p. 202, 203.)
Sir Dudley North, qui fut à la fois un des plus grands négociants anglais et un des théoriciens de l'Economie politique les Plus remarquables de son époque, nous montre quelle importance avait encore en Angleterre, dans le dernier tiers du xviie siècle, avant le développement du crédit moderne, les prêts aux propriétaires fonciers et aux riches en général " Il s'en faut de beaucoup qu'un dixième de l'argent prêté à intérêt dans notre pays soit avancé à, des hommes d'affaires pour exploiter leurs entreprises; l'argent est prêté avant tout pour des achats de luxe et les dépenses de gens qui tout en étant de grands propriétaires dépensent plus d'argent que leurs terres ne rapportent et préfèrent les hypothéquer que les vendre. " (Discourses upon Trade, Londres 1691, p. 6-7.)
Voici quelle était la situation en Pologne au xviiie siècle
" AWarschau les opérations de change avaient une grande importance, mais avaient pour base et pour but l'usure pratiquée par les banquiers. Ceux-ci se procuraient de l'argent qu'ils prêtaient aux riches dissipateurs au taux de
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8 0/0 et plus, en cherchant et en trouvant à l'étranger du crédit en blanc qu'ils obtenaient en souscrivant des traites, quine répondaient nullement à un commerce de marchandises et dont les prêteurs étrangers acceptaient le renouvellement aussi longtemps que les remises auxquelles donnait lieu cette circulation artificielle étaient acquittées régulièrement. Aussi ces étrangers ont été sérieusement atteints par la banqueroute d'un Tapper et d'autres banquiers très estimés à Warschau. ". (J.-G. Büsch, Theorelisch-praktische Darsiellun,q der Handluny, etc., 3e édition, Hambourg 1808, Tome 11, p. 232, 233.)
Avantages pour l'Eglise de la prohibition de l'intérêt
" L'Eglise avait défendu de prélever un intérêt, mais elle n'avait pas défendu de vendre ce que l'on possédait pour se tirer du besoin; elle n'avait même pas interdit de céder au prêteur une propriété pour un temps déterminé, non seulement pour lui remettre une garantie, mais pour lui permettre dejouir de l'usufruit jusqu'au moment où son argent lui serait restitué... L'Eglise et les communes lui appartenant, de même que les corporations pieuses retirèrent leurs plus grands profits d'opérations de ce genre, surtout à l'époque des croisades. Une partie de la richesse nationale devint ainsi propriété de " mainmorte ", d'autant plus que les juifs ne pouvaient, pas pratiquer l'usure de cette manière, la possession de garanties comme celles qu'elle entrainait lie pouvant pas être dissimulée... S'ils n'avaient pas prohibé l'intérêt, l'Eglise et les cloitres ne seraient jamais devenus riches ". (Qp. cit., p. 55.)
SIXIÈME PARTIE
LA TRANSFORMATION D'UNE PARTIE DU PROFIT
EN RENTE FONCIÈRE
CHAPITRE XXXVII
INTRODUCTION
L'analyse des formes historiques de la propriété foncière ne rentre pas dans le cadre de cet ouvrage. Nous ne nous occupons ici de ce genre de propriété qu'au point de vue de la partie de la plus-value engendrée par le capital qui tombe en partage au propriétaire foncier. Nous supposons donc que l'agriculture est dominée, comme la manufacture, par la production capitaliste et qu'elle est exploitée par des capitalistes ne différant essentiellement des autres capitalistes que par la nature de l'élément et le genre de travail salarié auxquels ils appliquent leur capital. A nos yeux le fermier produit du blé comme l'industriel fabrique du fil ou des machines. Nous admettons par conséquent que le régime capitaliste est étendu à toutes les sphères de production de la société bourgeoise et que les conditions qui en assurent le fonctionnement, tels que la libre concurrence des capitaux, leur transmissibilité d'une branche à
190 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
une autre, le nivellement des taux de profit, sQnt arrivées à leur plein épanouissement.
C'est une forme historique de la propriété foncière, une forme acquise sous l'action du capital et de la production capitaliste, qui nous sert de point de départ. Cette forme est le résultat de la transformation soit de la propriété féodale, soit de la petite culture, dans laquelle la production a pour condition la possession du sol par le producteur immédiat et qui est avant tout féconde lorsque la terre est la propriété de celui qui la cultive. D'une manière générale la production capitaliste suppose que les travailleurs soient expropriés de leurs moyens de travail ; en agriculture elle a pour condition que la terre n'appartienne pas aux ouvriers agricoles et que ceux-ci soient subordonnés à des capitalistes exploitant en vue d'un profit. Notre étude n'a donc pas à rencontrer cette objection que d'autres formes de la culture du sol ont existé ou existent encore. Cette objection ne s'adresse qu'aux économistes qui considèrent l'exploitatation capitaliste de l'agriculture et la forme de la propriété foncière qui y est adéquate, non comme une phase historique, mais comme une phase définitive et éternelle.
Nous devons partir de la forme moderne de la propriété foncière, 'parce que notre but est de dégager les conditions de produ,-tion et de circulation qui sont inhérentes à l'application du capital à l'agriculture. Nous considérerons cette application au point de vue de J'agriculture proprement dite, c'est-à dire de la production des végétaux formant la base essentielle de J'alimentation d'un peuple. C'est donc la production du blé, l'aliment principal des peuples de la société capitaliste moderne, que nous envisageons. (Au lieu de l'agriculture nous pourrions considérer l'exploitation des mines, les lois étant les mêmes pour les deux.)
Un des grands mérites d'A. Smith est d'avoir démontré que la rente foncière du capital appliqué aux différentes productions agricoles, au lin, aux plantes tinctoriales, au bétail, est déterminée par la rente du capital employé à
CEIAP. XXXVII. - INTRODUCTION 191
produire l'aliment essentiel. Aucun progrès n'a été fait
depuis lui dans cette direction, et ce que nous aurions à
dire pour préciser et étendre sa doctrine aurait sa place
dans une étude spéciale de la propriété foncière, ce dont il
ne peut être question ici. Nous ne parlerons donc pas
ex professo de la partie de l'agriculture qui ne concerne
pas directement la production du froment et nous ne l'invoquerons que de loin en loin à titre
d'exemple.
Pour être complet, nous étendrons l'expression sol à l'eau, pour autant que celle-ci, considérée comme une dépendance du sol, soit l'objet d'une appropriation.
La propriété foncière suppose que certaines personnes exercent un monopole sur des parties déterminées de la surface terrestre, avec le privilège d'en disposer au gré de leur volonté à l'exclusion de toutes les autres (1). Cela
(1) Rien n'est comique comme la justification de la propriété individuelle du sol par Hegel. L'homme en tant que personnalité doit donner une réalité à sa volonté en en faisant l'âme de la nature extérieure ; il doit par conséquent s'emparer de cette nature et en faire sa propriété privée Si telle est la destinée de la " personne " humaine, il est nécessaire que chaque homme soit propriétaire foncier, atin d'affirmer sa personnalité La propriété du sol et du sous-sol - une institution moderne - ne repose pas d'après Hegel sur un rapport social, mais découle d'un rapport de l'homme comme personnalité à la " nature ", du droit absolu de l'homme de disposer de toutes choses. (Hegel, Philosophie des Rechis, Berlin lffl, p. 79.) Tout d'abord il est évident qu'un individu ne peut pas par sa " volonté " s'imposer comme propriétaire à tout autre individu qui a la volonté de s'emparer de la même terre que lui. Ensuite U est impossible de voir jusqu'à quel point la (4 personnalité "veut réaliser sa volonté, si pour cette réalisation tout un pays est suffisant ou s'il faut toute une série de pays pour que t( la souveraineté de ma volonté puisse se manifester à l'égard de quelque chose "~ fci Hegel nage en pleine absurdité. " La prise de possession est d'une nature à part ; je ne m'approprie pas plus que ce que je touche de mon corps ; mais les (1oses extérieures sont plusétendues quecequeje puis toucher. A la chose queje rn'appropriedela sorte s'en rattache une autre. J'exerce la prise de possession par la main ; mais la portée de celle-ci peut être étendue ". (p 90). Cependant à cette autre chose en est reliée une troisième, et ainsi devient illimitée la partie de la terre à laquelle je puis incorporer mon àme en tant que volonté. " Lorsque je possède quelque chose, mon esprit considère immédiatement que non seulement la chose que je possède est mienne, mais également celle qui s'y rattache. C'est pour cette raison que le droit positif doit
192 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
étant, tout revient à développer quelle est la valeur économique de ce monopole dans la production capitaliste. L'aspect juridique de la question ne résout rien à cet égard, car les conséquences du droit d'user et d'abuser de certaines parties du globe terrestre dépendent de circonstances économiques et nullement de la volonté de ceux qui en sont investis. Ce droit en lui-même n'a d'autre portée que de reconnaltre au propriétaire foncier le pouvoir juridique de disposer de la terre comme tout possesseur de marchandise peut disposer de sa marchandise. Il ne fait son apparition dans le monde antique qu'au moment où se dissout l'organisation de la sotiété et il n'est admis dans la société moderne qu'à la faveur du développement de la production capitaliste. Les Européens l'ont introduit en Asie en quelques endroits seulement.
En étudiant l'accumulation primitive (vol. 1, chap. XXVI de la traduction française) nous avons vu que la production capitaliste suppose que le producteur immédiat soit sorti de la situation où il est lié directement au sol en qualité d'esclave, de serf, etc., et que le droit de propriété de la terre soit confisqué à la masse du peuple. A ce point de vue l'appropriation individuelle du sol est une condition historique et une base permanente de la production capitaliste, de même que l'exploitation des masses est l'assise des modes de production antérieurs. Cependant la propriété foncière ne revêt pas au début de la production capitaliste une forme adéquate à cette dernière, et c'est la production capitaliste elle-même, en subordonnant l'agriculture au capital, qui se charge de la lui donner, en assurant la transformation de la propriété féodale, de la pro
intervenir ici, car la notion ne conduit à aucune autre déduction " (p. 91). Voilà un aveu d'une extraordi nai re naïveté au sujet de la " notion", un aveu qui démontre que la notion q-ii commence par commettre la bévue de considérer comme absolue une conception juridique de la propriété inhérente à la société bourgeoise, ne comprend " rien " aux conditions réelles de cette propriété. il établit en même temps que le " droit positif " doit évoluer à mesure que se déroulent les différentes phases du développement économique et social.
CHAP. XXXVII. - INTRODUCTION 193
priété du clan et de la petite propriété paysanne combinée avec la communauté de la mark. Un des plus beaux résultats de la production capitaliste est d'avoir fait du travail purement empirique de la terre, transmis mécaniquement de père en fils dans la partie la plus arriérée de la société, une agronomie consciente et scientifique autant qu'elle peut l'être sous unrégime basé sur la propriété privée (1). D'une part, elle a affranchi la propriété foncière de tout rapport de domination et d'esclavage, d'autre part elle a séparé entièrement le travail de la propriété de la terre, qui n'est plus pour le propriétaire foncier que la source d'un tribut que son monopole lui permet de prélever sur le fermier, le capitaliste agricole. Cette séparation est tellement complète que rien ne s'oppose à ce que le propriétaire d'une -terre en Ecosse passe toute sa vie à Constantinople. La propriété
(1) Des conservateurs s'occupant de chimie agricole, tels que Johnston, reconnaissent que l'agriculture vraiment rationnelle rencontre partout dans la propriété privée un obstacle insurmontable. Il en est de même de certains professeurs, défenseurs ex professo du monopole de la propriété foncière, tels que Charles Comte, qui a écrit un ouvrage en deux volumes dans le but spécial de défendre l'appropriation individuelle : " Un peuple, dit-il, ne peut atteindre le degré de bien-être et de puissance que comporte sa nature, qu'autant que chacune des parties du sol qui le nourrit reçoit la destination la plus conforme à l'intérêt général. Pour donner à ses richesses un grand développement, il faudrait, s'il était possible, qu'une volonté unique et surtout éclairée présidât à la disposition de chacune des parties de son territoire et la rit concourir à la prospérité de toutes les autres. Mais l'existence d'une telle volonté ... ne saurait se concilier avec la division du sol en propriétés privées... et avec lu faculté garantie à chacun de disposer de ses biens d'une manière a peu près absolue ". ~Ch. Comte, Traité de la propriété. Brux., 1835 p. 83). - En signalant l'incompatibilité de la propriété et d'une agronomie rationelle, Johnston, Comte et d'autres n'ont en vue que la nécessité de cultiver le sol d'lin pays comme un tout. Ils ne signalent pas que l'agriculture, qui doit pourvoir aux conditions d'existence de toute la chaîne des générations qui se suivent dans l'humanité, rencontre d'autres obsbacles provenant de ce que l'obtention des divers produits dt-, la terre est influencée par les variations des prix du marché et tout l'aspect de la production capitaliste, qui a pour objectif le prélèvement d'un profit immédiat. Un exemple frappant est fourni par la sylviculture, qui n'est organisée en vue de I*intérêt général que là où les forêts ne font pas l'objet d'une appropriation privée, mais font partie du domaine de FEtat.
194 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE,
foncière acquiert ainsi sa forme purement économique, et se dépouille de toutes les enveloppes politiques et sociales et de tous les compléments traditionnels qui sont dénoncés, comme nous le verrons plus tard, par les capitalistes industriels et par les théoriciens qui leur servent de porte-parole comme une superfétation inutile et absurde. La production capitaliste aura eu le grand mérite d'avoir rendu l'agriculture rationnelle et capable d'être exploitée socialement,et d'avoir démontré l'absurdité de la propriété foncière. Comme tous les autres progrès historiques, celui-ci fut payé de la ruine complète des producteurs immédiats.
Avant d'aborder l'étude de notre sujet faisons encore quelques remarques afin d'éviter tout malentendu.
Le point de départ de la production agricole capitaliste est l'existence d'ouvriers salariés travaillant la terre pour le compte d'un capitaliste, le fermier, pour lequel l'agriculture est une branche spéciale de production permettant l'exploitation de son capital. Ce fe rm ier- capitaliste paie à des échéances déterminées, annuellement par exemple, au propriétaire foncier, le propriétaire de la terre qu'il exploite, une somme d'argent fixée contractuelle ment (comme l'intérêt), afin de pouvoir appliquer son capital à cette production spéciale. Cette somme d'argent constitue la rente foncière, qu'elle soitpayée pour une terre arable,un terrain à bâtir, une mine, une pêcherie, une forêt, et elle doit être acquittée pendant toute la durée du contrat Par lequel le propriétaire foncier loue son fonds au fermier. La rente foncière est donc la forme sous laquelle se fait la réalisation économique, la, mise en valeur de la propriété foncière, et nous avons de nouveau devant nous les trois classes qui se trouvent en opposition dans le cadre de la société moderne 4 les travailleurs salariés, les capitalistes industriels et les propriétaires fonciers.
Du capital peut être incorporé à la terre, soit d'une manière plutôt transitoire, lorsque par exemple on améliore le sol par des amendements chimiques ou des engrais,
CHAP. XXXVII. - INTRODUCTION 195
soit d"une manière plutôt permanente, lorsqu'on firrigue, c
draine, nivelle ou couvre de bâtiments d'exploitation. Ce capital, que j'ai désigné ailleurs (1) sous le nom de terrecapital, appartient à la catégorie du capital fixe ; l'intérêt auquel il donne lieu petit faire partie de la rente que le fermier paie au propriétaire foncier (2), mais ne constitue pas la rente foncière Proprement dite qui est payée pour l'usage du sol, qu'il soit cultivé ou non. Nous aurions à examiner en détail cette partie du revenu du propriétaire fGricier si nous nous étions imposé une étude systématique de la propriété foncière. Mais pareille recherche sort du cadre que nous noirs sommes tracé et nous pouvons nous borner à en dire quelques mots seulement. Les avances de capital incorporé plutôt temporairement sont faites sans exception par le fermier. Elles améliorent la, terre (3) et en augmentent le produit au même titre que la culture, lorsque celle-ci est faite d'une manière rationnelle et n'aboutit pas - danger contre lequel messieurs les propriétaires s'assurent dans leurs contrats - à un épuisement brutal comme en Amérique à l'époque de l'esclavage ; elle fait de la terrematière une terre-capital. De même les capitaux fixes incorporés a la terre d'une manière plutôt permanente sont avancés en grande partie, dans certaines sphères, exelusivement parles fermiers. Or toutes les améliorations apportées a la terre, par le fait qu'elles en sont inséparables, deviennent la propriété du propriétaire foncier à l'expiralion du bail. Aussi les propriétaires ont-ils soin, à mesure
(1) Misère de laphilosophie, p. 465. J'y fais une distinction entre la terre-matière et la terre-capital. " Rien qu'à appliquer à des terres déjà transformées au moyen de production de secondes mises de capital on augmente la terre-capital sans rien ajouter à la terre-matière, c'est-à-dire à l'étendue de la terre. . . La terre-capital n'est pas plus éternelle que tout autre capital ... La terre-capital est un capital fixe, mais le capital fixe s'use aussi bien que les capitaux circulants ".
(2) Je dis " peut " parce que dans certaines circonstances cet intérêt est déterminé par la loi de la rente foncière et peut disparaitre, par exemple, sous l'action (le la concurrence de terres nouvelles d'une grande fertilité naturelle.
(3) Voir James Anderson et Carey.
196 SIXIÉME PARTIE. - L4 RENTE FONCIÈRE
que la production agricole capitaliste se développe, de raccourcirladurée desbaux etde majorer leursprix de location, à chaque renouvellement de contrat, de l'intérêt des capitaux qui ont été incorporés à la terre, que ceux-ci aient été avancés par eux ou par les fermiers. Il en résulte que la rente s'accroit et que les prixde vente des terres augmentent. Les propriétaires ne vendent donc pas seulement la terre, mais la terre améliorée, la terre avec le capital qui lui a été incorporé et quine leur a rien Coûté. C'est lit un des secrets - abstraction faite du mouvement de la rente foncière proprement dite - de l'enrichissement progressif des propriétaires fonciers, de l'augmentation continue de leurs rentes et de l'accroissement de la valeur en argent de leurs terres, sous l'action des progrès du développement économique, dont ils s'annexent les résultats sans y avoir contribué pour la moindre part - fruges consommere nati. Mais c'est là aussi un des grands obstacles à l'application d'une agriculture rationnelle, parce qu'il en résulte que le fermier s'abstient de toutes les améliorations et de toutes les avances qui ne lui sont pas remboursées intégralement avant l'expiration de son bail. Cet obstacle était déjà signalé au siècle dernier par James Anderson, le véritable père de la théorie de la rente, à la fois fermier pratique et agronome distingué pour son époque, et il est mis en évidence de nos jours par tous les adversaires de la constitution actuelle de la propriété en Angleterre.
Voici en quels termes A. A. Walton caractérise cette situation dans son History of the Landed Tentires of Great Britain and Ireland, London 1865, p. 96, 97 : (ç Tous les efforts des nombreuses institutions agricoles de notre pays ne feront pas progresser effectivement et d'une manière très sensible notre agriculture, aussi longtemps qu'ils auront pour résultat d'accroitre la valeur de la propriété foncière et le taux de la rente plus qu'elles n'améliorent la situation des fermiers et des ouvriers agricoles. En général les fermiers savent aussi bien que le propriétaire, son régisseur ou même le président d'une société agricole, qu'un bon
CITAP. XXXVII. - INTRODUCTION 197
drainage, une fumure abondante, un labourage profond, un sarclage soigné sont suivis de résultats merveilleux tant en ce qui concerne l'amélioration de la terre que l'augmentation du rendement. Mais tous ces travaux demandent des avances considérables, et les fermiers savent parfaitement que la plus grande partie des améliorations qu'ils apportent t la terre, profitera à la longue au propriétaire qui prélèvera une rente plus élevée ou vendra sa terre plus cher... Ils sont assez malins pour observer ce que ces orateurs (les propriétaires et les régisseurs parlant dans les banquets) oublient toujours soigneusement de dire et pour constater que la part du lion de toutes les améliorations réalisées par les fermiers passe toujours aux propriétaires... Quelle qu'ait été la participation du fermier précédent à l'amélioration de la terre, son successeur verra toujours le propriétaire augmenter la rente en raison de l'accroissement de valeur que ces améliorations auront communiqué au sol ".
Ces faits sont cependant moins apparents pour la terre cultivée que pour celle que l'on couvre de constructions. En Angleterre la majeure partie des terrains destinés à la bâtisse sont, non pas vendus définitivement, mais loués pour nonante neuf ans au moins si possible, durée après laquelle le terrain avec les bâtiments qui le couvrent fait retour au propriétaire. " Ils (les fermiers) sont obligés, lorsque leur bail expire, de laisser la maison en bon état d'entretien, bien qu'ils aient payé jusque-la une rente exagérée. A peine le bail est-il arrivé à son terme, qu'un agent ou un inspecteur du propriétaire vient visiter la maison, exiger qu'elle soit mise en bon état et en prendre possession pour l'annexer à la propriété de son maitre. Les choses prennent un tel développement que si le système fonctionne pendant un temps assez long, toutes les maisons du royaume appartiendront comme les terres aux propriétaires fonciers. Tout le Westend de Londres, au nord et au sud de Temple Bar, appartient presqu'exclusivement à une demi-douzaine de grands propriétaires, est
198 ',IXItJE PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
loué, au prix de rentes foncières énormes et les contrats de location qui sont encore en cours ne tarderont pas à expirer l'un après l'autre. Il en est plus on moins de même de toutes les autres villes du royaume. Mais là ne s'arrête pas l'avidité du système de l'exclusivisme et du monopole. Presque toutes les installations de nos docks ont été accaparées d'après la même méthode par le grand léviathan de la terre. " (op. cit., p. 93.) Le recensement de 1861 accuse pour l'Angleterre et le Pays de Galles, sur une population totale de 20.066.221 habitants, 36.032 propriétaires de maisons ; il est évident qne si l'on mettait d'un côté les grands propriétaires et de l'autre les petits, les rapports du nombre de propriétaires au nombre de maisons et à la population seraient tout différents de ce que ces chiffres indiquent au premier abord.
Cet exemple de la propriété immobilière est important : 1°) Il établit nettement la différence qui
existe entre la rente foncière proprement dite et l'intérêt du capital fixe incorporé au soi, lequel peut
devenir un supplément de la rente foncière. L'intérêt des constructions, de même que l'intérêt du
capital que le fermier incorpore à la terre., revient pendant la durée du bail au capitaliste industriel,
soit le spéculateur enimmeubles, soitle fermier : il est complètement indépendant de la rente
foncière, qui doit être payée annuellement, à une époque déterminée, pour l'usage de la terre. 2°) Il
montre comment le capital incorporé au sol finit par devenir la propriété du propriétaire foncier et
comment l'intérêt de ce capital vient au bout d'un certain temps augmenter la rente.
Quelques écrivains, les uns comme défenseurs de la propriété foncière contre les attaques des économistes bourgeois, les autres, tels que Carey, dans le but de substituer aux antagonismes de la production capitaliste un système d' " harmonies ", ont essayé d'identifier la rente, l'expression économique de la propriété foncière, avec l'intérêt ; par là se serait apaisée l'opposition entre les propriétaires fonciers et les capitalistes. Le procédé inverse fut suivi au
CHAP. XXXVII. - INTRODUCTION 199
début de la production capitaliste. A cette époque la propriété foncière représentait encore, dans la conception populaire, la forme primitive de la propriété privée, tandis que l'intérêt du capital était méprisé et considéré comme un produit de l'usure. C'est alors que Dudley North, Locke et d'autres intervinrent et assimilèrent l'intérêt du capital à la ren te foncière, en même temps que Turgot se basait sur l'existence de cette dernière pour justifier l'intérêt. Les écrivains modernes oublient, - sans compter que la rente foncière peut exister et existe pure, sans addition de l'intérêt du capital incorporé à la terre - que le propriétaire foncier qui profite de ce capital, non seulement prélève l'intérêt d'une avance qui ne lui a rien coûté, mais devient gratuitement propriétaire de ce capital lui-même.
La propriété foncière se justifie, comme toutes les autres formes de propriété inhérentes à un système déterminé de production, par ce fait que le système de production luimême, avec les rapports d'échange qu'il engendre, a une nécessité historique et transitoire. Signalons cependant -nous l'établirons plus loin - que la propriété foncière se distingue de toutes les autres en ce que, même au point de vue de la production capitaliste, elle devient superflue et nuisible dès qu'elle atteint un certain degré de d-é-veloppement.
A un autre point de vue, la rente foncière peut être confondue avec l'intérêt et être dépouillée de son caractère spécifique. Elle se présente sous forme d'une somme déterminée d'argent, que le propriétaire foncier reçoit annuellement comme fermage d'un lopin de terre. Or tout revenu touché en argent peut être capitalisé et considéré comme l'intérêt d'un capital fictif. Le taux de l'intérêt étant de 5 0/0, par exemple, une rente de 200 £ peut être considérée comme l'intérêt d'un capital de 4000 £. C'est la rente ainsi capitalisée qui fixe le prix d'achat ou la valeur de la terre, laquelle valeur constitue, au premier abord, une catégorie aussi irrationnelle que le prix du travail, puisque la terre n'est pas un produit du travail et n'a par conséquent pas de
capital_Livre_3_2_200_249.txt
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200 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
valeur. Cependant cette forme irrationnelle abrite un réel rapport de production. Lorsqu'un capitaliste achète pour 4000 £ une terre donnant une rente annuelle de 200 £, il encaisse un intérêt annuel de 5 0/0 sur 4000 £, absolument comme s'il avait acheté des valeurs ou prêté son capital. Il met donc en valeur un capital de 4000 £ au faux de 5 %. et il lui suffira d'en toucher le revenu pendant 20 ans pour récupérer le prix de sa terre. C'est pour cette raison qu'en Angleterre le prix d'acquisition des terres est exprimé en tant ou tant d'years' pîirchase, ce qui n'est qu'une autre expression de la capitalisation de la rente. En calculant de la sorte on envisage le prix d'achat, non de la terre, mais de la rente, d'après le taux ordinaire de l'intérêt, c'est-à-dire qu'on se donne d'avance la rente.
Il résulte de là, la rente étant donnée d'avance comme une quantité constante, que le prix des terres peut varier en raison inverse du taux de l'intérêt. Si, par exemple, le taux de l'intérêt tombe de 5 à 4 0/0, une rente annuelle de 200 £ correspond à un capital de 5000 au lieu de 4000 2 et le prix d'une même terre passe, dans ce cas, de 4000 à 5000 £, c'est-à-dire de 20 à 25 years' purchase. Pareille variation du prix de la terre est donc déterminée par le taux de l'intérêt, indépendamment du mouvement de la rente foncière. Il en résulte que si l'on fait abstraction de ce mouvement ainsi que de la variation des prix des produits du sol, dont la rente est une partie, le prix de la terre a une tendance à hausser, étant donné : 1') qu'a mesure que la société progresse, le taux du profit et avec lui le taux de l'intérêt, pour autant que celui-ci se règle d'après celui-là, ont une tendance à baisser ; 20) que même indépendamment du mouvement du taux du profit, le taux de l'intérêt diminue par, suite de l'accroissement de la masse de capital empruntable.
La confusion de la rente foncière avec l'intérêt, dont elle revêt la forme aux yeux de ceux qui achètent des terres, repose sur une ignorance absolue de la nature de la rente et conduit aux conclusions les plus singulières. Dans les
CHAP. XXXVII. - INTRODUCTION 201
pays anciens la propriété foncière est considérée comme une forme distinguée de la propriété, et un achat de terres est envisagé comme un placement de tout repos. Il en résulte que l'intérêt dont on prend le taux comme base quand il s'agit d'acheter des rentes foncières, est généralement moins élevé que celui que l'on compte pour d'autres placements à long terme, et que l'acheteur d'une terre établit son prix d'achat en partant, par exemple, d'un intérêt de 4 0/0 alors qu'un autre placement lui aurait donné 5 0/0, ce qui revient à dire qu'il paie plus cher une rente foncière qu'un autre revenu. Dans son archi-mauvaise brochure sur " La Propriété ", M. Thiers part de cette considération pour conclure que la rente est réduite, alors qu'il en résulte simplement que son prix d'achat est élevé.
Certains apologistes de la propriété foncière cherchent à justifier celle-ci en invoquant que la capitalisation de la rente fixe le prix ou la valeur de la terre, qui fait ainsi l'objet de transactions comme toute autre marchandise et dont l'équivalent a par conséquent été payé par ceux qui la possèdent. Si pareil raisonnement justifie l'appropriation de la terre il doit justifier également l'esclavage, car le produit du travail des esclaves, d'après cette manière de voir, n'est que l'intérêt du capital que leur maître a engagé en les achetant. Justifier la rente foncière par les transactions auxquelles elle donne lieu, c'est dire qu'elle est légitime parce qu'elle existe.
Autant il est important au point de vue de l'analyse
scientifique de la rente - la forme économique spécifique
de la propriété foncière dans la production capitaliste -
de la considérer pure et dégagée de toutes les additions
qui la faussent et la défigurent, autant il est important
n
pour la compréhension des conséquences pratiques de la propriété foncière de connaître les éléments qui viennent en obscurcir la théorie.
La pratique fait considérer comme rente foncière tout ce que les fermiers paient sous forme de fermages aux propriétaires fonciers pour être autorisés à cultiver la terre.
20, SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
Quelles que soient la nature et la source de ce tribut, il a ceci de commun avec la rente foncière proprement dite : 10 qu'il est prélevé parce que le propriétaine-foncier dispose du monopole d'une partie de la surface de la terre; 20 qu'il fixe le prix de la terre, qui n'est que le revenu capitalisé du prix de location de cette dernière.
Nous avons vu que l'intérêt du capital incorporé à la terre vient s'ajouter à la rente ; cette partie additionnelle, étrangère à la rente proprement dite, devient de plus en plus importante à mesure que le développement économique du pays fait des progrès. Indépendamment de cet intérêt, le fermage peut comprendre une autre partie, prélevée, soit sur le profit moyen, soit sur le salaire normal, soit sur les deux à la fois, et qui, dans certains cas, notamment lorsque la terre est sans valeur, représente la totalité de la rente. Cette partie provenant du profit ou des salaires prend la forme de la rente foncière parce qu*au lieu d'être remise, ainsi que normalement il devrait en être, au capitaliste industriel ou à, l'ouvrier salarié, elle est payée comme fermage au propriétaire foncier. Au point de vue économique, elle ne fait même pas partie de la rente foncière ; pratiquement elle contribue au revenu du propriétaire, à la mise en valeur de son monopole au même titre que la rente proprement dite et elle intervient comme cette dernière, dans la fixation du prix de la terre.
Nous faisons abstraction en ce moment des circonstances où la rente foncière, qui caractérise un mode d'appropriation du sol inhérent à la production capitaliste, existe sans que la production capitaliste soit appliquée et sans que le fermier soit un capitaliste industriel ou que son système de culture soit capitaliste. C'est ce qui se présente, par exemple, en Irlande. Le fermier y est en général un petit paysan, payant au propriétaire un fermage qui souvent absorbe, non seulement une partie de son profit, c'est-àdire de son surtravail, auquel il aurait droit comme possesseur de ses instruments de travail, mais une partie du salaire normal que, dans d'autres conditions, il obtiendrait
CHAP. XXXVII. - INTRODUCTION 203
pour la même quantité de travail. Le propriétaire, qui ne fait rien pour l'amélioration du sol, exproprie en outre le fermier du petit capital qu'il a pu incorporer et la terre à force de travail personnel, agissant ainsi comme l'usurier, mais avec cette différence que celui-ci risque son capital. Cette spoliation ininterrompue alimente sans discontinuer les procès auxquels donne lieu la législation rurale irlandaise, qui consacre que le propriétaire qui donne congé ait fermier doit indemniser celui- ci des améliorations qu'il a apportées à la terre ; elle a donné lieu également à cette réponse cynique de Palmerston: o La Chambre des Communes es~une chambre de propriétaires fonciers ".
De même nous ne tenons pas compte des circonstances exceptionnelles qui, même dans des pays de production capitaliste, permettent aux propriétaires d'extorquer des fermages absolument en disproportion avec le rapport de la terre. C'est ce qui se présente, par exemple, en Angleterre dans les districts industriels, pour de petits coins de terre donnés en location à des ouvriers, qui y font du jardinage ou de l'agriculture en dillettantes pendant leurs heures perdues (Reports of Inspectors of Factories).
Nous entendons nous occuper de la rente agraire dans des pays de production capitaliste développée. L'agriculture anglaise, par exemple, compte nombre de petits capitalistes que leur éducation, leur instruction, la, tradition, la concurrence et d'autres circonstances ont décidé à se faire fermiers et obligé à appliquer leur capital à la culture de la terre. Ils se trouvent dans la nécessité de se contenter d'un profit plus petit que le profit moyen et d'en abandonner une partie au propriétaire foncier; à cette condition seulement, il leur est permis d'engager leur capital dans l'agriculture. Partout les propriétaires fonciers ont une grande influence sur la législature -- cette influence est décisive en Angleterre, - et ils en profitent pour perfectionner leur système d'exploitation. Nous en trouvons un exemple dans les lois de 1815 sur les céréales, créant un impôt sur le pain, votées, on en convint, pour assurer aux
204 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
propriétaires oisifs les rentes exagérées imposée-, pendant la guerre contre les Jacobins. Abstraction faite de quelques années exceptionnellement fertiles, ces lois maintinrent, il est vrai, les prix des céréales au-dessus du niveau auquel ils seraient tombés si l'entrée avait été libre; mais elles n'eurent pas pour conséquence de les élever d'une manière continue à la hauteur que les propriétaires siégeant au Parlement avaient décrétée comme une espèce de prix normal, comme une barrière légale contre l'importation. Ce fut cependant sous l'impression que ces prix normaux seraient atteints que les baux furent conclus. Lorsque la réalité eut chassé l'illusion, on fit une nouvelle loi pour fixer de nouveaux prix normaux, qui de même que les premiers ne furent que l'expression de la fantaisie avide et impuissante des propriétaires fonciers. Aussi, de 1815 jusqu'après 1830, l'ayricultural distress fut le thème de tous les jours. Les fermiers ne cessèrent d'être spoliés, si bien que la ruine et l'expropriation firent disparaitre toute une génération, qui fut remplacée par une nouvelle classe de capitalistes (1).
Un fait beaucoup plus général et plus important est l'abaissement du salaire de l'ouvrier agricole proprement dit au-dessous du niveau normal moyen, fait qui a pour conséquence qu'une partie du salaire est enlevée à l'ouvrier, devient une fraction de l'argent du fermage et est empochée, sous le couvert de la rente, par le propriétaire foncier. C'est ce qui se présente en général en Angleterre et en Écosse, à part quelques comtés dont la situation est exceptionnelle. Les travaux des commissions d'enquête parlementaires qui furent instituées en Angleterre avant le vote des lois sur les céréales, constituent les recherches les plus
(1) Voir les Anti-Corn-Law Prize-Essays. Les lois sur les céréales eurent pour effet de maintenir artificiellement les prix à un niveau élevé. Cette situation fut favorable aux fermiers qui produisaient dans les conditions les plus avantageuses et qui profitèrent de la situation invariable que les lois avaient établie pour la grande masse des fermiers, qui à tort ou à raison comptaient sur ce prix moyen exceptionnel.
CHAP. XXXVII. - INTRODUCTION 205
précieuses (presqu'inexplorées) que nous ayons jusqu'à présent sur l'histoire des salaires au xixe siècle ; ils sont en même temps un monument de honte que l'aristocratie et la bourgeoisie anglaises se sont élevé à elles-mêmes. Ils démontrent à l'évidence que les rentes élevées et l'augmentation correspondante du prix de la terre qui caractérisèrent la période de la guerre contre les Jacobins, eurent en partie leur source dans la réduction des salaires et leur abaissement au-dessous du minimum physique, par conséquent, dans la spoliation des ouvriers par les propriétaires fonciers. Différentes circonstances, entre autres la dépréciation de l'argent, l'application de la loi des pauvres dans ies districts agricoles, facilitèrent l'obtention de ce résultat, qui fut atteint pendant que les revenus des fermiers ne cessaient de monter et que les propriétaires s'enrichissaient fabuleusement. Les fermiers autant que les propriétaires en arrivèrent à invoquer comme argument en faveur -les lois sur les céréales qu'il était matériellement impossible de réduire davantage les salaires des ouvriers agricoles.
Cette situation ne s'est pas essentiellement modifiée. En Angleterre et dans tous les pays de l'Europe une partie du salaire normal continue à passer à la rente. Lorsque le comte Shaftesbury, alors Lord Ashley, un aristocrate philanthrope, fut si extraordinairement ému par la situation des ouvriers des fabriques et se fit leur champion au Parlement dans J'agitation des dix heures, les défenseurs des industriels se vengèrent en publiant la statistique des salaires des ouvriers agricoles dans les villages appartenant au comte (vol. 1 chap. XXVII, 5., p. 296). Ils démontrèrent ainsi qu'une partie des rentes de ce philantrope était le produit des vols de salaires que ses fermiers opéraient pour son compte dans les poches des ouvriers, et ils fournirent en même temps des données qui purent être mises en parallèle avec les pires révélations des commissions de 1814 et 1815. Chaque fois que les circonstances déterminent un relèvement momentané des
206 SIXIÊME PARTIE. - LA RFNTE FONCIÈRE
salaires des journaliers agricoles, retentissent les plaintes des fermiers, criant qu'une hausse des salaires au-dessus de leur niveau normal, comme dans les autres industries, est impossible et doit entrainer leur ruine si elle n'est pas accompagnée d'un abaissement de la rente. Ce fait est l'aveu que la rente que les fermiers paieM aux propriétaires est constituée en partie par une réduction des salaires. De 1849 a 1859, le salaire des ouvriers agricoles haussa en Angleterre par suite d'une série de circonstances dont les principales furent l'émigration des Irlandais, qui supprima l'offre de travailleurs agricoles qui avait son siège en Irlande, une absorption extraordinaire d'ouvriers ruraux par l'industrie, la demande de soldats pour la guerre et des émigrations en masses vers l'Australie et la Californie. En même temps il y eut une baisse de plus de 16 0/0 du prix des céréales (sauf pendant les années 1851-56, pendant lesquelles les récoltes furent mauvaises). Aussi les fermiers demandèrent à cor et à cri l'abaissement de la rente. Ils y réussirent dans quelques cas, mais en général leur demande fut- repoussée. Ils cherchèrent le salut dans la diminution des frais de production, notamment en introduisant des locomobiles et des machines, ce qui supprima en partie l'emploi des chevaux et rendit disponible une partie des journaliers agricoles, créant une surpopulation artificielle, qui ne tarda pas à provoquer une nouvelle baisse des salaires. Celle-ci se produisit malgré la diminution relative de la population agricole pendant ces dix années et malgré sa diminution absolue dans quelques districts purement agricoles (1). Cesfaits sont confirmés par le discours qui fut prononcé le 12 octobre 1865 au Congrès des sciences sociales par M. Faweett, alors professeur d'Economie politique à Cambridge, mort en 1811 comme ministre des
(1) John C. Morton, The Forces uses in Agriculture, conférence faite en 1860 à la Society of A ris de Londres et basée sur des documents authentiques recueillis chez 400 fermiers environ dans 12 comtés écossais et 33 comtés anglais.
CHAP. XXXVII. - INTRODUCTION 207
postes. " Les journaliers agricoles commencèrent à émigrer et les fermiers se mirent à se plaindre et à dire qu'ils ne seraient plus à même de payer des rentes aussi élevées que précédemment, l'émigration ayant pour effet de rendre le travail plus cher ". Dans cette phrase la hausse de la rente est nettement identifiée avec l'abaissement des salaires, et comme la circonstance qui augmente la rente augmente par le fait même le prix de la terre, on peut dire que le renchérissement de la propriété foncière marche de pair avec la dépréciation des salaires et réciproquement.
Les mêmes faits sont constatés en France. " Les fermages augmentent lorsque croissent les prix du pain, du vin, de la viande, des légumes et des fruits, pendant que le coût du travail reste invariable. Lorsque nos vieillards consultent les comptes de leurs parents, ce qui nous ram~ne d'environ cent ans en arrière, ils constatent qu'à cette époque le prix de la journée de travail dans la France agricole était exactement le même qu'aujourd'hui. Depuis lors, le prix de la viande a triplé... Qui est la victime de cette révolution? Est-ce le riche, qui possède la ferme, est-ce le pauvre, qui la cultive ?... La hausse des,fermages est un indice d'une calamité publique. " (Rubichon, Dit Mécanisnie de la Société en France et en Angleterre. 2e édit., Paris 1837, p. 10 1.)
Voici des exemples de l'influence sur la rente d'une diminution du profit moyen d'une part et du salaire moyen d'autre part:
Morton, ingénieur agricole, que nous avons cité plus haut, rapporte que l'on a constaté dans quantité d'endroits que la rente est moins élevée pour les grandes fermes que pour les petites, étant donné que " la concurrence est généralement plus grande pour ces dernières que pour les premières et que les petits fermiers, qui sont rarement en état de s'occuper autrement que dans l'agriculture, sont obligés, afin de se créer une situation passable, d'accepter de payer une rente qu'eux-mêmes savent être trop élevée. "
208 SIXIÈME PARTIE. - L~, RENTE FONCIÈRE
(John. C. Morton, The Besources ofEstates, Londres 1858, p. 116.) A son avis, cette différence s'effacera cependant à la longue en Angleterre, du moins jusqu'à un certain point, sous l'action de l'émigration des petits fermiers. Il cite un exemple démontrant qu'une réduction du salaire du fermier et à Plus forte raison une réduction du salaire des gens qu'il occupe fournissent une partie de la rente. Il s'agit des fermes de moins de 70 à 80 acres (30 à 34 hectares) qui sont insuffisantes pour une charrue à double attelage. " Si le fermier ne travaille pas de ses mains aussi activement que n'importe quel ouvrier, sa ferme ne peut pas lui assurer l'existence. S'il abandonne l'exécution du travail à ses gens et -se borne à les surveiller, il est plus que probable qu'il ne tardera pas à constater qu'il n'est pas en état de-payer la rente. " (op. cit., p. Il 8.) Morton en conclut qu'à moins que les fermiers de la région ne soient très pauvres, les fermes ne devraient pas être de moins de 70 acres, afin que le fermier puisse tenir de deux à trois chevaux.
Un homme d'une science extraordinaire est M. Léonce de Lavergne, membre de l'Institut et de la Société Centrale d'Agriculture. Dans son Econonïie rurale de PAngleierre (que je cite d'après la traduction anglaise, Londres 1855) il fait la comparaison suivante des avantages que rapporte annuellement le bétail en France et en Angleterre (il tient compte de ce qu'en France les bestiaux sont aussi des animaux de trait, ce qui n'est pas le cas en Angleterre) (P. 42):
France AngleLerre
e,
Lait . . , 4 millions de £ Lait . . . à millions de£
Viande . 16 id. Viande. 20 id.
Travail . 8 id. Travail. - id.
28 millions de £ 36 millions de £
La différence qu'il signale provient de ce qu'il a estimé le lait à un prix deux fois plus élevé en Angleterre qu'en France, alors qu'il a admis le même prix pour la viande
CHAP. XXXVII. - INTRODUCTION. 209
dans les deux pays (p. 35). Le montant de la production du lait en Angleterre doit donc être réduit de 8 millions, et alors le produit total devient le même pour les deux pays. M. Lavergne est réellement très fort; il introduit simultanément dans ses calculs les quantités de produits et les différences de leurs prix ; le fait que l'Angleterre produit certains articles plus cher que la France, ce qui signifie simplement que ses fermiers et ses propriétaires prélèvent des profits plus élevés, apparaît ainsi comme un avantage à l'actif de l'agriculture anglaise. L'économiste français montre en outre (p. 48) que non seulement il connaît les résultats économiques de l'agriculture anglaise, mais qu'il ajoute foi aux préjugés, tant des fermiers que des propriétaires. " Un grand inconvénient se rattache ordinairenient à la culture des céréales... celles-ci épuisent le sol sur lequel elles poussent. " Non seulement M. Lavergne croit qu'il D'en est pas de même des autres plantes, mais il admet que les fourrages verts et les racines enrichissent le sol. " Les plantes à fourrages tirent de l'atmosphère les éléments principaux de leur croissance et restituent au sol plus qu'elles ne lui enlèvent; elles contribuent doublement, tant par leur action directe que par leur transformation en engrais animal, à réparer le dommage causé par les céréales et d'autres récoltes épuisantes. Il est donc de principe de faire alterner les cultures, ce qui constitue la rotation de Norfolk. " (p. 50-51.)
Rien d'étonnant à ce que M. Lavergne, qui croit ces contes qui sont répandus en Angleterre parmi les cultivateurs naïfs, admet également que la suppression des droits d'entrée sur les céréales a eu pour effet de faire sortir le salaire des journaliers anglais de la situation anormale qui le caractérisait. Que l'on s'en rapporte, en ce qui concerne ce point, à ce que nous avons dit précédemment dans notre premier volume (chap. XXV, 5). Mais écoutons le discours de M. John Bright à Birmingham, le 14 décembre 1865. Ayant parlé des cinq millions de familles qui ne sont pas représentées au Parlement, il continue . " Parmi elles
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il y en a un million on plus d'un million qui sont portées sur la liste des pauvres et un autre million, côtoyant le paupérisme, qui ne sont pas dans une situation plus favorable, ni plus rassurante. Jetez les yeux sur les couches inférieures et ignorantes de cette partie de la société. Consid érez leur situation de réprouvés, leur misère, leurs souffrances, leur désespérance. Même aux Etats-Unis, même dans les États du sud pendant le règne de l'esclavage, le dernier des nègres pouvait espérer qu'un jour s'ouvrirait devant lui une ère de bonheur. Pour la masse qui constitue les couches les plus inférieures de notre pays -je suis ici pour le dire - n'existe ni l'espoir, ni même la vision d'une amélioration. Avez-vous lu dans les journaux de ces derniers jours l'histoire de John Cross, un journalier agricole du Dorsetshire ? Il travaillait six jours par semaine et le fermier qui vingt-quatre ans durant l'avait occupé à raison de huit shillings par semaine lui avait délivré le meilleur certificat. Avec ce salaire John Cross devait faire vivre une famille de sept enfants. Pour chauffer sa femme malade et l'enfant qu'elle allaitait, il prit - d'après la loi, je crois, il vola - un fagot de bois de la valeur de 6 d. et pour ce délit il fut condamné à 14 ou 20 jours de prison. J'ose dire que des milliers de situations comme celle de John Cross existent dans le pays, principalement dans le Sud, et que les investigations les plus habiles n'ont pas permis de découvrir comment ces malheureux parviennent à vivre. Jetez maintenant les yeux sur tout le pays et considérez les cinq millions de familles dont je parlais tantôt. La vérité ne vous oblige-t-elle pas à dire que la masse de la nation qui est exclue du droit de suffrage, peine et peine toujours sans connaitre le repos? Comparez-la à la classe dirigeante - si j'établis cette comparaison on m'accusera de communisme -, comparez la grande nation qui s'exténue au travail et qui n'a pas le droit de vote à la partie qu'on peut considérer comme constituant la classe dirigeante. Voyez leur opulence, leur étalage de richesse, leur luxe. Voyez leur fatigue - car les dirigeants aussi sont fatigués,
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mais fatigués d'ennui - et voyez les courir d'un endroit à un autre, comme s'il ne s'agissait que de découvrir de nouvelles jouissances. " (,Vorniny Star du, 15 décembre 1865.)
Plus loin nous montrerons comment le surtravail et par conséquent tout le surproduit est confondu avec la rente foncière, qui, du moins dans la production capitaliste et tant au point de vue qualitatif qu'au point de vue quantitatif, est une fraction du surproduit. La base naturelle du surtravail en général, la condition naturelle qui est indispensable pour qu'il puisse exister, est que la nature fournisse - sous forme de produits animaux ou végétaux de la terre, sous forme de produits de la pêche, etc. - les moyens d'existence indispensables pendant un temps de travail plus court que la journée de travail. Cette productivité naturelle du travail agricole, résultant de la cueillette, de la chasse, de la pêche, de l'élevage du bétail, est la base du surtravail, tout travail ayant pour but à l'origine l'appropriation et la production de la nourriture.
La confusion entre le surproduit et la rente foncière est exprimée d'une autre manière par M. Dove. A l'origine le travail agricole et le travail industriel ne sont pas séparés et le second se rattache au premier. Le surtravail et le surproduit de la tribu agricole, de la commune domestique ou de la famille comprennent à la fois du travail agricole et du travail industriel, l'un n'allant pas sans l'autre. La chasse, la pêche, la culture sont impossibles sans des instruments qui y sont appropriés; le filage, le tissage sont à l'origine des travaux qui accompagnent secondairement les travaux agricoles.
Nous avons établi précédemment que de même que le travail de chaque ouvrier se décompose en travail nécessaire et surtravail, de même le travail total de la classe ouvrière peut être envisagé comme -si une partie des ouvriers produisait l'ensemble des moyens d'existence (y compris les moyens de production de ceux-ci) de toute la
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classe ouvrière, c'est-à-dire fournissait le travail nécessaire pour toute la société, pendant que l'autre partie fournirait le surtravail, le travail nécessaire se composant non seulement du travail agricole, mais du travail qui engendre tous les autres produits entrant dans la consommation moyenne des ouvriers. Socialement, on peut donc envisager les choses comme si une division du travail chargeait les tins exclusivement du travail nécessaire et les autres du surtravail. Il en est de même de la division du travail entre les ouvriers agricoles et les ouvriers industriels, le caràctè're purement industriel du travail des uns ayant pour conséquence le caractère purement agricole du travail des autres. Le travail purement agricole est un produit (même un produit moderne et nullement réalisé dans toute la société) du développement social ; il correspond à un stade nettement déterminé de la production. De même qu'une partie du travail agricole produit des articles de luxe et des matières premières pour l'industrie qui ne sont d'aucune manière destinés à l'alimentation de la masse, de même une partie du travail industriel donne des produits qui constituent des objets de consommation indispensables tant pour les ouvriers agricoles que pour les ouvriers industriels. Ce serait commettre une erreur que de considérer, au point de vue social, ce travail induistriel comme du surtravail. Il est en partie du travail nécessaire autant que la partie nécessaire du travail agricole ; il représente, sous une forme autonome, le travail industriel qui précédemment se rattachait naturellement au travail agricole et qui maintenant est le complément nécessaire du travail agricole pur. (Au point de vue purement matériel cinq cents tisserands conduisant des métiers mécaniques produisent bien plus de tissus constituant des surproduits qu'ils ne fabriquent d'étoffes nécessaires pour leur habillement).
En étudiant les formes sous lesquelles apparait la rente, c'est-à-dire le fermage que paie au propriétrire celui qui utilise le sol dans un but de production ou de consomma
cr-i_~,p. XXXVIII. - INTRODUCTION. 213
tion, il convient de ne pas perdre de vue que des combinaisons très accidentelles peuvent déterminer les prix des objets qui n'ont pas de valeur en eux-mêmes, soit parce qu'ils ne sont pas le produit du travail (C'est le cas de la terre), soit parce que le travail ne peut plus les reproduire (les antiquités, les œuvres d'art de maitres réputés, etc.). Pour qu'un objet soit susceptible d'être vendu, il suffit qu'il puisse être monopolisé et aliéné.
Trois erreurs sont avant tout à éviter dans l'analyse de la rente foncière :
1° La confusion des formes différentes que revêt la rente suivant les stades de l'évolution de la production sociale.
Les différentes formes spécifiques de la rente ont ce caractère commun que le prélèvement de cette dernière est la forme économique sous laquelle la propriété foncière est réalisée et qu'inversement la rente a pour condition la propriété foncière, c'est-à,dire Vappropriation par des individus déterminé ête parties déterniinAes du globe terrestre. Peu importe la manière dont se fait cette appropriation, qu'elle soit réalisée an profit de la personne qui représente la communauté, comme en Asie ou en Egypte, qu'elle soit un corollaire du droit de propriété de certains individus sur la personne des producteurs immédiats, comme dans l'esclavage ou le servage, qu'elle résulte d'un simple droit de propriété de non producteurs sur la nature ou le sol, enfin qu'elle soit la conséquence de ce que dans la production isolée et soùialement peu cléveloppée, comme dans la colonisation et la petite propriété paysanne, celui qui cultive lui-même une partie de terre s'en approprie directement le produit.
Les différences entre ces diverses formes de la rente peuvent être perdues de vue en présence du caractère
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qui leur eçt commun, c'est-à-dire ce fait que la rente, quelle que soit sa forme, est la réalisation économique de la propriété foncière, la fiction juridique qui permet à des individus déterminés de posséder exclusivement des parties déterminées du globe terrestre.
2° Toute rente foncière représenl,-- de la plus-value, est le produit d'un surtravail; même sous sa forme simple de rente naturelle, elle est un surproduit. De là cette erreur que pour expliquer la rente dans la production capitaliste, où elle vient en surplus du profit, qui est lui-même de la plus-value (du surtravail), il suffit d'élucider les conditions générales d'existence de la plus-value et du profit. Ces conditions sont : au point de vue subjectif, que les producteurs immédiats fournissent du surtravail, c'est-à-dire travaillent pendant un temps plus long que celui qui est nécessaire pour la reproduction de leur force de travail ; au point de vue objectif, qu'ils puissent fournir du surtravail, c'est-à-dire que les conditions naturelles soient telles qu'unepartiede ]--a rtemps de travail suffise à leur conservation et leur reproduction comme producteurs, par conséquent que la production de leurs moyens d'existence indispensables ne consomme pas toute leur force de travail. La fertilité de la nature, d'une part, le développement de la productivité sociale du travail, d'autre part, constituent par conséquent la limite, le point de départ, la base. La première condition de l'existence des producteurs et de toute production en général étant l'obtention des aliments nécessaires, A faut que le travail consacré à la production des aliments - le travail agricole dans le sens économique le plus étendu - soit assez productif pour qu'il ne soit pas entièrement absorbé par la production des moyens d'existence nécessaires pour les producteurs immédiats, c'est-à-dire que du surtravail et du surproduit agricoles soient disponibles. Bien qu'ils ne soient exécutés que par une partie de la société, le travail agricole nécessaire et le surtravail agricole doivent être suffisants pour la production des moyens d'existence
CHAP. XXXVIL - INTRODUCTION. 215
nécessaires pour toute la société, par conséquent pour que la grande division du travail soit possible à la fois entre les ouvriers agricoles et les ouvriers industriels et entre les agriculteurs qui produisent des aliments et les agriculteurs qui produisent des matières premières. Si le travail des producteurs d'aliments se divise, en ce qui les concerne directement, en travail nécessaire et surtravail, il ne représente au point de vue social que le travail nécessaire indispensable pour la production des moyens d'existence. Il en est ainsi de toute division du travail, suivant qu'on la considère au point de vue de la société tout entière ou du travail dans un atelier; dans le premier cas, il s'agit du travail nécessaire pour la production d'un article spécial, devant donner satisfaction à un besoin spécial ,de la société. Si cette division est bien proportionnée, les produits des différentes sphères se vendent à leurs valeurs - à leurs coûts de production dans une situation plus développée - ou à des prix dérivés de ces valeurs ou de ces coûts d'après des lois générales déterminées. La loi de la valeur a, en effet, ce caractère qu'elle fait sentir son effet, non sur les marchandises isolées, niais sur l'ensemble des produits de chaque sphère de production rendue autonome par la division du travail, de telle sorte que non seulement chaque marchandise n'absorbe que la quantité de travail nécessaire, mais que chaque sphère n'absorbe que la part nécessaire du travail social total. De même que la valeur d'usage d'une marchandise résulte de ce que celle-ci donne satisfaction à, un besoin, de même la masse des produits sociaux doit être adéquate aux besoins sociaux déterminés quantitativement pour chaque genre de produits, ce qui exige que le travail soit réparti entre les différentes sphères de production proportionnellement à ces besoins. (Cette considération ne doit pas être perdue de vue lorsqu'il s'agit de répartir les capitaux entre les diverses sphères de production.) Ce sont donc les besoins sociaux, les masses de valeurs d'usage que la société réclame, qui déterminent la répartition du temps de travail
218 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE.
pour autant qu'ils soient obtenus,non pour être consommés directement comme moyens de subsistance par ceux qui les produisent, mais pour être utilisés comme valeurs d'échange, ne devenant valeurs d'usage que par leur aliénation. Le marché de ces marchandises s'étend à me sure que la division sociale s'accentue, car la subdivision du travail producteur a pour effet de transformer les ' produits en marchandises devant être échangées entre elles. Or ces phénomènes ne sont pas propres exclusivement aux produits de l'agriculture.
La rente ne peut se développer sous forme de rente payable en argent que dans la production de marchandises et plus encore dans la production capitaliste. Son développement est parallèle à la transformation de la production agricole en production de marchandises et il progresse à mesure que la culture du sol se sépare des autres productions. Le développement de la production de marchandises et par conséquent de valeurs, qui marche de pair avec l'extension de la production capitaliste, a pour effet de faire augmenter les quantités de plus-value et de surproduit ; mais à mesure que celles-ci augmentent, le propriétaire foncier peut profiter davantage de son droit de monopole sur la terre, prélever une part plus importante de la plus value, au ', menter la valeur de la rente et hausser le prix de la terre. Alors que le capitaliste est un agent de l'accroissement de la plus-value et du surproduit, le propriétaire 1~ncier n'a d'autre rôle que de percevoir sa part de cet âceroissement, qui se réalise en-deb£)tsde son intervention. C'est précisément ce fait qui constitue la caractéristique de sa situation et n on ce résultat que la valeur de la terre et de ses produits augmente à mesure que la demande et le marché s'étendent et que par contre coup la masse des producteurs et des marchandises non agricoles devient plus considérable. Mais de ce que ces faits s'accomplissent en dehors de son intervention, il semble que cette création de valeur et de plus-value et cette transformation d'une partie de la plus-value en rente foncière sous
CHAP. XXXVII. - INTRODUCTION. 219
l'action exclusive du procès social de production et du développement de la production de marchandises forment son caractère spécifique. C'est en s'inspirant de ces considérations que Dove développe que la rente dépend, non de la masse des produits agricoles,mais de la valeur de ceux-ci, laquelle résulte de la masse et de la productivité de la population non agricole. Il perd de vue qu'il en est ainsi de tout autre produit, car un produit ne se développe comme marchandise que sous l'inffuence tant de la masse que de la variété des autres marchandises qui peuvent lui être opposées comme équivalents. Ces faits ont été exposés dans la théorie générale de la valeur, où il a été établi que l'échangeabilité d'un produit dépend de la diversité des marchandises qui existent à côté de lui, laquelle détermine la masse dans laquelle il sera produit comme marchandise.
Aucun producteur considéré isolément, qu'il soit industriel ou agriculteur, ne produit de la valeur ni de la marchandise. Son produit ne revêt ces caractères que dans des circonstances sociales déterminées, savoir : Il que pour autant qu'il représente du travail social, c'est-à-dire que le temps de travail qui a été nécessaire pour l'obtenir soit une fraction du temps de travail social en général ; 20 que pour autant que ce caractère social du travail s'affirme par un caractère monétaire, par un prix, exprimant que le ]? roduit peut prendre part d'une manière générale aux échanges.
Par conséquent, si pour expliquer la rente on explique la plus-value en général ou même simplement le surproduit, on commet cette erreur que l'on attribue exclusivement aux produits agricoles un caractère qui est commun à tous les produits lorsqu'ils sont marchandises et valeurs. Cette analyse devient encore plus superficielle lorsqu'au lieu de la détermination générale de la valeur on se borne à considérer la réalisation de la valeur d'une marchandise déterminée. En effet, toute marchandise ne peut réaliser sa valeur que dans le procès de circulation et ce sont à chaque
220 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE.
instant les conditions du marché qui déterminent si elle réalisera sa valeur et dans quelle mesure.
Il ne faut donc pas faire remonter à une propriété caractéristique de la rente foncière le fait que les produits de l'agriculture deviennent des valeurs, c'est-à-dire peuvent être opposés comme marchandises aux marchandises des productions non agricoles, ou encore qu'elles se développent comme des expressions spéciales du travail social. Ce qui caractérise la rente c'est que les conditions qui font de plus en plus des produits agricoles d-es valeurs (des marchandises) et qui en assurent la réalisation, sont aussi les conditions qui permettent au propriétaire foncier de s'approprier une part de plus en plus grande de ces valeurs, bien qu'il n intervienne pas dans leur production. Ce sont ces conditions qui permettent la transformation en rente foncière d'une partie de plus en plus grande de la plus-value.
CHAPITRE XXXVIII
LA RENTE DIFFÉRENTIELLE
Considérations générales
Dans l'étude qui va suivre nous considérons les produits de l'agriculture et de l'exploitation des mines, et nous admettons que ceux de ces produits qui donnent -une rente foncière, dont par conséquent une partie du prix se résout en une rente, sont vendus à leurs coûts de production, de même que toutes les autres marchandises. Le coût de production étant égal au prix de revient, (la valeur du capital constant et du capital variable dépensés dans la production) augmenté du profit (déterminé par le taux général du profit), la question à résoudre revient à rechercher comment une partie du profit se transforme en rente foncière, c'est-à-dire comment une partie du prix de la marchandise tombe en partage au propriétaire foncier.
Pour dégager le caractère général de cette rente, supposons que dans le pays que nous considérons les fabriques soient actionnées pour la plupart par des machines à vapeur, alors que dans un certain nombne la force motrice est fournie par des chutes d'eau naturelles. Admettons que dans les branches d'industrie utilisant les moteurs à vapeur, le coût de production soit de 115 pour une quantité de marchandise dont la fabrication a absorbé un capital de 100. Le profit de 15 0/0 est calculé, non d'après ce capital de 100, mais d'après le capital total appliqué
222 SIXIÈME: PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE.
dans toute la branche produisant la marchandise en question. En effet, d'après ce que nous avons exposé antérieurement, le coût de production est réglé, non d'après le prix de revient de chaque industriel participant à la production, mais d'après le prix de revient moyen de la marchandise dans toute la branche de production, par conséquentd'a,près les conditions moyennes de fonctionnement du capital. Ce coût de production est le coût du marché, le prix moyen du marché, et se distingue du prix,lequel est soumis à des oscillations. C'est sous cette forme et à la longue sous la forme de prix régulateur du marché que se dégage la nature de la valeur de la marchandise, valeur qui dépend, non du temps de travail nécessaire à la production d'une quantité déterminée de marchandises ou d'une marchandise déterminée par un producteur déterminé, mais du temps de travail socialement nécessaire, c'est-à-dire du temps nécessaire, dans les conditions moyennes de la production sociale, pour fournir l'ensemble des marchandises se trouvant sur le marché et dont la société a besoin.
Supposons - les chiffres dont nous nous servons n'ont pas d'importance - que le coût de production soit de 90 au lieu de 100 dans les fabriques actionnées par des moteurs hydrauliques. Le coût de production régulateur du marché étant de 115, c'est également à ce prix que vendront les industriels qui utilisent les chutes d'eau. Il en résultera que leur profit sera de 25 au lieu de 15, c'est-à-dire que le coût de production régulateur leur permettra de réaliser un profit supplémentaire de 10 0/0, qui proviendra de ce qu'ils vendent au coût de production alors qu'ils produisent ou que leur capital fonctionne dans des conditions exceptionnellement avantageuses.
Ce fait donne lieu aux constations suivantes
Primo. - Le surprofit dont profitent les producteurs qui appliquent une force motrice naturelle (une chute d'eau dans ce cas) ne se distingue pas à première vue de tous les autres surprofits (nous nous en sommes occupés en
CHAP. XXXVIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE. 2w
étudiant le coût de production), qui ne résultent pas d'évènements accidentels des transactions qui se font dans le procès de circulation ou d'oscillations accidentelles des prix du marché. Ce profit supplémentaire est égal à la différence entre le coût de production général (social) et régulateur de toute la branche de production et le coût de production spécial de cesproducteurs privilégiés ; il a par conséquent pour limites, d'une part, le prix de revient individuel et par suite le coût de production de ces derniers, d'autre part, le coût de production général. La marchandise produite dans la fabrique qui utilise une chute d'eau a une valeur plus petite, parce que la quantité totale de travail nécessaire pour la fabriquer est moindre et notamment parce qu'elle exige moins de travail matérialisé, c'est-à-dire moins de capital constant. Le travail appliqué dans cette fabrique est donc plus productif que celui qui fonctionne dans l'ensemble des fabriques produisant la même marchandise, et sa productivité plus grande s'affirme par ce fait que, pour fournir la même masse de marchandise, il doit utiliser une moindre quantité de capital constant, de travail matérialisé, en même temps qu'une moindre quantité de travail vivant, la machine hydraulique ne devant pas être chauffée comme la machine à vapeur.
Cette productivité plus grande du travail mis en oeuvre diminue la valeur, le prix de revient et par conséquent le coût de production de la marchandise. L'industriel doit payer moins de travail matérialisé et moins de travail vivant, et cette diminution de son prix de revient entraine la diminution de son coût de production individuel. Son prix de revient étant de 90 au lieu de 100, son coût de production est de 103 1/_, an lieu de 115 (100 : 115=90: 103 1/£!). La différence entre son coût de production et le coût de production général est limitée par la différence entre son prix de revient et le prix de revient général, et cette différence est l'un des deux facteurs qui limitent son surprofit. L'autre facteur qui intervient pour fixer une borne à ce dernier est le coût de production général, dont l'un
224 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTIL FONCIÈRE.
des éléments régulateurs est le taux général du profit Il suffit, en effet, que le prix du charbon diminue pour que la différence entre le prix de revient général et le prix de revient particulier du fabricant utilisant un moteur hydraulique devienne plus petite et que du coup diminue son profit supplémentaire. Celui-ci disparaitrait même entièrement si les circonstances l'obligeaient à vendre sa marchandise à un coût de production égal à leur valeur. Le surprofit de l'industriel qui utilise une chute d'eau provient donc, d'une part, de ce qu'il vend sa marchandise au prix général du marché, d'autre part de ce que la productivité plus grande du travail qu'il met en œuvre ne rejaillit pas sur les ouvriers, mais est attribuée comme force productive au capital.
Ce surprofit étant limité par le coût de production général, dont le taux général du profit est un facteur, il ne peut résulter que de la différence entre le coût général et les coûts parti-,uliers de production, par conséquent d'une différence entre le taux général et le taux particulier du profit. Si le surprofit dépassait cette différence, c'est que la marchandise aurait été vendue au-dessus du coût de production déterminé parle marché.
Secundo. - Jusqu'à présent le surprofit du fabricant qui utilise comme force motrice une chute d'eau au lieu de la -vapeur, ne se distingue pas de tous les autres surprofits. Car tout surprofit normal, c'est-à-dire tout surprofit supplémentaire qui n'est pas le résultat du hasard ou des oscillations du prix du marché, est déterminé par la différence entre le coût de production général et le coût de production spécial de la marchandise qui donne le surprofit. Mais voici où git la différence.
A quelle circonstance le fabricant que nous considérons doit-il son surprofit, le profit supplémentaire que lui rapporte à lui spécialement le coût de production résultant du taux général du profit ?
En premier lieu à ce qu'il utilise la force motrice de la chute d'eau, une force que lui fournit directement la nature
CHA P. XXXVIII. -LA RENTE DIFFÉRENTIELLE. 225
et qui n'est pas en elle-même, comme la bouille qui transforme l'eau en vapeur, un produit du travail, c'est-à-dire une force qui a de la valeur, qui doit être payée, qui coûte. Ce qu'il utilise c'est un agent naturel de la production., qui est obtenu sans travail.
Mais le fabricant qui fait usage d'un moteur à vapeur applique également des forces naturelles qui ne lui coûtent rien, qui rendent le travail plus productif et qui augmentent la plus-value et le profit, lorsqu'elles ont pour effet de diminuer les prix des subsistances nécessaires aux ouvriers. Ces forces naturelles peuvent être monopolisées par le capital au même titre que les forces sociales naturelles du travail, résultant de la coopération, de la division, etc. Le fabricant paie le charbon, mais non pas la capacité que possède l'eau de changer d'état et de devenir de la vapeur -, de même il ne paie pas l'élasticité de celle-ci. Cette monopolisation des forces naturelles, qui augmente la productivité du travail, appartient à, tous les capitaux qui applique-nLd££ m4neurs à vapeur. Elle peut augmenter la partie du produit qui représente la plus-value relativement à celle qui correspond au salaire et faire hausser de la sorte le taux général du profit, mais elle ne crée pas du surprofit, c'est-à-dire un profit supplémentaire par rapport au profit moyen tombant en partage à un certain nombre d'individus. Par conséquent lorsque l'application d'une force naturelle, d'une chute d'eau, crée du surprofit, il en est ainsi non pour cette seule cause qu'elle augmente la productivité du travail, mais parce que d'autres circonstances interviennent.
Inversement, la simple mise en œuvre de forces naturelles dans l'industrie peut faire sentir son influence sur le tauxgénéral du profit, étant donné qu'elle agit sur lamasse de travail nécessaire pour la production des subsistances indispensables ; mais elle ne provoque pas des écarts de ce taux général, dont il est question ici. En,outre, le surprofit qu'un capital déterminé peut réaliser dans une branche de production déterminée - car les différences entre
226 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE.
les taux de profit des différentes branches de production s'équilibrent dans l'expression du taux moyen - provient, abstraction faite des déviations accidentelles, d'une diminution du prix de revient, c'est-à-dire des frais de production. Et cette diminution peut résulter, soit de ce que le capital est appliqué à une échelle plus grande que la moyenne, ce qui diminue les faux frais de la production et étend le champ d'action des facteurs (la coopération, la division, etc.) qui augmentent la productivité du travail, soit de ce que, la quantité de capital en fonction restant la même, on applique de meilleures méthodes de travail, des inventions nouvelles, des machines perfectionnées, des secrets de chimie industrielle, en un mot des procédés de production plus avantageux que les procédés ordinaires. Dans ce cas, la diminution du prix de revient et le surprofit qui en est la conséquence, résultent du mode d'application du capital, soit de ce que celui-ci est concentré en une masse exceptionnellement grande chez celui qui en profite, une circonstance qui disparaît dès que de pareilles applications deviennent la règle, soit de ce qu'un capital d'une grandeur donnée fonctionne d'après des procédés spécialement productifs, une situation qui cesse dès que ces procédés se généralisent ou sont distancés par des méthodes plus perfectionnées.
Ici le surprofit trouve son origine dans le capital même et dans le travail que celui-ci met en œuvre ; il provient de différences, soit dans la masse, soit dans le fonctionnement du capital. Or, rien ne s'oppose à ce que, dans une même branche de production, tous les capitaux soient appliqués de la même façon ; au contraire, sans cesse la concurrence agit pour effacer les différences qui existent à cet égard et la fixation de la valeur d'après le temps de travail socialement nécessaire exige que les marchandises soient produites dans des conditions également avantageuses. Il en est tout autrement du surprofit du fabricant qui tire parti d'une chute d'eau naturelle. La productivité plus grande du travail qu1l met en ceuvre ne résulte ni du capital, ni du travail
CHAP. XXXVIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE. 227
en lui-même, ni de la simple utilisation d'une force naturelle incorporée au capital. Elle provient d'une plus grande productivité naturelle du travail due à la mise en oeuvre d'une force naturelle, qui, loin d'être comme l'élasticité de la vapeur à la disposition de tous ceux qui engagent du capital dans une branch£ _d~e pro,&uetiQu déterminée, peut au contraire faire l'abjet d'un monopole, comme la chute d'eau, et n'être appliquée que par ceux qui disposent de certaines parties du globe terrestre. Le capital n'a pas le pouvoir, comme dans la transformation de l'eau en vapeur, que l'avance d'un capital suffisant peut toujours déterminer, de faire surgir de pareilles conditions naturelles d'une productivité plus grande du travail ; ces conditions ne se rencontrent qu'en des endroits déterminés de la terre et il n'est pas possible de les créer où elles Wexistent; pas, ni au moyen du capital, niau moyen du travail (comme les machines, le charbon, etc). Les fabricants qui détiennent les chutes d'eau excluent de l'utilisation de cette force naturelle ceux qui ne les possèdent pas, car la surface de la terre - et encore plus la surface qui présente des chutes d'eau -est limitée, ce qui ne veut pas dire que cette limitation du nombre de chutes d'eau dans un pays implique que dans ce pays la quantité de force hydraulique appliquée à l'industrie ne puisse pas être augmentée. En effet, la chute d'eau peut être conduite artificiellement de manière à rendrepossible l'utilisation intégrale de sa force motrice ; la chute étant donnée, la roue peut être perfectionnée dans le but d'augmenter son rendement et là où la roue ne convient pas il peut être fait usage d'une turbine. La possessicin de cette force naturelle constitue un monopole et est le point de départ d'un surcroît de productivité du capital qui ne peut pas être réalisé par le capital lui-même (1). Quant à la force en elle-même, elle fait toujours partie du sol, et pour une sphère de production déterminée, elle est en dehors des conditions générales qui
(1) Voir sur le surprofit l'Inquiry contre Malthus.
228 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE.
peuvent être réalisées par tous ceux qui veulent y participer.
Supposons maintenant que les chutes d'eau avec les terres sur lesquelles elles existent soient aux mains d'individus reconnus propriétaires de ces parties du globe et pouvant par conséquent en permettre ou en interdire l'utilisation. Le capital ne pouvant créer ces chutes, le surprofit auquel elles donneront lieu résultera, non du capital, mais de ce que ce dernier sera appliqué à des forces monopolisables et monopolisées. Ce surprofit se transformera donc en une rente foncière au profit des propriétaires des chutes. Si le fabricant dont nous avons parlé plus haut et qui produit à un prix de revient de 90 £, paie 10 £ pour la chute d'eau qu'il utilise, ses frais de production s'élèveront à 100 et il fera 15 £ de profit, le prix du marché étant de 115 £. Son profit sera donc de 15 0/0 et il exploitera dans des conditions aussi avantageuses et peut-être plus favorables que ses concurrents utilisant des moteurs à vapeur. Nos conclusions restent les mêmes si le capitaliste est luimême propriétaire de la chute d'eau. Dans ce cas, il touchera le surprofit de 10 £, non comme capitaliste, mais comme propriétaire,et ce surprofit sera une rente foncière, puisqu'il aura pour origine, non le capital comme tel, mais la possession d'une force naturelle, limitée, monopolisable et indépendante du capital.
Primo. - Il est évident que cette rente est toujours une rente diflérentielle, car elle est un résultat et non un facteur du coût général de production ; elle résulte de la différence entre le coût général de production correspondant à l'ensemble du capital engagé dans une branche déterminée et le coût de production spécial du capitaliste qui dispose d'une force naturelle.
Secundo. - Cette rente foncière résulte, non de l'augmentation absolue de la productivité du travail que le capital engagé met en oeuvre (car seul ce travail peut diminuer la valeur de la marchandise~, mais de la productivité plus grande dont bénéficient certains capitaux rela
CIIAP. XXXVIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE ?29
tivement aux autres, grâce aux conditions exceptionnellement favorables dans lesquelles ils sont appliqués. En effet, si l'utilisation d'un moteur à vapeur, malgré que le charbon ait de la valeur et que la chute d'eau n'en ait pas, présentait des avantages plus considérables que l'application d'un moteur hydraulique, la chute d'eau ne serait pas utilisée et elle ne produirait ni surprofit, ni rente.
Tertio. - La force naturelle est, non la source, mais une base naturelle du surprofit, car elle est une base naturelle de, la productivité exceptionnellement plus grande du travail. C'est aiifsi que la valeur d'usage est le support de la valeur d'échange et,Don sa cause, car si elle était obtenue sans travail, elle n'aurait pas de valeur d'échaDge et elle garderait quand même son utilité, qui en fait une valeur d'usage ; d'autre part, un ol~jet sans valeur d'usage est sans valeur d'échange. Si les différentes valeurs n'étaient pas ramenées aux coûts de production et si les coûts de production variant d'un producteur à un autre n'étaient pas ramenés au coût général de production réglant le prix du marché, la productivité plus grande du travail dans la fabrique utilisant la chute d'eau n'aurait pour eflet que de diminuer le prix des marchandises produites dans cette fabrique ; elle n'augmenterait pas le profit qui y est contenu, de même que la productivité plus grande du travail ne se transformerait pas en plus-value, si le capital ne s'appropriait pas la productivité naturelle et sociale du travail qu'il met en oeuvre.
Quarto. - L'appropriation individuelle de la chute d'eau reste en dehors de la création de la pl us-value (profit) et de la détermination du prix de la marchandise. Le surprofit existerait si la propriété foncière n'était pas établie ", il existerait, par exemple, si la terre sur laquelle la chute d'eau est utilisée n'appartenait à personne. Ce West donc pas l'appropriation individuelle qui crée la valeur qui devient du surprofit ; mais c'est elle qui autorise le propriétaire foncier, le propriétaire de la chute d'eau, de faire passer le surprofit de la poche de l'industriel dans la
230 SIXIÈMK PARTIE. - LA RENTS FONOIÈRE.
sienne, ce qui transforme le surprofit en rente foncière. Quinto. - Il est évident que le prix de la chute d . eau - en supposant que celui qui la possède, la vende à une tierce personne ou au fabricant lui-même - n'entre pas dans le coût de production de la marchandise, bien qu'il fasse partie du prix de revient du fabricant qui futi lise ; car, dans la situation que nous considérons, la rente résulte du coût de production des marchandises produites dans les fabriques actionnées par des moteurs à vapeur. En, outre, lorsqu'on parle du prix d'une chute d'eau, on se sert d'une expression irrationnelle, cachant un réel rapport économique. Une chute d'eau, de même que la terre ou toute autre force naturelle, n'a pas de valeur, puisqu'il n'y a pas de travail matérialisé en elle ; par conséquent elle n'a pas de prix, le prix n'étant que la valeur exprimée en argent. Ce qu'on appelle le prix de la chute est le capital correspondant à la rente qu'elle rapporte, c'est-à-dire la capitalisation de la différence entre le profit moyen et le profit exceptionnel que fait la fabrique qui utilise la chute. Si ce surprofit est de 10 £ par an, il correspond à un capital de 200 £ si le taux de l'intérêt est de 5 0/0. C'est cette capitalisation des 10 £ que le propriétaire de la chute peut se faire payer par le fabricant, qui apparait comme la valeur-capital de la chute. Que celle-ci n'a pas de valeur en elle-même et que son prix n'est que le ~urprofit capitalisé, c'est ce qui résulte clairement de ce fait que le,prix de 200 £ représente le surprofit de 10 £ durant 20 ans, alors que celui qui devient à ce prix propriétaire de la chute acquiert le droit de toucher annuellement 10 £ (toutes circonstances égales) pendant 30, 100, x ans, de même que ce surprofit (cette rente) disparaitrait si une nouvelle méthode de production, ne s'appuyant pas sur les moteurs hydrauliques, ramenait de 100 à 90 £ le prix de revient des marchandises produites dans les usines à vapeur.
Ces considérations générales sur la rente différentielle étant développées, nous passons à l'étude de cette rente dans l'agriculture ; ce que nous en dirons s'applique entièrement à l'exploitation des mines.
CHAPITRE XXXIX
LA PREMIÈRE FORME DE LÀ RENTE DIFFÉRENTIELLE
(LA RENTE DIFFÉRENTIELLE I)
Ricardo dit avec raison que v la rente [la rente différentielle, car il admet qu'il n'y en a pas d'autre] est toujours la différence entre les produits obtenus par l'emploi de deux quantités égales de capital et de travail ". (Œuvres complètes, édit. Guillaumin, 1847, p. 43.) " Sur des terres de même superficie ", aurait-il dû ajouter, étant donné qu'il parle de la rente de la terre et non du surprofit en général.
Le surprofft recueilli normalement - et non par suite de circonstances accidentelles - dans le procès de circulation correspond toujours à une différence entre les produits de l'application de quantités égales de capital et de travail; il devient la rente foncière lorsque les mêmes quantités de capital et de travail appliquées à des terres de même surface donnent des résultats inégaux. Il n'est pas indispensable que les capitaux appliqués soient d'égale importance ; ils peuvent être inégaux -c'est même ce qui se présente le plus souvent - mais il faut que les mêmes parties, 100 £ par exemple, de chacun donnent des résultats, des taux de profit différents. A côté de cette condition générale de l'existence d'un surprofit, condition qui s'applique à toutes les branches de production, une seconde condition est nécessaire au point de vue de la question dont nous nous occupons spécialement : le surprofit doit se présenter transformé en rente foncière, en rente distincte du profit. Dans chaque cas, l'analyse doit porter sur le moment, la
282 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE.
manière, les circonstances dans lesquelles se produit cette transformation.
Ricardo a encore raison dans le passage suivant, pour autant qu'il n'envisage que la rente différentielle : " Tout ce qui diminue l'inégalité entre les produits obtenus au moyen de portions successives du capital employé sur le même ou sur de nouveaux fonds de terre, tend à, faire baisser la rente, tandis que tout ce qui augmente cette inégalité produit l'effet opposé,et tend à la faire hausser ". (Œuvres complètes, Edit. Guillaumin, 1847, p. 56.)
Au nombre de ces facteurs déterminants, il faut compter, non seulement la fertilité et la situation, mais : 111) la répartition des impôts, suivant qu'elle est égale ou inégale ; c'est ainsi qu'elle est toujours inégale lorsque - tel est le cas en Angleterre - elle n'est pas centralisée et que l'impôt est prélevé sur le fonds et non sur la rente ; 20 le développement inégal de l'agriculture dans les différentes régions du pays, l'influence de la tradition étant plus forte dans cette branche d'industrie et le nivellement s'y faisant moins rapidement que dans la manufacture ; 30) l'inégalité de la répartition du capital entre les fermiers, inégalité qui est d'autant plus accentuée que l'application de la production capitaliste à l'agriculture et la transformation du paysan cultivant lui-même en ouvrier salarié sont relativement récentes.
Ces remarques préliminaires faites, je commence par résumer les particularités qui distinguent ma conception de celle de Bicardo et d'autres.
Considérons d'abord le cas où des capitaux égaux étant appliqués à des terres d'égale superficie ou à des parties égales de terres de surfaces inégales, donnent des rendements inégaux.
Les deux causes générales dont l'influence se fait sentir en pareille circonstance sont - 10) la lertilité (c'est-à-dire
CHAP. XXXIX.-PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE. 233
tous les facteurs qui déterminent la fertilité naturelle des terres) ; 20) la situation (celle-ci est décisive dans les colonies et d'une manière générale quand on considère des terres qui sont mises successivement en culture). Ces deux causes peuvent agir inversement l'une de l'autre, une terre pouvant être située très favorablement et être très peu fertile, et réciproquement. Cette considération est importante, car elle explique comment il est possible que dans la mise en culture des terres d'un pays, on commence par les meilleures pour finir par les plus mauvaises ou inversement. Enfin il est certain que les progrès de la production sociale, en créant des marchés locaux et en développant les moyens de transport et de communication, tendent à faire disparaître les inégalités des terres au point de vue de leur situation, mais peuvent aussi accentuer ces inégalités en poussant à la séparation de l'agriculture et de la manufacture, en créant d'un côté de grands centres de production et en provoquant la dépopulation de l'autre.
Etudions d'abord la fertilité naturelle. Abstraction faite de l'influence du climat, etc., les inégalités des terres au point de vue de la fertilité naturelle se ramènent à des inégalités de composition chimique, c'est-à-dire des inégalités de teneur en matières propres à, nourrir les plantes. Cependant, les compositions chimiques et les fertilités à ce point' de vue étant les mêmes~ les fertilité~ effectives peuvent être différentes si les matières constitutives des terres sont différemment assimilables, différemment utiles au point de vue de la nourriture des végétaux. A côté du développement chimique de l'agriculture il faut donc considérer son développement mécanique, et l'on peut dire que la fertilité, bien qu'étant une propriété objective de la terre, comporte toujours un aspect économique en rapport avec les progrès de l'agriculture dans les deux domaines de la chimie et de la mécanique, C'est ainsi que des procédés chimiques (l'écobuage sur des terres argileuses lourdes et l'emploi d'engrais liquides sur des terres argileuses dures) ou des moyens mécaniques (l'emploi de charrues spéciales et le
284 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE.
drainage) peuvent supprimer des différences entre les rendements de terres de fertilités naturelles égales, et même modifier l'ordre de succession de la mise en culture des terres, ainsi que cela s'est présenté à un momentdonné en Angleterre pour les terres sablonneuses légères et les terres argileuses lourdes. Les mêmes résultats peuvent être obtenus par des améliorations artificielles de la composition des terres, par de simples changements de la méthode de culture ou par une interversion des couches du sol ayant pour effet d'incorporer le sous-sol à la terre a~ahle, ce qui peut être réalisé soit par l'application de nouvelles cultures, la production de plantes à fourrages par exemple, soit par des moyens mécaniques ramenant le sous-sol à la surface, ou le mélangeant à la terre qui le recouvre, ou le mettant en culture sans le changer de place.
Il résulte de là qu'au point de vue de la fertilité économique, la productivité du travail, C'est-à-dire la capacité de l'agriculture de rendre immédiatement exploitable la fertilité naturelle de la terre -une capacité qui est en rapport avec le progrès en général - est un facteur de cette fertilité naturelle an même titre que la composition chimique et les autres propriétés naturelles.
. Nous prendrons comme point de départ un stade déterminé de l'agriculture et nous admettrons que la classification des terres - il en est naturellement ainsi pour les applications des capitaux - est en rapport avec cette' situation de l'industrie agricole. La rente différentielle peut dans ces conditions se présenter en série ascendante ou en série descendante, car bien que la classification soit faite pour l'ensemble des terres réellement en culture, il y a en un mouvement dont elle est la résultante.
Supposons les terres réparties en quatre catégories A, B, C, D et admettons que le prix d'un quarter de froment soit de 3 £=60 sh. Puisqu'il s'agit de rente différentielle simple, le prix de 60 sh. est le coût de production de la terre la plus mauvaise et est égal pour cette terre à la dépense de capital augmentée du prolit moyen.
CIMP. XXXIX. - PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 235
Supposons : l' que A, la plus mauvaise terre, nécessite une dépense de 50 sh. pour produire 1 quarter (d'une valeur de 60 sh.) et donne lieu, par conséquent, à un profit de 10 sh., soit 20 0/0 ; 2" que B, pour la même dépense, rende 2 quarters ~ 1-90 sh., soit un profit de 70 sh. ou un surprofit de 60 sh. ; 30 que C donne 3 quarters=nl8O sh, d'où un profit de 130 sh., soit un surprofit de 120 sh.; 4' enfin, que D produise 4 quarters== 240 sh., ce qui représente un surprofit de 180 sli.
Nous avons donc la classification suivante
Tableau I
PRODUCTION AVANCE PROFIT RENTE
TERRES de
Quarters Shillings rapital Quarters Shillings Quarters Shillings
A 1 60 50 1/6 10 0
B 2 120 50 , '/6 70 1 60
c 3 180 50 2 130 -9 120
D 4 240 50 3 "//,6 190 3 180
_Î_ - 360
Total 0 600 6
Par conséquezit, la rente s'élève : 10 pour D, à 190 - 10 180 sh., ou la différence entre le profit de D et celui de A; 2o pour C, à l30-10~120 sh. ou la différence entre les profits de C et de A; 30 pour B, à 70 -1.0~60 sh. ou la différence entre les profits de B et de A. Soit en tout une rente de 360 sh.
Cette série, dont chaque nombre représente un même produit dans une situation déterminée, peut, lorsqu'on la considère abstraitement - ainsi que nous l'avons démontré, les choses se présentent parfois ainsi dans la. réalité, - être descendante (de D à A, de la terre la plus fertile à celle qui l'est le moins), ou être ascendante (de A à D, de la terre la moins fertile à la plus fertile), ou être alternante, tantôt descendante, tantôt ascendante, par ex. de D à C, de C à A, de A à B.
236 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIERE 1
La série descendante correspond à un procès se déroulant de la manière suivante: Supposons que le prix du quarter ait été au début de 15 sh. Dès que les quatre quarters (nous disons 4 comme nous pourrions dire 4 millions) produits par la terre D n'ont plus été suffisants pour donnensatisfaction à toute la demande, le prix du quarter à augmenté jusqu'à un niyeau (20 sh. par ex.) où il a été possible à la terre C de compléter l'offre, qui était insuffisante. La demande prenant plus d'importance, le prix est monté petit à petit jusqu'à 30 sh ., ce qui a permis la mise en culture de B, puis il a fini par atteindre 60 sh., niveau où la terre A a pu être cultivée dans des conditions telles que le capital qui y a été appliqué a été assuré d'un profit de 20 0/, au moins. La rente de D, qui au début était de 5 sh. par quarter, soit 20 sh. pour les 4 quarters, s'est donc élevée successivement à 15 sh. et à 45 sh. par quarter.
Au commencement, le taux du profit de D n'était que de 20 0/0 comme pour A maintenant, et son profit total sur les 4 quarters n'était également que de 10 sh. ; mais ce profit représentait plus de froffient, le prix étant de 15 sh., qu'il n'en représente maintenant, le prix étant de 60 sh. Or, c'est le froment qui assure la reproduction de la force de travail et c'est sur chaque quarter que sont prélevées les parts nécessaires pour la reconstitution du salaire et le renouvellement du capital constant; il en résulte qu'au commencement la plus-value était plus élevée et qu'il en était de même (toutes conditions égales) du taux du profit. (La question sera examinée spécialement et plus en détail en ce qui concerne le taux du profit).
Si la série s'était développée en sens inverse, si le procès avait commencé par la mise en culture de la terre A, le prix du quarter aurait dépassé 60 sh. à un moment donné et s'y serait maintenu aussi longtemps que la terre A aurait été seule à produire pour une demande dépassant ce qu'elle pouvait offrir. Mais bientôt la terre B aurait été mise en culture et le prix serait revenu à 60 sh. ; B,
CHAP. XXXIX. - PREMIERE FORME DE LA, RENTE DIFFÉRENTIELLE 287.
dont le coût de production n'est que de 30 sh., aurait donc vendu à 60 sh. et aurait touché, en admettant que sa production fut de 2 quarters, une rente de 60 sh.. Puis les terres C et D seraient entrées en scène et bien que leurs coûts de production fussent respectivement de 20 et de 15 sh., le prix du marché se serait quand même maintenu à 60 sh., étant donné que le quarter produit par A est nécessaire pour donner satisfaction à la demande tout entière. Dans ce cas, l'accroissement de la demande, celleci dépassant successivement ce que A peut produire, puis ce que A et B peuvent fournir, n'aurait pas eu pour conséquence que les terres B, C et D eussent été mises successivement en culture ; mais il en serait résulté une extension générale de la culture, qui accidentellement et plus tard aurait englobé les terres les plus fertiles.
Dans la première série, les prix vont en augmentant et en même temps augmente la rente et baisse le taux du profit. Nous montrerons plus loin que cette baisse peut être contrariée jusqu'à un certain point par des causes antagonistes ; car il convient de ne pas oublier que la plus-value ne détermine pas dans une égale mesure, dans loutes les branches de la production, le taux général des profits et que ce n'est pas le profit agricole qui détermine le profit industriel, mais inversement.
Dans la seconde série, le taux du profit reste invariable et la masse du profit est représentée par moins de blé ; mais le prix de celui-ci est plus élevé relativement aux autres marchandises. Là où une augmentation du profit pourra se produire, elle ne sera pas perçue par le fermier, mais elle sera distraite du profit sous forme de rente. L'hypothèse que nous avons faite admet cependant que le prix du blé reste stationnaire.
Le développement et l'accroissement de la rente différentielle restent les mêmes, que les prix restent invariables ou haussent, que l'on passe progressivement de la terre la plus mauvaise à la plus fertile ou que le mouvement de la mise en culture soit inverse.
228 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
Dans l'exemple que nous venons d'étudier nous avons supposé : 10 que le prix progresse dans une série et reste invariable dans l'autre; 2o que continuellement on parte des terres les moins fertiles pour arriver aux meilleures ou réciproquement.
Supposons maintenant que de 10 quarters qu'elle était au commencement, la demande s'élève à 17 quarters et que la terre la plus mauvaise A soit éliminée par une autre terre A, qui, pour des frais de production de 60 sh. (50 sh. de prix de revient-j-10 sh. de profit, au taux de 20 0/,), fournit 11/3 quarter, soit un coût de production de 45 sh. par quarter. Admettons également que l'ancienne terre A ait été améliorée ou cultivée d'une manière plus productive, de telle sorte que pour une même avance de capital elle produise également 1 1/3 quarter. Enfin, supposons que la productivité des terres B, C et D n'ait pas varié, mais qu'on ait mis en culture une terre A' d'une fertilité comprise entre celles de A et de B et dés terres B' et B' de fertilités intermédiaires entre celles de B et de C . Les faits suivants vont se passer:
Primo. - Le Coût de production du quarter de froment. c'est-à-dire le coût de production réglant le prix du marché, tombera de 60 à 45 sh., soit une baisse de 25 0/0.
Secundo. - Simultanément on aura passé de terres moins fertiles à des terres plus fertiles et réciproquement. C'est ainsi qu'on aura mis en culture la terre A' plus fertile que A, mais moins fertile que les terres B, C, D déjà en culture; de même on aura cultivé B', B" plus fertiles que A, A', B et moins fertiles que C et D.
Tertio. - Les rentes données par les terres B, C et D auront diminué, mais le total des rentes données par toutes les terres aura augmenté et sera de 7 l/. quarfers au lieu de 6. La surface des terres cultivées et produisant de la rente aura augmenté, de même que le produit total, qui de 10 quarters se sera élevé à 17. Tout en restant invariable pour la terre A, le profit exprimé en quarters aura augmenté et le taux du profit peut également avoir haussé,
CHAP. XXXIX. - PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRE.NTIELLE 289
une augmentation de la plus-value relative étant possible. Le prix des subsistances ayant diminué, les salaires ont baissé et l'avance pour le capital total et par suite l'avance totale sont devenues moindres. Enfin, la rente totale exprimée en argent est tombée de 360 sh. à 345.
Tableau II
PRODUCTION AVANCE PROFIT RENTE COUT
TERRES de de production
par
Qrs Sh. capital Qrs Sli. Qrs quarter
A l 1/3 60 50 2/, 10 0 0 45 sh.
A, - 1 2 /Z 75 50 1/9 -95 1/, 15 36
B 2 90 50 ; 8/, 40 1/3 30 30
B' 2 '/3 105 50 1 1 '/0 55 1 45 25 '/7
B" 2'/3 120 50 1 1/9 70 1 1 a 60 2~ 1/2
G 3 135 50 1 1/9 85 1 2~, 75 20
D 4 180 50 2 1/9 130 2 1/3 120 15
Total . 1 17 iT/-, --â4-5
Si les terres A, B, C et D étaient restées seules en culture, mais si leur productivité avait augmenté dans des conditions telles que le rendement de A fût de 2 quarters au lieu de 1, celui de B de 4 au lieu de 2, celui de C de 7 au lieu de 3 et celui de D de 10 au lieu de 4 - les mêmes causes ayant agi différemment sur les diverses terres- le produit total aurait été de 23 quarters au lieu de 10. Et si par suite de l'accroissement de la population et de la baisse des prix, la demande avait absorbé l'offre de ces 23 quarters, les résultats auraient été les suivants -
Tableau III
PRODUCTION AVANCE PROFIT RENTE COUT
TERRES de de production
par
Qrs Sh. capital Qrs Sh. Qrs Sh. quarter
À 2 60 50 Va 10 0 0 30 sh.
B 4 120 50 2 /.à 70 2 60 15
C 7 210 50 5 1/3 160 5 150 8 4/1
D .. . 10 300 5& 8 1/3 250 8 240 6
Total 23 -T5- 4-50
240 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
Les chiffres de ces tableaux sont arbitraires, mais les hypothèses sont absolument rationnelles.
Nous avons admis que les améliorations n'ont pas le même effet sur toutes les terres et qu'elles agissent avec plus d'efficacité sur les bonnes terres C et D que sur les mauvaises A et B. L'expérience enseigne qu'il en est ainsi généralement bien que l'inverse puisse également se constater. Si les améliorations avaient donné de meilleurs résultats sur les mauvaises terres que sur les bonnes, la rente donnée par ces dernières aurait baissé au lieu d'augmenter. - Nous avons supposé une augmentation absolue de la fertilité de toutes les terres et en même temps une augmentation de la fertilité relative des meilleures terres C et D, c'est-à-dire une plus grande accentuation de leur productivité par rapport aux autres terres pour les mêmes avances de capital ; il en est résulté nécessairement la hausse de la rente différentielle.
Nous avons supposé également que les besoins augmentent aussi rapidement que la production. Cette augmentation ne doit pas être considér~e comme se produisant subitement, mais comme se faisant petit à petit jusqu'à ce que la série 111 soit réalisée. D'autre part, c'est une erreur de croire que les subsistances nécessaires ne donnent pas lien à une consommation d'autant plus grande qu'elles deviennent moins chères. L'abolition des cornlaus (voir Newman) a démontré le contraire en Angleterre ; la thèse opposée a été inspirée uniquement par ce fait que des hausses et des baisses démesurées se produisent dans les prix des céréales sous l'influence de différences énormes et brusques dans les récoltes, dues exclusivement à des influences météorologiques. Ces variations, par le fait qu'elles sont subites et peu durables, n'ont pas le temps d'agir de tout leur poids sur la consommation, tandis qu'il en est autrement lorsque la dépréciation des céréales résulte d'une baisse normale du coût de production régulateur. L'augmentation de consommation peut être due également - et cette augmentation n'est pas étroitement limitée - à ce
CHAP. XXXIX.- PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 241
qu'une partie des céréales est employée dans la fabrication de la bière et de l'alcool. De plus, la demande n'est pas déterminée exclusivement par la consommation nationale, c'est-à-dire la population; elle peut être influencée également par l'exportation, comme cela aété le cas en Angleterre jusque dans la seconde moitié du xviii- siècle. Enfin, le froment produit en plus grande quantité et à meilleur compte peut prendre la place du seigle ou de l'avoine dans l'alimentation de la grande masse du peuple et devenir ainsi l'objet d'un marché plus étendu, alors que l'inverse doit évidemment se constater si la production du froment diminue et si le prix de celui-ci augmente.
Nos suppositions étant admises, nous voyons que dans le tableau III le prix du quarter est tombé de 60 à 30 sh., soit de 50 %, et que la production, qui était de 10 dans le tableau 1, s'est élevée à 23 quarters, soit une augmentation de 130 %. Quant à la rente, elle reste stationnaire pour la terre B; elle devient deux fois plus grande pour la terre C et plus que deux fois plus grande pour la terre D ; en tout elle augmente de 18 à 522 £, c'est-à-dire de 29. 1/9 %.
Nos trois tableaux - dans le premier, la série doit être considérée comme ascendante de A à D et descendante de D à A - représentent, soit trois situations différentes (la situation dans trois pays différents) à une même époque de l'histoire, soit trois situations qui se sont présentées successivement dans le développement d'un pays. Ils permettent de tirer les conclusions suivantes.
1° Une fois que la série est constituée, quel qu'ait été son procès de formation, elle se preseDte invariablement comme une série descendante ; en observant la rente on partira toujours de la terre qui donne la rente la plus forte pour finir par celle qui n'en donne pas.
2° Le prix régulateur du marché est toujours le coût de production de la terre la moins fertile, de la terre qui ne donne pas de rente. Ce prix reste stationnaire lorsque la, série est ascendante (voir notre seconde hypothèse quant au tableau 1), puisque dans ce cas la mise en culture va
242 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIERE
de la terre la plus mauvaise à des terres de plus en plus fertiles. Cependant, dans ce cas, le prix du blé récolté sur la terre la plus fertile fait sentir son influence, en ce sens que l'action régulatrice de la terre A dépend de la quantité produite par la terre la meilleure ; la terre A cesserait même complètement de règler le prix du marché, si B, C et D produisaient plus que ce que les besoins demandent. C'est cette éventualité que Storch considère lorsqu'il dit que c'est la meilleure terre qui règle le prix. D'après cette thèse c'est le blé américain qui fixe le prix du blé anglais.
3° Pour un stade déterminé du progrès, la rente différentielle résulte de l'inégalité de fertilité naturelle des terres (nous faisons abstraction des inégalités de situation), c'est-à-dire de la limitation de l'étendue des terres les plus fertiles. Il en résulte que des capitaux égaux doivent être avancés pour la culture de terres inégalement productives, la même avance de capital donnant des produits différents.
4° Une rente différentielle et une rente progressivement différentielle peuvent provenir, soit d'une mise en culture partant des terres les plus fertiles pour se rapprocher des terres les plus mauvaises, soit d'une mise en culture ayant pour point d'arrivée les terres les plus productives, soit d'une mise en culture dans laquelle ces deux mouvements se croisent.
5° Suivant le processus de mise en culture donnant lieu à une rente différentielle, celle-ci peut se former alors que les prix des produits du sol restent stationnaires, ou haussent, ou baissent. Lorsque la formation de la rente est accompagnée de la baisse des prix, la quantité de produits obtenus et le montant total de la rente peuvent augmenter, et des rentes peuvent prendre naissance sur des terres qui n'en avaient pas donné jusqu'alors, malgré l'élimination ou l'amélioration de la terre la plus mauvaise A et bien que les rentes données par des terres meilleures et même les terres les plus productives baissent (tableau R) ; à ces
CHAP. XXXIX. -PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRFNTIELLF 243
résultats peut également se rattacher une diminution de l'import totat (en argent) de la rente. La baisse des prix est due à une amélioration générale de la culture et a pour conséquence de faire diminuer le rendement en argent de la terre la plus mauvaise ; elle peut donc avoir pour effet de faire rester stationnaires ou de faire baisser les rentes données par une partie des terres meilleures que la terre la plus mauvaise et de faire hausser celles des terres les plus productives. Il est vrai que pour chaque terre dont la production en quantité est donnée par rapport à la terre la plus mauvaise, la rente différentielle dépend du prix du quarter de froment. Mais lorsque le prix du blé est donné, la rente dépend de la différence entre la production de la terre que l'on considère et celle de la terre la moins fertile, de sorte qui si un accroissement général de la fertilité a pour effet d'augmenter plus la productivité, des meilleures terres que celle des autres, cette différence devient plus grande. C'est ainsi que dans le tableau 1 où le prix du qnarter est de 61) sh., la rente de la terre D résulte de la différence entre ce que produit cette terre et ce que donne la terre A, différence qui est de 3 quarters ; cette rente est donc de 3 x 60 = 180 sh. Dans le tableau III, où le prix est de 30 sh. et la différence de 8 quarters, la rente est de 8 x 30 ~ 240 sh.
Ce raisonnement montre l'erreur de la théorie que l'on rencontre encore chez West, Malthus et Ricardo, qui admettent que la rente différentielle a pour condition indispensable la décroissance progressive de la fertilité des terres mises en culture. Ainsi que nous l'avons vu, la rente peut prendre naissance alors que l'on met successivement en culture des terres de plus en plus fertiles ; elle peut être connexe des progrès de l'agriculture. Elle a pour seule condition l'inégalité des terres, et pour autant que le développement de la productivité doive être considéré, elle exige que l'accroissement général de la fertilité n'ait pas pour conséquence de faire disparaître cette inégalité.
La période qui s'étend du commencement ju;que vers
244 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
le milieu du xviiie siècle est caractérisée en Angleterre par
une baisse ininterrompue du prix des céréales, malgré la baisse des prix de l'or et de l'argent, et par une augmentation (en envisageant toute la période) de la rente, de l'étendue des terres cultivées, de la production agricole et de la population. Cette situation correspond à notre tableau 1 combiné avec le tableau Il en ligne aseendante, avec la condition que la terre la plus mauvaise A a éte améliorée ou exclue de la culture des céréales. (Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'ait pas été utilisée autrement, pour l'agriculture ou pour l'industrie).
Du commencement du xixe siécle (date à préciser) jusqu'en 1815, le prix des céréales ne cessa d'augmenter et cette hausse est accompagnée d'une augmentation continue de la rente, de la superficie des terres cultivées, de la production agricole et de la population. ~et enchainement de faits est réflété par notre Tableau I en ligne descendante. (Ajouter ici une citation sur la mise en culture à cette époque de terres de moins bonne qualité).
Du temps de Petty et de Davenant, les gens de la campagne et les propriétaires fonciers se plaignaient des améliorations et des dérrichements. Cette époque est caractérisée par la baisse de la rente des meilleures terres et l'augmentation du produit total de la rente par suite de l'extension de l'étendue des terres donnant de la rente.
(Ajouter plus fard des citations au sujet de ces trois points et également au sujet de l'inégalité de fertilité des différentes parties cultivées d'un pays).
Au point de vue de la rente différentielle il convient de remarquer d'une manière générale que la valeur dumarché est toujours plus élevée que le coût de production total de l'ensemble des produits. Ainsi, dans notre Tableau 1, les 10 quarters qui constituent le produit total sont vendus 600 sh., puisque le prix du marché est déterminé par le coût de production (60 sh.) de A, et cependant leur coût de production est de 240 sh, ainsi que le montre le tableau suivant :
CHAP. XX.XIX. - PREMIÈRE FORME DE LA, RENTE DIFFÉRENTIELLE- 245
A. 1 quarter = 60 sh.; d'où 1 quarter 60 sh.
B 2 " ~ 60 sh.; " 1 " 30 sh.
C 3 " ~ 60 sh.; " 1 " 20 sh.
D . il " = 60 sh.; " 1 " 15 sh.
10 quarters == 240 sh.; en moyenne 1. " ~ 24 sh.
Les 10 quarters, dont le coùt de pi-oduction est de 210 sh., étant vendus à 600 sh., leur prix du marché dépasse de 250 0/0 leur coût de production. Ce prix du marché représente la valeur marchande déterminée par la concurrence, conformément au fonctionnement de la produetion capitaliste. Cette valeur est une fausse valeur sociale - il en est de même pour tous les produits -parce qu'elle résulte d'un acte social s'accomplissant d'une manière inconsciente et qu'elle a nécessairement pour base, non le sol avec ses différences de fertilité, mais la valeur d'échange du produit. Dans une société (non eapitaliste~ organisée sous forme d'une association méthodique et consciente, les 10 quarters représenteraient une quantité de travail égale à celle qui est contenue dans 240 sh., et ils ne seraient pas achetés à un prix représentant; 2 1/2 fois le travail qui y est incorporé ; çet élément de l'existence d'une classe de propriétaires fonciers serait donc supprimé. Les choses se passeraient de la même manière que si la concurrence étrangère venait abaisser les prix au même niveau. Par conséquent, s'il est exact de dire que les prix des produits de la terre ne seraient pas modifiés (toutes circonstances égales) si avec le système actuel de production la rente différentielle était attribuée à l'État, il est absolument erroné de soutenir que la valeur des produits resterait la même si l'association était substituée à la société capitaliste. Dans la production capitaliste et en général dans toute production basée surTéchange de marchandises entre les individus, le caractère social de la valeur s'affirme par ce fait que toutes les marchandises de même espèce ont le même prix de marché. Ce que la société en sa qualité de consommatrice paie en trop pour
246 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
les produits de la terre, ce qui représente un déficit de la réalisation de son temps de travail dans la production agricole, constitue un excédent pour une partie de la société, les propriétaires fonciers.
Un second fait important pour la rente différentielle et dont nous nous occuperons dans le chapitre suivant, doit être mis en évidence. Il ne s'agit pas seulement de la rente par acre ou par hectare, de la différence entre le prix du marché et le coût de production ou entre le coût de production général et chaque coût de production particulier par acre, mais aussi du nombre d'acres de chaque catégorie de terre en culture. Cet aspect de la question est important au point de vue de la totalité de la rente que donnent toutes les terrés cultivées; en outre il nous conduit à l'étude de la hausse du laux de la rente alors que les prix n'au-mentent pas, ou que, les prix baissant, les différences entre les fertilités des diflérentes terres ne s'accentuent pas, Nos exemples précédents nous ont donné:
Tableau I
TERRES FRAIS RENTES
de PRODUCTION
Catégories Etendues production en blé en argent
À . . 1 acre 3£ , 1 quarter 0 quarter 0£
B a ', 2 'e 1 " 3 "
G~ 1 " 3 " 3 D 2 " 6 "
D 1 " 3 " 4 " 3 - " 9 -"
En tout.. 4 acres Ï0 qua 6 qu
~' " 1
Si l'étendue des terres double dans chaque catégorie, nous avons :
CHAP. XXXIX. - PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 247
Tableau la
TERRES FRAIS RENTES
de PRODUCTION
Catégories Etendues production en blé en argent
A 2 acres 6£ 2 quarters 0 quarter 0 £
B 2 " 6 " 4 " 2 " 6 "
C 2 " 6 " 6 " Il " 1-9 "
D 2 " 6 " 8 " 6 " 18 )y
En tout.. 8 acres 20 quarters 1 12 quarters 1 36 £
Si ensuite l'étendue cultivée devient plus grande pour les deux plus mauvaises catégories de terres, et si enfin les étendues cultivées et la production se modifient différemment pour les quatre catégories, la situation devient la suivante :
Tableau Ib
TERRES FRAIS RENTE
DE PRODUCTION
PRODUCTION
Catégories Etendiles par acre totaux en argent
A 4 acres 3£ 12£ 4 quarters quarter 0 £
B 4 " 3 " 12 " 8 " 4 " 42, "
C 2 " " 6 " 6 " 4 " 12 "
D 2 ~1 " 6 " 8 " -6 " 18 "
En tout.. 19 acres 36 £ 26 quarters 14 quarters 42 E
Tableau le
TERRES FRAIS RENTE
DE PRODUCTION
PRODUCTION
Catégories Etendues par acre totaux en blé en argent
À 1 acre 3£ 3£ 4 quarter 0 quarter 0 £
2 " 3 " Ç) " 4 " 2 " 6 "
5 " 3 " 45 " 15 " 10 " 30 "
D . . 4 " 3 " 12 " 14 " 12 " 36 "
s
En tout.. 12 acre 36 £ ~i6 quarters ±4 quarters 72
248 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
Dans les quatre cas que nous envisageons, la rente par acre reste la même pour chaque catégorie de terre, c'est-àdire que pour chaque catégorie le rendement du capital reste le même. Nous avons uniquement supposé - ce qui se présente journellement dans chaque pays - que les terres des différentes classes interviennent pour des étendues différentes dans la surface cultivée et que les rapports entre ces étendues varient, ce qui se constate continuellement quand on compare deux pays ou les situations d'un même pays à des époques différentes.
La comparaison des tableaux 1 et la montre que lorsque l'étendue cultivée augmente dans la même proportion pour les quatre catégories de terres, la production et la rente tant en blé qu'en argent augmentent dans la même proportion.
En lb et le l'étendue cultivée est trois fois plus grande qu'en 1. En lb les trois quarts de cette augmentation sont dus aux terres des catégories A et B, dont les premières ne donnent pas de rente et les secondes donnent la rente différentielle la plus petite ; un quart est dû aux terres C et D. Il en résulte que bien que l'étendue eultivée soit 3 fois plus grande qu'en 1, la production n'est pas 3 fois plus considérable : triplée, elle aurait dû être de 30 ; elle n'est que de 26. De même la rente totale ne s'est pas accrue proportionnellement à l'extension de la culture : de 6 quarters elle est devenue lq quarters et de 18 £ elle est montée à 42.
En le l'étendue cultivée n'augmente pas du tout pour la catégorie la plus mauvaise ; elle se développe peu pour la catégorie B ' et relativement beaucoup pour les catégories C et D. Aussi, bien que l'étendue cultivée n'ait fait que tripler, la production est devenue plus que trois fois plus grande (de 10 elle est devenue 36) et la rente totale a quadruplé (de 6 quarters elle est devenue 24 et de 18 £ elle est devenue 72).
Le prix des produits de la terre restant le même dans les trois cas, on voit que la rente totale augmente quand la superficie des terres cultivées s'accroit, à moins que cet
CI-JAP. XXXIX.- PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 249
accroissement ne porte exclusivement sur la terre la plus mauvaise, qui ne donne pas de rente. L'augmentation de la rente ne se fait pas toujours dans la même mesure. Lorsque l'extension de la surface cultivée provient proportionnellement plus des terres de bonne qualité que des terres mauvaises, ce qui a pour effet de faire augmenter la production plus rapidement que l'étendue des terres en culture, la rente en blé et en argent s'accroit dans les mêmes conditions. Au contraire, lorsque ce sont les terres de mauvaise qualité qui participent principalement à l'extension(en supposant que la terre la plus mauvaise continue à rester la plus mauvaise), la rente totale n'augmente pas dans la même mesure que l'étendue des terres cultivées. Par conséquent, si l'on compare deux pays où les terres A qui ne donnent pas de rente sont de même qualité, on voit que la rente totale est la plus petite dans celui où la terre À et les terres de qualité médiocre représentent la surface la plus grande par rapport à l'étendue totale des terres cultivées, c'est-à-dire que les rentes sont en raison inverse des quantités produites lorsque pour des étendues égales de terres cultivées les avances de capital sont les mêmes. L'influence sur la rente totale du rapport entre l'étendue des terres les plus mauvaises et celle des terres les plus fertiles est donc inverse de l'influence sur la rente par acre (et toutes circonstances égales sur la rente totale), du rapport entre la qualité des terres les moins productives et celles qui le sont le plus. La confusion de ces influences a donné lieu à quantité de considérations objectées à la rente totale.
La rente totale augmente par la simple extension de la culture et par l'accroissement, qui en est la conséquence, du capital et du travail appliqués à la terre. Bien que - et ce point de vue est des plus importants - les rapports entre les rentes par acre des différentes terres restent invariables d'après notre hypothèse, et qu'il en soit de même des taux des rentes calculés d'après les avances de capital par acre, nous voyons en faisant la comparaison de la et de 1
capital_Livre_3_2_250_295.txt
************************************************************************
250 SIXIÈ\IE PARTIE. - LA, RENTE FONCIÈRE
que les surfaces cultivées ayant été doublées, il en a été de même, non seulement de la prodpetion, mais de la rente totale : de 18 £ celle-ci s'est élevée à 36 £ lorsque l'étendue cultivée est passée de 4 à 8 acres.
Si dans le tableau I nous rapportons la rente totale (18 à l'étendue cultivée (î acres), nous voyons que la rente (en comprenant dans le calcul la terre qui ne donne pas de rente) a été en moyenne de î 1/_, £ par acre. C'est de cette manière que l'on établit dans les statistiques la rente moyenne pour tout un pays. La rente de 18 £ a été obtenue pour une avance de capital de 10 £ et a donc été de 180 0/0. Ce rapport (180 0/0) est ce que nous appelons le taux de la rente.
Le même taux est donné par le tableau la, dans lequel l'étendue cultivée est de 8 acres au lieu de 4 et dans lequel toutes les terres ont participé dans la même mesure à l'extension. La rente totale y est de 36 £, la superficie des terres en culture de 8 acres et l'avance de capital de 20 £. D'où une rente moyenne de î par acre et un taux de la rente de 180 6j'o.
Dans le tableau lb, où l'extension de la culture a porté principalement sur les terres de qualité médiocre, la rente totale est de 42 £ pour une étendue de 12 acres, soit une rente moyenne de 3 1/2 £ par acre. L'avance de capital est de 30 £, d'où un taux de la rente de 1,10 0/0. La rente moyenne par acre a donc diminué de 1 £ et le taux de la rente s'est abaissé de 180 à 140 0/,. Par conséquent, si la rente totale s'est élevée de 18 £ à 42 £, la rente moyenne a diminué tant par acre que par unité de capital. Il en a été ainsi, bien que sur chaque terre la rente soit restée la même par acre et par avance de capital, parce que les trois quarts de l'extension de la culture résultent de la terre A qui ne donne pas de rente et de la terre B qui donne la rente minimum.
Si, dans le tableau lb, l'extension était résultée exclusivement de la terre A, c'est-à-dire si la surface cultivée s'était composée de 9 acres de terre A, 1 acre de terre B,
CIIAP. XXXIX. - PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 251
1 acre de terre C et 1 acre de terre D, la rente totale aurait été de 18 £, soit une rente moyenne de 1
1/_, £ par acre et
18
UD taux de - = 60 0/,. La rente totale aurait donc été la
30
même que dans le tableau 1, et la rente moyenne ainsi que la rente rapportée à l'acre et au capital auraient été de beaucoup inférieures.
Enfin, faisons la comparaison de le avec 1 et M. Dans
le tableau le la surface cultivée et l'avance de capital sont
trois fois plus grandes que dans 1. La rente totale est de
72 £ pour 12 acres, soit 6 £ par acre, alors qu'elle n*était
que de 4 1/2 £ dans le tableau 1 ; le taux de la rente est de
240 0/, au lieu de 180 0/, et la production est de 36 quar
ters au lieu de 10. Dans lb et le les étendues cultivées, les
avances de capital et les différences entre les terres sont les
mêmes, mais les surfaces sont différentes pour les différen
tes catégories de terres. La production a été de 36 quarters
au lieu de 26, la rente moyenne par acre de 6 £ au lieu de
3 4/2 et le taux de la rente de 2110 0 ' /0 an lieu de 140 01/0.
Dans les tableaux la, lb et le, qui peuvent représenter des situations différentes coexistant dans différents pays ou des situations qui se sont présentées successivement dans un même pays, nous avons admis : que le prix du blé reste stationnaire, le rendement de la terre la moins fertile (la terre qui ne donne pas de rente) restant stationnaire ; que les inégalités des terres quant à la fertilité se maintiennent invariables ; que pour chaque catégorie de terre une même avance de capital par acre fournit la même quantité de produits, la rente par acre et le taux de la rente par capital avancé par acre restant constants. Ces conditions étant réalisées, nous voyons : 1) que la rente augmente à mesure que l'étendue cultivée et par conséquent l'avance de capital s'accroissent, sauf le cas où l'extension se fait exclusivement par les terres qui ne donnent pas de rente ; 2') que la rente moyenne par acre (la rente totale divisée par l'avance de capital) varient dans une très large mesure, dans le même sens, mais d'une manière différente. Si l'on
252 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
fait abstraction des cas où toute l'extension de la culture se fait sur la terre la rnoiDs fertile, la rente moyenne par acre et le taux moyen de la rente dépendent de la participation des différentes terres à la surface cultivée ou, ce qui revient au même, de la manière dont l*avance totale de capital se répartit entre les différentes catégories de terres. Quelle que soit l'étendue de la surface cultivée et quelle que soit l'importance de la rente totale (nous faisons abstraction du cas où l'extension de la culture se reporte exclusivement sur la terre la plus mauvaise), la rente moyenne par acre et le faux moyen de la rente restent constants aussi longtemps que la surface de chacune des catégories de terres représente la même fraction de l'étendue cultivée. Bien que l'extension de la culture et l'augmentation de l'avance de capital aient pour effet de faire augmenter la rente totale, on constate une diminution de la rente moyenne par acre et du taux moyen de la rente lorsque cette extension se fait davantage par les terres ne donnant pas de rente et en donnant peu que par les terres fertiles. Inversement, la rente moyenne et le taux de la rente augmentent d'autant plus que les meilleures terres interviennent pour une partie plus prédominante dans l'extension et par conséquent dans l'avance de capital.
Par conséquent, lorsque l'on considère la rente moyenne par acre ou par hectare de l'ensemble des terres cultivées, ainsi qu'on le fait généralement dans les statistiques comparant différents pays à la même époque ou le même pays à des époques différentes, on constate que la rente moyenne par acre et par suite la rente totale augmentent en même temps - et généralement plus que proportionnellement que la productivité, non pas relative, mais absolue de l'agriculture. En effet, la masse de produits récoltés par unité de surface et par unité de capital avancé est d'autant plus considérable que les terres de bonne qualité représentent une fraction plus importante de l'étendue totale cultivée. C'est pour cette raison que la rente totale semble déterminée non par la fertilité relative mais par la fertilité
CHAP. XXXIX. - PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE ?53
absolue, et que la loi de la rente différentielle semble supprimée. Il en résulte que l'on nie certains phénomènes ou que l'on cherche à les expliquer par des différences qui n'existent pas entre les prix moyens des céréales ou les fertilités des terres en culture ; or, la fertilité de la terre la plus mauvaise et par suite les coûts de production restant les mêmes et les différentes catégories de terres continuant à différer de la même manière, ces phénomènes résultent uniquement de ce que le rapport de la rente totale à l'étendue cultivée et son rapport à l'avance totale sont déterminés, non seulement par la rente par acre ou par le taux de la rente, mais également par les étendues relatives des différentes catégories de terres ou, ce qui revient au même, par la manière dont l'avance de capital est répartie entre les différentes terres. Jusqu'à présent ce fait a été totalement perdu de vue. En tout cas nous constatons - et cette constatation est importante pour la suite de notre étude - que la rente moyenne et le taux moyen de la rente (le rapport de la rente totale à l'avance totale de capital) peuvent varier alors que les prix restent les mêmes, que les différences entre les fertilités des terres ne changent pas et que la rente par acre et le taux de la rente par acre restent invariables.
Nous ferons encore les constatations suivantes, vraies intégralement pour la rente différentielle I et
applicables en partie à la rente différentielle II dont nous parlerons plus loin.
Primo. - Nous avons vu que la rente moyenne par acre ou le taux moyen de la rente peut s'accroître lorsque la culture prend de l'extension, bien que les prix restent stationnaires et que les différences de fertilité restent les mêmes. Dès que toutes les terres d'un pays ont trouvé un possesseur et que les avances de capital pour le travail de
254 SIXIÈME PARTIE. - LA RENT19 FONCIÈRE
la terre, la culture et la population sont arrivées à un certain degré de développement -circonstances qui doit être réalisées pour que la production capitaliste devienne dominante et s'empare de l'agriculture - le prix d'une terre cultivée d'une qualité donnée est déterminé par celui des terres de situation équivalente déjà en culture. Cette terre a donc un prix - dans la, fixation de celui-ci il est tenu compte nécessairement des frais de défrichement - bien qu'elle ne donne pas de rente, et ce prix est la capitalisation de sa rente future. Il en est de même dans l'achat d'une terre qui est déjà en culture ; l'acquéreur paie en une fois les rentes qu'il touchera dans la suite, par exemple les rentes d'une série de vingt années, lorsqu'il base son opération sur l'intérêt au taux de 5 0/,. Toute terre lorsqu'elle est vendue est donc considérée comme produisant une rente, et le fait que cette rente existe seulement en perspective quand il s'agit d'une terre qui n'a pas encore été cultivée, n'établit aucune différence entre cette dernière et une terre déjà en culture. De même que pour un pays donné la rente moyenne effective est déterminée par le rapport de la rente annuelle totale à l'étendue totale des terres cultivées, de même le prix des terres non cultivées résulte de celui des terres déjà en culture et reflète l'importance et les résultats des avances de capital faites pour ces dernières. De ce que toutes les terres sauf les plus mauvaises sont capables de donner une rente - celle-ci s'accroît à mesure qu'augmentent la masse de capital avancé et l'intensité de la culture - il résulte qu'un prix nominal peut être assigné aux terres non cultivées et que celles-ci deviennent une marchandise et une richesse pour ceux qui les possèdent. Ce fait explique pourquoi le prix de l'ensemble des terres d'un pays, des terres non cultivées comme des terres cultivées, augmente (Opdyke~, et il rend compte des spéculations sur les terres telles qu'elles sévissent aux États-Unis, par exemple.
Secundo - L'extension de l'agriculture se fait, soit en incorporant au sol cultivé des terres de moins en moins
CHAP. XXXIX. - PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 255
fertiles, soit cri y ajoutant des terres de même qualité que celles déjà en culture. Le premier système est appliqué, la production capitaliste étant établie, lorsque les prix augmentent, et, dans tout système de production, il peut être imposé simplement par la nécessité. La ~ègle n'est cependant pas absolue. Des terres moins bonnes peuvent prendre le pas sur des terres meilleures parce qu'elles sont mieux situées que ces dernières, ce qui est un facteur décisif dans les pays jeunes. D'autre part, il peut arriver que dans une région comportant essentiellement des terres de première qualité, des lopins de qualité secondaire soient enchevêtrés en certains endroits dans les parcelles fertiles et doivent être mis en culture en même temps que ces dernières Cette situation assure aux terres moins bonnes un avantage par rapport aux terres meilleures, qui ne se trouvent pas dans la zone des terres déjà cultivées ou à cultiver.
C'est grâce à une circonstance de ce genre que le Michigan a été un des premiers dans les États de l'Ouest à faire l'exportation des céréales. Le sol y est en général pauvre ; mais le voisinage de l'État de New-York et ses communications avec les lacs et le canal de l'Érié l'avantagent par rapport à d'autres États plus fertiles, situés plus à l'ouest. Cet État fournit également un exemple du passage d'un sol plus fertile à un sol qui l'est moins. Les terres de l'État de New-York, notamment celles situées dans la partie ouest, étaient plus productives, surtout pour le froment, que celles du Michigan. Un mauvais système de culture leur fit perdre leur fertilité et le sol du Michigan devint relativement plus productif.
" En 1836 la ville de Buffalo embarquait pour l'Ouest des farines qui provenaient principalement des régions à froment de l'État de New-York et du Canada supérieur. Aujourd'hui, à peine douze ans après, lOuest envoie par les lacs et le canal Erié du froment et de la farine à Buffalo et à Blackrock, un port voisin, d'où ils sont réexpédiés vers l'Est ; cette exportation fut spécialement stimulée par
'256 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
la famine qui régna en Europe en 1847. Ces faits ont eu pour conséquence de faire baisser les prix des céréales dans la région ouest de fÉtat de New-York, d'y rendre la culture du froment peu lucrative et de décider les fermiers à y donner la préférence à l'élevage des bestiaux, à la production laitière, à la culture des fruits, en un mot aux branches dans lesquelles ils espèrent que le Nord-Ouest ne pourra pas leur faire la concurrence. " (J. W. Johnston, Notes on North America, London 1851, 1. p. 222.)
Tertio - C'est une erreur de croire que si les colonies et en général les pays jeunes peuvent exporter des céréales à des prix plus avantageux, il en est ainsi parce que leur sol est d'une fertilité naturelle plus grande. Ils vendent le blé non-seulement au-dessous de sa valeur, mais au-dessous de son coût de production, c'est-à-dire au-dessous du coût de Production déterminé dans les pays plus anciens par le taux moyen du profit.
Comme le dit Johnston (p. 223), " si nous sommes habitués à rattacher aux expéditions considérables de froment que ces pays jeunes dirigent annuellement sur Buffalo, l'idée d'une fertilité naturelle plus grande et de l'existence d'étendues illimitées de sol riche ", c'est que ces phénomènes dépendent en premier lieu de conditions économiques spéciales. Au commencement toute la population d'un pays pareil, du Michigan par exemple, est adonnée exclusivement à Êagriculture et poursuit Pobtention des produits que celle-ci fournit en masse et qui sont les seuls qui puissent être échangés contre ceux de l'inAustrie et des pays tropicaux. Tont ce qu'une pareille population produit au-delà de ce qu'elle consomme directement se présente donc sous forme de froment. C'est par ce caractère queles colonies modernes organisées en vue du marché mondial se distinguent de celles des périodes antérieures et surtout de celles de l'antiquité. Le marché mondial leur fournit entièrement finis - c'est grâce à cette division du travail que les États du Sud parent se consacrer presqu'exclusivement à la production du coton - des produits tels que les
CHAP. XXXIX. - PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 257
vêtements, les outils, que sans cela elles devraient fabriquer elles-mêmes. Il en résulte que si, en présence de leur existence récente et de la densité relativement faible de leur population, elles semblent fournir une masse de produits qui dépasse de loin leur consommation, ce fait doit être attribué, non à la productivité de leur sol et de leur activité, mais à la spécialisation de leur travail.
En outre les terres, même lorsqu'elles sont relativement
peu fertiles, offrent, pendant les premiers temps de leur
mise en culture (à moins qu'elles ne soient situées sous des
latitudes absolument défavorables), des couches superfi
cielles dans lesquelles se sont accumulées des matières
nutritives pour les plantes et sur lesquelles de nombreuses
récoltes peuvent être obtenues sans engrais et par un
labourage tout à fait sommaire. C'est ainsi que la~nature a
tellement bien préparé les prairies de l'Ouest qu'il est pour
ainsi dire inutile d'y appliquer aucun travail prépara
toire (1 ' ). D'autre part, dans des régions moins fertiles,
l'excédent de la production provient, non de la grande
fertilité du sol, c'est-à-dire du rendement par acre, mais
de la, quantité énorme d'acres qui peuvent être mis en
culture superficiellement, le sol ne coûtant rien à celui
qui le cultive ou presque rien comparativement aux pays
anciens. Il en est ainsi, par exemple, dans certaines par
ties de l'Etat de New-York, du Michigan, du Canada, où
fonctionne le système de la métairie. Une famille cultive
superficiellement cent acres ; si la production par acre
n'est guère élevée, les cent acres fournissent néanmoins
un excédent considérable de produits pour la vente. De
1. [C'est l'extension rapide de la mise en culture de ces régions de prairies et de steppes qui a mis en évidence le ridicule de la théorie de Malthus, " la population presse sur les moyens d'existence ", et a provoqué les lamentations des agrariens, annonçant la ruine de l'agriculture et de l'Allemagne, si des mesures énergiques ne viennent empêcher l'arrivée de ces moyens d'existence, " pressant sur la population ". La mise en culture des steppes, prairies, pampas, llanos, etc., n'en est cependant qu'à ses débuts ; elle est appelée à révolutionner l'agriculture européenne autrement qu'elle ne l'a fait jusqu'à présent. - F. E.]
258 SIXIÈMh PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
même le bétail peut être élevé sans frais sur des prairies naturelles. Dans les entreprises de ce genre le facteur décisif est non la qualité mais la quantité du sol. La possibilité de pareille culture superficielle a nécessairement une durée d'autant moins longue que la fertilité des terres nouvelles auxquelles on l'applique est moins grande ; en outre, elle dépend directementde la possibilité de l'exportation des produits qu'elle fournit. " Et cependant les premières récoltes que donnera pareil pays seront excellentes, même en froment ; celui qui profitera de cette première crême dut sol pourra envoyer au marché un riche excédent de froment " (op. cil., p. 22l'). Cette culture intensive est impossible dans les pays d'exploitation plus ancienne où les conditions de la propriété ont pour effet que le prix des terres non encore en culture est déterminé par celui des terres cultivées.
Contrairement à ce que croit Ricardo, ces terres ne doivent pas être très fertiles et d'égale fertilité ; c'est ce qui résulte des chiffres suivants : en 1848, dans l'Etat de Michigan, 465.900 acres furent emblavés et produisirent 4.739.300 bushels de froment, soit en moyenne 10 l/. bushels par acre et moins de 9 bushels si l'on décompte le grain nécessaire pour les semences. Sur les 29 comtés de cet Etat, 2 produisirent en moyenne 7 bushels, 3 en moyenne 8, 2 en moyenne 9, 7 en moyenne 10, 6 en moyenne 11, 3 en moyenne 12, 1 en moyenne 13, 1 en produisit 16 et 1 en donna 18 (op. cit., p. 226).
Au point de vue pratique il faut considérer non seulement la fertilité plus grande, mais aussi la possibilité plus grande d'exploiter immédiatement cette fertilité. Cette dernière condition peut être remplie plus complètement par un sol naturellemeut plus pauvre que par un sol naturellement plus riche ; c'est le premier que, faute de capital, le colonisateur mettra et devra mettre d'abord en culture.
Quarto. -- Abstraction faite du cas que nous venons d'examiner et dans lequel il faut avoir recours à des terres
CHAP. XXXIX. - PREMIÈRE FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 259
moins bonnes que celles cultivées jusqu'alors, l'extension de la culture par des terres de même qualité que celles des catégories B et C n'a nullement pour condition une hausse du prix des céréales, pas plus que l'extension annuelle de la filature de coton n'exige une hausse continue du prix du fil. Bien que les variations des prix du marché se répercutent sur l'importance de la production, l'agriculture présente continuellement, comme toute branche de production capitaliste et alors même que les prix sont les prix moyens qui n'ont guère d'influence sur la production, cette surproduction relative, identique à l'accumulation, qui dans d'autres modes de production est le résultat direct de l'augmentation de la population et qui, dans les colonies, a pour cause l'immigration. Le besoin ne cesse de croitre, et la perspective de son accroissement a pour effet que continuellement de nouveaux capitaux sont avancés pour la production agricole, ce qui est une conséquence de ce que continuellement il se crée des capitaux nouveaux. Chaque capitaliste règle l'importance de sa production d'après le capital qu'il a disponible et d'après ce qu'il peut surveiller directement. Son but est d'occuper autant de place que possible sur le marché. Si cette tendance a pour résultat la surproduction, il ne s'en attribue pas la responsabilité, mais la rejette sur ses concurrents. Pour donner plus d'extension à sa production, il peut soit s'emparer d'une partie plus grande du marché, soit élargir celui-ci.
CHAPITRE XL
LA DEUXIÈME FORME DE LI RENTE DIFFÉRENTIELLE
(LA RENTE DIFFÉRENTIELLE II.)
Jusqu'à présent nous n'avons considéré que la rente différentielle résultant des différences de productivité d'avances égales de capital pour des terres de même étendue et de fertilités différentes, c'est-à-dire déterminée par la différence entre le produit du capital engagé dans la terre la plus mauvaise ne donnant pas de rente, et celui du capital appliqué à des terres plus fertiles. Nous avons considéré toutes les avances de capital comme se faisant pour des terres situées l'une à côté de l'autre, de sorte qu'à toute nouvelle avance de capital correspondaient la culture d'une terre nouvelle et une extension de l'étendue cultivée. En définitive, la rente différentielle que nous avons étudiée est matériellement le résultat des inégalités de productivité de capitaux de même importance appliqués à la terre. Y aurait-il une différence si ces capitaux de productivités inégales étaient appliqués successivement à la même terre au lieu de l'être avec les mêmes résultats à des terres différentes ?
Il est indéniable qu'ea ce qui concerne le surprofit, il est iadiffèrent que t8 £ de surprofit soient obtenues en appliquant successivement 12 £ de frais de production (dont 10 £ de capital) à un acre d'une seule et même terre ou en appliquant 3 £ de frais de production à un acre d'une terre A produisant 1 quarter, 3 £ de frais de production à un acre d'une terre B produisant 2 quarters et par conséquent 3 £ de surprofit, 3 £ de frais de produc
CHAP. XL. -DEUXIÈME FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 261
tion à un acre d'une terre C produisant 3 quarters et 6 £ de surprofit, enfin 3 £ de frais de production à une terre D produisant 4 quarters et 9 £ de surprofit. D'un côté,un capital de 10 £ sera avancé par 4 parties de 2 1/_, £ appliquées à 4 acres d'inégales fertilités, situés l'un à côté de l'autre ; de l'autre côté, le capital de 10 £ sera appliqué en quatre fois sur un seul et même acre. De part et d'autre les surprofits et les taux des surprofits se forment de la même manière pour les différentes parties du capital avancé. Mais il n'en est pas de même de la transformation du surprofit en rente - la rente n'est qu'une autre forme du surprofit - et celle-ci présente, quand la première métbode est appliquée, des difficultés qui expliquent l'opposition opiniâtre des fermiers anglais à l'établissement d'une statistique agricole officielle et leurs discussions avec les propriétaires quand il s'agit de constater les résultats réels de leurs avances de capitaux (Morton). La rente étant fixée au moment de la signature du bail, les fermiers empochent pendant toute la durée de celui-ci les surprofits résultant de leurs avances successives de capital ; de là leur tendance à contracter des baux à long terme, tendance qui entre en conflit avec le désir des landlords de ne conclure que des contrats pouvant être dénoncés d'année en année.
Il est donc certain que s'il est indifférent au point de vue de la formation du surprofit que des capitaux égaux soient appliqués simultanément avec des résultats inégaux sur des terres d'étendues égales ou qu'ils soient appliqués successivement sur une même terre, les deux systèmes présentent une différence importante en ce qui concerne la transformation du surprofit en rente foncière ; cette transformation se fait pour le dernier système dans des limites plus étroites et plus variables. C'est ce qui explique que dans les pays de culture intensive - nous entendons par là la concei~tration du capital sur une seule et même terre au lieu de son application à plusieurs terres situées l'une à côté de l'autre -la profession des taxateurs, comme le
2692 SI XIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
constate Morton dans ses Ressources of Estates, devient très importante, très compliquée et très difficile. Lorsque les avances faites ont entraîné avant tout des améliorations permanentes du sol, l'augmentation artificielle de la fertilité différentielle se confond à la fin du bail avec la fertilité naturelle, et la rente peut être évaluée comme s'il s'agissait de terres de fertilités inégales. Au contraire, lorsque le surprofit dépend de l'importance du capital d'exploitation, la rente est déterminée, pour un capital d'exploitation donné, d'après la rente moyenne du pays, et il est indispensable que le nouveau fermier dispose d'un capital suffisant pour continuer la culture d'une manière également intensive.
Les points suivants doivent encore être mis en évidence pour l'étude de la rente différentielle Il :
Primo. - La rente différentielle Il a pour base et pour point de départ, non seulement dans la suite des temps, mais à chaque époque déterminée, la rente différentielle 1, c'est-à-dire l'exploitation de terres de fertilités et de situations différentes cultivées en même temps.
Qu'il en soit ainsi historiquement, cela va de soi. Ceux qui fondent des colonies disposent de peu de capital e~ n'ont guère comme éléments de production que la terre et leur travail. Chaque chef de famille cherche à établir pour lui et les siens un champ d'occupation indépendant de ceux de ses compagnons. Il doit en être de même dans l'agriculture proprement dite, avant l'application de la production capitaliste. Chez les peuples pasteurs et en général chez ceux où l'élevage du bétail est érigé en branche de production indépendante, la terre est plus ou moins exploitée en commun et cette exploitation est extensive dès le début. La production capitaliste part de systèmes dans lesquels les moyens de production étaient en fait et en droit la propriété de ceux qui cultivaient la terre, et c'est lentement que les moyens de
CHAP. XL. - DEUXIÈME FORME DE LA, RENTE DIFFÉRENTIELLE 263
produire se transforment en capital, pendant que les producteurs immédiats deviennent des salariés. La première apparition bien caractéristique de la production capitaliste a lieu dans l'élevage des moutons et des bestiaux, et elle est suivie de la concentration du capital, non sur des terres d'étendues relativement restreintes, mais dans l'exploitation sur une grande échelle, où cette concentration permet de faire des économies de chevaux et d'autres éléments de production. Le point de départ n'est donc pas l'application de plus de capital sur la même étendue de terre, d'autant plus qu'il est conforme aux lois naturelles de l'agriculture que le capital ne devient un élément décisif de la productivité du sol que lorsque l'exploitation agricole a atteint un certain degré de développement et qu'elle a épuisé le sol jusqu'à un certain point C'est donc bien la rente différentielle 1 qui est le point de départ historique.'D'autre part, lorsqu'on limite l'observation a un moment déterminé, on constate toujours que la rente différentielle Il ne fait son apparition que sur des terres où le barriolage de la rente différentielle 1 est déjà en vigueur.
Secundo. - Dans la rente différentielle Il apparaissent, à côté des différences de fertilité, les inégalités des fern
Iniers au point de vue du capital et du crédit dont ils jouissent. Dans la manufacture, il ne tarde pas à s'établir pour chaque branche de production, un minimum d'importance des affaires, un minimum des avances de capital, au-dessous duquel aucune entreprise n'est possible. Un capital dépassant ce minimum représente le capital moyen dont doivent disposer ceux qui veulent réaliser le profit moyen, alors qu'un capital plus considérable assure un profit exceptionnel et qu'un capital moindre donne un profit moins élevé que le profit moyen. Ce n'est que lentement et inégalement, ainsi que le montre l'Angleterre, que la production capitaliste s'empare de l'agpiculture. Aussi longtemps que la libre importation des céréales est interdite ou sans influence, ce sont les producteurs qui cultivent les terres les plus mauvaises et produisent dans des
264 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
conditions plus défavorables que les conditions moyennes, qui fixent le prix du marché et disposent d'une grande partie du capital consacré à l'agriculture.
Le fait que le paysan cultivant une petite parcelle et y appliquant une grande quantité de travail met en œuvre un travail isolé, dépourvu des conditions tant sociales que matérielles de la productivité, a pour effet que les fermiers capitalistes peuvent s'approprier une partie du surprofit. Il n'en serait pas de même, du moins dans une mesure sensible, si la production capitaliste était développée dans l'agriculture autant que dans la manufacture.
Examinons d'abord comment se forme le surprofit dans le cas de la rente différentielle II, sans nous préoccuper des conditions qui sont nécessaires pour que ce surprofit se transforme en rente. Nue de cette manière, la rente différentielle Il n'est qu'une autre expression de la rente différentielle I. Les différences de fertilité donnent lieu à la rente différentielle I, parce que l'application de capitaux égaux fournit des résultats inégaux. Que cette inégalité se produise lorsque des capitaux différents sont appliqués successivement à la même terre ou lorsque des capitaux sont avancés pour différentes terres de qualité inégale, il n'est pas moins vrai que la rente différentielle a pour base des différences de fertilité ou de productivité et qu'elle résulte de ce que pour une même avance de capital la fertilité n'est pas la même pour les différentes espèces de terres.
Si, dans le tableau 1, le capital de 10 £, qui est avancé par quatre parties de 2 1/2 £ employées sur les quatre terres A, B, C, D, de fertilités inégales et d'un acre chacune, était appliqué par quatre parties successives sur la seule terre D, de telle sorte que celle-ci donnât 4 quarters après la première avance, 3 quarters après la deuxième, 2 après la troisième et 1 quarter après la dernière, ce serait le prix (3 £ par quai-ter) correspondant à l'avance la moins productive qui déterminerait le coût de production aussi longtemps qu'il y aurait demande pour du froment à
CHAP. XL. - DEUXIÈME FORME DE LA RENTE DIFFERENTIELLE 265
ce prix; de plus, le lopin cultivé dans ces conditions ne donnerait pas de rente différentielle. Ce prix de 3 £, étant donné que notre hypothè~e implique la production capitaliste, comprendrait le profit moyen fourni par le capital de 2 1/2 £; les trois autres avances de capital donneraient lieu à des surprofits et ces surprofits ne se formeraient pas autrement que ceux dont il a été question dans le tableau I. Ce qui est une preuve nouvelle de-ce que la rente différentielle Il a pour point de départ la rente différentielle I.
Nous avons admis qu'un capital de 2 1/2 £ appliqué à la terre la plus mauvaise produit au moins 1 quarter. Supposons qu'outre les 2 1/2 £ qui lui donnent 4 quarters (dont il doit céder 3 quarters comme rente), le fermier de la terre D applique à celle-ci 2 1/2 £, et que ces 2 1/2 £ ne produisent qu'un quarter, comme le fait le même capital avancé pour la terre la plus mauvaise A. Cette avance ne rapportera donc que le profit n-ioyen et, ne donnant pas lieu à surprofit, elle ne donnera pas de rente. De même elle n'aura aucune influence sur le taux du profit, et les choses se passeront comme si les 2 1/2 £ avaient été avancées pour mettre en culture un acre de plus de la terre A, ce qui ne pourrait influencer ni le surprofit, ni les rentes différentielles d'aucune des terres D, C, B. Cependant le fermier retirera de cette nouvelle avance de 2 1/2 £ le même profit que de son avance primitive de 2 1/2 £, bien que le produit de celle-ci ait été de 4 quarters. S'il faisait encore deux avances de 2 l/.£ chacune,dont l'une augmenterait son produit de 3 quarters et l'autre de 2, ces avances seraient, il est vrai, moins productives que la première qui a donn6 -1 quarters (dont 3 quarters de surprofit), mais il en résulterait uniquement, pour chacune de ces avances, un surprofit moins grand que celui de l'avance primitive, sans que cette réduction eût une influence quelconque, ni sur le profit moyen, ni sur le coût de production. Ceux-ci ne seraient affectés que si la production supplémentaire de la terre 1) rendait inutile la production de A et éliminait celle-ci des terres en culture; dans ce cas il y aurait une
22
66 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
baisse du coût de production et celui-ci tomberait par exemple de 3 £ à 1 1/2 £, la terre B devenant la terre ne produisant pas de rente et fixant le prix du marché. La terre D, qui primitivement produisait 4 quarters, donnerait alors 4 +1 + 3 -1-92= 10 quarters et la différence entre sa production et celle de B serait de 10-2~8 quarters, ce qui, au prix du marché, qui est maintenant égal au coût de production de B, soit 1 1/_q £, représenterait 1 1/2x8=12 £. Or, primitivement, la rente de D était de 9 £. La rente par acre aurait donc augmenté de 33 1/3 0JO, malgré la diminution du taux du surprofit sur les deux capitaux supplémentaires de 2 1/2 £*
Cet exposé montre à quelles complications donnent lieu la rente différentielle en général et surtout la combinaison des rentes 1 et 11, alors que Ricardo, par exemple, n'examine les choses qu'à un point de vue et sous un aspect très simple. Il peut arriver, ainsi que le suppose notre exemple, que le prix du marché baisse en même temps que hausse la rente des terres fertiles, de sorte qu'il y a augmentation absolue du produit et du surproduit. (Dans le cas de la rente différentielle 1 en ligne décroissaute, il peut y avoir augmentation du surproduit j~elatif et de la rente par acre pendant que le surproduit absolu par acre reste constant ou même diminue.) Mais en même temps les nouvelles avances de capital, qui sont faites successivement pour la même terre, voient diminuer leur productivité, bien qu'elles soient consacrées pour la plus grande partie aux terres fertiles. Quant à la productivité du travail, elle augmente si l'on se place au point de vue des quantités produites et des coûts de production; e [le diminue si l'on considère que le taux du surprofit et le surproduit par acre diminuent pour les avances successives de capital pour la même terre.
La productivité des avances successives allant en diminuant, la rente différentielle Il ne serait accompagnée nécessairement d'un relèvement du coût de production et d'une diminution absolue de la productivité, que si les
- CIIAP. XL. - DEUXIÈME FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 267
avances de capital ne pouvaient être faites que pour la terre la plus mauvaise (A). En effet, cette
terre, avec une première avance de 2 1/2 £~ produit un quarter de blé, dont le coût de production
est de 3 £. Après une nouvelle avance de 2 1/2 £, soit une avance totale de 5 £, elle produirait en
tout 1 l/. quarter, dont le coût de production serait de 6 £, soit un coût de production de Il £ par
quarter. Dans ce cas, la diminution de productivité qui accompagne chaque nouvelle avance de
capital se traduirait par une diminution relative de la production par acre, alors que pour les terres
les plus fertiles elle n'entrainerait qu'une diminution du surproduit.
La pratique montre que ce sont de préférence les terres les meilleures qui sont l'objet de la culture intensive, C'està-dire des avances successives de capital pour les mêmes parcelles. (Nous ne parlons pas des améliorations permanentes qui permettent la culture de terres préeédemment inutilisables.) Il en est ainsi parce que-ces terres contiennent en plus forte proportion que les autres les éléments naturels de la fertilité, éléments dont les avances de capital permettent de tirer parti et qui rendent ainsi ces avances productives. Lorsqu'après la suppression des lois sur les céréales, l'agriculture fut rendue encore plus intensive en Angleterre, quantité de terres qui avaient servijusqu'alors à la culture des céréales reçurent une autre destination et furent notamment transformées en pâturages, alors que celles qui convenaient le mieux pour la production du blé furent drainées et améliorées. Le capital appliqué à la culturc des céréales fut ainsi concentré sur une zone plus étroite. Dans les applications de ce genre - où tous les surprofits possibles entre le surproduit de la meilleure terre et le produit de la plus mauvaise, sont l'expression de l'augmentation, non relative,mais absolue du surproduit par acre -tout nouveau surprofit (rente éventuelle) représente, non une partie de l'ancien profit, mais un surprofit supplémentaire transformé en rente.
Par contre, ce n'est que dans le cas où la demande
268 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
serait telle que le prix du marché dépasserait le coût de production de A et qu'en même temps sur les terres A, B ou une autre, le surproduit ne pourrait être fourni qu'à un prix plus élevé que 3 £, ce n'est que dans ce cas que la décroissance du rendement correspondant aux avances supplémentaires de capital pour l'une quelconque des terres A, B, C,D, serait accompagnée d'une hausse du coût de production et du prix du marché. Si cette situation durait longtemps sans qu'une extension de la culture se fit sur des terres d'une qualité au moins égale à celle de A ou que d'autres circonstances eussent pour conséquence une offre à des prix moins élevés, le renchérissement du pain aurait pour effet de, faire hausser les salaires et baisser le taux du profit. Il serait indifférent alors que pour donner satisfaction à l'extension de la demande on mit en culture des terres plus mauvaises que A ou qu'on appliquât des avances supplémentaires de capital à l'une quelconque des quatre catégories de terres : la rente différentielle augmenterait à mesure que le taux du profit baisserait.
Ce cas -où la décroissance de la productivité des avances successives de capital pour des terres déjà on culture peut avoir pour effet la hausse du coût de production, la baisse du taux de la rente et l'augmentation de la rente différentielle - est considéré par Ricardo comme le cas normal et est le seul qu'il invoque pour expliquer la formation de la rente différencielle II. Il en serait ainsi si les terres de la catégorie A étaient les seules en culture et si des avances successives de capital pour ces terres n'étaient pas accompagnées d'un accroissement proportionnel de la production, c'est-à-dire si la rente différentielle Il était la seule opérante et si la rente différentielle 1 n'existait pas.
A part le cas où la production des terres cultivées est insuffisante et où par conséquent le prix du marché se maintient au-dessus du coût de production, soit jusqu'à ce que de nouvelles terres, plus mauvaises, soient mises en culture, soit jusqu'à ce que de nouvelles avances pour les terres cultivées fassent sentir leur effet et augmentent les
CHAP. XL. -DEUXIÈME FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 269
quantités produites par celles-ci (à, un coût de production plus élevé), la décroissance de la productivité des avances supplémentaires n'a aucune influence ni sur le coût de production, ni sur le taux de profit. D'ailleurs.trois autres cas sont possibles :
a) Il se peut que le capital additionnel avancé pour F une quelconque des catégories A,B,C,D, ne donne que le profit correspondant au coût de production de A. Dans ces circonstances il n'y a pas plus lieu à surprofit et à rente que lorsqu'une extension de culture est faite par des terres de la catégorie A.
b) Il peut arriver que le capital additionnel détermine un rendement plus grand. Il en résultera évidemment, si le prix du marché De varie pas, un nouveau surprofit (la possibilité d'une rente). Mais ce résultat n'est pas inévitable; il ne se réalise pas lorsque l'accroissement de la production a pour effet d'éliminer les terres de la catégorie A des terres en culture et par conséquent de faire baisser le prix du marché. Dans ce cas, on constaterait une hausse du taux du profit, pour autant que la variation du prix du marché fut accompagnée d'une baisse des salaires ou que le produit devenu moins cher fut un élément constitutif du capital constant. Si l'accroissement de la productivité dû à l'avance additionnelle de capital se manifestait sur les terres les plus fertiles C et D, l'augmentation du surprofit (de la rente) due à la baisse du prix et à la hausse du taux de profit, dépendrait du degré d'augmentation de cette productivité et de l'importance de l'avance additionnelle de capital. Quant au taux du profit, il peut hausser par la seule dépréciation des éléments du capital constant, par conséquent sans qu'il y ait diminution des salaires.
c) Enfin, les avances additionnelles de capital peuvent être accompagnées d'une diminution des surprofits, mais dans des conditions telles qu'elles donnent lieu à une production plus grande que celle que donnerait le même capital appliqué à la terre A. Dans ce cas, il y aurait toujours formation de surprofits, possibles à la fois sur D,C,B
270 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
et A, à moins que l'augmentation de l'offre n'ait pour conséquence d'éliminer la terre A des terres en culture. Si cette éventualité se réalisait, il y aurait diminution du coût deproduction régulateur et ce serait la quantité de quarters. constituant le surprofitqui déterminerait s'il y aura hausse ou baisse de la valeur argent dusurprofit et par conséquent de la rente différentielle. Quoi qu'il en soit, on voit qu'en tout cas - et c'est là le point essentiel - le coût de production peut baisser au lieu de devoir hausser, comme on le croirait à première vue, lorsque les avances successives de capital sont accompagnées de la baisse des surprofits.
Dans ces avances additionnelles de capital accompagnées d'une baisse des surprofits, les choses se passent de la même manière que si pour quatre terres de fertilité plu-, grande que A et moindre que B, plus grande que B et
moindre que C, plus grande que Cet moindre que D, plus grande que D, on ayan~ait quatre capitaux de 2 1/29 £ chacun, rapportant respectivement 1 1/2, 2 1/3, '22 2/, et 3 quarters. Sur chacune de ces terres l'avance de capital additionnel donnerait un surprofit (la possibilité d'une rente), bien qu'il y aurait baisse du taux du surprofit relativement à l'application du capital à une terre meilleure, et le résultat serait le même, que les quatre capitaux fussent avancés pour D, etc., ou repartis entre D et A.
Nous arrivons maintenant à une différence essentielle entre les deux foi-mes de la rente différentielle.
Lorsque le coût de production est invariable et que les différences entre les terres en culture restent les mêmes, la rente différentielle 1 rapportée à l'acre ou au capital ne varie pas, mais la rente par acre peut hausser alors que le taux de la rente (par rapport au capital avancé) reste invariable.
Supposons, la fertilité relative restant la même, qu'une avance de capital de 5 £ au lieu de 2 11-9 £ pour chacune des terres A,B,C,D, c'est-à-dire une avance totale de 20 £ au lieu de 10 £, donne lieu à une production double. Les choses se passeront comme si, avec l'ancien coût de produe
CHAP. XL. - DEUXIÈME FORME DE LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 271
tion, on avait cultivé 2 acres au lieu de 1 acre de chaque terre, et le taux de profit ainsi que le rapport entre ce taux et le surprofit ou la rente resteront les mêmes. En effet, si d'après notre hypothèse, ,~,B,C,D donnent respectivement 2,4,6,8 quarters au lieu de 1,2,3,4 quarters, cette augmentation est due, non à un dédoublement de la productivité, l'avance de capital restant la même, mais à un dédoublement de l'avance de capital, la productivité restant proportionnelle in ent la même ; il en résulte que le coût de production reste également invariable et se maintient à 3 £ par quarter. L'avance de capital étant deux fois plus grande, le profit pour les quatre catégories est deux fois plus élevé et de même la rente est deux fois plus considérable : elle est de 2 quarters au lieu de 1 quarter pour la terre B, de 4 quarters an lieu de 2 pour la terre C, de 6 quarters au lieu de ?pour la terre D, soit en argent 6, 12 et 18 £. Il en résulte que le prix de la terre, qui est la capitalisation de la rente, a également doublé ; par contre si l'on considère le taux de la rente, c'est-à-dire si l'on rapporte la rente au eapital avancé, on voit que ce taux est resté invariable. En effet, le rapport entre la nouvelle rente totale (36) et l'avance de capital (20) est le même que celui entre la rente totale primitive (18) et la première avance de capital A 0). Il en est de in ê me du rapport de la rente en argent à l'avance de capital ; c'est ainsi que pour la terre C, le rapport entre la nouvelle rente (12 £) et la nouvelle avance (5 £) est le même que celui entre la rente primitive (6 £) et la première avance (2 1/2 £). Il ne se crée donc aucune nouvelle différence entre les capitaux avancés, mais il se forme de nouveaux surprofits ; il en est ainsi parce que ravance additionnelle de capital sur une quelconque des terres donnant lieu à rente ou sur toutes se fait avec la même productivité proportionnelle. Si l'avance était doublée exclusivement pour la terre C, les différences entre le taux de la rente différentielle de C et les taux de B et de D resteraient néanmoins les mêmes, car la rente doublée sur la terre C devrait être rapportée à un capital également doublé.
272 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
Le coût de production, le taux du profit et les différences (par conséquent le taux de la rente) restant les mêmes, la rente (en produits ou en argent) par acre et avec elle le prix de la rente peuvent augmenter.
Ce que nous avons dit de la hausse du taux de la rente se vérifie de même lorsque par suite d'une décroissance de la productivité des avances additionnelles, il y a baisse du taux du surprofit et par conséquent de la rente. Si après la seconde avance de 2 1/2 £ la terre B ne rendait que 31/2 quarters, la terre C n'en donnait que 5 et la terre D n'en produisait que 6, les rentes différentielles correspondant à l'avance additionnelle seraient de 1/2 quarter au lieu de 1 sur la terre B., de 1 quarter au lieu de 2 sur la terre C et de 2 quarters au lieu de 3 sur la terre D, et les rapports entre la rente et le capital seraient les Suivants pour chacune des deux avances
Première avance Seconde avance
B: Rente ~3 £.Ca pital=2 1/2 £. B: Rente= 1 CapiLal~2 '/,£. C : Rente= 6£. Capital 21/2 C Rente ~ 3 £. Capital = 2 1/2 £. D: Rente = 9£. Capital 2 1/~ D Rente ~6 £.Capital = 2 1/2 £.
MalgrU la baisse de la productivité relative du capital et par conséquent la, baisse du surprofit, la rente (en blé et en argent) aurait augmenté sur chaque terre : sur la terre B elle serait de 1/2 quarter au lieu de 1, soit de 4 1/_, £ au lieu de 3 ; sur la terre C elle serait de 3 quarters au lieu de 2, soit 9 £ au lieu de 6 ; sur la terre D elle serait dé- 5 quarters au lieu de 3, soit 15 £ au lieu de 9. Les différences par rapport au capital avancé pour la terre A a uraient diminué pour les capitaux de la seconde avance, le coût de production serait resté le même et la rente par acre ainsi que le prix de la terre auraient augmenté.
CHAPITRE XLI
LA ]RENTE DIFFÉRENTIELLE II
PREMIER CAS : LE COÛT DE PRODUCTION ]RESTE CONSTANT
Nous supposons que le coût de production reste constant, c'est-à-dire que le prix du marché ne cesse d'être réglé par la productivité du capital avancé pour la plus mauvaise terre A. Les cas suivants peuvent se présenter -
1. L'avance additionnelle de capital faite pour les terres à rente, B,C,D, ne produitque ce que donne la même avance sur la terre A, c'est-à-dire ne rapporte que le profit moyen et ne fournit pas de surprofit. Dans ces conditions, J'avance n'a aucune influence sur la rente, et les choses se passent comme si à l'étendue déjà cultivée on ajoutait un nombre déterminé d'acres de la catégorie A.
Il. Les avances additionnelles accroissent le rendement de chaque terre proportionnelle ment à leur importance, c'est-à-dire que pour chaque terre l'augmentation de la production est en raison de la fertilité du sol et de la grandeur de l'avance de capital.
Dans le chapitre XXXIX, nous sommes partis du tableau suivant :
Tableau I
TERRES 91 PH DUCT ON RENTE -
CAPITAL
= ~f ~0
Classes Acres i:.
<
Qr 0/0
1/2
1/2 ' 3 3 6 1 3 1210
'/, 3 3 3 9 2 6 ~!40
D 1 2 1/2 1 /2 3 4 3 12 3 9 360
Total. 4 2 12 10 30 6 18
274 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈ, RE ,
Ce tableau se modifie maintenant comme suit
Tableau II
TERRES r- PRODUCTION RENTE
CAPITAL CD = - ',
ez
Classes Acres e.
0~ 'î [-
=
C>
Qr. Qr. 010
A .... 1 2 1/2 + 2 /,= 5 1 6 2 3 16 0 0 &
B. . . .. 1 2 '/2 + 2 '/2 __!!~ 5 l 6 4 3 12 2 6 120
c 1 2 1/2 + 2 '/2 5 l 6 6 3 28 4 12 240
2 1/~ + 2 1/2 5 l 6 8 4 6 18 360
- -_ -F - - -T
Total 10 + 10 = Fû 4 24 0 60 12 6
Il n*est pas indispensable que l'avance de capital devienne deux fois plus grande, comme le tableau l'indique, pour toutes les catégories de terres. La loi se vérifie dès qu'une avance de capital, quelle qu'en soit la grandeur, est faite pour une ou plusieurs des terres à rente, à, condition toutefois que la production augmente chaque fois proportionnellement à l'avance. La rente ne devient plus grande que parce que l'avance de capital devient plus importante et elle s'accroit proportionnellement a l'augmentation de cette avance. Les choses se passent comme si de plus grandes étendues de terres à rente étaient mises en culture, avec des avances de capital égales à celles appliquées en premier lieu, c'est-à-dire que dans le tableau Il le résultat resterait le même si l'avance additionnelle de 21/2 £ se faisait pour un deuxième acre de chacune des terres B,C et D.
Notre hypothèse suppose donc, non pas une application plus productive du capital, mais l'application de plus de capital sur les mêmes surfaces, avec le même succès que précédemment.
Tous les rapports restent les mêmes. Si au lieu d'envisager les différences proportionnelles on partait des diffé
Zn
rences arithmétiques, on pourrait constater des variations de la rente différentielle pour les différentes catégories de
CHAP. XLI. - LA RE1~TE DIFFÉRENTIELLE Il 275
terres. C'est ainsi, par exemple, que si une avance additionnelle de capital était faite seulement pour les terres B et D, la différence de D par rapport à A serait de 7 quarters au lieu de 3, celle de B par rapport à A, de 3 quarters au lieu de 1, celle de C par rapport à B, de -1 quai-ter au lieu de -j1, etc. Ces différences arithmétiques, qui sont décisives pour la rente différencielle 1, puisqu'elles représentent les inégalités des productivités pour des avances égales de capital, n'ont aucune importance dans ce cas, parce qu'elles résultent d'avances additionnelles de capital qui ont été faites pour certaines terres seulement, les différences restant les mêmes pour les mêmes avances.
111. Les avances additionnelles augmentent la production et créent des surprofits, dont les taux vont décroissant mais pas proportionnelle me rit à l'augmentation des Surprofits.
Tableau III,
TERRES PRODUCTION RE TE
- __ t 4 .2 - __ t~ 11,1>
c <W. -~~=.
CAPITAL
0 eD. ~'. 0 Quantités .!j 1~1 19 E~ bn e
Qr. Qr. £
A ... /12 .1/2 1 3 3 0 0 0
B ... 1 5 , 6 2 +11/, =: 3 1/2 3 10 1~/, 1 1/, 4 1/2 90
6 3+2 = 5 3 15 3 9 180
6 11!, 3 2ï '/, 5 '/2 16 1!% 330
Total 4- 10 + 7 1/, = 17'/2 1 /2 21 17 51 10 1 30 1
Dans ce cas encore il est sans importance que les avances additionnelles soient faites également ou inégalement pour les différentes terres, et que les diminutions du surprofit se fassent ou ne se fassent pas d'après une proportion invariable ; la seule condition indispensable est que les avances additionnelles donnent un surprofit pour n'importe quelle terre à Petite sur laquelle on les applique et que ce surprofit décroisse à mesure que l'avance augmente. Dans l'exemple
2î6 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
figuré dans notre tableau la diminution du surprofit peut se faire de 4 quarters=,I'-)£(Ia production qui, sur la meilJeure terre D, est donnée par la première avance de capital), à 1 quarter ~ 3 £ (le produit obtenu sur la terre la plus mauvaise A par la même avance de capital). Les choses se passent comme si aux terres cultivées s'en ajoutaient d'autres moins fertiles que D et plus fertiles que A. Si les avances additionnelles étaient appliquées exclusivement à D, le surprofit pourrait être limité d'abord par la différence entre D et A, puis par la différence entre D et B, puis par celle entre D et C ; si les avances successives étaient reportées entièrement sur la terre C, les différences à considérer seraient celles entre C et A et C et B ; enfin si elles étaient appliquées à la terre B, la différence entre B et A serait la seule à envisager.
La loi est la suivante - la rente augmente d'une manière absolue pour toutes les catégories de terres, mais elle n'augmente pas en proportion des avances additionnelles de capital.
Le taux du surprofit, soit par rapport an capital additionnel, soit par rapport au capital total, diminue pendant que la grandeur absolue du surprofit augmente, de même que dans la plupart des cas le taux du profit diminue pour le capital en général à mesure que la grandeur absolue du profit s'accroit. C'est ainsi qu'après l'avance additionnelle le surprofit ni oyen représente 90 0/1, du eapita 1 pour la terre B, alors qu'il était de 19-0 0/. après la première avance ; en valeur absolue, ce surprofit qui était de 1 quarter ~ 3 £ après l'avance primitive, est devenu 1 l/. quarter = 4 1/, £ après l'avance additionnelle. La rente totale a donc augmenté également en valeur absolue. Des variations peuvent intervenir dans les différences entre les rentes des différentes terres ; ces variations sont la conséquence et non la cause de l'accroissement d'une rente par rapport à une autre.
IV. Sur les meilleures terres, la production correspondant aux avances additionnelles est plus grande que celle
CHAP. XL1. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE 11 277
obtenue par la première avance. Ce cas ne demande pas à être analysé de près. Il va de soi que les rentes par acre doivent augmenter dans une proportion plus grande que l'avance de capital, quelle que soit la catégorie de terre pour laquelle cette avance est faite. Cette dernière comporte par conséquent une amélioration du sol, et il peut arriver qu'une avance additionnelle moindre que l'avance primitive ait le même effet ou plus d'effet que celle-ci. Cependant les deux cas, faire une avance additionnelle én,,'ale à l'avance primitive et faire une avance additionnelle inoindre que l'avance primitive, la, productivité de l'avance additionnelle étant plus grande dans les deux cas que celle de l'avance primitive, ne sont pas identiques. Lorsque, par exemple, une avance de 100 donne un profit de 10 et une avance de 9-00, appliquée dans les mêmes conditions, un profit de 40, il y a augmentation du profit; celui-ci passe du taux de 10 0/. au taux de 20 0/1., et à ce point de vue les choses se déroulent de la même manière que lorsqu'un capital de 50quidoiiii ait 5,produitl 0 quand il est appliqué d'une manière plus fructueuse. Seulement, dans l'un des cas, le capital doit être doublé tandis que, dans l'autre, c'est le résultat qui double pour le même capital. Les choses ne sont évidemment pas identiques suivant qu'on obtient le même produit que précédemment avec moitié moins de travail vivant ou matérialisé, ou que le même travail fournit un produit double, ou encore que. d'un travail double on retire un produit quatre fois plus considérable. Dans le premier cas, du travail matérialisé et vivant devient disponible et peut être affecté à nue autre production. Il y a donc augmentation de la richesse et l'effet est le même que si du capital avait été obtenu par accumulation, mais par accumulation réalisée sans dépense de travail.
Supposons qu'un capital de 100 produise 10 mètres, la somme de 100 comprenant le capital constant, le travail vivant et le profit. Le prix du mètre est donc de 10. Si avec le même capital on peut produire 20 mètres, le prix du mètre ne sera plus que de 5. Mais si avec un capital de
278 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
50 on petit fabriquer 10 mètres, le prix sera également diminué de moitié et un capital de 50 deviendra disponible. Enfin, le prix du mètre sera également de 5, si pour produire 40 mètres on doit appliquer un capital de 200. Ni le prix, ni la valeur, ni l'avance de capital par unité de produit ne permettent de différencier ces trois cas. Cependant, dans le premier, il faut moins de capital que dans la production primitive ; dans le second, on serait dispensé d'avoir recours à du capital additionnel s'il fallait produire deux fois plus ; dans le troisième, on a dà faire une avance de capital plus grande pour obtenir plus de produits, mais l'augmentation de l'avance n'a pas dû être faite dans la même proportion que si fon avait continué à produire dans les conditions de la production initiale. (A rapprocher de l'hypothèse I.)
La, mise en oeuvre de capital constant est toujours moins coûteuse que celle de capi(al variable, si l'on se place au point de vue de la production capitaliste et que l'on eonsidère, non l'augmentation de la plus-value, mais la diminution du prix de revient. (Une économie de travail -bien que le travail crée la plus-value - augmente le profit du capitaliste tant que le coût de production reste le même). Cette conclusion suppose nécessaire ment le développement du crédit et l'abondance du capital empruntable, c'est-àdire les conditions inherentes à la production capitaliste. Le produit du fravailannuel de 5 ouvriers étant de 100 £,je ferai une avance additionnelle de 100 £, d'un côté sous forme de capital constant, de fautre sous forme de capital variable. Le taux de la plus-value étant de 100 0/0, la valeur créée par les 5 ouvriers sera de 200 £ ; par contre la valeur de 100 £ de capital constant est de 100 £ et peut être de 105 £ comme capital, si le taux de J'intérêt est de 5 0/,. Les mêmes sommes d'argent, suivant qu*elles sont avancées dans la production comme capital constant ou comme capital variable, expriment des valeurs très différentes lorsqu'on les considère dans les produits qu'elles engendrent. En outre, en ce qui concerne les coûts des mar
~CHAP. XLI. - LA RENTE DIFFÊRENTIELLE 11 279
ehandises au point de vue du capitaliste, il y a encore cette ~différence qu'alors que les 100 £ dépensées en salaires sont reproduites entièrement par la valeur de la marchandise, " n'est que l'usure des 100 de capital constant qui passe dans le produit, pour autant que tout le capital constant ~soit appliqué sous forme de capital fixe.
Pour les colonisateurs et en général pour les petits producteurs qui opèrent sans capital ou avec un capital grevé d'intérêts énormes, la partie du produit qui représente le ,salaire constitue leur revenu, alors que pour les capitalistes cette partie est une avance de capital. Pour les premiers, l'avance pour le travail est une condition indispensable pour recueillir le produit de celui-ci, produit qui les iiitéresse avant tout, le surtravail étant réalisé par eux sous forme de surproduits, lesquels, lorsqu'ils sont vendus ou réutilisés, sont considérés comme n'ayant rien coûté. Il en ~est tout autrement d'une avance pour du travail matérialisé, qui représente à leurs yeux une aliénation de richesse. Ces petits producteurs cherchent naturellement à vendre aussi cher que possible, bien que la vente au-dessous de la valeur et du coût de production capitaliste leur rapporte encore un profit, à moins que celui-ci ne soit mangé d'avance par
1
les dettes, l'hypothèque, etc. Pour les capitalistes au contraire, la dépense sous forme de capital variable est une avance de capital au même titre que la dépense sous forme de capital constant, et plus cette dernière es t grande relativement à l'autre, plus diminuent, toutes circonstances égales, le coût de production et la valeur de la marchandise. Bien que le profit soit engendré exclusivement par la plus-value et découle uniquement de l'application de capital variable, le capitaliste peut avoir cette impression que le travail vivant représente la partie la plus onéreuse ~de ses frais de production, l'élément dont il importe le plus de réduire l'importance. Il s'agit là d'une de ces illusions ~dont sont victimes ceux qui observent les choses par le prisme de la concurrence et qui ne voient pas que la prépondérance de l'application du travail matérialisé par
280 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
rapport à celle du travail -vivant est l'expression d'un accroissement de la productivité du travail social et d'une extension de la richesse.
Dans l'hypothèse que le coût de production reste constant, les avances additionnelles de capital, que la productivité augmente, diminue ou soit invariable, peuvent être faites pour toutes les terres meilleures que la plus mauvaise, par conséquent, pour toutes les terres à partir de B. Ces avances pourraient même être faites pour A, soit qu'il n'en résulte aucune augmentation de la productivité, cas dans lequel la terre continuerait à ne pas donner de rente, soit que la productivité devienne plus grande, ce qui aurait pour conséquence de faire rapporter une rente par une partie du capital avancé pour la terre A. Ces avances seraient impossibles s'il y avait diminution de la productivité de A, car, dans ce cas, le coût de production cesserait de rester constant et hausserait. Que le surproduit soit directement proportionnel ou non à l'avance additionnelle, c'est-à-dire que le taux du surprofit reste constant ou varie en plus ou en moins lorsque l'avance de capital augmente, on constate un accroissement du surproduit et du surprofit par acre et, par conséquent, la possibilité d'un accroissement de la rente en blé ou en argent. La hausse de la rente par acre a donc uniquement pour cause l'augmentation du capital avancé pour la terre, et cette hausse se produit alors que le coût de production reste constant, c'est-à-dire quelle que soit la productivité de l'avance additionnelle par rapport à l'avance primitive, qu'elle soit égale à cette dernière, plus grande ou plus petite. (L'importance de la hausse varie évidemment en raison de la productivité du capital additionnel.) Ce phénomène est caractéristique pour la rente différentielle Il et la distingue de la rente différentielle 1. En effet, si, au lieu d'être faites dans le temps, successivement l'une après l'autpe pour les mêmes terres, les avances additionnelles de capital étaient faites dans l'espace, pour de nouvelles terres de même qualité que celles en culture, on aurait,
CHAP. XLI. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 281
il est vrai, une augmentation de la rente totale et de la rente moyenne pour toute l'étendue cultivée, mais il n'en résulterait pas un accroissement de la rente par acre. Si le résultat est le même au point de vue de la masse et de la valeur de l'ensemble de la production et du surproduit, tant pour la concentration des avances sur des étendues étroites que pour leur éparpillement sur de grandes surfaces, le premier,système a pour effet d'augmenter la rente par acre, ce qui West pas obtenu par le second. Or, le développement du système de la production capitaliste pousse a l'extension de la concentration du capital sur les mêmes étendues de terre en culture et par conséquent a la hausse de la rente par acre. De deux pays, ayant les mêmes coûts de production, présentant les mêmes différences entre les terres qui y sont cultivées, faisant pour ces dernières les mêmes avances de capitaux, mais dont l'un applique le capital par vole intensive et l'autre par voie extensive, le premier se distinguera, du second en ce que la rente par acre et par conséquent le prix de la terre y seront plus élevés, bien que la rente totale soit la. même dans les deux. La différence aura pour cause, non des différences entre les fertilités naturelles des terres où les dépenses de travail, mais uniquement la différence entre les manières d'appliquer le capital.
Lorsque nous parlons ici de surproduit, nous entendons désigner la fraction du produit qui représente le surprofit et non lias, comme il nous arrive de le faire, la fraction du produit qui représente toute la plus-value ou même le profit moyen. La signification spéciale qui doit être attribuée à l'expression lorsqu'il s'agit du capital produisant de la rente peut donner lieu à des malentendus, ainsi que nous l'avons déjà dit.
CHAPITRE XLII
LA RENTE DIFFÉRENTIELLE II
DEUXIÈME CAS : LE COÛT DE PRODUCTION DÉCROÎT
Il peut y avoir baisse du coût de production, que les avances additionnelles de capital aient une productivité égale, plus grande ou plus petite que l'avance primitive.
I. - Les avances additionnelles de capital ont la même
productivité que l'avance primitive
D'après cette hypothèse, la production propre à chaque -catégorie de terre augmente en proportion du capital appliqué à cette terre, ce qui revient à dire que le surproduit augmente proportionnellement à l'accroissement des avances de capital. Comme nous prenons comme point de départ que la productivité reste constante, c'est-à-dire que la productivité du capital additionnel est la même que, celle du capital primitif et que le taux du surprofit reste invariable, il ne peut pas être question d'avances additionnelles pour la terre A: le taux du surprofit est égal à zéro sur cette terre; il doit rester égal à zéro.
D'après ces prémisses, le coût de production ne petit décroitre que pour autant que le coût de production de la terre A cesse d'être le coût régulateur, c'est-à-dire que l'on cesse d'avancer du capital pour A. On pourra également cesser d'avancer du capital pour B, de telle Sorte que le coût de Production de C devienne le coût régulateur. La marche des événements dépendra de l'augmentation de productivité que les avances additionnelles commu
CHA,P. XLII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 283
niqueront aux meilleures terres et de la mesure dans laquelle la production de celles-ci donnera satisfaction à la demande.
Reprenons le tableau Il en y introduisant cette eondition que 18 quarters au lieu de 20 sont suffisants pour les besoins. La terre A sera donc éliminée des terres en culture et le coût de production de B, soit 30 sh. par quarter, deviendra le coût régulateur. La rente différentielle résultera du tableau suivant :
Tableau IV
TERRES 1 PRODUCTION RE TE
G&PITAL
£ E Qr. £ £ Qr. £ 1/0
B 1 5 4 6 4 1 '/, 6 0 0 0
C 1 5 1 6 6 J 1/, 9 ± 3 60
D 1 5 1 6 8 1 1/, 12 4 6 120
Total. 3 15 3 18 18 ~ 27 6 9
En comparant ce tableau au tableau 11, on constate qu'alors que la production totale n'est diminuée que de ~2 quarters (de 20 elle est tombée à 18), la rente totale n'est plus que de 6 quarters au lieu de 12, soit 9 £ au lieu de 36, et que le taux du surprofit est diminué de moitié (de 188 il est tombé à 90 La baisse du coût de prodvetion a donc entrainé une diminution de la rente en blé et en argent.
La comparaison avec le tableau 1 n'indique qu'une diminution de la rente en argent, qui de 18 £ a été réduite à 6 £, mais qui est de 6 quarters de part et d'autre ; les rentes en blé sont restées les mêmes pour C et D. Les avances additionnelles ont eu pour effet d'augmenter la production et de rejeter du marché les produits de la terre A; celle-ci a cessé d'être cultivée et il s'est constitué une nouvelle rente différentielle I., pour laquelle B joue le rôle
284 SIXIÈME, PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
il A. La terre B ne donne qui était dévolu précédemment ~ donc plus de rente et la fraction du produit total se transformant en rente a diminué.
Le résultat aurait été différent si, dans le but de satisfaire la demande sans le concours de A, ou avait plus que doublé l'avance de capital pour l'une des terres C ou D. Supposons, par exemple, que l'avance de capital ait été triplée pour C.
Tableau IV a
TERRES PIfODUCTION BE TE
CAPITAL
1 1 z; =M .
<
U CI <
Qr. Qr.
1 5 1 6 'l 1/2
4 1 ~ 6 0 0 0
c 1 7 1/12 1 1/2 9 9 'l /'-, 13 1 ', 3 4 1/, 60
D 1 ~ 1 6 8 1 1/2 42 4 F) 120
3 _' 1/2 7
'J'Otal. 3 3 1/2 21
De 6 quarters qu'elle était dans le tableau IV, la production de la terre C s'est ëlevée à 9 quarters, de 2 quarters le surproduit est passé à 3 quarters et de 3 £ la rente en argent est devenne à 4 1/, £, tout en étant moins importante que dans les tableaux Il etl où elle étaitrespectivement de 12 et de 6 £. Quant à la rente totale, elle est maintenaut de 7 quarters alors qu'elle était de 12 quarters dans le tableau Il et de 6 quarters dans le tableau 1, soit en argent 10 1/2 £ dans notre nouvelle hypotlièse tandis que précédemment elle était de 18 £ (tableau 1) et de 36 £ (tableau 11).
Si la troisième avance de 2 l/. de capital avait été faite pour la terre B, la production totale aurait été modifiée, mais la rente serait restée la même, étant donné que d'après notre hypothèse les avances successives de capital ne font pas varier la productivité et (lue B ne donne pas de rente.
CHAP- XLII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 285
Supposons maintenant que l'avance de capital ait été triplée pour D.
Tableau IV b
TERRES PRODUCTION RENTE
~r. ~:~ ') ~ - >1 0
CAPITAL
£ Qr. Qr. 0/0
B. . . * * 5 1 6 4 1 1/2 6 0 0 0
C. . ... 1 5 1 6 6 1 '/, 9 2 3 60
D . . . . 1 7 1/~ 1 1/2 9 12 1 J'/2 18 6 9 1~0
Total. 1 3 17 1/, 1 3 1/, 2 1 22
La production totale est maintenant de '222 quarters, soit
plus que le double de celle du tableau 1, bien que l'avance
de capital soit loin d'être doublée ; elle est de 17 1 ' /~, £ alors
qWelle était de 10 £ dans le tableau 1. De même la pro
duction est plus élevée de2 quarters quedansle tableau 11,
où l'avance de capital était de 20 £.
Pour la terre D, la rente en blé, qui était de 12 quarters dans le tableau 1, s'est élevée à 6, tandis que la rente en argent (9 £) est la même dans les deux cas ; par rapport au tableau 11, aucune différence n'est intervenue quant à la rente en blé, mais la rente en argent est tombée de 18 £ à 9 £.
La rente totale (8 quarters) du tableau IV b est plus grande que celle du tableau 1 (6 quarters) et que celle du tableau IV a (7 quarters), mais elle plus petite que celle du tableau Il (12 quarters). Exprimée en argent (12 £), elle est plus élevée que celle du tableau IV a (10 1/2 £) et moindre que celle du tableau 1 (18 £) et celle du tableau Il (36 £).
La terre B ne donnant pas de rente, il faudrait pour que la rente du tableau IV b fût égale à celle du tableau 1, que le surproduit y augmentât de 6 £, c'est-à-dire de 4 quarters. Il faudrait donc que de nouvelles avances de
286 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
capital fussent faites soit pour C, soit pour D, soit pour les, deux à la, fois. Si l'on faisait la nouvelle avatice pour la terre C seulement, il faudrait un capital additionnel de 1.0 £, étant donné que sur C -un capital de 5 £ fournit 2 quarters de surproduit; si la nouvelle avance se faisait sur la terre D, un capital de 5 £ sera suffisant. Dans ces. deux cas, les résultats de la production seraient les sui. vants :
Tableau IV c
TERRES 0 P ODUCTION RE TE
CAPITAL L3 z Z
0 <M0~
Qr. Qr.
B 1 5 1 6 4 1 0
0 60
G. 1 15 is 18 1 27 6 q
D 1 7 1/2 Il 1/2 1 9 12 1 '/, 18 6 g 120
Total. 1 1 27 1/, 5 1/2 1 33 ~_ 3î 1 -51 2' 118
Tableau IV d
TERRES r. PRODUCTION RENTE
~1 :~ - ~, .
-C = à
CAPITAL
1 eL ~ r .!~ Il -<5 b.
Qr. 0/0
B 1 5 1 6 4 1 '/, 6 0 0 0
C . .. 1 5 1 6 6 1 1/, 9 '2 3 60
D 1 12 1/2 2 15 2( l '/2 30 40 15 120
Total. î -'/. i ~ô
3 22 45 12 ~ 18
La rente totale serait donc exactement la moitié de ce qu'elle est dans le tableau Il où les avances additionnelles de capital sont faites alors que le coût de production reste constant. Mais la comparaison est surtout intéressante avec le tableau 1.
CHAP. XLII. - LA BENTE DIFFÉRENTIELLE 11 287
Nous voyons que bien que la rente totale en blé soit devenue deux fois plus grande (12 quçgters au lieu de 6), la rente en argent est restée la même (18 £), par suite de la diminution du coût de production, qui de 60 sh. est tombé à 30. La terre B ne donne plus de rente ; pour la terre C la rente en argent est moitié plus grande dans IVc et moitié plus petite dans IV d; pour la terre D, elle est restée la même (9 £) dans IV c et elle a augmenté de 6 £ (15 £ au lieu de 9) dans IV d. La production, qui était de 10 quarters dans le tableau 1, est de 34 dans IV c et de 30 dans IV d, et le profit, qui s'élevait à 2 £, est devenu 5 1/2 £ dans IV c et 4 '/_, dans IV d; quant à l'avance de capital, qui était de 10 £ dans notre premier exemple, ell e s'est accrue jusqu'à 27 1/2 £ et 22 1/,2 £ dans nos deux derniers.
Le taux de la rente reste invariable dans tous les tableaux depuis IV jusque IV d, ce qui est inévitable en présence de l'hypothèse qui nous a servi de point de départ, savoir que les avances additionnelles de capital ne peuvent pas avoir pour effet de faire varier la productivité. Ce taux est moins élevé que dans le tableau 1, soit que l'on considère chaque catégorie de terre individuellement, soit que l'on envisage la moyenne de toutes les terres. En ce qui concerne le taux moyen, il était de 180 01/0 dans le tableau 1, tandis qu'il n'est plus que de 80 0/0 dans IV d et de 65 5/11 0/0 dans IV c. La rente moyenne en argent par acre s'est accrue ; elle était de 4 49/2 £ dans 1 alors qu'elle est de 6 £ dans IV e et IV d. La valeur en argent de la rente par acre a suivi une augmentation correspondante et correspond maintenant a deux fois plus de blé que précédemment; mais les 12 quarters qui constituent la rente en blé représentent moins de la moitié de la production (31 et 30 quarfers), tandis que dans le tableau 1 les six quarters de rente constituent les 31~, de la production (10 quarters). Par conséquent, bien que la rente représente dans IV c et IV d une fraction moindre de la production et qu'elle ait diminué également comme taux, elle a augmenté en valeur
288 SIXIÈME PARTIE, - LA RENTE FONCIÈRE
argent par acre et plus encore en valeur-produit. Si nous considérons la terre D dans le tableau IV d, nous voyons qu'elle a fait l'objet d'une avance de 12 l/~, £ et que les frais de production ont été de 15 £ ; elle doline une pente de 15 £- Dans le tableau 1, le même terre a donné lieu à une avance de -9 1/2 £ et à des frais de production de 3 £ ; la rente a été de 3 £, c'est-à-dire égale à trois fois les frais de production et à presque quatre fo.s le capital, tandis que la rente du tableau IV d a été égale seulement aux frais de production et aux 6/,., du capital Ce qui n'empêche que dans le tableau IV d la rente en argent par acre a été de 15 £ tandis qu'elle n'a été de que de 9 £ dans le tableau 1, et qu'alors que dans ce dernier tableau la, rente en blé était de 3 quarters, soit les 3/, de la production totale (4 quarters), elle s'élevait dans le premier à 10 quarters, soit la moitié du produit total (20 quarters) de l'acre de la terre D. Ces chiffres montrent que la rente par acre peut augmenter tant comme valeur en argent que comme valeur en céréales, bien qu'elle représente une partie moindre de la productioa tolale et qu'elle ait diminué relativement au capital avancé.
Alors que dans le tableau 1 la rente ~=18 £ représente plus de la moitié du produit total== 30 £, dans le tableau IV d, la rente ~ 18 £ s'élève à moins de la moitié du produit total ~= 45 £.
De ce qui vient d'être dit, il résulte que bien que le prix du blé baisse de 1 1/2 £, soit de 5"0 0/, par, quarter et que l'étendue des terres cultivées soit de 3 acres au lieu de 4, la rente en -blé. double et la rente totale en argent reste la même pendant que la rente en blé et la rente en argent par acre augmentent. Ces résultats sont tels, parce que la production de surproduit est plus considérable : alors que le prix du blé tombe à 50 0/0 le surproduit augmente de 100 0/0. Mais, pour qu'il en soit ainsi, il faut que dans les conditions que nous avons posées, la production totale devienne trois fois plus grande et que les avances de capital pour les meilleures terres
CHAP. XLII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 1289
s'accroissent de plus du double (L'augmentation qui devra être attribuée aux avances de capital pour les meilleures terres dépendra de la répartition des avances additionnelles entre les bonnes et les mauvaises terres.)
Si le coût de production baissait moins que de 50 0/0, l'avance additionnelle de capital pourrait être moins grande pour obtenir la même rente en argent. Si, pour éliminer A des terres cultivées -pour cette élimination il faut tenir compte, non seulement de la production de A par acre, mais de l'étendue de A. relativement à l'étendue de toutes les terres cultivées - il fallait faire produire davantage par les terres plus fertiles que A et par conséquent augmenter pour celles-ci les avances additionnelles, l'augmentation de la rente en argent et en blé serait encore plus accentuée (toutes circonstances égales), bien que B lie donnât aucune de ces espèces de rente.
En supposant que le capital avancé pour la terre A soit de 5 £, l'élimination de cette terre nous amène à comparer )es tableaux Il et IV d. Nous voyons que pendant que la production totale s'élève de 20 à 30 quarters, la rente en argent diminue de moitié (de 36 £ elle tombe à 18 £) et la rente en blé reste invariable. Pour ramener dans IV d la rente en argent à ce qu'elle était dans 11, il faudrait obtenir sur la terre D une production de 41 quarters, ce qui, à raison d'une productivité de 1 quarters par 9. 1 ' I., £ de capital, nécessiterait un capital de 27 '112 £. Les choses se passeraient alors de la manière suivante -
TERRES CAMAL PliODUCTION IIENTE UENTE EN
EN BIA' ABGENT
Qr. Qr.
C. * 5 6 2> 3
....... ~7 44 22 33
Total 37 1,,, 54 24 36
La ppoduction totale serait donc de 54 quarters alors qu'elle n'était que de 20 quarters dans le tableau Il et le
290 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
capital serait de 37 1/,, £ au lieu de 20 £, c'est-à-dire que le capital serait devenu presque deux fois plus grand et aurait donné une production presque trois fois plus considérable ; quant à la rente en blé, elle serait doublée. Par conséquent, si les avances additionnelles de capital pour toutes les terres meilleures que A (toutes les terres à rente) ont pour conséquence, la productivité restant la même, de faire baisser le prix, le capital total a la tendance à ne pas croitre dans la même mesure que la production et la rente en blé, de sorte que l'augmentation de la rente en blé peut à un moment équilibrer le déchet qui se produit dans la rente en argent par suite de la baisse du prix. La même loi se manifeste dans ce fait que l'avance de capital doit être d'autant plus élevée qu~elle -se fait pour une terre de productivité moins grande. Les facteurs qui agissent pour déterminer cette avance sont les suivants : l' l'importancede la baisse du prix, c'est-à-dire la différeDce entre le coût de production de B, qui devient la terre ne donnant pas de rente, et le coût de production de A, qui précédemment jouait le même rôle ; 2o les différences de fertilité entre les terres B, C et D; 3' !a masse du capital additionnel ; 4* la répartition de ce capital entre les différentes catégories de terres.
En fait, la loi exprime uniquement ce que nous avons développé en étudiant le premier cas dans le chapitre précédent, savoir que lorsque le coût de production est donné et quelle que soit sa grandeur, la rente peut s'accroitre sous l'influence d'avances additionnelles de capital. En effet, l'élimination de la terre A n'a fait que substituer une nouvelle rente différentielle 1 à la rente primitive et introduire un nouveau coût de production, (1 1/2 £). Ce qui est vrai pour le tableau Il est vrai pour, le tableau IV, avec cette seule différence que les points de départ sont maintenant la terre B au lieu de la terre A et un coût de production de 1 au lieu de 3 £.
Le seul point qui ait de l'importance c'est que l'avance
CHAP. XLII. - LA PENTE DIFFÉRENTIELLE Il 291
additionnelle de capital qui serait nécessaire, à défaut de la production de la terre A, pour donner satisfaction à la demande, peut être accompagnée d'une variation de la rente par acre, sinon pour toutes les terres, au moins pour quelques-unes. Nous avons vu que la rente en blé et la rente en argent ne se comportent pas de la même manière ; mais ce n'est que par tradition que la rente en blé joue encore un rôle dans l'économie. Autant vaudrait démontrer, par exemple, qu'un fabricant peut, avec son profit de 5 £, acheter beaucoup plus de son propre fil qu'autrefois avec un profit de 10 £. Tout cela montre que M.M. les propriétaires fonciers, lorsqu'ils sont en même temps propriétaires ou actionnaires de manufactures, de sucreries, de distilleries, etc., ne perdent guère lorsque la rente foncière baisse, puisqu'ils gagnent alors comme industriels sur les matières premières que leur fournit l'agriculture (1).
Il. - La productivité des avance£ additionnelles
va en décroissant
Ce cas ne présente rien de neuf en ce sens qu'ici comme dans le cas précédent, le coût de Production ne Peut baisser que pour autant que l'avance de capitaux additionnels pour les terres meilleurs que A ait pour effet de rendre
(J) Les tableaux IV c à IV d auraient dù être refaits pour en éliminer une anomalie qui, sans nuire d'aucune manière aux déductions théoriques qui en sont tirées, conduit à des nombres monstrueux en ce qui concerne la production par acre. Au fond, ces nombres ne présentent rien de choquant. Dans toutes les cartes figurant des profils en relief on en hauteur, on trace les ordonnées à une échelle beaucoup plus grande que les abscisses. D'ailleurs, ceux qui seraient atteints dans leur cœur d'agrarien pourront, si cela leur fait plaisir, multiplier les nonibresd'acres par tel coefficient qu'il leur plaira d'adopter. Ils pourront, par exemple, dans le tableau 1 substituer 10, 129, 14, 16 bushels à 1, 29, 3, 4 quarters (8 = 1 quai-ter), ce qui rendra vraisemblables les chiffres qui en seront déduits dans les tableaux suivants, mais ne modifiera en rien le résultat théorique en ce qui concerne le rapport entre l'accroissement de la rente et l'accroissement du capital. Toutefois, j'ai modifié dans ce sens les tableaux du chapitre suivant. - F. E.
291, SIXIÎCME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
superflue la production de A et, par conséquent, de déterminer Fini mobilisation ou une, autre utilisation du capital avancé pour cette terre. Nçus avons mentré que si cette éventualité se réalise, la rente par acre, soit en blé, soit en argent, peut ou croitre, ou décroitre, ou rester constante.
Pour la facilité de nos comparaisons, nous reproduirons le tableau 1.
Tableau I
TERR1 S PRODUCTION RENTE
TAUX
1 1 7- ~ - - il sui-profit
£ £ £ Qr. £ £ Qr. £ 0/,
A ... 1 2 1/, 3 1 3 3 0 0 0
B.... 1 21 1/~ li, 1 1/~ 2 3 6 1 3 120
C.... 1 21/, 1;,2 1 3 ~ 3 9 1) 6 ~)40
D ... 4 1/2 1/2 '/4 4 3 121 ~ 3 9 360
Total 1 4 10 2 10 30 6 18 'Mov.1801/1
Si nous admettons qu'un(-, production de 16 quarters recueillis sur les terres B, C et D est suWisante pour éliminer la terre i\, nous trouvons que le tableau 111 se modifie comme suit:
Tableau V
TERUES Pl~OI)ECTION BE TE
CAPITAL
TAUX
Quantités à, du urprofit
< <
Qr. £ Qr. L~ 1/0
B l 211;~+2 1 /2 1 2 + l'," - 31/2 1 ~/7 6 0 0 0
'+2 ' 51 '/s
21 J ~ 5 1 5/7 '/7 1 '/2 2
1/2 ----::7 1 ~ 4 66
4 + 'l '/2 1 ',/7 17 137 li5
-17
Total. .1 15 46 9 Mo~. 9~ /lu
1 1 1 1 1 1
CHAP. XLII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 293
Sous l'action de la décroissance de la productivité des capitaux additionnels, décroissance inégale pour les différentes terres, le coût de production est tombé de 3
15
'/7£. L'avance de capital est devenue une et demie fois plus grande (de 10 £ elle s'est élevée à 15 £) et la rente a baissé en argent de 18 £ à 9 3 /7 £Y soit environ de moitié, et en blé de 6 quarters à 5 '/2 quarters, c'est-à-dire de 1/12. La production a augmenté de 160 0/0 (de 10 elle est devenue 16) et la rente en blé en absorbe un peu plus d'un tiers. L'avance de capital est à la rente en argent dans le rapport de 15 à 9 i3/7, alors que précédemment le rapport était 10 : 18.
M. -La productivité des avances additionnelles
va en augmentani
Ce cas ne, se distingue du cas 1, dans lequel les avances additionnelles sont supposées avoir la même productivité que l'avance primitive, que par ce fait que l'élimination de A des terres en culture se fait plus rapidement.
L'influence de l'augmentation ou de la diminution de la productivité des avances additionnelles dépend de la manière dont l'avance de capital est répartie entre les différentes catégories de terres. Cette répartition peut, en effet, atténuer ou accentuer les différences, faire baisser ou hausser la rente différentielle des meilleures terres et, par conséquent, déterminer la diminution ou l'augmentation de la rente totale, influence que nous avons déjà constatée en étudiant la rente différentielle 1. Au surplus, tout dépend de l'importance de la surface cultivée'et du capital qui disparaitront par l'élimination de A et de l'importance relative de l'avance de capital qui sera nécessaire, la productivité allant en croissant, pour produire la quantité supplémentaire de blé nécessaire pour faire face à la demande.
Nous avons vu que dans le premier cas (le coût de production restant constant) une avance additionnelle pour la
294 SIXIÈVE PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
terre A ne modifie en rien le taux de la rente,~ puisque la terre A ne donne pas plus une rente après qu'avant cette avance et que son coût de production, qui reste constant, continue à être le prix du marché.
Dans le deuxième cas (coût de production décroissant) la terre A est nécessairement éliminée dans la supposition 1, c'est-à-dire lorsque la productivité reste constante, et elle J'est a fortiori dans la supposition 11, lorsque la productivité décroit, car sans cela une avance additionnelle sur A ferait hausser le coût de production. Il n'en est pas de même dans l'hypothèse 111 que nous examinons maintenant et où l'augmentation de la productivité, qui est admise comme point de départ, rend possible, dans certaines circonstances, une avance de capital pour la terre A comme pour les terres les plus fertiles.
Supposons qu'après une avance additionnelle de 21/2 la terre A produise 1 1/5 quarter au lieu de 1 quarter.
Tableau VI
TE R R E S
P"ODUCTION n E -N T 1,
CAPITAL
TAUX
QuantHés du surprofit
Qr. o'.
1 + 1 '/,=2 28,/,, 6 0 ô 0
B 1 1 6 21+22/,,=4 /~~ 28/ Il 12 2 1 ' /5 6 120
C 1 21 ~+2î/2 1 6 21,~1 18 4 1/, 1'-'? 240
1) 1 21/2 + -9,/2 'l 6 4+44/ , , = 8 4/, 2 8 Il 1 , il 24 6 3/5 18
360
2 0 4 4 Fo Î 3i F6
Total 22 60 36 Moy. 21?40
Z__
Ce tableau doit être comparé au tableau fondamental I et é2alement au tableau II, où, la productivité restant constante, la production devient deux fois plus grande lorsque l'avance de capital est doublée.
D'après notre hypothèse le coût de production décroit. S'il n'en était pas ainsi, si le coût de
production restait
CHAP. XLII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 29à
constant, la terre A, qui n'a pas donné de rente avec l'avance primitive de 2 1/2 £, en donnerait une après l'avance additionnelle, sans que pour cela il soit nécessaire qu'une terre plus mauvaise soit mise en culture. En ~effet, la productivité augmente pour l'avance additionnelle ; les 3 £ de frais de production dépensées en premier lienontproduitl quarter, les 3 £ dépensées ensuite ont donné 1 1/5 quarter et le produit total (2 quarters) est vendu maintenant à son prix moyen. L'accroissement de la productivité après l'avance additionnelle implique une amélioration, résultant soit de ce que plus de capital (plus d'engrais, plus de travail mécanique, etc.) a été dépensé par acre, soit de ce que l'augmentation de l'avance de capital a permis d'appliquer celui-ci d'une manière plus productive. En tout cas, l'avance de 5 £ par acre a donné un produit de 2 1/5 quarters, tandis que l'avance de 2 1/2 £ ne produisait qu'un quarter. Abstraction faite de circonstances exceptionnelles et passagères, le blé récolté sur les terres A ne pourra continuer à être vendu à un coût de production plus élevé que le nouveau prix moyen, que si une grande partie des terres de cette catégorie continue à être exploitée avec une avance de 2 1/2 £ par acre. Le -coût de production s'abaissera à 2 8/,11 dès que l'amélioration de la culture sera généralisée sur les terres A et que la plus grande partie de celles-ci sera mise, en valeur à raison d'une avance de 5 £ par acre. Alors,favance de ,2 1/~, £ par acre ne correspondra plus aux nouvelles conditions de la production, et la différence quant au produit entre les deux espèces de terres À ne résultera plus de ce que des parties différentes de capital auront été appliquées sur le même acre, mais de ce que d'tia côté on a avancé un capital suffisant et de l'autre un capital insuflisant.
Il résulte de là : 1° Lorsqu'un grand nombre de fermiers en petit nombre, ils seraient simplement obligés de vendre au-dessous du coût de production - ne disposent pas d'un capital suffisant, l'effet est le même que s'il se
capital_Livre_3_2_296_341.txt
************************************************************************
296 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
produisait une différenciation des terres en ligne décroissante. A mesure que les terres mauvaises sont plus mal cultivées la rente des terres meilleures augmente et les terres mauvaises, qui lie rapportaient pas de rente, peuvent en donner une si elles sont relativement mieux cultivées. 2- La rente différentielle, lorsqu'elle résulte d'avances successives de capital pour une même terre, se ramène en réalité à une moyenne dans laquelle on ne reconnaît et lie distingue plus les effets des différentes avances. Les terres les plus mauvaises ne donnent pas de rente ; le prix moyen déterminé d'après la production d'un acre, par exemple, de la terre A devient le nouveau prix régulateur; une nouvelle quantité de capital, dans laquelle les avances successives sont confondues, apparaît comme la quantité nécessaire pour une culture convenable du sol dans les nouvelles conditions. Il en est alors de même des rentes différentielles des terres de qualité supérieure, qui dans chaque cas particulier sont déterminées par la production moyenne de la catégorie de terre que l'on considère, rapportée à la production que donne la terre la plus mauvaise lorsqu'on y applique le capital augmenté, devenu le nouveau capital normal.
Aucune terre ne donne un produit lorsqu'aucun capital n'est avancé pour la mettre en valeur. Même lorsqu'il n'est question que de la rente simple, de la rente différentielle 1, et que l'on dit qu'un acre de la terre A donne autant de produit à tel prix et que les terres meilleures B, C, D fournissent telle et telle rente, il est toujours sous-entendu qu'un capital déterminé, considéré comme capital normal, doit être appliqué dans des conditions de production déterminées. Il en est de la culture de la terre comme de l'industrie, où chaque branche de production exige un certain minimum de capital,pour produire les marchandises à leur coût de production. Ce n'est qu'à la longue et sous l'action d'améliorations résultant d'avances successives de capital que ce minimum se modifie pour chaque catégorie de sol. Aussi longtemps, par exemple,
CHAP. XLII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 297
que le capital additionnel n'a pas été appliqué à un nombre suffisant d'acres de la terre A, les terres les mieux cultivées de cette catégorie donnent une rente (car pendant tout ce temps se maintient l'ancien coût de production) et les terres meilleures B, C, D ont leurs rentes augmentées. Mais dès que l'application du nouveau mode d'exploitation a pris assez d'extension pour que cette manière d'exploiter soit devenue normale, le coût de production baisse, la rente des meilleures terres diminue et les produits des terres de la catégorie A, auxquelles le nouveau capital moyen n'est pas appliqué, doivent être vendus au-dessous de leur coût de production, par conséquent avec un profit plus petit que le profit moyen.
Le même fait se présente lorsqu'il y a baisse du coût de production (même quand la productivité du capital additionnel est moindre que celle du capital primitif) et que la production des terres de bonne qualité devient suffisante, par suite de l'accroissement du capital qu'on y applique, pour faire face à la demande. Les terres de la catégorie A sont éliminées alors de la culture et le capital moyen avancé pour les terres de la catégorie B, dont le coût de production détermine maintenant le prix du marché, devient le nouveau capital normal, celui dont il sera question chaque fois qu'on parlera des différences de productivité des différentes catégories de terres.
C'est ce capital moyen - il était, en Angleterre, de 8
par acre avant et de 12 £ après 18,18 - qui sert de base
pour tous les contrats de fermage. Lorsque le fermier
dépense davantage, son surprofit ne se transforme pas en
rente pendant toute la durée du bail, et à l'expiration de
celui-ci ce sera la concurrence entre les fermiers en état
de faire les mêmes avances extraordinaires qui décidera
s'il en sera encore ainsi. Il n'est pas question ici des
améliorations permanentes qui assurent une augmentation
c
de la production, même lorsque les avances de capital restent constantes ou diminuent ; bien que résultant d'une
298 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
dépense de capital, ces améliorations agissent absolument comme les différences entre les qualités naturelles du sol.
La rente différentielle Il comporte donc un facteur qui ne se rencontre pas dans la rente différentielle 1, laquelle peut continuer à exister sans qu'aucune variation n'intervienne dans l'avance normale de capital par acre. Ce facteur se manifeste, d'une part, parla confusion des résultats des différentes avances de capital faites pour les terres de la catégorie A, confusion qui se traduit par un produit moyen, un produit normal paracre ; d'autre part, il apparaît dans la variation de l'avance moyenne (le minimum normal) de capital nécessaire par acre.. variation qui se présente comme une propriété de la terre; enfin, il se constate dans les manières différentes dont se fait la conversion du surprofit en rente.
La comparaison du tableau VI et des tableaux I et II montre que dans le tableau VI la rente en blé est double de la rente de I et plus grande de 1 1/5 quarter que celle de II, alors que la rente en argent, deux fois plus grande également que celle de I, reste la même que celle de II. La rente aurait été beaucoup plus élevée si les avances additionnelles de capital avaient été appliquées dans une plus large mesure aux meilleures terres, ou si l'avance additionnelle ayant été moins efficace pour A, le prix moyen régulateur de A avait été plus élevé.
Lorsque l'accroissement de productivité par suite des avances additionnelles de capital n'est pas le même pour les différentes catégories de terres, il doit en résulter une modification de leurs rentes différentielles.
En tout cas, il est démontré que la rente par acre augmente plus rapidement que l'avance de capital (pour avance de capital double la rente est plus que double), lorsque le coût de production diminue par suite de la productivité plus grande des avances additionnelles, c'est-à-dire lorsque l'accroissement de la productivité est proportionnellement plus grand que celui de l'avance de capital.
CHAP. XLII. - LA, RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 299
Mais la, rente peut aussi baisser lorsque la diminution du coût de production est beaucoup plus considérable par suite d'un accroissement plus rapide de la productivité de la terre A.
Supposons que les avances additionnelles de capital n'augmentent pas la productivité des terres B et C dans la même proportion que celle de la terre A, de telle sorte que les différences proportionnelles diminuent pour B et C et que l'accroissement de la production ne contrebalance pas la baisse des prix. Comparativement au tableau 11, la rente augmentera pour D et diminuera pour B et C.
Tableau VI a 1
PRODUCTION RENTE
CAPITAL ~1 'il ~ - -5
91 Quantités
t 1~1 > El
Q Qr.
A 1 21/, + 21/2 1 j+ 3 1 1/, 6 0 0
B 1 2 , /, + 21/2 1 2+ 2t/~ 41/2 1 1/2 61/4 4 1/2 1/4
c 1 9112 + 21/, 1 3+ 5 1 /2 12 6
D 1 _~~ 1/, + 2 1 /, 1 4+12 -16 1 /, 24 12 18
Total. 1 20 32 1 /2 1 16 '/224 '/4
Enfin, la rente en argent augmente, lorsque, l'accroissement de la productivité se faisant dans la même proportion pour toutes les terres, les avances additionnelles de capital sont faites dans une plus laige mesure pour les bonnes terres que pour les terres de la catégorie A, ou que les avances additionnelles donnent lieu à un accroissement relativement plus grand de la productivité sur les bonnes terres. Dans les deux cas les différences s'accentuent.
Il y a décroissance de la rente en argent lorsque l'amélioration due aux avances additionnelles est plus importante pour A que pour B et C, et que toutes les différences
300 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈ11E
ou une partie d'entre elles s'atténuent. Cette diminution, est d'autant plus grande que l'accroissement de la prod netivité est moindre pour les meilleures terres. Quant à la rente en blé, elle augmente, diminue ou reste invariable suivant les inégalités d'action des avances additionnelles sur les différentes terres.
Les Tentes en blé et en argent augmentent lorsque, les différences proportionnelles restant les mêmes entre les terres après l'accroisse ii) ent de leur fertilité, l'avance additionnelle de capital est plus grande pour les terres à rente que pour la terre A, ou plus grande pour les terres dont la rente est relativement élevée que pour celles dont la rente est relativement faible. Elles augmentent également lorsqu'une même avance additionnelle accroit plus la fertilité des bonnes terres que celle de la terre A ; l'augmentation est alors proportionnnelle à la différence entre les accroissements de fertilité.
Dans tous les cas, il y a, augmentation relative de la rente chaque fois que l'augmentation de la productivité est due, non à un simple accroissement de la fertilité sans avance supplémentaire de capital, mais à une augmentation de l'avance de capital. C'est ce point de vue absolu qui démontre qu'ici, comme dans tous les cas précédents, la rente et l'accroissement de la rente par acre sont la conséquence d'une augmentation du capital appliqué à la culture de la terre. En effet, notre hypothèse de l'invariabilité et de la baisse du prix, que la productivité reste stationnaire, augmente ou diminue, se raniène à la productivité stationnaire, croissante ou décroissante du capital additionnel, que les prix restent les mêmes ou baissent. Bien que dans tous ces cas la rente puisse rester invariable ou décroître, elle décroîtrait davantage si le capital additionnel, toutes circonstances égales, n'était pas une condition de l'accroissement de la fertilité. L'augmentation du capital détermine encore une hausse relative de la rente, alors même que celle-ci diminue en valeur absolue
CHAPITRE XLIII
LA RE'NTE DIFFÉRENCIELLE Il
TROISIÈ" CAS : LE COÛT DE PRODUCTION AUGMENTE
[L'accroissement du coût de production suppose que la
productivité de la terre la plus mauvaise, de la terre qui ne
donne pas de rente, diminue. Dans notre exemple, le coût
par quarter- peut dépasser 3 £ dès qu'avec l'avance de
capital de 2 1 /, £ la terre A ne produit plus un quarter, ou
qu'avec l'avance de 5 £ sa production tombe au-dessous
de '-) quai-teps, ou bien encore qu'il devient nécessaire de
mettre en culture une terre de qualité, plus mauvaise que
A. Il en serait encore ainsi, alors que pour la seconde
avance de capital la productivité restait la même ou même
augmentait, si la productivité de l'avance primitive de
2 1/2 £ diminuait. Ce fait se présente assez fréquemment.
On le constate ' par exemple, lorsqu'une terre labourée
d'abord superficiellement et ayant perdu en productivité
après un certain temps de cette culture rudimentaire,
devient plus productive quand elle est soumise a un labou
rage plus profond et est travaillée d'une manière plus
rationnelle. Dans ce cas, qui n'appartient pas à propre
ment parler à la question dont nous nous occupons en ce
moment, la diminution de la productivité de la première
avance de '-) 1/2 £ détermine, même pour les terres de
qualité supérieure et en supposant que les conditions
soient les mêmes pour toutes les catégories de terres, une
baisse de la rente différentielle 1. Pareil fait ne peut évi
demment ' se réaliser que si la rente différentielle Il existe ;
celle-ci subit alors la répercussion de la, modification de la
302 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
rente différentielle 1. N, ous croyons intéressant d'en donner un exemple :
Tableau VII
TERRES PRODUCTION RENTE
2 -
t
CAPITAL ~2 TAUX
. . -E -~~ -2 ,(le la rente
çi < -
£ £ £ Qr. £ £ Qr. E 1/0
A 4 1 6 3'/7 6 0 0 0
B 1 21/,+21/, 4 6 1 +21/,=31/2 31/, 12 1 3,/, (; 120
c * 1 2''2+2/2 1 6 3'/7 18 3//2 12 240
D 1 1 6 2 +5 =7 33/
, 24 51/, 48 360
Total 20 17 1/2 60 Io 1~~ à76 Moy. 240
La rente est égale en argent à celle du tabléau Il. Il en est de même de la valeur en argent de la production, ce qui est dû à ce que le prix a varié en raison inverse de la quantité produite, laquelle est devenue plus grande par suite de l'accroissement de la productivité.
Nous avons supposé la productivité de la deuxième, avance de capital plus grande que l'avance primitive ; le résultat est le même lorsque la deuxième avance a la même productivité que celle que la première avait précédemment.
Tableau VIII
TERRES 1--, PRODUCTION BEN E
~r ~ - TAUX
CAPITAI, < - - du
-5 7~
surprofit
s El
-J Quantité >
QI. Qr.
+ 2 1/2 1/2 If,
B l 21/2 + 21/2 1 6 1 2 3 4 12 1 '/, 6 120
C 1 -111/2+21/2 1 6 1 1 ' 12 3 4 1/2 18 3 12 240
D 1 21/, + 2l", 1 6 2 4 6 4 24 4 1/2 48 360
Total. 20 15 a --~- i6 ~f~-Y -m
Ici également l'augmentation du coût de productiont
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 30a
ense la diminution de la productivité au point de vue comp
de la valeur en argent tant de la rente que de la production.
Examinons maintenant, dans toute sa pureté, le troisième
cas qui fait l'objet de ce chapitre. Supposons donc que la
productivité diminue pour la seconde avance de capital,
alors qu'elle reste constante pour la première. La rente
différentielle 1 restera intacte et seule la rente différentielle
Il sera affectée. Prenons deux exemples, l'un dans lequel
la productivité de la deuxième avance n'est plus que
la moitié de celle de l'avance primitive, l'autre où elle n'en
est plus que le quart.
Tableau IX
TERRES PRODUCTION RENTE
E. .. 1 - TAUX
~~ 'i~ = de la
CAPITAI, z -- . 1 -
e-, P - E -- - '. rente
B ~L1 Quantités
Qr. Qr. E '/Io
A 4 2,12 + 2 '12 1 6 1+ I/,=lI/~ 4 6 0 0
1 1 6 2 + 1 =3 4 12 1 '] (~ 120
21/2+2I~~ 1 6 3 + 1 1/2 = 4 '/2 4 18 3 1 0
D ~ 1 2 1 /2+2 1 ~ 1 6 4 + 2 -6 4 ~~4 4 I/~ i~ 360
8
j(> sfoy.240
Total. 20 60
240 ~60
3C)
I.Y_240
L e tableau IX ne diffère du tableau VIII qu'en ce que la diminution de la productivité accompagne la prernière avance de capital dans VIII et la deuxième dans IX.
Tableau X
PRODUCTION RENTE
TERRES .2 TAUX
de la CAPITAL CD rente
E <
Quantités
A 1 + 21/2 1 6 1 + 1/, 5 0
21/t+21/, 1 6 2+ 2 4 12 1 1/4 6
21/2 1 6 3 + 3 4 18 2 1/2 12
D i + 2 '/2 1 6 4 + 5 4 1/5 M 3 1/4 18 360
Total 20 io 1 7 /1 j~doy. 240
301 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
Dans ce tableau, la production et les rentes en argent et en blé sont les mêmes que dans les tableaux 11, VII et VIII, ce qui s'explique lorsque l'on considère que la production et le prix de vente ont varié proportionnellement en sens inverse et que l'avance de capital est restée la même dans tous les cas.
Supposons maintenant qu'une terre a moins productive que A puisse être mise en culture, ce qui revient à dire que la terre A donnera une rente. Les tableaux VII, VIII et X se transformeront comme suit :
Tableau VII a
Tableau VIII a
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 305
Tableau X a
La mise en culture de la terre a donne lieu à une nouvelle rente différentielle I et entraine une modification de la rente différentielle Il. La fertilité de a varie d'un tableau à l'autre et la série des productivités proportionnellement croissantes 4e commence qu'avec A. Il en résulte que la rente de cette dernière est constante et que pour mettre nettement en évidence les différences entre les rentes des terres plus productives que A, il faut retrancher des valeurs absolues de ces rentes la valeur constante de celle de A ; cette opération fera ressortir en même temps comment le développement des rentes est parallèle au développement de la fertilité des terres qui les engendrent. En effet, dans les trois tableaux, les fertilités des quatre catégories de terres, depuis A j usqu'à D, sont dans les rapports de 1 : 2: 3 : 4 ; de même les rapports des rentes sont :
dans VIIa 1 1 + 7 1 + 2X 7 1 +3X7
dansVIlla Il/, II/~+7l/5 Il/,+ 2 X 71/., Il/!; +3X7'/,
dans Xa 1/, 1/, + 61/, 21/, + 2 >< 61/3 51/3 + 3-X 61/3
Sous une forme abstraite, on peut dire que si la rente de la terre A est égale à n, et que si m représente l'accroiss ement de la rente pour une terre de fertilité immédiatement supérieure, la série des rentes sera : n, n +- m, n-1-2m, ii--~-3 m, etc. - F: E.]
806 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
[Le cas qui vient d'être discuté n'était pas développ& dans le manuscrit ; il y était indiqué seulement par le titre. Je l'ai exposé de mon mieux et il me reste encore comme tâche de tirer les conclusions générales de toute l'étude de la rente difrérenfielle Il avec ses trois cas principaux et ses neuf cas secondaires. Malheureusement les exemples choisis par Marx lie peuvent guère servir pour ce travail. D'abord, parce qu'ils mettent en parallèle des terres dont les productions, sur des étendues égales, sont dans les rapports de 1 : 2 : 3 : 4 et présentent, par conséquent, des différences exagérées, qui dans la suite des calculs conduisent à des nombres par trop énormes. Ensuite, parce que ces exemples donnent aux choses une apparence absolument trompeuse. Ils admettent que les fertilités sont dans les rapports 1 2: 3: 4.... pendant que les rentes sont commeO : 1 : 2 3: ... Or, le choix deces chiffres a pour effet que l'on est tenté de déduire les seconds des premiers et d'admettre qu'à une production double, triple, quadruple, etc., doit correspondre une rente double, triple, quadruple, etc., alors que les rentes peuvent parfaitement être dans les rapports 0 :1 : 2: 3 : 4 pendant que les fertilités. sont comme n : n -J- 1 : n -+ 2: n -r'- 3 : it + 4. Les rentes sont entre elles, non comme les degrés de fertilité, mais comme les dijérences de fertilité, en attribuant une fertilité égale à zéro à la terre qui ne donne pas de rente.
J'ai reproduit les tableaux du manuscrit parce que cette reproduction est nécessaire pour l'intelligence du texte. Afin de donner une base objective aux conclusions que je vais développer, je commencerai par établir une nouvelle série de tableaux, dans laquelle la production sera exprimée en shillings et en bushels (Il 1) ushel = 1/8 de quàrter = 36,35 litres).
Le tableau XI correspond au tableau 1. Il exprime la pro
duction et la rente pour cinq catégories de terres, apres une
1
première avance de capital de 50 sh. et avec un profit de 10 sh.
soit 60 sh. de frais de production par acre. Les produc
tions en blé ne sont guère considérables et se montent à
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il sol,
10, 12, 14, 16, 18 bushels par acre ; le coût de production régulateur est de 6 sh. par busbel.
Les treize tableaux qui suivent correspondent aux trois cas de la rente différentielle Il auxquels sont consacrés ce chapitre et les deux précédents ; nous supposons que l'avance additionnelle soit de 50 sh. par acre sur chaque terre et nous envisageons les trois hypothèses du coût de production stationnaire, croissant et décroissant, en admettant successivement que la productivité de l'avance additionnelle soit égale, plus petite et plus grande que celle de l'avance primitive. Nous arrivons ainsi à discuter les exemples suivants :
Premier cas Le coût de production reste constant
Ir' Hypothèse. La productivité de l'avance additionnelle est la même que celle de l'avance primitive (Tableau XII).
2, Hypothèse. - La productivité de l'avance additionnelle est plus petite que celle de l' ' avanceprimitive, ce qui implique qu'il n'est pas fait d'avance additionnelle pour la terre A. Deux cas sont possibles :
a) la terre B ne donne pas de rente (Tableau XIII). b) la terre B donne une rente (Tableau XIV,',.
3- Hypothèse. - La productivité de l'avance additionnelle est plus grande que celle de l'avance primitive (Tableau XV). Ici encore il ne peut être ques - tion d'une avance additionnelle pour la terre A.
Deuxième cas : Le coût de production décroit
lire Hypothèse- - La productivité de l'avance additionnelle est la même que celle de l'avance primitive (Tableau XVI).
2e Hypothèse. - La productivité de l'avance additionnelle est plus petite (Tableau XVII). Cette hypothèse comme la précédente implique que la terre
308 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
A est éliminée, que la terre B ne donne plus de rente et que c'est son coût de production qui devient le prix régulateur.
3e Hypothèse. - La productivité de l'avance additionnelle est plus grande (Tableau XVIII). C'est le coût de production de la terre A qui est le prix régulateur.
Troisième cas : Le coüt de production augmente
Deux éventualités sont possibles : P) la terre A continue à ne pas donner de rente et son cotât de production reste le prix régulateur ; 2') la mise en culture d'une terre plus mauvaise que A devient possible : la terre A donne une rente et le coût de production de la terre la plus mauvaise devient le prix régulateur.
A. - PREMIÈRE ÉVENTUALITÉ. LA TERRE A NE DONNE PAS DE RENTE
1er Hypothèse. - La productivité de l'avance additionnelle est la même que celle de l'avance primitive (Tableau XIX), ce qui, avec nos prémisses, n'est possible que lorsque la productivité de l'avance primitive diminue.
2e Hypothèse. - La productivité de l'avance additionnelle est plus petite (Tableau XX). Cette hypothèse est conciliable avec l'invariabilité de la productivité de l'avance primitive.
33 Hypothèse. - La productivité de l'avance additionnelle est plus grande (Tableau XXI). Cette fois encore, l'hypothèse implique la décroissance de la productivité de l'avance primitive.
B. - DEUXIÈME ÉVENTUALITÉ. LA TERRE À DONNE UNE RENTE
1re Hypothèse. - La productivité de l'avance additionùelle est la même que celle de l'avance primitive (Tableau XXII).
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 309
2e Hypothèse. - La productivité de l'avance additionnelle est plus petite (Tableau XXIII).
3e Hypothèse. - La productivité de l'avance additionnelle est plus grande (Tableau XXIV). Cette hypothèse de même que les deux précédentes ne donne pas lieu à remarque.
Tableau XI
PRODUCTION RENTIl
TERRES FRAIS
(le production
Quantités -~ =
Total Argent Accroissement
Bu-heI~ Sli. Sli. SI1.
A 60 10 6 60 0 0
B 6:) 1 LI 6 7i) 12 12
c, 60 14 6 84 24 2 >< 12
1) 60 16 6 96 36 3 >< 12
........ 60 is 6 108 _48 - 4 >< 12
120 10 >< Il-)
1- ~ 1 1 1 1
Les treize tableaux suivants admettent qu'une seconde avance de capital est faite pour chacune des terres A, B, C, D, E.
Tableau XII
La productivité de l'avance additionnelle est la mème que celle de
l'avance primitive.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
de production
Quantités Total Argent Accroissement
SI). Bushvls Sh. Sli. Sli.
A 60 + 60 = 12W10 + 10 = 20 6 I~0 0 0
B 60 + 60 = 120 12 + 42 = 24 6 114 24 ~ 24
c 60 + 60 = 120 14 + 14 = 28 6 168 48 2 >< 24
1) 60 + 60 = 120 16 + 16 = 32 6 19 -~ 7~ 3 >< 24
~E 60 + 60 = 120 18 + 18 = 36 6 216 96 1 >< 24
2à 10 >< 21
310 SIXIÈME PARTIE. - LA BENTE FONCIERF
Tableau XIII
La productivité de l'avance additionnelle est plus petite. Il n'est pas fait d'avance additionnelle pour la [erre A et la terre B ne donne pas de rente.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
de production Accroisse
Quantités Total 9~
1 ment
~~1 <
811. Busliels Sh. Sh. SI].
À ~ 60 60 60 10 6 60 0 0
B 60 + 60 120 12 + 8 = 20 6 120 0 0
C 60 + 60 1210 14 + 9 /, = 231/3 6 140 20 20
1) 60 + 60 = 120 16 + 10 '/, Z-- 261/3 6 160 40 2 x 20
FI, 60 + 60 120 18 + 12 30 6 180 60 3 x 20
-120 6 x 20
Tableau XIV
La productivité de l'avance additionnelle est plus petite. Il n'est pas fait
d'avance additionnelle pour la terre A et la terre B donne une rente.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
de production
Quantités Total Accroissement
<
Sh. Bushels Sh. Sh. Sh.
A 60 10 6 60 0 0
B 60 + 60=120 12+ 9 =21 6 126 6 6 + 0
C 60 + 60 = 420 11 + 6 147 27 6 + 21
D 60 + 60=-120 16+12 =- ~8 6 168 48 6 + 2 x 21
F 60 + 60 = 120 18 + 131/,-1:31 6 189 69 6 + 3 x 21
_i570- 1 X 6 -+6 x 21
Tableau XV
La productivité de l'avance additionnelle est plus grande. Pas d'avance
additionnelle pour la terre A.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
de production
Quantités .7 . Total L~ Accroissement
SI]. Busliels Sh. Sh.Sh.
A 60 40 6 60 0 0
B 60 + 60 i- 120 12 + 15 :::--27 6 162 42 42+ 0
(, 60 + 60 = 120 14 + 17 1/, -z 311/2 6 189 69 42+ 27
1) 60 + 60=120 16+-'10 i--36 6 216 96 4-9 + 2 x 27
E 60 + 60 = 1±0 18 + 221/2 = 401/2 6 243 123 42 + 3 x 27
-F30 4x 42+6x27
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÊRENTIELLE 11 811
Tableau XVI
La productivité de l'avance additionnelle est la même que celle del'avance primitive. La terre A est éliminée et la terre B ne donne plus de ren te.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
de production Quantités -~i 15 Total , Accroissement
Sh. Bushels Sh. Sh.Sh.
B 60 + 60=120 12 + 12 = 24 '5 120 0 0
,C 60 + 60 = 120 14 + 14 = 28 5 140 20 20
D 60 + 60 = 120 16 + 16 = 32 5 160 40 2 x 20
E 60 + 60 ::-- 120 18 + 18 = 36 5 180 60 3 x :20
120 6 >< 20
Tableau XVII
La productivité de l'avance additionnelle est plus petite. La terre A est
éliminée et la terre B ne donne plus de rente.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
de production
Quantités -~,! . Total Accroissement
a, 1 <
Sh. Bushels Sh. SI1. Sli.
B 60 + 60 = 120 12 + 9 =21 5 1/7 120 0 0
C 60 -4- 60 = 120 14 + 10 R/2=24 / 5 1/ 140 "0 20
D 60 + 60 120 16 +12 =28 7 160 ÎO 2 x 20
5 '/7
-E, 60 + 60 120 18 +131/2=:31 5 '/7 180 60 3 >< 20
1 1 120 6 x 20
Tableau XVIII
La productivité de l'avance additionnelle est plus grande. La terre A est
maintenue en culture. La terre B donne une rente.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
de production
Quantités .!l Total Accroissement
Sh. Bushels Sh. Sh.Sh.
~A 60 + 60 =: 4 20 10 + 15 = 25 4 1/5 120 0 0
B 60 -j- 60 120 12 + 18 30 4 1/5 144 24 24
e 60 + 60 120 14 + 21 35 4 1/, 168 48 2 x 1>4
D 60 + 60--120 16 24 40 4 4/, 192 72 3 x 24
E 60 + 60 =: 120 18 27 45 4 1/5 216 96 5 x 24
240 10 x 24
SIXIÈYE PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
Tableau XIX
La productivité de l'avance additionnelle est égale à celle de l'avance
primitive, mais la productivité de l'avance primitive diminue.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
de production
M
Quantités -~! . Total ~~ Accroissement
Sb. Busbel- Sb. Sb.Sb.
A ...... 60 + 60--120 5 +121/2=171/2 6 '/7 120 0 0
B 60 + 60 = 120 6+15 =21 6 '/ 7 144 24 24
C 60 + 60:7::120 7 +171/2=24 /2 6 '/7 168 48 2 x 24
D 60 + 60 = 120 8+20 zz 6 /7 192 7;2 3 x 24
E .... 60 + 60 = 120 6 '/7 .216 96 4 x 24
1 1 1 1 240 1 io x E
Tableau XX.
La productivité de l'avance additionnelle est plus petite. La productivité
de l'avance primitive reste la même.
P110DUCTION RENTE
TERRES Flt US
~1 lion
(le pro uc
Quantités , ~ Total Accroissement
Sb. Bu-elils Sh. Sb.sh.
À 60 + 60 120 10 + 5 = 15 8 120 0 0
B 60 + 60 120 12 + 6 = 18 8 144 24 24
c ~ 60 + 60 120 14 + 7 = 21 8 168 48 2 x 24
D 60 + 60-120 16 + 8 = 24 8 192) 72 3 'x 24
E 60 + 60 =: 120 18 + 9 = 27 8 216 96 4 x 24
1 1 ÎÏ-0 lu x 24
Tableau XXI.
La productivité de l'avance additionnelle est plus grande. La producti
vité de l'avance primitive diminue.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
(le production U
Qu anti tes Total ~L Accroissement
sh. Buselils 711 Sh. Sh.
A 60 4- 60 = 4 20 5+121/,=171/, 66/7 120 0 0
B 60 + 60-120 6+15 :-Z21 6 '/7 144 24 24
c 60 + 60 1±ü 7 + l"x 1/~ 6'/7 168 ~8 2 x 24
D 60 + 60 120 8+20 --1:28 C"/7 192 72 3 x '-) 4
E 60 + 60 120 9 + 22 j/~= 311/2 66/7 216 96 4 x 24
240
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il sia
Tableau XXII.
La productivité de l'avance additionnelle est égale à celle (le l'avance
primitive.
PRODUCTION RENTE
TERRES FRAIS
de production
Quantités -F >1 Total Accroi8sement
Sh. Bushels Sh. Sli. Sli.
120 16 71/, 120 0 0
A 60 + 60 = 120 10 + 10 :1- 20 71/2 1 " 30 30
B 60 + 60 = 120 '12 + 12 = 24 71/, 180 60 2 >< :30
C 60 + 60 z-- 120 14 + 14 =: 28 71/, 210 90 3 >< 30
D W + 60 = 120 16 + 16 7--: 32 7 '/' 220 loi) 4 >< 30
E (;0 + 60 =- 120 18 + 18 = 36 71/2 2il) la 5 x 30
1 1 1 1 ~ -i5-0 1 1 'i x 3 0,
Tableau XXIII
La productivité de J'avance additionnelle est plus petite.
PRODUCTION RENTE
TEBRES FRAIS 1
de production Quantités X. =
, ~ Total -L, Accroissement
p4 1 ~1
Sh. Bushels; Sh. Sli ~Sli
a 120 15 8 120 0 0~
A , 60 + 60 = 120 10+ 71/2=171/, 8 140 20 201-- 0~
B 60 + 60 = 120 12 + 9 21 8 168 48 20+ 28
C 60 + 60 = J 20 14 + 4 0 24 1/~ 8 196 76 20+ 2 >< 28
D 60 + 60 = 120 16 +12 28 8 224 104 20+ 3 x 28
E 60 + 60=120 8 252 132 201- 4 x 28
~80 5 x 20 + 10 X28
Tableau XXIV
La productivité de Pavance additionnelle est plus grande.
PRODUCTION RENTE
FRAIS ------
de production
pq Quantités Total
Accroissement
SI). Bushels SI). Sb.Sh.
a .. 16 7 /, 120 0 0
A .. 60 + 60=120 7 1,/, 168 /, 48 ~/4 1 i + 33 ~1'4
B 60 + 60=120 12+15 =27 7 /, 202 1/2 82 /, 4-5+ -9><331/,
C 60 + 60 = 120 14 311/2 7 236 1/4 116 '/4 15+ 3><333/,
D 60 + 60 = 120 16 + 20 =36 7 270 150 15+4><331,,,
E. 60 + 60 = 120 18 + 22 1/, = 401/, 7 303 /, 183 15+5><331,/,
581 1/4 5 x 15 + l;~i x 333/,
214 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
Ces tableaux couduisent aux observations suivantes
Lorsque la fertilité du sol qui ne donne pas de rente est égalée à zéro, la série des rentes se comporte comme la série des différences entre les fertilités, de sorte que ce ne sont pas les productions absolues mais les différences entre les productions qui déterminent les rentes. Que les diverses catégories de terres donnent 1,2,3,4,5, ou 11,12, 13,14,15 bushelspar acre, la série des rentes est 0,1,2,3,4 ,en blé ou en argent.
Les résultats les plus importants sont ceux relatifs au montant total des rentes lorsque des avances successives de capital sont faites pour chaque terre. Dans cinq cas sur treize (tableaux XII, XVIII, XIX, XX et XXI) la somme des rentes double, devient 10 x 21 sh. au lieu de 10 x 12 sh., lorsque l'avance de capital double ; clans quatre cas (tableaux XV, XXII, XX 111 et XXIV) elle devient plus que &ux fois plus grande et dans un cas (tableau XVI) elle ,augmente sans atteindre le double de ce qu'elle était après l'avance primitive. Enfin, dans trois cas seulement (tableaux XIII, XVI et XVII~, l'avance additionnelle n'apporte aucune modification à la somme des rentes : celle-ci reste ce qu'elle était après l'avance primitive (tableau XI).
Par conséquent, dans la grande majorité des cas possibles, les avances additionnelles de capital ont pour effet, sur les terres à rente, de faire augmenter la rente aussi bien par acre que sur Fensemble de ces terres. Les trois seuls cas sur les treize que nous avons examinés où la somme des rentes n'augmente pas, sont ceux où la terre la plus mauvaise est éliminée et où la terre immédiatement moins mauvaise ,cesse de produire une rente. Même dans ces cas, les meilleures terres donnent des rentes plus élevées que celles qu'elles produisaient avant l'avance additionnelle, si bien que lorsque sur la terre C la rente tombe de 24 à 20, elle s'élève sur les terres D et E de 36 et 48 à 40 et 60 sh. La somme des rentes ne pourrait après l'avance additionnelle devenir plus petite que ce qu'elle était avant cette avance, que si les terres A et B étaient éliminées et si C devenait la terre ,qui ne produit pas de rente.
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 315
plus le capital est appliqué à la culture de la terre, plus un pays est avancé en agriculture et en civilisation, plus augmente la somme des rentes produites par le sol, plus grand devient le tribut que la société paie sous forme de surprofits aux propriétaires fonciers, pour autant que les terres déjà mises en culture puissent continuer à être cultivées.
Cette loi explique la vitalité merveilleuse de la. classe des grands propriétaires. Aucune classe de la société n'est plus gaspilleuse, aucune ne jette comme elle l'argent par portes et fenêtres pour un luxe de caste auquel seule elle prétend, aucune n entasse d'un cœur aussi léger dettes sur dettes. Et cependant elle revient toujours à flot, grâce au capital que d'autres engagent dans le sol et qui lui rapporte des rentes de beaucoup supérieures aux profits qu'empo,chent-les capitalistes. Mais cette loi montre aussi que la vitalité de la classe des grands propriétaires doit s'épuiser à la longue.
Lorsqu'en 1846 les droits sur les céréales furent abolis en Angleterre, les industriels se figurèrent que l'aristocratie des grands propriétaires fonciers allait être réduite à la misère. Cependant celle-ci devint plus riche que jamais. Comment put-il en être ainsi ? Très simplement. ]J'abord, ~on inscrivit dans les baux que les fermiers auraient à appli-quer annuellement à la terre 12 £ au lieu de 8 ; ensuite les propriétaires, qui siègeaient en très grand nombre à la Chambre des communes, s'allotièrent une très forte subvention de l'Etat pour faire des travaux de drainage et d1améliorations permanentes sur leurs terres; enfin il n'y eut nullement abandon en masse des terres les plus mauvaises, tout au plus furent-elles utilisées provisoirement d'une autre manière. Il en résulta que les rentes augmentèrent en proportion de l'accroissement des avances de capital et que l'aristocratie terrienne se trouva mieux du nouveau régime que de l'ancien. Malheureusement rien n'a une durée éternelle. Les lignes transatlantiques et les voies ferrées établies aun Indes, dans le Nord et le Sud
01 ra SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIERE
de l'Amérique permirent bientôt à des régions favorisées spécialement de faire la concurrence aux blés d'Europe. D'une part, arrivèrent les céréales des prairies nord-américaines, des steppes et des pampas de l'Argentine, récolc
tées sur des terres vierges, capables de produire pendant des années sans engrais et avec une culture rudimentaire; d~autre part, affluèrent les grains des communautés russes et indiennes, obligées de vendre atout prix une partie d'année en a nuée plus grande de leurs récoltes, afin de pouvoir payer l'impôt à leurs gouvernements despotiques. Ayant a lutter contre cette double concurrence, les fermiers et les cultivateurs européens ne purent pas s'entirer en payant l'ancienne rente. Une partie du sol de l'Europe fut définitivement écartée de la culture des céréales, les rentes baissèrent partout, la deuxième hypothèse de notre deuxième cas (la baisse des prix et la productivité plus petite des avances additionnelles) devint la règle et les lamentations des agrariens retentirent depuis le fond de l'Ecosse jusqu'à l'extrémité de l'Italie, depuis le midi de la France jusqu'à l'est de la Prusse. Heureusement, il s'en faut de beaucoup que tout le pays des steppes soit déjà en culture ; il en reste largement assez pour ruiner toute la grande propriété foncière de l'Europe et la petite par dessus le marché. - F. E. ]
Voici les différentes parties que comporte l'étude de la rente :
A. - La rente différentielle :
1) Notion de la rente différentielle (Citer à titre d'exemple J'eau employée comme force motrice et passer de là à l'analyse de la rente foncière proprement dite).
2) La rente différentielle 1, ayant sa source dans les différences de fertilité des terres.
3) La rente différentielle 11, résultant de ce que des
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 317
avances successives de capital sont faites pour la même terre. Examiner la rente différentielle Il : a) lorsque le coût de production reste invariable ; b) lorsque le coût de production décroît ; c) lorsque le coût de production augmente. Etudier ensuite : d) la transformation du surprofit en rente.
4) L'influence de la rente sur le taux du profit.
B. - La rente absolue.
C. - Le prix de la terre.
D. - Conclusions.
L'étude de la rente différentielle aboutit aux considération's générales que voici :
Prùno. - Le surprofit peut être obtenu de différentes manières : d'abord sous forme de rente différentielle 1, lorsque tout le capital agricole est avancé pour des terres de fertilités inégales ; ensuite sous forme de rente diff erentielle 11, lorsque des avances successives pour une même terre ont pour effet d'en augmenter la productivité. Quel que soit le procédé qui engendre le surprofit, la transforniation de celui-ci en rente, c'est-à-dire sa transmission du fermier au propriétaire foncier, exige comme condition que dans chaque cas particulier les coûts de production correspondant aux différentes avances successives soient ramenés à un coût de production moyen ; la différence entre le coût de production général (le coût de production régulateur) et ce coût de production moyen pour un acre constitue et mesure la rente pour cet acre. Quand il s'agit de la rente différentielle 1, ces différences se distinguent imin édiatement, parce qu'elles résultent de la production. sur des terres différentes, mises en valeur par une avance déterminée de capital, considérée comme normale, et par un procédé normal de culture en rapport avec cette avance. Quand il s'agit de la rente différentielle 11, ces
318 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE F(NCIÈRE
différences doivent d'abord être dégagées en les ramenant à la rente différentielle I.
Prenons, par exemple, le tableau Ill de la page 275. La terre B produit 2 quarters après une première avance de 2 1/2 £ et 3 1/,, quarters lorsqu'on applique une avance additionnelle de 2 1/2 £. Dans le produit de 3 1/_, quarters il est impossible de distinguer ce qui provient de l'avance primitive de ce quiestdû àl'avance additionnelle. Tout ce que l'on voit, c'est qu'une avance de 2 1/2 £ a donné 2 quarters et qu'une avance de 5 £ a produit 3 l/. quarters et non 4. Le coût de production est de 1 1/2 £ par quarter pour les 2 quarters résultant de l'avance primitive et il est de 2 £ par quarter pour le 1 1/2 quarter correspondant à l'avance additionnelle, soit des frais de production de 6 £ pour les 3 1/2 quarters. Le coût de production moyen, pour la terre que nous considérons, est donc de 1 3/4 £ (chiffres ronds) par quarter ; d'où un surprofit de 1 1/4 £ par quarter, puisque le coùt de production est de 3 £ sur la terre A qui détermine le coût de production général ; d'où un surprofit total de 4 3/8 £ pour les 3 1/,, quarters récoltés sur la terre B. Ce surprofit représente une partie aliquote du produit recueilli sur 13 (1 11/1, quarter de surprofit pour une production de 3 11, quarters). Le produit que la culture d*un acre de B donne en plus que la culture d'un acre de A ne constitue pas nécessairement un surprolit. D'après notre supposition B produit 3 1/2 quarters par acre et A ne donne que 1 quarter, soit sur B 2 1/2 quarters de plus que sur A et 1 J/, quarter de surprofit dû à. l'avance additionneUe. Mais pour obtenir ce résultat, on a avancé 5 £sur la terre B, c'est-à-dire le double du capital appliqué à A. Or, une avance de 5 £ pourla terre A donnerait, si la productivité restait la même, une production de 2 quarters, c'est-à-dire une production plus petite de 1 1 /2 quarter seulement que celle de B. Si l'on faisait une troisième avance de 2 1/2 Z pour la terre B et si cette avance n'augmentait la production que de 1 quarter, le coùt de production de ce quarter serait de 3 £ comme celui du quarter récolté sur A ; pour
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIFLLE 11 3%,
ce dernier qùarter le prix de vente ne ferait que couvrir les, frais de production et ne donnerait que le profit moyen sans surprofit, de sorte que toute possibilité de toucher une rente disparaitrait. Il ne suffit donc pas de comparer superficiellement la production par acre d'une terre quelconque à la production d'un acre de la terre A, car les quantités de produits récoltés n'indiquent pas si l'avance de capital a été la même de part et d'autre, ni si la quantité produite en plus sur la terre comparée à À couvre ses frais de production.
Secun~o. - De ce qu'il vient d'être dit, il résulte que lorsque les avances additionnelles successives ontune productivité de plus en plus petite > il y a une limite à, partir de laquelle l'avance additionnelle cesse de donner un surprofit ; cette limite est atteinte lorsque le coùt de production correspondant à, l'avance devient égal à celui de la
te A, c'est-à
err, -dire de la terre la plus mauvaise. De même
l'avance totale pour la terre B cesserait de produire une
rente, dès que le coût de production moyen par acre de
terre B s'élèverait au niveau du coût de production par
acre de la terre A.
Lorsque sur la terre B on continue d'appliquer des avances additionnelles qui lie font que couvrir le coût de production et qui, par conséquent, ne fournissent pas de surprofit, il en résulte une augmentation du coût de production moyen ; mais le surprofit et éventuellement la rente due aux avances ayant précédé ces avances additionnelles, restent les mêmes. En effet, l'augmentation du coût de produetion. est compensée exactement par l'augmentation de la production, de sorte que la différence entre le pi-lx total de ce qui est récolté sur B et le prix -total de ce qui est obtenu sur A reste constante.
Dans notre exemple précédent les deux premières
avances (de 2 £ chacune) faites pour la terre B produi
1/2 1
sent 3 1/2 quarters, soit une rente de 1 1/.. quartep ou de 4 1/2 £- Si une troisième avance n'ajoute qu , un quarter à la production, les frais de production (y compris 20 0/0 de
'320 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
profit) s'élèveront à 9 £ pour 4 1/,, quarters, Soit un coût de production moyen de 2 £- Le surprofit par quarter, qui ,était auparavant de 1 2/7 £, n'est donc plus que de 1 £ ; mais le surprofit total continue à être 1 >< 4 1/2 = il 112
,ce qu'il était précédemment (Il 2/7 x 3 1/2 ~---=-4 1/2 £),
Si nous admettons que l'on fasse ensuite, une quatrième et une cinquième avance additionnelle de 2 1/_, £, produisant chacune le quarter au coût de production général, la production totale s'élèvera à 6 11, quarters par acre et les frais de production, à 15 £. Le coût de production moyen par acre atteindra maintenant 2 4/13 £ (au lieu de 1 £) et
le surprofit ne sera plus que de 9 /13 £. Quant au surprofit
total il sera é-al à 9/13x 6 1/~, =_ 4 1/2£~1 ><4 1' =" 1 2/7
X 3
Il résulte de là que dans ces circonstances l'augmentation du coût de production régulateur n'est pas urie condition indispensable pour que des avances additionnelles de ,capital puissent être faites successivement sur les terres à rente, même jusqu'au moment où la dernière avance additionnelle ne donne plus que le profit moyen et cesse de fournir du surprofit. Notre exemple montre en outre que le surprafit total par acre reste constant, quelle que soit la diminution du surprofit par quarter après chaque avance additionnelle, et que le coût de production moyen sur la terre B ne peut s'élever au-dessus du coût de production régulateur (le coût sur la terre A) que pour autant que le coût de production des avances additionnelles soit plus fort que le coût de production régulateur. Cependant - on le verra plus loin - cette condition n'est pas suffisante pour faire monter le coût moyen de production de B au niveau du coût de production régulateur (sur A).
Supposons maintenant que la production sur un acre de la terre B se décompose comme suit :
a). - 3 1/2 quarters avec des frais de production de 6 £, obtenus par deux avances de 2 1/2 £ chacune, donnant chacune un surprofit, celui de la seconde avance plus petit que celui de la première ; '
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il
b). - 1 quarter avec des frais de production de 3 obtenus par une avance de capital telle qu'elle donne un coût de production égal au coût de production régulateur
c). - 1 quarter avec des frais de production de 4 £, obtenus par une avance de capital déterminant un coût de production s'élevant à 25 0/. au-dessus du prix régulateur.
L'avance totale de 10 £ aura donc produit 5 1,1, quarters, avec des frais de production de 13 £, c'est-à-dire qu'une avance quadruple de la: première avance de 2 1/2 £ produira moins de trois fois ce qui a été produit par cette première avance.
Ces 5 1~, quarters air coût de production moyen de 2 4/1, et avec un coût de production régulateur de 3 £, donnent par quarter 7/1, £ de surprofit pouvant être converti en rente. Vendus au prix du marcU, soit 3 £, ils produisent 16 1/2 £, qui après déduction des 13 £ de frais de production, laissent une rente de 3 1/~ £, soit une rente de 1 ~/7, quarter (le coût de production moyen du quarter étantde 2 4/ij £). La rente est donc plus petite de 1 £ et d'environ 112 quarter que dans le cas précédent ; mais il y a une rente, malgré que la quatrième a valIce de capital non-seulement n'ait pas donné de surprofit, mais ait rapporté moins que le profit moyen.
Supposons enfin que pour l'avance b le coût de production soit également plus élevé que le coût de production régulateur et que la production totale se compose de 3 1/2 quarters à 6 £ et de 2 1 /, quarters à 8 £, soit 5 ',/,, quapters à 14 £. Le coût de production moyen sera de 29 ~1/11 £ et laissera un excédent moyen de 5/',11 £. Vendus à 3 £, les 5 1/,, quarters produiront 16 J/2 £, qui, après déduction des 14 £ de frais de production, laisseront une rente de 2 1/2 £,
1 'i/-'~6
soit de '~, quarter, le coût moyen de production étant de 2 6/lt £. Il y a donc toujours une rente.
Ces considérations établissent que sur les terres de bonne qualité la rente se maintient - du moins dans les limites compatibles avec la pratique - lorsque les coûts de production correspondant aux avances additionnelles sont
1
!322 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
plus élevés que le coût de production régulateur seulement la rente diminue en proportion de l'importance dt" capital non productif par rapport au capital total et en proportion de la diminution de productivité qui caractérise ce capital.
Supposons qu'après quatre avances successives de 2
2 1/2, 5 et 5 £ de productivité décroissante, le coût de production moyen par acre de la terre B s'élève au niveau du coût de production régulateur.
PRODUCT10N
E.
CAPITAI, Produit DIFFERENCE
-1. FRAIS de la pour ta rente
de production vente
parquart. Total
£ (p. £ £ £ 1 £ Qr. £
a_ 2 1/2 3 3 +3
b 3 1 4 1/~ + /, + il/,
+ 1
c " 5 il /, 4 6 3 4 1/~ - "/" - i , /,
d 5 1 1 ' 6 6 3 ~ 3 - 1 -3
Total.. -i5 18 1 18 0 0
Dans ce cas le fermier vendra chaque quarter à son coût de production réel, ce qui revient à les vendre tous au coût de production moyen, qui d'après notre hypothèse est égal. au coût de production régulateur (3 £). Le capital avancé de 15 £ continuera à donner le profit moyen (20 0/,, soit 3 £), mais il ne produira pas de rente. Où sera donc passéela différence entre chaque coût de production et le coût de production régulateur ?
Pour les avances a et b de 2 chacune, le surprofit a été de 3 -~- 1 1/2 ~ 4 1/, £, soit 90 0/0. Pour les avances c et d, au contraire, lion seulement il n'y a pas eu de surprofit, mais les produits ont dû être vendus à 1 l/.> et 3 £ au-dessous des frais de production. Ces deux avances ont donné lieu à un déficit de 4 1/2 £ qui a été compensé par lesurprofit (4 1/2 £) des avances a et b. Grâce à cette compen
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 323
sation, le fermier a pu réaliser le profit moyen, dont on peut donc dire qu'il a été obtenu aux dépens de la rente. , Pour que le coût de production mo~,en de la terre B puisse s'élever au niveau du coût de production ré,-ula
In
teur, c'est-à-dire le coût de production de A, il faut que l'excédent du coût de production régulateur sur les coûts de production correspondant aux premières avances faites pour B, soit équilibré par l'excédent du coût de production correspondant aux dernières avances- sur le coût de production régulateur. Ce qui apparait comme un surprofit
1
aussi Iongtemps qu'il n'est q~estion. que de la vente des produits des premières avances, passe petit à petit au coùt de production moyen et au profit iiio37eii, pour finir par être absorbé complètement par ce dernier.
Si l'avance de capital pour la, terre B n'avait été que de
5 £ au lieu de 15 et si les 22 1 ' /, quarters fournis par les
deux dernières avances'(de 5 £ chacune) avaient été récol
tés sur la terre A dont l'étendue cultivée aurait été aug
de 2 l/., acres, avec une avance de 9- l/~~ £ par acre, l'avance
totale, pour produire 6 quarters, aurait été de 5 £ pour B
(donnant 3 ]/,> quarters) et de 6 1/4 £ pour A (donnant 2 1/2
quarters), soit en tout 11 1/4 £ an lieu de 15, et les frais de
production, y compris le profit, se seraient élevés à 13 1/2 £*
Les produits auraient été vendus comme avant à 3 £ par
quarter, soit à 18 2, et comme l'avance de capital aurait été
moindre de 3 3/4 £, la rente par acre de la terre B aurait été
de 4 1/2 £* Il n'en serait plus ainsi si, au lieu &étendre la
culture sur la terre A, on avait recours à des terres plus
mauvaises A' et A", fournissant fune 1 1 1 /2 quarter moyen
nant des frais de production de 4 £ et l'autre 1 quarter à
des frais de production de 6 £. Dans ce cas, c*est à 6 £ que
'éleverait le coût de production régulateur. Les 3 1/2
s c
quarters récoltés sur B seraient vendus pour 21 £ au lieu
de 10 1/2, et donneraient une rente de 1~,£ au lieu de î 1/±,
soit de 2 l/., quarters au lieu de 1 1/2 quarter. De son côté
la terre A, intervenant dans la production totale à concur
821 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
rence de 1 quarter, produirait une rente de 3 £, soit de quarter.
Avant de discuter ces résultats, signalons encore que le prix moyen du quarter de la terre B devient égal au coût ,de production régulateur, dès que la partie du capital qui fournit le surproduit de 1 1/2 quarter est équilibrée par la partie qui donne lieu à un déficit de 1 1/_, quarter. La Productivité des avances à surproduit étant donnée, cet équilibre est d'autant plus vite réalisé que la productivité des avances additionnelles donnant lieu à déficit est moindre relativement à celle du capital avancé pour la terre A, ou, ce qui revient au même, que leur coût de production est plus élevé que le coût de production régulateur.
Les conclusions suivantes peuvent être déduites de l'exemple que nous venons d'analyser :
P),imo. - Aussi longtemps que les avances successives pour une même terre donnent un surproduit, la rente en blé ou en argent par acre oroît en valeur absolue, bien que son taux diminue. Cet accroissement arrive à sa limite lorsque la deuxième avance additionnelle ne produit plus que le profit moyen, c'est-à-dire que le coût de production correspondant âirectement à cette avance est égal au coût de production régulateur. Dans ces conditions, le coût de production reste invariable, à moins que l'extension de la production n'élimine les terres les plus mauvaises. Même lorsque le coût de production baisse, les avances additionnelles peuvent donnerjusqu'à un certain point un surprofit, mais celui-ci sera moindre.
Secundo. - L'application d'un capital additionnel ne produisant que le profit moyen, ne fournissant pas de surproduit, ne modifie ni le surprofit ni la rente. Cette application a pour effet de faire hausser le coût de production moyen des bonnes terres et de diminuer le surproduit par quarter ; mais l'augmentation du nombre de quarters
CHAP. XLIII. - LA RENTE DIFFÉRENTIELLE Il 325
produits rachète cette différence, de sorte que le total reste le même.
Tertio. - Des avances additionnelles auxquelles correspondent des coûts de production plus élevés que le coût de production régulateur et dont par conséquent la productivité est moindre que celle d'avances égales appliquées à la terre A qui règle le prix, relèvent le coût de production moyen du produit total des terres de bonne qualité et le rapprochent de plus en plus du prix régulateur. A mesure que ce rapprochement s'accentue, une fraction de plus en plus grande du surproduit, c'est-à-dire de ce qui constitue le surprofit et la rente, est nécessaire pour assurer le profit moyen, ce qui n'empêche que le capital total avancé par acre de terre B continue à donner du surprofit. Dans ce cas, à mesure que le capital augmente et que la production devient plus grande, la rente par acre diminue en valeur absolue et non pas uniquement par rapport à la grandeur croissante du capital avancé, comme dans le deuxième cas. Elle devient nulle dès que le coût de production moyen du produit total de la terre B devient égal au coût de production régulateur ; à ce moment tout le surprofit correspondant aux premières avances est absorbé par le profit moyen.
Par conséquent, la rente cesse d'être produite, non pas au moment où les avances additionnelles commencent à être moins productives sur la terre B qu'elles le seraient sur la terre A, maislorsque le déficit inhérent à ces avances devient égal au surproduit donné par les avances antérieures, c'est-à-dire lorsque la productivité du capital total avancé pour la terre B devient égale à celle du capital avancé pour la terre A. Lorsque cette égalité se produit, le coût de production régulateur continue à être égal à 3 £. Il s'élèvera ensuite au-dessus de 3 £, si la productivité des avances additionnelles devient encore plus petite ou s'il faut appliquer plus de capital ayant le degré de productivité de l'avance qui a été faite lorsque la limite a été atteinte. Par exemple, si dans le tableau de la age 322, on était
p n
M6 1 SIXUME PARTlE. - LAL RENTE FONCIÈRb.
ainené à produire 2 1/2 quarters au lieu de 1 l/. au coût de produétion de 4 £, les 7 quarters constituant la production totale donneraient lieu à 22 £ de frais de production. Dans ces conditions, le coût de production du quarter serait de 3 1/7 £ et dépasserait de 1/7 de £ le coût de production de la terre qui jusqu'alors avait déterminé le prix régulateur.
On peut donc pendant longtemps appliquer sur les terres de bonne qualité des avances additionnelles qui y sont moins productives qu'elles ne le seraient sur la terre la plus mauvaise, avant que le prix moyen du quarter sur ces terres ne devicune égal au coût de production régulateur.
Dans notre tableau de la page 322, qui concerne la terre B, c'es'~-à-dire la dernière des terres qui donnent une rente,
3 1 /~,
, quarters sont produits par un capital de 5 £ fournissant un surproduit, tandis que 2 11, quarters sont produits par un capital de 10 £ dont la production donne lien, au point de vue de la rente, Wun déficit. Ce@ dernier capital fournit donc les 5/,2 de la production totale, et c'est au moment que la culture de la terre B est faite dans ces conditions que le coût de production moyen des 6 quarters devient égal a 3 £ par quarter.
Cependant, sous le regime de l'appropriation individuelle de la terre, les derniers 2 1/,, quarters, au coût de production de 3 £, ne seront pas produits sur la terre B mais sur la terre A, dont '-) 1/2 nouveaux acres seront mis en culture. La limite des avances de capital pour la terre B est atteinte dès que le coût de production de la dernière avance s'élève au niveau du coût de production général. En effet, le fermier qui s'est engagé à payer 4 1/2 £ de rente et qui peut les payer sans que son profit en souffre tant que la terre produit dans les conditions correspondant aux deux premières avances, verrait son profit diminuer à chaque avance additionnelle donnant lieu à un coût de production plus élevé que 3 £.
CEIIP. XLIII. - LI PARTIE DIFFÉRENTIELLE 11 327
Reprenons notre tableau de la page 322.
PRODUCTION DIFFÉRENCE
E. . pour la rente
CAPITAL ~E Produit
CD 2 FRAIS de la
de production
M vente Sur
c~ parquart. Total prolit Déficit
Qr.
b 2 /, i/~ 1 /, 2 3 3 ~ 1/, 1 1/2
c 5 1 1 '/, 4 6 3 4 1/1 1 1/2
d 5 1 1 6 6 3 3 3
Total 18 18
Pour les ~ 1/2 quarters produits par les deux premières avances, notre fermier doit compter également3 £par quarter comme coût de production, car il doit payer une rente de 4 1/2 £ et ne peut pas empocher la différence entre le coût de production général et le coût de production vrai de ces 3 1/2 quarters. Cette différence, il ne peut donc pas l'utiliser pour compenser le déficit auquel donneraient lieu une troisième et une quatrième avance.
S'il faisait une troisième avance (de 5 £), celle-ci lui raPporterait 1 1/2 quarter qui, lui coûterait 6 £ (y compris le profit). Or, le prix régulateur étant de 3 £, il ne pourrait vendre son produit qu'à 4 4/2 £. Il perdrait, non-seulement tout son profit, mais encore 1/2 £, soit 10 0/0 du capital qu'il aurait avancé. Sa perte serait donc de 1 1/2 £, et il subirait une nouvelle perte de 3 £ s'il faisait une quatrième avance. Si, cependant, la demande de céréales rendaitnécessaire la troisième avance, il en résulterait un relèvement du coût de production régulateur. qui monterait a 4 £ (le coût de production de la troisième avance). Les deux premières avances faites pour la terre B pourraient alors payer une rente plus élevée et la terre A produirait également une rente.
Par conséquent, lorsque la productivité des avances addi
328 . SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
tionnelles va en décroissant et que le coût de production régulateur reste invariable, l'augmentation successive du capital appliqué à, une même terre doit être arrêtée plus vite qu'elle ne le serait si la rente, le droit du propriétaire au surprofit, n'existait pas. Il en résulte que le coût de production régulateur doit être relevé plus vite que si la rente n'était pas prélevée ; de sorte qu'on peut dire que si la hausse du coût de production régulateur est une cause d'augmentation de la rente, inversement l'existence de la rente provoque la hausse anticipée du coût de production régulateur.
Il est évident que la troisième avance de capital ne se serait pas faite sur la terre B, si l'application d'une seconde avance à la terre A avait permis de récolter sur cette dernière, à moins de 4 £ par quarter, la quantité réclamée par l'extension des besoins, ou si une terre plus mauvaise que A et produisant à plus de 3 £ et à moins de 4 £, avait pu être mise en culture. On voit donc que les rentes différentielles 1 et 11, bien que la seconde ait la première pour base, réagissent continuellement l'une sur l'autre, de telle sorte que tantôt ce sont des avances de capital qui se succèdent sur une même terre et tantôt ce sont des avances qui se font l'une à côté de l'autre sur des terres nouvelles incorporées à la culture. Cette action de l'une des rentes sur l'autre se manifeste aussi dans d'autres circonstances, par exemple, lorsqu'une terre meilleure est mise en culture.
CHAPITRE XLIV
U'~~Z RENTE DIFFÉRENTIELLE SUR LA TERRE LI PLUS ~1AUVA1SE
Admettons que la demande de céréales aille en augmentant et qu'il ne soit possible d'y satisfaire que par des avances successives à productivité en déficit (au point de vue de la rente) sur les terres à rente, ou des avances additionnelles à productivité décroissante sur la terre A, ou des avances sur de nouvelles terres plus mauvaises que A. Admettons que les terres à rente soient représentées par la terre B.
Pour que l'avance additionnelle nécessaire pour la production d'un quarter en plus soit faite -nous disons un quarter comme nous dirions un million de quarters - il faut que le prix du marché s'élève au-dessus du coût de production de 3 £ qui a existé jusqu'alors. L'avance sera faite alors pour la terre B, si les conditions sont telles que le quarter puisse être obtenu sur cette terre à un prix plus bas qu'avec la même avance sur la terre A ou sur des terres A' , etc. plus mauvaises que A.
Jusqu'à, présent la terre A a produit un quarter au coût de production de 3 £ et B a fourni 3 1/2 quarters à raison de 6 £ de frais de production. Supposons que le nouveau quarter nécessaire pour satisfaire à la demande puisse être produit sur B à raison de 3 1/~ £,alors que le coût de production de ce quarter sur A serait de 3 3/4 £. Le coût de production régulateur s'élèvera donc Ù, 3 1/2 £ et les 1 1/~> quarters récoltés sur la terre B seront vendus à 15 3ii!, £. Si l'on déduit de cette somme les frais de production qui se
830 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
montent à 9 '1/2 £ (6 £pour les 3 1/2 premiers quarters
et 3 l/2 £ pour le dernier), il reste un surprofit de 6 1 ' /4 £
(précédemment ce surprofit n'était que de 'l 'l /2 £) sur
lequel pourra être prélevée la rente. Dans ce cas, facre de
terre A donnera une rente de 1/2 £ et le coût de production
régulateur sera le coût de production, lion de la terre la
plus mauvaise, mais de la terre B meilleure que cette der
nière. Pour qu'il en soit ainsi, il faut évidemment qu'il soit
impossible d'incorporer à la culture une nouvelle terre
aussi fertile et aussi favorablement située que A, et qu'un
capital additionnel appliqué à A ou la mise en culture de
terres moins fertiles que A donnent lieu à un coût de pro
duction plus élevé que celui de B. Il est donc possible, du
moment que la rente différentielle Il entre en jeu, que le
coût de production régulateur soit fixé par une terre meil
leure que la plus mauvaise terre cultivée et que par consé
quent cette dernière, la base de la rente différentielle 1,
produise une rente.
Les deux tableaux suivants expriment les faits que nous venons d'analyser, le premier donnant les conditions de la production avant que celle-ci soit augmentée, le second analysant ces conditions lorsque la, quantité produite est plus grande d'un quarter.
TERRES PRODTICTION RENTE
FRAIS de production
~1 Quantités . LI r- Total B16 Argent
Chasses Z
<
Qr. Qr.
B 1 6 3 1/, 3 10 1/2 1 11/2 4 1/2
c _. 1 6 ;,; 1,,~ 3 16 1/± 3 1/, 10 1/1
...... 1 6 7 '/2 3 22 1/, 5 1/2 16 1/,
4 21 _î_2T7~
Total 4 21 17 1/2 10 1/, 31 '/,
,CHAP. XLIV. - UNE RENTE SUR LA TERRE LA, PLUS MAUVAISE 831
TERRES PRODUCTION RENTE
FBAIS
de production - ~L
K . Total Blé Argent
Classes Quantités
Qr. Qr.
A 1 3 1 * 1/2 '/7 !à
B 1 9 1/2 4 1/2 3 1 /, 15 3/ 4 111/1.1 6 1/,
1 ~ 6 5 1/2 3 1 1/2 19 /4 2"/1,. 13 /4
D 1 6 7 1/2 3 1/, 26 '/,, 511/1, 2 0 1/4
'Total 7-241/1 18 64 17, Il 1/, 0 1/4
[Encore une fois le calcul West pas rigoureusement ,exact. Les 4 1/2 quarters coûtent 14 £ au fermier de la terre B (9 1/2 £ de frais de production plus + 4 1/2 £ de rente) ; le co~it moyen du qua,rte~ est donc 3 1/2 £ et c'est ce coût de production qui devient le prix du marché. D'après cela, la rente donnée par la terre A sera de et non de et ~ûel]e fournie par la terre B sera de Il 1/2 £ comme précé-demment. Malgré cette erreur l'exemple démontre que lorsque le sol produit la rente différentielle 11, le prix du marché petit être déterminé par le coût de production d'une terre meilleure que la plus mauvaise, d'une terre qui donnerait déjà une rente ; dans ce cas toutes les terres donnent une rente, même celle qui n'en avait pas encore produite jusqu'alors. - F. E.]
La rente en blé augmente dès que hausse le coût de production régulateur ; les choses se passent comme si toutes les catégories de terres étaient devenues moins productiyes et ne fournissaient, par exemple, que 5/7 quarter au lieu de 1 quarter pour une nouvelle avance de _9 1/2 £. La quantité de blé, que les terres produisent en plus pour la même avance de capital se transforme en surproduit, qui est le ,surprofit ou la rente sous forme de céréales. Il en résulte que si le taux du profit reste le même, le fermier pourra ache-ter au moyen de son profit une moindre quantité de blé. Or le taux du profit reste le même lorsque le salaire n'aug,mente pas, soit parce qu'il est abaissé au minimum physique,
832 SlXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
c'est-à-dire au-dessous de la valeur normale de la force de travail, soit parce que les objets de consommation que les manufactures produisent pour les besoins de la classe ouvrière sont devenus relativement moins chers, soit parce que la journée de travail est devenue plus longue ou le travail plus intensif, ce qui a empêché la baisse et peut-être provoqué la hausse du taux du profit dans la production non agricole (qui règle le profit de l'agriculture), soit parce que dans l'agriculture l'application du capital constant est devenue relativement plus grande que celle du capital variable.
Nous avons donc examiné une première situation qui peut donner lieu à l'obtention d'une rente sur la terre la plus ma uvaise. Si au lieu d'être réalisée par une terre meilleure que la terre A, l'extension de la production avait été obtenue par une terre A'plus mauvaise, ne pouvant produire le quarter à moins de il £, la rente aurait été de 1 £: par acre sur la terre A. La terre A'aurait donc pris la place de A comme terre ne fournissant pas de rente et la rente différentielle 1 aurait été modifiée. Ce cas ne fait donc pas partie de l'étude de la rente différentielle II que nous poursuivons en ce moment.
Deux autres situations peuvent donner lieu à une rente différentielle sur la terre À : d'abord, lorsque le coût de production restant le même, une avance additionnelle est caractérisée par une productivité plus grande, ce qui à première Vue semble de-voir toujours se présenter jusqu'à un certain point pour la terre la plus mauvaise ; ensuite, lorsque les avances faites successivement pour la terre A ont une productivité décroissante. Ces deux cas supposent évidemment qu'une extension de la production est rendue nécessaire par une extension de la demande.
Une difficulté se présente ici. D'après la loi que nous avons développée précédemment, le coût de production à considérer pour chaque catégorie de terre est le coût de production moyen de la production totale, c'est-à-dire le coût de production déduit du total des avances faites pour cette cat~gorie, et la limite des avances additionnelles
cHAP. XLIV. - UNE RENTE SUR LA, TERRE LA PLUS MAUVAISE 333
apparait dès que ce coût de production moyen devient égal au coût de production régulateur. Pour les terres meilleures que A il existe donc en dehors d'elles un coût de production régulateur. Il n'en est pas de même de la terre la plus mauvaise, puisque c'est son coût de production qui est le coût de production régulateur fixant le prix du marché.
Premier cas. Les avances successives ont une I)î-odïictivité de plus en plus grande. -Supposons, la première -avance de 2 1/2 £ ayant produit un quarter, que la production soit de 3 quarters lorsque l'avance s'élève à 5 £,, soit 6 £ de frais de production. Le coût de production moyen sera alors de 2 £ par quarter, et si le prix du marché se détermine d'après ce coût moyen, la terre A ne produira pas plus une rente après la seconde avance qu'après la première. Cependant la base de la rente différentielle Il aura été modifiée, car le coût de production régulateur est maintenant de 2 £ alors qu'il était de 3 £ précédemment et une avance de 2 1/2 £ pour la terre la plus mauvaise produit maintenant 11/2, quarter au lieu de 1. Cette production de 1 1/2 quarter par acre est désormais la jauge de la productivité pour chaque avance de 2,1/2 £ sur toutes les terres plus fertiles que A : une partie de ce qui était précédemment leur surproduit devient maintenant leur produit nécessaire, de même qu'une partie de leur surprofit est nécessaire pour constituer leur profit moyen.
Mais si l'on établit le compte comme on le fait pour les terres meilleures que A, pour lesquelles un calcul de moyennes ne modifie pas la valeur absolue du surproduit, étant donné que les avances de capital y cessent lorsque le coût de production moyen s'élève au niveau du coût de production régulateur, on voit que le coût de production du quarter correspondant à la première avance est de 3 £ et que celui correspondant à la deuxième avance n'est que de 1 1 /~ £. D'après cette manière de calculer, la terre A donnerait lieu à une rente de 1 quarter en blé et de 3 £ en argent et les 3 quarters seraient vendus au prix de 9 £.
Si la deuxième avance était suivie d'une troisième de
334 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈFŒ
même importance (2 1/2 £) et de même productivité, la récolte serait de 5 quarters pour 9 £ de frais de production, et si le coût de production moyen de cette récolte devenait le prix régulateur, celui-ci serait de 1 4/5£. Le coût régulateur aurait donc encore baissé, non parce que la troisième avance aurait été d'une productivité plus grande que les deux précédentes, mais parce qu'elle est de même productivité que la deuxième. Au lieu de faire hausser la rente sur les autres terres,- les avances successives de même productivité owde productivité croissante faites pour A auraient p~r conséquent pour effet de fairebaisser le coût de production et de diminuer, proportionnellementàlabaisse de celui-ci,larente différentielle surtoutes les autres terres. Mais si le coût de production de 3 £ du premier quarter récolté sur la terre A continuait à déterminer le prix du marché, les5 quartersobtenus surA aprè& la troisième avance seraient vendus à 15£etles deux avances additionnelles faites pour cette terre donneraient une~ rente de 6 £. Ces avances additionnelles constitueraient donc une amélioration et rendraient plus productif le capital primitif lui-même. car il serait irrationnel de dire qu'un tiers du capital aurait produit 1 quarter et les autres. tiers 4 quarters. (La conclusion serait, au contraire, que des frais de production de 3 £ produisent 1. quarter et que des frais de production de 9 £ par acre donnent une récolte de 5 quarters).
Ce sont les circonstances qui décideront si les avances additionnelles faites pour la terre A donneront lieu ou non à un surprofit et à une rente. Normalement le coût de production régulateur baissera. Il en sera ainsi si le perfectionnement de la culture obtenu par un accroissement des avances est appliqué non seulement à la terre A, mais à toutes les terres meilleures que celle-ci, si par conséquent ce perfectionne nient marque une transformation générale de l'agriculture. Dans ce cas, chaque fois qu'on parlera de la fertilité naturelle de la terre A, il sera sous-entendu que la culture de cette terre comporte une avance de 6 ou de 9 £
CHAP. XLIV. - UNE RENTE SUR LA TERRE LA PLUS MAUVAISE M,
et non plus une avance de 3 £. Mais encore faut-il que la
nouvelle méthode soit déjà appliquée à la plus grande par
tie des terres dela catégorieA. S'iln'enétaitpas ainsi, si une
petite partie seulement de ces terres était cultivée d'après le
procédé perfectionné, il se produirait sur cette partie un
surprofit que le propriétaire foncier ne tarderait pas à
s'annexer en tout ou en partie sous forme de rente. Et si la
demande continuait à se développer en même temps que
grandissait la production sous l'influence d'applications de
plus en plus nombreuses de la nouvelle méthode sur les
terres de la catégorie A, toutes ces terres deviendraient
petit à petit des terres à rente, dont le surproduit serait,
suivant les circonstances du marché, entièrement ou partiel
lement confisqué. Le prélèvement de c * ette rente empê
cherait le coût de production des terres A de descendre
au niveau du prix moyen établi en tenant compte de toutes
les avances additionnelles, et ce serait encore une fois, ainsi
que nous l'avons vu précédemment en étudiant l'influence
sur les terres de bonne qualité de la productivité décrois
sante des capitaux ad ditionnels, l'intervention du propriétaire
foncier qui déterminerait une hausse du coût de production,
alors que 'La rente différentielle devrait résulter uniquement
de la différence entre le coût de production régulateur et
le coût de production réel dans chaque cas particulier.
Pareil résultat serait même obtenu ou maintenu si des blés,
étrangers venaient librement faire la concurrence aux
blés indigènes ; il suffirait que les fermiers fussent forcés
d'affecter à une autre production, de transformer par
exemple en pàturages, les terres qui pourraient lutter avec
la concurrence étrangère à condition qu'elles n'aient pas à
produire une rente, et que seules restassent affectées à la
production des céréales les terres dont le coût de produc
tion serait moins élevé que le coût de production régulateur,
déterminé cette fois par les blés étrangers. En général, dans
le cas que nous venons d'examiner, le coût de production
régulateur baissera, mais pas au niveau du prix moyen des
blés récoltés sur les terres de la catégorie A ; il descendra
'336 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
au-dessous du coût de production des terres les plus mauvaises de cette catégorie et empêchera que la concurrence de ces dernières prenne de l'extension.
Deuxième cas : La productivité des capitaux additionnels va en décroissant. - Supposons que le quarter nécessaire pour faire face à l'extension de la demande ne puisse être produit sur la terre A' qu'au prix de 4 £, alors qu'il peut être obtenu sur A au prix de 3 3/4 £, soit à 3/4 de £ de plus que le quarter récolté après la première avance sur cette terre. Le coût de production moyen sur la terre A sera doncde~-+3 3/=33/, £, Si au lieu de produire en faisant 2
une avance additionnelle, on avait appliqué le capital de
eette dernière à une nouvelle terre produisant à 3 3 /4 4 le
coût de production aurait été de 3 3/4 £ et il en serait
résulté une augmentation correspondante de toutes les
rentes différentielles. Dans le premier cas, le coût de pro
duction moyen de la récolte surla terre A aurait été le coût
de production régulateur et A n'aurait pas fourni de rente.
Si, au contraire, le quarter de la seconde avance avait été
vendu an prix de 3 3/4 4 fous les acres de la terre A pro
duisant le blé à 3 £ auraient donné une rente de 3 /4 de £. Ce
prix de 3 3 ' /~ £ ne pourrait être maintenu que transitoire
ment, aussi longtemps qu'il y aurait des terres de la café
gorie A non encore incorporées à la culture, et il ne serait
acquis définitivement que lorsqu'il n'y aurait plus dans
eette catégorie des terres pouvant produire à moins de
~3 3/4 £. C'est du moins ce que nous devons admettre, bien
que nous sachions que du moment que le propriétaire fon
~cier est parvenu à prélever une rente sur un acre de terre A,
il n'en abandonne plus un autre sans exiger également
une rente.
De nouveau il dépendra de l'importance que prendront les secondes avances sur les terres A en culture, que le coût de production régulateur se fixe d*après le prix moyen ~ou. d'après le prix spécial (de 3 3 /4 £) correspondant à la seconde avance. La seconde éventualité se réalisera, si le
CHAP. XLIV. - UNE RENTE SUR LA TERRE LA PLUS MAUVAISE 337
temps pendant lequel le blé pourra être vendu à 3 3/~, £ est suffisant pour que le propriétaire foncier puisse imposer comme une rente définitive le surprofit qui sera obtenu pendant cet intervalle.
Les travaux de Liebig sont à consulter pour la question de la décroissance de la productivité des avances successives. Nous avons vu que cette décroissance a pour effet de faire augmenter la rente par acre lorsque le coût de production reste le même et qu'elle peut même déterminer cette augmentation lorsque le coût de production baisse.
D'une manière générale, dans la production capitaliste, le prix des produits augmente lorsque pour les obtenir il faut faire une dépense à laquelle on n'était pas astreint précédemment. A ce point de vue,il faut considérer, comme capital dépensé pour la production, uniquement les valeurs constituées par des moyensdéterminés deproduction, à l'exclusion des facteurs naturels qui ne coûtent rien, quel que soit le rôle qu'ils jouent. Par conséquent, une force naturelle gratuite, utilisée dans la production, ne figure pas dans le calcul des prix, aussi longtemps que le produit à l'obtention duquel elle contribue suffit pour satisfaire à la demande. Cette situation cesse dès que la demande dépasse ce qui peut être produit avec le concours de la force naturelle, par conséquent, dès le moment où il faut suppléer à l'insuffisance de la force naturelle par une autre force, le travail humain par exemple, donnant lieu à une dépense. Il faut alors relativement plus de capital pour la même production et, toutes circonstances égales, le produit renchérit.
(Extrait d'un cahi.er " commencé vers la mi-février 1876 ".)
La rente dilférentielle et la ï-enie considérées siïjïple~iiei~,l
338 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
comme intérël du capital incorporé à la terre. - Les améliorations dites permanentes, qui modifient la constitution physique et chimique du sol, coûtent des avances d*argent et peuvent être considérées comme des incorporations de capital a, la terre. Elles ont pour résultat de communiquer à nue pièce de terre déterminUe des qualités que ne possèdent pas naturellement d'autres terres situées à côté ou à proximité d'elle. Une terre est nivelée naturellement, une autre exige un nivellement artificiel; sur l'une les eaux sont éloignées par écoulement naturel, une autre doit être drainée; pour l'une la couche arable est profonde, une autre n'acquiert cette qualité que par une opération spéciale ; dans l'une la nature a mélangé à l'argile la proportion voulue de sable, une autre doit être amendée -, des pâturages sont dotés d'une irrigation naturelle, d'autres doivent être irrigués par le travail de l'homme ou par l'intervention du capital, comme dit le lan0lage des économistes bourgeois.
.
Il est incontestablement ridicule de soutenir que la rente est un intérêt lorsque les avantages relatifs sont obtenus artificiellement, taudis qu'il n'cri est pas de même quand ces avantages sont directement l'oeuvre de la nature, sans compter que même dans ce dernier cas on appelle la rente un intérêt. Cependant la terre pour laquelle du capital a été dépensé donne une rente, non parce que telle avarice de capital a été faite pour elle, mais parce que cette avance l'a rendue plus productive. Si toutes les terres d'un pays nécessitaient nue avance de capital, celles pour lesquelles cette avance aurait déjà été faite donneraient,relativement à celles qui ne Font pas encore reçue, une rente différentielle et se trouveraient par rapport à celles-ci dans la même situation que si elles possédaient naturellement des qualités que les autres doivent acquérir artificiellement.
D'ailleurs, la rente qui pourrait être considérée comme un intérêt devient une rente différentielle dès que le capital auquel elle est dire est amorti ; sans cela ce capital existerait deux fois.
CHAP. XLIV. - UNE RENTE SUR LA TERRE LA PLUS MAUVAISE 939
Un spectacle des plus comiques est la position des théoriciens qui combattent la théorie de Ricardo, considérant le travail comme l'unique facteur déterminant de la valeur, et qui, en ce qui concerne la rente différentielle procédant des différences entre les terres, soutiennent qu'ici la valeur est déterminée non par le travail mais par la nature, ajoutant, il est vrai, que dans ce cas la valeur résulte également de la situation et plus encore de l'intérêt du capital incorporé au sol. Le même travail crée la même valeur lorsqu'il engendre la même quantité de produit dans un temps détepminé ; la grandeur de cette quantité, pour une quantité donnée de travail, dépend par conséquent de la productivité de celui-ci. Peu importe que cette productivité soit due à la nature ou à la société-, seulement, lorsqu'elle est due au travail, c'est-à-dire qu'elle coûte du capital, elle augmente les frais de production, ce qui n'est pas le cas lorsqu'elle provient uniquement de la nature.
CHAPITRE XLV
LA RENTE FONCIÈRE USOLUE
Pour notre analyse de la rente différentielle nous sommes parti de l'hypothèse que la terre la plus mauvaise ne paie pas de rente ou, pour nous exprimer d'une manière plus génévale, que la rente est payée exclusivement par les terres dont le coût de production est moins élevé que le coût de production régulateur. Constatons d'abord que la loi de la rente différentielle est vraie, que notre hypothèse se vérilie ou ne se vérifie pas.
Désignons par P le coût de production régulateur, c'està-dire le coût de production de la terre A, la plus mauvaise. Pour cette terre, P représente le capital constant et le capital variable dépensés pour la production, augmentés du profit moyen. (Profit moyen = Profit d'entreprise -~- Intérêt -)
Soit P' le coût de production de la terre B, immédiatement plus fertile que A. Ce coût de production est moins élevé que P et la différence (1 entre les deux (P - P'~ d) représente le surprofit réalisé par le fermier de la terre B. Ce surprofit se transforme en rente, prélevée par le propriétaire foncier.
Soit P" le coût de production de la terre C de la troisièmecatégorie et supposonsqueP-P"~2d, c'est-à-dire que la rente soit de 9- (/. De même, la terre D de la quatrième catégorie, dont le coût de production est P"', donne une rente 3 d = P - 1"".
Admettons maintenant que la terre A do-une également
CfiA,P. XLV. - LA, RENTE FONCIÈRE AnSOLUE 311
une rente et que celle-ci soit égale à r. Il en résultera les conséquences suivantes :
Primo. - Le blé récolté sur A n'aura plus un prix égal a son coût de production P, mais un prix égal à P--~-r. En effet, si la production capitaliste se fait dans des conditions normales, c'est-à-dire si la rente r que le fermier doit payer au propriétaire n'est prélevée, ni sur le salaire, ni sur le profit moyen, il est indispensable, pour qu'elle puisse être payée, que le produit soit vendu au-dessus de son coût de production. Le coût de production régulateur ne sera donc plus P, niais P -j- r.
Secundo. - Cette modification du coût de production régulateur laisse intacte la loi de la rente différentielle. Désormais, le prix du marché est P-j-r, tant pour les terres B, C et D que pour la terre A, et la, rente pour chacune de ces catégories est égale comme précédemment à d = (P -~ r) -(P'-i-)-) pour la terre B, à2d= (P--~-r) - (P"--'r-r) pour la terre C, à 3 d= (P--~-r) - (P'" -1- r) pour la terre E. La, rente différentielle est donc res fée invariable et continue à être réglée par la même loi, bien qu'elle contienne maintenant un élément échappant à cette loi et qu'elle ait augmenté en même temps que haussait le prix du blé. Nous pouvons déduire delà que la loi de la rente différentielle se vérifie quelle que soit, au point de vue de la rente, la situation de la terre la plus ma tivaise, et que l'on ne coin - met aucune erreur - op. facilite au contraire le raisonnement - lorsque dans l'étude de la rente différentielle on admet que la terre la plus mauvaise ne donne pas de rente. Pour la même raison, la loi de la rente différentielte peut rester en dehors de la recherche que nous allons poursuivre.
On peut se demander cependant si l'hypothèse qui admet que la terre la plus mauvaise ne donne pas de rente repose sur une base rationnelle. Cette hypothèse est fondée, puisqu'il suffit pour qu'un capitaliste fasse une avance de capital qu'il soit certain d'en retirer le profit moyen; une avance additionnelle se fera donc pour la terre A. chaque
capital_Livre_3_2_342_387.txt
************************************************************************
342 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
fois que le prix du marché sera tel que le coût de production correspondant à l'avance rapportera le profit moyen. Toutefois, ce coût de production devra être moins élevé que le prix du, marché. En effet., dès que l'offre sera renforcée, le rapport entre elle et la demande se modifiera. Précédemment, l'offre était insuffisante ; maintenant, elle répond a la, demande; le prix ne tardera donc pas à, baisser et pour qu'il puisse en être ainsi, il faut qu'il ait été plus élevé que le coût de production de A Seulement, dans sa diminution il ne descendra pas au niveau où il s'était arrêté précédemment, lorsque le coût de production des terres B réglait le marché. Le coût de production de A constitue la limite de la hausse relativement permanente du prix du marché. Si la terre nouvellement mise en culture était plus fertile que la terre A et si elle ne produisait cependant que ce qui est nécessaire pour l'extension de la demande, le prix du marché resterait le même. Notre hypothèse serait encore foridée, car le prix du marché serait tel qu'il reconstituerait exactement le capital avancé en y ajoutant le profit moyen.
Mais de ce que les conditions de la, mise en valeur sont suffisantes pour le fermier capitaliste, même quand il n'y a pas de rente, il ne résulte nullement que les choses s'arrangent au gré du propriétaire et que celui-ci soit disposé à faire, par pure philanthropie, une opération. de et-édit gratuit, en prêtant gratuitement sa terre au fermier. Supposer qu'il puisse cri être ainsi, ce serait admettre la suppression de la propriété individuelle du sol, l'évanouissement de l'institution qui assigne précisément une limite à l'exploitation de la terre, limite qui apparaît clairement lorsque l'on considère que lorsque la rente n'existe pas l'application du capital a l'agriculture est possible dès que le prix du blé assure le profit moyen. Or, la monopolisation de la terre est une condition de la transformation du surprofit en rente foncière et de son appropriation par le propriétaire au lieu du fermier, et l'obstacle qu'elle oppose à l'application du capital se maintient lorsque la rente n'est plus possible comme sur la terre A.
CHAP. XLV. - LA RENTE FONCIÈRE ABSOLUE 343
Il nous suffira de passer en revue les cas où, dans un pays de production capitaliste, des avances de capital peuvent être faites pour l'exploitation de la terre sans qu'elles donnent lien a, une rente, pour établir qu'il en résulte nécessairement une suppression de la propriété foncière, si pas en droit, du moins en fait, suppression qui ne peut d'ailleurs se présenter que dans des circonstances absolument accident-elles.
Un premier cas se constate lorsque les fonctions de propriétaire et de capitaliste sont réunies en une même personne. Dans ce cas, le propriétaire cultivant lui-même sa terre peut mettre en culture une terre A dès que le prix du marché est suffisamment élevé pour qu'il couvre le coût de production de A, c'est-à-dire permette le renouvellement du capital et l'obtention du profit moyen. Pourquoi pourra-t-il agir de la sorte? Parce que pour lui la propriété foncière ne sera pas un. obstacle au fonctionnement du capital et parce qu'il pourra considérer la terre comme un simple élément naturel et se placer exclusivement au point de vue de la mise en valeur de son capital. Des cas de ce genre ne se rencontrent qu'exceptionnelle ment en pratique. Par cela même que l'agriculture capitaliste suppose la séparation du capital fonctionnant et de la propriété du sol, elle exclut que la culture de la terre par celui qui la possède soit la règle. D'ailleurs, il suffirait pour que cette règle cesse de fonctionner que la demande de céréales devint plus importante et que les terres À que leurs propriétaires peuvent cultiver devinssent insuffisantes, au point que l'on fût obligé de mettre d'autres terres A en culture et de les confier à des fermiers locataires. Il serait absurde de partir de la séparation du capital et de la terre, du fermier et du propriétaire, séparation inhérente à la production capitaliste, et de supposer ensuite que l'exploitation parle propriétaire devrait être la règle chaque fois que le capital ne pourrait retirer une rente de la culture. (Voir plus loin le passage d'A. Smith relatif à la rente des mines.)
344 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIERE
Un second cas peut se présenter dans les circonstances suivantes. Dans l'ensemble des terres qui constituent l'exploitation d'une ferme, il peut se trouver quelques lopins qui, étant donné le prix du marché, ne rapportent pas de rente; mais ces lopins ne sont pas considérés comme tels par le propriétaire, puisqu'il envisage la rente pour J'ensemble de sa ferme et non pour chacune des pièces de terre qui la composent. Dans ce cas, la limite que la propriété impose à l'application du capital ii"existe pas pour le fermier en ce qui concerne les lopins ne produisant pas de rente, et cela en vertu du contrat même qui intervient entre lui et le propriétaire. Il ne paie pas de rente pour ces lopins, uniquement parce qu'il en paie une pour les autres terres dont ils sont les accessoires. La situation est telle que les lopins mauvais doivent être considérés, non comme des terres auxquelles on a forcément recours pour satisfaire à la demande de blé, mais comme des parties indissolublement liées aux bonnes terres. Un cas à examiner de près est cependant celui où des terres de la catégorie A forment une exploitation indépendante et sont affermées comme telle dans les conditions normales de la production capitaliste.
Enfin, Il peut arriver qu'un fermier fasse une avance additionnelle pour les terres qu*il a en location, bien qu'au prix du marché le blé qu'il récolte en plus dans ces conditions ne lui rapporte que le coût de production, c'est-à-dire le profit ordinaire, sans un excédent pour la rente. Une partie du capital incorporé à la terre paiera donc la rente, une autre ne le fera pas. Cette supposition est loin d'être une solution du problème, et ce qui le montre c'est que si le prix du marché devient tel que le capital additionnel rapporte un surprofit comme le capital primitif, ce surprofit est encaissé par le fermier lui-même pendant toute la, durée du bail. Et pourquoi? Parce que tant que dure le bail il ne peut pas être question d'une limite que la propriété opposerait à l'application du capital. Si, dans des circonstances pareilles et dans le but de s'assurer ce surprofit, le
CHAP. XLV. - LA RENTE FONCIERE ABSOLUE 345
fermier prenait en location en même temps que sa ferme des terres plus mauvaises, ce fait prouverait sans qu'une discussion soit possible que l'avance additionnelle de capital pour les terres de la ferme n'est pas suffisante pour faire face à l'extension de la demande.
On pourrait dire que la rente de la terre la plus mauvaise A est elle-même une rente différentielle, si on la rapporte au produit des terres cultivées directement par ceux qui en sont les propriétaires (ce qui est une exception très rare) ou au produit des avances additionnelles qui dans des baux en cours ne produisent pas de rente. Mais pareille rente différentielle ne résulterait pas des diflérences de fertilité des terres et par conséquent n'aurait pas comme condition que la terre A vende son produit à son coût de production et ne paie pas de rente. Ensuite, le fait que dans une ferme en exploitation des avances additionnelles rapportent ou non une rente n'est d'aucune importance pour cet autre fait que des terres A a mettre en culture paieront ou non une rente, de même qu'il est indifférent au point de vue de l'avance à faire pour une nouvelle fabrique, si un autre fabricant de la même branche place à intérêt une partie de son capital qu'il ne désire pas engager dans son exploitation ou s'il emploie cet argent à faire des agrandissements, qui sans produire le profit moyen, lui rapportent plus que le placement à intérêt. Cependant, les avances additionnelles dans une ferme déjà en exploitation et les avances nouvelles pour la mise en culture de nouvelles terres A se limitent les unes les autres. Les conditions de production étant mauvaises, l'importance des premières dépendra des avances qui seront faites pour les nouvelles terres A ; d'autre part, la rente que celles-ci pourront rapporter dépendra du capital additionnel (lui sera dépensé dans les anciennes fermes.
Tous ces subterfuges ne résolvent pas le problème, qui peut être posé dans les termes suivants. Le prix du marché étant suffisamment élevé pour qu'il couvre le coût de production des terres A, c'est-à-dire pour que la vente du blé
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récolté sur celles-ci permette de renouveler le capital avancé et donne le profit moyen, cette condition est-elle suffisante pour qu'un capital soit engagé pour la culture de ces terres, oui bien faut-il pour que cet engagement se
1
fasse que le prix du marché s*élève à un niveau tel que les terres A (les plus mauvaises) produisent également une rente ? Ea d'autres termes, le monopole du propriétaire foncier fixe-t-il à l'application du capital aux entreprises agricoles une limite, qui ne se présenterait pas si ce monopole n'existait pas et si l'exploitation pouvait se faire d'après des bases purement capitalistes ? L'énoncé de la question montre que ce n'est pas parce que dans des fermes en exploitation des avances additionnelles de capital ne payant pas de rentc sont possibles, que fon peut conclure que des avances de capital pourraient être faites pour des terres nouvelles A qui ne rapporteraient également que le profit moyen et ne fourniraient pas de rente. Les avances pour les terres A auraient en tout cas pour condition que les avances additionnelles ne payant pas de rente ne produisent pas assez de blé pour donner satisfaction à la demande.
Dans deux cas seulement la mise en culture de nouvelles terres A pourra produire une rente : l' Lorsque le prix du marché est tel que les dernières avances additionnelles dans les fermes en exploitation en donnent une, et cette situation est alors la conséquence de ce que les terres A ne peuvent être mises en culture à moins qu'elles ne paient une rente. En effet, si la culture de ces terres était possible lorsque le prix de vente de leur produit rapporte simplement le profit moyen, elles seraient en trées en concurrence dès que le prix du marché aurait atteint ce niveau et avant, par conséquent, qu'il ne l'eût dépassé. 2' Lorsque le prix du marché est tel qu'il couvre exactement le coût de production des dernières avances additionnelles dans les fermes en exploitation et qu'il est plus élevé que le coût de production des nouvelles terres A mises en culture. La condition fondamentale est encore que les terres A
GIL&P. XLV. - LA RENTE FONCIÈRE ABSOLUE 347
ne soient pas mises en culture à moins qu'elles ne produisent une rente, et à cette condition s'ajoute cette autre, que les dernières avances additionnelles dans les fermes en exploitation conduisent a un coùt de production (sans reitte) égal au coût de production des terres A augmenté d'une rente. Cette fois les terres A paient une rente et les avances additionnelles des fermes en exploitation n'en fournissent pas. Par rapport a ces dernières, la rente des terres A peut donc être considérée comme une rente différentielle, mais une rente différentielle due, non à des différences entre les terres, mais à ce fait que les terres A n'ont pas pu être cultivées à moins qu'elles ne paient une rente. Dans les deux cas que nous venons de discuter, la rente des terres A est non la conséquence, mais la cause de la hausse du prix du marché.
La rente différentielle a ceci de particulier que la propriété foncière ne s'empare que du surprofit, qui, si elle n'existait pas, serait perçu par le fermier et que celui-ci touche réellement, dans des circonstances données, au cours de son bail, La propriété foncière a donc pour effet qu'une partie du prix de la marchandise (le surprofit) est transmise du capitaliste au propriétaire, sans qu'elle intervienne dans la création de cette partie du prix, c'est-à-dire dans l'augmentation du prix qui donne lieu à cette partie. Au contraire, lorsque la terre la plus mauvaise ne peut être mise en culture que lorsque le prix du marché est plus élevé que le coût de production et qu'il paie une rente, c'est la propriété foncière elle-même qui provoque cette augmentation de prix et qui crée celle rente. Il en est ainsi
même lorsque la rente payée par la terre A représente, comme dans notre deuxième cas, une rente différenlielle par rapport aux avances additionnelles., qui dans les fermes en exploitation ne produisent que le coût de production. Dans ce cas encore le prix ne dépasse le coût de production de la terre A que parce que celle-ci ne serait pas cultivée si elle ne rapportait pas une rente, et ce prix s'élève nécessairement jusqu'au niveau où il couvre le
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coût de production correspondant aux dernières avances additionnelles dans les fermes en exploitation.
Lorsque nous disons que la terre A ne paie pas de rente quand le prix du marché est égal à son coût de production, nous employons le mot rente en lui attribuant son sens catégorique, en considérant le fermage comme une fraction autonome du prix de la marchandise et non comme un prélèvement que le fermier ferait soit sur le salaire normal de ses ouvriers, soit sur son propre profit moyen. Cependant, ainsi que nous J'avons déjà fait remarquer, c'est dans ces dernières conditions que les choses se passent fréquemment dans la pratique. Lorsque dans un pays le salaire des ouvriers agricoles est abaissé d'une manière générale audessous du salaire moyen, de sorte qu'une partie du salaire sert à payer la rente, cette règle est vraie pour la terre la plus mauvaise comme pour les autres. Ce salaire déprécié constitue donc un élément a priori du coût de production, qui décidera si la terre la plus mauvaise pourra être mise en culture ; de sorte que lorsque le produit de cette terre sera vendu au coût de production il ne laissera aucun excédent au fermier pour payer une rente. Le propriétaire pourrait tout aussi bien louer sa terre à un ouvrier qui consentirait a lui payer sous forme de rente tout ou partie de ce que le prix de vente lui rapporterait en sus de son salaire. Dans des cas pareils, on ne paie pas en réalité une rente, bien qu'on paie un fermage. Cependant, dans les pays où se recontrent les conditions correspondant à la production capitaliste, la rente et le fermage se confondent, * et c'est précisément cet état de choses qui fait l'objet de cette étude.
Si les cas que nous venons d'examiner et dans lesquels des capitaux peuvent être réellement avancés sans que la terre paie une rente ne décident rien pour notre problème, l'exemple des exploitations coloniales le fait encore moins. Ce qui caractérise la colonie agricole, c'est moins la masse de terres vierges qui la constituent, (lue le fait que ces terres ne sont la propriété de personne. Ainsi que le dit
CHAP. XLV~ - LA RENTE FONCIERE ABSOLUE 349
avec raison Wakefield (1) et que l'avaient constaté avant lui Mirabeau, le père, et d'autres économistes, la différence essentielle entre les anciens pays et les colonies, c'est que celles-ci ne sont pas encore soumises au régime de la propriété foncière. Peu importe que les colonisateurs s'emparent simplement du sol, on qu'ils paient Ù, VEtat un tribut qui leur assure le droit de jouir de la terre, ou que déjà établis ils soient propriétaires légaux du sol et du sous-sol. En fait, la propriété n , oppose pas ici une limite à l'application du capital, ni à l'application du travail sans capital; a, côté des terres déjà occupées par ceux (lui les ont précédés, les n ouvea tix arrivants en trouvent d'autres auxquelles ils peuvent appliquer leur travail et leurs moyens de production. .11 n'est donc pas rationnel d'invoquer les colonies bourgeoises libres, qui ne connaissent ni la production capitaliste, ni la propriété foncière, lorsque l'on veut rechercher comment la propriété foncière influence le prix des produits agricoles et la rente, là où elle limite l'application du capital à la terre. C'est cependant ainsi que procède Ricardo dans le chapitre qu'il consacre à la rente foncière. Il commence par dire qu'il se propose d'étudier les conséquences de l'appropriation du sol au point de vue de la valeur des produits de la terre et immédiatement après il choisit comme exemple les colonies, dont il suppose que Fexploitation n'est pas limitée par le monopole de la propriété foncière.
Le droit de propriété ne crée pas par lui-même la rente, mais il assure au propriétaire foncier le pouvoir de soustraire sa terre a l'exploitation jusqu'au moment où celle-ci donne lieu à un excédent,que la mise en valeur se fasse par l'agriculture proprement dite ou par un autre système de production. Le propriétaire ne peut donc pas augmenter la quantité absolue de sol pouvant être mis en exploitation, mais seulement la quantité agissant sur le marché, et
(4) Wakefield, England and Aînei-ica, London 4833. Voir également notre vol. 1, chap. XXV.
850 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
c'est ainsi qu'il se fait, comme le constatait déjà Fourier,
que dans les pays civilisés il y a une partie relativement
importante du sol qui est continuellement soustraite à
l'agriculture. Cel ' a étant, que se passera-t-il lorsque la
demande deviendra telle que de nouvelles terres, moins
fertiles que celles déjà en exploitation, devront être mises
en culture et que le prix du marché sera assez élevé pour
payer au fermier son coût de production et par conséquent
lui assurer le profit ordinaire ? Le propriétaire afrerniera-t-il
gratuitement ses terres? D'aucune façon. Il exigera qu'une
rente lui soit payée et il faudra que le prix du marché s'élève au-dessus du coût de production P
jusquau niveau P-J-P, qui rapportera cette rente. Celle-ci ne devra pas être élevée pour les terres
nouvelles, plus mauvaises que celles en culture, puisque les terres non cultivées ne rapportent rien
à ceux qui les possèdent.
La rente de la terre la plus mauvaise n'a donc pas sa source dans une différence de fertilité Faut-il en conclure que le prix des produits du sol est nécessairement un p rix de monopole dans le sens ordinaire ou faut-il le considérer comme un prix qui se constitue parce que la rente y entre sous forme d'un impôt pi-élevé par le propriétaire foncier, de même qu'un impôt quelconque prélevé par l'Etat entre dans le prix de la marchandise, tout en étant un élément indépendant de sa valeur ? Peu importe que dans le cas de la terre cet impôt dépende des avances additionnelles de capital pour les terres en exploitation, de la concurrence des produits agricoles étrangers, de la concurrence des propriétaires entre eux, des besoins et de la solvabilité des consommateurs.
Nous avons vu que le coût de production d'une marchandise n'est pas égal à sa valeur, bien que lorsqu'on envisage l'ensemble des coûts de production on puisse dire qu'ils sont réglés exclusivement par le total des valeurs et bien que pour chaque espèce de marchandise le mouvement du coût de production résulte uniquement, toutes circonstances égales, du mouvement de la valeur. Ainsi
CHAP. XLV. - LA RENTE FONCIÈRE ABSOLUE 851
que nous l'avons démontré précédemment, le coùt de production d'une marchandise ne se confond qu'exceptionnellement avec sa valeur. Le fait que les produits agricoles sont -vendus au-dessus de leur coût de production ne démontre donc nullement qu'ils sont vendus au-dessus de leur valeur; il est possible que dans ces circonstances ils soient vendus au-dessous de cette dernière, de même qu'il arrive que des produits de l'industrie ne rapportent leur coût de production que lorsqu'ils sont vendus au-dessus de leur valeur.
Le rapport entre le coût de production et la valeur d'une marchandise dépend exclusivement de la composition organique du capital qui la produit, c'est-h-dire de l'importance de la partie variable de ce capital relativement à sa partie constante. La valeur est plus élevée que le coût de production chaque fois que la composition du capital est inférieure à la composition sociale moyenne, c'est-àdire chaque fois que le rapport entre sa partie variable et sa partie constante est plus grand que le même rapport dans le capital social. En effet, la quantité de travail vivant mis en oeuvre est plus grande dans ce cas et par coDséquent, si les conditions d'exploitation du travail restent les mêmes, la plus-value ainsi que le profit engendré par le capital sont plus considérables. Il en résulte que la valeur du produit doit être plus élevée que son coût de production, puisque celui-ci ne représente que l'avance de capital augmentée du profit moyen, lequel est plus petit que le profit réalisé réellement. L'inverse se reincontre lorsque le capital avancé pourunebrainche deproduction déterminée est d'une composition supérieure à celle du capital social moyen ; la valeur du produit est alors au-dessous du coût de production, ce qui est généralement le cas dans les industries les plus développées. L'infériorité de la composition d'un capital par rapport à celle du capital social moyen est un indice de ce que dans la branche de production qui applique ce capital, la productivité du trzvail social est au-dessous du niveau moyen,
352 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
de même que l'inverse est vrai pour les capitaux de composition supérieure.
Il va de soi qu'abstraction faite des productions artistiques dont nous n'avons pas à nous occuper ici, le rapport entre le capital variable et le capital constant varie suivant les industries, les unes appliquant le travail vivant relativement plus que les autres. C'est ainsi que dans l'industrie extractive, qu'il convient de distinguer nettement de l'agriculture, le capital constant ne comprend pas de matières premières et les matières. auxiliaires lie jouent qu'exceptionnellement un rôle important ; dans l'industrie minière, l'autre partie du capital constant, le capital fixe, est un élément essentiel. Néanmoins, le progrès du développement de ces industries se mesure à l'augmentation du capital constant par rapport an capital variable.
Si dans l'agriculture proprement dite la composition du capital était inférieure à celle du capital social moyen, il faudrait l'attribuer à première vite à ce que dans les pays de production développée l'agriculture n'a pas progressé dans la même mesure que l'industrie. Abstraction faite de tous les autres facteurs économiques, cette situation résulterait de ce que la mécanique est plus ancienne et plus perfectionnée que les autres sciences d'application, notamment que la chimie, la géologie et la physiologie appliquées à l'agriculture. Depuis longtemps déjà (1) les faits ont établi d'une manière indiscutable que les progrès de l'agriculture sont intimement liés à l'extension du rôle du capital constant par rapport au capital variable. Nous n'avons pas à rechercher ici - cette question relève de la statistique - si dans un pays de production capitaliste, tel que l'Angleterre, la composition du capital agricole est inférieure à celle du capital social moyen. Nous n'avons qu'à constater que la théorie consacre que c'est seulement que lorsque cette condition est remplie que les produits de l'agriculture peuvent avoir une valeur supé
(1) Voir Dombasle et B. Jones.
CHAP. XLV. - LA RENTE F-'-)NCIÈRE ABSOLUE 353
rieure à leur coût de production et que, par conséquent, la rente dont il est question en ce moment peut exister. Aussi admettons-nous par hypothèse que cette condition est remplie.
Cependant, ce seul fait que des produits agricoles ont une valeurplus élevée que leur coût de production ne suffit pas pourjustifier l'existence d'une rente ne résultant pas de différences de fertilité entre différentes terres ou de diflérencesde productivité entre des avances successives sur une même terre, c'est-à-dire Fexistence d'une rente autre que la rente différentielle et que nous désignerons sous le nom de rente absolue. En effet, quantités de produits manufacturés ont une valeur plus élevée que leur coût de production, sans qu'ils possèdent la propriété de rapporter plus que le profit moyen, de donner un surprofit pouvant être converti en rente. Au contraire, le point de départ de la conception du coût de production et du taux général du profit est que les marchandises ne sont pas vendues à leur valeur. Les coûts de production sont l'aboutissant d'une égalisation des valeurs des marchandises, qui résulte de ce que les capitaux consommés dans les différentes branches de production étant reconstitués, la plus-value totale se répartit entre ces branches, non en proportion de ce que chacune en a créé et incorporé à ses produits, mais en proportion des -capitaux qu'elle a avancés. C'est par la concurrence que le capital poursuit cette égalisation de la plus-value et qu'il vaine tout les obstacles qui s'y opposent. Il a par conséquent la tendance à n'admettre d'autres surprofits que ceux qui résultent, non de différences entre les valeurs et les coûts de production, mais d'écarts entre le prix du marché et les coûts de production particuliers, par conséquent d'autres surprofits que ceux qui naissent dans chaque sphère de production et qui, loin d'affecter les coûts de production généraux des différentes sphères et le taux général du profit, ont, au contraire, pour point de départ la transformation des valeurs en coûts de production et J'existence d'un taux général du profit. Mais pour qu'il en
ï:54 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
soit ainsi, il faut, ainsi que nous l'avons signalé précédemment, que les capitaux soient en migration continuelle, qu'ils puissent passer librement d'une branche de production à une autre et qu'aucune entrave, à moins qu'elle ne soit accidentelle et temporaire, n'empêche que par leur concurrence ils abaissent la valeur au niveau du coût de production là où elle le dépasse et répartissent, entre toutes les branches, la plus-value en excès ]ans l'une d'elles. Si le capital ne disposait pas de cette liberté, s'il se heurtait à une force étrangère limitant son application dans l'une ou l'autre branche de production on ne la permettant qu'à des conditions empêchant totalement ou jusqu'à un certain point que la plus-value fût ramenée au profit moyen, il se constituerait dans cette branche un surprofit résultant de ce que la valeur de la marchandise est plus élevée que son coût de production ; ce surprofit pourrait être converti en rente et opposé comme tel au profit. C'est en agissant comme une force de ce genre que la propriété foncière dresse des limites à l'application du eapital à l'exploitation de la terre.
La propriété foncière agit donc comme une barrière qui empêche, aussi longtemps qu'il n'en résulte pas une rente,, toute avance de capital pour des terres non encore cultivées ou non encore affermées, alors même que ces terres appartiennent à une catégorie qui ne rapporte pas de rente différentielle et qu'il suffirait, si la propriété foncière ne réclamait pas son tribut, d'une légère augmentation du prix du marché pour que celui-ci couvre le coût de production et rende la culture économiquement possible. De cette intervention de la propriété foncière il résulte que le prix du marché doit subir une augmentation plus considérable et s'élever à un niveau qui permet le paiement d'une rente. Or d'après notre hypothèse, la valeur des produits agricoles est plus élevée, sauf un cas que nous examinerons tout à l'heure,queleur coûtde production.C"est cette différence qui est absorbée par la rente, laquelle s'en empare entièrement ou en partie suivant le rapport entre l'offre et la demande et
CHAP. XLV. -LA RENTE FONCIÈRE ABSOLUE 355
l'étendue des nouvelles terres mises en culture, de telle sorte que ce n'est que lorsque la rente ne prend pas toute la diflérence, que celle-ci peut encore par sa partie restante contribuer à l'égalisation générale et à la formation de la plus-value totale répartie entre les diflérents capitaux. Q ne la rente absolue s'empare de tout l'excédent de la valeur sur le coût de prod uction ou qu'elle n'en prenne qu'une partie, les produits de l'agriculture sont toujoursvendus à un prix de monopole, non parce que leur prix est plus élevé que leur valeur, mais parce qu'il est plus élevé que leur coût de production tout en étant égal ou inférieur à leur valeur, contrairement à ce qui se passe pour les autres produits de l'industrie, dont le prix est ramené au coût de production, alors même que leur valeur est supérieure au coût de production général. Le prix des produits agricoles peut donc s'élever dans une certaine mesure au-dessus de leur coût de production avant de devenir égal à leur valeur, et c'est gràce au monopole de la propriété foncière que l'excédent de leur valeur sur leur coût de production peut contribuer à la détermination de leur prix du marché. Dans ce dernier cas, ce n'est pas le renchérissement des produits qui donne lieu à la rente, mais la rente qui détermine le relèvement du prix. Le prix du produit de la terre la plus mauvaise étant P -+- r, le prix du marché est, d'après notre hypothèse, P -Jr, et toutes les rentes différentielles augmentent proportionnellement à r.
Le capital non agricole ayant comme composition moyenne 85, + 15,, le Coût de production sera de 115, si le taux de la plus-value est de 100 0/,. Avec le même taux de plus-value, la valeur du produit agricole sera de 125, si le capital agricole a pour composition moyenne 75, -+- 25v. S'il se constituait un prix moyen pour les produits des deux genres de production, les capitaux totaux étant supposés égaux de part et d'autre, ce prix serait de 120 et la plus
ZD
value totale s'éleverait à 40 pour un capital de 200, c'està-dire à 20 0/0 de ce capital. Le prix du marché commun serait donc plus élevé que la valeur pour le produit non
356 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
a.
gricole et moins élevé pour le produit agricole, de sorte que si les produits étaient vendus à leur valeur, ceux de l'agriculture coùteraient 5 plus cher et ceux de Findustrie
1
~5 moins cher que le prix moyen. Si les conditions du marché ,étaient telles que les produits agricoles ne puissent pas ,être vendus à leur valeur, il en résulterait que le prix de vente des produits industriels s'élèverait légèrement andessus de leur valeur et celui des produits agricoles légèTement au-dessus de leur coiât de production.
S'il est vrai que la propriété foncière a le pouvoir de faire monter le prix des produits agricoles au-dessus de leur Coût de production, ce n'est pas elle mais la situation générale du marché qui détermine quelle sera la différence entre les deux, de combien le prix se rapprochera de la v.aleur et dans quelle mesure la plus-value dépassant le profit moyen se convertira en rente ou contribuera au profit moyen. Dans tous les cas, cette rente absolue n'est que l'appropriation par le propriétaire foncier d'une partie de la plus-value agricole, de même que la rente différentielle n'est que l'accaparement du surprofit par le même propriétaire foncier. ' La rente ne se présente normalement que sous ces deux formes ; en dehors d'elles elle ne peut avoir pour hase qu'un prix de monopole, déterminé ni par le coût de production, ni par la valeur des marchandises, résultant des besoins et de la solvabilité des acheteurs et relevant par conséquent du domaine de la concurrence.
Si tout le sol arable d'un pays était affermé - nous supposons que les conditions normales de la production capitaliste soient réalisées - il n'y aurait aucune terre qui ne fournisse une rente, mais certaines avances de capital pourraient ne pas en rapporter; en effet, du moment que la terre est affermée la propriété foncière cesse de fonctionner comme une barrière limitant d'une manière absolue les applications du capital et elle D*eSt plus qu'une barrière relative, en ce sens qu'elle amène le fermier à restreindre ses avances, étant donné que tout le capital qu'il incorpore au sol fera retour au propriétaire. C'est uniquement dans
CHAP. XLV. - LA RENTE FONCIERE ABSOLUE 357
le cas où tout le sol d'un pays est affermé que toutes les rentes se transforment en rentes différentielles, résultant non de différences de qualité entre les terres, mais des surprofits que donnent par rapport à la rente de la terre la plus mauvaise les dernières avances sur une terre déterminée. L'action limitative de la propriété foncière n'est donc absolue qu'aussi longtemps qu'elle s'oppose, à moins qu'un tribut déterminé ne lui soit payé, à la mise en culture de la terre. Une fois cette opposition levée, il n'est plus au pouvoirdu propriétaire de limiter quantitative m ent et d'une manière absolue lesavances de capitalpourune terre déterminé. Il peut s'opposer a ce qu'on bâtisse une maison sur le terrain qui lui appartient, mais dès qu'il a loué ce terrain. comme terrain à bâtir, le locataire peut y élever telle maison, haute ou basse, qui lui convient.
Si la composition moyenne du capital agricole était supérieure à celle du capital social moyen, il ne
se formerait pa-s (le rente absolue. La valeur du produit agricole ne serait pas plus élevée que le
coût de production et le capital agricole ne mettrait pas plus de travail en oeuvre, ne réaliserait pas
plus de surtravail que le capital non agricole. Il en serait encore ainsi si les progrès de l'agriculture
amen'aient le capital agricole à avoir la même composition moyenne que le capital social moyen.
A première vue il semble qu'il y ait contradiction à admettre, d'une part, que le capital agricolegagne en coinposition, c'est-à-dire voie croitre sa partie constante relativement à sa partie variable et, d'autre part, que le prix du produit agricolepuisse hausser au point que des terres plus mauvaises que celles en culture paient une rente, puisse s'élever par conséquent au-dessus de la valeur et du coût de production, de manière à devenir un prix de monopole.
En étudiant le taux du profit nous avons vu que des capitaux avant le même fonctionnement technologique, mettant en oeuvre les mêmes quantités de travail relativement aux machines et aux matières premières, peuvent avoirdes compositions différentes, les valeurs de leurs parties constantes
~I58 SIXIÈME PARTIR. - LA RVNTE FONCIÈRE
n'étant pas les mêmes. Pour appliquerla même massedetravail et travailler la même quantité de matière première (puisque le fonctionnement teebnologique est le Même), il faut avancer plus de capital pour les uns que pour lesautres, si pour les tins la matière première coûte 40 et pour les autres 20. Mais il suffit (lue les prix (les matières premières redeviennent égaux pour que l'identité des compositions teAinologiques s'affirme immédiatement, et que de part et d'autre les rapports entre les valeurs des capitaux coustants et des capitaux variables soient les mêmes. D'autre part, une simple au-mentation de valeur de sa partie coustante peut donner à nu capital de composition inférieure l'apparence (Fun capital de composition supérieure. Considérons un capital 60e -~- 10v, mettant cri œuvre beaucoup de macliiiies et de matières premières relativement à la main-d'œuvre, et un autre capital 40c -+- 60v, occupant beaucoup d'ouvriers (60 %), peu de machines (10 %) et, relativement à la main -d'œuvre, peu de matières premières
(30 0/10~, tant comme quantité que comme prix. Il suffira
que pour ce second capital la valeur des matières premiè
res monte (le 3f) à 80, pour que, le fonctionnement tech
nologiqm- restant le même, la composition devienne
90e -~-60v, c'est-à-dire la même que celle du premier capi
tal. Des capitaux de même composition or,7,tz)jqIje peuvent
donc avoir (les compositions différentes en valeur, de même
que des capitaux de même composition centésimale au
point de vue de la valeur peuvent être, très différents en ce
qui concerne la composition organique et correspondre à des stades très difrèrents de la production
du travail s(wial. De ce que le capital agricole se trouve au niveau -général comme composition en
valeur, on n'est donc pas autorisé à conclure que la production sociale du tra~,ail y est arrivée au
Wine développement. Ce qu'on petit en inférer e'est que les produits qu'il fournit et qu'il réutilise
comme matières prcmi,'~res sont devenus plus chers ou que les inatières premières, les engrais
par exemple, qu'il met et) œuvre doivent être amenés de plus loin que précédemment.
CHAP. XLV. - LA RENTE FONCIÈRE ABSOLUE 359
Lorsque dans l'agriculture - et également dans l'exploitatioa des mines - les machines, les applications chimiques, etc. se substituent de plus en plus au travail et ,que le capital constant croit tant en masse qu'en valeur par rapport au capital variable, il convient de considérer non s~Aement la productivité sociale, mais aussi la productivité -naturelle du travail. Il se peut que l'accroissement de la force productrice sociale compense à peine ou même ne -compense pas la diminution de la force naturelle - cette compensation n'est jamais que passagère - de sorte que le progrès de la technologie ait pour effet, non de diminuer le prix du produit, mais d'empêcher qu'il ne devienne plus cher. Il se peut qu'il y ait simultanément hausse du prix des céréales et diminution de leur quantité, en même temps qu'augmentation, relative dit surproduit, ce qui se présente, par exemple, lorsqu'il y a accroissement relatif du ,capital constant (machines ou bétail) dont il ne faut reconstituer que ]'usure, et diminution relative du capital variable (salaires) que le produit doit reconstituer en entier. Il se petit aussi que les progrès de l'agriculture aient pour conséquence qu'une légère élévation du prix du marché au dessus de la moyenne soit suffisante pour faire payer une rente pour des terres de qualité inférieure, qui avec une -technique moins perfectionnée auraient exigé une hausse plus considérable du prix pour être mises en culture.
Lorsque l'exploitation agricole a pour but, par exemple, l'élevage en grand du bétail, elle applique une quantité de travail vivant très petite relativement au bétail, qui constitue le capital constant. Cet exemple pourrait être invoqué eontre ceux qui soutiennent que le capital agricole met en œuvre relativement plus de travail vivant que le capital industriel. Mais il convient de remarquer qu'en entreprenant l"étude de la rente, nous avons pris pour point de départ le capital agricole appliqué à l'obtention du produit, le blé, qui joue le rôle essentiel'dans l'alimentation des peuples civilisés . A. Smith - et c"est un de ses mérites - a mis en Avidence que dans l'élevage du bétail et en général dans
361) SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
toute production agricole n'ayant pas le blé pour objet, le prix du produit est détermiaé tout autrement que dans la culture de la terre pour céréales. Le point de départ est que la partie du sol, une prairie artificielle par exemple, utilisée pour l'élevage doit rapporter la même rente qu'une terre emblavée de même qualité, de sorte que c'est la rente de la terre à blé qui sert de base à la fixation du prix du bétail ; ce qui a permis à Ramsay de dire très judicieusement que le prix de la viande hausse actificiellement sous la poussée de la rente, sous l'action de la propriété foncière.
" A mesure que la culture s'étend, les terres incultes deviennent insuffisantes pour répondre à la demande de viande de boucherie. Une grande partie des terres cultivées est nécessairement employée à élever et à engraisser du bétail, dont il faut par conséquent que le prix suffise à payer, non seulement le travail de le soigner et de le garder, mais encore les profits et la rente que cette terre ' mise en labour aurait pu rapporter au fermier et au propriétaire. Lorsquon amène les bestiaux au même marché, ceux qui ont été nourris au milieu des friches les plus incultes sont, à proportion du poids et de la qualité, vendus au même prix que ceux qui ont été élevés sur la terre la mieux cultivée. Les propriétaires de ces friches en profi tent, et ils haussent la rente de leurs terres en proportion du prix du bétail qu'elles nourrissent". A. Smith. Richesse des Nalions. Livre 1, Chapitre XI, Section 1". p. 193, Edit. Guillaumin, Iffl.
La rente absolue permet d'expliquer quelques phénomènes qui à première vue semblent résulter simplement de prix de monopole. Considérons, par exemple, le propriétaire d'une forêt ayant poussé sans l'intervention du travail humain, une forêt située en Norvège, comme dans l'exemple d'A. Smith. Qu'une coupe soit faite dans cette forêt par un capitaliste ou par le propriétaire lui-même agissant en capitaliste, le bois qui en proviendra sera vendu à un prix, qui, outre le profit sur le capital avancé, devra rap
CH,&~P. XLV. -LA RENTE FONCIÈRFA13SOLUE 361
porter nue rente plus ou moins élevée. Incorporée au prix de ce produit purement naturel, cette rente semble être ajoutée uniquement en vertu du mqnopole. Si l'on examine les choses de plus près, on voit que le capital avancé dans ce cas est dépensé presqu'exclusivement en travail et met par conséquent en œuvre plus de surtravail que tout autre capital de même grandeur. Il en résulte que la valeur du bois comprend une plus forte quantité de surfravail, de plus-value que les produits fournis par des capitaux de composition supérieure, le prix du bois laisse donc, après prélèvement du profit moyen, un excédent assez considérable, devenant la rente du propriétaire de la forêt. Inversement, il est trùs probable, étant donné la facilité avec laquelle les coupes et, par conséquent, la production de bois peuvent être étendues, que la demande atteindra rapidement une gta ride importance et que le prix du bois s'élévera au niveau de sa valeur ; tout le travail non payé en excès sur la partie qui constitue le profit moyen du capitaliste, constituera alors une rente ait profit du propriétaire.
Jusqu'à présent nous avons examiné le cas oÈt une rente autre que la rente différentielle est payée par la mise en culture d'une terre plus mauvaise que celles qui avaient été cultivées jusqu'alors. Considérons maintenant le cas où cette terre est aussi bonne que c~s dernières.
Ainsi que nous l'avons établi en étudiant la rente diflérentielle, l'extension de la culture peut se faire aussi bien par des terres de même qualité ou de qualité supérieure que par des terres moins bonnes que celles qui servent déjà à la production. Il en est ainsi pour les raisons suivantes :
Primo. - Dans la rente différentielle. comme dans la rente en général, deux éléments, la fertilité d'une part, la situation de l'autre, sont à considérer pour apprécier si une terre peut rapporter un profit sufflisant, étant donné le prix du marché. Ces deux éléments agissent dans des directions opposées, de sorte que tantût ils s'équilibrent, tantôt l'un l'emporte sur l'autre. La hausse du prix -les condi
:862 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
tions techniques de la production restant les mêmes -peut permettre la mise en culture de terres plus fertiles, que leur situation plus défavorable avait empêché jusque là de concourir, ou de terres mieux situées, que l'infériorité de leur fertilité avait écartées précédemment. Le prix du marché ne haussant pas, le même effet petit être obtenu par une amélioration des moyens de communication, ainsi que nous l'avons signalé pour certains Etats de lAmérique du Nord et ainsi que cela se produit encore dans les pays de civilisation ancienne. Les influences antagonistes de la situation et de la fertilité déterminent donc une extension de la culture par des terres tanVA de même qualité, tantôt plus mauvaises, tantôt meilleures que celles en exploitation.
Secundo. - La fertilité du sol se modifie avec les progrès des sciences naturelles et de l'agronomie, qui en se perfectionnant fournissent de nouveaux éléments pour la mettre en valeur. C'est ainsi qu'en France et dans les comtés de l'est de l'Angleterre, des terres légères considérées jusque là comme mauvaises ont été transformées dans ces derniers temps en terres de premier ordre (voir Passy). C'est ainsi encore que des terres bonnesau pointdevue chlinique mais mauvaises par suite de leur constitution physique, ont gagné en qualité dés que ce dernier défaut à pu être éliminé.
Tertio. -Dans les pays de civilisation ancienne, des terre faisant partie du domaine de l'Etat, appartenant aux communes, etc., qui par tradition ou [)oui- d'autres considéralions n'avaient pas été mises en culture, sont livrées petità petit à l'exploitation. Ces mesures ne sont dictées ni par (les raisons de fertilité, ni par des raisons de situation, et il serait souverainement ridicule d'admettre, en prenant pour exemplcl'histoire desterres communales anglaises, que l'ordre de leur transformation en propriétés privées par les Enclosure bills aientproeédé de considérations scientifiques comme aurait pu en formuler un savant moderne, Lie_bi- ou un autre. Ces transformations des domaines cominuc
naux ont été décidées dans le plus grand nombre de cas
CHAP. XLV. - LA RENTE FONCIÈRE ABSOLUE 363
pour permettre aux landlords d'agrandir dans des conditions avantageuses leurs domaines privés,
et les considérations juridiques développées pour les justifier peuvent s'exprimer par cette phrase
très courte - L'occasion fait le larron.
Quarto. - Lorsque l'on fait abstraction de l'arrêt que subit l'extension de l'agriculture chaque fois que l'accroissement de la population et du capital atteint un de ses sommets et (lue l'on ne tient pas compte des modifications accidentelles du prix du marché, déterminées, par exemple, par une série de récoltes bonnes ou mauvaises, on voit que dans chaque pays l'extension superficielle des terres en culture dépend de la situation générale du marché et des affaires. Dans les périodes de dépression il ne suffit pas, pour que de nouvelles avances de capital soient faites pour l'agriculture, que des terres non encore cultivées soient en état de rapporter au fermier le profit moyen, même s'il ne devait pas pa~,er (le rente. An contraire, dans les périodes où il est abondant, le capital afflue aux exploitations agricoles, alors même que le prix du marché n'est pas en hausse et (lue seules les conditions normales sont réunies. Des terres meilleures que celles en culture n'étant exclues de la concurrence que lorsqu'elles sont mal situées ou que leur exploitation rencontre des diflicultés infra achissables ou encore que le hasard le veut ainsi, nous n'avons a nous occuper que des terres qui sont aussi bonnes que celles déjà cultivées Entre les terres nouvelles et les dernières mises en culture, il y a toujours la différenee des frais de défrichement, et il dépend du pi-ix du marché et des conditions du crédit que ce défrichement soit fait ou évité. Dès que les terres nouvelles entrent effeclivement en concurrence, le prix du marché retombe à son aucien niveau et ces terres rapportent alors la même rente que les anciennes de même qualité. Ceux qui soittiennent qu'elles ne produisent pas de rente prétendent, pour justifier leur affirmation, que les terres qui les pré,cèdent immédiatement dans la mise en culture ont coin
~ffl4 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
mencé également par ne rapporter aucune rente. Le même raisonnement conduirait à démontrer que les maisons construites en dernier lieu, alors même qu'elles sont louées, ne rapportent que l'intérêt du bâtiment et ne produisent ancune rente. En réalité, elles rapportent une rente avant de rapporter un loyer, étant donné que souvent elles restent longtemps inoeeupées, De même que les avances subséqueutes pour une même terre peuvent rapporter la même rente que l'avance primitive, de même des terres de même qualité que celles déjà en culture peuvent avoir, à frais égaux, le même rapport. S'il n'en était pas ainsi, il faudrait que les terres de même qualité fussent mises en exploilation toutes à la fois et non successivement ainsi que cela, se pratique, ou plutôt que l'on s'abstienne de cultiver aucune de ces terres afin d'éviter la concurrence de toutes les autres. Si le propriétaire est toujours prêt à recevoir une rente, c'est-à-dire un don gratuit, il n'en est pas de même du capital, qui exige que certaines conditions soient remplies pour que le désir du propriétaire s'accomplisse. La concurrence entre les terres ne dépend donc pas du désir du propriétaire de voir cette concurrence se produire, mais de l'offre des capitaux nécessaires pour faire concourir les nouvelles terres avec les anciennes,
Lorsque la rente agricole se ramène à un simple prix de monopole, elle ne peut être que petite, et il en de même de la rente absolue dans les conditions normales, quelque soit l'écart entre la valeur et le coût de production du produit. La rente absolue résulte donc de ce que des capitaux de même importance appliqués avec, un même dégré d'exploitation du travail, c'est-a-dire le même taux de plus-value, dans des branches de production différentes, rapportent (les quantités différentes de plus-value si leurs eomposilions moyennes sont différentes. Dans l'industrie, la constitution d'un profit moyen efface ces différences, et la plusvalue totale se répartit entre les différents capitaux proportionne1lement à l'importance de chacun. Mais dès que la production utilise le sol ou le sous-sol, qu~i1 s'agisse
CHAP. XLV. - LA RENTE FONCIÈRE ABSOLUE 365
d'agriculture ou d'extraction de matières premières, la
propriété foncière intervient pour empêcher cette réparti
lion égale entre les capitaux avancés et elle prélève une
part de la plus-value qui sans cela passerait tout entière au
profit général. La rente constitue alors une partie de la
valeur et plus spécialement de la plus-value de la marchan
dise, qui, au lieu d'échoir aux capitalistes qui l'ont prélevée
sur les ouvriers, tombe en partage aux propriétaires qui la
prélèvent sur les capitalistes. Ces faits supposent que le
capital agricole mette en oeuvre plus de travail qu'un capital
de même importance appliqué à une autre produc
tion. Cette différence dans l'application de la force de tra
vail dépend du développement de l'agriculture relativement
à l'industrie, et elle doitnécessairement décroitre à mesure
que l'agriculture progresse, à moins que simultanément et
plus rapidement le rapport entre le capital variable et le ,capital constant décroisse dans la production industrielle.
Le rÔle de la rente absolue est plus important encore dans l'industrie extractive proprement dite. où un élément du capital constant, la matière première, ne se rencontre pas et où, à part les branches dans lesquelles l'élément fixe (machines, etc.) du capital constant est très considérable, c'est la composition absolument inférieure du capital qui prédomine. Dans ces industries où la rente semble résulter exclusivement d'un prix de monopole, il faut précisément des situations extraordinairement favorables du marché pour que les marchandises soient vendues à leur valeur ou que la rente absorbe tout l'écart entre leur valeur et leur coût de production. Tel est le cas de la rente des pêcheries, des carrières, des forêts vierges, etc. (1).
(1) Ricardo traite très superficiellement cet aspect de la question. Voir sa réponse à A. Smith au sujet de la rente des forêts en Norvège, dans ses Principes de l'Economie politique et de l'impôt, chapitre Il.
CHAPITRE XLVI
LA RENTE DES TERRAINS A BATIR. - LI RENTE DES MINES.
LE PRIX DE LÀ TERRE.
La rente différentielle se manifeste partout et est soumise partout aux mêmes lois que la rente différentielle agricole. Partout où des forces naturelles peuvent être monopolisées et assurer un surprofit à l'industriel qui les exploite, qu'il s'agisse de chutes d'eau, de gisements miniers, d'eaux peuplées de poissons, de terrains à bâtir, ce surprofit peut être réclamé, sous le nom de rente, au capitaliste exploitant par celui qui a un titre de propriété sur ces forces naturelles. A. Smith a exposé (Livre 1, ehap. XI, sections Il et 111) que la rente des terrains à bâtir, comme celle de toutes les parties du sol qui ne servent pas à l'agriculture, est réglée par la rente agricole proprement dite. Ces rentes sont caractérisées, en premier lieu, par l"Influence prépondérante qu'y joue la situation, surtout quand il s'agit de terres à vignobles et de terrains à bâtir dans les grandes villes ; ensuite, par ce fait que mieux que les autres, elles mettent en évidence la passivité des propriétaires, dont l'activité se borne, principalement dans l'exploitation des mines, à tirer parti du progrès social auquel ils ne contribuent nullement et pour lequel, contrairement à ce que font les capitalistes industriels, ils ne risquent rien ; enfin, parce que dans beaucoup decas elles résultent de prix de monopole, de l'exploitation de la misère - la misère est pour la rente immobilière une source plus riche que ne le furent les mines du Potosi pour l'Espagne (1) - et de
(1) Laing, Newman.
CHAP. XLVI. - LA RENTE DFS TRRRAINS A BATIR 867
l'association de la propriété foncière et du capital industriel, qui permet d'atteindre l'ouvrier à la fois dans son salaire et dans son logement (1). Une partie de l'humanité paie un tribut à l'autre afin de pouvoir habiter la terre, la propriété foncière consacrant au profit du propriétaire le droit d'exploiter le globe avec les matières qu'il renfermer et l'air qui l'entoure, c'est-à-dire de faire argent de la conservation et du développement de la vie. L'accroissement de la rente immobilière résulte non seulement de l'augmentation de la population etde lademande croissante d'habitations, mais du développement du capital fixe incorporé aux bàtiments industriels, aux chemins de fer, aux entrepôts, aux docks, etc. Toute la bonne volonté de Carey ne suffit pas pour identifier la rente ordinaire de la terre avec le loyer considéré comme intérêt et amortissement du capital engagé dans la bâtisse, surtout, comme c'est le cas en Angleterre, lorsque le propriétaire foncit-r et le spéculateur en maisons sont deux personnes différentes. Deux éléments bien distincts sont ici en présence: d'un côté, l'exploitation de la terre, dans le but d'extraire les richesses qu'elle renferme ou de reproduire celles qu'elle engendre ; de l'autre côté, l'espace, élément indispensable de l'activité humaine. Des deux côtés la propriété foncière réclame son tribut. La valeur du sol augmente, d'une part, parce que la demande de terrains à bâtir agit sur l'élément espace, d'autre part, parce que la demande de matériaux de construction fait appel aux richesses quela terre renferme (2).
Déjà dans notre volume II, chap. XII, p. 246, en parlant de la déposition que fit devant la Commission des banques (1857) un grand spéculateur en maisons de Londres,
(1) Crowlington Strike. Engels, Lage der arbeitenden Klasse in England, p. 307 (Edition de 1892, p. 259).
(2) " Le pavé des rues de Londres a fourni aux propriétaires de quelques rochers stériles de la côte d'Ecosse, le moyen de tirer une rente de ce qui n'en avait jamais rapporté auparavant P. (A. Smith, Livre 1, chap. XI, section II).
368 SIXIÈ'~NIE PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
M. Edward Capps, nous avons montré que dans les villes capables d'un développement rapide, c'est la rente foncière et non Vininieuble qui est le véritable objet de la spéculation. " Je crois, dit M. Capps (déposition n' 543-5), qu'un homme qui veut arriver dans le monde ne peut guère y réussir s'il se borne à conduire simplement son entreprise... il doit nécessairement bâtir en vue de la spéculation, et le faire en grand. Un entrepreneur gagne peu
d'argent par les constructions proprement dites ; le profit
lui vient principalement de J'augmentation de la rente
foncière. Il prend, par exemple, un terrain à bail emphy
téotique moyennant 300 £ par an. S'il construit sur ce ter
rain des maisons répondant au goût du publie, il pourra en
retirer annuellement de 400 à 1150 £, et son profit de 100 5,
150 £ résultera bien plus de l'accroissement de la rente
foncière que des immeubles en eux-mêmes, qui dans beau
coup de cas donneront un bénéfice insignifiant ". A cela
il convient d'ajouter qu'à l'expiration du biri], lequel est
généralement de 99 ans, le terrain avec tous les bâtiments
qui le recouvrent et avec sa rente doublée ou triplée doit
être restitué par, l'entrepreneur ou ses ayants droit au
propriétaire foncier.
La rente proprement dite des mines est déterminée comme la rente agricole. " Quelques mines de charbon de terre avantageusement situées ne peuvent être exploitées à cause de leur stérilité; le produit n'en vautpas la, dépense ; elles ne peuvent rapporter ni profit ni rente. Il y en a dont le produit est purement suffisant pour payer le travail et remplacer, avec les profits ordinaires, le capital employé à leur exploitation ; elles donnent quelques profits à J'entrepreneur, mais point de rente au propriétaire. Personne ne petit les exploiter plus avantageusement que le propriétaire, qui, en faisant lui-même l'entreprise, gagne les profits ordinaires sur le capital qu'il y emploie. Il y a en Ecosse beaucoup de mines de charbon qui sont exploitées ainsi, et qui ne pourraient pas l'être autrement. Le propriétaire n'en permettrait pas l'exploitation à d'autres sans
CHAPITRE XLVI. - LA RENTE DES TERRAINS A BATIR 369
exiger une rente, et personne ne trouverait moyen de lui en payer une ". (A Smith, Richesse des Nations. Livre 1, Chap. XI, section II, p. 211. Edit. Guillaumin, 1843).
Il convient de distinguer si la rente résulte d'un prix de monopole que possèdent indépendamment d'elle la terre ou ses produits, ou si les produits sont vendus à un prix de monopole déterminé par la rente. Par cette expression, prix de monopole, nous entendons d'une manière générale un prix réglé exclusivement par la demande et la solvabilité des acheteurs, indépendant, par conséquent, du coût de production général et du prix fixé par la valeur des produits. Un vignoble, produisant un crû extraordinaire (lui ne peut être obtenu qu'en quantité restreinte, jouit d'un prix de monopole. Ce prix dépasse la valeur du vin d'une quantité qui est en rapport avec l'argent que voudraient et que pourraient en donner ceux qui désirent le boire et il rapporte un surprofit considérable au viticulteur. Ce surprofit se transforme en rente et tombe sous cette forme en partage au propriétaire foncier, cri vertu de son droit de propriété sur un coin de la terre, doué de propriétés spéciales. Dans ce cas, c'est le prix de monopole qui engendre la rente. L'inverse se produit lorsque du blé est vendu, non seulement au-dessus de son coût de production, mais au-dessus de sa valeur, parce que la propriété foncière s'oppose à ce que du capital soit avancé pour une terre qui ne rapporterait pas de rente.
Le privilège qui permet à ceux qui se partagent la propriété du globe de s'emparer d'une partie de plus en plus grande du surtravail de la société, est caché par ce fait que. la rente peut être capitalisée, de sorte que la somme déterminée ainsi apparait comme un prix de la terre et fait de celle-ci un objet de commerce. Pour celui qui achète une pièce de terre, la rente ne semble pas être un prélèveinent gratuit, auquel restent étrangers le travail, le risque el l'esprit d'entreprise ; elle est à ses yeux, ainsi (lue nous l'avons constaté plus haut. l'intérêt du capital qu'il a avancé pour en devenir propriétaire. De même, le maitre
370 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
d'esclaves considère que le nègre qu'il vient d'acheter est devenu sa propriété, non en vertu de l'institution de l'esclavage, mais parce qu'il a payé telle somme pour l'acquérir. Cependant la vente ne crée pas le titre de propriété -, elle ne fait que le transmettre. Dans le cas qui nous occupe, le titre a pour point de départ les conditionsde la production. Une fois celles-ci arrivées au stade de leur évolution où d'autres conditions prennent leur place, tout le support matériel, économique et historique du titre disparaît et avec lui toutes les transactions auxquelles il sert de base. Lorsque la société actuelle sera arrivée à un degré d'organisation économique plus élevé, le droit de propriété de quelques individus sur les terres constituant, le globe paraîtra aussi absurde que semble insensé, dans la société d'aujourd'hui, le droit de propriété d'un homme sur un autre homme. -Ni une nation, ni toutes les nations couvrant le globe ne sont propriétaires de la terre ; elles, n'en sont que les possesseurs, les usufruitiers, ayant pour obligation, en bons pères de famille, de la transmettre améliorée aux générations futures.
Dans l'étude que nous allons faire du prix de la terre, nous faisons abstraction des oscillations dues à la concurrence ainsi que de la spéculation ; nous ne tenons pas, compte non plus de la petite propriété constituant en quelque sorte l'instrument de travail de celui qui la cultive et où celui ci doit acheter la terre à tout prix.
I. Le prix de la, terre peut augmenter sans qu'il y ait hausse de la rente, notamment : 1° lorsque le taux de l'intérêt baisse, ce qui a pour conséquence d'assigner un chiffre plus élevé a la rente capitalisée ; 2° lorsque l'intérêt du capital incorporé à la terre augmente.
II. Le prix de la terre peut augmenter parce que la rente augmente. La hausse de la rente petit être due à une hausse du prix des produits du sol, fait qui entraîne toujours un accroissement du taux de la rente différentielle>
CHAPITRE XLVI. - LA RENTE DES TERRAINS A BATIR 371
quelle que soit la rente - élevée, faible ou nulle - de la terre laplus mauvaise. Ainsi qu'on le sait, nous entendons par taux (le la rente le rapport entre la partie de la plus-value qui se convertit en rente et le capital (lui a été avancé pour la production. Ce rapport n'est pas é-gal à celui du surproduit au produit total, car ce dernier ne comprend pas tout le capital avancé et n'englobe pas le capital fixe, qui persiste à côté du produit. D'autre part, sur les terres qui donnent lieu à une rente différentielle, la partie du produit qui se convertit en surproduit devient de plus en plus grande. Sur la terre la plus mauvaise, la hausse du prix du produit crée d'abord la rente, qui détermine ensuite le prix de la terre.
Il peut y avoir également bausse de la rente alors que le prix du produit reste stationnaire et même quand il baisse. Lorsque le prix du produit reste iavariable, une hausse de la rente n'est possible -sauf le cas de prix de monopole -que dans deux circonstances . 10 Lorsque, les avances pour les terres cultivées restant les mêmes, de ifouvelles terres de qualité meilleure sont mises en culture, en quantités telles que la production ne dépasse pas la demande et que par conséquent le prix du marché reste le même. Dans ce cas il y a augmentation de prix, non pour les anciennes terres, mais pour les terres nouvelles dont la valeur s'élève au-dessus de celle des ancieiines:2' Lorsclue, la productivité relative restant la même, le capital consacré à l'exploitation de la. terr augmente. Puisque le prix du produit reste stationnaire, une seconde avance de capital rapporte comme la première du surprofit, qui devient une rente à l'expiration du bail. De sorte que dans ce cas la rente double, parce qu'elle est produite par deux fois plus de capital et bien que son rapport au capital avancé reste le même. Dire que des avances successives de capital pour une même terre ne peuvent produire une rente que pour autant qu'elles soient de productivité inégale, revientà dire que lorsque deux capitaux de 1000 £ chacun sont appliqués à deux terres de même fertilité, une seule peut don
372 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
ner une rente, bien qu'elles soient toutes deux de qualité supérieure. (La rente totale d'un pays augmente avec l'accroissement de l'avance totale de capital, sans que le prix de chaque terre, le taux et la masse de sa rente doivent suivre nécessairement la même progression et alors même que la rente peut baisser pour certaines propriétés). Cette -affirmation reviendrait encore. Ù, soutenir que les avances de capital pour deux terres différentes seraient soumises à des lois autres que les avances successives pour la même terre, alors que la rente différentielle est déduite précisément de ce que la loi est la même dans les deux cas. La seule différence qui soit à noter et que l'on perd de vue, c'est que J'application de divers capitaux pour des terres différentes rencontre l'obstacle de la propriété foncière, tandis quÂl n'en est pas ainsi quand il s'agit d'avances successives pour une même terre ; delà il résulte qu'en pratique ces deux systèmes de faire les avances de capital se limitent l'un l'autre. Le capital est le même de part et d'autre. Lorsque la composition du capital et le taux de la plus-value restent les mêmes, le taux du profit reste invariable, de sorte que la quantité de profit double lorsque le capital devient deux fois plus grand. Dans les conditions que nous avons admises, le taux de la rente reste également le même. Un capital de 1000 £ produisant x rente, un capital de 2000 £ en donne 2 x. Mais si l'on se place au point de vue de la superficie, qui est restée la même puisqu'il s'agit d'une seconde avance pour la même terre, on voit que la rente par unité de surface a augmenté ; alors qu'elle était de 2 £ par acre après la première avance, elle est de Il £ après la seconde (1).
(1) Rodbertus. dont nous exam~nerons de plus près dans notre livre IV l'écrit si remarquable sur la rente, a le grand mérite d'avoir mis ce point en évidence. Il commet cependant deux erreurs. wabord, il admet qu'à une hausse du profit correspond toujours une augmentation du capital, de sorte que le rapport entre les deux reste constant. Il n'en est pas ainsi, car le [aux du profit peut augmenter, bien que l'exploitation du travail reste la même, lorsque la composition du capital varie, lorsque la valeur du capital constant diminue relativement à celle du capital variable.
CHAPITRE XLVI. - LA RENTE DES TERRAINS A BATIR 373
Il est irrationnel de rapporter la rente en argent à une surface déterminée du sol, c'est-à-dire de rapporter une valeur, de laplus-value, à une valeur d'usage déterminée, à une pièce de terre de tant ou tant de pieds carrés. Pareil rapport n'exprime rien d'autre que ce fait que, dans des conditions déterminées, le droit de propriété sur ces pieds carrés de terre autorise le propriétaire à s'emparer d'une quantité déterminée du travail non payé, que le capital a réalisé en fouillant ces pieds carrés comme fait un porc dans un champ de pommes de terre. (Le manuscrit porte ici entre parenthèses, mais biffé, le mot Liebig). A première vue l'expression est la même que si l'on exprimait un rapport entre un billet de cinq livres et le diamètre de la terre. Il est vrai que les formes irrationnelles sous lesquelles apparaissent certains rapports économiques, n'offusquent pas ceux qui les représentent dans la pratique ; ils sont habitués à les voir tels, et ils vont et viennent, s'occupant de leurs affaires, sans que leur esprit en soit impressionné. Ils se meuvent au milieu des contradictions avec autant de liberté que le poisson dans l'eau et à eux s'applique ce que Hegel dit de certaines formules mathématiques : l'esprit vulgaire trouve irrationnel ce qui est rationnel, et ce qui pour lui est rationnel, est l'irrationnalité même.
Lorsqu'on se place au point de vue de la surface cultivée, l'augmentatioa de la masse de la rente a donc la même expression que la hausse de son taux. Ainsi s'explique l'embarras dans lequel on se trouve lorsque les circonstances qui expliquent l'augmentation de la masse n'apparaissent pas en même temps que la hausse du taux, et réciproquement.
Mais le prix de la terre peut aussi augmenter alors
s
___________________
Ensuite, il considère le rapport entre la rente en argent et une terre quantitativement déterminée, de la superficie d'un acre par exemple, comme un rapport admis d'une manière générale par l'Économie classique dans ses recherches sur la hausse et la baisse de la rente, alors que celle-ci, lorsqu'elle s'occupe de la rente en nature, détermine le taux en partant (lu produit, et, lorsqu'elle s'occupe de la rente en argent, discute le taux en partant du capital avancé, ce qui est d'ailleurs rationnel.
374 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
même que le prix du produit diminue. Il en est ainsi lorsqu'une différenciation plus accentuée vient augmenter la rente et par conséquent le prix des meilleures terres. Ce cas se présente également lorsque la productivité du travail devient plus grande, dans des conditions telles que l'augmentatioa de la production est relativement plus forte que la diminution du prix. Supposons que le quarter aiteoûté 60 sh. Si le même capital permet de récolter sur le même acre de terre deux quarters au lieu d'un et s'il en résulte que le prix du quarter tombe à 110 sh., les deux quarters rapporteront 80 sh. Le même capital aura donc fourni un produit d'un tiers plus considérable bien que le prix ait baissé d'un tiers. Nous avons montré en étudiant la rente différentielle, comment ces faits peuvent se passer sans que le prix de vente du produit en dépasse le coût de production ou la valeur. Il ne peut en être ainsi que dans deux cas, soit que la terre la plus mauvaise soit éliminée et que le prix de la terre la meilleure augmente, parce que l'amélioration générale a agi différemment sur les différentes catégories de terres ; soit que l'accroissement de la productivité du travail ait pour effet d'augmenter la masse du produit sur laterre la plus mauvaise, le coùt de production (et la valeur, si une rente absolue est payée) restant constant. Après comme avant, le produit représente alors la même valeur, mais le prix par unité baisse, la masse étant devenue plus grande. Pareil résultat n'est pas possible si l'avance de capital reste la même, car dans ce cas la même valeur est toujours exprimée par n'importe quelle quantité de produit ; il peut être obtenu lorsqu'une avance supplémentaire de capital a été faite pour du gypse, du guano, en un mot pour des améliorations dont l'effet se fait sentir durant plusieurs années. La condition est donc qu'il y ait baisse du prix du quarter, mais que cette diminutiou soit proportionnelle ment plus petite que l'augmentation de la quantité de quarters.
III. Ces circonstances, qui sont de nature à provoquer une hausse de la rente et une augmentation du prix de la.
CHAPITRE XLVI. - LA RENTE DES TERRAINS A BATIR 375
terre en général ou de quelques catégories de terres seulement, peuvent en partie coexister, en partie s'exclure, et n'agissent qu'alternativement. Mais de ce qui vient d'être développé il résulte que d'une hausse du prix du sol on ne peut pas toujours inférer une hausse de la rente, et que d'une hausse de la rente, qui entraîne toujours une augmentation du prix de la terre, ou ne peut pas a priori conclure à une hausse du prix des produits du sol (1).
Au lieu de remonter aux causes effectives et naturelles de l'épuisement du sol, la plupart des économistes qui se sont occupés de la rente différentielle - à qui d'ailleurs ces causes devaient être inconnues, la chimie agricole n'ayant guère fait de progrès lorsqu'ils écrivaient - en sont restés à la conception superficielle, que la niasse de capital qui peut être appliquée à un champ d'une étendue donnée est nécessairement limitée ; ce qui amena, par exemple, la Westminster Review à opposer à Richard Jones que la culture de Soho Square serait insuffisante pour nourrir toute l'Angleterre. Des avances successives de capital peuvent être toutes fructueuses en agriculture, parce qu'ici la terre elle-même est un instrument de production, ce qui n'est guère le cas dans une fabrique, où la terre sert simplement d'assise aux bâtiments, aux machines, etc. On peut, il est vrai - telle est la manière d'opérer qui distingue la grande industrie, du travail parcellaire - concentrer sur un espace relativement étroit une production de grande importance. Mais à une productivité donnée correspond. un espace donné, et une fois ce rapport atteint, toute extension de la productivité nécessite une extension de la surface de terre couverte par les moyens de production. De même, les machines, etc. qui constituent le capital fixe, ne s'améliorent pas par l'usage ; elles s'usent, finissent par être en retard sur le progrès et doivent être rempla
(1) Voir dans Passy des exemples de hausse de la rente se produisant en même temps qu'une baisse des prix des produits de la terre.
876 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
cées par d'autres plus perfectionnées. La terre., au contraire, lorsqu'elle est traitée rationnellement, s'améliore sans cesse, et c'est parce que de nouvelles avances de capital peuvent venir ajouter un profit à celui que continuent à donner les avances antérieures, que chaque nouvelle avance peut déterminer un accroissement du rendement.
CHAPITRE XLVII
LA GENÈSE DE LA RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE
1. Introduction.
Il convient de se rendre compte de la nature de la difficulté que présente l'étude de la rente foncière, quand on l'envisage du point de vue de l'économie moderne et comme l'expression théorique de la production capitaliste. Qu'un grand nombre d'écrivains contemporains ne l'aient pas comprise de cette manière, c'est ce que démontrent les nombreuses tentatives d'une " nouvelle " explication de la rente foncière, tentatives qui pour la plupart ne présentent de nouveau que ce fait, que ceux qui s'y aventurent retombent sur des conceptions surannées. La difficulté ne consiste pas à expliquer le surproduit et la plus-value qu'engendre le capital agricole, problème dont la solution se trouve dans l'analyse de la plus-value que donne tout capital productif, quelle que soit la branche dans laquelle il est appliqué ; il s'agit de déterminer, et c'est là le point difficile, quelle est l'origine du supplément de plus-value' qui est payé sous le nom de rente au propriétaire foncier, après que les plus-values des différents capitaux ont été ramenées au profit moyen et après que toute la plus-value produite par le capital social a été répartie, du moins en apparence, entre les différents capitaux proportionnellement à leur importance. La question était importante pour les économistes, non seulement parce qu'elle les intéressait directement en leur qualité de défenseurs attitrés du capital industriel contre la propriété foncière, mais parce
-:378 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
qu'elle a un aspect théorique de la plus grande importane. Concéder que la rente tombant en
partage au capital engagé dans l'agriculture dérive d'une propriété particulière du milieu pour
lequel ce capital est avancé, d'une action inhérente à des qualités spéciales de la croûte terrestre,
c'était renoncer à la notion même de la valeur et couper court a toute investigation scientifique dans
ce domaine. La simple constatation que c'est le prix du produit ag-ricole qui paie la rente - même là
où elle est payée en nature - montrait combien il était absurde d'invoquerla supériorité de la
Productivité naturelle de l'industrie agricole sur la productivité des autres branches, pour expliquer
la cherté relative des produits agricoles, l'excédent de leur prix sur le coût de production ordinaire.
Au contraire, plus le travail est productif, moins chère est l'unité de produit, puisque d'autant plus
grande est la masse de valeurs d'usage représentant la même quantité de travail et par conséquent
de valeur, La difficulté consistait donc à expliquer pourquoi le profit agricole est plus élevé que le
profit moyen, à analyser, non pas la plus-value, mais la, plus-value plus grande, non pas le "
produit net ), mais l'excédent du produit net de l'agriculture sur celui des autres industries,~10r le
profit moyen est lui-même un produit de la vie sociale, avec, ses conditioas déterminées de
production et ses intermédiaires nombreux ; pour qu'il puisse être question d'un excédent sur ce
profit moyen, il faut (lue celui-ci existe eonime, mesure et comme régulateur de la production,
ainsi que le fait se présente dans la société capitaliste. Il en résulte que dans des sociétés dont
l'organisation n'est pas encore Lelle que le capital y accapare de première main tout le surtravail et
toute la plus-value et y ait tout le travail sous -son joug, il ne peut être question d'une rente dans le
sens moderne, d'une rente recueillie en surplus du profit moyen. Aussi faut-il admirer la naïveté de
M. Passy (voir plus loin) lorsqu'il parle d'une rente existant chez les peuples primitifs comme un
excédent sur le profit, un excédent se
C171APITRE XLVII. - GENÈSE DE LA RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 379
présentant, lorsqu'il n'y a pas encore de société, sous une forme sociale de la plus-value qui ne prend naissance qu'au cours de l'histoire.
Pour les anciens économistes, qui ne connurent la production capitaliste qu'à ses débuts, l'analyse de la rente ne présentait aucune difficulté ou offrait une difficulté d'un autre genre. Petty, Cantillon et tous les écrivains subissant encore l'impression de la période féodale, considèrent la rente foncière comme la forme normale de la plus-value et ne séparent pas le profit du salaire, ou l'envisagent tout au plus comme une partie de la plus-value extorquée par le capitaliste au propriétaire foncier. Leur conception part d'une situation où la population agricole représente de loin la partie prépondérante de la population, où le propriétaire foncier est la personne qui, de par son droit de monopole sur la terre, s'approprie de première main le surtravail des producteurs immédiats et où, par conséquent, la propriété foncière est encore la condition essentielle de la production. Pour eux la question ne se présentait pas et ne pouvait pas se présenter telle qu'elle existe sous le régime capitaliste, où il s'agit de déterminer comment la propriété foncière parvient à enlever au capital une partie de la plus-value que celui-ci a extorquée au producteur immédiat.
La difficulté a un autre caractère chez les Physiocrates, qui sont en réalité les premiers qui aient cherché à interpréter systématiquement le capital. Ils ont voulu analyser la nature de la plus-value en général et cette analyse s'est ramenée à l'étude de la rente, la seule forme sous laquelle la plus-value pouvait exister pour eux, le capital agricole étant, à leurs yeux, le seul capital produisant une plus-value et le travail agricole, le seul travail productif au point de vue capitaliste. Outre les mérites que nous mettrons en évidence dans le livre IV, les Physiocrates peuvont revendiquer celui d'avoir rendu à la science ce grand service de ne plus avoir considéré le capital comme fonctionnant exclusivement dans la circulation sous forme de
380 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
capital commercial et d'avoir dégagé l'existence et la fonction du capital productif. Ils se sont séparés ainsi nettement du système mercantile, qui dans son réalisme grossier représentait l'économie vulgaire de son époque et qui, préoccupé d'intérêts immédiats, avait rejeté an dernier plan les tentatives d'analyse scientifique de Petty et de ses successeurs. Nous ne nous occupons ici de la critique du système mercantile qu'au point de vue de sa conception du capital et de la plus-value. Déjà précédemment nous avons signalé que le système monétaire avait considéré avec raison que la production pour le marché mondial et la transformation des produits en marchandises sont les conditions préalables de la production capitaliste. Plus tard, le système mercantile succédant au système monétaire fit valoir que le facteur décisif n'est pas la conversion des marchandises en argent, mais l'obtention de la plus-value ; malheureusement sa conception resta confinée dans la sphère de la circulation, de telle sorte que la plus-value prit la forme d'un excédent d'argent rapporté par la balance du commerce. Ce système caractérise fidèlement les tendances intéressées des commerçants et fabricants de cette époque ; il est parfaitement adéquat à la période du développement capitaliste dans laquelle il prit naissance, en ce que la transformation qui s'opérait alors de la société agricole et féodale en société industrielle et la lutte des nations sur le marché mondial qui l'accompagnait, nécessitaient un développement rapide du capital, impossible par la voie dite naturelle et sans des moyens forcés. Il y a en effet une différence énorme suivant que le capital national se transforme lentement et petit à petit en capital industriel ou que cette transformation est accélérée par l'impôt, par l'influence des droits protecteurs (principalement en ce qui concerne les propriétaires fonciers, les cultivateurs petits et moyens et les artisans), par l'expropriation plus active des producteurs immédiats, en un mot par l'accumulation et la concentration plus rapides du capital. Le caractère national du système mercantile n'est
CHAPITRE XLVIL - GENÈSE DE LI RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 381
donc pas une simple question de mots dans la bouche de ceux qui le défendent. Sous prétexte de se préoccuper exclusivement de la richesse de la nation et des ressources de l'Etat, ils assignent comme fin à celui-ci l'enrichissement de la classe des capitalistes et opposent la société bourgeoise à l'ancien Etat élevé au-dessus des choses terrestres. Ils font entrer ainsi dans les consciences que la production capitaliste et le développement des intérêts du capital et de ceux qui le représentent, sont la base de la puissance nationale et de la suprématie dans la société moderne.
Avec raison les Physiocrates considèrent que toute production de plus-value et, par conséquent, tout développement du capital ont pour base naturelle la productivité du travail agricole. Il ne pourrait, en effet, être question de surproduit, ni de plus-value si les hommes n'étaient pas capables de produire en une journée plus d'objets de consommation - dans le sens le plus étroit, pl-Lis de produits agricoles - qu'il n'en faut pour la simple reproduction de tous les travailleurs, siladépensede toutela force de travail de chaque individu ne parvenait qu'à produire les moyens d'existence dont il a personnellement besoin. Pour que la société et surtout pour que la production capitaliste puissent exister, il faut que le travail agricole produise plus que ce qu'exigent les besoins des ouvriers, afin qu'une partie de plus en plus grande des hommes devienne disponible, se transforme en Iree heads, comme dit Steuart, et puisse consacrer son temps à une production autre que celle des objets de consommation.
Que dire des économistes modernes comme Daire, Passy et d'autres qui, au moment oâ fEconomie politique classi - que s'éteint et meurt, viennent répéter les théories les plus primitives sur les conditions naturelles du surtravail et de la plus-value, et se figurent qu'ils produisent quelque chose de nouveau et de d écisif sur la rente foncière, alors que depuis longtemps il a été établi que celle-ci est une forme spéciale et une partie spécifique di, la plus-value ! N'est-ce
1382 SIXIÉME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
pas là un des caractères de l'Economie vulgaire, qu'elle ressuscite de loin en loin des idées qui étaient nouvelles, originales, profondes et rationnelles a une période déterminée de l'évolution économique, pour s'en servir an moment où elles sont surannées, banaleset fausses, reconnaissant ainsi qu'elle n'a pas la moindre notion des problèmes qui ont occupé l'Ecoaomie classique ? C'est ainsi qu'il faut juger également ses répétitions incessantes et suffisantes des phrases physiocratiques sur le libre-échange, phrases qui, si elles peuvent encore intéresser l'un ou l'autre Etat sur le terrain de la pratique, ont perdu depuis longtemps toute importance théorique.
Dans l'économie naturelle proprement dite, oà aucune partie ou seulement une partie insignifiante du produit agilicole et même une fraction sans importance de la partie constituant le revenu du propriétaire est mise en circulation, comme par exemple dans les latifundia de l'ancienne Rome, les Villes de Charlemagne et plus ou moins durant tout le moyen à-e (1), le produit et le burproduitdes grands domai3 n
nes ne résultent pas uniquement du travail agricole, mais également du travail industriel. La culture de la terre est incontestablement la base de cette économie, mais à côté d'elle figurent, dans l'Europe antique etinédiévale, le métier et la manufacture à domicile, ainsi qu'il en est encore aujourd'hui dans une partie des communes de l'Inde. Il a fallu l'avènement de la production capitaliste pour briser définitivement cette combinaison, que t'on peut encore étudier dans ses grandes lignes dans le dernier tiers du xviiie siècle en Angleterre et qui paraissait tellement indispensable à certains hommes, Herrenschwand entr'autres, élevés au milieu d'une société encore à moitié féodale, qu'ils considéraient la séparation de l'agriculture et de la manufacture comme une tentative audacieuse et pleine de danger. Même l'économie agricole de Fantiquité, qui est cependant celle qui présente le plus d'analogie, à Rome et
(1) Voir Vincard, Ristoire du Travail.
CHAPITRE XLVII. - GENÈSE DE L& RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 383'
à Carthage, avec l'agriculture capitaliste, se rapproche plus du système des plantations que de la culture capitaliste proprement dite (1). Pour trouver jusqu'à une certain point une identité avec cette dernière, il faut chercher dans l'antiquité, non dans l'Italie continentale, mais en Sicile, pays agricole tributaire de Rome et dont l'agriculture, produisant essentiellement pour l'exportation, comportait des fermiers dans le sens moderne du mot. Encore cette identité est-elle purement (le forme et n'existe-elle guère en réalité, ainsi que s'en aperçoivent immédiatement ceux qui coinprennent la production capitaliste et ne jugent pas comme M. Mominsen (2), qui considère comme telle toute économie monétaire.
Une conception fausse de la rente provient de ce que les contrats ont perpétué et maintenu jusqu'aux temps modernes, en partie dans les dîmes de l'Eglise, en partie comme curiosité, la rente en nature, adéquate à l'Economie naturelle du moyen âge, mais en complète contradiction avec les conditions de la production capitaliste. Il en résulte que la rente semble découler non du prix, mais de la quantité des produits de l'agriculture, non de rapports sociaux, mais de la terre. Or - nous 1 1 avons établi précédemment - si la plus-value est représentée par un surproduit, par contre un surproduit dans le sens d'une simple addition à la masse du produit ne représente pas, nécessairement une plus-value et peut même représenter
(1) A. Smith fait remarquer que de son temps - il en est de même de nosjours dans les plantations des pays tropicaux et sous-tropicaux - la rente et le profit sont encore confondus. parce que le propriétaire foncier et lé capitaliste n"en font qu'un, ainsi que Caton sur ses terres. La séparation de la rente et du prolit, du propriétaire et (lu capitaliste, est la condition de la production capitaliste, qui est incompatible, d'ailleurs, avec l'esclavage.
(92) Dans son Histoire romaine, M. mommsen attribue au mot capitalisite, non le sens qui lui donnent l'Econornie et la société modernes, mais le sens que lui attribue encore la conception populaire dans les pays du continent, où la tradition a maintenu dans les cerveaux l'impression de situations qui n'existent plus, conception que l'on ne rencontre plus en Angleterre, ni en Amérique.
8'31 SIXIÈME PARTIE. - LA, RENTE FONCIÈRE
une moins-value. Sans cela la situation de l'industrie du coton pendant l'année 1860 devrait représenter une plusvalue énorme par rapport à l'année 1810, alors que le prix du fil en 1860 était inférieur à celui de 1840. Une série de mauvaises récoltes entraînant une hausse du prix des céréales peut provoquer une augmentation énorme de la rente, bien que cette augmentation corresponde à une diminution de la masse des produits. Inversement, la production étant grande pendant plusieurs années consécutives, la rente peut diminuer parce que le prix baisse, bien que cette rente plus petite soit représentée par une quantité plus grande de froment à meilleur marché.
Ce qui montre que la rente en nature est incompatible ,avec la production capitaliste, c'est qu'elle a disparu d'elle-même des contrats privés et que la loi l'a rayée des coutrats publics (par ex., la suppression des dimes de l'Eglise en Angleterre), sauf dans quelques cas où elle exprime sous une forme moyen-âgeuse la rente en argent. Supposons que le quarter de froment soit à 40 sh. Une partie de ce quarter doit reconstituer le salaire qui a été dépensé pour le produire et être vendue pour qu'une nouvelle avance de salaire devienne possible ; la vente d'une autre partie est nécessaire pour que l'impôt correspondant au quarter puisse être payé. Là où la production capitaliste est développée et où est appliquée la division du travail social, les semences et une partie des engrais sont introduites dans la reproduction sous forme de marchandises et doivent être achetées ; même la où elles sont prélevées sur le produit - ce qui se présente, non seulement en agriculture, mais dans toutes les productions qui engendrent du capital constant - elles sont portées en compte en argent et déduites du prix de revient. L'usure des machines et du capital fixe en général est évidemment évaluée en monnaie ; enfin vient le profit qui est représenté par une partie du produit brut, mais dont la valeur est déterminée par le prix de celuici. Ce qui reste. après déduction de tous ces cléments, est la rente. Si la quantité de produits stipulée dans le contrat
CHAPITRE XLVII. - GENÈSE DE LA RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 385
comme devant constituer la rente en nature, représente plus que la quantité correspondant au prix de ce reste, la rente doit être prélevée sur le profit. Aussi peut-on dire que la rente en nature, par le fait qu'elle n'est pas en rapport avec le prix du produit, est une forme surannée ; elle peut être plus grande ou plus petite que la rente effective et elle peut représenter, non seulement une réduction du profit, mais un prélèvement sur la partie du produit qui doit servir à reconstituer le capital. En fait, cette rente, lorsqu'elle n'existe pas seulement de nom ' est déterminée exclusivement par l'excédent du prix du produit sur ses frais de production. Mais ce calcul part de cette conception que le prix, qui est essentiellement variable, est une quantité constante et que le produit en nature est suffisant pour nourrir les ouvriers, pour fournir au fermier capitaliste plus de nourriture que ses besoins n'en reclament et laisser un excédent, qui sera la rente en nature. Absolument comme si un fabricant ayant produit 200.000 aunes de calicot, trouvait nécessairement dans sa production de l'étoffe pour habiller ses ouvriers, pour confectionner Plus de vêtements qu'il ne faut pour lui, sa femme et ses enfants, pour en mettre une partie en vente, et en outre un restant de calicot pour payer une rente énorme. Que faut-il d'ailleurs pour qu'il en soit ainsi ? Il suffit de déduire des 200.000 aunes le montant des frais de production et il restera du coton pour payer la rente 1 Les frais de production étant, par exemple, de 10.000 £, on retranchera ces 10.000 £ des 20.000 aunes (dont on ne connait pas le prix) et l'excédent de ce calicot sur les livres sterling sera la rente, qu'il importe de connaitre, comme du Karl Arnd, sous sa forme naturelle et non par toutes sortes de raisonnements " sophistiques ". Telle est la recette de M. Passy et tel est le résultat insensé, la soustraction d'autant de francs de frais de production d'autant de boisseaux de blé, auquel aboutit la résurrection de la rente en nature.
386 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
Il. La rente payée en travail.
L'identité de, la rente et du surtravail apparait clairement lorsque l'on considère la rente foncière sous sa forme la plus simple, lorsqu'elle est payée en travail : le producteurimmédiat cultive pendant certains jours de la semaine la terre qui lui appartient, au moyen d'instruments de travail (charrues, bestiaux, etc) qui sont sa propriété, et travaille. gratuitement les autres jours sur les terres de son propriétaire. Le surtravail non payé revêt ici la forme de la rente .et non celle du profit. Dans pareille organisation, c'est le, rapport entre le temps de travail qu'il dépense pour luimême et le temps de la corvée qu'il doit au propriétaire, qui détermine ce que le self-sustainiïiq serf peut produire en sus des moyens de subsistance qui lui sont indispensables, en sus de ce que nous appelons le salaire dans la production capitaliste. Cet excédent, qui est la forme rudimentaire du profit, est donc déterminé rigoureusement par l'importance de la rente foncière, qui apparait ici clairement comme du surtravail non payé, dont profite le " propriétaire " des moyens de production. Le produit du corvéable doit être suffisant, pour assurer non seulement son existence, mais le renouvellement de ses moyens de production, ce qui est une condition naturelle de tout travail continu et reproductif. En outre, dans toutes les organisations où le producteur immédiat n'est que le " possesseur " des moyens de production qu'il met en ceuvre pour récolter ses moyens de subsistance, le rapport de propriété est nu rapport de domination, faisant du producteur immédiat un asservi, dont les obligations à l'égard du propriétaire varient depuis le servage avec corvée jusqu'au simple paiement d'un tribut. Lorsque le producteur immédiat possède les moyens de production nécessaires pour travailler et produire ce que son existenecréclame, il exploite son champ en cultivateur autonome et fait dans les mêmes conditions de l'industrie à domicile, liée nécessairement à ses occupations agricoles, et cette~
CHAPITRE XLVII. - GENESE DE LA RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 387
autonomie se maintient même lorsque la production de ces petits paysans est plus ou moins communiste comme dans l'Inde. Dans ces circonstances, le propriétaire en titre ne peut s'emparer du surtravail sous aucun prétexte d'ordre économique, et les moyens de contrainte qu'il emploie pour se l'annexer doivent être de toute autre nature (1). Le système diffère donc nettement de l'esclavage et du système des plantations, dans lesquels l'esclave met en œuvre des moyens de production qui ne lui appartiennent pas, est privé de toute liberté personnelle et est directement attaché au soi. Lorsque c'est l'Etat qui détient à la fois la propriété du sol et la souveraineté, ainsi que cela se présente en Asie, la rente se confond avec l'impôt ou plutôt il n'existe d'autre impôt que la rente foncière. Dans ce cas la propriété privée du sol n'existe pas, mais il y a possession et usufruit en même temps privés et coinmuns.
La forme économique spéciale sous laquelle le surtravail non payé est extorqué au producteur immédiat détermine le rapport de souveraineté et de dépendance, qui a sa source immédiate dans la production et qui à son tour réagit sur elle. Sur ce rapport se base toute la structure économique de la communauté, résultant des conditions mêmes de la production, et par cela même sa structure politique. C'est dans le rapport direct entre le propriétaire des moyens de production et le producteur immédiat - rapport qui dans chaque cas correspond naturellement à un stade déterminé du développement du procédé de travail et de sa productivité sociale - que nous trouvons chaque fois le secret intime, la base cachée de toute la construction sociale et par conséquent de la forme politique du rapport de souveraineté et de dépendance, en un mot de la forme de lEtat. Ce qui n'empêche que la même base économique, du moins dans ses lignes essentielles,
(1) Ceux qui faisaient la conquête d'un pays maient toujours pour but de s'emparer également de ses habitants. Voir Linguet et Môser.
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388 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
ne puisse présenter dans la réalité des variations allant à l'infini, dues à des circonstances empiriques innombrables, aux conditions naturelles, rapports de races, influences historiques, etc., variations qui ne peuvent être comprises que par l'analyse de ces circonstances empiriques.
Il est évident que lorsqu'elle est payée en travail, la rente se confond avec la plus-value. De même il est clair dans ce cas que la plus-value est du travail d'autrui non payé, car le travail que le producteur immédiat dépense pour lui-même est nettement distinct, dans le temps et -dans l'espace, de celui qu'il doit à son propriétaire et qui a la forme brutale du travail forcé, accompli pour un tiers. De même la " propriété " de la terre de produire une rente saute ici aux yeux ; la nature, qui fournit la rente, comprend également la force de travail de l'homme attaché à la terre et obligé, par le rapport qui le lie au propriétaire, de dépenser sa force au-delà de ce qu'il faut pour produire ce que réclament ses besoins. La rente consiste exclusivement dans l'appropriation directe par le propriétaire de cet excédent de dépense de force du producteur immédiat. Les conditions naturelles de la rente peuvent être clairement dégagées ici, étant donné que dans ce cas la rente est identique à la plus-value et que celle-ci se présente d'une manière évidente sous forme de surtravail. Il faut que le producteur immédiat ait une force de~~ travail suffisante et puisse l'appliquer dans des conditions naturelles assez productives - au premier rang de ces ,conditions figure la fertilité du sol - pour qu'il lui reste de la force de travail disponible, après qu'il a dépensé l'énergie nécessaire pour la satisfaction de ses besoins immédiats. biais ce n'est pas la disponibilité de cette force de travail qui crée la rente ; celle-ci résulte de ce que la contrainte impose l'application de cette force. Or la quantité de force disponible dépend de conditions naturelles objectives et subjectives. Si la force de travail est faible et les conditions naturelles peu favorables, la force de travail disponible ~le surtravail) est nécessairement petite ; alors
CHAPITRE XLVII. - GENÈSE DE LA RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 38U~'
aussi sont restreints les besoins des producteurs, le nombre relatif des exploiteurs de surtravail et la masse de surproduit.
Enfin le système de la rente payée en travail montre clairement que c'est la corvée, c'est-à-dire l'importance du surtravail, qui détermine dans quelle mesure le producteur immédiat peut améliorer sa situation, s'enrichir, produire plus que ce que réclame son existence ou, pour employer l'expression capitaliste, recueillir un profit, un excédent sur son salaire. La rente est ici la forme normale, pour ainsi dire légitime de la plus-value, et loin que ce soit elle qui vienne en excédent sur le profit, c'est au contraire le profit qui n'apparaît, dans le cas où il est possible, que lorsque la rente, le surtravail que s'annexe par contrainte le propriétaire,
Certains historiens ont exprimé leur étonnement de ce qu 1 un certain développement de richesse ait été possible du côté des corvéables et des serfs, qui ne sont pas propriétaires mais seulement possesseurs, et dont tout le surtravail revient de droit au propriétaire foncier. Il faut remarquer que dans les conditions primitives servant de base à ce mode de production, la tradition joue nécessairement un rôle prépondérant, et que là comme partout il était de l'intérêt de la classe dominante de sanctionner par la loi ce qui avait été établi par la coutume et la tradition, ce qui devait se faire d'ailleurs spontanément, le procès de production, à force de se répéter, prenant dans le cours du temps, une forme parfaitement réglée et ordonnée, condition de la stabilité sociale. Or la corvée a eu pour point de départ un état de la société où la productivité sociale du travail était peu développée et où le travail lui-même était grossier, de sorte qu'elle a absorbé nécessairement au début une partie beaucoup plus petite du travail total des producteurs immédiats que les modes de production plus avancés et surtout que la production capitaliste. Si elle a été fixée à l'origine, par exemple, à deux jours par semaine, cette prestation n'a pas tardé à être sanctionnée définitivement
390 srxIÈIJE PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
avec cette importance par le droit coutumier ou le droit écrit, ce qui en a fait une quantité restant constante pendant que la productivité des autres jours de la semaine, dont le producteur immédiat disposait librement, a été une quantité variable, se développant par la pratique, par l'extension du marché des produits agricoles et par la garantie de plus en plus grande donnée au corvéable de la libre disposition de cette partie de sa force de travail (consacrée non seulement à l'agriculture, mais à l'industrie rurale à domicile). Un certain progrès économique, dépendant naturellement des circonstances, de la race, etc., a donc été possible.
III. La rente payée en produits.
Au point de vue économique la substitution du paiement en produits au paiement en travail ne modifie en rien la nature de la rente foncière. Dans le système que nous étudions ici, cette rente est la seule forme dominante et normale de la plus-value ou du surtravail, ce qui revient à dire qu'elle est l'unique surtravail ou l'unique surproduit que le producteur immédiat, jouissant de la possession des moyens de travail nécessaires pour assurer sa reproduction, doive à celui qui est investi de la propriété de la terre, la condition primordiale du travail et la seule se présentant à lui comme propriété d'autrui. La rente en produits, devenue la forme prépondérante de la rente foncière, est toujours accompagnée plus ou moins de résidus de la forme qui l'a précédée immédiatement, de résidus de la rente en travail, que la terre soit la propriété d'un particulier ou de l'Etat. Elle suppose une culture plus élevée du producteur immédiat, par conséquent un plus haut degré de développement de son travail et de la société en général; el-le diffère de la forme précédente en ce que le surtravail ne doit plus être fourni directement, ni accompli sous la surveillance immédiate et l'autorité du seigneur ou de son repré
CHAPITRE XLVII. - GENÈSE DE LA RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 391
sentant, et que le producteur immédiat subit l'influence des circonstances, des dispositions légales et de la notion de sa responsabilité au lieu d'obéir à la contrainte et aux moyens coercitifs. La récolte du surproduit dans un champ de production lui appartenant, sur la terre qu'il exploite lui-même et non plus sur le domaine du seigneur, est maintenant la règle, une règle inévitable. Il en résulte que le producteur immédiat dispose jusqu'à un certain point de tout son temps de travail, bien qu'une partie de celui-ci - à l'origine toute la partie en excès - appartienne gratuitement au propriétaire foncier, qui, il est vrai, ne la prélève plus sous sa forme originale, mais sous forme de produit. Dès que le paiement de la rente en produits est appliqué dans toute sa pureté, les interruptions et les troubles causés par le travail pour le seigneur disparaissent (voir vol. 1, chap. X, 2. Boyaitd et Fabricant), ou du moins se ramènent à quelques pr,,-stations de courte durée, là OÙ certaines couvées sont encore maintenues. Le travail du producteur pour lui-même et celui qu'il exécute pour le propriétaire ne sont plut; séparés d'une mrnière apparente dans le temps et dans J'espace.
La rente payée t~n produits, dont on retrouve des débris dans des modes de production plus avancés, suppose toujours l'économie naturelle, c'est-à-dire exige que les éléments de la production soient reconstitués entièrement on pour la plus grande partie par le produit brut lui-même. Elle a également pour condition la réunion de l'agriculture et de l'industrie rurale à domicile, de sorte que le surproduit qui la ,constitue est le fruit de ce double travail familial, soit que la rente soit payée exclusivement en produits de la terre, soit qu'elle comporte également, ainsi que que cela se présentait fréquemment au moyen âge, une certaine quantité de produits industriels. Il n'est pas indispensable que la rente absorbe tout le travail en excès de la famille agricole. Comparé au corvéable, le producteur dispose de plus de liberté pour utiliser à son profit une partie du travail qui ne doit pas être consacrée à la satisfaction de ses besoins
892 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
immédiats, et il en résulte que de plus grandes inégalités sont possibles entre les situations économiques des individus. De même, le producteur immédiat peut acquérir les moyens d'exploiter à son tour le travail d'autrui. Mais ces questions accessoires ne doivent pas nous occuper ici, pas plus que nous n'avons à analyser les multiples combinaisons suivant lesquelles les différentes formes de la rente peuvent s'unir, se fausser et s'entrelacer.
Les caractères particuliers de la rente que nous étudions en ce moment sont donc qu'elle est liée à, un mode déterminé de production et à un genre déterminé de produits,
qu'elle comporte la réunion du travail agricole et de l'in-
dustrie à domicile, et qu'elle permet à la famille paysanne
de se suffire à elle-même et de vivre indépendante du mar
ché et de l'évolution du reste de la société, humaine. Aussi
cette économie naturelle est parfaitement appropriée pour
;~ervir de base à des formes sociales stationnaires, telles
que nous en rencontrons en Asie. De même (lue la rente
payée en travail, la rente acquittée en produits est la forme
normale de la plus-value et du surtravail que le produe
teur immédiat doit fournir gratuitement et par suite
obligatoirement - bien que cette contrainte n'ait plus la
forme brutale d'autrefois - au propriétaire de la terre, au
défenseur de son moyen essentiel de production. Le profit,
expression dont nous nous servons par anticipation pour
désigner la partie du travail qui ne sert pas à la production
des moyens d'existence indispensables et qui n'est pas re
mise au propriétaire, détermine tellement peu la rente
qu'il n'est possible que lorsque celle-ci est produite et qu'il a,
par conséquent, celle-ci comme limite naturelle. La rente
peut même prendre une telle importance qu'elle compromette
sérieusement la reconstitution des moyens de travail, qu'elle
rende plus on moins impossible l'extension de la production
et qu'elle réduise au strict minimum les moyens d'existence
des producteurs immédiats. C'est ce qui se présente lors
qu'une nation commerçante conquiert un pays où ce système
CHAPITBE XLVII. - GILNÈSE DE L~, RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 393
de rente est établi et le maintient pour l'exploiter, comme les Anglais ont fait dans l'Inde.
IV. La rente payée en argent.
Par rente en argent nous entendons, non la rente industrielle ou commerciale qui, dans la production capitaliste, est recueillie en surplus du profit moyen, mais la rente foncière qui découle d'un simple changement de forme de la rente payée en produits, de même que celle-ci n'est que la transformation de la rente acquittée en travail. Le producteur immédiat ne remet donc plus un produit à son propriétaire, que celui-ci soit l'Etat ou un particulier, mais le prix d'un produit ; il ne suffit plus qu'il prélève quelque chose en nature sur sa production, il doit d'abord convertir celle-ci en argent. Bien qu'il continue à produire luimême, comme précédemment, la plus grande partie de ses moyens de subsistance, une partie de sa production doit être obtenue comme marchandise. Par là, il perd son indépendance comme producteur, et ne peut plus vivre en dehors du mouvement social. Les frais de production, qui comportent plus ou moins de dépenses en argent, jouent maintenant un rôle important, et un rôle décisif est dévolu à la partie du produit brut qui doit être convertie en espèces et qui représente l'excédent de ce produit sur les moyens de reproduction et les subsistances indispensables. Cette rente a cependant la même base que la rente en produits dont elle découle. Le producteur immédiat est, comme dans les formes précédentes, le possesseur par hérédité ou par tradition de la terre, et il doit fournir gratuitemeat et obligatoirement à celui qui en est le propriétaire une certaine quantité de travail, qui cette fois doit être remise non en nature, non sous forme de surproduit, mais en argent. Déjà précédemment les moyens de travail autres que la terre, les instruments aratoires, le mobilier
394 SIXIÈME PARTIE, - LA RENTE FONCIÈRE
de la ferme, étaient devenus d'abord en fait, puis en droit, la propriété des producteurs ; cette situation s'impose plus encore lorsque la rente est payée en argent. Celle-ci fait son apparition d'abord à l'état sporadique, puis envahit petit à petit toutes les exploitations agricoles des pays; mais pour qu'il puisse en être ainsi, il faut que le commerce, l'industrie dans les villes, la production de marchandises et la circulation monétaire aient atteint un développement assez considérable. Il faut également que les produits aient déjà un prix de marché et soient vendus approximativement à leur valeur, ce qui n'était pas nécessaire pour les formes antérieures. Nous assistons encore en ce moment, dans certaines parties de l'Europe orientale, à cette transformation de la rente, qui n'est pas possible sans un développement déterminé de la productivité du travail, ainsiquele démontre l'insuccès des tentatives qui furent faites sous l'empire romain de convertir en rente payée en argent la partie de la rente en produits due comme impôt à l'Etat. Des difficultés analogues se présentèrent avant la Révolution en France, où la transformation de la rente en argent fut inévitablement accompagnée de résidus des formes antérieures.
La rente en ai-gent sous l'aspect qu'elle revêt dans cette étude est la forme dernière' la forme de dissolution de la rente foncière constituée par le prélèvement normal du surtravail non payé, de la plus-value, par le propriétaire des moyens de production. De même que les rentes payées en travail et en produits, elle ne vient pas en surplus du profit ; comme elles, elle est la limite normale de celui-ci, de sorte qu'aucun profit n'est possible que lorsque le surtravail devant se transformer en rente d'argent a été fourni. Le développement ultérieur de la rente en argent aboutit - abstraction faite des formes intermédiaires, comme l'exploitation par de petits fermiers - à la propriété paysatine libre, ou à la rente payée par le fermier capitaliste, c'est-à-dire la forme adéquate a la production capitaliste.
Avec la rente en argent le rapport consacré par le droit coutumier entre le propriétaire foncier et ses sujets possè
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dant et cultivant une partie de la terre, se transforme en un rapport contractuel, défini par des lois précises du droit positif. Le cultivateur possédant devient en fait un simple fermier, et cette transformation, d'une part est mise à profit, lorsque les conditions générales de la production s'y prêtent, pour exproprier successivement les anciens possesseurs et mettre à leur place des fermiers capitalistes, d'autre part aboutit à l'émancipation économique des anciens possesseurs, devenant des cultivateurs indépendants, possédant en pleine propriété la terre qu'ils cultivent, affranchis par conséquent de l'obligation de payer la rente. La, transformation de la rente en nature en rente en argent a Don seulement comme complément inévitable la formation d'une classe de journaliers ne possédant rien et obligés de louer leurs bras pour de l'argent, elle est souvent précédée de la création. de cette catégorie de travailleurs. Pendant que cette classe se constitue et en attendant qu'elle cesse d'exister à J'état sporadique, les producteurs immédiats les plus avantagés sont amenés nécessairement à exploiter pour leur compte des ouvriers salariés, de même qu'à l'époque féodale les serfs aisés prenaient -a leur service d'autres serfs, et parvenaient petit à petit à se constituer une certaine fortune et à préparer leur transformation future en capitalistes. L'ancienne classe des cultivateurs ayant la possession du sol et le cultivant eux-mêmes devient ainsi une pépinière de fermiers capitalistes, dont le développement dépend des progrès de la production capitaliste non agricole et qui s'élève avec une rapidité extraordinaire, lorsqu'elle est favorisée par des circonstances spéciales. C'est ce qui se présenta au xvil, siècle en Angleterre, lorsque la dépréciation progressive de l'argent vint enrichir les fermiers, en les faisant profiter au détriment des propriétaires de la durée excessive des baux.
Du moment que la rente prend la forme de rente en argent et que le contrat devient la foi-me du rapport entre le fermier et le propriétaire - transformation qui n'est possible que pour autant que le marché mondial, le com
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Merce et la manufacture aient atteint Un certain développement - il arrive inévitablement que la terre est louée également à des capitalistes, ayant vécu jusqu'alors loin de la campagne, ayant acquis leur capital à la ville et par la production capitaliste, venant se livrer à l'agriculture pour lui faire pi-oduire des marchandises et recueillir de la plus-value. Pareille exploitation ne peut devenir la règle que dans les pays qui dominent le marché mondial, au moment où la produclion abandonne la forme féodale pour devenir capitaliste, Dès que le fermier capitaliste vient s'intercaler entre le propriétaire et le cultivateur travaillant la terre, tous les liens inhérents à l'ancienne production sont rompus, Le fermier devient le patron du travailleur agricole, l'exploiteur de son surtravail, et le proprîétaire ne connaît plus que le fermier, avec lequel il n'a que des rapports contractuels et d'argent. En même temps se modifie la nature de la rente, non pas accidentelle ment comme cela se présentait jusqu'à un certain point dans les systèmes antérieurs, mais définitivement. Alors que précéc~emment elle était la forme normale du surtravail et de la plus-value, elle n'est plus que ce qui reste du surtravail après qu'une partic en a été prélevée comme profit et après que tout le surproduit a été converti en argent. La rente n'est donc plus qu'un restant de la plus-value que le fermier capitaliste extrait au moyen de son capital de l'ouvrier agricole, et elle dépend en moyenne du profit moyen du capital et des coûts de production dans les industries non agricoles. Le profit est maintenant la forme normale de la plus-value et la rente n'est plus qu'une forme - indépendante dans certaines circonstances - du surprofit. Inutile de détailler comment à cette évolution correspond une transformation lente de la production. Celle-ci est nettement caractérisée par ce fait que l'objectif du fermier capitaliste est d'exploiter la terre pour produire des marchandises et qu'alors qu'autrefois c'était uniquement la petite partie du produit qu'il ne consommait pas directement qui était envoyée au marché, aujourd'hui ce
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qu'il consomme ne représente qu'une infime fraction de la marchandise qu'il récolte. Ce n'est plus la terre, c'est le capital qui tient sous son joug le travail agricole.
Le profit moyen et le coût de production qui en dépend sont déterminés parla manufacture et le commerce des villes et non par l'exploitation de la terre. Entre le fermier payant la rente et le propriétaire foncier il n'y a pas de rapport capitaliste ; aussi le profit du fermier n'entervient pas dans la détermination du profit moyen. Lorsque le fermier recueille un excédent sur ses moyens de subsistance indispensables, soit directement par son travail, soit par J'exploitation du travail des autres, ce n'est pas ce profit qui fixe la rente, mais inversement. Le taux élevé du profit au moyen-àge résultait, non de ce que le capital, de coinsition inférieure, comportait principalement des avances de salaire, mais de ce que des manœuvres frauduleuses frustraient le seigneur d'une partie de sa rente et ses sujets d'une part de leurs revenus. Si à cette époque, partout oâ l'influence féodale se maintenait intacte, la campagne exploitait la ville au point de vue politique, partout et sans exception la ville exploitait la campagne au point de vue économique, par ses prix de monopole, ses impôts, ses corporations, sa filouterie commerciale, sa pratique de l'usure.
On pourrait se figurer que l'avènement dufermier capitaliste fournit une preuve de ce que les prix des produits agricoles, qui de tout temps ont payé une rente sous l'une ou l'autre forme, sont plus élevés que les coûts de production de la manufacture, ou du moins l'étaient au moment où le capitalisme fit irruption dans laproduction agricole,- soit que ces prix s'élevassent à la hauteur de prixde monopole, soitqu'ils atteignissent le niveau de la valeur des produits, laquelle est plus élevée que le coût de production déterminé par le profit moyen. Comment sans cela ces prix auraient-ils été assez rémunérateurs pour permettre au fermier capitaliste de recueillir le profit moyen et d'obtenir en surplus de son profit de quoi payer la rente ? Le taux général du profit
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qui a guidé le fermier capitaliste Jorsqu'~l a conclu le contrat avec le propriétaire foncier, n'aurait donc pas compris la rente, de telle sorte que celle-ci aurait apparu dès que ce taux général aurait fait sentir son action régulatrice dans la production agricole. C'est là une explication traditionnelle que Rodbertus a également adoptée. Elle soulève les objections suivantes.
Primo. - Ce n'est pas en une fois et d'une manière géné
rale, mais petit à petit et dans des branches de production
spéciales que le capital s'empare de l'agriculture. Il com
mence, non par la culture proprement dite de la terre,
mais par l'élevage du bétail, surtout l'élevage des moutons
dont le produit principal, la laine, a continuellement, à l'époque où l'industrie se crée, un prix du marché plus élevé que le coût de production, différence qui ne disparait que plus tard. Il en fut ainsi en Angleterre pendant le XVIe Siècle.
Secundo. - Cette production capitaliste n'existe dans les premiers temps qu'à l'état sporadique. On peut donc admettre qu'elle s'empare d'abord des terres qui peuvent payer une rente diflérentielle grâce à leur fertilité exceptionnelle ou à leur situation spécialement favorable.
Tertio. - Si nième au moment de l'introduction de la production agricole capitaliste, ce qui suppose une recrudescence de la demande des villes, les prix des produits de la terre étaient plus élevés que le coût (le production - il en fut ind ubitablemerit ainsi en Angleterre pendant le dernier tiers du xviie siècle - cette situation ne devait pas tarder à prendre fin dès que le système avait acquis quelque développement et que se faisaient sentir les efrets de l'amélioration de l'agriculture et la réduction des fi-ais de production qui en sont la conséquence. C'est ainsi que les. choses se passèrent en AnZleterre dans la première moitié du xvine siècle.
L'explication que nous venons de discuter n'établit donc pas comment la rente vient en surplus du profit moyen. Quelles que soient les circonstances dans lesquelles la
CRAPITRE XLVII. - GENÈ, SE DE LA RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 3"
rente fait sa première apparition, une fois qu'elle a pris racine elle rie peut plus exister que dans les conditions modernes que nous avons développées précédemment.
Enfin signalons encore que la transformation de la rente en produits en rente en argent est accompagnée de la capitalisation de la rente, c'est-à-dire de la fixation, d'après cette dernière, du prix de la terre, par suite de l'aliénabilité et de l'aliénation de celle-ci. Il en résulte que non seuleinent le fermier peut se transformer en propriétaire foncier indépendant, mais que des habitants des villes et que d'autres que les hommes des champs peuvent acheter des terres pour les louer et prélever la rente à titre d'intérêt du capital qu'ils ont avancé pour cette opération. Par là encore se trouve accélérée la transformation de l'ancien mode d'exploitation et la modification des rapports entre W propriétaire et le cultivateur.
V. Le métayage et la propriété parcellaire.
Nous touchons à la fin de notre étude de l'évolution de, la rente foncière.
Dans les formes que nous avons étudiées jusqu'à présent - paiements en travail, en produits et en argent - il a été admis que celui qui paie la rente cultive lui-même et détient comme possesseur la terre, dont il remet directement au propriétaire foncier le surtravail non payé. Même quand la rente payée en argent existe sous sa forme pure, non seulement il est possible qu'à en soit ainsi, mais il en est ainsi réellement.
Comme transition entre ces formes primitives et la rente capitaliste, on peut citer le métayage 0 il colonage partiaire, système dans lequel le fermier fait l'avance du travail (le sien ou celui d'autres) et d'une partie du capital d'exploitation, où le propriétaire foncier avance outre la terre, une autre partie du capital, les bestiaux par exemple, le pro
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duit étant partagé entre les deux dans une proportion déterminée. D'une part, le fermier ne fournit pas tout le capital que nécessite l'exploitation ; d'autre part, la fraction du profit prélevée par le propriétaire n'a pas la forme pure de la rente, soit qu'elle comprenne une partie correspondant à fintérêtdu capital avancéparle propriétaire, soitqu'elle absorbe entièrement ou partiellement le surtravail du fermier. La rente n'est donc plus la forme normale de la plus-value : d'un côté, le métaver a droit à une fraction du produit, non en sa qualité de iravailleur, mais comme capitaliste propriétaire d'une partie des instruments de travail ; d'un autre côté, le propriétaire foncier prélève une fraction, non seulement parce que la terre est sa propriété, mais parcequ'il est prêteur du capital. (1)
En Pologne et en Roumanie, des vestiges de l'ancienne propriété commune du sol qui se sont maintenus après l'avènement des paysansautonomes, ontservi de prétexte pour l'application de certaines formes intérieures de la rente. Une partie dela terre est propriété privée et chaque paysan cultive pour son compte ce qui lui appartient , une autre partie est exploitée en commun et le surproduit qu'elle fournit sert à couvrir les dépenses de la commune et âconstituer une réserve pour les années de mauvaises récoltes, etc. Mais petit à petit on voit des fonctionnaires de l'Etat et des particuliers s'emparer d'abord du surproduit de la terre commune, puis de la terre elle-même, prélever sur les paysans une rente en travail ou en produits, et finir par s'accaparer non seulement des terres communes mais de celles qui étaient propriété privée.
Nous jugeons inutile de nous appesantir ni sur l'exploitation par esclaves et ses transformations depuis le système patriarcal produisant pour la consommation directejusqu'au système de la plantation alimentant le marché mondial, ni sur le faire-valoir direct dans lequel le propriétaire cultive pour son compte, est propriétaire des instruments de pro
(1) Voir Buret, Tocqueville, Sismondi.
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duction et exploite, en le payant en nature 01, en argent, le travail de serviteurs libres ou non affranchis. Dans ces systèmes le propriétaire de la terre et le eropriétaire des instruments de travail n'en font qu'un, la rente et le profit se confondent et la plus-value ne se fractionne pas. Les travailleurs se voient extorquer par le propriétaire - qui possède les travailleurs eux-mêmes quand ceux-ci sont des esclaves - tout leur surtravail et par conséquent tout le surproduit, et celui-ci est considéré epmiiie profit dans les pays où la conception capitaliste prédomine (tel est le cas des plantations américaines) et comme rente dans ceux où la production capitaliste n'est pas encore connue. Quelque soit le nom qu'on lui donne, le revenu du propriétaire foncier est constitué ici par le sui-produit disponible, qui est la forme normale et dominante du surtravail dont il s'einpare en sa qualité de propriétaire de la terre.
Dans le système de la propriété parcellaire le paysan est propriétaire de la terre, qui est son instrument de production principal, l'élément indispensable pourqu'il puisse appliquer son capital et son travail. Il ne paye pas de fermage et la rente n'est plus une forme spéciale de la plusvalue, bien que dans les pays capitalistes elle soit considérée comme un surprofit relativement au profit que donnent les autres branches de production ; la rente est alors un surprofit encaissé par le paysan, qui garde pour lui tout le produit de son travail.
La propriété parcellaire suppose, comme les formes qui la précédent, que la population des champs est beaucoup plus dense que celle des villes, c'est-à-dire que la produetion capitaliste est relativement peu développée et que la -concentration du capital n'existe encore dans aucune branche de production. La plus grande partie des produits de la terre est consommée directement par ceux qui l'exploitent et une petite partie seulement est envoyée comme marchandise au commerce des villes. Quel que soit,dans ce cas, l'élément qui régle le prix du marché des produits agricoles, les prix des marchandises provenant des terres les meilleures
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ou les mieux situées doivent fournir un rente différentielle,. comme dans la production capitaliste. Cette rente existe. même dans les situations sociales qui ne comportent pas encore un prix général du marché, et elle est constituée Par un surproduit supplémentaire, tombant en partage aux paysans profitant des conditions de culture les plus favorables. Dans ce système le prix de la terre fait partie des frais de production directs, car pour peu que le système existe depuis quelque temps, la terre représente pour lepaysan une somme d'argent, soit qu'elle lui ait été portée en compte dans un partage, soit qu'il l'ait requise contre espèces sonnantes ou sur hypothèque. Ce prix intervient donc comme un élément donné d'avance et il en résulte que la rente, dont il est la capitalisation, semble être indépendante des inégalités de fertilité et de situation qui différencient les terres. En outre, on peut admettre que sous ce régime la rente absolue n'existe pas et que la terre la plus mauvaise ne paiepas de rente. En effet, la rente absolue suppose que leproduit soit vendu à sa valeur, c'est-àdire au-dessus de son coût de production, ou a un prix de monopole supérieur à sa valeur. Or, lorsque domine la propriété parcellaire, la production est faite en grande partie pour la consommation immédiate et la terre est l'élément sur lequel la majeure partie de la population doit appliquer son capital et son travail ; le produit rie peut donc avoir un prix du marché égal à sa valeur que daas dies circonstances exceptionnelles ; mais sa valeur sera généralement plus élevée que son coût de production, en présence de la prépondérance des avances pour le travail vivant, bien que l'écart entre les deux soit réduit à cause de la composition inférieure du capital non agrieole. L'exploitation de la propriété parcellaire n'est limitée, ni par le profit moyen du capital, ni par la rente, le paysan étant à la fois petit capitaliste et propriétaire foncier. Comme petit capitaliste, il n'a à tenir compte que du salaire qu'il se paie à lui-même, après déduction des frais proprement dits ; aussi longtemps que le prix du produit couvrira ce
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salaire - et celui-ci descendra souvent jusqu'au minimum -il cultivera sa terre. Etant lui-même propriétaire foncier, il n'a pas à tenir compte des exigences de la propriété, qui ne peut s'opposer aux avances pour la culture de la terre que lorsqu'elle est séparée du capital. Il est vrai qu'il doit prendre en considération l'intérêt du prix d'achat de la terre, qui, lorsque celle-ci est grevée d'une hypothèque, doit être remis à une tierce personne ; mais cet intérêt peut être payé parla partie du surtravail, qui dans le régime capitaliste constitue le profit. Cette forme embryon naire de la rente. l'intérêt du prix de la terre, ne peut d'one être que le pro(Juit du travail que le paysan dépense en surplus de celui qui est indispensable pour vivre, mais ce surtravail ne représente pas tout le profit moyen et encore moins un sur-profit. La rente peut venir en déduction du profit moyen ou même représenter la seule partie de celuici qu ' soit réalisée. Pour que dans le système de la propriété parcellaire le paysan cultive sa terre ou achète de la terre pour la cultiver, il n'est donc pas nécessaire, comme dans la production capitaliste, que le prix du marché des produits agricoles soit assez élevé pour lui payer le profit moyen et encore moins pour lui payer, cri surplus du profit moyen,un surprofit pour constituer la rente. Il n'est donc pas nécessaire que le prix du -marché devienne égal à la valeur ou au coût de production des produits, et c'est là une des raisons pour lesquelles dans les pays où la propriété parcellaire domine,le prix des céréales est moins élevé que dans les pays de production capitaliste. Une partie du surtravail des paysans travaillant dans les conditions les plus défavorables, est remise gratuitement à la société et n'intervient pas pour déterminer ni le coût de production ni la valeur. Cette infériorité du prix est donc une conséquence de la pauvreté, des producteurs et nullement de la productivité de leur travail.
Ce système du faire-valoir direct et de la propriété morcelée domine et constitue la base économique de la société aux meilleures époques de l'antiquité classique ; il se ren
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,contre chez les peuples modernes comme un résultat de la dissolution de la propriété féodale, par exemple dans la yeonèan?-y en Angleterre et chez les paysans de la Suède, de la France et de l'Allemagne occidentale. Il est incontesta~blement la forme la plus normale de la propriété foncière pour la petite exploitation, c'est-à-dire le mode de production dans lequel il est indispensable que le travailleur possède la terre pour qu'il recueille le produit de son travail et dans lequel, qu'il soit propriétaire indépendant ou sujet, il doit produire lui-même les moyens de subsistance pour lui et sa famille. L'appropriation individuelle de la terre ,est aussi nécessaire pour le complet épanouissement de ce mode d'exploitation que l'est l'appropriation individuelle de l'instrument de travail pour le libre développement ~du métier. Ce système, qui est un stade intermédiaire indispensable pour les progrès de l'agriculture, disparaît sous l'action des circonstances suivantes: la ruine de l'industrie rurale à domicile par suite du développement de la grande industrie ; l'appauvris?iement et l'épuisement progressif du sol; l'accaparement, parles grands propriétaires, des communaux, qui sont le complément indispensable, comme l'industrie à domicile, de la propriété parcellaire et qui sont nécessaires pour que le cultivateur puisse éléver desbestiaux; la concurrence de la -rande culture et les progrès de l'industrie agricole qui, d'une part, déterminent la baisse des prix des produits agricoles et qui, d'autre part, ,entraînent à des avances plus considérables, ainsi qu'on le constate en Angleterre dans la première moitié du xviiie siècle.
La propriété parcellaire exclut, de par sa nature, le développement des forces productives sociales et des formes sociales du travail, c'est-à-dire la concentration des capitaux, l'élevage en grand du bétail et l'application progressive de la science. Elle rencontre comme ennemis l'usure et l'impôt qui l'appauvrissent ; en outre la dépense de capital qu'elle doit s'imposer pour acheter la, terre, fempé-che de faire des avances suffisantes pour la culture. Elle
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est caractérisée par l'éparpillement à l'înfini des moyens de production et l'isolement des producteurs eux-mêmes, le gaspillage outré des forces humaines, la dégradation progres.;ive et le renchérissement des conditions de production. Les années fertiles lui sont funestes (1).
L'un des inconvénients spécifiques de la petite agriculture combinée à la petite propriété résulte de ce que W paysan doit consacrer un capital à l'achat de la terre, inconvénient qui se présente également dans la forme transitoire où le grand propriétaire doit avancer un pre-mier capital pour le même achat et un second pour faire luimême l'exploitation. Or, la terre étant devenue une marchandise, est soumise à des mutations fréquentes (2), si bien que chaque nouvelle génération, chaque partage de succession voient se produire de nouvelles avances de capitaux. Il en résulte que le prix du sol grève la production de faux frais considérables et constitue pour chaque cultivateur un élément important de son prix de revient.
Le prix de la terre n'est que la capitalisation anticipée de la rente. Lorsque l'agriculture est exploitée en mode capitaliste, c'est-à-dire lorsque le propriétaire ne fait que toucher la rente que lui paie le fermier, il est évident que le capital dépensé pour l'achat de la terre est simplement un capital productif d'intérêts et nullement un capital avancé pour l'exploitation agricole. Il ne fait partie ni du capital fixe, ni du capital circulant (3) qui fonctionne dans
(1) Voir dans Tooke le discours du trône du roi de France.
(2) Voir Mounier et Rubichon.
(3) Dans sa brochure Extensiv oder iniensiv ? (le texte ne dit rien d'autre sur cette brochure), le Dr H. Alaron part de la même erreur que ceux qu'il combat. 11, considère comme " capital engagé " le capital dépensé pour l'achat de la terre et discute ensuite les notions de capital engagé et de capital d'exploitation, c'est-à-dire de capital fixe et de capital circulant. Ses considérations puériles sur le capital en général, excusables chez quelqu'un qui n'est pas économiste et qui subit l'influence de l'état lamentable de la " science économique" en Allemagne, ne lui permettent pas de voir que ce capital n'est pas plus un capital engagé ou un capital d'exploitation, qu'un capital dépensé pour l'achat d'actions ou de
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cette dernière; il procure uniquement à celui qui l'avance le droit de toucher annuellement la rente, sans qu?il ait à intervenir dans la production de celle-ci. Celui qui achète la terre remet le capital à celui qui la vend, lequel, moyennant cette remise, lui cède son droit de propriété. Le capital n'existe donc plus comme capital de l'acheteur et il ne fait pas partie du capital qu'il pourrait engager de n'importe quelle manière dans la terre. Qu'il ait acheté la terre cher ou à bon marché, qu'il l'ait reçue sans bourse délier, il n'en résulte aucune conséquence ni pour le capital que le fermier consacre à son exploitation, ni pour la rente; seul le taux de fintérèt que celle-ci représente sera différent.
Considérons, par exemple, l'exploitation par esclaves. Le prix payé pour l'achat de ceux-ci n'est que la. capitalisation anticipée de la plus-value ou du profit qui en sera retiré, mais ce capital ne fait partie d'aucune façon de celui qui sert à extraire ce profit et le surtravail qu'il représente. Le premier est du capital que le inaltre d'esclaves a aliéné et distrait de celui qu'il aurait pu consacrer à la production effective. Il a cessé d'exister pour celle-ci, de même que le capital dépensé pour l'achat d'une terre n'existe plus pour l'agriculteur ; ce qui le démontre clairement c'est que ce capital reprend son existence pour le maitre d'esclaves ou le propriétaire foncier, dès que celui-ci vend ses esclaves ou sa terre. Celui qui achète des esclaves n'est pas en état de les exploiter par ce seul fait qu'il les a achetés ; il faut encore qu'il ait un second capital à consacrer à en faire l'exploitation.
Un même capital n'existe pas deux fois, d'une part dans la main de celui qui a vendu la terre, d'autre part dans la main de celui qui l'a achetée. Il a passé de la main de l'un à celle de l'autre, et l'acheteur dispose après la vente non plus d'un capital mais d'une terre. La nature écono
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titres de la dette publique n'est (c engagé ~ dans une branche de production, bien qu'il soit un capital engagé au point de vue de celui qui fait Pachât de ces valeurs.
(~T1APJTRE XLVIL - GENÈSE DE LA RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 407
~mique du facteur, la terre, n'est nullement altérée parce que la rente produite par le capital consacré à l'exploiter est considérée par celui qui 1 'achète comme, l'intérêt du capital qu'il consacre à cet achat ; de même que celui qui paie 1000 £ pour des consolidés 3 pour cent reste étranger au capital dont le revenu permet de payer les intérêts de la dette de l'État.
L'argent dépensé à un achat de terres ou de fonds d'Efat n'est que du capital en soi, du capital potentiel, comme l'est toute valeur dans la société capitaliste. Cet argent est ,capital en soi parcequ'il peut être converti en capital, ce qui dépendra de l'usage qu'en fera celui qui le possède. Il ne pourra plus fonctionner comme capital pour celui qui l'aura &pensé pour l'acquisition d'une terre ou d'un titre de la dette publique, mais il figurera dans ses comptes comme capital productif d'intérêts ; car le revenu qu'assure la rente de la terre ou le paiement de l'intérêt de la dette de l'État, est considéré par celui qui le reçoit comme l'intérêt de la somme d'argent qu'il a avancée pour acheter cette terre ou ce titre de la dette publique. pour que cet argent redevienne capital il faut la vente de ces derniers, et alors c'est celui qui les achète qui joue le rôle que nous Venons de définir.
C'est avant tout la petite propriété qui donne l'illusion que la, terre a une valeur par elle-même et passe comme capital dans le coût de production, au même titre que la machine ou la matière première. Cependant dans deux cas seulement, la rente et par conséquent le prix de la terre, qui est la rente capitalisée, interviennent pour déterminer le prix du produit agricole. D*abord, quand il y a un prix de monopole ; ensuite, lorsque la composition du capital agricole, un capital qui n'a rien de commun avec celui dépensé pour l'achat de la terre, est telle que la valeur du produit est plus élevée que le coût de production et que les conditions du marché permettent au propriétaire foncier de mettre cette différence en valeur. Or c'est précisément ,dans le faire-valoir direct combiné avec la propriété parcel
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]aire que ces deux cas sont les plus rares, étant donné que la plus grande partie de la production s'y fait en vue de la consommation immédiate et échappe à l'action régulatrice du faux général du profit. Même lorsque le système parcellaire est combiné avec l'affermage, le fermage absorbe beaucoup plus fréquemment que dans n'importe quel autre système une part du profit et même une part du salaire ; il représente alors une rente simplement nominale et non la rente formant une catégorie indépendante du salaire et du profit.
Les dépenses de capital-argent pour l'achat de terres ne sont donc pas des avances de capital agricole ; elles sont -tu contraire une diminution du capital que les petits paysans peuvent mettre en œuvre dans leurs exploitations. Elles réduisent l'importance des moyens de production et restreignent la base de la reproduction. Elles font de la petite culture, qui tire parti du crédit proprement dit beaucoup moins que les autres sphères de production, la proie des usuriers, et elles sont une entrave à l'agriculture, même lorsque celle-ci se fait sur une grande échelle. Elles sont en contradiction avec la production capitaliste, qui est indifférente à J'endettement du propriétaire et aux conditions dans lesquelles il acquiert sa propriété, qui n'a'pas à considérer si le propriétaire empoche luimême la rente ou doit l'abandonner à des créanciers hypothécaires.
Nous avons vu que la rente foncière étant donnée, le prix de la terre dépend du taux de l'intérêt, et est d'autant plus élevé que le taux de l'intérêt est plus bas. Normalement le prix de la terre devrait donc varier en sens inverse du taux de l'intérêt, de telle sorte que celui-ci étant bas le paysan paierait cher la terre, mais se procurerait aussi dans des conditions de crédit avantageuses le capital nécessaire pour son exploitation. Les choses se passe rit autrement lorsque la propriété parcellaire prédomine : 10) Les lois générales du crédit ne sont pas applicables dans ce cas, puisque le petit paysan est à la fois proprié
CHAPITRE XLVII. - GENÈSE DE LA RENTE FONCIÈRE CAPITALISTE 409
taire et capitaliste. 20) Dans les nations - nous ne parlons pas des colonies - où les petits paysans exploitant en fairevaloir direct constituent la plus grande partie de la population, la formation de capital, c'est-à-dire la reproduction sociale, est relativement faible et plus faible encore est la formation de capital empruntable, qui suppose la concentration et l'existence d'une classe de capitalistes riches et oisifs (Massie). 30) La possession de la terre constituant dans ce cas, pour la majorité des producteurs, une condition d'existence et la terre étant l'élément auquel ils doivent nécessairement appliquer leur capital, le prix de la terre augmente indépendamment des variations du taux de l'intérêt et souvent en sens inverse de la loi énoncée plus haut, la demande dépassant l'offre. Vendue en petites parcelles, la terre est aliénée ici à un prix beauf oup plus élevé que lorsqu'elle est vendue en grandes masses, le nombre des petits acheteurs étant considérable dans la situation spéciale que nous envisageons, et celui des grands acheteurs étant petit (Rubichon, Bandes Noires; Newman). Il y a donc hausse des prix de la terre avec un taux d'intérêt relativement élevé. L'intérêt relativement bas que le paysan retire ici du capital qu'il a avancé pour l'achat de la terre (Mounier), a comme pendant le taux usuraire qu'il doit payer à ses créanciers hypothécaires. Les mêmes faits se rencontrent, mais sous une autre forme, dans le système irlandais.
Le prix de la terre bien qu'étant un élément étranUer à la production, peut donc s'élever ici à un niveau tel qu'il rend la production impossible (Dombasle).
Ce rôle du prix de la terre de même que l'importance qu'acquièrent la vente et l'achat de celle-ci et sa circulation comme marchandise, sont une conséquence pratique du développement de la production capitaliste. dans laquelle la marchandise est la forme générale de tous les produits et de tous les moyens de production. Mais ce rôle ne s'accuse nettement que là où la production capitaliste est incomplètement développée et ne présente pas toutes ses propriétés
-410 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
-caractéristiques, c'est-à-dire là où l'agriculture n'est plus ou n'est pas encore soumise à la production capitaliste et est dominée par un mode de production survivant à des formes sociales passées. Les inconvénients de la production capitaliste, qui fait dépendre le producteur du prix en argent de son produit, existent ici en même temps que les inconvénients inhérents à la production capitaliste imparfaitement développée. Le paysan y est négociant et industriel sans les conditions nécessaires pour qu'il puisse produire des produits sous forme de marchandises.
Ce fait que le prix de la terre est un élément du prix de revient (pour le producteur) et n'intervient pas dans le coût de production (même quand celui-ci est déterminé par la rente, il n'est nullement déterminé par la capitalisation de la rente, c'est-à-dire l'anticipation de celle-ci pour '-)0 années ou plus~, n'est qu'une des formes de l'opposition entre l'appropriation de la terre et une agriculture rationnelle, comportant une exploitation normale et sociale du sol. D'autre part, l'appropriation individuelle de la terre, par conséquent l'expropriation du producteur immédiat, est la base de la production capitaliste.
Dans la petite culture, le prix de la terre, forme et résultat de l'appropriation individuelle du sol, trace une limite à la production. De même dans la grande culture et la grande propriété foncière ayant pour base l'exploitation capitaliste, la propriété a une action limitative, puisqu'elle limite pour le fermier l"avance de capital productif, dont profite en dernière instance, non lui, mais le propriétaire foncier. Dans les deux formes l'exploitation et le gaspillage des forces productives de la terre (exploitation dépendant des conditions accidentelles et inégales des différents producteurs et non du développement social) sont substitués à la culture consciente et rationnelle, traitant la terre comme la propriété éternellement commune, l'instrument inaliénable de l'existence et de la reproduction de toutes les générations qui se succéderont dans l'humanité. Il en est ainsi parce que sous le régime de la petite pro
CHAPITRE XLVII. - GENÈSE DE LA RENTE FONCIÈR? CAPITALISTE 411
priété, les moyens et la science pour appliquer la productivité sociale du travail font défaut, et que sous le régime de la grande propriété, ces moyens sont exploités en vue de l'enrichissement le plus rapide possible des fermiers et des propriétaires. Dans les deux cas, il en est ainsi à cause de l'influence du prix du marché.
Abstraction faite des considérations politiques qui les accompa gnent, toutes les critiques de la petite et de la grande propriété foncière se ramènent en dernière instance à mettre en évidenceque l'appropriation individuelle du sol trace des limites et des entraves à, l'agriculture. Ces obstacles au traitement rationnel, àla conservation et à l'amélioration de la terre sont développés de part et d'autre sous des formes différentes, et dans la discussion la cause dernière du mal est oubliée.
Le régime de la petite propriété suppose que la vie
rurale est la règle pour l'immense majorité de la popula
tion et que c'est le travail isolé et non le travail social qui
prédomine ; il exclut par conséquent les conditions d'une
culture rationnelle, la richesse et les conditionstant intel
lectuelles que matérielles de la reproduction. D'autre part,
la grande propriété foncière décime de plus en plus la
population agricole et lui oppose une population i ' ndus
trielle de plus en plus dense, concentrée dans les grandes
villes. Elle en gendre ainsi des conditions qui provoquent
1
une rupture immédiate de l'équilibre de l'échange social des matières tel qu'il est commandé par les lois naturelles de la vie, et qui aboutissent au gaspillage des forces productives de la terre, gaspillage que le commerce étend bien au delà des frontières d'un pays (Liebig).
Si la petite propriété crée une classe de barbares vivant à moitié en dehors de la société, soumis à toute l'imperfection des formes sociales primitives et à tous les maux et toutes les misères des pays civilisés, la grande propriété mine la force de travail dans le dernier refuge (la campagne) de son énergie native, dans le domaine où elle s'accumule comme réserve pour le renouvellement de la vie des
412 SIXIÈME PARTIE. - LA RENTE FONCIÈRE
nations. La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent en commun. Si elles se différencient au début en ce que l'une gaspille et ruine davantage la force naturelle de l'homme et l'autre la force naturelle de la terre, elles se tendent la main plus tard, le système industriel appliqué à la terre venant à son tour exténuer la force de travail, et l'ifidustrie et le commerce intervenant pour procurer à l'agriculture les moyens d'épuiser la terre.
SEPTIÈME PARTIE
LES REVENUS ET LEURS SOURCES
CHAPITBE XLVIII
LA FORMULE TRIPARTITE
Capital-Profit (profit d'entreprise + intérêt), TerreRente, Travail-Salaire, telle est la formule tripartite qui exprime tous les secrets de la production sociale. Mais l'intérêt est en réalité le produit caractéristique du capital, par opposition au profit d'entrèprise, qui en est indépendant et qui est le salaire du travail: la formule se ramène donc à Capital-Intérêt, Terre-Rente, Travail-Salaire, expression de laquelle est heureusement éliminé le profit, la forme caractéristique que revêt la plus-value dans la production capitaliste.
Quand on examine de près cette trinité économique, on constate que les trois sources de la richesse annuellement disponible appartiennent à des sphères disparates et qu'il n'y a pas plus d'analogie entre elles qu'entre la taxe notariale, les betteraves rouges et la, musique. Capital, Terre, Travail ! Le capital est non un objet, mais un rapport
(4) Les trois fragments que nous reproduisons ici se trouvent en diflérenLs endroits du manuscrit de la sixième partie. F. E.
414 SEPTIÈME PARTIE. - LES HEVENUS ET LEURS SOURCES
social de la production, adéquat à une forme historiquement déterminée de la société et représenté par un objet, auquel il communique un caractère social spécifique. Il n'est pas la somme des moyens de production matériels qui ont été produits, mais le résultat de leur transformation , car en eux-mêmes ils sont aussi peu capital que l'or et l'argent sont par eux-mêmes monnaie. Le capital personnifie les moyens de production, parce que ceux-ci, qui sont monopolisés par une partie de la société, constituent une entité en opposition avec la force de travail vivante, et dans cette opposition, figurent non seulement les produits des travailleurs transformés en forces autonomes et dominant ceux qui les produisent, mais encore les forces sociales et la forme future.... [? illisible] de ce travail. De sorte que le capital est une forme sociale, mystérieuse a première vue, de ]'un des facteurs d'un procès social de production créé par 11istoire.
Et à côté du capitalfigure laterre, lanature inorganique, rîi(1i~ indigestaque nioles, dans toute sa primordialité. La valeur est constituée par du travail ; la plus-value ne peut donc pas être constituée par de la terre. La fertilité absolue de la terre n'a d'autre eflet que de faire produire par un travail donné un produit déterminé, en rapport avec la fertilité naturelle du sol ; de sorte que la différence de fertilité d'uneterre à l'autre se marque en ce que des quantités égales de travail et de capital, par conséquent les mêmes valeurs, s'expriment par des quantités différentes de produits, par des produits de valeurs différentes. L'égalisation de ces valeurs sous forme de valeurs du marché a pour effet que the advantages of fertile over inférior soil... are Iransferred froni the cultivalor or consumer Io the landlord (Ricardo, Principles, p. 6).
Et enfin comme troisième élément de la trinité, un fantôme, " le " travail, qui n'est qu'une abstraction, qui pris en lui-même 11 1 existe pas ou qui, lorsque nous prenons
la (illisible), représente d'une manière générale l'acti
vité productive qui permet à l'homme de réagir sur la
CHAP. XLV111. - LA FORMULE TRIPARTITE 415,
nature. Cette activité est non seulement dépouill ée de toute forme et de toute caractéristique sociale, mais même dans son affirmation purement naturelle, elle est indépendante de la société, étrangère à toutes les sociétés et une manifestation vitale tant de l'homme primitif que de l'homme vivant en société.
Capital -Intérêt; Propriété foncière (propriété privée du globe terrestre, adéquate à la production capitaliste) - Rente , Travail salarié - Salaire : c'est sous cette formequ'existe la connexion entre les sources du revenu. De même que le capital, le travail salarié et la propriété foncière sont des formes sociales historiques du travail et de la terre monopolisée ; toutes deux correspondent au capital et appartiennent à la même formation économique de la société.
Ce quifrapped'abord danscette formule, c'est quele capital s'y trouve juxtaposé à la terre et au travail : le Capital,. la forme de l'un des éléments d'un système de production déterminé, propre à une phase historique du procès de production sociale ; la, terre et le travail, deux éléments du procès de travail en lui-même, appartenant sous cette forme matérielle à tout système et tout procès de production, quelle que soit sa forme sociale. Ensuite le capital, la terre, le travail y figurent respectivement comme sources de l'intérêt c
(substitué au profit), de la rente et du salaire, Jeursproduits, leurs fruits. L'intérêt, la rente et le salaire sont trois parties de la valeur du produit : d'une manière générale des parties de valeur, et en argent des parties de prix. La formule : Capital-Intérêt est une formule du capital, bien que ce soit celle qui réponde le moins à la notion de ce dernier. Mais comment la terre peut.-elle créer une valeur, c'est-à-dire une quantité socialement déterminée de travail et surtout comment peut-elle créer cette partie de la valeur de son produit qui constitue la rente ? La terre fonctionne
416 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
comme agent de la production d'une valeur d'usage, d'un produit matériel, du blé, parexemple; mais elle n'intervient d'aucune manière dans la formation de la valeur dit blé. Le blé n'a de la valeur que pour autant qu'il est Fexpression matérielle d'une quantité déterminée de travail social, quelle que soit la matière dans laquelle ce travail est incorporé et quelle que soit la valeur d'usage de cette matière. Et ce principe n'est pas en contradiction : 1') avec ce fait que dans des circonstances égales le bon marché ou la cherté du blé dépend de la fertilité de la terre ; car la productivité du travail agricole dépend de conditions naturelles, qui ont pour effet que la même quantité de travail peut être représentée par beaucoup ou peu de produits, par beaucoup ou peu de valeurs d'usage. La quantité de travail qui est représentée par une gerbe, dépend de la masse (le la gerbe fournie par cette quantité de travail. La productivité de la terre intervient pour déterminer la masse (le produit qui représente la valeur, mais la valeur est donnée et est indépendante de cette mesure. La valeur est représentée par la valeur d'usage et celle-ci estune condition de la création de la valeur , mais c'est une sottise d'opposer une valeur d'usage, la terre, à une valeur, qui en outre est une valeur spéciale. 2') [Le manuscrit ne va pas plus loin].
IlI
En réalité l'économie vulgaire ne fait qu'interpréter, systématiser et justifier doctrinalement les conceptions bourgeoises des agents de la production. Il n'y a donc rien d'étonnant â ce qu'elle ne soit pas frappée par ces abstirdes contradictions apparentes des manifestations des rapports économiques - toute science serait superflue si l'apparence répondait directement à la nature des choses - et à ce qu'elle trouve ces rapports d'autant plus comprébensibles qu'elle en saisit moins la connexion intime et que la conception vulgaire les admet plus facilement. Aussi nese doute-t-elle pas le moinsdu monde que la trinité (Sol et
CHAP. XLVIII. - LA. FORMULE TRIPARTITE 417
sous-sol-Rente, Capital-Intérêt, Travail -Salaire ou prix
du travail) qui lui sert de point de départ, se compose de
trois éléments à première vue incompatibles. En effet,
nous avons une valeur d'usage, le sol, qui n'a pas de va
leur, accouplée à une valeur d'échange, la Y-ente : de sorte
qu'un rapport social, considéré comme un objet, est mis
en rapport avec la nature, c'est-à-dire qu'on établit un rap
port entre deux grandeurs incommensurables. Puis vient
Capital-Irttéî-ët. Si l'on considère le capital comme une
valeur déterminée représentée par de l'argent, il est prima
facie absurde qu'une valeur ait plus de valeur qu'elle
en a en réalité. Aucun terme intermédiaire n'apparaît dans
l'expression Capital --Intérêt, qui donne du capital la for
mule la plus générale et par cela même la moins explicite.
Aussi l'économie vulgaire préfère-t-elle à Capital-Intérêt,
qui attribue à une valeurla qualité occulte de n'être pas égale
à elle-même, la formule Capital - Profit, qui réflète avec
plus de précision le rapport capitaliste. Et alors, poursuivie
par la notion que 4 n'est pas égal à 5 e ' t qu'il n'est pas possi
ble d'égaler 100 à 110 thalers, elle passe du capital-valeur
au capital-matière, aux machines, aux matières premières,
à la valeur d'usage du capital comme condition du fonc
tionnement du travail. Mais en raisonnant ainsi elle abou
tit, comme pour la propriété foncière, à une expression
incommensurable, le rapport entre une valeur d'usage, un
objet, et un rapport inhérent à une production sociale déter
minée, la plus-value. Et une fois arrivée dans le domaine de
l'incommensurable, elle trouve que tout est éclairci et qu'il
n'y a pas lieu d'aller plus loin ; le " Rationel " de la con
ception. bourgeoise est atteint. -Vient enfin Travail- Salaire,
prix du travail, expression qui, ainsi que nous l'avons mon
tré dans notre premier volume, contredit à première
vue à la notion de la valeur et à celle du prix, qui n'est en
général qu'une expression déterminée de la valeur. Il est
évidemment absurde de parler du " prix du travail " ;
mais ici l'économiste vulgaire est tout à fait satisfait, car il
est d'accord avec la conviction profonde du bourgeois qui
418 SEPTIÈME, PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
se figure qu'il paie de l'argent pour le travail, et la contradiction entre la formule et la notion de la valeur le dispense de l'obligation de comprendre cette dernière.
Nous (1) avons vu que le procès de production capitaliste est une forme historiquement déterminée du procès de production sociale en général. Ce dernier est autant un procès de production des conditions matérielles de la vie humaine qu'un procès (en voie d'évolution) de production et de reproduction des conditions mêmes de la production, c'est-àdire de la forme sociale économique qui y correspond. En effet, l'ensemble des rapports que les agents de la production ont entre eux et avec la nature constitue la structure économique de la société. Comme dans tous les systèmes qui font précédé, le procès de production capitaliste se déroule dans des conditions matérielles déterminées, qui règlent en même temps les rapports sociaux de la vie de ceux qui y participent. Ces conditions comme ces rapports sont à la fois des facteurs et des résultats de la production capitaliste, qui les produit et les reproduit. Nous avons vu ensuite que, durant le procès social de production qui lui est adéquat, le capital extrait une quantité déterminée de surtravail du producteur immédiat, surtravail dont il ne paie pas l'équivalent et qui, de par son essence, est du travail forcé, bien qu'il semble être le résultat d'un contrat librement consenti. Ce surtravail revêt la forme d'une plus-value, qui existe à l'état d'un surproduit. D'une manière générale, le surtravail, le travail en quantité plus considérable que ne l'exigent les besoins, est inévitable dans toutes les organisations ; mais dans la société capitaliste comme dans l'esclavage il repose sur un antagonisme, sur l'oisiveté d'une partie de la société. Une quantité déterminée de surtravail est nécessaire pour l'assurance contre les accidents et l'extension progressive et inévitable du
(1) Commencement du chapitre XLVIII, dans le manuscrit.
CHAP. XLVIII. - LA FORMULE TRIPARTITE 419
procès de production - ce qui constitue l'accumulation dans la société capitaliste - sous l'action du développement des besoins et de l'augmentation de la population.
n.
Le capitalisme contribue au progrès de la civilisation en
ce qu'il extrait ce surtravail par des procédés et sous des
formes qui sont plus favorables que ceux des systèmes
précédents (esclavage, servage, etc.) au développement
des forces productives, à l'extension des rapports sociaux
et à l'éclosion des facteurs d'une culture supérieure. Il pré
pare ainsi une forme sociale plus élevée, dans laquelle l'une
des parties de la société ne jouira plus, au détriment de
l'autre, du pouvoir et du monopole du développement
social, avec les avantages matériels et intellectuels qui s'y
rattachent, et dans laquelle le suriravait aura pour etret la
réduction du temps consacré au travail matériel en géné
ral. Lorsque le travail nécessaire et le surtravail sont l'un
et ïautre égaux à 3, la journée de travail est égale à 6 et
le taux du surtravail est de 100 0/0, tandis que le taux du
surtravail n'est plus que de 33 1/3 0/0, lorsque la journée
de travail est égale à 12, et se décompose en 9 de tra
vail nécessaire et 3 de surtravail. Or c'est la productivité
du travail qui détermine la quantité de valeurs d'usage
qui peut être produite dans un temps déterminé de travail
nécessaire et de surtravail. La richesse effective de la société
et la possibilité d'une extension continue du procès de
reproduction dépendent donc, non de la longueur, mais de
la productivité du surtravail et des conditions plus ou
moins favorables dans lesquelles il est exécuté. Le règne
de la liberté ne commence en fait que là où cesse le tra
vail imposé par la nécessité et les considérations extérieu
res ; de par la nature des choses, il existe donc au-delà de
la sphère de la production matérielle proprement dite. La
lutte du sauvage contre la nature pour la satisfaction de
ses besoins, la conservation et la reproduction de son
existence, s'étend à l'homme civilise, quels que soient la
forme dela société et le système de la production. A mesure
que l'homme se civilise, s'étendent le cercle de ses besoins
4*20 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
et son asservissement à la nature, mais en même temps se développent les forces productives qui lui permettent de s'en affranchir. A ce point de vue la liberté ne peut être conquise que pour autant que les hommes socialisés, devenus des producteurs associés, combinent rationn elle ment et contrôlent leurs échanges de matière avec la nature, de manière à les réaliser avec la moindre dépense de foi-ce et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à la nature humaine. Sans cela le joug de la nécessité ne cessera de peser sur eux et ils ne connaitront pas le vrai régime de la liberté, dans lequel le développement de leurs forces se fera exclusivement pour eux. La condition fondamentale de, cette situation est le raccourcissement de la journée de travail.
Lorsqu'on fait abstraction des irrégularités accidentelles de la répartition pour ne considérer que l'action générale de la loi, on voit que dans la société capitaliste la plus-value ou le surproduit se partage comme un dividende entre les capitalistes au prorata de la fraction de capital social que chacun possède. Elle est représentée par le profit moyen, qui se subdivise en profit d'entreprise et intérêt, et tombe ainsi en partage à deux catégories distinctes de capitalistes. Mais la propriété foncière intervient pour limiter la part de la plus-value que peut s'approprier le capital; car de même que le capitaliste prMève sur l'ouvrier le surtravail et la plus-value sous forme de profit, de même le propriétaire foncier enlève au capitaliste une partie de cette plus-value, qui constitue la rente.
Lorsque nous parlons du profit, de la part de la plusvalue qui tombe en partage au capital, nous pensons donc au profit moyen (le profit d'entreprise -J- l'intérêt), c'est-àdire à ce qui reste du profit total lorsque la rente en a été déduite. Le profit du capital et la rente foncière ne sont donc que les deux parties dans lesquelles se décompose la plus-value, et il n'y a entre eux que cette différence que l'une représente la part du propriétaire foncier et l'autre, la part du capitaliste. C'est le capital qui extrait directe
CHAP. XLVIII. - LA FORMULE TRIPARTITE 421
ment des ouvriers le surtravail (qui devient la plus-value et le surproduit) et à ce point de vue il doit être considéré comme le producteur de la plus-value. Quant à la propriété foncière, elle reste en dehors du procès réel de production, et son rôle se borne à s'annexer une partie de la plus-value prélevée par le capital. Il n'en résulte pas cependant que le propriétaire foncier reste étranger au procès capitaliste de production ; il y joue un rôle, et ce rôle résulte, non de ce qu'il exerce une pression surle capital ou de ce que la grande propriété foncière, qui exproprie les travailleurs de leurs moyens de travail, est une prémice et une condition de la production capitaliste, mais de ce qu'il personnifie un des éléments essentiels de la production.
Enfin vient l'ou~rier qui, en sa qualité de propriétaire et de vendeur de sa force de travail, reçoit sous le nom de salaire une part du produit, équivalente à la fraction de soir travail que noirs appelons le travail nécessaire et devant servir à sa conservation et à sa reproduction quelque aisée ou quelque misérable que soit son existence.
Quelque disparates que puissent paraitre les rapports du capital, de la terre et du travail, ils ont cependant quelque chose de commun. Bon an, mal an, le capital produit du profit pour le capitaliste, la, terre fournit de la rente au propriétaire et la force de travail - dans des conditions normales et aussi longtemps qu'elle peut être utilisée - rapporte du salaire à l'ouvrier. Ces trois parties de la valeur produite annuellement et les fractions du produit annuel qui les représentent, peuvent être dépensées - nous faisons abstraction de l'accumulation - année par année, sans que la source de leur reproduction tarisse. Ils représentent les fruits annuels d'un arbre perpétuel ou plutôt de trois arbres, les revenus de trois classes - capitalistes, propriétaires, ouvriers - dont la répartition est faite par le capitaliste producteur, qui met le travail en œuvre et prélève directement la plus-value. Le capital, la terre et la force de travail ou plutôt le travail sont pour le capitaliste, le pro
422 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
prié taire et l'ouvrier les trois sources de leurs revenus spécifiques, le profit, la rente et le salaire. En effet, pour le capitaliste, le capital est une pompe qui aspire sans cesse de la plus-value, pour le propriétaire, la terre est un aimant qui attire continuellement une partie de la plus-value, et pour l'ouvrier, le travail est un moyen à action ininterrompue d'obtenir une partie de la valeur qu'il crée, c'està-dire le salaire qui doit le faire vivre. En outre ce sont le capital, la terre et le travail qui assignent respectivement la forme de profit, rente et salaire aux trois parties de la valeur et du produit du travail annuel, et en font par cette transformation les revenus des capitalistes, des propriétaires et des ouvriers. Alors que la répartition doit avoir pour point de départ la valeur du produit annuel (qui n'est que du travail social matérialisé), les choses se présentent d'une manière opposée dans l'esprit des agents de la production. Le capital, la terre et le travail leur apparaissent comme trois sources indépendantes, desquelles sortent trois parties distinctes du produit annuel et qui, par conséquent, n'interviennent pas seulement pour donner aux parties de la valeur annuellement produite les formes différentes sous lesquelles elles deviennent les revenus des agents de production, mais donnent naissance à cette valeur elle-même, la substance des revenus.
[Ici il manque un feuillet du manuscrit]
Les inégalités de la rente sont en rapport avec les inégalités de fertilité des terres et dépendent donc de propriétés qui ont leur source dans le sol. Il en est réellement ainsi lorsqu'elles résultent de différences entre les valeurs des produits des différentes terres. Mais lorsqu'elles dérivent de différences entre les valeurs du marché, elles sont la conséquence d'une loi sociale basée sur la concurrence et qui est indépendante de la terre et de ses différents degrés de fertilité.
Il semblerait que tout au moins "Travail -Salaire " devrait être l'expression d'un rapport rationnel. Il n'en est ainsi pas plus que de "Terre - Rente ". Le travail, créateur
CHAP. XLVIff. - LA FORMULE TRIPARTITE 42 3
de valeur et s'extériosant dans la valeur des marchandises, n'a rien à voir dans la répartition de cette valeur entre différentes catégories, et le travail, caractérisé socialement par le salaire, n'est pas créateur de valeur. Nous avons démontré précédemment que le salaire, le prix du travail, est une expression irrationnelle de la valeur ou du prix de la force de travail, et que les conditions sociales déterminées dans lesquelles se fait la vente de la force de travail, sont complètement indépendantes du travail, agent général de la production. Le travail s'objective dans la partie de la valeur de la marehandise qui, sous forme de salaire, constitue le prix de la force de travail ; il engendre cette partie au même titre que les autres parties du produit, mais il ne s'objective ni plus, ni autrement dans cette partie que dans celles qui constituent la rente ou le profit. D'ailleurs lorsque nous considérons le travail comme créateur de la valeur, nous ne l'envisageons pas sous sa forme concrète comme condition de la production, mais dans sa destiriation, sociale, qui est différente de celle du travail salarié.
Même l'expression " Capital - Profit " est incorrecte. Lorsque l'on prend le capital dans la seule relation où il est producteur de plus-value, c'est-à-dire dans son rapport avec la force de travail, dans lequel il extrait de la plusvalue par la pression qu'il exerce sur l'ouvrier, on est amené à considérer la plus-value totale, c'est-à-dire le profit (profit d'entreprise -1- intérêt) et la rente. Or, dans l'expression " Capitat-Profit ", il n'est en rapport qu'avec la partie de la plus-value qui représente le revenu du capitaliste, et toute relation s'efface encore davantage dès que l'expresc
sion. prend la forme " Capital - Intérêt ".
Par conséquent, si nous avons été amenés en premier lieu à signaler le disparate des trois sources, nous sommes conduits maintenant à constater que leurs produits, les revenus, appartiennent tous à la même sphère, celle de la valeur. Le rapport entre des grandeurs, non seulement incommensurables mais incomparables, a donc pu s'éta
424 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SouRcES
blir, parce que l'on a envisagé le capital, de même que la terre, de même que le travail, uniquement au point de vue matériel, comme moyen de production, et que l'on a fait abstraction de ses rapports avec les travailleurs et de son existence comme valeur. Dans ce sens la formule CapitalIntérêt (profit), Terre - Rente, Travail - Salaire, manque de coïncidence. En effet, pour ceux dont la conception est limitée par le cadre de la production capitaliste, le travail salarié n'est pas une forme socialement déterminée du travail, mais tout travail est de par sa, nature un travail salarié ; il en résulte que pour eux les formes sociales spécifiques que les conditions matérielles du travail -les moyens de production et la terre - revêtent par opposition au iravail salarié, se confondent avec la forme purement matérielle de ces conditions de travail dans le procès de production. La forme des conditions du travail au sein desquelles les moyens de travail se convertissent en capital et la terre en terre monopolisée, en propriété foncière, cette forme caractéristique d'une phase déterminée de l'histoire n'est pas distinguée par eux de la nature et de la fonction des moyens de production et de la terre dans le procès de production en général. A leurs yeux, ces moyens de production sont capital de par leur nature et le mot capital n'est que leur " dénomination économique " ; la terre est de par sa nature la terre monopolisée par un nombre déterminé de propriétaires fonciers. Et de même que dans le capital et sa personnification, le capitaliste, le produit devient une force autonome qui s'oppose au producteur, de même le propriétaire foncier personnifie le sol avec le sous-sol, et se dresse sur ses ergots pour réclamer, en tant que force autonome, sa part du produit qu'il a contribué à obtenir ; de sorte que ce West pas la terre qui reçoit la part du produit qui lui revient et qui est nécessaire pour la conservation et l'accroissement de sa productivité, mais le propriétaire qui en traflque et la gaspille. Il est clair que le capital suppose le travail sous forme de travail salarié ; mais il est tout aussi clair que si l'on admet comme
CHAP. XLVIII. -LA FORMULE TRIPARTITE 425
évident que le travail salarié est la forme du travail en général, le capital et la terre monopolisée doivent se présenter comme les formes naturelles des conditions du travail. Dès lors le capital est la forme naturelle du moyen de production, la caractéristique de son état et de sa fonction dans le procès de travail : capital et moyen de production sont deux expressions identiques, de même que terre et terre monopolisée par la propriété privée. Le moyen de production, capital de par sa nature, devient ainsi la source du profit et la terre, la source de la rente.
Le travail comme tel, considéré uniquement comme énergie productive, est rapporté au moyen de production, considéré non au point de vue de sonrôle social, mais au point de vue de sa substance, et envisagé à la fois comme matière sur laquelle agit le travail et comme moyen par lequel il s'exerce, constituant par conséquent deux valeurs d'usage distinctes, la terre étant un moyen de travail naturelet le moyen de production, un moyen de travail artificiel. Dès que le travail est confondu avec le travail salarié, la forme sociale déterminée que les moyens de travail revêtent par opposition au travail, se confond avec leur forme matérielle ; le moyen de travail en lui-même devient capital et la terre, propriété foncière. La forme spéciale que les moyens de travail personnifiés affectent dans leur rapport avec le travail est alors une propriété inséparable de leur existence matérielle, un caractère immanent, leur appartenant nécessairement en tant qu'éléments de production, et le caractère social qu'une phase déterminée de l'histoire leur assigne dans la production capitaliste devient un caractère matériel qui leur est propre naturellement et pour ainsi dire de toute éternité. Les parts respectives que prennent au procès de production, d'une part les moyens de production artificiels (matières premières, outils, machines, etc.) et d'autre part la terre, champ d'activité primordial da travail, empire des forces naturelles et arsenal spontané des moyens de travail, semblent alors s'exprimer par les parts respectives qui leur sont assignées comme capital et comme
426 SEPTIÈME PARTtE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
propriété foncière, parts qui sont distribuées à leurs représentants sociaux sous forme de profit et de rente, de même que le salaire constitue la part de l'ouvrier. La rente, le profit et le salaire semblent donc résulter du rôle que la terre, les moyens de production artificiels et le travail jouent dans le procès de travail, même si nous considérons ce procès comme se déroulant uniquement entre l'homme et la nature et si nous faisons abstraction de toute cause historique déterminante. Les mêmes choses sont donc exprimées simplement sous une autre forme quand on dit : le produit, qui pour l'ouvrier salarié représente le produit de son tratravail, son revenu, n'est que le salaire, la partie de la valeur (du produit social mesuré par cette valeur) qui représente celui-ci. Mais par le fait, le travail salarié est confondu avec le travail en général, le salaire avec le produit du travail, et la partie de la valeur que le salaire représente avec la valeur créée d'une manière générale par le travail. Et en même temps les autres parties de la valeur, lé profit et la rente, deviennent autonomes et doivent être rapportées à des sources spécifiquement différentes et indépendantes du travail ; elles doivent résulter des autres facteurs de la production et tomber en partage aux agents qui possèdent ceux-ci, le profit résultant des moyens de production, des éléments matériels du capital, et la rente de la terre étant représentée par les propriétaires fonciers on la nature (Roscher).
La propriété foncière, le capital et le travail salarié se transforment ainsi en trois sources de revenu, dont l'une, le capital, attribue au capitaliste une partie de la plusvalue qu'il extrait du travail sous forme de profit, dont l'autre, le monopole de la terre, en assigne une autre partie sous forme de rente au propriétaire foncier, et dont la troisième, le travail, accorde à l'ouvrier la dernière partie disponible de la valeur. Le capital, la rente foncière et le travail salarié deviennent donc les trois sources effectives des parties de la valeur existant respectivement sous forme
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de profit., de rente et de salaire -, ils sont le point de départ de la valeur du produit même (1).
Nous avons montré précédemment comment les catégories les plus simples de la production capitaliste et même de la production de marchandises, comment la marchandise et fargent présentent un caractère mystérieux, qui transforme en propriétés de la marchandise les rapports sociaux dont les éléments matériels de la richesse sont simplement la base dans la production et qui fait même une chose (Pargent) du rapport de la production. Toutes les formes sociales qui contribuent à la production des marchandises et à la circulation de l'argent sont englobées dans cette confusion, mais celle-ci est surtout profonde dans la production capitaliste et dans le capital, qui en est la catégorie dominante et le facteur déterminant. Les choses se présentent encore sous un aspect simple, lorsque l'on considère le capital, comme extracteur de plus-value, dans le procès de production proprement dit ; dans ce cas leur enchainement peut encore être saisi par l'intelligence des capitalistes, ainsi que le montre la lutte pour la réduction de la journée de travail. Et cependant même dans la sphère du procès immédiat entre le travail et le capital, cette simplicité est loin de se maintenir. A mesure que se développent, au sein de la production capitaliste proprement dite, la plus-value relative et la productivité sociale du travail, les forces productives et leur enchainement social semblent transportés du domaine du travail dans celui du capital, et le capital devient un être mystérieux auquel on rapporte et dont on fait provenir toutes les forces socialement productives du travail. Alors intervient le procès de circulation, qui englobe dans ses transformations de matière et ses modifications de formes toutes les parties du capital, même celles du capital agricole et qui met à
(1) Wages, profit and rent are the three original sources of all revenue, as well as for all exchangeable value. (À. Smith) -C'est ainsi que les causes de la production matérielle sont en même temps les sources des revenus primitifs qui existent (Storch, 1, p. 259).
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l'arrière plan les conditions primitives de la production de la valeur. Déjà dans le procès immédiat de production, le capitaliste est producteur de marchandise et dirigeant de la production de marchandises, et le procès ne se déroule pas pour lui comme s'il devait exclusivement lui permettre d'extraire de la plus-value. Quelle que soit la quantité de celle-ci que le procès de production incorpore à la marchandise, le procès de circulation doit intervenir pour assurer la vente du produit, et il en résulte que la reconstitu tion, tant de la plus-value que de la valeur qu'il contient, semble non pas être réalisée simplement, mais déterminé ' e par le procès de circulation. Cette apparence semble d'autant plus être la réalité que d'une part le profit qui accompagne les opérations de vente dépend de la fraude, de la ruse, de la pratique des aflaires, de l'habileté et des mille conjonctures du marché, et que d'autre part un second facteur, le temps de circulation, fait sentir son action à côté du temps de travail. Il est vrai que ce facteur intervient pour limiter la formation de valeur et de plus-value, mais Il semble agir aussi positivement que le travail et avoir sa source dans le capital. Dans le Livre 11, nous n'avons étudié la sphère de circulation qu'au point de vue des changements de formes qu'elle provoque et de l'évolution niorphologique que le capital y subit. En réalité la circulation est le champ d'action de la concurrence, dans lequel le hasard joue le grand rôle et où la loi immanente qui règle ce jeu du hasard, ne peut être dégagée que lorsque l'on considère un grand nombre de cas, ce qui fait qu'elle échappe nécessairement à l'observation et à la compréhension des agents isolés de la production. En outre le procès de production dans son ensemble, qui comprend la production proprement dite et la circulation, engendre de nouvelles formes, qui effacent de plus en plus les traces de la connexion intime des faits, qui font apparaitre les facteurs de la production comme indépendants l'un de l'autre et dans lesquelles les éléments de la valeur se figent de plus en plus comme formes autonomes.
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Ainsi que nous l'avons vu, la transformation de la plusvalue en profit n'est pas plus déterminée par le procès de circulation que par celui de production. Le profit est rapporté non au capital variable qui engendre la plus-value mais au capital total, et son taux est régi par des lois qui lui sont propres, si bien qu'il peut varier indépendamment du taux de laplus-value. Tous ces faits dissimulent la nature vraie de la plus-value et cachent le ressort qui fait agir le capital, ce qui est d'autant plus facile que le profit se transforme en profit moyen et que la valeur devient le coût de production moyen, le prix régulateur du marché. Nous nous trouvons ainsi en présence d'un procès social très compliqué, dans lequel les capitaux sont égalisés, oit les prix moyens des marchandises sont différents de leurs valeurs et où les profits moyens dans les différentes branches de production sont indépendants de l'exploitation effective du travail dans chaque entreprise. Et c'est non seulement en apparence, niais bien réellement que le prix moyen des marchandises n'est pas é-al à leur valeur et au c
travail qu'elles contiennent, et que le profit moyen d'un capital déterminé est différent de la plus-value que ce capital a extrait des ouvriers qu'il a mis en oeuvre. La valeur de la marchandise n'apparait plus directement que dans la variation que communique au coût de production la variation de la productivité du travail, par conséquent dans le mouvement du coût de production et non à sa limite. Le profit ne semble plus être déterminé qu'accessoirement par l'exploitation immédiate du travail, dans les seuls cas où cette exploitation permet à un capitaliste de réaliser un profit différent du profit moyen. Même les profits moyens semblent avoir leur source dans le capital et être indépendants de l'exploitation, même de l'exploitation anormale et de l'exploitation normale dans des conditions exceptionnellement favorables, qui ne paraissent capables d'autres influences que de provoquer des déviations des profits moyens. Enfin la subdivision du profit en profit d'entreprise et intérêt - nous faisons abstrac
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tion des profits des commerces de marchandises et d'argent, qui, basés sur la circulation, semblent résulter exclusivement de celle-ci et être étrangers au procès de production. - achève de donner à la plus-value une forme autonome et indépendante de sa substance et de son essence. D'un côté, une partie du profit s'affranchit totalement du rapport capitaliste et semble avoir pour origine le travail salarié du capitaliste et non la fonction de celui-ci d'exploiter le travail des salariés ; de l'autre côté, se présente l'intérêt, indépendant en apparence du travail salarié de l'ouvrier et du travail du capitaliste, semblant découler d'une source qui lui est propre, le capital. Si à la surface de lacirculation le capital se présente comme un fétiche, communiquant à la valeur la propriété d'engendrer de la valeur, il revêt, lorsqu'il devient capital productif d'intérêts, sa forme la plus étrange et la plus caractéristique. Aussi le terme " Capital - Intérêt " est beaucoup plus logique que " Capital - Profit " à côté de " Terre - Rente " et " Travail - Salaire ", car le profil emporte inévitablement un souvenir de son origine, tandis que la rente, loin de rappeler celle-ci, se dresse en opposition avec elle.
Enfin à côté du capital, engendrant par lui-même de la plus-value, vient se placer la propriété foncière, assignant une limite au profit moyen et transférant une partie de la plus-value à une classe qui ne travaille pas elle-même, qui n'exploite pas directement des travailleurs et qui ne peut même pas, comme le capital productif d'intérêts, s'adresser cette consolation qu'elle court un risque ou s'impose une privation. La partie de la plus-value qui est ici en cause semble avoir pour point de départ, non des rapports sociaux, mais un élément naturel, la terre. Par là s'achève la séparation des différentes parties de la plus-value ; leur connexion intime cesse d'exister et la source dont elles découlent est complètement dissimulée.
La trinité économique Capital-Profit ou mieux Capital -- Intérêt, Terre - Rente, Travail - Salaire, qui rapproche
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de leurs sources les parties constitutives de la valeur et de la richesse, achève la mystification de la production capitaliste, complète l'objectivation des rapports sociaux et marque l'interdépendance des conditions matérielles de la production et de leur rôle historico- social. Elle est la formule de ce monde ensorcelé et renversé, dans lequel Monsieur le Capital et Madame la Terre font les revenants et apparaissent tantôt avec leurs caractères sociaux, tantôt comme de simples objets. Le plus grand mérite de l'Economie classique est d'avoir ramené l'intérêt et la rente à la plus-value, en considérant l'intérêt comme une partie du profit et la rente comme un excédent sur le profit moyen, d'avoir décrit le procès de circulation comme ayant pour objet de simples changements de formes et d'avoir réduit au travail, dans le procès de production proprement dite, la valeur et la plus-value des marchandises. Agissant ainsi elle a mis en évidence la fausse apparence des éléments sociaux de la richesse, la personnification des objets et l'objectivation des rapports de la production, cette religion de la vie de tous les jours. Cependant - il ne pouvait guère en être autrement dans le monde bourgeois - les meilleurs de ses écrivains n'ont pas pu se dégager entièrement de ce monde des apparences qui a sombré sous leurs critiques, et ils tombent tous plus ou moins dans des inconséquences, des solutions imparfaites et des contradictions. D'autre part il est naturel que les agents effectifs de la production se trouvent très bien de la formule irrationnelle Capital - Intérêt, Terre - Rente, Travail - Salaire, qui réflète fidèlement les apparences an milieu desquelles ils se meuvent et avec lesquelles ils se trouvent journellement en contact. Et il est incontestablement tout aussi naturel que les écrivains de l'Economie vulgaire, qui ne font que mettre sous une forme didactique, plus ou moins doctrinale et systématique, les conceptions journalières des agents de la production, se soient jetés sur cette trinité économique, qui masque la connexion intime des choses, comme sur la base absolument appropriée à leur plate suf
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fisance. Enfin cette formule répond aux intérêts des classes dirigeantes, car elle proclame dogmatiquement la fatalité naturelle et la légitimité éternelle de leurs revenus.
En faisant l'exposé des formes objectives des rapports de la production, nous n'avons pas signalé que les conjonctures du marché, le mouvement des prix, les périodes du crédit, les cycles de l'industrie et du commerce, les alternatives de prospérité et de crise ont pour effet de faire de ces rapports, aux yeux des agents de la production, des lois naturelles et des nécessités inéluctables. Si nous en avons agi ainsi, c'est parce que le mouvement effectif de la coucurrence ne rentre pas dans le cadre de notre étude, qui n'a pour but que d'analyser l'orpnisatioa interne de la production capitaliste, pour ainsi dire dans sa moyenne idéale.
Dans les formes antérieures de la société nous ne rencontrons guère celte mystification économique, si ce n'est en ce qui concerne l'argent et le capital productif d'intérêts.Etd'abord elle est exclue,Parla nature des choses, des organisations où la production ne fournit que des valeurs d'usage destinées a la consommation immédiate et où l'esclavage et le servage constituent, comme dans l'antiquité et au moyen âge, labase essentielle de laproduction sociale. Dans ces organisations l'asservissement des producteurs aux conditions de la production est caché par les rapports des sujets à leurs maitres, rapports qui apparaissent comme les ressorts immédiats du procès de production. Dans les communautés primitives où règne un communisme natif et même dans les cités antiques, c'est la communauté elle-même avec ses conditions d'existence, qui est la base et le but de la production et de la reproduction. Même dans les corporations de métiers du moyen âge, le capital et le travail ne semblent pas être indépendants l'un de l'autre et leurs rapports sont déterminés par la corporation et ses attributs, par la conception du devoir professionnel, de la maîtrise, etc. Ceil'est que dans la production capitaliste.,...
CHAPITRE XLIX
ANALISE COMPLÉMENTAIRE DU PROCÈS DE PRODUCTION
Dans l'analyse que nous allons entreprendre nous pouvons ne pas tenir compte de la distinction entre le coût de production et la valeur, étant donné que cette distinction s'efface lorsque l'on considère, ainsi que nous allons le faire, la valeur de l'ensemble du produit annuel du travail, c'est-à-dire le produit de tout le capital social.
Le profit (profit d'entreprise --~- intérêt) et la rente ne sont que des formes particulières de certaines parties de la plus-value des marchandises, la somme du profit moyen et de la rente étant égale à la plus-value. Il se peut cependant qu'une partie du surtravail et de la plus-value contenus dans les marchandises n'intervienne pas directement pour la formation du profit moyen, et que par conséquent une partie de la valeur des marchandises ne soit pas comprise dans leur prix. Mais cette différence disparait, d'abord par l'établissement des moyennes, ensuite parce qu'une compensation intervient, soit que la marchandise vendue audessous de sa valeur entre comme élément dans le capital constant, ce qui fait hausser le taux du profit, soit qu'elle serve à la consommation improductive, ce qui a pour effet que le profit et la rente sont représentés par une quantité plus grande de produits. En tout cas et alors même qu'une partie de la plus-value n'intervient pas dans le prix, la somme du profit et de la rente ne peut pas dans les conditions normales, c'est-à-dire lorsque le salaire est en rapport avec la valeur de la force de travail, être supérieure à la plus-value totale, mais elle petit être plus petite que celle-ci. Même la rente résultant d'un monopole, lorsqu'elle
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434 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
ne forme pas une catégorie spéciale et n'est pas prélevée sur le salaire, représente toujours une part, parfois indirecte, de la plus-value. En effet, si elle ne résulte pas, comme la rente différentielle, d'un excédent du prix sur le coût de production, ou comme la rente absolue, d'un excédent de la plus-value sur le profit moyen, elle provient de la plus-value d'autres marcbandises,par exemple, des marchandises qui sont échangées contre celle qui jouit d'un prix de monopole.
La somme du profit moyen et de la rente ne pouvant pas dépasser la grandeur dont elles sont les deux parties et qui existait avant eux, il est absolument indifférent pour notre étude que toute la plus-value des marchandises, c'est-à-dire tout le surtravail qui leur est incorporé, soit réalisée ou non dans leur prix. Nous savons déjà que le surtravail n'est jamais réalisé entièrement, à cause de la variation continuelle de la quantité de travail social indispensable pour la production d'une marchandise déterminée, Variation résultant des modifications incessantes qui interviennent dans la productivité de la force de travail et qui ont pour effet que continuellement une partie des marchandises est produite dans des conditions anormales et doit être vendue au-dessous de sa valeur. Néanmoins la somme du profit et de la rente est égale à toute la plus value (surtravail) réalisée, que nous pouvons, dans l'étude que nous poursuivons, égaler à la plus-value totale (Le profit et la rente sont, en effet, de la plus-value réalisée, c'est-à-dire la plus-value qui fait partie des prix des marchandises, c'est-à-dire, en pratique, toute la plus-value qui représente une partie de ce prix).
D'autre part, le salaire, la troisième forme particulière du revenu, est toujours égal à la partie variable du capital, c'est-à-dire à la partie qui est dépensée pour payer les ouvriers, pour acheter, non des instruments de travail, mais de la force de travail vivante (Le travail payé dans la consommation du revenu est lui-même payé par du salaire, du profit ou de la rente, et ne fait donc pas partie de la
CHAP. XLIX. - ANALYSE DU PROCÈS DE PRODUCTION 435
valeur des marchandises employées pour le payer; il n'est donc pas à considérer dans l'analyse de la valeur des marchandises et de ses composants). Le salaire est la, forme objective de la partie de la journée de travail qui reproduit la valeur du capital variable et par suite le prix du travail ; il constitue la partie de la valeur de la marchandise dans laquelle l'ouvrier reproduit la valeur de sa force de travail, c'est-à-dire le prix de son travail. La journée de travail comprend deux parties : Fune, dans laquelle l'ouvrieraccomplit la quantité de travail nécessaire pour reproduire la valeur de ses moyens d'existence, correspond à la partie payée de son travail et comprend le travail iiidispensable pour sa conservation et sa reproduction; l'autre, qui est du surtravail, du travail non payé, est représentée par la plus-value contenue dans les marchandises qu'il produit, plus-value qui se subdivise en profit (profit d'entreprise -4- intérêt) et rente.
La partie de la valeur des marchandises, dans laquelle se réalise le travail qu'y ont consacré les ouvriers pendant un jour ou une année, la valeur totale du produit créé par ce travail, comprend donc les valeurs du salaire, du profit et de la rente. Les ouvriers n'accomplissent d'autre travail que celui-là et ils ne créent d'autre valeur que la valeur totale du produit, en-lobant le salaire, le profit et la rente. Cette valeur est égale au salaire, c'est-à-dire la valeur du capital variable augmenté de la plus-value. La valeur du produit créé annuellement ne reproduit donc pas la valeur du capital constant, car le salaire n'est égal qu'à la valeur du capital variable avancé pour la production, et la rente et le profit, égaux à la plus-value, ne sont que la valeur produite en sus de la valeur totale du capital avancé, laquelle comprend les valeurs du capitaf constant et du capital variable.
Il est sans importance pour la questiôn que nous avons à résoudre qu'une partie de la plus-value devenue profit ou rente soit dépensée comme revenu ou accumulée, car la partie épargnée pour l'accumulation est destinée à être uti
436 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
lisée comme capital nouveau et ne doit nullement servir à renouveler du capital ancien dépensé pour la force ou les moyens de travail. Nous pouvons donc admettre, afin de simplifier le raisonnement, que les revenus passent totalement à la consommation improductive.
Nous nous trouvons devant une double difficulté:
Primo. - La valeur du produit annuel, qui sert à la dépense des trois revenus, salaire, profit, rente, contient, outre la partie qui correspond au salaire et celle qui se résout en profit et rente, une autre partie égale à la valeur du capital constant consommé pour obtenir le produit. Elle est donc égale à Salaire -+- Profit -J- Rente -1C, le dernier terme représentant le capital constant. Comment la valeur créée annuellement, égale à Salaire + Profit -t- Rente, pourra-t-elle acheter un produit dont la valeur sera (Salaire + Profit -~- Rente) -+- C ? Comment la valeur produite annuellement pourra-t-elle acheter un produit d'une valeur plus grande qu'elle-même ?
Secundo. - Si nous faisons abstraction de la partie du capital constant qui n'entre pas dans le produit et qui continue à, exister, mais avec une valeur réduite, après la production annuelle ; si par conséquent nous ne tenons pas compte provisoirement du capital fixe appliqué mais non consommé, nous voyons que le nouveau produit contient toute la partie du capital constant qui a été avancée sous forme de matières premières et de matières auxiliaires, et qu'il renferme une partie seulement de la partie du capital constant a-vancé pour les autres moyens de production. Or tout ce qui du capital constant a été consommé pour la production, doit être renouvelé en nature ; en supposant que les circonstances restent les mêmes et notamment que la productivité du travail reste invariable, il faudra dépenser pour le reproduire la même quantité de travail qu'il a fallu pour l'engendrer. Qui accomplira ce travail ? Par qui est-il exécuté?
La première difficulté (Qui payera et avec quoi payera-t-il la valeur du capital constant incorporée au produit ?)
CHAP. XLIX. - ANALYSE DU PROCÈS DE PRODUCTION 437
implique que la valeur du capital constant consommé dans la production réapparaisse dans la valeur du produit. En cela elle n'est pas en contradiction avec les prémisses de la seconde difficulté, car nous avons démontré, déjà dans le Livre 1, chap. VII (Production de valeurs d'usage et production de plus-value) que la simple addition d*un nouveau travail, bien que celui-ci ne reproduise pas l'ancienne valeur et crée seulement de la valeur supplémentaire, conserve quand même l'ancienne valeur dans le produit, ce qui est dû à ce que le travail fonctionne non comme créateur de valeur, mais comme travail appliqué à une production déterminée. Aucun travail supplémentaire n'est donc nécessaire pour conserver la valeur du capital constant dans le produit qui sera l'objet de la dépense du revenu, c'est-à dire de la dépense de toute la valeur créée pendant l'année. Mais du travail nouveau et supplémentaire sera nécessaire pour reconstituer le capital constant qui aura été consommé pendant l'année, renouvellement sans lequel la reproduction serait impossible.
Tout le travail nouveau ajouté pendant l'année est représenté par la valeur nouvelle créée pendant l'année, c'est-à-dire par les trois revenus: Salaire, Profit, Rente. D'une part, il ne reste rien de disponible du travail social pour le renouvellement du capital constant consommé et à reconstituer partie en nature et en valeur, partie en valeur seulement (Fusure du capital fixe). D'autre part, la valeur (salaire -+- profit -1- rente) créée par le travail annuel ne parait pas suffisante pour acheter le capital constant qui doit se trouver dans le produit annuel en même temps que le salaire, le profit èt la rente.
Ainsi qu'on s'en sera aperçu, la solution du problème a déjà été donnée (Livre 11, partie 111) dans l'étude de la reproduction du capital total de la société. Si nous nous en occupons encore, c'est que dans le Livre Il nous n'avions pas dégagé les formes de revenu, profit (profit d'entreprise -f
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intérêt) et rente, sous lesquelles se présente la plus-value,
et également parce que toute l'Economie politique depuis
438 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
A. Smith a versé dans une erreur incroyable en faisant l'analyse de la forme salaire, profit et rente.
Dans notre étude du Livre Il nous avons subdivisé le capital en deux grandes classes : la classe 1 produisant des n
moyens de production, la classe Il produisant des objets de consommation. Cette classification, qui ne repose pas sur une hypothèse et est l'expression fidèle des faits, ne cesse pas d'être rigoureuse parce que certains produits (le blé, le cheval, etc.) peuvent servir à la. fois à la consommation productive et à la consommation improductive. Pour le démontrer, considérons les produits annuels d'un pays. Une partie, quelle que soit sa capacité de servir comme moyens de production, passe a la consommation improductive ; c'est celle pour laquelle sont dépensés le salaire, le profit et la rente. Elle est le résultat de la production d'une section déterminée du capital social. Il est possible que le capital de cette section produise ég-alement des produits de la classe 1 ; s'il en est ainsi, la fraction de ce capital qui fournit les produits consommés productivement dans la classe 1, n'est pas la même que celle qui livre les produits consommés improductivement dans la classe Il. Tous les produits qui passent à la consommation improductive et pour lesquels sont dépensés les revenus, représente le capital qui a été dépensé pour l'obtenir et l'excédent qui a été produit en même temps. Ils sont les fruits du capital appliqué exclusivement à la production d'objets de consommation. De même les produits, les matières premières et les instruments de travail, obtenus comme moyens de reproduction, quelle que soit leur capacité naturelle de servir comme objets de consommation, sont les fruits du capital appliqué exclusivement à produire des moyens de production. Il est vrai que l'immense majorité des produits qui constituent le capital constant ont une forme matérielle qui les rend impropres à la consommation improductive ; mais Forsqu'il n'en est pas ainsi - un paysan petit, par exemple, manger le blé destiné aux semailles, de même qu'il peut tuer, pour s'en nourrir, une bête de
CHAP. XLIX. - ANALYSE DU PROCÈS DE PRODUCTION 489
trait - le produit obéit néanmoins à la subdivision économique et c'est comme s'il n'était pas consommable.
Ainsi que nous l'avons dit, nous faisons abstraction, dans les deux classes, de la partie fixe du capital constant qui continue à exister en nature et en valeur à, côté du produit annuel.
La valeur des produits de la classe 11, qui sont achetés au moyen des revenus (le salaire, le profit et la rente), comprend trois parties, dont l'une est égale à la valeur de la partie du capital constant qui a été dépensée pour les produire, l'autre, à la valeur du capital variable qui a été avancé pourles salaires et la troisième, à la plus-value (profit -i- rente) qui a été créée dans cette classe. La première de ces parties ne petit être consommée ni par les capitalistes de la classe 11, ni parles propriétaires fonciers. Elle ne correspond à aucune partie de leur revenu ; elle doit être renouvelée en nature, et doit être vendue pour qu'il puisse en être ainsi. Les deux autres parties sont égales à la valeurdes revenus (salaire -+-profit--~- rente) de la classe.
Les produits de la classe I comprennent les mêmes partics au point de vue de la forme, mais la partie qui constitue ici le revenu (salaire -+- profit -+- rente), c'est-à-dire le capital variable augmenté de la plus-value, n'est pas con
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sommée improductivement dans la classe 1, sous la forme que lui donne la production dans cette classe. Elle doit prendre la forme des produits de la classe Il et pour cette raison être échangée contre lapartie des produits de cette classe qui correspond à son capital constant. La partie des produits de la classe 11, qui doit renouveler le capital constant de cette classe, est donc consommée improductivement et sous sa forme naturelle par les ouvriers, les capitalistes et les propriétaires fonciers, et inversement la partie des produits de la classe 1, qui représente le revenu de cette classe, est consommée productivement par la classe 11, dont elle reconstitue en nature le capital constant. Quant au capital constant consommé dans la classe 1, il est reconstitué par les produits (moyens de production, matières
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premières, matières auxiliaires, etc.) de cette classe, soit qu'ils soient réutilisés directement par les capitalistes qui les ont produits, soit qu'ils fassent l'objet d'échanges entre les capitalistes de la classe.
Reprenons l'exemple de la reproduction simple, que nous avons analysé livre 11, chap. XX, Il :
4000, -J- 1000, -1- 1000p, ~ 6000 9000
II. - 2000, -+- 500, '500p, ~ 3000
La partie 5û0~ -I- 500p, 1000 des produits de la classe
Il est consommée comme revenu par les producteurs et les propriétaires fonciers de cette classe ; quant à la partie 2000., qui doit être renouvelée, elle est consommée par les ouvriers, capitalistes et rentiers de la classe 1, dont les revenus s'élèvent à 1000, + 1000p, = 2000. La partie (2000,,) des produits de la classe 11, qui ne peut pas être consommée par les producteurs et propriétaires de cette classe, est donc consommée improductivement parles producteurs et propriétaires de la classe 1, et la partie (1000,, -1- 1000P,) des produits de cette dernière, qui représente les revenus de la classe, est consommée comme capital constant par la classe Il. Il ne reste donc plus à, considérer que la partie 4000, des produits de la classe 1. Cette partie est reconstituée par les produits mêmes de cette classe. Les chiffres de notre exemple sont évidemment hypothétiques, et la coïncidence exacte entre la valeur du revenu de la classe 1 et la valeur du capital constant de la classe Il peut paraitre arbitraire. Il est cependant évident que si les circonstances restent invariables et si le procès de reproduction se déroule dans des conditions normales, sans qu'il y ait accumulation, la valeur du salaire, du profit et de la rente de la classe 1 doit être égale à la valeur du capital constant de la classe Il. Sans cela la classe Il ne pourrait pas reconstituer en nature son capital constant, et la classe 1 ne pourrait pas faire passer son revenu de la forme inconsommable à la forme consommable.
CHAP. XLIX. - ANALYSE DU PROCÈS DE PRODUCTION 441
La valeur des marchandises produites en une année, comme la valeur des marchandises produites par une entreprise déterminée, comme la valeur de toute marchandise, se subdivise donc en une partie A, qui reconstitue la valeur du capital constant qui a été avancé, et une partie B, qui représente le revenu, sous forme de salaire, de profit et de rente. Toutes circonstances égales, la seconde diffère de la première en ce que celle-ci ne prend jamais la forme de revenu et qu'elle reflue toujours sous forme de capital constant.
La partie B comprend le salaire, le profit et la rente, qui diffèrent en ce que le salaire représente du travail payé taudis que le profit et la rente représentent la plus-value, C'est-à-dire du travail non payé, La partie de la valeur du produit, qui correspond au salaire dépensé dans la production et qui sert à renouveler le salaire, reflue de la circulation comme capital variable, comme partie du capital qui devra être avancé pour la reproduction. Cette partie a une double fonction : elle se présente d'abord sous forme de capital et est échangée comme telle contre la force de travail ; ensuite elle prend, lorsqu'elle est remise aux ouvriers, la forme de revenu et est dépensée à l'achat de moyens d'existence. Cette double fonction apparait clairement lorsque la circulation est assurée au moyen de la monnaie. D'abord, le capital variable, avancé en argent, paie la force de travail et cet achat aboutit à sa transformation en travail. Ensuite, au moyen de cet argent, les ouvriers achètent une partie des marchandises qu'ils ont produites et la consomment comme revenu. Si la circulation monétaire n'existait pas, une partie du produit des ouvriers représenterait du capital pour le capitaliste qui s'empare de l'ensemble de ce produit ; il avancerait cette partie aux ouvriers en échange d'une nouvelle quantité de force de travail, et de leur côté les ouvriers la consommeraient comme revenu, soit directement, soit en féchangeant contre d'autres marchandises. La partie de la valeur du produit destinée à prendre dans la reproduction la
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forme de salaire, de revenu des ouvriers, reflue donc aux capitalistes comme capital variable. S'il n'en était pas ainsi le travail ne conserverait pas son caractère de travail salarié, le moyen de production ne se reproduirait pas comme capital et le procès de production cesserait d'être un procès de production capitaliste.
Pour échapper à des complications inutiles il convient de faire la distinction entre le produit brut et le produit net, d'une part, et le revenu brut et le revenu net, d'autre part.
Le produit brut est l'ensemble du produit fourni par la reproduction. Sa valeur est égale à celle du capital variable et du capital constant (à part la partie du capital fixe qui n'est pas consommée) avancés pour la production, augmeatée de la plus-value (profit -J- rente). On peut dire égalec
ment, en considérant l'ensemble du capital social, que le produit brut est égal à la somme des éléments matériels qui constituent le capital constant, le capital variable et la plus-value.
Quant au revenu brut, il est ce qui reste du produit brut quand on en déduit les éléments matériels du capital constant, de sorte que sa valeur est égale à celle du produit brut moins celle du capital constant. Le revenu brut est donc égal au salaire (le revenu des ouvriers) +le proCit -ila rente. Par contre le revenu net est ce qui reste du revenu brut après déduction du salaire; il est donc égal à la plus-value et par suite au surproduit, qui sont réalisés par le capital et qui sont à partager entre les capitalistes et les propriétaires fonciers.
Nous avons 'vu que la valeur de toute marchandise comme la valeur du produit de chaque capital se décompose eu deux parties, dont l'une renouvelle le capital constant et dont l'autre, à part la fraction qui reflue sous forme de capital variable, est destinée à se transformer en salaire, profit et rente, c'est-à-dire en revenu brut. Nous avons appris également que ce qui est vrai d'une marchandise et d'un capital isolé, est vrai de la valeur du
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produit annuel de la société. Cependant il y a utiedistinction à faire entre le produit d'un capital isolé et celui de la société - pour le capitaliste, le revenu brut diffère du revenu net, en ce que le premier comprend le salaire et que le second ne le contient pas; pour une nation, le revenu se compose du salaire, du profit et de la rente, c'est-à-dire est égal au revenu brut. Il est vrai qu*une société ayant pour base la production capitaliste ramène tout au point de vue capitaliste et ne considère que le revenu constitué par le profit et la rente, c'est-à-dire le revenu net. C'est ce qui explique les considérations fautaisistes de H. Say, qui soutient que tout le revenu brut d'une nation se résout en revenu net, ce qui n'est que l'expression dernière et inévitable du dogme absurde qui se maintient dans l'économie politique depuis A. Smith, dogme qui prétend que la valeur des marchandises se décompose en dernière instance en revenu, salaire, profit et rente (1).
Il est naturellement très facile de constater qu'une partie du produit de chaque capitaliste doit se' reconvertir en capital (même quand on fait abstraction de l'extension de la reproduction ou de l'accumulation), non seulement en capital variable, destiné à se reconvertir à son tour en salaires et à prendre la forme de revenu, mais en capital constant qui ne peutpas être transformé eu revenu.
(1) Ricardo remarque très judicieusement au sujet des vues superficielles de Say : " M. Say dit ce qui suit du produit net et du produit brut : " Le produit brut est toute la valeur produite ; le produit net est ce qui en reste après déduction du coût de production " (Vol. 11, p. 491). Le produit net n'existe donc pas, étant donné que, d'après M. Say luimême, le coût de production comprend la rente, le salaire et le profit. Il dit page 508 : " La valeur d'un produit, la valeur d'un service productif, ta valeur des frais de production son[ toutes des valeurs similaires quand les choses suivent leur cours naturel. " Quand du tout on retranche le tout, il ne reste rien. " (Ricardo, Principles, chap. XXII, p. 512, note). - Ainsi qu'on le verra plus loin, Ricardo non plus n'a réfuté nulle part l'erreur de l'analyse de Smith, qui ramène le prix des marchandises à la valeur totale des revenus. il ne s'en préoccupe pas et la considère comme exacte, étant donné qu'il " fait abstraction " dans ses recherches de la partie constante de la valeur des marchandises. De temps en temps il adopte la même conception.
444 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
L'observation la plus superficielle du procès de production le fait voir clairement. Il n'en est plus de même et la difficulté commence dès qu'il s'agit du procès de production dans son ensemble. Alors il s'agit d'expliquer comment il se fait que la valeur de la partie du produit qui est dépensée (productivement ou improductivement) comme revenu, sous forme de salaire, de profit et de rente, se ramène effectivement dans l'analyseà lavaleurtotale des trois revenus, bien que la valeur de cette partie contienne, comme celle qui n'appartient pas au revenu, un élément C égal à, la'valeur du capital constant qui y est incorporé. Il est évidemment très facile de résoudre la difficulté en disant que ce n'est qu'en apparence que la valeur de la marchandise contient, au point de vue de chaque capitaliste en particulier, un élément différent de ceux qui affectent la forme de revenu, et que ce qui constitue le capital de l'un apparait comme le revenu de l'autre. Mais cette explication ne montre pas comment le capital primitif peut être reconstitué alors que la valeur de tout le produit peut être consommée comme revenu, ni comment la valeur du produit de chaque capitaliste étant égale à la somme des trois revenus augmentée du capital constant C, la somme des valeurs des produits de tous les capitaux est égale seulement aux totaux des trois revenus. Autant dire que l'analyse est incapable de dégager les éléments simples du prix et qu'elle doitse contenter du cercle vicieux et du progrès à l'infini : ce qui apparait comme capital constant se ramène au salaire, au profit et à la rente ; les valeurs des marchandises, qui représentent le salaire, le profit et la rente, sont déterminées par le salaire, le profit et la rente, et ainsi de suite à l'infini (1).
(1 ) "Dans toute société le p ri x de chaque marchandi se se résout fin alement dans l'une ou l'autre de ces trois parties (salaire, profit, rente) ou se ramène à toutes les trois.... On pourrait croire qu'une quatrième partie serait néce ssaire pour reconstituer le capital du fermier ou compenser l'usure de ses bêtes de labour ou cie ses autres instruments d'exploitation. Mais il faut considérer que le prix de chaque instrument d'exploitation, d'un cheval de labour par exemple, se compose également des trois
CHAP. XLIX. - ANALYSE DU PROCFS DE PRODUCTION 445
Le principe absolument faux que la valeur des marchandises se ramène à la somme des salaires, du profit et de la rente, est exprimé sous une autre forme quand on dit qu'en dernière analyse le consommateur paie toute la valeur du produit, ou, suivant la phrase de Tooke, quela circulation d'argent entre les producteurs et les consommateurs est égale en dernière instance à la circulation d'argent entre les producteurs. Les difficultés qui conduisent à ces analyses absurdes peuvent être exposées brièvement comme suit:
Primo. - Le rapport fondamental entre le capital constant et le capital variable, par conséquent la nature de la plus-value et la base de la production capitaliste, n'ont pas été compris. La valeur de chaque marchandise englobe trois parties, dont l'une est égale au capital constant, l'autre au capital variable (salaire) et la troisième à la, plusvalue (profit et rente). Or comment est-il possible que l'ouvrier au moyen de son salaire, le capitaliste au moyen de son profit, le propriétaire foncier au moyen de sa rente, achètent des marchandises dont chacune contient, non exclusivement l'une ou l'autre des trois parties constitutives de la valeur, mais toutes les trois simultanément ? Comment est-il possible qu'au moyen de la valeur totale de leurs revenus ils puissent acheter les marchandises nécessaires à leur consommation, alors que ces marchandises contiennent outre la valeur totale des trois revenus, une quatrième partie, la valeur du capital constant ? Comment avec une valeur égale à trois peuvent-ils acheter une
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mêmes parties -. la rente de la terre sur laquelle il a été élevé, le travail nécessaire pour l'élever et le profit du fermier qui fait la double avance de la rente de sa terre et du salaire de son travail. Donc, bien que le prix du blé puisse payer tant le prix que l'entretien du cheval, le prix total rie s'en résout pas moins, immédiatement on finalement, dans les mêmes trois parties . rente, travail (c.-à-d. salaire) et profit " (A. Smith). Nous montrerons encore plus loin comment A. Smith sent loimême la contradiction et l'insuffisance de son explication, qui n'est qu'une échappatoire qui nous envoie d'Hérode à Pilate, sans nous montrer nulle part une avance de capital pour laquelle le produit se résout finalement en ces trois parties.
446 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
valeur égale à quatre? (1). Nous avons donné Livre 11, deuxième partie, la réponse à cette question.
Sectindo. - De même il n'a pas été compris comment le travail, lorsqu'il ajoute une nouvelle valeur, conserve l'ancienne sous une nouvelle forme.
Tertio. - On a envisagé l'enchainement du procès de reproduction au point de vue d'un capital isolé et non au point de vue du capital total de la société. En agissant ainsi on a éludé la question comment le produit, qui réa
(1) Proudhon montre son incapacité de comprendre ce problème par cette niaiserie: l'ouvrier ne peut racheter son propre produit parce que celuici contient l'intérêt qui s'ajoute au prix de revient.M Eugène Forcade s*erforce de lui ouvrir les yeux de la manière suivante : " Si l'objection de Proudhon était fondée, elle n'atteindrait pas seulement le profit du capital, elle anéantirait la possibilité même del'industrie.Si le travailleur est forcé de payer 100 la chose pour laquelle il n'a reçu que 80, si le salaire ne peut racheter dans un produit que la valeur'qu'il y a mise, autant vaudrait dire que le travailleur ne peut rien racheter, que le salaire ne peut rien paver. En effet, dans le prix revient il y a toujours quelque chose de plus que le salaire de l'ouvrier, et dans le prix de vente, quelque chose de plus que le profit de J'entrepreneur, par exemple, le prix de la matière pre
mière, souvent payé à l'étranger Proudhon a oublié l'accroissement
continuel du capital national ; il a oublie que cet accroissement se cons
tate pour tous les travailleurs, ceux de l'entreprise comme ceux de la
main d'oeuvre. " (Revue des deux Mondes, 1848, t. 24, p. 998). Voilà
dans sa plus belle forme l'optimisme inséparable du vide de la concep
tion bourgeoise. D'abord M. Forcade croit que l'ouvrier ne pourrait pas
vivre s'il n'obtenait pas une valeur plus grande que celle qu'il produit,
alors qu'en réalité le système capitaliste serait impossible si l'ouvrier obte
nait effectivement toute la valeur qu'il produit. Ensuite il généralise la
difficulté que Proudhon n'avait entrevue que sous un de ses aspects. Le
prix de la marchandise comprend un excédent non seulement sur le salaire
mais sur le profit, savoir la valeur constante, de sorte que d'après le
raisonnement de Proudhon, le capitalisiene petit pas non plus racheterla
marchandise au moyen de son profit. Mais comment 31. Forcade résout-il
l'énigme ? Par une phrase dépourvue de sens : l'accroissement du capital ;
ce qui fait que l'accroissement continu du capital se constaterait entre
autres par ce fait que l'analyse du prix des marchandises, dont les écono
mistes sont incapables lorsqu'il s'agit d*un capital de 400. devient super
flue lorsque le capital est de 10.000. Que dirait-on d'un chimiste qui à la
question : Comment se fait-il que les produits de la terre contiennent plus
de carbone que de terre? répondrait : Il en est ainsi à cause de l'accrois
sement continu de la production du sol. Avec sa volonté tenace de voir
dans le monde bourgeois le meilleur des mondes possibles, l'Econoillie
vulgaire perd tout souci de la vérité et de la science.
CHA P. XLIX. - ANALYsE DU PROCÈS DE PRODUCTION 447
lise le salaire et la plus-value, c'est-à-dire toute la valeur nouvelle créée pendant l'année, peut reconstituer la partie constante de sa valeur, tout en se convertissant en une valeur exprimée seulement par les revenus, et comment le capital constant consommé dans la production peut être reconstitué en nature et en valeur, bien que le travail nonvellement ajouté ne se réalise que dans le salaire et la plus-value. Or c'est précisément dans cette analyse de la reproduction et du rapport de ses éléments, tant au point de vue matériel qu'au point de vue de la valeur, que git la difficulté,
Quarto. -A ces difficultés s'en ajoute une autre, qui est importante surtout lorsque les diflérentes partiesdela plusvalue prennent la forme de différentes catégories de revenus, et qui résulte de ce que les notions de capital et de revenu se modifient, de sorte que les distinctions entre ces éléments ne paraissent être que relatives au point de vue du capitaliste isolé et semblent s'effacer dans l'ensemble du procès de production. C'est ainsi, par exemple, que le revenu des ouvriers et des capitalistes de la classe 1, qui produit du capital constant, renouvelle en nature et en valeur le capital constant de la classe II, qui produit des moyens de consommation. On pourrait donc tourner la difficulté en se fi. tirant que ce qui est revenu pour l'un est capital pour Fautre, et que ces distinctions n'ont par conséquent rien à voir avec la différenciation effective des composants de la valeur des marchandises. En outre, des marchandises qui sont destinées à constituer finalement les éléments matériels des revenus, par conséquent à être des objets de consommation, passent pendant l'année par différents états, sont, par exemple, d'abord fil, ensuite drap, font partie d'abord du capital constant et sont ensuite objets consommables, représentant le revenu. Il est donc possible qu'avec A. Smith on s'imagine que le capital constant est en apparence seulement un élément de la valeur de la marchaadise, qui disparait quand on envisage l'ensemble, De plus il y a échange de capital varia
448 SEPTIÈME PAR riE. - LES REVFNUS ET LEURS SOURCES
ble contre du revenu. En appliquant son salaire à l'achat de la partie des marchandises qui représente son revenu, l'ouvrier convertit en argent le capital variable du capitaliste. Enfin, nue partie des produits qui constituent le capital constant est renouvelée en nature ou par l'échange, par ceux-mê mes qui produisent le capital constant, opération à laquelle les consommateurs restent étrangers. Or lorsqu'on ne tient pas compte de ces faits, il semble que le revenu du consommateur reconstitue tout le produit, y compris la partie de la valeur qui représente le capital constant.
Quinto. - A côté de la confusion résultant de la conversion de la valeur en coût de production en surgit une autre, dueà ce que la plus-value se transforme en profit et en rente, des formes différentes du revenu rapportées à des éléments différents de la production. On oublie que la valeur est la notion fondamentale etque sa subdivision en différentes catégories de revenus ne modifie enrien la loi qui la caractérise. De même la loi de la valeur n'est nullement modifiée parce que l'égalisation des profits, c'est-à-dire la répartition de la plus-value entre les divers capitaux, et les obstacles que la rente absolue (par conséquent la propriété foncière) oppose jusqu'à un certain point à cette égalisation, déterminent un écart entre le prix moyen (régulateur) de la marchandise et sa valeur. Ces faits affectent uniquement l'importance relative de la plus-value dans les prix des différentes marchandises, mais ne suppriment pas la plus-value et n'empêchentpas la valeur totale des marchandises d'être la source des divers composants des prix.
Cette confusion, que nous étudierons dans le chapitre suivant, provient nécessairement de ce qu'en apparence la valeur résulte des parties qui la composent. En effet, les composants de la valeur des marchandises se présentent sous des formes autonomes dans les différents revenus et sont rapportés non à la valeur de la marchandise qui est leur source, mais aux différents éléments matériels de la production considérés comme sources de ces revenus ; ils
CHAP. XLIX. - ANALYSE DU PROCÈS DE PRODUCTION 449
sont envisagés par conséquent comme des parties de la valeur revenant aux agents de la production, les ouvriers, les capitalistes et les propriétaires fonciers. Dès lors ces parties de valeur, an lieu d'être le résultat de la décompositioa de la valeur de la marchandise, apparaissent comme les éléments qui par leur réunion constituent la valeur ; d'où ce cercle vicieux que la valeur de la marchandise résulte des valeurs du salaire, du profit et de la rente, et que les valeurs du salaire, du profil et de la rente sont déterminées par la valeur de la marchandise (1).
(1) " Le capital circulant employé en matériaux, matières premières et ouvrage fait, se compose lui-mème des marchandises dont le prix nécessaire est formé des mêmes éléments ; de sorte qu'en considérant la totalité des marchandises dans un pays, il y aurait double emploi de ranger cette portion de capital circulant parmi les éléments du prix nécessaire. " (Storch, Cours d'Econoinie Politique, Il, p. M). - Par éléments du capiLil circulant - le capital fixe n'est que du capital circulant sous une autre forme - Storch entend la partie constante de la valeur. " Il est vrai que le salaire de l'ouvrier, de mème que cette partie du profit de l'ouvrier qui consiste en salaires, si on les considère comme une portion des subsistances. se composent également de marchandises achetées au prix courant. et qui comprennent de même salaires, rentes des capitaux, rentes foncières et, profits d'entrepreneurs ... cette observation ne sert qu'à prouver qu'il est impossibie de résoudre le prix nécessaire dans ses éléments les plus simples. " (ib. NoLe~. Dtns sa polémique avec Sav, dans ses Considérations sur la nature du revenu national (Paris,' l8j2~), Storch signale combien il est absurde, lorsqu'on se place au point de vue d'une nation et non d'un capitaliste en parti eu lier, d'admettre que la valeur des marchandises se compose exclusivement des revenus, mais il nefait pas faire un pas à l'analyse du prix nécessaire, dont il dit dans son " Cou rs " qu'il est impossible de le résoudre en ses éléments effectifs. " Il est clair que la valeur du produit annuel se distribue partie en capitaux et partie en protits, et que chacune de ces portions de la valeur du produit annuel va régulièrement acheter les produits dont la nation a besoin, tant pour entretenir son capital que pour renouveler son fonds consommable (p. 134, 4 35) ... Peut-elle (une famille de paysans suffisant par son propre travail à tous ses besoins) habiter ses granges ou ses étables, manger ses semailles et fourrages, s'habiller de ses tiestiaux de labour, se divertir de ses instruments aratoires ? D'après la thèse de 31. Say, il faudrait affirmer toutes ces questions (135, 136)... Si l'on admet que le revenu d'une nation est égal àson produit brut, c'est-à-dire qu'il n'y a point de capital à déduire, il faut aussi admettre qu'elle peut dépenser improductivement la valeur entièrede son produit annuel sans faire le moindre tort à son revenu futur (147). Les produits qui constituent le capital d'une nation ne sont point consommables " (p. 150).
450 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
Lorsque la reproduction se fait normalement, une partie seulement du travail nouveau est appliquée à la production et par conséquent au remplacement du capital constant ; c'est la partie qui renouvelle le capital constant cousommé dans la production de moyens de consommation, d'éléments matériels du revenu ; mais cette dépense est compensée en ce que cette partie constante de la classe Il ne coûte aucun travail supplémentaire. Or le capital constant, qui n'est pas un produit du travail nouveau, est exposé matériellement, pendant le procès de reproduction, à des accidents et des dangers qui peuvent le détruire. (Il peut également, mais cela n'intéresse que chaque capitaliste en particulier, être déprécié par suite d'une variation de la productivité du travail). Il en résulte qu'une partie du profit (de [a plus-value, du surproduit) doit servir de fonds d'assurance et ne peut pas être dépensée - c'est la seule partie du revenu pour laquelle il en est ainsi - comme revenu, Di utilisée nécessairement à l'accumulation. (Elle peut cependant, suivant les événements, servir à ce dernier usage ou être employée à couvrir le déficit de la reproduction). Cette partie est aussi la seule, avec celle servant à l'accumulation (à l'extension de la reproduction), qui devra être maintenue après la suppression de la production capitaliste, c'est-à-dire dans une organisation où la consommation régulière des producteurs immédiats nesera plus limitée au minimum comme dans la société actuelle, et où il n'y aura d'autre surtravail que celui dont profiteront ceux qui à cause de leur âge ne peuvent pas encore ou ne peuvent plus participer à la production.
Reportons-nous à l'origine de la société. Aucun moyen de production artificiel n'existe encore, par
conséquent pas de capital constant entrant dans la valeur du produit et devant, la reproduction se
faisant à la même échelle, être reconstitué par ce dernier. La nature fournit spontanément les
moyens d'existence et laisse au sauvage, qui a peu de besoins, le temps de transformer en moyens
de production, ares, couteaux en pierre, canot, certains de
CHAP. XLIX. - ANALYSE DU PROCÈS DE PRODUCT10N 451
ses produits. Considérée exclusivement sous son aspect matériel, cette opération du sauvage correspond absolument à la transformation du surtravail en capital nouveau . Continuellement le procès d'aveu ni ulation transforme encore en capital de pareils produits du surtravail, et le fait que tout nouveau capital résulte du profit, do la rente ou du revenusous toute autre forme, conduit à laconception fausse que la valeur de toutes les marchandises a pour origine un revenu. Une analyse plus profonde de la transformation du profit en capital montre cependant que le surtravail -qui se présente toujours sous forme de revenu - sert, non à la copservation et à la reproduction du capital ancien, mais à la création, pour autant qu'il ne soit pas dépensé comme revenu, de capital nouveau et supplémentaire.
Toute la difficulté provient de ce que tout le travail, à part la partie de la valeur nouvelle qu'il crée et qui se résout en salaire, se présente comme profit, c'est-à-dire une valeur qui n'a rien coûté au capitaliste et ne doit par conséquent reconstituer aucun capital qu'il aurait avancé. Cette valeur existe par conséquent sous forme de richesse disponible, supplémentaire, sous forme de revenu pour chaque capitaliste en particulier. Mais cette nouvelle valeur peut être consommée aussi bien productivement qu'improductivement, tant comme capital que comme revenu, et elle doit même, à cause de sa forme naturelle, être en partie consommée productivement. Il est donc évident - et le procès d'accumulation le montre clairement - que le travail de chaque année crée à la fois du capital et du revenu ; niais la partie qui en est appliquée à la création de capital nouveau - par analogie, la partie de la journée que le sauvage consacre, non à s'approprier sa nourriture, mais à confectionner l'instrument qui doit lui permettre de s'emparer de celle-ci - devient invisible parceque tout le produit du surtravail se présente de prime abord sous forme de profit. La plus-value créée par l'ouvrier se ramène donc à du revenu et du capital, à des
45Q SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
objets de consommation et des mo~cns de production nouveaux, et la valeur du capital constant ancien, proveDant de l'année précédente, n'est pas reproduite par le travail nouveau. (Nous faisons abstraction de la partie de ce capital qui, avariée et détruite en partie, doit être reproduite et représente les troubles du procès de production qui doivent être couverts par l'assurance).
Nous voyons en outre que continuellement une partie du travail nouveau est absorbée par la reproduction et le renouvellement du capital constant qui a été consommé, bien que ce travail nouveau se résolve exclusivement en revenus (salaires, profits et rentes). Mais on perd de vue : 10 qu'une partie de la valeur du produit engendré par le travail nouveau est constituée par du capital constant mis en ceuvre avant l'application de ce travail, et que cette partie qui ne se transforme pas en revenu, reconstitue en nature les moyens de production de ce capital constant ; 20 que la partie de la valeur dans laquelle s'objective effectivement le travail nouveau, n'est pas consommée en nature comme revenu, mais renouvelle le capital constant d'une autre branche, après avoir été échangée contre une autre valeur qui peut être consommée comme revenu, mais n'est pas exclusivement le produit d'un travail nouveau.
Aussi longtemps que la reproduction se poursuit à la même, échelle, tout élément consommé du capital constant doit être remplacé en nature par un élément de même efficacité, sinon de même forme et de même masse. Si la productivité du travail ne change pas, le nouvel élément doit être de même valeur que celui dont il vient prendre la place. Si cette productivité augmente et que les mêmes éléments matériels peuvent être reproduits avec moins de travail, la partie de capital constant à renouveler peut être remplacée par un élément de moindre valeur, et la différence peut être utilisée à constituer un capital supplémentaire ou être consommée improductive ment; le surtravail peut aussi être diminué. Si, au contraire, la productivité du travail diminue, il faut une partie plus grande du produit pour
CIIAP. XLIX. - ANALYSE DU PROCÈS DE, PRODUCTION 458
renouveler l'ancien capital; d'où une diminution du surproduit.
Lorsque nous faisons abstraction de la foi-me économique que le moyen de production revêt à une époque donnée de l'histoire, nous voyons que la conversion de la plusvalue en capital se ramène à l'opération de l'ouvrier, qui outre le travail nécessaire pour l'acquisition de ses moyens d'existence immédiats, applique du travail pour façonner des moyens de production. En effet, convertir du profit en capital n'est qu'appliquer du surtravail à fabriquer de nouveaux moyens de production, et le fait que ce surtravail doit au préalable prendre la forme de revenu, alors que chez le sauvage il est appliqué directement à obtenir de nouveaux moyens de production, indique simplement que c~est le capitaliste et non pas fouvrier qui s'approprie le sui-travail. Ce qui est transformé réellement en capital, ce n'est pas le profit - car la conversion de la plus-value en capital signifie simplement que le capitaliste ne la c
dépense pas comme revenu - c'est une valeur, c'est du travail matérialisé, soit sous la forme du produit danslequel il a été directement incorporé, soit sous forme d'un autre produit échangé contre ce dernier. Par conséquent lorsque l'on transforme du profit en capital, on fait uniquement passer la plus-value d'une forme à une autre ; mais ce n'est pas ce changement de forme qui fait de la plus-value un capital, c'est la marchandise, la forme matérielle de la plus-value, qui fonctionne désormais comme capital. Que la valeur de cette marchandise ne soit pas payée- et c'est pour cela qu'elle est de la plus-value - cette circonstance est sans importance pour la valeur en elle-même.
Le malentendu s'exprime de différentes manières. Ou bien on dit que les marchandises qui constituent le capital constant contiennent également des éléments de salaire, de profit et de rente ; ou bien on dit que ce qui est revenu pour l'un est capital pour l'autre et que le tout se ramène à des rapports subjectifs. C'est ainsi que pour le filateur, une partie de la valeur du fil est du profit, tandis que pour
454 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
le tisserand qui l'achète, le fil est une partie de son capital constant. Cependant, ce qui dans le fil constitue le capital du tisserand, c'est sa valeur, et celle-ci est indépendante, abstraction faite de la modification qu'elle peut subir par la constitution du profit moyen, du rapport entre le travail et le surtravail qu'elle représente, par conséquent de ce qu'elle se résout pour le filateur en telle quantité de capital et telle quantité de revenu. Ceux qui ne se rendent pas à cette manière de voir ont toujours dans la tête que le profit (la plus-value, en général) est un supplément à la valeur de la marchandise, ayant sa source dans la tromperie réciproque, dans un bénéfice réalisé sur la vente. La marchandise étant payée à son coût de production ou à, sa valeur, ce prix - nous faisons naturellement abstraction des prix de monopole - paie toutes les parties de la valeur de la marchandise qui ont la forme de revenus pour celui qui la vend.
D'autre part il est absolument exact que les niarchandises formant le capital constant peuvent, comme toutes les autres marchandises, être décomposées en éléments de valeur, qui pour les producteurs et les propriétaires des moyens de production ont la forme du salaire, du profit et de la rente. C'est là l'expression capitaliste de ce fait que la valeur d'une marchandise n'est que la quantité de travail socialement nécessaire qu'elle contient. Mais il n'en résulte nullement, ainsi que nous l'avons établi dans le Livre 1, que toute marchandise produite par un capital ne puisse pas être décomposée en différentes parties représentant exclusivement l'une le capital constant, l'autre le capital variable et la troisième la plus-value.
Storch exprime l'avis de beaucoup d'économistes lorsqu'il dit : " Les produits vendables qui constituent le revenu national doivent être considérés dans l'économie politique de deux manières différentes . relativement aux individus comme des valeurs et relativement à, la nation comme des biens ; car le revenu d'une nation ne s'apprécie pas comme celui d'un individu, d'après sa valeur, mais d'après son utilité ou d'après les besoins auxquels il peut
CHAP. XLIX. - ANALYSE DU PROCÈS DE PRODUCTION 455
satisfaire. " (Considérations sUr le Revffll national, p. 19). D'abord c'est une abstraction erronnée que de considérer une nation, dont la production repose sur la valeur et qui a
l'organisation capitaliste, comme un organisme qui ne travdille que pour les besoins nationaux. Ensuite, la production ayant cessé d'être capitaliste mais continuant à être sociale, le rôle de la valeur continuera néanmoins à être prédominant, car la réglementation du temps de travail et la répartition du travail social entre les différents groupes de producteurs avec la comptabilité qu'elle nécessite, seront plus importantes que jamais.
CHAPITRE L
L'APPARENCE DE LA CONCURRENCE
Nous avons vu que la valeur et le coût de production des marchandises se décomposent en trois fractions :
1° Une partie qui reconstitue le capital constant. Elle représente du travail passé, qui a été dépensé sous forme de moyens de production pour produire la marchandise, et elle est la valeur ou le prix de ces moyens de production. (Nous nous plaçons au point de vue non d'une marchandise en particulier, mais du capital-marchandise, c'est-à-dire du produit du capital pendant une période déterminée, un an par exemple, produit dont les marchandises isolées, dont la valeur se décompose d'ailleurs comme le capital-marchandise, ne sont que des éléments) ;
2° Une partie qui représente la valeur du capital variable et donne la mesure du revenu des travailleurs. Elle est la reproduction du salaire qui a été remis aux ouvriers et constitue la valeur de la partie payée du travail nouveau, qui est ajouté dans la production au capital constant ;
3° Une partie qui représente le surtravail, c'est-à-dire le travail non payé ou plus-value. Elle revêt les formes du revenu, soit celle du profit du capital (profit d'entreprise -J- intérêt), soit celle de la rente de la propriété foncière. Cette partie et la précédente se distinguent de la première en ce quelles constituent toute la valeur dans laquelle s'objective le travail nouveau, qui vient s'ajouter aux moyens de production représentés par le capital constant. Par conséquent, si l'on fait abstraction de la première partie (la partie constante), il est exact de dire que la valeur de la marchandise, constituée exclusivement par le
CHAP. L. - L'APPARENCE DE LA CONCURRENCE 457
travail nouveau ajouté pendantl'année, se ramène toujours aux trois revenus, le salaire, le profit et la rente (1), dont les grandeurs dépendent des lois particulières que nous avons développées précédemment. Il serait évidemment erronné de soutenir le contraire et de dire que la valeur du salaire, le taux du profit et le taux de la rente sont des éléments autonomes, dont la réunion engendre la valeur de la marchandise sans le concours de la partie constante, en d'autres mots de dire qu'ils sont les parties composantes de la valeur ou du coût de production de la marchandise (2).
Supposons qu'un capital de 500 donne un produit de 400, -+ 100, -+- 150p, = 650, contenant 150 de plusvalue, se décomposant en 75 de profit -+- 75 de rente. Admettons., pour supprimer toute difficulté inutile, que ce capital ait la composition moyenne, c'est-à-dire que le coût de production et la valeur de son produit soient égaux, ce qui se présentera chaque fois que le rapport du produit de ce capital au produit total sera le même que celui de ce capital au capital total.
(1) Il va de soi que le salaire, le profit et la rente qui sont ajoutés au capital constant sont des valeurs. On peut naturellement se les figurer comme existant dans le, produit constituant la valeur dont ils sont des fractions. par exemple dans le fil, si l'on considère des capitalistes et des ouvriers occupés dans une filature. Mais en fait ils ne sont pas plus représentés dans ce produit que dans toute autre marchandise, que dans tonte autre richesse matérielle ayant la même valeur. En pratique le salaire, comme l'intérêt, comme la rente, est payé en argent, l'expression pure (le la valeur, et pour le capitaliste la conversion de son produit en argent est très importante. Il est absolument indifférent que ces valeurs soient reconverties dans la même marchandise que celle fournie par la production dont elles sont issues, que l'ouvrier, par exemple, rachète une partie du produit qu'il a directement fabriqué ou qu'il achète le produit d'un autre travailleur on d'un autre genre de travail. C'est cependant sur ce point que M. RodberLus se fatigue bien inutilement.
(2) " Il suffira de remarquer que la même règle générale qui détermine la valeur des produits agricoles et des objets manufacturés, s'applique également aux métaux. Leur valeur ne dépend nidu taux des profits, ni de celui des salaires, ni de la rente des mines, mais de la quantité totale de travail nécessaire à l'extraction du métal et à son transport. " Ricardo, Œuvres complètes. Edit. Guillaumin, 180, p. 59.
458 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
Le salaire (mesuré par le capital variable) et la plusvalue représentent respectivement 20 0/0 et 30 0/0 du capital total, et le profit et la rente s'élèvent chacun à 15 0/0 de ce même capital. La partie de la valeur de la marchandise qui exprime le travail nouveau qui a été incorporé à celle-ci, est égale à 1 00v -1- 150 Pl = 250, et cette valeur est indépendante des grandeurs relatives du salaire, du profit et de la rente qui eu sont les parties. La force de travail, qui a été payée à raison de 100, mettons 100 £ en argent, a fourni une quantité de travail exprimée par 250 £ en argent, ce qui montre que le surtravail des ouvriers est 1 1/2 fois plus grand que le travail qu'ils ont fait pour eux-mêmes, c'est-à-dire que dans une journée de 10 heures, ils ont travaillé 4 heures pour eux et 6 heures pour le capitaliste. La valeur de 250 £ constitue tout ce qu'il y a à partager entre les ouvriers et le capitaliste, et entre le capitaliste et le propriétaire foncier ; elle représente également toute la valeur nouvelle qui vient s'ajouter à la valeur (,100) des moyens de production.
Supposons qu'un capital ayant la même composition organique (même rapport entre la force de travail vivante et le capital constant), soit obligé de payer 150 £ au lieu de 100 pour la même force de travail appliquée à un capital constant de 400, et supposons que la répartition de la plusvalue entre le profit et la rente soit également différente. Le capital variable de 150 £ mettant en œuvre la même masse de travail que précédemment le capital variable de 100, la valeur nouvelle ajoutée par le travail sera de 250 comme dans le cas précédent, et la valeur du produit sera encore de 650, mais avec la composition suivante : 400 C -~150v -+ 100pl ~ 650. Admettons que les 100 pl de plusvalue se répartissent en 45 de profit -1- 55 de rente. Dans ce cas, le salaire représente donc 27 3/1, 0/0 du capital avancé, le profit 8 2/4, 0/0, la rente 10 0/0 et la plusvalue un peu plus de 18 0/0.
L'augmentation du salaire a eu pour effet de modifier
CHAP. L. - L'APPARENCE DE LA CONCURRENCE 459
la quantité de travail non payé et. par suite la plus-value -, pendant unejournée de 10 heures, les ouvriers travaillent maintenant 6 heures pour eux et 4 heures seulement pour le capitaliste. De même le rapport entre le profit et la rente a été changé, et la plus-value diminuée n'est plus partagée sur la même base entre le capitaliste et le propriétaire foncier. Enfin, la valeur du capital constant étant restée la même et celle du capitaliste variable ayant augmenté, la baisse du taux du profit brut a été plus accentuée encore que celle de la plus-value.
Quel que soit l'effet de ta loi qui règle le partage, entre le salaire, le profit et la rente, de la valeur nouvelle créée pendant l'année, cette valeur est égale à 250 dans les deux cas et elle n'est nullement affectée par la variation du salaire et des taux du profit et de la rente. Il n'en serait autrement que si la rente résultait d'un prix de monopole. Dans ce cas, si l'on se place au point de vue du produit en lui-même, on voit qu'il y a uniquement une différence dans la répartition de la plus-value, et si l'on considère la valeur du produit relativement à celles des autres marchandises, on constate simplement qu'une partie de la plus-value de celles-ci est reportée sur ce produit qui se trouve dans la situation spéciale de bénéficier d'un prix de monopole.
Récapitulons en un tableau les constatations que nous venons de faire :
Valeur Taux de la Taux
VALEUR DU PRODUIT du profit
nouvelle plus-value brut
Premier cas :400e + iOOv + 150p, - 650. 250 150 0/, 30 0/0
Second cas : 400e + 150v + 100p, - 650. 250 66 1/3 1/1 18 1/11 0/0
Nous voyons que dans le second cas la plus-value n'est plus que les 2/3 de ce qu'elle était dans le premier cas et que le taux du profit, qui de 30 0/0 est tombé à 18 2/1, 0/0,
460 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
a baissé de plus de 1/3. Quant au taux de la plus-vahie, qui de 150 0/0 est devenu 66 1/3 0/0, il a baissé plus fortement que le taux du profit. La diminution du taux du profit est donc relativement plus grande que celle de la plus-value et celle du taux de la plus-value est relativement plus accentuée que celle du taux du profit. D'autre part, la masse de travail mis en oeuvre étant la même dans les deux cas, le produit est également le même tant en quantité qu'en valeur, bien que la hausse du salaire ait eu pour conséquence de nécessiter une avance plus grande de capital. Cet accroissement du capital à avancer sera incontestablement très sensible Pour les capitalistes (lui commencent une entreprise ; au point de vue de l'ensemble de la reproduction, l'accroissement du capital variable signifie uniquement qu'une fraction plus grande de la valeur nouvelle créée par le travail nouveau mis en ceuvre, se reconvertit cri salaire (eu capital variable) et une fracLion plus petite, en plus-value (en surproduit).
Les deux éléments de la valeur du produit, le capital constant (égal à 400) et la valeur nouvelle (égale à 250), étant restés invariables, la valeur du produit est la même dans les deux cas. Si le produit devait être utilisé à faire du capital constant, il représenterait avant comme après, pour la même valeur, la même quantité de valeurs d'usage, c'est-à dire la même quantité d'éléments de capital constant. Il en serait autrement, si l'augmentation de l'avance de capital variable était due, non à ce que les ouvriers obtiennent une plus large part de leur travail, mais à ce que la productivité de leur travail aurait diminué. Dans ce cas, la valeur constituée par le travail payé et non payé resterait encore la même ; mais la quantité de produits, dans laquelle serait incorporé ce travail, serait moindre et par conséquent le prix de l'unité de produit, plus élevé. Le salaire de 150 ne représenterait pas plus de produits que précédemment le salaire de 100 ; mais la plus-value de 100 ne représenterait plus que les 2/3 des produits, 66 2/3 0/0 de la quantité de valeurs d'usage auxquelles
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elle correspondait précédemment. (jette fois, si le produit était appliqué à faire du capital constant, le prix de celuici serait également augmenté. Ce renchérissementne serait pas dâ à la hausse du salaire, mais la hausse du salaire serait la conséquence du renchérissement de la marchandise, dû à la diminution de la productivité du travail. Dans ce cas l'augmentation de prix du produit a pour cause apparente l'augmentation du salaire, alors qu'en réalité il n'en est rien.
Si, la masse de travail restant égale à 2~0, la valeur des moyens de production veriaiL à varier, la quantité des produits resterait la même, mais il y aurait une variation correspondante de leur valeur. Au lieu d'être de 650, celle-ci serait de 450, -j- 100, -j- 150p, ~ 700 ou de 350, -j- 100e -]150p,= 600, si la valeur des moyens de production passait de 400 à 450 ou à 350. Toutes autres circonstances égales, une augmentation ou une diminution de l'avance de capital due à une augmentation ou une diminution du capital constant, a donc pour conséquenceune augmentation ou une diminution de la valeur du produit, tandis que cette valeur reste invariable lorsque la variation de l'avance de capital est due à une variation du capital variable, la productivité du travail restant la même. Il en est ainsi parce que la variation de la valeur du capital constant n'est coinpensée par aucune variation en sens inverse, tandis que la variation du capital variable, la productivité du travail restant constante, est compensée par une variation opposée de la plus-value, de telle sorte que la somme de la valeur du capital variable et de la plus-value reste invariable.
Si, le capital constant restant le même (égal à 400,), l'augmentation de l'avance du capital variable (passant de 100 y à 150v ) était due à une diminution de la productivité du travail, non dans la branche, la filature de coton par exemple, dont on considère le produit, mais dans l'agriculture, qui foui-nit les aliments des ouvriers, la valeur du produit serait de 100c -1- 150Y 1.00p, = 650 comme précédemment.
462 ' SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
Ce que nous avons exposé montre également qu'une économie de capital constant dans les branches qui produisent les objets de consommation des ouvriers, peut agir comme une augmentation de la productivité du travail, c'est-à-dire déterminer une baisse du salaire et par conséquent une augmentation de la plus-value ; de sorte que dans ce cas le taux du profit augmenterait pour deux raisons, d'abord parce qu'il y aurait diminution de la valeur du capital constant, ensuite parce qu'il y aurait augmentation de la plus-value. Dans notre étude de la conversion de la plus-value en profit, dans laquelle nous nous étions proposé d'observer les variations du taux du profit indépendamment de celles du taux de la plus-value, nous avons supposé que le salaire reste invariable. Mais les lois que nous avons dégagées alors sont générales et sont vraies également pour les avances de capital dont les produits ne sont pas consommés par les ouvriers et dont les variations de valeur n'ont par conséquent aucune influence sur le salaire.
La répartition entre le salaire, le profit et la rente, de la valeur nouvelle que le travail de chaque année ajoute au capital constant, ne modifie donc en rien l'importance de cette valeur, et celle-ci n'est pas affectée non plus par une variation du rapport de ces trois éléments entre eux. La somme 100 reste la même, qu'elle se subdivise en 50 -1-50 ou en 20 --~- 70 -+- 10 ou en 40 -]- 30 -~- 30. La partie de la valeur du produit destinée 5, être répartie entre les trois revenus est déterminée, comme le capital constant, par la valeur des marchandises, c'est-à-dire parla quantité de travail incorporée à celles-ci. La valeurtotale des marchandises à distribuer entre le salaire, le profit et la rente est donc donnée d'avance et par conséquent la limite absolue de la valeur totale à partager est également fixée. De même les limites moyennes et régulatrices de chacune des trois catégories sont données, et dans cette fixation de leurs
CHAP. L. - L*APPARENCE DE LA CONCURRENCE 463
grandeurs extrêmes, la limite du salaire forme'le point de départ. D'un côté, le salaire est réglé par une loi naturelle. Sa limite inférieure est fixée par le minimum physique des moyens d'existence que l'ouvrier doit obtenir pour conserver et reproduire sa force de travail; cette limite est exprimée par une quantité déterminé e de marchandises, dont la valeur dépend du temps de travail qui est nécessaire pour les reproduire, c'est à-dire du temps de travail qui doit être ajouté aux moyens de production pour les obtenir. Si, Par exemple, la valeur des moyens d'existence nécessaires journellement à l'ouvrier, correspond en moyenne à 6 heures de travail moyen, il doit consacrer en moyenne à lui-même 6 heures de son travail quotidien. D'autre part, la valeur réelle de la force de travail s'écarte de ce minimum physique et varie avec le climat et le degré du développement social. Elle dépend donc non seulement des besoins physiques, mais des besoins créés par la civilisation, de sorte que dans chaque pays et à chaque période de l'bistoire, le salaire moyen et régulateur a une grandeur déterminée. C'est cette grandeur qui fixe la limite des deux autres revenus, limite qui est toujours égale à la différence entre la valeur créée par la journée entière de travail et la partie de celle-ci qui représente le salaire. C'est donc la valeur exprimant la quantité de travail non payé qui limite ces revenus. De même que la limite extrême de la partie de la journée de travail que l'ouvrier doit consacrer à luimême est fixée par le minimum physique du salaire, de même l'autre partie de cette journée, le surtravail, est limitée par le maximum physique de la journée de travail, c'est-à-dire le total du temps de travail que l'ouvrier peut fournir journellement tout en conservant et reproduisant sa force de travail.
Comme il s'agit dans cette étude de la répartition de la valeur nouvelle créée par le travail de l'année, nous pouvons considérer la journée de travail comme une grandeur constante, quel que soit l'écart qu'elle présente en plus ou en mQins par rapport à son maximum physique.
464 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
La limite absolue de la plus-value est ainsi donnée, et elle est égale à la valeur de la partie du produit qui représente le surtravail. Si nous donnons le nom de profit - ainsi que nous l'avons déj a fait - à la plus-value rapportée au eapital total qui a été avancé pour la production, nous vovons que la valeur absolue de ce profit est limitée d'après la même loi que la plus-value. De même, le taux du profit est une grandeur limitée d'une manière déterminée par la valeur des marchandises. Il est égal an rapport entre la plus-value et le capital total, de sorte que si le capital est de 500 et la plus-value de 100, la limite absolue du taux du profit est 20 0/0. La répartition, d'après ce taux, du profit social entre les différents capitaux engagés dans les différenies sphères de production donne lieu a ux coûts de production, qui s'écartent des valeurs des marchandises et qui sont en réalité les prix moyens du marché. Ces écarts n"empêchent pas cependant que les prix soient déterminés par les valeurs et ils ne portent aucune atteinte à la loi assignant des limites au profit. Alors que la valeur d'une marchandise est égale, au capital qui a été consommé pour la produire augmenté de la plus-value qu'elle contient, son coût de production est égal au capital consommé K augmenté de la plus-value calculée en tenant compte du taux général du profit, augmenté, par exemple, de 20 % de tout le capital qui a été avancé, tant celui qui a été simplement appliqué que celui qui a été consommé, pour la produire. Mais ce taux de 20 0/0 est lui-même déterminé d'après la plus-value produite par le capital total de la société et le rapport de cette plus-value au capital, La couversion des valeurs en coûts de production ne supprime donc pas les limites du profit, mais modifie uniquement la répartition de celui-ci entre les différents capitaux qui constituent le capital total de la société. Quant aux prix du marché, ils sont tantôt plus élevés, tantôt plus bas que les coûts de production régulateurs, mais ces oscillations se compensent entre elles. En effet, lorsqu'on observe les prix pendant une longue période, en faisant abstraction des
CHAP. L. - L'APPARENCE DE LK CONCOURENCK 465
cas où les valeurs réelles des marchandises ont varié par suite de variations de la productivité du travail et où le procès de production a été troublé par des accidents naturels ou sociaux, on est frappé par le peu d'amplitude que présentent les écarts et par la régularité avec laquelle ils se contrebalancent. On rencontre ici la même loi des moyennes régulatrices que Quetelet a mise eu évidence pour les phénomènes sociaux.
Lorsque l'égalisation des valeurs des marchandises et des coûts de production se fait sans obstacle, la rente prend la forme de rente différentielle, et elle a pour limite la moyenne des surprofits que les coûts de production régulateurs rapportent à un certain nombre de capitalistes et qui sont accaparés par les propriétaires fonciers. La limite de la valeur de la rente est déterminée dans ce cas par les écarts -des taux de profit individuels, que rend possible la constitution d'un coût de production régulateur basé sur le taux général du profit. Mais lorsque la propriété foncière s'oppose à ce que les coûts de production soient égaux aux valeurs et qu'elle prélève une rente absolue, celle-ci a pour limite l'excédent de la valeur du produit agricole sur son coût de production, c'est-à-dire l'excédent de la plus-value contenue dans le produit sur le taux de profit assigné aux capitaux d'après le taux général du profit.
Enfia si des monopoles naturels ou artificiels et spécialement le monopole de la propriété foncière s'opposait-nt à ce que dans les différentes sphères de production la plus-value fut ramenée au profit moyen, c'est-à-dire déterminaient pour certaines marchandises un prix de monopole supérieur à leur coût de production et à leur valeur, les limites fixées par la valeur des marchandises ne seraient quand même pas supprimées. Les producteurs bénéficiant du monopole recueilleraient une partie du profit des producteurs des autres marchandises. Il y aurait indirectement un trouble localdans la répartition de la plus-value entre les différentes sphères,de production, mais ce trouble ne modifierait en rien les limites de la
466 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
plus-value. Si les marchandises jouissant d'un prix de monopole étaient destinées à être consommées nécessairement par les ouvriers, il y aurait hausse des salaires et diminution de la plus-value, à la condition toutefois que la force de travail fût payée à sa valeur après comme avant. Il se pourrait que le salaire fut ramené au-dessous de la valeur de la force de travail (pour autant que celle-ci dépassât les limites de son minimum physique). Dans ce cas, le prix de monopole serait payé par une diminution du salaire réel - une diminution de la masse de valeur d'usage pour la même masse de travail - et une réduction du profit des autres capitalistes. Les limites de l'action du prix de monopole sur les prix des marchandises seraient nettement déterminées et pourraient être calculées facilement.
Par conséquent, de même que la répartition de la valeur nouvelle ajoutée par le travail de l'année est déterminée parle rapport entre le travail nécessaire et le surtravail, entre le salaire et la plus-value, de même la répartition de la plus-value entre le profit et la rçnte est fixée par l'égalisation des tauxde profit. En ce qui concerne la subdivision du profit en profit d'entreprise et intérêt, c'est le profit moyen lui-même qui fixe la limite pour les deux à la fois, car c'est lui qui fixe la grandeur de la valeur qui est et peut être partagée pour les constituer. La base d ' e cette répartition est accidentelle et dépend exclusivement des conditions de la concurrence. Tandis que partout ailleurs l'équilibre de l'offre et de la demande se traduit par la suppression de l'action de la concurrence et a pour effet de ramener les prix du marché au prix moyen régulateur, cet équilibre est dans ce cas le seul élément déterminant. Il en est ainsi parce que le même facteur de la production, le capital, est possédé par deux personnes et que c'est entre ces deux possesseurs que doit être partagée la partie de la plus-value qui échoit au capital. Cependant de ce qu'aucune loi ne fixe ici le partage du profit moyen, il ne -résulte pas qu'aucune limite ne soit assignée à cette para
CHAP. L. - L'APPARENCE DE LA. CONCURRENCE 467
tic de la valeur de la marchandise ; de même que la limite du profit d'une entreprise West pas affectée, parce que différentes circonstances extérieures amènent les deux associés a, en toucher des parts inégales,
De ce que la partie de la valeur des marchandises qui est constituée par le travail nouveau de l'année se répartit entre les différentes formes du revenu, on n'est donc pas autorisé à inférer que le salaire, le profit et la rente sont les éléments constitutifs du prix régulateur (natitralprice, prix nécessaire), c'est-à-dire que le prix de chacune de ces trois parties est d'abord déterminé pour soi et que de l'addition de ces trois prix résulte le prix de la marchandise. Au contraire, c'est la valeur de la marchandise qui est déterminée en premier lieu, et elle représente la somme des valeurs du salaire, du profit et de la rente, quelles que soient ensuite les valeurs relatives de ces dernières.
Il est évident également que si le salaire, le profit et la rente constituaient le prix des marchandises, il en serait ainsi tant pour la partie constante de leur valeur que pour la partie représentant le capital variable et la plus-value. Nous pourrions donc faire abstraction de la partie constante, puisque la valeur des marchandises dont elle est formée se ramènerait également à la somme des valeurs du salaire, dur profit et de la rente. C'est d'ailleurs à ce résultat qu'aboutissent ceux qui partent de cette conception et qui nient, ainsique nous l'avons déjà fait remarquer, l'existence de cette partie constante.
Toute conception de la valeur disparait ici et la notion du prix repose exclusivement sur ce fait qu'une somme déterminée d'argent est payée à ceux qui possèdent la force de travail, le capital et la terre. Mais qu'est-ce que l'argent? L'argent n'est pas un objet, mais une forme déterminée de la valeur ; il suppose donc également la valeur. Une somme donnée d'argent ou d'or est payée pour les trois éléments de la production, c'est-à-dire est égalée, dans le cerveau, à ses éléments. Mais l'or et l'argent sont des
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marchandises - et l'économiste éclairé est fier de cette explication - comme toutes les autres marchandises, et leur prix est déterminé, comme le prix de celles-ci, par le salaire, le profit et la rente. Nous ne pouvons donc pas déterminer le salaire, le profit et,la rente par ce fait qu'ils sont égaux à des quantités déterminées d'or, et d'argent, car la valeur de ceux-ci est déterminée elle-même par ces trois éléments. Dire que la valeur du salaire, du profit et de la rente est égale à une quantité donnée d'or et d'argent, c'est dire qu'elle est égale à une quantité déterminée de salaire, de profit et de rente.
Considérons d'abord le salaire, car le travail est aussi
le point de départ pour cette conception. Comment est
déterminé son prix régulateur, le prix autour duquel
oseillent ses prix du marché ? Mettons que ce soit par la
demande et l'offre de la force de travail. Mais d'où part la
demande de travail ? Du capital. La demande de travail
est donc égale à l'offre de capital. Pour parler de l'offre
de capital, nous devons savoir avant tout ce que c'est que
le capital. Eu quoi consiste le capital ? En argent et mar
cliandises, en le considérant sous son apparition la plus
simple. Mais l'argent n'est qu'une forme de la marchan
dise. Le capital consiste donc en marchandises. Mais la
valeur des marchandises est, d'après notre point de départ,
déterminée en première instance par le prix du travail qui
les produit, par le salaire. Nous supposons ici que le
salaire est donné d'avance et nous le considérons comme
un des éléments constitutifs du prix des marchandises. Ce
prix est ainsi déterminé par le rapport entre l'offre de tra
vail et le capital, dont le prix est lui-même é-al au prix des
c
marchandises qui le composent. La demande de travail par le capital est égale à l'offre de capital, et celle-ci revient à l'offre d'une somme de marchandises d'un prix déterminé. Or ce prix est ré-lé par le prix du travail, et celui-ci est égal à la partie du prix de la marchandise qui correspond au capital variable et qui est cédé à l'ouvrier en échange de son travail. Mais le prix de cette marchandise est lui-même
CHAP. L. - L'APPARENCE DE LA CONCURRENCE 469
déterminé par le prix du travail, car il résulte des prix du salaire, du profit et de la rente. Pour déterminer le salaire nous ne pouvons donc pas partir du capital, la valeur du capital étaii~ déterminée elle-même par le salaire.
En outre, il ne nous sert de rien d'introduire la concurrence. Celle-ci fait hausser ou baisser les prix du marché du travail. Mais lorsqu'il y a équilibre de la demande et de l'offre de travail, qu'est-ce qui détermine le salaire ? La concurrence. Or nous voulons trouver le prix naturel du salaire, le prix du travail qui ne dépend pas de la concurrence, mais au contraire la règle.
Il ne reste donc qu'à déterminer le prix indispensable du travail par les moyens d'existence indispensables des ouvriers, Mais ces moyens d'existence sont eux aussi des marchandises ayant un prix. Le prix du travail est donc déterminé par le prix des moyens d'existence indispensables, lequel, comme le prix de toutes les autres marchandises, est fixé en première instance par le prix du travail. Le prix du travail est donc déterminé par lui-même, ou plutôt nous ne savons pas comment ce prix est déterminé. Cependant le travail a un prix, puisqu'il est considéré comme marchandise. Pour parler du prix du travail, nous devons donc savoir ce qu'est le prix en général. Or le raisonnement que nous avons tenu jusqu'à présent ne nous apprend d'aucune façon ce que c'est que le prix en général.
Admettons que le prix nécessaire du travail soit déterminé d'après cette méthode amusante. Comment sera fixé le deuxième élément du prix des marchandises, le profit moyen, c'est-à-dire le profit de tout capital appliqué dans des conditions moyennes ? Ce profil moyen dépend du taux moyen du profit. Comment celui-ci est-il déterminé ? Par la concurrence entre les capitalistes ? Mais cette concurrence suppose l'existence du profit, car elle suppose différents taux du profit et par conséquent des profits différents, soit dans les mêmes, soit dans diverses branches de production. La concurrence ne peut agir sur les taux de profit que pour autant que son action se fasse sentir sur les
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prix des marchandises, que pour autant qu'elle amène les producteurs des mêmes branches de production à vendre leurs marchandises au même prix et les producteurs de branches de production différentes à vendre leurs marchandises à des prix qui leur donnent le même profit. La concurrence ne peut donc que niveler des inégalités dans les taux de profit. Mais pour que ce nivellement soit possible, il faut que le profit existe déjà comme élément du prix des marchandises. La concurrence ne crée pas le profit ; elle l'augmente ou le diminue, mais ce n'est pas elle qui engendre le profit qui constitue le niveau lorsque l'équilibre est établi.
Nous parlons du taux nécessaire du profit ; nous enten
dons donc étudier le taux qui est indépendant des inouve
ments de la concurrence et qui règle celle-ci. Le taux
moyen du profit se réalise lorsque les forces des capitalis
tes en concurrence s'équilibrent. La concurrence peut
amener cet équilibre, mais elle ne peut pas déterminer le
taux du profit qui se présente lorsque cet équilibre est
atteint. Pourquoi le taux général est-il de 10 ou de -90 ou
de 100 0/0 dès que l'équilibre est établi ? En vertu de la
concurrence ? Non, car elle a éliminé les causes qui provo
quaient des écarts par rapport à ce taux de 10, de 20 ou de
1000 ' /0. Si elle a assigné aux marchandises un prix tel que
chaque capital reçoit le même profit eu égard a son
importance, elle n'a aucune influence sur la grandeur de ce
profit en lui-même. Un homme est en concurrence avec un
autre et la concurrence l'oblige à vendre sa marchandise
au même prix que ce dernier. Pourquoi ce prix est-il de
10. de 20 ou de 100 ?
Il ne reste donc qu'à considérer le taux du profit et par conséquent le profit comme un supplément ajouté au prix de la marchandise et déterminé d'une manière insaisissable. Tout ce que la concurrence nous en enseigne, c'est que le taux du profit doit avoir une grandeur donnée. Mais nous savions déjà cela quand nous parlions du taux général du profit et du " prix nécessaire " du profit. -
CHAP. L. - L'APPARENCE DE LA CONCURRENCE 471
Il est inutile de recommencer le même raisonnement pour la rente foncière. Poursuivi logiquement, il établirait que la rente comme le profit est un supplément, déterminé par des lois insaisissables, qui est ajouté au prix de la marchandise, lequel est fixé en première instance par le salaire. En un mot, c'est à la concurrence que les économistes font appel pour éclaircir tous les faits qu'ils ne savent pas expliquer, alors que leur première tâche devrait être d'expliquerla concurrence.
Si nous faisons abstraction de la fantaisie qui attribue à la circulation, c'est-à-dire la vente, le pouvoir de déterminer le profit et la rente, qui sont des éléments du prix, nous voyons, la circulation ne pouvant rendre que ce qui lui a été donné, que les choses se ramènent simplement à ce qui suit :
Supposons que pour une marchandise donnée le prix déterminé par le salaire soit égal à 100 ; admettons que le taux du profit et la rente s'élèvent respectivement à 10 0/0 et 15 0/0 du salaire. Le prix de la marchandise comprenant le salaire, le profit et la rente sera donc égal à 125. Le supplément de 25 ne peut pas provenir de la vente de la marchandise, car tous ceux qui se vendront cette niarchandise se vendront à 125 ce qui a coûté 100 de salaire, ce qui est la même chose que s'ils se vendaient la marchandise au prix de 100. Le problème doit donc être étudié abstraction faite du procès de circulation.
Si l'ouvrier, le capitaliste et le propriétaire prélèvent leur part sur la marchandise même, qui coûte maintenant 125 - et il est sans importance que le capitaliste vende d'abord à 125, pour remettre 100 à l'ouvrier, 15 au propriétaire et garde 10 pour lui - l'ouvrier recevra les ~/5 == 100 de la valeur et du produit, le capitaliste 2/., et le propriétaire -3/,5. Vendant à 125 au lieu de 100, le capitaliste ne donne à l'ouvrier que les 4/5 du produit qui représente son travail. La répartition se fait donc comme si la marchandise ayant été vendue à 100, le capitaliste remettait 80 à l'ouvrier et retenait 20, dont 8 pour lui et 12 pour le propriétaire.
capital_Livre_3_2_472_494.txt
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472 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
Mais dans ce cas la marchandise aurait été vendue à sa -valeur, puisque dans cette conception la valeur est égale à la valeur du salaire et que les suppléments ajoutés pour faire le prix sont indépendants de cette valeur. On procède donc par un détour ; on emploie le mot salaire pour désigner la valeur (100) du produit, c'est-à-dire la somme d'argent qui représente la quantité déterminée de travail qui y est incorporé, mais cette valeur diffère du salaire réel et s'obtient en faisant à celui ci l'addition nominale de certaines quantités représentant le profit et la rente. C'est ainsi que si le salaire était de 110 au lieu d'être de 10P, le profit et la rente devraient être respectivement de 11 et de 16 1/_,, et le prix de 137 l/., c'est-à-dire que les rap~ ports entre ces grandeurs resteraient invariables. La répartition ayant pour point de départ les additions nominales faites au salaire, proportionnellement à son importance, le prix de la marchandise varie en raison directe du salaire. Cette conception revient donc à égaler d'abord la valeur de la marchandise au salaire et à les distinguer ensuite, C'est-à-dire à soutenir que la valeur de la marchandise est égale à la quantité de travail qui y est incorporé, que la valeur du salaire est déterminée par le prix des subsistances indispensables et que l'excédent de la valeur sur le salaire constitue le profit de la rente.
La décomposition, dans les trois formes autonomes et indépendantes du revenu, de la valeur qui est incorporée au produit par le travail - abstraction faite de la valeur du produit due aux moyens de production - se présente à la surface de la production capitaliste et dans la conception de ses agents sous un aspect absolument opposé à la réalité.
La valeur totale d'une marchandise étant de 300, supposons que la valeur du capital constant consommé pour l'obtenir soit de 200 et que la valeur nouvelle ajoutée par le procès de production soit de 100. Représentons le salaire par x, le profit par y et la rente par z. Nous aurons: x -+- y -Jz ~ 100. Mais ce n'est pas ainsi que les industriels, les commerçants et les banquiers voient les choses.
CHAP. L. - L'APPARENÇE DE LA CONCURRENCE 413
Pour eux, le point de départ n'est pas la valeur donnée et égale à 100, qui reste de la valeur de la marchandise après déduction de la valeur des moyens de production et qui doit être répartie entre x, y et z ; au contraire, pour eux, le salaire, le profit et la rente sont des grandeurs déterminées chacune pour soi, indépendamment de la valeur de la marchandise, et fixant par leur addition le prix du produit, qui sera peut-être plus grand ou plus petit que 100. Cette confusion est inévitable pour les raisons suivantes :
Prmo. - Les éléments de la valeur des marchandises s'opposent l'un à l'autre comme des revenus autonomes, prélevés sur des facteurs absolument différents - le travail, le capital, la terre -de la production et semblant ainsi résulter de ceux-ci. Ils sont respectivement le revenu de l'ouvrier, du capitaliste et du propriétaire, parce que ceux-ci possèdent respectivement la force du travail, le capital et la terre. Cependant la valeur ne nait pas parce que quelque chose a été converti en revenu ; elle doit au contraire exister avant que le revenu puisse prendre naissance. Cette confusion s'inpose d'autant plus facilement que les grandeurs relatives des trois revenus sont réglées par des lois qui en apparence semblent indépendantes de la valeur des marchandises.
Secundo. - Nous avons vu qu'une variation générale du salaire provoque une variation inverse du taux général du profit et fait varier différemment les coûts de production des marchandises selon la composition moyenne du capital dans les différentes sphères de production. Il arrive ainsi que chaque fois que le phénomène se produit, " on voit" que dans quelques branches le prix moyen hausse alors que le salaire augmente et diminue alors que le salaire baisse, tandis que " on ne voit pas ", que ces variations sont réglées par la valeur des marchandises, laquelle est indépendante du salaire. Si au lieu d'être générale, la variation du salaire est localisée, par suite de circonstances spéciales, dans quelques branches de production, elle peut entraîner une variation correspondante
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du prix des marchandises de ces branches spéciales. La hausse de leur valeur relativement à celles pour lesquelles le salaire est resté invariable, n'est alors qu'une réaction contre le trouble qui a surgi localement dans la répartition égale de la plus-value entre les différentes sphères de production, et un moyen pour ramener les taux particuliers de profit au taux général. Dans ce cas comme dans le précédent, l' " expérience" t'ait voir que le prix est déterminé par le salaire, alors qu'elle ne permet pas de constater la cause vraie du phénomène.
D'autre part, le prix moyen du travail, la valeur de la force de travail, est déterminé par le coût de production des subsistances indispensables. Ici encore l'expérience établit l'existence d'une corrélation entre le salaire et le prix des marchandises ; mais la cause peut être confondue avec l'effet et réciproquement, ce qui se constate également dans les mouvements des prix du marché, qui montrent une hausse du salaire au-dessus de son taux moyen en connexion, dans les périodes de prospérité, avec une hausse du prix du marché au-dessus du coût de production, suivis plus tard de deux mouvements correspondants en sens inverse.
Abstraction faite des oscillations du prix du marché, la corrélation du coût de production avec les valeurs des marchandises devrait toujours se traduire par une variation du taux du profit en sens inverse de la variation du salaire. Mais le taux du profit peut être influencé par des variations de la valeur du capital constant, indépendantes des variations du salaire, de sorte qu'au lieu de varier en sens inverse, le salaire et le taux du profit peuvent hausser ou baisser simultanément (ce qui serait impossible si la plus-value et le profit avaient le même taux). De même lorsqu'une hausse du Prix des subsistances a pour effet de faire monter le salaire, le taux du profit peut rester constant et même augmenter lorsque l'intensité ou la durée de la journée de travail devient plus grande. Tous ces faits ont pour conséquence que la valeur des marchan
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dises est déterminée en apparence, soit uniquement par le salaire, soit simultanément par le salaire et le profit. D'ailleurs il suffit que l'apparence se vérifie pour le salaire, que par conséquent la valeur du travail semble être égale à la valeur produite par le travail, pour que par déduction elle soit étendue au profit et à la rente ; les prix de ceux-ci doivent alors être considérés comme se réglant indépendamment du travail et de la valeur engendrée par celui-ci.
Tertio. - Supposons: 10 que les valeurs des marchandises ou leurs coûts de production (qui n'en sont indépendants qu'en apparence) apparaissent immédiatement et constamment comme identiques avec les prix du marché, au lieu de se manifester comme des prix moyens auxquels s'équilibrent les oscillations des prix du marché ; 20 que la reproduction se * fasse continuellement dans les mêmes conditions, c'est-à-dire que la production du travail reste invariable dans tous les éléments du capital ; 3' que la partie de la valeur de la marchandise constituée par le travail nouveau ajouté à la valeur des moyens de production, se décompose continuellement dans les mêmes proportions en salaire, profit et rente, de telle sorte que le salaire réellement payé soit toujours égal à la valeur de la force de travail, le profit réellement réalisé, toujours égal à la part de la plus-value totale revenant au capital en vertu du taux moyen du profit et la rente effective, égale à la rente calculée d'après les conditions normales. Supposons en un mot que la répartition du produit social et la fixation des coûts de production aient lieu en mode capitaliste, mais sans l'intervention de la concurrence. Dans ces conditions, où la valeur des marchandises et la partie de cette valeur se résolvant en revenus seraient constantes et où le revenu se décomposerait toujours dans les mêmes proportions en salaire, profit et rente, le mouvement se présenterait encore, non comme la décomposition d'une grandeur donnée d'avance se répartissant entré les trois formes indépendantes du revenu, mais comme la formation d'une grau
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deur par l'addition du salaire, du profit et de la rente, trois éléments indépendants et déterminés chacun pour soi. Le mouvement serait donc encore en apparence le contraire de ce qu'il est en réalité, ce qui est inévitable, étant donné que dans le mouvement des capitaux et de leurs produits, ce n'est pas la valeur des marchandises qui semble exister avant leur répartition, mais inversement les parties en lesquelles elles se décomposent, qui fonctionnent comme existant avant la valeur.
Nous avons vu que pour chaque capitaliste le prix de revient apparaît comme une grandeur donnée, passant comme telle dans le coût de production. Cependant le prix de revient est égal à la valeur du capital constant (des moyens de production avancés) augmentée Ma valeur de la force de travail, laquelle se présente, il est vrai, aux yeux des agents de la production sous la forme irrationnelle du prix du travail, ce qui fait que le salaire apparaît en même temps comme le revenu des ouvriers. Or, s'il est vrai que le prix moyen du travail est une grandeur donnée - la valeur de la force de travail étant déterminée, comme celle de toute marchandise, par le temps de travail nécessaire pour la reproduire -il est noir moins vrai que la partie de la valeur de la marchandise qui devient le salaire prend naissance, non parce que cette partie est avancée par le capitaliste sous forme de salaire, mais parce que la valeur représentée par le prix de la force de travail est le produit d'une partie du travail quotidien ou annuel de l'ouvrier. Mais le salaire est fixé contractuelle ment, avant que la valeur dont il est l'équivalent soit produite ; il apparaît donc comme un élément du prix dont la grandeur est domiée avant la production de la marchandise, comme un élément qui intervient pour fixer la valeur, et non comme une partie qui se détache d'elle. Ce qui se présente pour le salaire au point de vue du prix de revient de la marchandise, se répète pour le profit moyen en ce qui concerne le coût de production, car celui-ci est égal au prix de revient augmenté du profit moyen. Dans la pratique ce profit moyen entre
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dans la conception et les calculs du capitaliste comme un élément régulateur, non seulement pour le transfert des capitaux d'une branche de production à une autre, mais pour les marchés et les contrats occupant le procès de reproduction pendant de longues périodes. A ce point de vue il est une grandeur fixée d'avance, qui est, en effet, indépendante de la valeur et de la plus-value produites dans chaque branche de production et qui l'est encore plus de la valeur et de la plus-value obtenues dans chaque entreprise. Au lieu d'apparaître au capitaliste comme le résultat d'une subdivision de la valeur,il lui semble être un élément déterminant celle-ci, indépendant d'elle, donné d'avance dans le procès de production et fixant même le prix moyen de la marchandise. Et ce qui est vrai du profit l'est bien plus de la plus-value, par suite de sa subdivision en plusieurs parties, ayant des formes indépendantes l'une de l'autre. C'est ainsi que l'intérêt apparaît au capitaliste fonctionnant comme un élément existant avant la production des marchandises et de leur valeur, élément dont les variations se répercutent dans le prix de revient du produit. Il en est de même de la rente foncière, tant au point de vue du capitaliste agricole pour lequel elle se présente sous forme de fermage fixé par contrat, qu'au point de vue des autres entrepreneurs pour lesquels elle constitue le loyer des bâtiments. Ces parties résultant de la décomposition de la plus-value apparaissent aux capitalistes comme des éléments constituant le coût de production, engendrant la plus-value, formant une fraction du prix de la marchandise, de même que le salaire en forme l'autre fraction. Le secret de cette confusion c'est que la production capitaliste, comme toute autre, reproduit continuellement, non seulement les produits matériels, mais les rapports sociaux et économiques et les formes économiques qui en sont la base. Les résultats de la production apparaissent donc continuellement comme s'ils en étaient les prémisses, de même que les prémisses semblent cri être les résultats, et c'est parce que les mêmes rapports se reproduisent continuellement que le
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capitaliste les considère comme des faits évidents et indiscutables. Aussi longtemps que la production capitaliste existe, une partie du travail nouveau se résout continuellement en salaire, une autre enprofit(intérêt -4- profit d'entreprise) et une troisième en rente. Cette subdivision sert de base aux contrats entre les propriétaires des différents facteurs de la production, conception qui est exacte, bien que les grandeurs relatives varient chaque fois. Le rapport entre les différentes parties de la valeur est admis d'avance parce qu'il se reproduit continuellement, et il se reproduit continuellement parce qu'il est toujours donné d'avance.
L'expérience et l'observation montrent cependant que les prix du marché, dont l'influence aux yeux des capitalistes se fait sentir exclusivement dans la fixation de la valeur, ne dépendent pas des variations du taux de l'intérêt et de la rente. Mais les prix du marché varient constamment, et si l'on observe les moyennes pendant des périodes de longue durée, on voit que ce sont les moyen nes du salaire, du profit et de la rente qui sont en dernière instance les grandeurs qui les déterminent.
D'autre part, il semble logique que si le salaire, le profit et la rente sont des facteurs de la valeur, puisqu'ils sont considérés comme préexistant à sa production et comme des éléments du prix de revient et du coût de production, le capital constant, dont la valeur est donnée également avant la production, soit considéré de même comme un facteur de la valeur. Cependant le capital constant n'est qu'une somme de marchandises, qu'une somme de valeurs. On en arriverait donc à cette tautologie que la valeurmarchandise est la cause et le facteur de la valeur-marchandise.
Si le capitaliste avait quelqu'intérêt à porter ses réflexions sur ces choses - en tant que capitaliste il ne peut réfléchir que par intérêt - il déduirait immédiatement de l'expérience que son produit entre comme capital constant dans d'autres sphères de production et qu'il applique lui-même
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comme capital constant le produit de ces dernières. Or si en apparence la valeur nouvelle qu'il produit est constituée par les grandeurs du salaire, du profit et de la rente, il doit en être de même du capital constant qu'il utilise et qui est le produit d'autres capitalistes ; par suite, la valeur totale des marchandises se ramène en dernière instance à la somme du salaire, du profit et de la rente, les trois facteurs autonomes et distincts (au point des lois qui les règlent et des sources qui les engendrent) de la c valeur.
Quarto. - Il est indifférent à chaque capitaliste en particulier que la marchandise soit vendue ou non à sa valeur. Les écarts à ce point de vue se produisent à son insu et sous l'action de circonstances sur lesquelles il n'exerce aucune action, car ce ne sont pas les valeurs, mais les coûts de production (différents des valeurs) qui déterminent le prix moyen dans chaque sphère de production. La valeur n'intéresse le capitaliste en particulier et le capital dans chaque sphère de production, que pour autant que l'augmentation ou la diminution de la productivité du travail, en diminuant ou en augmentant la quantité de travail nécessaire pour produire la marchandise, leur permette, pour des prix du marché donnés, de réaliser un surprofit ou l'oblige d'augmenter ses prix; elle les intéresse pour autant qu*elle augmente ou diminue leurs frais de production et les mette dans une situation exceptionnelle..
Par contre le salaire, la rente et l'intérêt apparaissent au capitaliste comme fixant le prix limite, nonseulement auquel il peut réaliser le profi ( d'entreprise, c'est-à-dire la part du profit qui lui échoit en qualité de capitaliste fonctionnant, mais auquel il doit pouvoir vendre la marchandise, pour que la continuation de la reproduction soit possible. Il lui est absolument indifférent que la vente lui permette ou non de réaliser la valeur et la plus-value incorporées à la marchandise, pourvu que le prix lui permette de prélever, par rapport à son coût de production personnel (déterminé par le salaire, l'intérêt et la rente), le profit d'entreprise
480 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
habituel ou un profit d'entreprise plus grand. Lorsqu'il fait abstraction du capital constant, le salaire, l'intérêt et la rente lui apparaissent par conséquent comme les éléments qui limitent et déterminent le prix de la marchandise. Qu'il parvienne, par exemple, à, réduire le salaire au-dessous de la valeur de la force de travail, c'est-à-dire au-dessous de son niveau normal, à obtenir le capital à un taux d'intérêt inférieur et à payer un fermage inférieur au taux normal de la rente, il lui sera absolument indifférent de*vendre le produit au-dessous de sa valeur et même andessous du coût de production général, par conséquent de céder gratuitement une partie du surtravail contenu dans la marchandise. Il en est même ainsi pour le capital constant. Parvient-il, par exemple, à acheter la matière première au-dessous de son coût de production, il ne fera aucune perte, même si dans le produit achevé il la revend également au-dessous de son coût de production. Son profit d'entreprise restera le même aussi longtemps que la différence entre le prix de sa marchandise et le prix des éléments de celle-ci qu'il a dû payer lui-même, reste constante. A côté des moyens de production, qui entrent dans sa production avec des prix de grandeurs déterminées, ce sont le salaire, Fintérêt et la rente qui figurent comme les éléments régulateurs et déterminants. Vu sous cet aspect, le profit d'entreprise apparait, soit comme l'excédent du prix du marché (dépendant des péripéties de la concurrence) sur la valeur immanente des marchandises (déterminée par les éléments dont nous venons de parler), soit comme le résultat, pour autant qu'il ait lui-même une influence déterminante sur le prix du marché, de la concurrence entre les acheteurs et les vendeurs.
Qu'il s'agisse de la concurrence de capitaliste à capitaliste ou de la concurrence sur le marché mondial, ce sont les grandeurs données et préexistantes du salaire, de l'intérêt et de la rente qui entrent eu ligne de compte comme grandeurs constantes et régulatrices : constantes, non dans le sens qu'elles restent invariables, mais dans le sens
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que dans chaque cas particulier elles sont les limites données et constantes des prix du marché. C'est ainsi, par exemple, que dans la concurrence sur le marché mondial, il s'agit exclusivement de savoir si avec des salaires, un intérêt et une rente donnés, les marchandises rapportent un profit d'entreprise suffisant lorsqu'elles sont vendues au prix général du marché ou au-dessous de ce prix. Si dans un pays le salaire et le prix du sol sont réduits en même temps que l'intérêt y est élevé, et si dans un autre le salaire et le prix de la terre sont nominalement élevés pendant que le taux de l'intérêt y est bas, on verra le capitaliste appliquer proportionnellement plus de travail et de terre dans le premier pays et proportionnellement plus de capital dans le second. Ces différents facteurs seront évidemment des éléments déterminants quand il s'a-ira de calculer Jusqq 1 a quel point la concurrence est possible entre ces pays. Dans ce cas, l'expérience établit donc théoriquement et les calculs intéressés du capitaliste montrent pratiquement que les prix des marchandises sont déterminés par le salaire, l'intérêt et la rente, c'est-à-dire par les prix du travail, du capital et de la rente.
Lorsque du prix du marché on retranche le coût de production, c'est-à-dire la somme du salaire, de l'intérêt et de la rente, il reste naturellement un élément qui n'est pas donné d'avance. Celui-ci apparait comme déterminé dans chaque cas par la concurrence et dans la moyenne des cas par le profit moyen, lequel est réglé à son tour, mais peudant des périodes de longue durée, par la même concurrence.
Quinto. - Dans le système de la production capitaliste il est tellement naturel de décomposer en salaire, profit et rente la valeur ajoutée par le travail nouveau, que cette décomposition est même appliquée - à part des périodes passées de l'histoire dont nous avons donné des exemples en parlant de la rente - là où d'avance les conditions d'existence de ces formes du revenu font défaut.
Lorsqu'un ouvrier indépendant, par exemple un petit
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paysan, travaille pour lui-même et vend lui-même son produit, il peut être considéré comme son propre capitaliste et son propre propriétaire foncier. Il se paie à luimême le salaire en tant qu'ouvrier, il touche le profit en tant que capitaliste et il prélève la rente c"D tant que propriétaire. La production capitaliste avec les rapports qui lui sont propres étant la base générale de l'organisation sociale, cette manière de voir est exacte, puisque ce n'est pas à cause de son travail mais parce qu'il est propriétaire des moyens de production - qui dans ce cas se présentent en général sous la forme de capital - qu'il peut s'approprier le surtravail qu'il fournit lui-même. De plus, comme son produit est une marchandise ayant un prix, la mise en valeur de son surtravail dépend, non de la masse de celui-ci, mais du taux général du profit, et de même l'excédent éventuel sur la part de plus-value qui lui revient d'après le taux général du profit, ne dépend pas de la quantité de travail qui fournit cet excédent ; il ne se. l'approprie que parce qu'il est propriétaire du sol. Ce fait qu'un mode de production non capitaliste puisse être rangé, jusqu'à un certain point avec raison, parmi les formes de la production capitaliste, a pour conséquence que les couditions de celle-ci ont plus encore l'apparence d'être les conditions naturelles de toute production.
Cependant lorsqu'on ramène le salaire à sa base générale, c'est-à-dire à la partie que l'ouvrier consomme de son produit, et que l'on attribue à cette partie l'importance que tolère la prgeductivité de la société et qu'exige le complet développement de l'individu ; lorsqu'on réduit le surtravail et la plus-value à ce qui est indispensable à l'extension continue de la reproduction et à la constitution d'un fonds d'assurance et de réserve ; lorsqu'enfin on comprend dans le travail nécessaire et le surtravail ce que les hommes Capables de produire doivent fournir pour ceux qui ne sont pas encore ou ne sont plus en état de travailler ; en un mot lorsqu'on dépouille le salaire et la plus-value, le travail nécessaire et le surtravail de leur caractère capitaliste, on
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se trouve en présence de bases qui sont communes à tous les systèmes de production sociale.
D'ailleurs cette manière de raisonner a été appliquée à d'autres systèmes de production. C'est ainsi que, des condifions de production quine représentaient d'aucune manière les rapports propres au système féodal ont été rangées dans ce dernier; tels, par exemple, en Angleterre, les lenures 2 . n common socaqe (par opposition aux lenures on Knight's service) qui comprenaient exclusivement des obligations monétaires et n'étaient féodaux que de nom.
CHAPITRE LI
LES RAPPORTS DE RÉPARTITION ET LES RAPPORTS DE PRODUCTION.
La valeur nouvelle créée parle travail de l'année se subdivise donc en trois parties, constituant trois revenus distincts, tombant en partage l'un à ceux qui possèdent la force de travail, l'autre à ceux qui possèdent le capital, et le troisième à ceux qui détiennent la propriété foncière. Ces revenus répondent à des conditions ou des formes de la distribution, car ils expriment les proportions suivant lesquelles la valeur nouvellement créée sera répartie entre les propriétaires des différents agents de la production.
Dans la conception vulgaire, ces rapports de répartition apparaissent comme des rapports naturels, des rapports résultant nécessairement de la nature de la production sociale et des lois de la production humaine. Ceux qui défendent cette thèse sont obligés, il est vrai, de reconna! tre que les sociétés qui ont précédé la société capitaliste avaient d'autres systèmes de répartition, mais ils ajoutent que ces systèmes étaient des formes rudimentaires, imparfaites et dissimulées de la répartition naturelle.
Cette conception comporte cependant une part de vérité. Quel que soit le mode de production, qu'il s'agisse, par exemple, de la communauté primitive de l'Inde ou du communisme plus artificiel du Pérou, une distinction peut toujours être établie entre le travail dont le produit est consommé directement par les producteurs et ceux qui en dépendent - nous faisons abstraction de la partie consommée productivement - et le travail qui est toujours du surtravail et dont le produit sert à la satisfaction de besoins généraux et sociaux, quelle que soit la manière
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dont il est réparti et quels que soient ceux qui en profitent. Les différents systèmes de répartition ne sont donc identiques que pour autant que l'on fasse abstraction de leurs différences et de leurs formes caractéristiques.
Des esprits plus cultivés, capables d'une critique plus profonde, admettent le caractère historique des rapports de la répartition (1), mais soutiennent avec d'autant plus d'acharnement que les rapports de la production sont constants, découlent de la nature humaine et échappent par conséquent à l'influence du développement historique.
Cependant l'analyse scientifique démontre que la production capitaliste est d'une nature spéciale, qu'elle est déterminée historiquement et que, de même que tout autre système de production, elle a comme condition un stade déterminé dudéveloppement et de la morphologie des forces productives, condition qui est le résultat historique et le produit d'un. processus antérieur, base déterminée du processus nouveau. Cette analyse établit encore que les rapports de production adéquats à ce système déterminé historiqûement - rapports que les hommes observent dans leur vie sociale - ont un caractère spécifique, historique et transitoire, et que les rapports de la répartition sont essentiellement identiques à ceux de la production, dont elles représentent la seconde face, si bien qu'elles ont tous les deux le même caractère historique et transitoire.
Dans l'observation des conditions de la répartition, on part de ce prétendu Fait que le produit annuel se subdivise en salaire, profit et rente, fait inexact lorsqu'il est présenté sous cette forme. Le produit se divise en capital et en revenus. L'un de ceux-ci, le salaire, ne prend la forme de revenu des ouvriers, qu'après avoir été opposé à ces mêmes ouvriers sous forme de capital. L'opposition comme capital des moyens de production et des produits du travail en général aux producteurs immédiats implique
(1) J. Stuart Mill, Some Unsetiled Question in Pol. Econ. London 484~.
486 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
d'avance que les conditions matérielles du travail se présentent à l'égard des ouvriers avec un caractère Social déterminé, et que dans la production même il existe un rapport donné entre eux et les propriétaires des moyens de travail. De son côté la conversion de ceux-ci en capital implique que les producteurs immédiats sont expropriés du sol et du sous-sol, et que la propriété foncière prend une forme déterminée.
Si l'une des parties du produit ne se convertissait pas en capital, l'autre ne se transformerait pas en salaire, profit et rente. D'autre part, la production capitaliste, par ce fait qu'elle suppose que les conditions de la production ont tel caractère social déterminé, les reproduit continuellement avec la même caractéristique. Elle engendre non seulement les produits matériels, mais reproduit continuellement les conditions de production dans lesquelles ceux-ci sont obtenus ; elle reproduit en même temps les conditions de répartition qui y correspondent.
D'une manière générale on peut dire que le capital, avec la.propriété foncière qui en est le corollaire, implique par lui-même une répartition : l'expropriation des travailleurs des moyens de travail, la concentration de ceux-ci aux mains d'une minorité d'individus et l'appropriation exclusive du sol et du sous-sol au profit de quelques autres, en un mot les rapports que nous avons exposés dans le livre 1, chap. XXV, en parlant de l'accumulation primitive. Mais cette répartition est absolument différente de celle dont on entend parler quand on dit que les rapports de la répartition ont un caractère historique comme les rapports de la production et qui fixe les droits des individus à la part du produit destinée à leur consommation individuelle. Ces conditions de la production sont la base defonctions sociales spéciales, qui dans laproduction même sont assignées à des agents déterminés de celle-ci, distincts des producteurs immédiats. Elles communiquent aux conditions et aux représentants de la production une qualité sociale spécifique et déterminent entièrement 19 caractère et le mouvement de la production.
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Deux caractères distinguent avant tout la production capitaliste :
Primo. - Elle produit des marchandises ou plutôt - car produire des marchandises ne la distingue pas d'autres systèmes de production -les produits qu'elle fournit ont pour caractères déterminant et dominant d'être des marchandises. Il en résulte que l'ouvrier n'est également qu'un vendeur de marchandise, que son travail est un travail salarié et qu'il est un ouvrier salarié. Inutile de développer encore comment le rapport entre le capital et le travail salarié détermine tout le caractère de la production. Les agents principaux de celle-ci, le capitaliste et l'ouvrier, sont la personnification du capital et du travail salarié, des individualités sociales déterminées portant l'empreinte de ce système social de production, des produits de celui-ci.
Déjà ce double caractère du produit d'être une marchandise et de la marchandise d'être le produit du capital définit tout le procès de circulation, un cycle social déterminé que les produits doivent parcourir et au cours duquel ils prennent des caractères sociaux déterminés. Il implique également des rapports donnés entre les agents de la production, rapports qui déterminent la mise cri valeur des produits et leur retransformation en moyens d'existence ou en moyens de production.
Ce caractère du produit d'être une marchandise issue de de la production capitaliste, sert en outre de point de départ à la détermination de la valeur et à l'action directrice de celle-ci sur le procès de production. D'une part, le travail dont il est question dans cette forme absolument spécifique de la valeur, est exclusivement le travail social; il autre part, la division de ce travail social et l'échange de ses produits, sa subordination et son adaptation au mécanisme de la société sont abandonnés aux mobiles arbitraires et antagonistes des producteurs capitalistes. Ceux-ci se dressent l'un en face de l'autre uniquement comme ,possesseurs de marchandises, cherchant chacun à ven
488 SEPTIÈME PARTIE. - LES REVENUS ET LEURS SOURCES
dre son produit au plus haut prix possible, guidés en apparence, même dans la production, par leur fantaisie. Il en résulte que la loi immanente s'affirme uniquement par leur concurrence, par la pression que l'un exerce sur l'autre et grâce à laquelle les écarts se contrebalancent, alors que c'est la loi de la valeur qui est la seule loi immanente, la loi naturelle et aveugle qui s'impose aux agents producteurs et qui assure, malgré toutes les fluctuations accidentelles, l'équilibre social de la production.
En outre la marchandise et encore plus la marchandise produite par le capital réflètent le caractère objectif des buts et le caractère subjectif des bases matérielles qui sont propreg à la production capitaliste.
Secundo. - Le système capitaliste est caractérisé spécialement en ce que la plus-value est le but direct et lacause déterminante de la production. Le capital engendre essentiellement du capital et ne le fait que pour autant qu'il engendre de la plus-value. En étudiant la plus-value relative et la transformation de la plus-value en profit, nous avons vu comment ces phénomènes servent de base à un mode de production propre à la période capitaliste, à une forme spéciale du développement de la productivité sociale du travail, caractérisée par l'épanouisse ni ent des forces autonomes du capital en opposition avec le développement des travailleurs. Ainsi que nous l'avons vu, la production en vue de la valeur et de la plus-value implique la tendance permanente à ramener au-dessous de la moyenne sociale existante, le temps de travail nécessaire pour la production et par suite la valeur, de la marchandise. Cet effort pour ramener le coût de production àsonminimum devient le facteur le plus énergique de l'accroissement de la productivité sociale du travail, qui ne se manifeste cependant que sous l'aspect d'une extension continue de la productivité du travail.
L'autorité du capitaliste comme personnification du capital dans le procès de production, sa fonction sociale en tant que dirigeant de la production sont essentiellement
CHAP- LL - RAPPORTS DE RÉPARTITION ET DE PRODUCTION 489
différentes de l'autorité dans une production par esclaves, par serfs, etc.
Dans le système capitaliste, le raractère social de la production agit sur les producteurs immédiats comme un mécanisme social organisé hiérarchiquement, dans lequel ceux qui exercent l'autorité le font parce qu'ils personnifient les conditions du travail contre le travail, et non, comme dans les systèmes de production antérieurs, parce qu'ils sont des dominateurs politiques ou théocratiques. Par contre, entre les capitalistes qui détiennent l'autorité et qui agissent l'un à- l'égard de l'autre uniquement comme possesseurs de marchandises, règne l'anarchie la plus complète, au sein de laquelle la cohésion sociale de la production ne triomphe de l'arbitraire individuel que parce qu'elle est une loi naturelle toute puissante:
C'est uniquement à cause du caractère social spécifique des deux agents essentiels de la production, c'est parce que le travail revêt la forme de travail salarié et les moyens de production celle de capital, qu'une partie de la valeur (une partie du produit) se présente comme plus-value et que cette plus-value se présente comme profit (rente), comme gain des capitalistes, comme richesse supplémentaire et disponible, leur appartenant. C'est également parce que la plus-value se présente comme le profit du capitaliste, que les moyens de production additionnels, qui sont destinés à l'extension de la reproduction et qui forment une partie du profit, constituent un capital nouveau, et que l'extension du procès de reproduction est un procès d'accumulation capitaliste.
Bien que la forme de travail salarié qu'affecte le travail soit décisive pour le caractère de tout le procès et pour le mode spécifique de la production elle-même, ce n'est pas le travail salarié qui détermine la valeur. Dans cette détermination il s'agit du travail social en général, de la quantité de travail dont la société peut disposer et qui détermine le poids social de chaque produit en raison de la fraction que celui-ci en absorbe. La forme sous laquelle
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le temps de travail social intervient pour déterminer la valeur des marchandises, n'est en connexion avec les formes de travail salarié et de capital qu'affectent le travail et les moyens de production, que parce que c'est à cause de ces dernières que la production est une production de marchandises.
Considérons les soi-disant rapports de la répartition. Le salaire suppose le travail salarié, et le capital, le profit. Ces formes déterminées de la répartition supposent donc des conditions de production ayant des caractères sociaux déterminés et des rapports sociaux déterminés entre les agents de la production. Les conditions de la répartition ne sont donc que le reflet des conditions historiquement déterminées de la production.
Si nous envisageons le profit, nous voyons que cette forme de la plus-value implique que la création des moyens de production se fait d'après le système capitaliste ; il est donc l'expression d'un rapport qui domine la reproduction, bien que chaque capitaliste en particulier ait l'impression qu'il peut consommer tout le profit comme revenu. Cependant, à ce point de vue, le capitaliste se heurte 5, des obstacles, tels que les fonds d'assurance et de réserve, la loi de la concurrence, qui lui démontrent en fait que le profit n'est pas simplement une catégorie de la subdivision du produit destiné à la consommation individuelle. De plus tout le procès de production capitaliste est régi par les prix des produits. Or les coûts de production reposent à leur tour sur l'égalisation des taux de profit et sur la répartition qui y correspond, du capital entre les différentes branches de production. Le profit apparait donc ici comme le facteur principal, non de la distribution des produits, mais de leur production, comme prenant part à la répartition des capitaux et inême du trav ail entre les différentes sphères de production.
La subdivision du profit en profit d'entreprise etenintérêt semble être le partage. d'un même revenu. Cependant elle résulte en première instance du capital se reproduisant
CHAP. LI. - RAPPORTS DE RÉPARTITION ET DE PRODUCTION 491
et s'amplifiant par lui-même, considéré comme -valeur engendrant de la plus-value. Elle donne lieu au crédit et aux institutions de crédit, et détermine ainsi la conformation de la production. Avec l'intérêt, etc. les prétendues formes de la répartition entrent dans le prix comme des moments déterminants de la production.
De la rente foncière on pourrait dire qu'elle est une simple forme de la répartition, étant donné que la propriété foncière n'accomplit aucune fonction on du moins aucune fonction normale dans le procès de production. Mais, ce fait que la rente est limitée à l'excédent laissé par le profit moyen et que le propriétaire foncier, de dirigeant du procès de production et de tout le procès de la vie sociale, descend au rôle de bailleur de terre, d'usurier du sol et de vulgaire encaisseur de rentes, est nue conséquence caractéristiqueet historique de la production capitaliste. Si l'appropriation individuelle de la terre est une prémisse historique de la production capitaliste, celle-ci a par contre comme conséquence que la propriété foncière revêt les formes nécessitées par l'exploitation capitaliste de l'agriculture. Dans d'autres formes sociales les revenus des propriétaires peuvent aussi être désignés sous le nom de rente, mais cette rente est essentiellement différente de celle qui est prélevée dans la société capitaliste.
Les soi-disant rapports de la répartition correspondent donc à des formes du procès de production, déterminées historiquement et socialement caractéristiques, à des rapports que les hommes entretiennent dans le procès de reproduction de leur existence. Ces rapports de répartition ont le même caractère historique que les rapports de la production, dont ils ne constituent d'ailleurs qu'une face. La répartition capitaliste est différente des autres formes de répartition résultant des autres modes de production ; chaque système de distribution disparait avec le système de production qui l'a engendré et auquel il correspond.
La thèse qui attribue un caractère historique aux conditions de la répartition et le dénie aux conditions de la pro
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duction, marque le point de départ de la critique - une critique encore' très timide - de l'économie bourgeoise. Elle repose sur la confusion du procès social de production avec le simple procès de travail, tel qu'il se déroulerait anormalement pour un homme isolé ne recevant aucun aide de la société. Pour autant que l'on considère le procès de travail comme se passant simplement entre l'homme et la nature, on trouve qu'il se présente avec les mêmes éléments dans toutes les formes du développement social. Mais chaque forme historique de ce procès développe les bases matérielles et les formes sociales qui lui sont propres jusqu'à ce que arrivée à un certain degré de maturité, elle disparait pour faire place à une foi-me plus élevée. Les symptômes de ce moment de crise apparaissent dès que les rapports de répartition et les rapports de production qui y correspondent, entrent en opposition profonde avec la productivité et le développement de leurs facteurs. A ce moment le conflit s'engage entre le développement matériel et la forme sociale de la production (1).
(1) Voir la brochure Competition and Co-operation. (1832 ?).
CHAPITRE LII
LES CLASSES.
Les ouvriers salariés qui n'ont que la force de travail et dont le salaire est le revenu, les capitalistes qui possèdent le capital et touchent le profit, les propriétaires fonciers qui détiennent la terre et prélèvent la rente constituent les trois grandes classes de la société moderne, basée sur la production capitaliste.
C'est incontestablement en Angleterre que cette subdivision est le plus largement et le plus catégoriquement développée. Cependant elle n'y existe pas encore dans toute sa pureté et des couches de transition y masquent partout - incomparablement moins à la campagne que dans les villes - les lignes de démarcation. Mais ce fait est sans importance pour notre étude.
Nous avons vu que la tendance permanente et la loi de développement de la production capitaliste poussent à une séparation de plus en plus profonde des instruments de travail et du travail, à une concentration de plus en plus puissante des moyens de production et à la transformation du travail en travail salarié et des moyens de production en capital. A cette tendance correspond la séparation de la propriété foncière, du capital et du travail (1), c'est-à-dire
(1) F. List écrit judicieusement : " La prédominance du faire-valoir direct sur des propriétés de grande étendue démontre uniquement le retard de la civilisation, l'insuffisance des moyens de communication et le manque d'industries nationales et de villes ~orissantes. G*est pour ces raisons que l'on rencontre ce système partout en Russie, en Pologne, en Hongrie, dans le Mecklembourg. Autrefois il existait aussi en Angleterre ; mais le développement du commerce et de l'industrie y a substitué la culture dans des exploitations moyennes et affermées ". Die Ackerverfassunq, die Zwergwirthschaft und die A uswaizderung, 18il2, p. 10.
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l'adaptation morphologique de la propriété foncière à la production capitaliste.
La question à laquelle nous avons à répondre est la suivante : Qu'est-ce quiconstitue une classe ? ou bien : Comment se fait-il que ce soient les ouvriers salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers qui forment les trois grandes classes sociales?
A première vue on pourrait invoquer l'identité des revenus et de leurs sources, et dire qu'il s'agit de trois grands groupes sociaux, dont les membres vivent respectivement du salaire, du profit et de la rente, c'est-à-dire de la mise > en valeur de leur force de travail, de leur capital et de leur propriété foncière.
Mais si tel était le point de départ de la classification, les médecins et les employés, par exemple, formeraient également deux classes, car ils appartiennent à deux groupes sociaux distincts, dont les revenus ont la même source. Et cette subdivision irait à l'infini, en présence des séparations innombrables que la multiplicité des intérêts et la division du travail social créent parmi les ouvriers comme parmi les capitalistes et les propriétaire fonciers, ces derniers devant être groupés, par exemple, en propriétaires de vignobles, de terres labourables, de forêts, de mines, de pêches.
(Le manuscrit s'arrête ici).