Les Chants de Maldoror
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Les textes ci-dessous ont été révisés de façon à pouvoir prétendre à une certaine fiabilité scientifique, grâce au travail patient et méticuleux de l'équipe H. de Phalèse (Henri Béhar, Michel Bernard et Jean-Pierre Goldenstein) de l'Université Paris-III, que je remercie ici chaleureusement. Cette édition électronique est maintenant entièrement conforme à la reproduction en fac similé de l'originale procurée autrefois par Hubert Juin. On y retrouvera à la fois la graphie propre de Ducasse et les coquilles, erreurs et bizarreries orthographiques ou typographiques introduites par les protes originels et négligées par Ducasse lors de la lecture (hypothétique) des épreuves.
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<<LES CHANTS DE MALDOROR>><<CHANT PREMIER>>
<chant 1> <strophe 1>
Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu
momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se
désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les
marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison;
car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sa
défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont
son âme comme l'eau le sucre. Il n'est pas bon que tout le
monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls
savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme
timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes
inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant.
Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière
et non en avant, comme les yeux d'un fils qui se détourne
respectueusement de la contemplation auguste de la face
maternelle; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de
grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver,
vole puissamment à travers le silence, toutes voiles
tendues, vers un point déterminé de l'horizon, d'où tout à
coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête.
La grue la plus vieille et qui forme à elle seule
l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une
personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'elle
fait claquer, et n'est pas contente (moi, non plus, je ne le
serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de
plumes et contemporain de trois générations de grues, se
remue en ondulations irritées qui présagent l'orage qui
s'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid
regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui
renferment l'expérience, prudemment, la première (car,
c'est elle qui a le privilége de montrer les plumes de sa
queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec
son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser
l'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de
la figure géométrique (c'est peut-être un triangle, mais on
ne voit pas le troisième côté que forment dans l'espace ces
curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord,
comme un habile capitaine; et, manoeuvrant avec des ailes
qui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un moineau,
parce qu'elle n'est pas bête, elle prend ainsi un autre
chemin philosophique et plus sûr.<chant 1> <strophe 2>
Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que
j'invoque dans le commencement de cet ouvrage! Qui te dit
que tu n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables
voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines
orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de
ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme
si tu comprenais l'importance de cet acte et l'importance
non moindre de ton appétit légitime, lentement et
majestueusement, les rouges émanations? Je t'assure, elles
réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô
monstre, si toutefois tu t'appliques auparavant à respirer
trois mille fois de suite la conscience maudite de
l'Éternel! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de
contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont
pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé
comme de parfums et d'encens; car, elles seront rassasiées
d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la
magnificence et la paix des agréables cieux.<chant 1> <strophe 3>
J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut
bon pendant ses premières années, où il vécut heureux; c'est
fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant: fatalité
extraordinaire! Il cacha son caractère tant qu'il put,
pendant un grand nombre d'années; mais, à la fin, à cause de
cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque
jour le sang lui montait à la tête; jusqu'à ce que, ne
pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta
résolûment dans la carrière du mal... atmosphère douce! Qui
l'aurait dit! lorsqu'il embrassait un petit enfant, au
visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un
rasoir, et il l'aurait fait très-souvent, si Justice, avec
son long cortége de châtiments, ne l'en eût chaque fois
empêché. Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et
disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu? il ose
le redire avec cette plume qui tremble! Ainsi donc, il est
une puissance plus forte que la volonté... Malédiction! La
pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur?
Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le
bien. C'est ce que je disais plus haut.<chant 1> <strophe 4>
Il y en a qui écrivent pour rechercher les
applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du
coeur que l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir.
Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la
cruauté! Délices non passagères, artificielles; mais, qui
ont commencé avec l'homme, finiront avec lui. Le génie ne
peut-il pas s'allier avec la cruauté dans les résolutions
secrètes de la Providence? ou, parce qu'on est cruel, ne
peut-on pas avoir du génie? On en verra la preuve dans mes
paroles; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le
voulez bien... Pardon, il me semblait que mes cheveux
s'étaient dressés sur ma tête; mais, ce n'est rien, car,
avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans
leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que
ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire, il se
loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son
héros soient dans tous les hommes.<chant 1> <strophe 5>
J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul,
les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et
nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par
tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la
gloire. En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les
autres; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J'ai
pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis
fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un
instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir
cette bouche meurtrie par ma propre volonté! C'était une
erreur! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures
empêchait d'ailleurs de distinguer si c'était là vraiment le
rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison,
je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des
humains, c'est-à-dire que je ne riais pas. J'ai vu les
hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans
l'orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de
l'acier fondu, la cruauté du requin, l'insolence de la
jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de
l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la
puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus
cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel; lasser
les moralistes à découvrir leur coeur, et faire retomber sur
eux la colère implacable d'en haut. Je les ai vus tous à la
fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel,
comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère,
probablement excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux
chargés d'un remords cuisant en même temps que haineux, dans un
silence glacial, n'oser émettre les méditations vastes et
ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines
d'injustice et d'horreur, et attrister de compassion le Dieu de
miséricorde; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le
commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la vieillesse, en
répandant des anathèmes incroyables, qui n'avaient pas le sens
commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre
la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et
déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur.
Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs
abîmes les planches; les ouragans, les tremblements de terre
renversent les maisons; la peste, les maladies diverses
déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en
aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de
honte pour leur conduite sur cette terre; rarement. Tempêtes,
soeurs des ouragans; firmament bleuâtre, dont je n'admets pas
la beauté; mer hypocrite, image de mon coeur; terre, au sein
mystérieux; habitants des sphères; univers entier; Dieu, qui
l'as créé avec magnificence, c'est toi que j'invoque:
montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce
décuple mes forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre,
je puis mourir d'étonnement: on meurt à moins.<chant 1> <strophe 6>
On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours.
Oh! comme il est doux d'arracher brutalement de son lit un
enfant qui n'a rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les
yeux très-ouverts, de faire semblant de passer suavement la main
sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux! Puis,
tout à coup, au moment où il s'y attend le moins, d'enfoncer les
ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu'il ne meure
pas; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de
ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures;
et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'éternité
dure, l'enfant pleure. Rien n'est si bon que son sang, extrait
comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont
ses larmes, amères comme le sel. Homme, n'as-tu jamais goûté de
ton sang, quand par hasard tu t'es coupé le doigt? Comme il est
bon, n'est-ce pas; car, il n'a aucun goût. En outre, ne te
souviens-tu pas d'avoir un jour, dans tes réflexions lugubres,
porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée
par ce qui tombait des yeux; laquelle main ensuite se dirigeait
fatalement vers la bouche, qui puisait à longs traits, dans
cette coupe, tremblante comme les dents de l'élève qui regarde
obliquement celui qui est né pour l'oppresser, les larmes? Comme
elles sont bonnes, n'est-ce pas; car, elles ont le goût du
vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus; mais,
les larmes de l'enfant sont meilleures au palais. Lui, ne trahit
pas, ne connaissant pas encore le mal: celle qui aime le plus
trahit tôt ou tard... je le devine par analogie, quoique
j'ignore ce que c'est que l'amitié, que l'amour (il est probable
que je ne les accepterai jamais; du moins, de la part de la race
humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent
pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du
sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu
déchireras ses chairs palpitantes; et, après avoir entendu de
longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants
que poussent dans une bataille les gosiers des blessés
agonisants, alors, t'ayant écarté comme une avalanche, tu te
précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant
d'arriver à son secours. Tu lui délieras les mains, aux nerfs et
aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te
remettant à lécher ses larmes et son sang. Comme alors le
repentir est vrai ! L'étincelle divine qui est en nous, et
paraît si rarement, se montre; trop tard ! Comme le coeur
déborde de pouvoir consoler l'innocent à qui l'on a fait du mal:
« Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui
donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom
qualifier! Malheureux que vous êtes! Comme vous devez souffrir!
Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la
mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis
maintenant. Hélas! qu'est-ce donc que le bien et le mal! Est-ce
une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre
impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini par les moyens
même les plus insensés? Ou bien, sont-ce deux choses
différentes? Oui... que ce soit plutôt une même chose... car,
sinon, que deviendrai-je au jour du jugement! Adolescent,
pardonne-moi; c'est celui qui est devant ta figure noble et
sacrée, qui a brise tes os et déchiré les chairs qui pendent à
différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison
malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes
raisonnements, pareil à celui de l'aigle déchirant sa proie, qui
m'a pousse à commettre ce crime; et pourtant, autant que ma
victime, je souffrais! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis
de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés
pendant l'éternité; ne former qu'un seul être, ma bouche collée
à ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas
complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais t'arrêter, avec
les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps de
guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire; et nous
souffrirons tous les deux, moi, d'être déchiré, toi, de me
déchirer... ma bouche collée à ta bouche. O adolescent, aux
cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je
te conseille? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu
rendras heureuse ma conscience. » Après avoir parlé ainsi, en
même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras
aimé du même être: c'est le bonheur le plus grand que l'on
puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à l'hôpital;
car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t'appellera bon,
et les couronnes de laurier et les médailles d'or cacheront tes
pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille. O
toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui
consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut
immense comme l'univers. Mais, moi, j'existe encore!<chant 1> <strophe 7>
J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le
désordre dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda
cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau.
J'entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit:
« Je vais t'éclairer. Lis l'inscription. Ce n'est pas de moi que
vient cet ordre suprême. » Une vaste lumière couleur de sang, à
l'aspect de laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras
tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusqu'à l'horizon.
Je m'appuyai contre une muraille en ruine, car j'allais tomber,
et je lus: « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire: vous
savez pourquoi. Ne priez pas pour lui. » Beaucoup d'hommes
n'auraient peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant
ce temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi,
à elle, avec une figure triste: « Tu peux te relever. » Je lui
tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa soeur. Le
ver luisant, à moi: « Toi, prends une pierre et
tue-la. -- Pourquoi? lui dis-je. » Lui, à moi: « Prends garde à
toi; le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci
s'appelle Prostitution. » Les larmes dans les yeux, la rage dans
le coeur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je pris
une grosse pierre; après bien des efforts, je la soulevai avec
peine jusqu'à la hauteur de ma poitrine; je la mis sur l'épaule
avec les bras. Je gravis une montagne jusqu'au sommet : de là,
j'écrasai le ver luisant. Sa tête s'enfonça sous le sol d'une
grandeur d'homme; la pierre rebondit jusqu'à la hauteur de six
églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux
s'abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense
cône renversé. Le calme reparut à la surface; la lumière de sang
ne brilla plus. « Hélas! hélas! s'écria la belle femme nue;
qu'as-tu fait? » Moi, à elle : « Je te préfère à lui; parce
que j'ai pitié des malheureux. Ce n'est pas ta faute, si la
justice éternelle t'a créée. » Elle, à moi: « Un jour, les
hommes me rendront justice; je ne t'en dis pas davantage.
Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma
tristesse infinie. Il n'y a que toi et les monstres hideux qui
grouillent dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es
bon. Adieu, toi qui m'as aimée! » Moi, à elle: « Adieu! Encore
une fois: adieu! Je t'aimerai toujours!... Dès aujourd'hui,
j'abandonne la vertu. » C'est pourquoi, ô peuples, quand vous
entendrez le vent d'hiver gémir sur la mer et près de ses bords,
ou au dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris
le deuil pour moi, ou à travers les froides régions polaires,
dites: « Ce n'est pas l'esprit de Dieu qui passe: ce n'est que
le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements
graves du Montévidéen. » Enfants, c'est moi qui vous le dis.
Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous; et que les
hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières<chant 1> <strophe 8>
Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits
isolés de la campagne, l'on voit, plongé dans d'amères
réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes,
indécises, fantastiques. L'ombre des arbres, tantôt vite,
tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes,
en s'aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le
temps, lorsque j'étais emporté sur les ailes de la jeunesse,
cela me faisait rêver, me paraissait étrange; maintenant, j'y
suis habitué. Le vent gémit à travers les feuilles ses notes
langoureuses, et le hibou chante sa grave complainte, qui
fait dresser les cheveux à ceux qui l'entendent. Alors, les
chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, s'échappent
des fermes lointaines; ils courent dans la campagne, çà et
là, en proie à la folie. Tout à coup, ils s'arrêtent,
regardent de tous les côtés avec une inquiétude farouche,
l'oeil en feu; et, de même que les éléphants, avant de
mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel,
élevant désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles
inertes, de même les chiens laissent leurs oreilles inertes,
élèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent à
aboyer, tour à tour, soit comme un enfant qui crie de faim,
soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d'un toit, soit
comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond
atteint de la peste à l'hôpital, soit comme une jeune fille
qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre
les étoiles à l'est, contre les étoiles au sud, contre les
étoiles à l'ouest; contre la lune; contre les montagnes,
semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans
l'obscurité; contre l'air froid qu'ils aspirent à pleins
poumons, qui rend l'intérieur de leur narine, rouge, brûlant;
contre le silence de la nuit; contre les chouettes, dont le
vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une
grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les
petits; contre les lièvres, qui disparaissent en un clin
d'oeil; contre le voleur, qui s'enfuit au galop de son cheval
après avoir commis un crime; contre les serpents, remuant
les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer les
dents; contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à
eux-mêmes; contre les crapauds, qu'ils broient d'un coup sec
de mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés du marais?);
contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées, sont
autant de mystères qu'ils ne comprennent pas, qu'ils veulent
découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents; contre les
araignées, suspendues entre leurs longues pattes, qui
grimpent sur les arbres pour se sauver; contre les corbeaux,
qui n'ont pas trouvé de quoi manger pendant la journée, et
qui s'en reviennent au gîte l'aile fatiguée; contre les
rochers du rivage; contre les feux, qui paraissent aux mats
des navires invisibles; contre le bruit sourd des vagues;
contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos
noir, puis s'enfoncent dans l'abîme; et contre l'homme qui
les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à
courir la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes,
par dessus les fosses, les chemins, les champs, les herbes et
les pierres escarpées. On les dirait atteints de la rage,
cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs
hurlements prolongés épouvantent la nature. Malheur au
voyageur attardé! Les amis des cimetières se jetteront sur
lui, le déchireront, le mangeront, avec leur bouche d'où
tombe du sang; car, ils n'ont pas les dents gâtées. Les
animaux sauvages, n'osant pas s'approcher pour prendre part
au repas de chair, s'enfuient à perte de vue, tremblants.
Après quelques heures, les chiens, harassés de courir çà et
là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, se
précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu'ils
font, et se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité
incroyable. Ils n'agissent pas ainsi par cruauté. Un jour,
avec des yeux vitreux, ma mère me dit: « Lorsque tu seras
dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans
la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en
dérision ce qu'ils font: ils ont soif insatiable de l'infini,
comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à la
figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre
devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez
sublime. » Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte.
Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini... Je
ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de
l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça
m'étonne... je croyais être davantage! Au reste, que
m'importe d'où je viens? Moi, si cela avait pu dépendre de ma
volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du
requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la
cruauté reconnue: je ne serais pas si méchant. Vous, qui me
regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un
souffle empoisonné. Nul n'a encore vu les rides vertes de mon
front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux
arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les
rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que
je parcourus souvent, quand j'avais sur ma tête des cheveux
d'une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations
des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents,
les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme
une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie,
avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit
l'intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux
soient témoins de la laideur que l'Etre suprême, avec un
sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin,
quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la
joie et la chaleur salutaires dans toute la nature, tandis
qu'aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement
l'espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma
caverne aimée, dans un désespoir qui m'enivre comme le vin,
je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux.
Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage!
Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre!
Pourtant, je sens que je respire! Comme un condamné qui
essaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va
bientôt monter à l'échafaud, debout, sur mon lit de paille,
les yeux fermés, je tourne lentement mon col de droite a
gauche, de gauche à droite, pendant des heures entières; je
ne tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque mon col
ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu'il
s'arrête, pour se remettre à tourner dans un sens opposé, je
regarde subitement l'horizon, à travers les rares interstices
laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent
l'entrée: je ne vois rien! Rien... si ce ne sont les
campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et avec
les longues files d'oiseaux qui traversent les airs. Cela me
trouble le sang et le cerveau... Qui donc, sur la tête, me
donne des coups de barre de fer, comme un marteau frappant
l'enclume?<chant 1> <strophe 9>
Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix
la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre.
Vous, faites attention à ce qu'elle contient, et gardez-vous
de l'impression pénible qu'elle ne manquera pas de laisser,
comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne
croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis
pas encore un squelette, et la vieillesse n'est pas collée à
mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison
avec le cygne, au moment où son existence s'envole, et ne
voyez devant vous qu'un monstre, dont je suis heureux que
vous ne puissiez pas apercevoir la figure; mais, moins
horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un
criminel... Assez sur ce sujet. Il n'y a pas longtemps que
j'ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes
souvenirs sont vivaces comme si je l'avais quittée la veille.
Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi,
dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et
ne rougissez pas à la pensée de ce qu'est le coeur humain. O
poulpe, au regard de soie! toi, dont l'âme est inséparable de
la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe
terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents
ventouses; toi, en qui siégent noblement, comme dans leur
résidence naturelle, par un commun accord, d'un lien
indestructible, la douce vertu communicative et les grâces
divines, pourquoi n'es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure
contre ma poitrine d'aluminium, assis tous les deux sur
quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que
j'adore!
Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles
proportionnellement à ces marques azurées que l'on voit sur
le dos meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliqué
sur le corps de la terre: j'aime cette comparaison. Ainsi, à
ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu'on
croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en
laissant des ineffaçables traces, sur l'âme profondément
ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans
qu'on s'en rende toujours compte, les rudes commencements de
l'homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le
quitte plus. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui
réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que
trop les petits yeux de l'homme, pareils à ceux du sanglier
pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la
perfection circulaire du contour. Cependant, l'homme s'est
cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que
l'homme ne croit à sa beauté que par amour-propre; mais,
qu'il n'est pas beau réellement et qu'il s'en doute; car,
pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de
mépris? Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, tu es le symbole de l'identité: toujours
égal à toi-même. Tu ne varies pas d'une manière essentielle,
et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans
quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet.
Tu n'es pas comme l'homme, qui s'arrête dans la rue, pour
voir deux boule-dogues s'empoigner au cou, mais, qui ne
s'arrête pas, quand un enterrement passe; qui est ce matin
accessible et ce soir de mauvaise humeur; qui rit aujourd'hui
et pleure demain. Je te salue, vieil océan! Vieil océan, il
n'y aurait rien d'impossible à ce que tu caches dans ton sein
de futures utilités pour l'homme. Tu lui as déjà donné la
baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux
avides des sciences naturelles les mille secrets de ton
intime organisation : tu es modeste. L'homme se vante sans
cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu
nourris n'ont pas juré fraternité entre elles. Chaque espèce
vit de son côté. Les tempéraments et les conformations qui
varient dans chacune d'elles, expliquent, d'une manière
satisfaisante, ce qui ne paraît d'abord qu'une anomalie. Il
en est ainsi de l'homme, qui n'a pas les mêmes motifs
d'excuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente
millions d'êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne
pas se mêler de l'existence de leurs voisins, fixés comme des
racines sur le morceau de terre qui suit. En descendant du
grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa
tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable,
accroupi pareillement dans une autre tanière. La grande
famille universelle des humains est une utopie digne de la
logique la plus médiocre. En outre, du spectacle de tes
mamelles fécondes, se dégage la notion d'ingratitude; car, on
pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers
le Créateur, pour abandonner le fruit de leur misérable
union. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer
qu'à la mesure qu'on se fait de ce qu'il a fallu de puissance
active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peut pas
t'embrasser d'un coup d'oeil. Pour te contempler, il faut que
la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers
les quatre points de l'horizon, de même qu'un mathématicien,
afin de résoudre une équation algébrique, est obligé
d'examiner séparément les divers cas possibles, avant de
trancher la difficulté. L'homme mange des substances
nourrissantes, et fait d'autres efforts, dignes d'un meilleur
sort, pour paraître gras. Qu'elle se gonfle tant qu'elle
voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille, elle ne
t'égalera pas en grosseur; je le suppose, du moins. Je te
salue, vieil océan! Vieil océan, tes eaux sont amères. C'est
exactement le même goût que le fiel que distille la critique
sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu'un
a du génie, on le fait passer pour un idiot; si quelque autre
est beau de corps, c'est un bossu affreux. Certes, il faut
que l'homme sente avec force son imperfection, dont les trois
quarts d'ailleurs ne sont dus qu'à lui-même, pour la
critiquer ainsi! Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, les hommes, malgré l'excellence de leurs
méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par les moyens
d'investigation de la science, à mesurer la profondeur
vertigineuse de tes abîmes; tu en as que les sondes les plus
longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux
poissons... ça leur est permis: pas aux hommes. Souvent, je
me suis demandé quelle chose était le plus facile à
reconnaître : la profondeur de l'océan ou la profondeur du
coeur humain ! Souvent, la main portée au front, debout sur
les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre les mâts
d'une façon irrégulière, je me suis surpris, faisant
abstraction de tout ce qui n'était pas le but que je
poursuivais, m'efforçant de résoudre ce difficile problème!
Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrable des deux
: l'océan ou le coeur humain? Si trente ans d'expérience de
la vie peuvent jusqu'à un certain point pencher la balance
vers l'une ou l'autre de ces solutions, il me sera permis de
dire que, malgré la profondeur de l'océan, il ne peut pas se
mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété,
avec la profondeur du coeur humain. J'ai été en relation avec
des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante
ans, et chacun ne manquait pas de s'écrier : « Ils ont fait
le bien sur cette terre, c'est-à-dire qu'ils ont pratiqué la
charité : voilà tout, ce n'est pas malin, chacun peut en
faire autant. » Qui comprendra pourquoi deux amants qui
s'idolâtraient la veille, pour un mot mal interprété,
s'écartent, l'un vers l'orient, l'autre vers l'occident, avec
les aiguillons de la haine, de la vengeance, de l'amour et du
remords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté
solitaire. C'est un miracle qui se renouvelle chaque jour
et qui n'en est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi
l'on savoure non seulement les disgrâces générales de ses
semblables, mais encore les particulières de ses amis les
plus chers, tandis que l'on en est affligé en même temps? Un
exemple incontestable pour clore la série : l'homme dit
hypocritement oui et pense non. C'est pour cela que les
marcassins de l'humanité ont tant de confiance les uns dans
les autres et ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie
beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil océan!
Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l'ont
appris à leurs propres dépens. Ils ont beau employer toutes
les ressources de leur génie... incapables de te dominer. Ils
ont trouvé leur maître. Je dis qu'ils ont trouvé quelque
chose de plus fort qu'eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom
est : l'océan! La peur que tu leur inspires est telle,
qu'ils te respectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus
lourdes machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur
fais faire des sauts gymnastiques jusqu'au ciel, et des
plongeons admirables jusqu'au fond de tes domaines : un
saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand
tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis
bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes
entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, et
surtout comment ils se portent eux-mêmes. L'homme dit : « Je
suis plus intelligent que l'océan. » C'est possible; c'est
même assez vrai; mais l'océan lui est plus redoutable que
lui à l'océan : c'est ce qu'il n'est pas nécessaire de
prouver. Ce patriarche observateur, contemporain des
premières époques de notre globe suspendu, sourit de pitié,
quand il assiste aux combats navals des nations. Voilà une
centaine de léviathans qui sont sortis des mains de
l'humanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris
des blessés, les coups de canon, c'est du bruit fait exprès
pour anéantir quelques secondes. Il paraît que le drame est
fini, et que l'océan a tout mis dans son ventre. La gueule
est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la
direction de l'inconnu! Pour couronner enfin la stupide
comédie, qui n'est pas même intéressante, on voit, au milieu
des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se
met à crier, sans arrêter l'envergure de son vol : « Tiens! ...
je la trouve mauvaise! Il y avait en bas des points
noirs; j'ai fermé les yeux : ils ont disparu. » Je te salue,
vieil océan!
Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours
la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu
t'enorgueillis à juste titre de ta magnificence native, et
des éloges vrais que je m'empresse de te donner. Balancé
voluptueusement par les molles effluves de ta lenteur
majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs
dont le souverain pouvoir t'a gratifié, tu déroules, au
milieu d'un sombre mystère, sur toute ta surface sublime,
tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta
puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement,
séparées par de courts intervalles. A peine l'une diminue,
qu'une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées
du bruit mélancolique de l'écume qui se fond, pour nous
avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains, ces
vagues vivantes, meurent l'un après l'autre, d'une manière
monotone; mais, sans laisser de bruit écumeux). L'oiseau de
passage se repose sur elles avec confiance, et se laisse
abandonner à leurs mouvements, pleins d'une grâce fière,
jusqu'à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur
vigueur accoutumée pour continuer le pèlerinage aérien. Je
voudrais que la majesté humaine ne fût que l'incarnation du
reflet de la tienne. Je demande beaucoup, et ce souhait
sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de
l'infini, est immense comme la réflexion du philosophe,
comme l'amour de la femme, comme la beauté divine de
l'oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau
que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère?
Remue-toi avec impétuosité... plus... plus encore, si tu
veux que je te compare à la vengeance de Dieu; allonge tes
griffes livides, en te frayant un chemin sur ton propre
sein... c'est bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan
hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe,
prosterné à tes genoux. La majesté de l'homme est empruntée;
il ne m'imposera point: toi, oui. Oh! quand tu t'avances, la
crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux
comme d'une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes
les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es,
pendant que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine,
comme accablé d'un remords intense que je ne puis pas
découvrir, ce sourd mugissement perpétuel que les hommes
redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûreté,
tremblants sur le rivage, alors, je vois qu'il ne
m'appartient pas, le droit insigne de me dire ton égal.
C'est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te
donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d'amour
que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me
faisais douloureusement penser à mes semblables, qui forment
avec toi le plus ironique contraste, l'antithèse la plus
bouffonne que l'on ait jamais vue dans la création: je ne
puis pas t'aimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi,
pour la millième fois, vers tes bras amis, qui
s'entr'ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit
disparaître la fièvre à leur contact! Je ne connais pas ta
destinée cachée; tout ce qui te concerne m'intéresse.
Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres.
Dis-le moi... dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas
attrister ceux qui n'ont encore connu que les illusions), et
si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes
eaux salées jusqu'aux nuages. Il faut que tu me le dises,
parce que je me réjouirais de savoir l'enfer si près de
l'homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de
mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je
veux te saluer et te faire mes adieux ! Vieil océan, aux
vagues de cristal... Mes yeux se mouillent de larmes
abondantes, et je n'ai pas la force de poursuivre; car, je
sens que le moment venu de revenir parmi les hommes, à
l'aspect brutal; mais... courage! Faisons un grand effort,
et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre
destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan!<chant 1> <strophe 10>
On ne me verra pas, à mon heure dernière (j'écris ceci
sur mon lit de mort), entouré de prêtres. Je veux mourir,
bercé par la vague de la mer tempêtueuse, ou debout sur la
montagne... les yeux en haut, non: je sais que mon
anéantissement sera complet. D'ailleurs, je n'aurais pas de
grâce à espérer. Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire?
J'avais dit que personne n'entrât. Qui que vous soyez,
éloignez-vous; mais, si vous croyez apercevoir quelque
marque de douleur ou de crainte sur mon visage d'hyène
(j'use de cette comparaison, quoique l'hyène soit plus belle
que moi, et plus agréable à voir), soyez détrompé : qu'il
s'approche. Nous sommes dans une nuit d'hiver, alors que les
éléments s'entre-choquent de toutes parts, que l'homme a
peur, et que l'adolescent médite quelque crime sur un de ses
amis, s'il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent,
dont les sifflements plaintifs attristent l'humanité, depuis
que le vent, l'humanité existent, quelques moments avant
l'agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à
travers le monde, impatient de ma mort. Je jouirai encore,
en secret, des exemples nombreux de la méchanceté humaine
(un frère, sans être vu, aime à voir les actes de ses
frères). L'aigle, le corbeau, l'immortel pélican, le canard
sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottant de froid,
me verront passer à la lueur des éclairs, spectre horrible
et content. Ils ne sauront ce que cela signifie. Sur la
terre, la vipère, l'oeil gros du crapaud, le tigre,
l'éléphant; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau,
l'informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont
quelle est cette dérogation à la loi de la nature. L'homme,
tremblant, collera son front contre la terre, au milieu de
ses gémissements. « Oui, je vous surpasse tous par ma
cruauté innée, cruauté qu'il n'a pas dépendu de moi
d'effacer. Est-ce pour ce motif que vous vous montrez devant
moi dans cette prosternation ? ou bien, est-ce parce que
vous me voyez parcourir, phénomène nouveau, comme une comète
effrayante, l'espace ensanglanté? (Il me tombe une pluie de
sang de mon vaste corps, pareil à un nuage noirâtre que
pousse l'ouragan devant soi.) Ne craignez rien, enfants, je
ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m'avez fait est
trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour
qu'il soit volontaire. Vous autres, vous avez marché dans
votre voie, moi, dans la mienne, pareilles toutes les deux,
toutes les deux perverses. Nécessairement, nous avons dû
nous rencontrer, dans cette similitude de caractère; le choc
qui en est résulté nous a été réciproquement fatal. » Alors,
les hommes relèveront peu à peu la tête, en reprenant
courage, pour voir celui qui parle ainsi, allongeant le cou
comme l'escargot. Tout à coup, leur visage brûlant,
décomposé, montrant les plus terribles passions, grimacera
de telle manière que les loups auront peur. Ils se
dresseront à la fois comme un ressort immense. Quelles
imprécations! quels déchirements de voix! Ils m'ont reconnu.
Voilà que les animaux de la terre se réunissent aux hommes,
font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haine
réciproque; les deux haines sont tournées contre l'ennemi
commun, moi; on se rapproche par un assentiment universel.
Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut; je crains la
perfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux,
témoin, une fois de plus, des conséquences des passions,
complètement satisfait... Je te remercie, ô rhinolophe, de
m'avoir réveillé avec le mouvement de tes ailes, toi, dont
le nez est surmonté d'une crête en forme de fer à cheval: je
m'aperçois, en effet, que ce n'était malheureusement qu'une
maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la
vie. Les uns disent que tu arrivais vers moi pour me sucer
le peu de sang qui se trouve dans mon corps : pourquoi
cette hypothèse n'est-elle pas la réalité!<chant 1> <strophe 11>
Une famille entoure une lampe posée sur la table :
-- Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur
cette chaise.
-- Ils n'y sont pas, mère.
-- Va les chercher alors dans l'autre chambre. Te
rappelles-tu cette époque, mon doux maître, où nous faisions
des voeux, pour avoir un enfant, dans lequel nous
renaîtrions une seconde fois, et qui serait le soutien de
notre vieillesse?
-- Je me la rappelle, et Dieu nous a exaucés. Nous
n'avons pas à nous plaindre de notre lot sur cette terre.
Chaque jour nous bénissons la Providence de ses bienfaits.
Notre Édouard possède toutes les grâces de sa mère.
-- Et les mâles qualités de son père.
-- Voici les ciseaux, mère; je les ai enfin trouvés.
Il reprend son travail... Mais, quelqu'un s'est
présenté à la porte d'entrée, et contemple, pendant quelques
instants, le tableau qui s'offre a ses yeux :
-- Que signifie ce spectacle! Il y a beaucoup de gens qui
sont moins heureux que ceux-là. Quel est le raisonnement
qu'ils se font pour aimer l'existence? Éloigne-toi,
Maldoror, de ce foyer paisible; ta place n'est pas ici.
Il s'est retiré!
-- Je ne sais comment cela se fait; mais, je sens les
facultés humaines qui se livrent des combats dans mon coeur.
Mon âme est inquiète, et sans savoir pourquoi; l'atmosphère
est lourde.
-- Femme, je ressens les mêmes impressions que toi; je
tremble qu'il ne nous arrive quelque malheur. Ayons
confiance en Dieu; en lui est le suprême espoir.
-- Mère, je respire à peine; j'ai mal à la tête.
-- Toi aussi, mon fils! Je vais te mouiller le front et
les tempes avec du vinaigre.
-- Non, bonne mère...
Voyez, il appuie son corps sur le revers de la chaise,
fatigué.
-- Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais
expliquer. Maintenant, le moindre objet me contrarie.
-- Comme tu es pâle! La fin de cette veillée ne se
passera pas sans que quelque événement funeste nous plonge
tous les trois dans le lac du désespoir! J'entends dans le
lointain des cris prolongés de la douleur la plus poignante.
-- Mon fils!
-- Ah! mère!... j'ai peur!
-- Dis-moi vite si tu souffres.
-- Mère, je ne souffre pas... Je ne dis pas la vérité.
Le père ne revient pas de son étonnement :
-- Voilà des cris que l'on entend quelquefois, dans le
silence des nuits sans étoiles. Quoique nous entendions ces
cris, néanmoins, celui qui les pousse n'est pas près d'ici;
car, on peut entendre ces gémissements à trois lieues de
distance, transportés par le vent d'une cité à une autre. On
m'avait souvent parlé de ce phénomène; mais, je n'avais
jamais eu l'occasion de juger par moi-même de sa véracité,
Femme, tu me parlais de malheur; si malheur plus réel exista
dans la longue spirale du temps, c'est le malheur de celui
qui trouble maintenant le sommeil de ses semblables...
J'entends dans le lointain des cris prolongés de la
douleur la plus poignante.
-- Plût au ciel que sa naissance ne soit pas une calamité
pour son pays, qui l'a repoussé de son sein. Il va de
contrée en contrée, abhorré partout. Les uns disent qu'il
est accablé d'une espèce de folie originelle, depuis son
enfance. D'autres croient savoir qu'il est d'une cruauté
extrême et instinctive, dont il a honte lui-même, et que ses
parents en sont morts de douleur. Il y en a qui prétendent
qu'on l'a flétri d'un surnom dans sa jeunesse; qu'il en est
resté inconsolable le reste de son existence, parce que sa
dignité blessée voyait là une preuve flagrante de la
méchanceté des hommes, qui se montre aux premières années,
pour augmenter ensuite. Ce surnom était le vampire!...
J'entends dans le lointain des cris prolongés de la
douleur la plus poignante.
-- Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trève ni
repos, des cauchemars horribles lui font le saigner le
sang par la bouche et les oreilles; et que des spectres
s'asseoient au chevet de son lit, et lui jettent à la face,
poussés malgré eux par une force inconnue, tantôt d'une voix
douce, tantôt d'une voix pareille aux rugissements des
combats, avec une persistance implacable, ce surnom toujours
vivace, toujours hideux, et qui ne périra qu'avec l'univers.
Quelques-uns même ont affirmé que l'amour l'a réduit dans
cet état; ou que ces cris témoignent du repentir de quelque
crime enseveli dans la nuit de son passé mystérieux. Mais le
plus grand nombre pense qu'un incommensurable orgueil le
torture, comme jadis Satan, et qu'il voudrait égaler Dieu...J'entends dans le lointain des cris prolongés de la
douleur la plus poignante.
-- Mon fils, ce sont là des confidences exceptionnelles;
je plains ton âge de les avoir entendues, et j'espère que tu
n'imiteras jamais cet homme.
-- Parle, ô mon Édouard; réponds que tu n'imiteras jamais
cet homme.
-- O mère, bien-aimée, à qui je dois le jour, je te
promets, si la sainte promesse d'un enfant a quelque valeur,
de ne jamais imiter cet homme.
-- C'est parfait, mon fils; il faut obéir à sa mère, en
quoi que ce soit.
On n'entend plus les gémissements.
-- Femme, as-tu fini ton travail?
-- Il me manque quelques points à cette chemise, quoique
nous ayons prolongé la veillée bien tard.
-- Moi, aussi, je n'ai pas fini un chapitre commencé.
Profitons des dernières lueurs de la lampe; car, il n'y a
presque plus d'huile, et achevons chacun notre travail...
L'enfant s'est écrié :
-- Si Dieu nous laisse vivre!
-- Ange radieux, viens à moi; tu te promèneras dans la
prairie, du matin jusqu'au soir; tu ne travailleras point.
Mon palais magnifique est construit avec des murailles
d'argent, des colonnes d'or et des portes de diamants. Tu te
coucheras quand tu voudras, au son d'une musique céleste,
sans faire ta prière. Quand, au matin, le soleil montrera
ses rayons resplendissants et que l'alouette joyeuse
emportera, avec elle, son cri, à perte de vue, dans les
airs, tu pourras rester encore au lit, jusqu'à ce que cela
te fatigue. Tu marcheras sur les tapis les plus précieux; tu
seras constamment enveloppé dans une atmosphère composée des
essences parfumées des fleurs les plus odorantes.
-- Il est temps de reposer le corps et l'esprit. Lève-toi,
mère de famille, sur tes chevilles musculeuses. Il est juste
que tes doigts raidis abandonnent l'aiguille du travail
exagéré. Les extrêmes n'ont rien de bon.
-- Oh! que ton existence sera suave! Je te donnerai une
bague enchantée; quand tu en retourneras le rubis, tu seras
invisible, comme les princes, dans les contes de fées.
-- Remets tes armes quotidiennes dans l'armoire
protectrice, pendant que, de mon côté, j'arrange mes
affaires.
-- Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu
reparaîtras tel que la nature t'a formé, ô jeune magicien.
Cela, parce que je t'aime et que j'aspire à faire ton
bonheur.
-- Va-t'en, qui que tu sois; ne me prends pas par les
épaules.
-- Mon fils, ne t'endors point, bercé par les rêves de
l'enfance : la prière en commun n'est pas commencée et tes
habits ne sont pas encore soigneusement placés sur une
chaise... A genoux! Éternel créateur de l'univers, tu
montres ta bonté inépuisable jusque dans les plus petites
choses.
-- Tu n'aimes donc pas les ruisseaux limpides, où
glissent des milliers de petits poissons, rouges, bleus et
argentés? Tu les prendras avec un filet si beau, qu'il les
attirera de lui-même, jusqu'à ce qu'il soit rempli. De la
surface, tu verras des cailloux luisants, plus polis que le
marbre.
-- Mère, vois ces griffes; je me méfie de lui; mais ma
conscience est calme, car je n'ai rien à me reprocher.
-- Tu nous vois, prosternés à tes pieds, accablés du
sentiment de ta grandeur. Si quelque pensée orgueilleuse
s'insinue dans notre imagination, nous la rejetons aussitôt
avec la salive du dédain et nous t'en faisons le sacrifice
irrémissible.
-- Tu t'y baigneras avec de petites filles, qui
t'enlaceront de leurs bras. Une fois sortis du bain, elles
te tresseront des couronnes de roses et d'oeillets. Elles
auront des ailes transparentes de papillon et des cheveux
d'une longueur ondulée, qui flottent autour de la
gentillesse de leur front.
-- Quand même ton palais serait plus beau que le cristal,
je ne sortirais pas de cette maison pour te suivre. Je crois
que tu n'es qu'un imposteur, puisque tu me parles si
doucement, de crainte de te faire entendre. Abandonner ses
parents est une mauvaise action. Ce n'est pas moi qui serais
fils ingrat. Quant à tes petites filles, elles ne sont pas
si belles que les yeux de ma mère.
-- Toute notre vie s'est épuisée dans les cantiques de ta
gloire. Tels nous avons été jusqu'ici, tels nous serons,
jusqu'au moment où nous recevrons de toi l'ordre de quitter
cette terre.
-- Elles t'obéiront à ton moindre signe et ne songeront
qu'à te plaire. Si tu désires l'oiseau qui ne se repose
jamais, elles te l'apporteront. Si tu désires la voiture de
neige, qui transporte au soleil en un clin d'oeil, elles te
l'apporteront. Que ne t'apporteraient-elles pas! Elles
t'apporteraient même le cerf-volant, grand comme une tour,
qu'on a caché dans la lune, et à la queue duquel sont
suspendus, par des liens de soie, des oiseaux de toute
espèce. Fais attention à toi... écoute mes conseils.
-- Fais ce que tu voudras; je ne veux pas interrompre la
prière, pour appeler au secours. Quoique ton corps
s'évapore, quand je veux l'écarter, sache que je ne te
crains pas.
-- Devant toi, rien n'est grand, si ce n'est la flamme
exhalée d'un coeur pur.
-- Réfléchis à ce que je t'ai dit, si tu ne veux pas t'en
repentir.
-- Père céleste, conjure, conjure les malheurs qui
peuvent fondre sur notre famille.
-- Tu ne veux donc pas te retirer, mauvais esprit?
-- Conserve cette épouse chérie, qui m'a consolé dans mes
découragements...
-- Puisque tu me refuses, je te ferai pleurer et grincer
des dents comme un pendu.
-- Et ce fils aimant, dont les chastes lèvres
s'entr'ouvrent à peine aux baisers de l'aurore de vie.
-- Mère, il m'étrangle... Père, secourez-moi... Je ne
puis plus respirer... Votre bénédiction!
Un cri d'ironie immense s'est élevé dans les airs.
Voyez comme les aigles, étourdis, tombent du haut des
nuages, en roulant sur eux-mêmes, littéralement foudroyés
par la colonne d'air.
-- Son coeur ne bat plus... Et celle-ci est morte, en
même temps que le fruit de ses entrailles, fruit que je ne
reconnais plus, tant il est défiguré... Mon épouse!... Mon
fils!... Je me rappelle un temps lointain où je fus époux et
père.
Il s'était dit, devant le tableau qui s'offrit à ses
yeux, qu'il ne supporterait pas cette injustice. S'il est
efficace, le pouvoir que lui ont accordé les esprits
infernaux, ou plutôt qu'il tire de lui-même, cet enfant,
avant que la nuit s'écoule, ne devait plus être.<chant 1> <strophe 12>
Celui qui ne sait pas pleurer (car, il a toujours
refoulé la souffrance en dedans) remarqua qu'il se trouvait
en Norwége. Aux îles Foeroé, il assista à la recherche des
nids d'oiseaux de mer, dans les crevasses à pic, et s'étonna
que la corde de trois cents mètres, qui retient
l'explorateur au dessus du précipice, fût choisie d'une
telle solidité. Il voyait là, quoi qu'on dise, un exemple
frappant de la bonté humaine, et il ne pouvait en croire ses
yeux. Si c'était lui qui eût dû préparer la corde, il aurait
fait des entailles en plusieurs endroits, afin qu'elle se
coupât, et précipitât le chasseur dans la mer! Un soir, il
se dirigea vers un cimetière, et les adolescents qui
trouvent du plaisir à violer les cadavres de belles femmes
mortes depuis peu, purent, s'ils le voulurent, entendre la
conversation suivante, perdue dans le tableau d'une action
qui va se dérouler en même temps.
-- N'est-ce pas, fossoyeur, que tu voudras causer avec
moi? Un cachalot s'élève peu à peu du fond de la mer, et
montre sa tête au-dessus des eaux, pour voir le navire qui
passe dans ces parages solitaires. La curiosité naquit avec
l'univers.
-- Ami, il m'est impossible d'échanger des idées avec
toi. Il y a longtemps que les doux rayons de la lune font
briller le marbre des tombeaux. C'est l'heure silencieuse où
plus d'un être humain rêve qu'il voit apparaître des femmes
enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts de taches de
sang, comme un ciel noir, d'étoiles. Celui qui dort pousse
des gémissements, pareils à ceux d'un condamné à mort,
jusqu'à ce qu'il se réveille, et s'aperçoive que la réalité
est trois fois pire que le rêve. Je dois finir de creuser
cette fosse, avec ma bêche infatigable, afin qu'elle soit
prête demain matin. Pour faire un travail sérieux, il ne
faut pas faire deux choses à la fois.
-- Il croit que creuser une fosse est un travail sérieux!
Tu crois que creuser une fosse est un travail sérieux!
-- Lorsque le sauvage pélican se résout à donner sa
poitrine à dévorer à ses petits, n'ayant pour témoin que
celui qui sut créer un pareil amour, afin de faire honte aux
hommes, quoique le sacrifice soit grand, cet acte se
comprend. Lorsqu'un jeune homme voit, dans les bras de son
ami, une femme qu'il idolâtrait, il se met alors à fumer un
cigare; il ne sort pas de la maison, et se noue d'une amitié
indissoluble avec la douleur; cet acte se comprend. Quand un
élève interne, dans un lycée, est gouverné, pendant des
années, qui sont des siècles, du matin jusqu'au soir et du
soir jusqu'au lendemain, par un paria de la civilisation,
qui a constamment les yeux sur lui, il sent les flots
tumultueux d'une haine vivace, monter, comme une épaisse
fumée, à son cerveau, qui lui paraît près d'éclater. Depuis
le moment où on l'a jeté dans la prison, jusqu'à celui, qui
s'approche, où il en sortira, une fièvre intense lui jaunit
la face, rapproche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La
nuit, il réfléchit, parce qu'il ne veut pas dormir. Le jour,
sa pensée s'élance au-dessus des murailles de la demeure de
l'abrutissement, jusqu'au moment où il s'échappe, ou qu'on
le rejette, comme un pestiféré, de ce cloître éternel; cet
acte se comprend. Creuser une fosse dépasse souvent les
forces de la nature. Comment veux-tu, étranger, que la
pioche remue cette terre, qui d'abord nous nourrit, et puis
nous donne un lit commode, préservé du vent de l'hiver
soufflant avec furie dans ces froides contrées, lorsque
celui qui tient la pioche, de ses tremblantes mains, après
avoir toute la journée palpé convulsivement les joues des
anciens vivants qui rentrent dans son royaume, voit, le
soir, devant lui, écrit en lettres de flammes, sur chaque
croix de bois, l'énoncé du problème effrayant que l'humanité
n'a pas encore résolu : la mortalité ou l'immortalité de
l'âme. Le créateur de l'univers, je lui ai toujours conservé
mon amour; mais, si, après la mort, nous ne devons plus
exister, pourquoi vois-je, la plupart des nuits, chaque
tombe s'ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les
couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais.
-- Arrête-toi dans ton travail. L'émotion t'enlève tes
forces; tu me parais faible comme le roseau; ce serait une
grande folie de continuer. Je suis fort; je vais prendre ta
place. Toi, mets-toi à l'écart; tu me donneras des conseils,
si je ne fais pas bien.
-- Que ses bras sont musculeux, et qu'il y a du plaisir
à le regarder bêcher la terre avec tant de facilité!
-- Il ne faut pas qu'un doute inutile tourmente ta pensée
: toutes ces tombes, qui sont éparses dans un cimetière,
comme les fleurs dans une prairie, comparaison qui manque de
vérité, sont dignes d'être mesurées avec le compas serein
du philosophe. Les hallucinations dangereuses peuvent
venir le jour; mais, elles viennent surtout la nuit. Par
conséquent, ne t'étonne pas des visions fantastiques que tes
yeux semblent apercevoir. Pendant le jour, lorsque l'esprit
est en repos, interroge ta conscience; elle te dira, avec
sûreté, que le Dieu qui a créé l'homme avec une parcelle de
sa propre intelligence possède une bonté sans limites, et
recevra, après la mort terrestre, ce chef-d'oeuvre dans son
sein. Fossoyeur, pourquoi pleures-tu? Pourquoi ces larmes,
pareilles à celles d'une femme? Rappelle-toi-le bien; nous
sommes sur ce vaisseau démâte pour souffrir. C'est un
mérite, pour l'homme, que Dieu l'ait jugé capable de vaincre
ses souffrances les plus graves. Parle, et, puisque, d'après
tes voeux les plus chers, l'on ne souffrirait pas, dis en
quoi consisterait alors la vertu, idéal que chacun s'efforce
d'atteindre, si ta langue est faite comme celle des autres
hommes.
-- Où suis-je? N'ai-je pas changé de caractère? Je sens
un souffle puissant de consolation effleurer mon front
rasséréné, comme la brise du printemps ranime l'espérance
des vieillards. Quel est cet homme dont le langage sublime
a dit des choses que le premier venu n'aurait pas
prononcées? Quelle beauté de musique dans la mélodie
incomparable de sa voix! Je préfère l'entendre parler, que
chanter d'autres. Cependant, plus je l'observe, plus sa
figure n'est pas franche. L'expression générale de ses
traits contraste singulièrement avec ces paroles que l'amour
de Dieu seul a pu inspirer. Son front, ridé de quelques
plis, est marqué d'un stygmate indélébile. Ce stygmate,
qui l'a vieilli avant l'âge, est-il honorable ou est-il
infâme? Ses rides doivent-elles être regardées avec
vénération? Je l'ignore, et je crains de le savoir.
Quoiqu'il dise ce qu'il ne pense pas, je crois néanmoins
qu'il a des raisons pour agir comme il l'a fait, excité par
les restes en lambeaux d'une charité détruite en lui. Il est
absorbé dans des méditations qui me sont inconnues, et il
redouble d'activité dans un travail ardu qu'il n'a pas
l'habitude d'entreprendre. La sueur mouille sa peau; il ne
s'en aperçoit pas. Il est plus triste que les sentiments
qu'inspire la vue d'un enfant au berceau. Oh! comme il est
sombre!... D'ou sors-tu ?... Étranger, permets que je te
touche, et que mes mains, qui étreignent rarement celles des
vivants, s'imposent sur la noblesse de ton corps. Quoi qu'il
en arrive, je saurais à quoi m'en tenir. Ces cheveux sont
les plus beaux que j'aie touchés dans ma vie. Qui serait
assez audacieux pour contester que je ne connais pas la
qualité des cheveux?
-- Que me veux-tu, quand je creuse une tombe? Le lion ne
souhaite pas qu'on l'agace, quand il se repaît. Si tu ne le
sais pas, je te l'apprends. Allons, dépêche-toi; accomplis
ce que tu désires.
-- Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant
frissonner moi-même, est de la chair, à n'en pas douter. Il
est vrai... je ne rêve pas! Qui es-tu donc, toi, qui te
penches là pour creuser une tombe, tandis que, comme un
paresseux qui mange le pain des autres, je ne fais rien?
C'est l'heure de dormir, ou de sacrifier son repos à la
science. En tout cas, nul n'est absent de sa maison, et se
garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser
entrer les voleurs. Il s'enferme dans sa chambre, le mieux
qu'il peut, tandis que les cendres de la vieille cheminée
savent encore réchauffer la salle d'un reste de chaleur.
Toi, tu ne fais pas comme les autres; tes habits indiquent
un habitant de quelque pays lointain.
-- Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile de
creuser la fosse davantage. Maintenant, déshabille-moi;
puis, tu me mettras dedans.
-- La conversation, que nous avons tous les deux, depuis
quelques instants, est si étrange, que je ne sais que te
répondre... Je crois qu'il veut rire.
-- Oui, oui, c'est vrai, je voulais rire; ne fais plus
attention à ce que j'ai dit. Il s'est affaissé, et le
fossoyeur s'est empressé de le soutenir!
-- Qu'as-tu?
-- Oui, oui, c'est vrai, j'avais menti... j'étais fatigué
quand j'ai abandonné la pioche... c'est la première fois que
j'entreprenais ce travail... ne fais plus attention à ce que
j'ai dit.
-- Mon opinion prend de plus en plus de la consistance :
c'est quelqu'un qui a des chagrins épouvantables. Que le
ciel m'ôte la pensée de l'interroger. Je préfère rester dans
l'incertitude, tant il m'inspire de la pitié. Puis, il ne
voudrait pas me répondre, cela est certain : c'est souffrir
deux fois que de communiquer son cour en cet état anormal.
-- Laisse-moi sortir de ce cimetière; je continuerai ma
route.
-- Tes jambes ne te soutiennent point; tu t'égarerais,
pendant que tu cheminerais. Mon devoir est de t'offrir un
lit grossier; je n'en ai pas d'autre. Aie confiance en moi;
car, l'hospitalité ne demandera point la violation de tes
secrets.
-- O pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu
d'élytres, un jour, tu me reprochas avec aigreur de ne pas
aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse
pas lire; peut-être avais-tu raison, puisque je ne sens même
pas de la reconnaissance pour celui-ci. Fanal de Maldoror,
où guides-tu ses pas?
-- Chez moi. Que tu sois un criminel, qui n'a pas eu la
précaution de laver sa main droite, avec du savon, après
avoir commis son forfait, et facile à reconnaître, par
l'inspection de cette main; ou un frère qui a perdu sa
soeur; ou quelque monarque dépossédé, fuyant de ses
royaumes, mon palais vraiment grandiose, est digne de te
recevoir. Il n'a pas été construit avec du diamant et des
pierres précieuses, car ce n'est qu'une pauvre chaumière,
mal bâtie; mais, cette chaumière célèbre a un passé
historique que le présent renouvelle et continue sans cesse.
Si elle pouvait parler, elle t'étonnerait, toi, qui me
parais ne t'étonner de rien. Que de fois, en même temps
qu'elle, j'ai vu défiler, devant moi, les bières funéraires,
contenant des os bientôt plus vermoulus que le revers de ma
porte, contre laquelle je m'appuyai. Mes innombrables sujets
augmentent chaque jour. Je n'ai pas besoin de faire, à des
périodes fixes, aucun recensement pour m'en apercevoir. Ici,
c'est comme chez les vivants; chacun paie un impôt,
proportionnel à la richesse de la demeure qu'il s'est
choisie; et, si quelque avare refusait de délivrer sa
quote-part, j'ai ordre, en parlant à sa personne, de faire
comme les huissiers : il ne manque pas de chacals et de
vautours qui désireraient faire un bon repas. J'ai vu se
ranger, sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau;
celui qui, après sa vie, n'a pas enlaidi; l'homme, la femme,
le mendiant, les fils de rois; les illusions de la jeunesse,
les squelettes des vieillards; le génie, la folie; la
paresse, son contraire; celui qui fut faux, celui qui fut
vrai; le masque de l'orgueilleux, la modestie de l'humble;
le vice couronne de fleurs et l'innocence trahie.
-- Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne
de moi, jusqu'à ce que l'aurore vienne, qui ne tardera
point. Je te remercie de ta bienveillance... Fossoyeur, il
est beau de contempler les ruines des cités; mais, il est
plus beau de contempler les ruines des humains!<chant 1> <strophe 13>
Le frère de la sangsue marchait à pas lents dans la
forêt. Il s'arrête à plusieurs reprises, en ouvrant la
bouche pour parler. Mais, chaque fois sa gorge se resserre,
et refoule en arrière l'effort avorté. Enfin, il s'écrie: «
Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé
contre une écluse qui l'empêche de partir, n'aille pas,
comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent
de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir
un couteau, puis en depecer un grand nombre, en te disant
que, toi, aussi, tu ne seras pas plus que ce chien. Quel
mystère cherches-tu? Ni moi, ni les quatre pattes-nageoires
de l'ours marin de l'océan Boréal, n'avons pu trouver le
problème de la vie. Prends garde, la nuit s'approche, et tu
es là depuis le matin. Que dira ta famille, avec ta petite
soeur, de te voir si tard arriver? Lave tes mains, reprends
la route qui va où tu dors... Quel est cet être, là-bas, a
l'horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts
obliques et tourmentés; et quelle majesté, mêlée d'une
douceur sereine! Son regard, quoique doux, est profond. Ses
paupières énormes jouent avec la brise, et paraissent vivre.
Il m'est inconnu. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps
tremble; c'est la première fois, depuis que j'ai sucé les
sèches mamelles de ce qu'on appelle une mère. Il y a comme
une auréole de lumière éblouissante autour de lui. Quand il
a parlé, tout s'est tu dans la nature, et a éprouvé un grand
frisson. Puisqu'il te plaît de venir à moi, comme attiré par
un aimant, je ne m'y opposerai pas. Qu'il est beau! Ça me
fait de la peine de le dire. Tu dois être puissant; car, tu
as une figure plus qu'humaine, triste comme l'univers, belle
comme le suicide. Je t'abhorre autant que je le peux; et je
préfère voir un serpent, entrelacé autour de mon cou depuis
le commencement des siècles, que non pas tes yeux...
Comment!... c'est toi, crapaud!... gros crapaud!...
infortuné crapaud!... Pardonne!... pardonne!... Que viens-tu
faire sur cette terre où sont les maudits? Mais, qu'as-tu
donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir
l'air si doux? Quand tu descendis d'en haut, par un ordre
supérieur, avec la mission de consoler les diverses races
d'êtres existants, tu t'abattis sur la terre, avec la
rapidité du milan, les ailes non fatiguées de cette longue,
magnifique course; je te vis! Pauvre crapaud! Comme alors je
pensais à l'infini, en même temps qu'à ma faiblesse. « Un de
plus qui est supérieur à ceux de la terre, me disais-je :
cela, par la volonté divine. Moi, pourquoi pas aussi ? A
quoi bon l'injustice, dans les décrets suprêmes? Est-il
insensé, le Créateur; cependant le plus fort, dont la colère
est terrible! » Depuis que tu m'es apparu, monarque des
étangs et des marécages! couvert d'une gloire qui
n'appartient qu'à Dieu, tu m'as en partie consolé; mais, ma
raison chancelante s'abîme devant tant de grandeur! Qui
es-tu donc? Reste... oh ! reste encore sur cette terre!
Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec
des paupières inquiètes... Si tu pars, partons ensemble! »
Le crapaud s'assit sur les cuisses de derrière (qui
ressemblent tant à celles de l'homme!) et, pendant que les
limaces, les cloportes et les limaçons s'enfuyaient à la vue
de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes: «
Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un
miroir, et je crois avoir une intelligence égale à la
tienne. Un jour, tu m'appelas le soutien de ta vie. Depuis
lors, je n'ai pas démenti la confiance que tu m'avais vouée.
Je ne suis qu'un simple habitant des roseaux, c'est vrai;
mais, grâce à ton propre contact, ne prenant que ce qu'il y
avait de beau en toi, ma raison s'est agrandie, et je puis
te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de
l'abîme. Ceux qui s'intitulent tes amis te regardent,
frappés de consternation, chaque fois qu'ils te rencontrent,
pâle et voûté, dans les théâtres, dans les places publiques,
dans les églises, ou pressant, de deux cuisses nerveuses, ce
cheval qui ne galope que pendant la nuit, tandis qu'il porte
son maître-fantôme, enveloppé dans un long manteau noir.
Abandonne ces pensées, qui rendent ton coeur vide comme un
désert; elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit est
tellement malade que tu ne t'en aperçois pas, et que tu
crois être dans ton naturel, chaque fois qu'il sort de ta
bouche des paroles insensées, quoique pleines d'une
infernale grandeur. Malheureux! qu'as-tu dit depuis le jour
de ta naissance? O triste reste d'une intelligence
immortelle, que Dieu avait créée avec tant d'amour! Tu n'as
engendré que des malédictions, plus affreuses que la vue de
panthères affamées! Moi, je préférerais avoir les paupières
collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir
assassiné un homme, que ne pas être toi ! Parce que je te
hais. Pourquoi avoir ce caractère qui m'étonne? De quel
droit viens-tu sur cette terre, pour tourner en dérision
ceux qui l'habitent, épave pourrie, ballottée par le
scepticisme? Si tu ne t'y plais pas, il faut retourner dans
les sphères d'où tu viens. Un habitant des cités ne doit pas
résider dans les villages, pareil à un étranger. Nous savons
que, dans les espaces, il existe des sphères plus spacieuses
que la nôtre, et dont les esprits ont une intelligence que
nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-t'en !...
retire-toi de ce sol mobile !... montre enfin ton essence
divine, que tu as cachée jusqu'ici; et, le plus tôt
possible, dirige ton vol ascendant vers ta sphère, que nous
n'envions point, orgueilleux que tu es! car, je ne suis pas
parvenu à reconnaître si tu es un homme ou plus qu'un homme!
Adieu donc; n'espère plus retrouver le crapaud sur ton
passage. Tu as été la cause de ma mort. Moi, je pars pour
l'éternite, afin d'implorer ton pardon!<chant 1> <strophe 14>
S'il est quelquefois logique de s'en rapporter à
l'apparence des phénomènes, ce premier chant finit ici. Ne
soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore qu'essayer sa
lyre : elle rend un son si étrange! Cependant, si vous
voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte
forte, au milieu des imperfections. Quant à moi, je vais me
remettre au travail, pour faire paraître un deuxième chant,
dans un laps de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin
du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au début,
il ne doit pas commencer par un chef-d'oeuvre, mais suivre
la loi de la nature); il est né sur les rives américaines,
à l'embouchure de la Plata, là ou deux peuples, jadis
rivaux, s'efforcent actuellement de se surpasser par le
progrès matériel et moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et
Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers
les eaux argentines du grand estuaire. Mais, la guerre
éternelle a placé son empire destructeur sur les campagnes,
et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu,
vieillard, et pense à moi, si tu m'as lu. Toi, jeune homme,
ne te désespère point; car, tu as un ami dans le vampire,
malgré ton opinion contraire. En comptant l'acarus sarcopte qui
produit la gale, tu auras deux amis!
<<FIN DU PREMIER CHANT>>
chant2.txt
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<<LES CHANTS DE MALDOROR>><<CHANT DEUXIEME>>
<chant 2> <strophe 1>
Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa
bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa
échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment
de réflexion? Où est passé ce chant... On ne le sait pas au
juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l'ont gardé.
Et la morale, qui passait en cet endroit, ne présageant pas
qu'elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur
énergique, l'a vu se diriger, d'un pas ferme et droit, vers les
recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui
est du moins acquis à la science, c'est que, depuis ce temps,
l'homme, à la figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même,
et tombe souvent dans des accès de fureur qui le font
ressembler à une bête des bois. Ce n'est pas sa faute. Dans
tous les temps, il avait cru, les paupières ployant sous les
résédas de la modestie, qu'il n'était composé que de bien et
d'une quantité minime de mal. Brusquement je lui appris, en
découvrant au plein jour son coeur et ses trames, qu'au
contraire il n'est composé que de mal, et d'une quantité minime
de bien que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser
évaporer. Je voudrais qu'il ne ressente pas, moi, qui ne lui
apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mes amères
vérités; mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas
conforme aux lois de la nature. En effet, j'arrache le masque
à sa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un
à un, comme des boules d'ivoire sur un bassin d'argent, les
mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même: il est
alors compréhensible qu'il n'ordonne pas au calme d'imposer les
mains sur son visage, même quand la raison disperse les
ténèbres de l'orgueil. C'est pourquoi, le héros que je mets en
scène s'est attiré une haine irréconciliable, en attaquant
l'humanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche
d'absurdes tirades philanthropiques; elles sont entassées,
comme des grains de sable, dans ses livres, dont je suis
quelquefois sur le point, quand la raison m'abandonne,
d'estimer le comique si cocasse, mais ennuyant. Il l'avait
prévu. Il ne suffit pas de sculpter la statue de la bonté sur
le fronton des parchemins que contiennent les bibliothèques. O
être humain! te voilà, maintenant, nu comme un ver, en présence
de mon glaive de diamant! Abandonne ta méthode; il n'est plus
temps de faire l'orgueilleux: j'élance vers toi ma prière, dans
l'attitude de la prosternation. Il y a quelqu'un qui observe
les moindres mouvements de ta coupable vie; tu es enveloppé par
les réseaux subtils de sa perspicacité acharnée. Ne te fie pas
à lui, quand il tourne les reins; car, il te regarde; ne te fie
pas à lui, quand il ferme les yeux; car, il te regarde encore.
Il est difficile de supposer que, touchant les ruses et la
méchanceté, ta redoutable résolution soit de surpasser l'enfant
de mon imagination. Ses moindres coups portent. Avec des
précautions, il est possible d'apprendre à celui qui croit
l'ignorer que les loups et les brigands ne se dévorent pas
entre eux: ce n'est peut-être pas leur coutume. Par conséquent,
remets sans peur, entre ses mains, le soin de ton existence: il
la conduira d'une manière qu'il connaît. Ne crois pas à
l'intention qu'il fait reluire au soleil de te corriger; car,
tu l'intéresses médiocrement, pour ne pas dire moins; encore
n'approché-je pas, de la vérité totale, la bienveillante mesure
de ma vérification. Mais, c'est qu'il aime à te faire du mal,
dans la légitime persuasion que tu deviennes aussi méchant que
lui, et que tu l'accompagnes dans le gouffre béant de l'enfer,
quand cette heure sonnera. Sa place est depuis longtemps
marquée, à l'endroit où l'on remarque une potence en fer, à
laquelle sont suspendus des chaînes et des carcans. Quand la
destinée l'y portera, le funèbre entonnoir n'aura jamais goûté
de proie plus savoureuse, ni lui contemplé de demeure plus
convenable. Il me semble que je parle d'une manière
intentionnellement paternelle, et que l'humanité n'a pas le
droit de se plaindre.<chant 2> <strophe 2>
Je saisis la plume qui va construire le deuxième chant...
instrument arraché aux ailes de quelque pygargue roux! Mais...
qu'ont-ils donc mes doigts? Les articulations demeurent
paralysées, dès que je commence mon travail. Cependant, j'ai
besoin d'écrire... C'est impossible ! Eh bien, je répète que
j'ai besoin d'écrire ma pensée: j'ai le droit, comme un autre,
de me soumettre à cette loi naturelle... Mais non, mais non, la
plume reste inerte!... Tenez, voyez, à travers les campagnes,
l'éclair qui brille au loin. L'orage parcourt l'espace. Il
pleut... Il pleut toujours... Comme il pleut!... La foudre a
éclaté... elle s'est abattue sur ma fenêtre entr'ouverte, et m'a
étendu sur le carreau, frappé au front. Pauvre jeune homme! ton
visage était déjà assez maquillé par les rides précoces et la
difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, de
cette longue cicatrice sulfureuse! (Je viens de supposer que la
blessure est guérie, ce qui n'arrivera pas de sitôt.) Pourquoi
cet orage, et pourquoi la paralysie de mes doigts? Est-ce un
avertissement d'en haut pour m'empêcher d'écrire, et de mieux
considérer ce à quoi je m'expose, en distillant la bave de ma
bouche carrée? Mais, cet orage ne m'a pas causé la crainte. Que
m'importerait une légion d'orages! Ces agents de la police
céleste accomplissent avec zèle leur pénible devoir, si j'en
juge sommairement par mon front blessé. Je n'ai pas à remercier
le Tout-Puissant de son adresse remarquable; il a envoyé la
foudre de manière à couper précisément mon visage en deux, à
partir du front, endroit où la blessure a été le plus
dangereuse: qu'un autre le félicite! Mais, les orages attaquent
quelqu'un de plus fort qu'eux. Ainsi donc, horrible Éternel, à
la figure de vipère, il a fallu que, non content d'avoir placé
mon âme entre les frontières de la folie et les pensées de
fureur qui tuent d'une manière lente, tu aies cru, en outre,
convenable à ta majesté, après un mûr examen, de faire sortir de
mon front une coupe de sang !... Mais, enfin, qui te dit quelque
chose? Tu sais que je ne t'aime pas, et qu'au contraire je te
hais: pourquoi insistes-tu? Quand ta conduite voudra-t-elle
cesser de s'envelopper des apparences de la bizarrerie?
Parle-moi franchement, comme à un ami: est-ce que tu ne te
doutes pas, enfin, que tu montres, dans ta persécution odieuse,
un empressement naïf, dont aucun de tes séraphins n'oserait
faire ressortir le complet ridicule? Quelle colère te prend?
Sache que, si tu me laissais vivre à l'abri de tes poursuites,
ma reconnaissance t'appartiendrait... Allons, Sultan, avec ta
langue, débarrasse-moi de ce sang qui salit le parquet. Le
bandage est fini: mon front étanché a été lavé avec de l'eau
salée, et j'ai croisé des bandelettes à travers mon visage. Le
résultat n'est pas infini: quatre chemises, pleines de sang et
deux mouchoirs. On ne croirait pas, au premier abord, que
Maldoror contînt tant de sang dans ses artères; car, sur sa
figure, ne brillent que les reflets du cadavre. Mais, enfin,
c'est comme ça. Peut-être que c'est à peu près tout le sang que
pût contenir son corps, et il est probable qu'il n'y en reste
pas beaucoup. Assez, assez, chien avide; laisse le parquet tel
qu'il est; tu as le ventre rempli. Il ne faut pas continuer de
boire; car, tu ne tarderais pas à vomir. Tu es convenablement
repu, va te coucher dans le chenil; estime-toi nager dans le
bonheur; car, tu ne penseras pas à la faim, pendant trois jours
immenses, grâce aux globules que tu as descendues dans ton
gosier, avec une satisfaction solennellement visible. Toi,
Léman, prends un balai; je voudrais aussi en prendre un, mais je
n'en ai pas la force. Tu comprends, n'est-ce pas, que je n'en ai
pas la force? Remets tes pleurs dans leur fourreau; sinon, je
croirais que tu n'as pas le courage de contempler, avec
sang-froid, la grande balafre, occasionnée par un supplice déjà
perdu pour moi dans la nuit des temps passés. Tu iras chercher
à la fontaine deux seaux d'eau. Une fois le parquet lavé, tu
mettras ces linges dans la chambre voisine. Si la blanchisseuse
revient ce soir, comme elle doit le faire, tu les lui remettras;
mais, comme il a plu beaucoup depuis une heure, et qu'il
continue de pleuvoir, je ne crois pas qu'elle sorte de chez
elle; alors, elle viendra demain matin. Si elle te demande d'où
vient tout ce sang, tu n'es pas obligé de lui répondre. Oh! que
je suis faible! N'importe; j'aurai cependant la force de
soulever le porte-plume, et le courage de creuser ma pensée.
Qu'a-t-il rapporté au Créateur de me tracasser, comme si j'étais
un enfant, par un orage qui porte la foudre? Je n'en persiste
pas moins dans ma résolution d'écrire. Ces bandelettes
m'embêtent, et l'atmosphère de ma chambre respire le sang...<chant 2> <strophe 3>
Qu'il n'arrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous
passerons dans la rue, l'un à côté de l'autre, sans nous
regarder, en nous frôlant le coude, comme deux passants
pressés! Oh! qu'on me laisse fuir à jamais loin de cette
supposition! L'Éternel a créé le monde tel qu'il est: il
montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le temps
strictement nécessaire pour briser d'un coup de marteau la
tête d'une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de
nous révéler les mystères au milieu desquels notre existence
étouffe, comme un poisson au fond d'une barque. Mais, il est
grand et noble; il l'emporte sur nous par la puissance de ses
conceptions; s'il parlementait avec les hommes, toutes les
hontes rejailliraient jusqu'à son visage. Mais... misérable
que tu es! pourquoi ne rougis-tu pas? Ce n'est pas assez que
l'armée des douleurs physiques et morales, qui nous entoure,
ait été enfantée: le secret de notre destinée en haillons ne
nous est pas divulgué. Je le connais, le Tout-Puissant... et
lui, aussi, doit me connaître. Si, par hasard, nous marchons
sur le même sentier, sa vue perçante me voit arriver de loin:
il prend un chemin de traverse, afin d'éviter le triple dard
de platine que la nature me donna comme une langue! Tu me
feras plaisir, ô Créateur, de me laisser épancher mes
sentiments. Maniant les ironies terribles, d'une main ferme et
froide, je t'avertis que mon coeur en contiendra suffisamment,
pour m'attaquer à toi, jusqu'à la fin de mon existence. Je
frapperai ta carcasse creuse; mais, si fort, que je me charge
d'en faire sortir les parcelles restantes d'intelligence que
tu n'as pas voulu donner à l'homme, parce que tu aurais été
jaloux de le faire égal à toi, et que tu avais effrontément
cachées dans tes boyaux, rusé bandit, comme si tu ne savais
pas qu'un jour où l'autre je les aurais découvertes de mon
oeil toujours ouvert, les aurais enlevées, et les aurais
partagées avec mes semblables. J'ai fait ainsi que je parle,
et, maintenant, ils ne te craignent plus; ils traitent de
puissance à puissance avec toi. Donne-moi la mort, pour faire
repentir mon audace: je découvre ma poitrine et j'attends avec
humilité. Apparaissez donc, envergures dérisoires de
châtiments éternels!... déploiements emphatiques d'attributs
trop vantés! Il a manifesté l'incapacité d'arrêter la
circulation de mon sang qui le nargue. Cependant, j'ai des
preuves qu'il n'hésite pas d'éteindre, à la fleur de l'âge, le
souffle d'autres humains, quand ils ont à peine goûté les
jouissances de la vie. C'est simplement atroce; mais,
seulement, d'après la faiblesse de mon opinion! J'ai vu le
Créateur, aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser des
incendies où périssaient les vieillards et les enfants! Ce
n'est pas moi qui commence l'attaque; c'est lui qui me force
à le faire tourner, ainsi qu'une toupie, avec le fouet aux
cordes d'acier. N'est-ce pas lui qui me fournit des
accusations contre lui-même? Ne tarira point ma verve
épouvantable! Elle se nourrit des cauchemars insensés qui
tourmentent mes insomnies. C'est à cause de Lohengrin que ce
qui précède a été écrit; revenons donc à lui. Dans la crainte
qu'il ne devînt plus tard comme les autres hommes, j'avais
d'abord résolu de le tuer à coups de couteau, lorsqu'il aurait
dépassé l'âge d'innocence. Mais, j'ai réfléchi, et j'ai
abandonné sagement ma résolution à temps. Il ne se doute pas
que sa vie a été en péril pendant un quart d'heure. Tout était
prêt, et le couteau avait été acheté. Ce stylet était mignon,
car j'aime la grâce et l'élégance jusque dans les appareils de
la mort; mais il était long et pointu. Une seule blessure au
cou, en perçant avec soin une des artères carotides, et je
crois que ç'aurait suffi. Je suis content de ma conduite; je
me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais ce que tu
voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie
dans une prison obscure, avec des scorpions pour compagnons de
ma captivité, ou arrache-moi un oeil jusqu'à ce qu'il tombe à
terre, je ne te ferai jamais le moindre reproche; je suis à
toi, je t'appartiens, je ne vis plus pour moi. La douleur que
tu me causeras ne sera pas comparable au bonheur de savoir,
que celui qui me blesse, de ses mains meurtrières, est trempé
dans une essence plus divine que celle de ses semblables! Oui,
c'est encore beau de donner sa vie pour un être humain, et de
conserver ainsi l'espérance que tous les hommes ne sont pas
méchants, puisqu'il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de
force, vers soi, les répugnances défiantes de ma sympathie
amère!...<chant 2> <strophe 4>
Il est minuit; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille
à la Madeleine. Je me trompe; en voilà un qui apparaît
subitement, comme s'il sortait de dessous terre. Les quelques
passants attardés le regardent attentivement; car, il paraît
ne ressembler à aucun autre. Sont assis, à l'impériale, des
hommes qui ont l'oeil immobile, comme celui d'un poisson mort.
Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent
avoir perdu la vie; au reste, le nombre réglementaire n'est
pas dépassé. Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses
chevaux, on dirait que c'est le fouet qui fait remuer son
bras, et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblage
d'êtres bizarres et muets? Sont-ce des habitants de la lune?
Il y a des moments où on serait tenté de le croire; mais, ils
ressemblent plutôt à des cadavres. L'omnibus, pressé d'arriver
à la dernière station, dévore l'espace, et fait craquer le
pavé... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit
avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
"Arrêtez, je vous en supplie; arrêtez... mes jambes sont
gonflées d'avoir marché pendant la journée... je n'ai pas
mangé depuis hier... mes parents m'ont abandonné... je ne sais
plus que faire... je suis résolu de retourner chez moi, et j'y
serais vite arrivé, si vous m'accordiez une place... je suis
un petit enfant de huit ans, et j'ai confiance en vous... » Il
s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le
poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la
poussière. Un de ces hommes, à l'oeil froid, donne un coup de
coude à son voisin, et paraît lui exprimer son mécontentement
de ces gémissements, au timbre argentin, qui parviennent
jusqu'à son oreille. L'autre baisse la tête d'une manière
imperceptible, en forme d'acquiescement, et se replonge
ensuite dans l'immobilité de son égoïsme, comme une tortue
dans sa carapace. Tout indique dans les traits des autres
voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux premiers. Les
cris se font encore entendre pendant deux ou trois minutes,
plus perçants de seconde en seconde. L'on voit des fenêtres
s'ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière
à la main, après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refermer
le volet avec impétuosité, pour ne plus reparaître... Il
s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le
poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la
poussière. Seul, un jeune homme, plongé dans la rêverie, au
milieu de ces personnages de pierre, paraît ressentir de la
pitié pour le malheur. En faveur de l'enfant, qui croit
pouvoir l'atteindre, avec ses petites jambes endolories, il
n'ose pas élever la voix; car les autres hommes lui jettent
des regards de mépris et d'autorité, et il sait qu'il ne peut
rien faire contre tous. Le coude appuyé sur ses genoux et la
tête entre ses mains, il se demande, stupéfait, si c'est là
vraiment ce qu'on appelle la charité humaine. Il reconnaît
alors que ce n'est qu'un vain mot, qu'on ne trouve plus même
dans le dictionnaire de la poésie, et avoue avec franchise son
erreur. Il se dit: « En effet, pourquoi s'intéresser à un
petit enfant? Laissons-le de côté. » Cependant, une larme
brûlante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient de
blasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme
pour en écarter un nuage dont l'opacité obscurcit son
intelligence. Il se démène, mais en vain, dans le siècle où il
a été jeté; il sent qu'il n'y est pas à sa place, et cependant
il ne peut en sortir. Prison terrible! Fatalité hideuse!
Lombano, je suis content de toi depuis ce jour! Je ne cessais
pas de t'observer, pendant que ma figure respirait la même
indifférence que celle des autres voyageurs. L'adolescent se
lève, dans un mouvement d'indignation, et veut se retirer,
pour ne pas participer, même involontairement, à une mauvaise
action. Je lui fais un signe, et il se remet à mon côté... Il
s'enfuit!... Il s'enfuit!... Mais, une masse informe le poursuit
avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
Les cris cessent subitement; car, l'enfant a touché du pied
contre un pavé en saillie, et s'est fait une blessure à la
tête, en tombant. L'omnibus a disparu à l'horizon, et l'on ne
voit plus que la rue silencieuse... Il s'enfuit !... Il
s'enfuit !... Mais, une masse informe ne le poursuit plus avec
acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Voyez
ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte; il
y a en lui plus de coeur que dans tous ses pareils de
l'omnibus. Il vient de ramasser l'enfant; soyez sûr qu'il le
guérira, et ne l'abandonnera pas, comme ont fait ses parents.
Il s'enfuit !... Il s'enfuit !... Mais, de l'endroit où il se
trouve, le regard perçant du chiffonnier le poursuit avec
acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière!...
Race stupide et idiote! Tu te repentiras de te conduire ainsi.
C'est moi qui te le dis. Tu t'en repentiras, va! tu t'en
repentiras. Ma poésie ne consistera qu'à attaquer, par tous
les moyens, l'homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui
n'aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Les volumes
s'entasseront sur les volumes, jusqu'à la fin de ma vie, et,
cependant, l'on n'y verra que cette seule idée, toujours
présente à ma conscience!<chant 2> <strophe 5>
Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour je passais dans
une rue étroite; chaque jour, une jeune fille svelte de dix
ans me suivait, à distance, respectueusement, le long de cette
rue, en me regardant avec des paupières sympathiques et
curieuses. Elle était grande pour son âge et avait la taille
élancée. D'abondants cheveux noirs, séparés en deux sur la
tête, tombaient en tresses indépendantes sur des épaules
marmoréennes. Un jour, elle me suivait comme de coutume; les
bras musculeux d'une femme du peuple la saisit par les
cheveux, comme le tourbillon saisit la feuille, appliqua deux
gifles brutales sur une joue fière et muette, et ramena dans
la maison cette conscience égarée. En vain, je faisais
l'insouciant; elle ne manquait jamais de me poursuivre de sa
présence devenue inopportune. Lorsque j'enjambais une autre
rue, pour continuer mon chemin, elle s'arrêtait, faisant un
violent effort sur elle-même, au terme de cette rue étroite,
immobile comme la statue du Silence, et ne cessait de regarder
devant elle, jusqu'à ce que je disparusse. Une fois, cette
jeune fille me précéda dans la rue, et emboîta le pas devant
moi. Si j'allais vite pour la dépasser, elle courait presque
pour maintenir la distance égale; mais, si je ralentissais le
pas, pour qu'il y eût un intervalle de chemin, assez grand
entre elle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y
mettait la grâce de l'enfance. Arrivée au terme de la rue,
elle se retourna lentement, de manière à me barrer le passage.
Je n'eus pas le temps de m'esquiver, et je me trouvai devant
sa figure. Elle avait les yeux gonflés et rouges. Je voyais
facilement qu'elle voulait me parler, et qu'elle ne savait
comment s'y prendre. Devenue subitement pâle comme un cadavre,
elle me demanda: « Auriez-vous la bonté de me dire quelle
heure est-il? » Je lui dis que je ne portais pas de montre,
et je m'éloignai rapidement. Depuis ce jour, enfant à
l'imagination inquiète et précoce, tu n'as plus revu, dans la
rue étroite, le jeune homme mystérieux qui battait
péniblement, de sa sandale lourde, le pavé des carrefours
tortueux. L'apparition de cette comète enflammée ne reluira
plus, comme un triste sujet de curiosité fanatique, sur la
façade de ton observation déçue; et, tu penseras souvent, trop
souvent, peut-être toujours, à celui qui ne paraissait pas
s'inquiéter des maux, ni des biens de la vie présente, et s'en
allait au hasard, avec une figure horriblement morte, les
cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les bras nageant
aveuglément dans les eaux ironiques de l'éther, comme pour y
chercher la proie sanglante de l'espoir, ballottée
continuellement, à travers les immenses régions de l'espace,
par le chasse-neige implacable de la fatalité. Tu ne me verras
plus, et je ne te verrai plus!... Qui sait? Peut-être que
cette fille n'était pas ce qu'elle se montrait. Sous une
enveloppe naïve, elle cachait peut-être une immense ruse, le
poids de dix-huit années, et le charme du vice. On a vu des
vendeuses d'amour s'expatrier avec gaîté des îles
Britanniques, et franchir le détroit. Elles rayonnaient leurs
ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant la lumière
parisienne; et, quand vous les apperceviez, vous disiez: «
Mais elles sont encore enfants; elles n'ont pas plus de dix ou
douze ans. » En réalité elles en avaient vingt. Oh! dans cette
supposition, maudits soient-ils les détours de cette rue
obscure! Horrible! horrible! ce qui s'y passe. Je crois que sa
mère la frappa parce qu'elle ne faisait pas son métier avec
assez d'adresse. Il est possible que ce ne fût qu'un enfant,
et alors la mère est plus coupable encore. Moi, je ne veux pas
croire à cette supposition, qui n'est qu'une hypothèse, et je
préfère aimer, dans ce caractère romanesque, une âme qui se
dévoile trop tôt... Ah! vois-tu, jeune fille, je t'engage à ne
plus reparaître devant mes yeux, si jamais je repasse dans la
rue étroite. Il pourrait t'en coûter cher! Déjà le sang et la
haine me montent vers la tête, à flots bouillants. Moi, être
assez généreux pour aimer mes semblables! Non, non! Je l'ai
résolu depuis le jour de ma naissance! Ils ne m'aiment pas,
eux! On verra les mondes se détruire, et le granit glisser,
comme un cormoran, sur la surface des flots, avant que je
touche la main infâme d'un être humain. Arrière... arrière,
cette main!... Jeune fille, tu n'es pas un ange, et tu
deviendras, en somme, comme les autres femmes. Non, non, je
t'en supplie; ne reparais plus devant mes sourcils froncés et
louches. Dans un moment d'égarement, je pourrais te prendre
les bras, les tordre comme un linge lavé dont on exprime
l'eau, ou les casser avec fracas, comme deux branches sèches,
et te les faire ensuite manger, en employant la force. Je
pourrais, en prenant ta tête entre mes mains, d'un air
caressant et doux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes
de ton cerveau innocent, pour en extraire, le sourire aux
lèvres, une graisse efficace qui lave mes yeux, endoloris par
l'insomnie éternelle de la vie. Je pourrais, cousant tes
paupières avec une aiguille, te priver du spectacle de
l'univers, et te mettre dans l'impossibilité de trouver ton
chemin; ce n'est pas moi qui te servirai de guide. Je
pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer, te
saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme
une fronde, concentrer mes forces en décrivant la dernière
circonférence, et te lancer contre la muraille. Chaque goutte
de sang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer les
hommes, et mettre devant eux l'exemple de ma méchanceté! Ils
s'arracheront sans trève des lambeaux et des lambeaux de
chair; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la même
place, et brillera comme un diamant. Sois tranquille, je
donnerai à une demi-douzaine de domestiques l'ordre de garder
les restes vénérés de ton corps, et de les préserver de la
faim des chiens voraces. Sans doute, le corps est resté plaqué
sur la muraille, comme une poire mûre, et n'est pas tombé à
terre; mais, les chiens savent accomplir des bonds élevés, si
l'on n'y prend garde.<chant 2> <strophe 6>
Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des
Tuileries, comme il est gentil! Ses yeux hardis dardent
quelque objet invisible, au loin, dans l'espace. Il ne doit
pas avoir plus de huit ans, et, cependant, il ne s'amuse pas,
comme il serait convenable. Tout au moins il devrait rire et
se promener avec quelque camarade, au lieu de rester seul;
mais, ce n'est pas son caractère. Cet enfant, qui est assis
sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil! Un
homme, mû par un dessein caché, vient s'asseoir à côté de lui,
sur le même banc, avec des allures équivoques. Qui est-ce? Je
n'ai pas besoin de vous le dire; car, vous le reconnaîtrez à
sa conversation tortueuse. Écoutons-les, ne les dérangeons
pas:
-- A quoi pensais-tu, enfant?
-- Je pensais au ciel.
-- Il n'est pas nécessaire que tu penses au ciel; c'est déjà
assez de penser à la terre. Es-tu fatigué de vivre, toi, d qui
viens à peine de naître?
-- Non, mais chacun préfère le ciel à la terre.
-- Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a été fait par Dieu,
ainsi que la terre, sois sûr que tu y rencontreras les mêmes
maux qu'ici-bas. Après ta mort, tu ne seras pas récompensé
d'après tes mérites; car, si l'on te commet des injustices sur
cette terre (comme tu l'éprouveras, par expérience, plus
tard), il n'y a pas de raison pour que, dans l'autre vie, on
ne t'en commette non plus. Ce que tu as de mieux à faire,
c'est de ne pas penser à Dieu, et de te faire justice
toi-même, puisqu'on te la refuse. Si un de tes camarades
t'offensait, est-ce que tu ne serais pas heureux de le tuer?
-- Mais, c'est défendu.
-- Ce n'est pas si défendu que tu crois. Il s'agit seulement
de ne pas se laisser attraper. La justice qu'apportent les
lois ne vaut rien; c'est la jurisprudence de l'offensé qui
compte. Si tu détestais un de tes camarades, est-ce que tu ne
serais pas malheureux de songer qu'à chaque instant tu aies sa
pensée devant tes yeux?
-- C'est vrai.
-- Voilà donc un de tes camarades qui te rendrait malheureux
toute ta vie; car, voyant que ta haine n'est que passive, il
ne continuera pas moins de se narguer de toi, et de te causer
du mal impunément. Il n'y a donc qu'un moyen de faire cesser
la situation; c'est de se débarrasser de son ennemi. Voilà où
je voulais en venir, pour te faire comprendre sur quelles
bases est fondée la société actuelle. Chacun doit se faire
justice lui-même, sinon il n'est qu'un imbécile. Celui qui
remporte la victoire sur ses semblables, celui-là est le plus
rusé et le plus fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un jour
dominer tes semblables?
-- Oui, oui.
-- Sois donc le plus fort et le plus rusé. Tu es encore trop
jeune pour être le plus fort; mais, dès aujourd'hui, tu peux
employer la ruse, le plus bel instrument des hommes de génie.
Lorsque le berger David atteignait au front le géant Goliath
d'une pierre lancée par la fronde, est-ce qu'il n'est pas
admirable de remarquer que c'est seulement par la ruse que
David a vaincu son adversaire, et que si, au contraire, ils
s'étaient pris à bras-le-corps, le géant l'aurait écrasé comme
une mouche? Il en est de même pour toi. A guerre ouverte, tu
ne pourras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es
désireux d'étendre ta volonté; mais, avec la ruse, tu pourras
lutter seul contre tous. Tu désires les richesses, les beaux
palais et la gloire? ou m'as-tu trompé quand tu m'as affirmé
ces nobles prétentions?
-- Non, non, je ne vous trompais pas. Mais, je voudrais
acquérir ce que je désire par d'autres moyens.
-- Alors, tu n'acquerras rien du tout. Les moyens vertueux et
bonasses ne mènent à rien. Il faut mettre à l'oeuvre des
leviers plus énergiques et des trames plus savantes. Avant que
tu deviennes célèbre par ta vertu et que tu atteignes le but,
cent autres auront le temps de faire des cabrioles par dessus
ton dos, et d'arriver au bout de la carrière avant toi, de
telle manière qu'il ne s'y trouvera plus de place pour tes
idées étroites. Il faut savoir embrasser, avec plus de
grandeur, l'horizon du temps présent. N'as-tu jamais entendu
parler, par exemple, de la gloire immense qu'apportent les
victoires? Et, cependant, les victoires ne se font pas seules.
Il faut verser du sang, beaucoup de sang, pour les engendrer
et les déposer aux pieds des conquérants. Sans les cadavres et
les membres épars que tu aperçois dans la plaine, où s'est
opéré sagement le carnage, il n'y aurait pas de guerre, et,
sans guerre, il n'y aurait pas de victoire. Tu vois que,
lorsqu'on veut devenir célèbre, il faut se plonger avec grâce
dans des fleuves de sang, alimentés par de la chair à canon.
Le but excuse le moyen. La première chose, pour devenir
célèbre, est d'avoir de l'argent. Or, comme tu n'en as pas, il
faudra assassiner pour en acquérir; mais, comme tu n'es pas
assez fort pour manier le poignard, fais-toi voleur, en
attendant que tes membres aient grossi. Et, pour qu'ils
grossissent plus vite, je te conseille de faire de la
gymnastique deux fois par jour, une heure le matin, une heure
le soir. De cette manière, tu pourras essayer le crime, avec
un certain succès, dès l'âge de quinze ans, au lieu d'attendre
jusqu'à vingt. L'amour de la gloire excuse tout, et peut-être,
plus tard, maître de tes semblables, leur feras-tu presque
autant de bien que tu leur as fait du mal au commencement!...
Maldoror s'aperçoit que le sang bouillonne dans la tête de
son jeune interlocuteur; ses narines sont gonflées, et ses
lèvres rejettent une légère écume blanche. Il lui tâte le
pouls; les pulsations sont précipitées. La fièvre a gagné ce
corps délicat. Il craint les suites de ses paroles; il
s'esquive, le malheureux, contrarié de n'avoir pas pu
entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque, dans
l'âge mûr, il est si difficile de maîtriser les passions,
balancé entre le bien et le mal, qu'est-ce dans un esprit,
encore plein d'inexpérience? et quelle somme d'énergie
relative ne lui faut-il pas en plus? L'enfant en sera quitte
pour garder le lit trois jours. Plût au ciel que le contact
maternel amène la paix dans cette fleur sensible, fragile
enveloppe d'une belle âme!<chant 2> <strophe 7>
Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l'hermaphrodite,
profondément assoupi sur le gazon, mouillé de ses pleurs. La
lune a dégagé son disque de la masse des nuages, et caresse
avec ses pâles rayons cette douce figure d'adolescent. Ses
traits expriment l'énergie la plus virile, en même temps que la
grâce d'une vierge céleste. Rien ne paraît naturel en lui, pas
même les muscles de son corps, qui se fraient un passage à
travers les contours harmonieux de formes féminines. Il a le
bras recourbé sur le front, l'autre main appuyée contre la
poitrine, comme pour comprimer les battements d'un coeur fermé
à toutes les confidences, et chargé du pesant fardeau d'un
secret éternel. Fatigué de la vie, et honteux de marcher parmi
des êtres qui ne lui ressemblent pas, le désespoir a gagné son
âme, et il s'en va seul, comme le mendiant de la vallée.
Comment se procure-t-il les moyens d'existence? Des âmes
compatissantes veillent de près sur lui, sans qu'il se doute de
cette surveillance, et ne l'abandonnent pas: il est si bon! il
est si résigné! Volontiers il parle quelquefois avec ceux qui
ont le caractère sensible, sans leur toucher la main, et se
tient à distance, dans la crainte d'un danger imaginaire. Si on
lui demande pourquoi il a pris la solitude pour compagne, ses
yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avec peine une larme
de reproche contre la Providence; mais, il ne répond pas à
cette question imprudente, qui répand, dans la neige de ses
paupières, la rougeur de la rose matinale. Si l'entretien se
prolonge, il devient inquiet, tourne les yeux vers les quatre
points de l'horizon, comme pour chercher à fuir la présence
d'un ennemi invisible qui s'approche, fait de la main un adieu
brusque, s'éloigne sur les ailes de sa pudeur en éveil, et
disparaît dans la forêt. On le prend généralement pour un fou.
Un jour, quatre hommes masqués, qui avaient reçu des ordres, se
jetèrent sur lui et le garrottèrent solidement, de manière
qu'il ne pût remuer que les jambes. Le fouet abattit ses rudes
lanières sur son dos, et ils lui dirent qu'il se dirigeât sans
délai vers la route qui mène à Bicêtre. Il se mit à sourire en
recevant les coups, et leur parla avec tant de sentiment,
d'intelligence sur beaucoup de sciences humaines qu'il avait
étudiées et qui montraient une grande instruction dans celui
qui n'avait pas encore franchi le seuil de la jeunesse, et sur
les destinées de l'humanité où il dévoila entière la noblesse
poétique de son âme, que ses gardiens, épouvantés jusqu'au sang
de l'action qu'ils avaient commise, délièrent ses membres
brisés, se traînèrent à ses genoux, en demandant un pardon qui
fut accordé, et s'éloignèrent, avec les marques d'une
vénération qui ne s'accorde pas ordinairement aux hommes.
Depuis cet événement, dont on parla beaucoup, son secret fut
deviné par chacun, mais on paraît l'ignorer, pour ne pas
augmenter ses souffrances; et le gouvernement lui accorde une
pension honorable, pour lui faire oublier qu'un instant on
voulut l'introduire par force, sans vérification préalable,
dans un hospice d'aliénés. Lui, il emploie la moitié de son
argent; le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit un
homme et une femme qui se promènent dans quelque allée de
platanes, il sent son corps se fendre en deux de bas en haut,
et chaque partie nouvelle aller étreindre un des promeneurs;
mais, ce n'est qu'une hallucination, et la raison ne tarde pas
à reprendre son empire. C'est pourquoi, il ne mêle sa présence,
ni parmi les hommes, ni parmi les femmes; car, sa pudeur
excessive, qui a pris jour dans cette idée qu'il n'est qu'un
monstre, l'empêche d'accorder sa sympathie brûlante à qui que
ce soit. Il croirait se profaner, et il croirait profaner les
autres. Son orgueil lui répète cet axiome: « Que chacun reste
dans sa nature. » Son orgueil, ai-je dit, parce qu'il craint
qu'en joignant sa vie à un homme ou à une femme, on ne lui
reproche tôt ou tard, comme une faute énorme, la conformation
de son organisation. Alors, il se retranche dans son
amour-propre, offensé par cette supposition impie qui ne vient
que de lui, et il persévère à rester seul, au milieu des
tourments, et sans consolation. Là, dans un bosquet entouré de
fleurs, dort l'hermaphrodite, profondément assoupi sur le
gazon, mouillé de ses pleurs. Les oiseaux, éveillés,
contemplent avec ravissement cette figure mélancolique, à
travers les branches des arbres, et le rossignol ne veut pas
faire entendre ses cavatines de cristal. Le bois est devenu
auguste comme une tombe, par la présence nocturne de
l'hermaphrodite infortuné. O voyageur égaré, par ton esprit
d'aventure qui t'a fait quitter ton père et ta mère, dès l'âge
le plus tendre; par les souffrances que la soif t'a causées,
dans le désert; par ta patrie que tu cherches peut-être, après
avoir longtemps erré, proscrit, dans des contrées étrangères;
par ton coursier, ton fidèle ami, qui a supporté, avec toi,
l'exil et l'intempérie des climats que te faisait parcourir ton
humeur vagabonde; par la dignité que donnent à l'homme les
voyages sur les terres lointaines et les mers inexplorées, au
milieu des glaçons polaires, ou sous l'influence d'un soleil
torride, ne touche pas avec ta main, comme avec un frémissement
de la brise, ces boucles de cheveux, répandues sur le sol, et
qui se mêlent à l'herbe verte. Écarte-toi de plusieurs pas, et
tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée; c'est
l'hermaphrodite lui-même qui l'a voulu. Il ne veut pas que des
lèvres humaines embrassent religieusement ses cheveux, parfumés
par le souffle de la montagne, pas plus que son front, qui
resplendit, en cet instant, comme les étoiles du firmament.
Mais, il vaut mieux croire que c'est une étoile elle-même qui
est descendue de son orbite, en traversant l'espace, sur ce
front majestueux, qu'elle entoure avec sa clarté de diamant,
comme d'une auréole. La nuit, écartant du doigt sa tristesse,
se revêt de tous ses charmes pour fêter le sommeil de cette
incarnation de la pudeur, de cette image parfaite de
l'innocence des anges: le bruissement des insectes est moins
perceptible. Les branches penchent sur lui leur élévation
touffue, afin de le préserver de la rosée, et la brise, faisant
résonner les cordes de sa harpe mélodieuse, envoie ses accords
joyeux, à travers le silence universel, vers ces paupières
baissées, qui croient assister, immobiles, au concert cadencé
des mondes suspendus. Il rêve qu'il est heureux; que sa nature
corporelle a changé; ou que, du moins, il s'est envolé sur un
nuage pourpre, vers une autre sphère, habitée par des êtres de
même nature que lui. Hélas! que son illusion se prolonge
jusqu'au réveil de l'aurore! Il rêve que les fleurs dansent
autour de lui en rond, comme d'immenses guirlandes folles, et
l'imprégnent de leurs parfums suaves, pendant qu'il chante un
hymne d'amour, entre les bras d'un être humain d'une beauté
magique. Mais, ce n'est qu'une vapeur crépusculaire que ses
bras entrelacent; et, quand il se réveillera, ses bras ne
l'entrelaceront plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite; ne te
réveille pas encore, je t'en supplie. Pourquoi ne veux-tu pas
me croire? Dors... dors toujours. Que ta poitrine se soulève,
en poursuivant l'espoir chimérique du bonheur, je te le
permets; mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah ! n'ouvre pas tes yeux!
Je veux te quitter ainsi, pour ne pas être témoin de ton
réveil. Peut-être un jour, à l'aide d'un livre volumineux, dans
des pages émues, raconterai-je ton histoire, épouvanté de ce
qu'elle contient, et des enseignements qui s'en dégagent.
Jusqu'ici, je ne l'ai pas pu; car, chaque fois que je l'ai
voulu, d'abondantes larmes tombaient sur le papier, et mes
doigts tremblaient, sans que ce fût de vieillesse. Mais, je
veux avoir à la fin ce courage. Je suis indigné de n'avoir pas
plus de nerfs qu'une femme, et de m'évanouir, comme une petite
fille, chaque fois que je réfléchis à ta grande misère. Dors...
dors toujours; mais, n'ouvre pas tes yeux. Ah! n'ouvre pas tes
yeux! Adieu, hermaphrodite! Chaque jour, je ne manquerai pas de
prier le ciel pour toi (si c'était pour moi, je ne le prierai
point). Que la paix soit dans ton sein!<chant 2> <strophe 8>
Quand une femme, à la voix de soprano, émet ses notes vibrantes
et mélodieuses, à l'audition de cette harmonie humaine, mes
yeux se remplissent d'une flamme latente et lancent des
étincelles douloureuses, tandis que dans mes oreilles semble
retentir le tocsin de la canonnade. D'où peut venir cette
répugnance profonde pour tout ce qui tient à l'homme? Si les
accords s'envolent des fibres d'un instrument, j'écoute avec
volupté ces notes perlées qui s'échappent en cadence à travers
les ondes élastiques de l'atmosphère. La perception ne transmet
à mon ouïe qu'une impression d'une douceur à fondre les nerfs
et la pensée; un assoupissement ineffable enveloppe de ses
pavots magiques, comme d'un voile qui tamise la lumière du
jour, la puissance active de mes sens et les forces vivaces de
mon imagination. On raconte que je naquis entre les bras de la
surdité! Aux premières époques de mon enfance, je n'entendais
pas ce qu'on me disait. Quand, avec les plus grandes
difficultés, on parvint à m'apprendre à parler, c'était
seulement, après avoir lu sur une feuille ce que quelqu'un
écrivait, que je pouvais communiquer, à mon tour, le fil de mes
raisonnements. Un jour, jour néfaste, je grandissais en beauté
et en innocence; et chacun admirait l'intelligence et la bonté
du divin adolescent. Beaucoup de consciences rougissaient quand
elles contemplaient ces traits limpides où son âme avait placé
son trône. On ne s'approchait de lui qu'avec vénération, parce
qu'on remarquait dans ses yeux le regard d'un ange. Mais non,
je savais de reste que les roses heureuses de l'adolescence ne
devaient pas fleurir perpétuellement, tressées en guirlandes
capricieuses, sur son front modeste et noble, qu'embrassaient
avec frénésie toutes les mères. Il commençait à me sembler que
l'univers, avec sa voûte étoilée de globes impassibles et
agaçants, n'était peut-être pas ce que j'avais rêvé de plus
grandiose. Un jour, donc, fatigué de talonner du pied le
sentier abrupte du voyage terrestre, et de m'en aller, en
chancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes
obscures de la vie, je soulevai avec lenteur mes yeux
spleenétiques, cernés d'un grand cercle bleuâtre, vers la
concavité du firmament, et j'osai pénétrer, moi, si jeune, les
mystères du ciel! Ne trouvant pas ce que je cherchais, je
soulevai la paupière effarée plus haut, plus haut encore,
jusqu'à ce que j'aperçusse un trône, formé d'excréments humains
et d'or, sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps
recouvert d'un linceul fait avec des draps non lavés d'hôpital,
celui qui s'intitule lui-même le Créateur! Il tenait à la main
le tronc pourri d'un homme mort, et le portait,
alternativement, des yeux au nez et du nez à la bouche; une
fois à la bouche, on devine ce qu'il en faisait. Ses pieds
plongeaient dans une vaste mare de sang en ébullition, à la
surface duquel s'élevaient tout à coup, comme des ténias à
travers le contenu d'un pot de chambre, deux ou trois têtes
prudentes, et qui s'abaissaient aussitôt, avec la rapidité de
la flèche: un coup de pied, bien appliqué sur l'os du nez,
était la récompense connue de la révolte au règlement,
occasionnée par le besoin de respirer un autre milieu; car,
enfin, ces hommes n'étaient pas des poissons! Amphibies tout
au plus, ils nageaient entre deux eaux dans ce liquide
immonde!... jusqu'à ce que, n'ayant plus rien dans la main, le
Créateur, avec les deux premières griffes du pied, saisît un
autre plongeur par le cou, comme dans une tenaille, et le
soulevât en l'air, en dehors de la vase rougeâtre, sauce
exquise! Pour celui-là, il faisait comme pour l'autre. Il lui
dévorait d'abord la tête, les jambes et les bras, et en dernier
lieu le tronc, jusqu'à ce qu'il ne restât plus rien; car, il
croquait les os. Ainsi de suite, durant les autres heures de
son éternité. Quelquefois il s'écriait: « Je vous ai créés;
donc j'ai le droit de faire de vous ce que je veux. Vous ne
m'avez rien fait, je ne dis pas le contraire. Je vous fais
souffrir, et c'est pour mon plaisir. » Et il reprenait son
repas cruel, en remuant sa mâchoire inférieure, laquelle
remuait sa barbe pleine de cervelle. O lecteur, ce dernier
détail ne te fait-il pas venir l'eau à la bouche? N'en mange
pas qui veut d'une pareille cervelle, si bonne, toute fraîche,
et qui vient d'être pêchée il n'y a qu'un quart d'heure dans
le lac aux poissons. Les membres paralysés, et la gorge muette,
je contemplai quelque temps ce spectacle. Trois fois, je
faillis tomber à la renverse, comme un homme qui subit une
émotion trop forte; trois fois, je parvins à me remettre sur
les pieds. Pas une fibre de mon corps ne restait immobile; et
je tremblais, comme tremble la lave intérieure d'un volcan. A
la fin, ma poitrine oppressée, ne pouvant chasser avec assez
de vitesse l'air qui donne la vie, les lèvres de ma bouche
s'entr'ouvrirent, et je poussai un cri... un cri si
déchirant... que je l'entendis! Les entraves de mon oreille se
délièrent d'une manière brusque, le tympan craqua sous le choc
de cette masse d'air sonore repoussée loin de moi avec énergie,
et il se passa un phénomène nouveau dans l'organe condamné par
la nature. Je venais d'entendre un son! Un cinquième sens se
révélait en moi ! Mais, quel plaisir eussé-je pu trouver d'une
pareille découverte? Désormais, le son humain n'arriva à mon
oreille qu'avec le sentiment de la douleur qu'engendre la pitié
pour une grande injustice. Quand quelqu'un me parlait, je me
rappelais ce que j'avais vu, un jour, au-dessus des sphères
visibles, et la traduction de mes sentiments étouffés en un
hurlement impétueux, dont le timbre était identique à celui de
mes semblables! Je ne pouvais pas lui répondre; car, les
supplices exercés sur la faiblesse de l'homme, dans cette mer
hideuse de pourpre, passaient devant mon front en rugissant
comme des éléphants écorchés, et rasaient de leurs ailes de feu
mes cheveux calcinés. Plus tard, quand je connus davantage
l'humanité, à ce sentiment de pitié se joignit une fureur
intense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants
endurcis ne savent que maudire et faire le mal. Audace du
mensonge! ils disent que le mal n'est chez eux qu'à l'état
d'exception!... Maintenant, c'est fini depuis longtemps; depuis
longtemps, je n'adresse la parole à personne. O vous, qui que
vous soyez, quand vous serez à côté de moi, que les cordes de
votre glotte ne laissent échapper aucune intonation; que votre
larynx immobile n'aille pas s'efforcer de surpasser le
rossignol; et vous-même n'essayez nullement de me faire
connaître votre âme à l'aide du langage. Gardez un silence
religieux, que rien n'interrompe; croisez humblement vos mains
sur la poitrine, et dirigez vos paupières sur le bas. Je vous
l'ai dit, depuis la vision qui me fit connaître la vérité
suprême, assez de cauchemars ont sucé avidement ma gorge,
pendant les nuits et les jours, pour avoir encore le courage
de renouveler, même par la pensée, les souffrances que
j'éprouvai dans cette heure infernale, qui me poursuit sans
relâche de son souvenir. Oh! quand vous entendez l'avalanche
de neige tomber du haut de la froide montagne; la lionne se
plaindre, au désert aride, de la disparition de ses petits; la
tempête accomplir sa destinée; le condamné mugir, dans la
prison, la veille de la guillotine; et le poulpe féroce
raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs
et les naufragés, dites-le, ces voix majestueuses ne sont-elles
pas plus belles que le ricanement de l'homme !<chant 2> <strophe 9>
Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais.
Ils ne lui doivent rien; mais, ils le craignent. Celui-ci, qui
n'aime pas le vin, mais qui préfère le sang, si on ne
satisfaisait pas à ses besoins légitimes, serait capable, par un
pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu'un éléphant, d'écraser
les hommes comme des épis. Aussi faut-il voir comme on le
respecte, comme on l'entoure d'une vénération canine, comme on
le place en haute estime au-dessus des animaux de la création.
On lui donne la tête pour trône, et lui, accroche ses griffes à
la racine des cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsqu'il est
gras et qu'il entre dans un âge avancé, en imitant la coutume
d'un peuple ancien, on le tue, afin de ne pas lui faire sentir
les atteintes de la vieillesse. On lui fait des funérailles
grandioses, comme à un héros, et la bière, qui le conduit
directement vers le couvercle de la tombe, est portée, sur les
épaules, par les principaux citoyens. Sur la terre humide que le
fossoyeur remue avec sa pelle sagace, on combine des phrases
multicolores sur l'immortalité de l'âme, sur le néant de la vie,
sur la volonté inexplicable de la Providence, et le marbre se
referme, à jamais, sur cette existence, laborieusement remplie,
qui n'est plus qu'un cadavre. La foule se disperse, et la nuit
ne tarde pas à couvrir de ses ombres les murailles du cimetière.
Mais, consolez-vous, humains, de sa perte douloureuse. Voici sa
famille innombrable, qui s'avance, et dont il vous a libéralement
gratifié, afin que votre désespoir fût moins amer, et comme
adouci par la présence agréable de ces avortons hargneux, qui
deviendront plus tard de magnifiques poux, ornés d'une beauté
remarquable, monstres à allure de sage. Il a couvé plusieurs
douzaines d'oeufs chéris, avec son aile maternelle, sur vos
cheveux, désséchés par la succion acharnée de ces étrangers
redoutables. La période est promptement venue, où les oeufs ont
éclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à grandir, ces
adolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ils
grandiront tellement, qu'ils vous le feront sentir, avec leurs
griffes et leurs suçoirs.
Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ils ne dévorent pas
les os de votre tête, et qu'ils se contentent d'extraire, avec
leur pompe, la quintessence de votre sang. Attendez un instant,
je vais vous le dire: c'est parce qu'ils n'en ont pas la force.
Soyez certains que, si leur mâchoire était conforme à la mesure
de leurs voeux infinis, la cervelle, la rétine des yeux, la
colonne vertébrale, tout votre corps y passerait. Comme une
goutte d'eau. Sur la tête d'un jeune mendiant des rues, observez,
avec un microscope, un pou qui travaille; vous m'en donnerez des
nouvelles. Malheureusement ils sont petits, ces brigands de la
longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour être conscrits;
car, ils n'ont pas la taille nécessaire exigée par la loi. Ils
appartiennent au monde lilliputien de ceux de la courte cuisse,
et les aveugles n'hésitent pas à les ranger parmi les infiniment
petits. Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou. Il
serait dévoré en un clin d'oeil, malgré sa taille. Il ne
resterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle.
L'éléphant se laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous conseille
pas de tenter cet essai périlleux. Gare à vous, si votre main est
poilue, ou que seulement elle soit composée d'os et de chair.
C'en est fait de vos doigts. Ils craqueront comme s'ils étaient
à la torture. La peau disparaît par un étrange enchantement. Les
poux sont incapables de commettre autant de mal que leur
imagination en médite. Si vous trouvez un pou dans votre route,
passez votre chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la
langue. Il vous arriverait quelque accident. Cela s'est vu.
N'importe, je suis déjà content de la quantité de mal qu'il te
fait, ô race humaine; seulement, je voudrais qu'il t'en fît
davantage.
Jusqu'à quand garderas-tu le culte vermoulu de ce dieu,
insensible à tes prières et aux offrandes généreuses que tu
lui offres en holocauste expiatoire? Vois, il n'est pas
reconnaissant, ce manitou horrible, des larges coupes de sang
et de cervelle que tu répands sur ses autels, pieusement
décorés de guirlandes de fleurs. Il n'est pas
reconnaissant... car, les tremblements de terre et les
tempêtes continuent de sévir depuis le commencement des
choses. Et, cependant, spectacle digne d'observation, plus
il se montre indifférent, plus tu l'admires. On voit que tu
te méfies de ses attributs, qu'il cache; et ton raisonnement
s'appuie sur cette considération, qu'une divinité d'une
puissance extrême peut seule montrer tant de mépris envers
les fidèles qui obéissent à sa religion. C'est pour cela que,
dans chaque pays, existent des dieux divers, ici, le
crocodile, là, la vendeuse d'amour; mais, quand il s'agit du
pou, à ce nom sacré, baisant universellement les chaînes de
leur esclavage, tous les peuples s'agenouillent ensemble sur
le parvis auguste, devant le piédestal de l'idole informe et
sanguinaire. Le peuple qui n'obéirait pas à ses propres
instincts de rampement, et ferait mine de révolte,
disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuille
d'automne, anéanti par la vengeance du dieu inexorable.
O pou, à la prunelle recroquevillée, tant que les fleuves
répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de la mer;
tant que les astres graviteront sur le sentier de leur
orbite; tant que le vide muet n'aura pas d'horizon; tant que
l'humanité déchirera ses propres flancs par des guerres
funestes; tant que la justice divine précipitera ses foudres
vengeresses sur ce globe égoïste; tant que l'homme
méconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans
raison, en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur
l'univers, et ta dynastie étendra ses anneaux de siècle en
siècle. Je te salue, soleil levant, libérateur céleste, toi,
l'ennemi invisible de l'homme. Continue de dire à la saleté
de s'unir avec lui dans des embrassements impurs, et de lui
jurer, par des serments, non écrits dans la poudre, qu'elle
restera son amante fidèle jusqu'à l'éternité. Baise de temps
en temps la robe de cette grande impudique, en mémoire des
services importants qu'elle ne manque pas de te rendre. Si
elle ne séduisait pas l'homme, avec ses mamelles lascives,
il est probable que tu ne pourrais pas exister, toi, le
produit de cet accouplement raisonnable et conséquent. O fils
de la saleté! dis à ta mère que, si elle délaisse la couche
de l'homme, marchant à travers des routes solitaires, seule
et sans appui, elle verra son existence compromise. Que ses
entrailles, qui t'ont porté neuf mois dans leurs parois
parfumées, s'émeuvent un instant à la pensée des dangers que
courrait, par suite, leur tendre fruit, si gentil et si
tranquille, mais déjà froid et féroce. Saleté, reine des
empires, conserve aux yeux de ma haine le spectacle de
l'accroissement insensible des muscles de ta progéniture
affamée. Pour atteindre ce but, tu sais que tu n'as qu'à te
coller plus étroitement contre les flancs de l'homme. Tu peux
le faire, sans inconvénient pour la pudeur, puisque, tous les
deux, vous êtes mariés depuis longtemps.
Pour moi, s'il m'est permis d'ajouter quelques mots à cet
hymne de glorification, je dirai que j'ai fait construire une
fosse, de quarante lieues carrées, et d'une profondeur
relative. C'est là que gît, dans sa virginité immonde, une
mine vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse,
et serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes les
directions. Voici comment j'ai construit cette mine
artificielle. J'arrachai un pou femelle aux cheveux de
l'humanité. On m'a vu se coucher avec lui pendant trois
nuits consécutives, et je le jetai dans la fosse. La
fécondation humaine, qui aurait été nulle dans d'autres cas
pareils, fut acceptée, cette fois, par la fatalité; et, au bout
de quelques jours, des milliers de monstres, grouillant dans
un noeud compacte de matière, naquirent à la lumière. Ce
noeud hideux devint, par le temps, de plus en plus immense,
tout en acquérant la propriété liquide du mercure, et se
ramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent,
actuellement, en se dévorant elles-mêmes (la naissance est
plus grande que la mortalité), toutes les fois que je ne leur
jette pas en pâture un bâtard qui vient de naître, et dont la
mère désirait la mort, ou un bras que je vais couper à quelque
jeune fille, pendant la nuit, grâce au chloroforme. Tous les
quinze ans, les générations de poux, qui se nourrissent de
l'homme, diminuent d'une manière notable, et prédisent
elles-mêmes, infailliblement, l'époque prochaine de leur
complète destruction. Car, l'homme, plus intelligent que son
ennemi, parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale
qui accroît mes forces, j'extrais de cette mine inépuisable
des blocs de poux, grands comme des montagnes, je les brise
à coups de hache, et je les transporte, pendant les nuits
profondes, dans les artères des cités. Là, au contact de la
température humaine, ils se dissolvent comme aux premiers
jours de leur formation dans les galeries tortueuses de la
mine souterraine, se creusent un lit dans le gravier, et se
répandent en ruisseaux dans les habitations, comme des esprits
nuisibles. Le gardien de la maison aboie sourdement, car il
lui semble qu'une légion d'êtres inconnus perce les pores des
murs, et apporte la terreur au chevet du sommeil. Peut-être
n'êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une fois dans
votre vie, ces sortes d'aboiements douloureux et prolongés.
Avec ses yeux impuissants, il tâche de percer l'obscurité de
la nuit; car, son cerveau de chien ne comprend pas cela. Ce
bourdonnement l'irrite, et il sent qu'il est trahi. Des
millions d'ennemis s'abattent ainsi, sur chaque cité, comme
des nuages de sauterelles. En voilà pour quinze ans. Ils
combattront l'homme, en lui faisant des blessures cuisantes.
Après ce laps de temps, j'en enverrai d'autres. Quand je
concasse les blocs de matière animée, il peut arriver qu'un
fragment soit plus dense qu'un autre. Ses atomes s'efforcent
avec rage de séparer leur agglomération pour aller tourmenter
l'humanité; mais, la cohésion résiste dans sa dureté. Par une
suprême convulsion, ils engendrent un tel effort, que la
pierre, ne pouvant pas disperser ses principes vivants,
s'élance d'elle-même jusqu'au haut des airs, comme par un
effet de la poudre, et retombe, en s'enfonçant solidement sous
le sol. Parfois, le paysan rêveur aperçoit un aérolithe fendre
verticalement l'espace, en se dirigeant, du côté du bas, vers
un champ de maïs. Il ne sait d'où vient la pierre. Vous avez
maintenant, claire et succincte, l'explication du phénomène.
Si la terre était couverte de poux, comme de grains de
sable le rivage de la mer, la race humaine serait anéantie,
en proie à des douleurs terribles. Quel spectacle! Moi, avec
des ailes d'ange, immobile dans les airs, pour le contempler.
<chant 2> <strophe 10>
O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées,
depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel,
filtrèrent dans mon coeur, comme une onde rafraîchissante.
J'aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre
source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore
de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le
plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon
esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée; mais, je
sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre
autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent
chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur
excessive, une prudence consommée et une logique implacable.
A l'aide de votre lait fortifiant, mon intelligence s'est
rapidement développée, et a pris des proportions immenses,
au milieu de cette clarté ravissante dont vous faites
présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment d'un
sincère amour. Arithmétique! algèbre! géométrie! trinité
grandiose! triangle lumineux! Celui qui ne vous a pas
connues est un insensé! Il mériterait l'épreuve des plus
grands supplices; car, il y a du mépris aveugle dans son
insouciance ignorante; mais, celui qui vous connaît et vous
apprécie ne veut plus rien des biens de la terre; se
contente de vos jouissances magiques; et, porté sur vos
ailes sombres, ne désire plus que de s'élever, d'un vol
léger, en construisant une hélice ascendante, vers la voûte
sphérique des cieux. La terre ne lui montre que des
illusions et des fantasmagories morales; mais vous, ô
mathématiques concises, par l'enchaînement rigoureux de vos
propositions tenaces et la constance de vos lois de fer,
vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de
cette vérité suprême dont on remarque l'empreinte dans
l'ordre de l'univers. Mais, l'ordre qui vous entoure,
représenté surtout par la régularité parfaite du carré,
l'ami de Pythagore, est encore plus grand; car, le
Tout-Puissant s'est révélé complétement, lui et ses
attributs, dans ce travail mémorable qui consista à faire
sortir, des entrailles du chaos, vos trésors de théorèmes et
vos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques et dans les
temps modernes, plus d'une grande imagination humaine vit
son génie, épouvanté, à la contemplation de vos figures
symboliques tracées sur le papier brûlant, comme autant de
signes mystérieux, vivants d'une haleine latente, que ne
comprend pas le vulgaire profane et qui n'étaient que la
révélation éclatante d'axiomes et d'hyéroglyphes
éternels, qui ont existé avant l'univers et qui se
maintiendront après lui. Elle se demande, penchée vers le
précipice d'un point d'interrogation fatal, comment se
fait-il que les mathématiques contiennent tant d'imposante
grandeur et tant de vérité incontestable, tandis que, si
elle les compare à l'homme, elle ne trouve en ce dernier que
faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supérieur,
attristé, auquel la familiarité noble de vos conseils fait
sentir davantage la petitesse de l'humanité et son
incomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une main
décharnée et reste absorbé dans des méditations
surnaturelles. Il incline ses genoux devant vous, et sa
vénération rend hommage à votre visage divin, comme à la
propre image du Tout-Puissant. Pendant mon enfance, vous
m'apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une
prairie verdoyante, aux bords d'un ruisseau limpide, toutes
les trois égales en grâce et en pudeur, toutes les trois
pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes quelques
pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une
vapeur, et vous m'attirâtes vers vos fières mamelles, comme
un fils béni. Alors, j'accourus avec empressement, mes mains
crispées sur votre blanche gorge. Je me suis nourri, avec
reconnaissance, de votre manne féconde, et j'ai senti que
l'humanité grandissait en moi, et devenait meilleure. Depuis
ce temps, ô déesses rivales, je ne vous ai pas
abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, que
de sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages de
mon coeur, comme sur du marbre, n'ont-elles pas effacé
lentement, de ma raison désabusée, leurs lignes
configuratives, comme l'aube naissante efface les ombres de
la nuit! Depuis ce temps, j'ai vu la mort, dans l'intention,
visible à l'oeil nu, de peupler les tombeaux, ravager les
champs de bataille, engraissés par le sang humain et faire
pousser des fleurs matinales par-dessus les funèbres
ossements. Depuis ce temps, j'ai assisté aux révolutions de
notre globe; les tremblements de terre, les volcans, avec
leur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages de
la tempête ont eu ma présence pour spectateur impassible.
Depuis ce temps, j'ai vu plusieurs générations humaines
élever, le matin, ses ailes et ses yeux, vers l'espace, avec
la joie inexpériente de la chrysalide qui salue sa dernière
métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du
soleil, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance
le sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vous restez
toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté
n'effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de
votre identité. Vos pyramides modestes dureront davantage
que les pyramides d'Égypte, fourmilières élevées par la
stupidité et l'esclavage. La fin des siècles verra encore,
debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques,
vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger
à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les
étoiles s'enfonceront, avec désespoir, comme des trombes,
dans l'éternité d'une nuit horrible et universelle, et que
l'humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le
jugement dernier. Merci, pour les services innombrables que
vous m'avez rendus. Merci, pour les qualités étrangères dont
vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte
contre l'homme, j'aurai peut-être été vaincu. Sans vous, il
m'aurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussière
de ses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide, il aurait
labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes
gardes, comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la
froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes
de passion. Je m'en servis pour rejeter avec dédain les
jouissances éphémères de mon court voyage et pour renvoyer
de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes
semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre qu'on
déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirables de
l'analyse, de la synthèse et de la déduction. Je m'en servis
pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel,
pour l'attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans
les viscères de l'homme, un poignard aigu qui restera à
jamais enfoncé dans son corps; car, c'est une blessure dont
il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est
comme l'âme elle-même de vos enseignements, pleins de
sagesse; avec ses syllogimes, dont le labyrinthe
compliqué n'en est que plus compréhensible, mon intelligence
sentit s'accroître du double ses forces audacieuses. A
l'aide de cet auxiliaire terrible, je découvris, dans
l'humanité, en nageant vers les bas-fonds, en face de
l'écueil de la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui
croupissait au milieu de miasmes délétères, en s'admirant le
nombril. Le premier, je découvris, dans les ténèbres de ses
entrailles, ce vice néfaste, le mal! supérieur en lui au
bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me prêtâtes, je
fis descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de
l'homme, le Créateur lui-même! Il grinça des dents et subit
cette injure ignominieuse; car, il avait pour adversaire
quelqu'un de plus fort que lui. Mais, je le laisserai de
côté, comme un paquet de ficelles, afin d'abaisser mon
vol... Le penseur Descartes faisait, une fois, cette
réflexion que rien de solide n'avait été bâti sur vous.
C'était une manière ingénieuse de faire comprendre que le
premier venu ne pouvait pas sur le coup découvrir votre
valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les
trois qualités principales déjà nommées qui s'élèvent,
entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste
de votre architecture colossale? Monument qui grandit sans
cesse de découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant,
et d'explorations scientifiques, dans vos superbes domaines.
O mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce
perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté de
l'homme et de l'injustice du Grand-Tout!<chant 2> <strophe 11>
« O lampe au bec d'argent, mes yeux t'aperçoi-
« vent dans les airs, compagne de la voûte des cathé-
« drales, et cherchent la raison de cette suspension.
« On dit que tes lueurs éclairent, pendant la nuit, la
« tourbe de ceux qui viennent adorer le Tout-Puissant
« et que tu montres aux repentis le chemin qui mène
« à l'autel. Écoute, c'est fort possible; mais... est-ce
« que tu as besoin de rendre de pareils services à ceux
« auxquels tu ne dois rien? Laisse, plongées dans les
« ténèbres, les colonnes des basiliques; et, lorsqu'une
« bouffée de la tempête sur laquelle le démon tourbil-
« lonne, emporté dans l'espace, pénétrera, avec lui,
« dans le saint lieu, en y répandant l'effroi, au lieu de
« lutter, courageusement, contre la rafale empestée
« du prince du mal, éteins-toi subitement, sous son
« souffle fiévreux, pour qu'il puisse, sans qu'on le voie,
« choisir ses victimes parmi les croyants agenouillés.
« Si tu fais cela, tu peux dire que je te devrai tout
« mon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant
« tes clartés indécises, mais suffisantes, je n'ose pas
« me livrer aux suggestions de mon caractère, et je
« reste, sous le portique sacré, en regardant par le portail
« entr'ouvert, ceux qui échappent à ma vengeance,
« dans le sein du Seigneur. O lampe poétique! toi qui
« serais mon amie si tu pouvais me comprendre, quand
« mes pieds foulent le basalte des églises, dans les heures
« nocturnes, pourquoi te mets-tu à briller d'une manière
« qui, je l'avoue, me parait extraordinaire? Tes reflets
« se colorent, alors, des nuances blanches de la lumière
« électrique; l'oeil ne peut pas te fixer; et tu éclaires
« d'une flamme nouvelle et puissante les moindres
« détails du chenil du Créateur, comme si tu étais en
« proie à une sainte colère. Et, quand je me retire
« après avoir blasphémé, tu redeviens inaperçue,
« modeste et pâle, sûre d'avoir accompli un acte de
« justice. Dis-moi, un peu; serait-ce, parce que tu
« connais les détours de mon coeur, que, lorsqu'il
« m'arrive d'apparaître où tu veilles, tu t'empresses
« de désigner ma présence pernicieuse, et de porter
« l'attention des adorateurs vers le côté où vient de se
« montrer l'ennemi des hommes? Je penche vers cette
« opinion; car, moi aussi, je commence à te connaître;
« et je sais qui tu es, vieille sorcière, qui veilles si bien
« sur les mosquées sacrées, où se pavane, comme la
« crête d'un coq, ton maître curieux. Vigilante gar-
« dienne, tu t'es donné une mission folle. Je t'avertis;
« la première fois que tu me désigneras à la prudence
« de mes semblables, par l'augmentation de tes lueurs
« phosphorescentes, comme je n'aime pas ce phénomène
« d'optique, qui n'est mentionné, du reste, dans
« aucun livre de physique, je te prends par la peau de
« ta poitrine, en accrochant mes griffes aux escarres
« de ta nuque teigneuse, et je te jette dans la Seine.
« Je ne prétends pas que, lorsque je ne te fais rien, tu
« te comportes sciemment d'une manière qui me soit
« nuisible. Là, je te permettrai de briller autant qu'il
« me sera agréable; là, tu me nargueras avec un sourire
« inextinguible; là, convaincue de l'incapacité de ton
« huile criminelle, tu l'urineras avec amertume. » Après avoir
parlé ainsi, Maldoror ne sort pas du temple, et reste les yeux
fixés sur la lampe du saint lieu... Il croit voir une espèce de
provocation, dans l'attitude de cette lampe, qui l'irrite au
plus haut degré, par sa présence inopportune. Il se dit que, si
quelque âme est renfermée dans cette lampe, elle est lâche de ne
pas répondre, à une attaque loyale, par la sincérité. Il bat
l'air de ses bras nerveux et souhaiterait que la lampe se
transformât en homme; il lui ferait passer un mauvais quart
d'heure, il se le promet. Mais, le moyen qu'une lampe se change
en homme; ce n'est pas naturel. Il ne se résigne pas, et va
chercher, sur le parvis de la misérable pagode, un caillou plat,
à tranchant effilé. Il le lance en l'air avec force... la
chaîne est coupée, par le milieu, comme l'herbe par la faux, et
l'instrument du culte tombe à terre, en répandant son huile sur
les dalles... Il saisit la lampe pour la porter dehors, mais
elle résiste et grandit. Il lui semble voir des ailes sur ses
flancs, et la partie supérieure revêt la forme d'un buste
d'ange. Le tout veut s'élever en l'air pour prendre son essor;
mais il le retient d'une main ferme. Une lampe et un ange qui
forment un même corps, voilà ce que l'on ne voit pas souvent. Il
reconnaît la forme de la lampe; il reconnaît la forme de l'ange;
mais, il ne peut pas les scinder dans son esprit; en effet, dans
la réalité, elles sont collées l'une dans l'autre, et ne forment
qu'un corps indépendant et libre; mais, lui croit que quelque
nuage a voilé ses yeux, et lui a fait perdre un peu de
l'excellence de sa vue. Néanmoins, il se prépare à la lutte avec
courage, car son adversaire n'a pas peur. Les gens naïfs
racontent, à ceux qui veulent les croire, que le portail sacré
se referma de lui-même, en roulant sur ses gonds affligés, pour
que personne ne pût assister à cette lutte impie, dont les
péripéties allaient se dérouler dans l'enceinte du sanctuaire
violé. L'homme au manteau, pendant qu'il reçoit des blessures
cruelles avec un glaive invisible, s'efforce de rapprocher de sa
bouche la figure de l'ange; il ne pense qu'à cela, et tous ses
efforts se portent vers ce but. Celui-ci perd son énergie, et
paraît pressentir sa destinée. Il ne lutte plus que faiblement,
et l'on voit le moment où son adversaire pourra l'embrasser à
son aise, si c'est ce qu'il veut faire. Eh bien, le moment est
venu. Avec ses muscles, il étrangle la gorge de l'ange, qui ne
peut plus respirer, et lui renverse le visage, en l'appuyant sur
sa poitrine odieuse. Il est un instant touché du sort qui attend
cet être céleste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais,
il se dit que c'est l'envoyé du Seigneur, et il ne peut pas
retenir son courroux. C'en est fait; quelque chose d'horrible va
rentrer dans la cage du temps! Il se penche, et porte la langue,
imbibée de salive, sur cette joue angélique, qui jette des
regards suppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette
joue. Oh!... voyez!... voyez donc!... la joue blanche et rose
est devenue noire, comme un charbon! Elle exhale des miasmes
putrides. C'est la gangrène; il n'est plus permis d'en douter.
Le mal rongeur s'étend sur toute la figure, et de là, exerce ses
furies sur les parties basses; bientôt, tout le corps n'est
qu'une vaste plaie immonde. Lui-même, épouvanté (car, il ne
croyait pas que sa langue contînt un poison d'une telle
violence), il ramasse la lampe et s'enfuit de l'église. Une fois
dehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailes
brûlées, qui dirige péniblement son vol vers les régions du
ciel. Ils se regardent tous les deux, pendant que l'ange monte
vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror, au
contraire, descend vers les abîmes vertigineux du mal... Quel
regard! Tout ce que l'humanité a pensé depuis soixante siècles,
et ce qu'elle pensera encore, pendant les siècles suivants,
pourrait y contenir aisément, tant de choses se dirent-ils, dans
cet adieu suprême! Mais, on comprend que c'étaient des pensées
plus élevées que celles qui jaillissent de l'intelligence
humaine; d'abord, à cause des deux personnages, et puis, à cause
de la circonstance. Ce regard les noua d'une amitié éternelle.
Il s'étonne que le Créateur puisse avoir des missionnaires d'une
âme si noble. Un instant, il croit s'être trompé, et se demande
s'il aurait dû suivre la route du mal, comme il l'a fait. Le
trouble est passé; il persévère dans sa résolution; et il est
glorieux, d'après lui, de vaincre tôt ou tard le Grand-Tout,
afin de régner à sa place sur l'univers entier, et sur des
légions d'anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans
parler, qu'il reprendra sa forme primitive, à mesure qu'il
montera vers le ciel; laisse tomber une larme, qui rafraîchit le
front de celui qui lui a donné la gangrène; et disparaît peu à
peu, comme un vautour, en s'élevant au milieu des nuages. Le
coupable regarde la lampe, cause de ce qui précède. Il court
comme un insensé à travers les rues, se dirige vers la Seine, et
lance la lampe par-dessus le parapet. Elle tourbillonne, pendant
quelques instants, et s'enfonce définitivement dans les eaux
bourbeuses. Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la
nuit, l'on voit une lampe brillante qui surgit et se maintient,
gracieusement, sur la surface du fleuve, à la hauteur du pont
Napoléon, en portant, au lieu d'anse, deux mignonnes ailes
d'ange. Elle s'avance lentement, sur les eaux, passe sous les
arches du pont de la Gare et du pont d'Austerlitz, et continue
son sillage silencieux, sur la Seine, jusqu'au pont de l'Alma.
Une fois en cet endroit, elle remonte avec facilité le cours de
la rivière, et revient au bout de quatre heures à son point de
départ. Ainsi de suite, pendant toute la nuit. Ses lueurs,
blanches comme la lumière électrique, effacent les becs de gaz
qui longent les deux rives, et, entre lesquels, elle s'avance
comme une reine, solitaire, impénétrable, avec un sourire
inextinguible, sans que son huile se répande avec amertume. Au
commencement, les bateaux lui faisaient la chasse; mais, elle
déjouait ces vains efforts, échappait à toutes les poursuites,
en plongeant, comme une coquette, et reparaissait, plus loin, à
une grande distance. Maintenant, les marins superstitieux,
lorsqu'ils la voient, rament vers une direction opposée, et
retiennent leurs chansons. Quand vous passez sur un pont,
pendant la nuit, faites bien attention; vous êtes sûr de voir
briller la lampe, ici ou là; mais, on dit qu'elle ne se montre
pas à tout le monde. Quand il passe sur les ponts un être humain
qui a quelque chose sur la conscience, elle éteint subitement
ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille en vain, d'un
regard désespéré, la surface et le limon du fleuve. Il sait ce
que cela signifie. Il voudrait croire qu'il a vu la céleste
lueur; mais, il se dit que la lumière venait du devant des
bateaux ou de la réflexion des becs de gaz; et il a raison... Il
sait que, cette disparition, c'est lui qui en est la cause; et,
plongé dans de tristes réflexions, il hâte le pas pour gagner sa
demeure. Alors, la lampe au bec d'argent reparaît à la surface,
et poursuit sa marche, à travers des arabesques élégantes et
capricieuses.<chant 2> <strophe 12>
Écoutez les pensées de mon enfance, quand je me réveillais,
humains, à la verge rouge: "Je viens de me réveiller; mais,
ma pensée est encore engourdie. Chaque matin, je ressens un
poids dans la tête. Il est rare que je trouve le repos dans
la nuit; car, des rêves affreux me tourmentent, quand je
parviens à m'endormir. Le jour, ma pensée se fatigue dans des
méditations bizarres, pendant que mes yeux errent au hasard
dans l'espace; et, la nuit, je ne peux pas dormir. Quand
faut-il alors que je dorme? Cependant, la nature a besoin de
réclamer ses droits. Comme je la dédaigne, elle rend ma
figure pâle et fait luire mes yeux avec la flamme aigre de la
fièvre. Au reste, je ne demanderais pas mieux que de ne pas
épuiser mon esprit à réfléchir continuellement; mais, quand
même je ne le voudrais pas, mes sentiments consternés
m'entraînent invinciblement vers cette pente. Je me suis
aperçu que les autres enfants sont comme moi; mais, ils sont
plus pâles encore, et leurs sourcils sont froncés, comme ceux
des hommes, nos frères aînés. O Créateur de l'univers, je ne
manquerai pas, ce matin, de t'offrir l'encens de ma prière
enfantine. Quelquefois je l'oublie, et j'ai remarqué que, ces
jours-là, je me sens plus heureux qu'à l'ordinaire; ma
poitrine s'épanouit, libre de toute contrainte, et je
respire, plus à l'aise, l'air embaumé des champs; tandis que,
lorsque j'accomplis le pénible devoir, ordonné par mes
parents, de t'adresser quotidiennement un cantique de
louanges, accompagné de l'ennui inséparable que me cause sa
laborieuse invention, alors, je suis triste et irrité, le
reste de la journée, parce qu'il ne me semble pas logique et
naturel de dire ce que je ne pense pas, et je recherche le
recul des immenses solitudes. Si je leur demande
l'explication de cet état étrange de mon âme, elles ne me
répondent pas. Je voudrais t'aimer et t'adorer; mais, tu es
trop puissant, et il y a de la crainte, dans mes hymnes. Si,
par une seule manifestation de ta pensée, tu peux détruire ou
créer des mondes, mes faibles prières ne te seront pas
utiles; si, quand il te plaît, tu envoies le choléra ravager
les cités, ou la mort emporter dans ses serres, sans aucune
distinction, les quatre âges de la vie, je ne veux pas me
lier avec un ami si redoutable. Non pas que la haine conduise
le fil de mes raisonnements; mais, j'ai peur, au contraire,
de ta propre haine, qui, par un ordre capricieux, peut sortir
de ton coeur et devenir immense, comme l'envergure du condor
des Andes. Tes amusements équivoques ne sont pas à ma portée,
et j'en serais probablement la première victime. Tu es le
Tout-Puissant; je ne te conteste pas ce titre, puisque, toi
seul, as le droit de le porter, et que tes désirs, aux
conséquences funestes ou heureuses, n'ont de terme que
toi-même. Voilà précisément pourquoi il me serait douloureux
de marcher à côté de ta cruelle tunique de saphir, non pas
comme ton esclave, mais pouvant l'être d'un moment à l'autre.
Il est vrai que, lorsque tu descends en toi-même, pour
scruter ta conduite souveraine, si le fantôme d'une injustice
passée, commise envers cette malheureuse humanité, qui t'a
toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle, dresse, devant
toi, les vertèbres immobiles d'une épine dorsale vengeresse,
ton oeil hagard laisse tomber la larme épouvantée du remords
tardif, et qu'alors, les cheveux hérissés, tu crois,
toi-même, prendre, sincèrement, la résolution de suspendre,
à jamais, aux broussailles du néant, les jeux inconcevables
de ton imagination de tigre, qui serait burlesque, si elle
n'était pas lamentable; mais, je sais aussi que la constance
n'a pas fixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon
de sa demeure éternelle, et que tu retombes assez souvent,
toi et tes pensées, recouvertes de la lèpre noire de
l'erreur, dans le lac funèbre des sombres malédictions. Je
veux croire que celles-ci sont inconscientes (quoiqu'elles
n'en renferment pas moins leur venin fatal), et que le mal et
le bien, unis ensemble, se répandent en bonds impétueux de ta
royale poitrine gangrenée, comme le torrent du rocher, par le
charme secret d'une force aveugle; mais, rien ne m'en fournit
la preuve. J'ai vu, trop souvent, tes dents immondes claquer
de rage, et ton auguste face, recouverte de la mousse des
temps, rougir, comme un charbon ardent, à cause de quelque
futilité microscopique que les hommes avaient commise, pour
pouvoir m'arrêter, plus longtemps, devant le poteau
indicateur de cette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains
jointes, j'élèverai vers toi les accents de mon humble
prière, puisqu'il le faut; mais, je t'en supplie, que ta
providence ne pense pas à moi; laisse-moi de côté, comme le
vermisseau qui rampe sous la terre. Sache que je préférerais
me nourrir avidement des plantes marines d'îles inconnues et
sauvages, que les vagues tropicales entraînent, au milieu de
ces parages, dans leur sein écumeux, que de savoir que tu
m'observes, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpel
qui ricane. Elle vient de te révéler la totalité de mes
pensées, et j'espère que ta prudence applaudira facilement au
bon sens dont elles gardent l'ineffaçable empreinte. A part
ces réserves faites sur le genre de relations plus ou moins
intimes que je dois garder avec toi, ma bouche est prête, à
n'importe quelle heure du jour, à exhaler, comme un souffle
artificiel, le flot de mensonges que ta gloriole exige
sévèrement de chaque humain, dès que l'aurore s'élève
bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de satin du
crépuscule, comme, moi, je recherche la bonté, excité par
l'amour du bien. Mes années ne sont pas nombreuses, et,
cependant, je sens déjà que la bonté n'est qu'un assemblage
de syllabes sonores; je ne l'ai trouvée nulle part. Tu
laisses trop percer ton caractère; il faudrait le cacher avec
plus d'adresse. Au reste, peut-être que je me trompe et que
tu fais exprès; car, tu sais mieux qu'un autre comment tu
dois te conduire. Les hommes, eux, mettent leur gloire à
t'imiter; c'est pourquoi la bonté sainte ne reconnaît pas son
tabernacle dans leurs yeux farouches: tel père, tel fils.
Quoi qu'on doive penser de ton intelligence, je n'en parle
que comme un critique impartial. Je ne demande pas mieux que
d'avoir été induit en erreur. Je ne désire pas te montrer la
haine que je te porte et que je couve avec amour, comme une
fille chérie; car, il vaut mieux la cacher à tes yeux et
prendre seulement, devant toi, l'aspect d'un censeur sévère,
chargé de contrôler tes actes impurs. Tu cesseras ainsi tout
commerce actif avec elle, tu l'oublieras et tu détruiras
complètement cette punaise avide qui ronge ton foie. Je
préfère plutôt te faire entendre des paroles de rêverie et de
douceur... Oui, c'est toi qui as créé le monde et tout ce
qu'il renferme. Tu es parfait. Aucune vertu ne te manque.
Tu es très-puissant, chacun le sait. Que l'univers entier
entonne, à chaque heure du temps, ton cantique éternel! Les
oiseaux te bénissent, en prenant leur essor dans la campagne.
Les étoiles t'appartiennent... Ainsi soit-il! » Après ces
commencements, étonnez-vous de me trouver tel que je suis!<chant 2> <strophe 13>
Je cherchais une âme qui me ressemblât, et je ne pouvais pas la
trouver. Je fouillais tous les recoins de la terre; ma
persévérance était inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester
seul. Il fallait quelqu'un qui approuvât mon caractère; il
fallait quelqu'un qui eût les mêmes idées que moi. C'était le
matin; le soleil se leva à l'horizon, dans toute sa
magnificence, et voilà qu'à mes yeux se lève aussi un jeune
homme, dont la présence engendrait des fleurs sur son passage.
Il s'approcha de moi, et, me tendant la main: "Je suis venu
vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons ce jour heureux. »
Mais, moi: "Va-t'en; je ne t'ai pas appelé; je n'ai pas besoin
de ton amitié... » C'était le soir; la nuit commençait à
étendre la noirceur de son voile sur la nature. Une belle
femme, que je ne faisais que distinguer, étendait aussi sur moi
son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion;
cependant, elle n'osait me parler. Je dis: "Approche-toi de
moi, afin que je distingue nettement les traits de ton visage;
car, la lumière des étoiles n'est pas assez forte, pour les
éclairer à cette distance. » Alors, avec une démarche modeste,
et les yeux baissés, elle foula l'herbe du gazon, en se
dirigeant de mon côté. Dès que je la vis: « Je vois que la
bonté et la justice ont fait résidence dans ton coeur: nous ne
pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté,
qui a bouleversé plus d'une; mais, tôt ou tard, tu te
repentirais de m'avoir consacré ton amour; car, tu ne connais
pas mon âme. Non que je te sois jamais infidèle: celle qui se
livre à moi avec tant d'abandon et de confiance, avec autant de
confiance et d'abandon, je me livre à elle; mais, mets-te le
dans la tête, pour ne jamais l'oublier: les loups et les
agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux. » Que me
fallait-il donc, à moi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce
qu'il y avait de plus beau dans l'humanité! ce qu'il me
fallait, je n'aurais pas su le dire. Je n'étais pas encore
habitué à me rendre un compte rigoureux des phénomènes de mon
esprit, au moyen des méthodes que recommande la philosophie. Je
m'assis sur un roc, près de la mer. Un navire venait de mettre
toutes voiles pour s'éloigner de ce parage: un point
imperceptible venait de paraître à l'horizon, et s'approchait
peu à peu, poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité.
La tempête allait commencer ses attaques, et déjà le ciel
s'obscurcissait, en devenant d'un noir presque aussi hideux que
le coeur de l'homme. Le navire, qui était un grand vaisseau
de guerre, venait de jeter toutes ses ancres, pour ne pas être
balayé sur les rochers de la côte. Le vent sifflait avec fureur
des quatre points cardinaux, et mettait les voiles en charpie.
Les coups de tonnerre éclataient au milieu des éclairs, et ne
pouvaient surpasser le bruit des lamentations qui s'entendaient
sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulis de ces
masses aqueuses n'était pas parvenu à rompre les chaînes des
ancres; mais, leurs secousses avaient entr'ouvert une voie
d'eau, sur les flancs du navire. Brèche énorme; car, les pompes
ne suffisent pas à rejeter les paquets d'eau salée qui
viennent, en écumant, s'abattre sur le pont, comme des
montagnes. Le navire en détresse tire des coups de canon
d'alarme; mais, il sombre avec lenteur... avec majesté. Celui
qui n'a pas vu un vaisseau sombrer au milieu de l'ouragan, de
l'intermittence des éclairs et de l'obscurité la plus profonde,
pendant que ceux qu'il contient sont accablés de ce désespoir
que vous savez, celui-là ne connaît pas les accidents de la
vie. Enfin, il s'échappe un cri universel de douleur immense
d'entre les flancs du vaisseau, tandis que la mer redouble ses
attaques redoutables. C'est le cri qu'a fait pousser l'abandon
des forces humaines. Chacun s'enveloppe dans le manteau de la
résignation, et remet son sort entre les mains de Dieu. On
s'accule comme un troupeau de moutons. Le navire en détresse
tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec
lenteur... avec majesté. Ils ont fait jouer les pompes pendant
tout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue, épaisse,
implacable, pour mettre le comble à ce spectacle gracieux.
Chacun se dit qu'une fois dans l'eau, il ne pourra plus
respirer; car, d'aussi loin qu'il fait revenir sa mémoire, il
ne se reconnaît aucun poisson pour ancêtre; mais, il s'exhorte
à retenir son souffle le plus longtemps possible, afin de
prolonger sa vie de deux ou trois secondes; c'est là l'ironie
vengeresse qu'il veut adresser à la mort... Le navire en
détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre avec
lenteur... avec majesté. Il ne sait pas que le vaisseau, en
s'enfonçant, occasionne une puissante circonvolution des houles
autour d'elles-mêmes; que le limon bourbeux s'est mêlé aux eaux
troublées, et qu'une force qui vient de dessous, contre-coup de
la tempête qui exerce ses ravages en haut, imprime à l'élément
des mouvements saccadés et nerveux. Ainsi, malgré la provision
de sang-froid qu'il ramasse d'avance, le futur noyé, après
réflexion plus ample, devra se sentir heureux, s'il prolonge sa
vie, dans les tourbillons de l'abîme, de la moitié d'une
respiration ordinaire, afin de faire bonne mesure. Il lui sera
donc impossible de narguer la mort, son suprême voeu. Le navire
en détresse tire des coups de canon d'alarme; mais, il sombre
avec lenteur... avec majesté. C'est une erreur. Il ne tire plus
des coups de canon, il ne sombre pas. La coquille de noix s'est
engouffrée complètement. O ciel! comment peut-on vivre, après
avoir éprouvé tant de voluptés! Il venait de m'être donné
d'être témoin des agonies de mort de plusieurs de mes
semblables. Minute par minute, je suivais les péripéties de
leurs angoisses. Tantôt, le beuglement de quelque vieille,
devenue folle de peur, faisait prime sur le marché. Tantôt, le
seul glapissement d'un enfant en mamelles empêchait d'entendre
le commandement des manoeuvres. Le vaisseau était trop loin
pour percevoir distinctement les gémissements que m'apportait
la rafale; mais, je le rapprochais par la volonté, et
l'illusion d'optique était complète. Chaque quart d'heure,
quand un coup de vent, plus fort que les autres, rendant ses
accents lugubres à travers le cri des pétrels effarés,
disloquait le navire dans un craquement longitudinal, et
augmentait les plaintes de ceux qui allaient être offerts en
holocauste à la mort, je m'enfonçais dans la joue la pointe
aiguë d'un fer, et je pensais secrètement: "Ils souffrent
davantage! » J'avais, au moins, ainsi, un terme de comparaison.
Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant des
imprécations et des menaces. Il me semblait qu'ils devaient
m'entendre! Il me semblait que ma haine et mes paroles,
franchissant la distance, anéantissaient les lois physiques du
son, et parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, assourdies
par les mugissements de l'océan en courroux! Il me semblait
qu'ils devaient penser à moi, et exhaler leur vengeance en
impuissante rage! De temps à autre, je jetais les yeux vers les
cités, endormies sur la terre ferme; et, voyant que personne ne
se doutait qu'un vaisseau allait sombrer, à quelques milles du
rivage, avec une couronne d'oiseaux de proie et un piédestal de
géants aquatiques, au ventre vide, je reprenais courage, et
l'espérance me revenait: j'étais donc sûr de leur perte! Ils ne
pouvaient échapper! Par surcroît de précaution, j'avais été
chercher mon fusil à deux coups, afin que, si quelque naufragé
était tenté d'aborder les rochers à la nage, pour échapper à
une mort imminente, une balle sur l'épaule lui fracassât le
bras, et l'empêchât d'accomplir son dessein. Au moment le plus
furieux de la tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec
des efforts désespérés, une tête énergique, aux cheveux
hérissés. Il avalait des litres d'eau, et s'enfonçait dans
l'abîme, ballotté comme un liége. Mais, bientôt, il
apparaissait de nouveau, les cheveux ruisselants; et, fixant
l'oeil sur le rivage, il semblait défier la mort. Il était
admirable de sang-froid. Une large blessure sanglante,
occasionnée par quelque pointe d'écueil
caché, balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait
pas avoir plus de seize ans; car, à peine, à travers les
éclairs qui illuminaient la nuit, le duvet de la pêche
s'apercevait sur sa lèvre. Et, maintenant, il n'était plus
qu'à deux cents mètres de la falaise; et je le dévisageais
facilement. Quel courage! Quel esprit indomptable! Comme la
fixité de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant
avec vigueur l'onde, dont les sillons s'ouvraient
difficilement devant lui!... Je l'avais décidé d'avance. Je
me devais à moi-même de tenir ma promesse: l'heure dernière
avait sonné pour tous, aucun ne devait en échapper. Voilà ma
résolution; rien ne le changerait... Un son sec s'entendit,
et la tête aussitôt s'enfonça, pour ne plus reparaître. Je ne
pris pas à ce meurtre autant de plaisir qu'on pourrait le
croire; et, c'était, précisément, parce que j'étais rassasié
de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple
habitude, dont on ne peut se passer, mais, qui ne procure qu'une
jouissance légère. Le sens est émoussé, endurci. Quelle
volupté ressentir à la mort de cet être humain, quand il y en
avait plus d'une centaine, qui allaient s'offrir à moi, en
spectacle, dans leur lutte dernière contre les flots, une
fois le navire submergé? A cette mort, je n'avais même pas
l'attrait du danger; car, la justice humaine, bercée par
l'ouragan de cette nuit affreuse, sommeillait dans les
maisons, à quelques pas de moi. Aujourd'hui que les années
pèsent sur mon corps, je le dis avec sincérité, comme une
vérité suprême et solennelle: je n'étais pas aussi cruel
qu'on l'a raconté ensuite, parmi les hommes; mais, des fois, leur
méchanceté exerçait ses ravages persévérants pendant
des années entières. Alors, je ne connaissais plus de borne à
ma fureur; il me prenait des accès de cruauté, et je devenais
terrible pour celui qui s'approchait de mes yeux hagards, si
toutefois il appartenait à ma race. Si c'était un cheval ou
un chien, je le laissais passer: avez-vous entendu ce que
je viens de dire? Malheureusement, la nuit de cette tempête,
j'étais dans un de ces accès, ma raison s'était envolée (car,
ordinairement, j'étais aussi cruel, mais, plus prudent); et
tout ce qui tomberait, cette fois-là, entre mes mains, devait
périr; je ne prétends pas m'excuser de mes torts. La faute
n'en est pas toute à mes semblables. Je ne fais que constater
ce qui est, en attendant le jugement dernier qui me fait
gratter la nuque d'avance... Que m'importe le jugement
dernier! Ma raison ne s'envole jamais, comme je le disais
pour vous tromper. Et, quand je commets un crime, je sais ce
que je fais: je ne voulais pas faire autre chose! Debout sur
le rocher, pendant que l'ouragan fouettait mes cheveux et mon
manteau, j'épiais dans l'extase cette force de la tempête,
s'acharnant sur un navire, sous un ciel sans étoiles. Je
suivis, dans un attitude triomphante, toutes les péripéties
de ce drame, depuis l'instant où le vaisseau jeta ses ancres,
jusqu'au moment où il s'engloutit, habit fatal qui entraîna,
dans les boyaux de la mer, ceux qui s'en étaient revêtus
comme d'un manteau. Mais, l'instant s'approchait, où
j'allais, moi-même, me mêler comme acteur à ces scènes de la
nature bouleversée. Quand la place où le vaisseau avait
soutenu le combat montra clairement que celui-ci avait été
passer le reste de ses jours au rez-de-chaussée de la mer,
alors, ceux qui avaient été emportés avec les flots
reparurent en partie à la surface. Il se prirent à
bras-le-corps, deux par deux, trois par trois; c'était le
moyen de ne pas sauver leur vie; car, leurs mouvements
devenaient embarrassés, et ils coulaient bas comme des
cruches percées... Quelle est cette armée de monstres marins
qui fend les flots avec vitesse? Ils sont six; leurs
nageoires sont vigoureuses, et s'ouvrent un passage, à
travers les vagues soulevées. De tous ces êtres humains, qui
remuent les quatre membres dans ce continent peu ferme, les
requins ne font bientôt qu'une omelette sans oeufs, et se la
partagent d'après la loi du plus fort. Le sang se mêle aux
eaux, et les eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces
éclairent suffisamment la scène du carnage... Mais, quel est
encore ce tumulte des eaux, là-bas, à l'horizon? On dirait
une trombe qui s'approche. Quels coups de rame! J'aperçois ce
que c'est. Une énorme femelle de requin vient prendre part au
pâté de foie de canard, et manger du bouilli froid. Elle est
furieuse; car, elle arrive affamée. Une lutte s'engage entre
elle et les requins, pour se disputer les quelques membres
palpitants qui flottent par-ci, par-là, sans rien dire, sur
la surface de la crême rouge. A droite, à gauche, elle lance
des coups de dent qui engendrent des blessures mortelles.
Mais, trois requins vivants l'entourent encore, et elle est
obligée de tourner en tous sens, pour déjouer leurs
manoeuvres. Avec une émotion croissante, inconnue
jusqu'alors, le spectateur, placé sur le rivage, suit cette
bataille navale d'un nouveau genre. Il a les yeux fixés sur
cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. Il
n'hésite plus, il épaule son fusil, et, avec son adresse
habituelle, il loge sa deuxième balle dans l'ouïe d'un des
requins, au moment où il se montrait au-dessus d'une vague.
Restent deux requins qui n'en témoignent qu'un acharnement
plus grand. Du haut du rocher, l'homme à la salive saumâtre,
se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré,
en tenant à la main ce couteau d'acier qui ne l'abandonne
jamais. Désormais, chaque requin a affaire à un ennemi. Il
s'avance vers son adversaire fatigué, et, prenant son temps,
lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë. La citadelle mobile
se débarrasse facilement du dernier adversaire... Se trouvent
en présence le nageur et la femelle de requin, sauvée par
lui. Ils se regardèrent entre les yeux pendant quelques
minutes; et chacun s'étonna de trouver tant de férocité dans
les regards de l'autre. Ils tournent en rond en nageant, ne
se perdent pas de vue, et se disent à part soi: "Je me suis
trompé jusqu'ici; en voilà un qui est plus méchant." Alors,
d'un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l'un vers
l'autre, avec une admiration mutuelle, la femelle de requin
écartant l'eau de ses nageoires, Maldoror battant l'onde avec
ses bras; et retinrent leur souffle, dans une vénération
profonde, chacun désireux de contempler, pour la première
fois, son portrait vivant. Arrivés à trois mètres de
distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusquement
l'un contre l'autre, comme deux aimants, et s'embrassèrent
avec dignité et reconnaissance, dans une étreinte aussi
tendre que celle d'un frère ou d'une soeur. Les désirs
charnels suivirent de près cette démonstration d'amitié. Deux
cuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau
visqueuse du monstre, comme deux sangsues; et, les bras et
les nageoires entrelacés autour du corps de l'objet aimé
qu'ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et
leurs poitrines ne faisaient bientôt plus qu'une masse
glauque aux exhalaisons de goëmon; au milieu de la tempête
qui continuait de sévir; à la lueur des éclairs; ayant pour
lit d'hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant
sous-marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes,
vers les profondeurs inconnues de l'abîme, ils se réunirent
dans un accouplement long, chaste et hideux!... Enfin, je
venais de trouver quelqu'un qui me ressemblât!... Désormais,
je n'étais plus seul dans la vie!... Elle avait les mêmes
idées que moi!... J'étais en face de mon premier amour!<chant 2> <strophe 14>
La Seine entraîne un corps humain. Dans ces circonstances,
elle prend des allures solennelles. Le cadavre gonflé se
soutient sur les eaux; il disparaît sous l'arche d'un pont;
mais, plus loin, on le voit apparaître de nouveau, tournant
lentement sur lui-même, comme une roue de moulin, et
s'enfonçant par intervalles. Un maître de bâteau, à l'aide
d'une perche, l'accroche au passage, et le ramène à terre.
Avant de transporter le corps à la Morgue, on le laisse
quelque temps sur la berge, pour le ramener à la vie. La foule
compacte se rassemble autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas
voir, parce qu'ils sont derrière, poussent, tant qu'ils
peuvent, ceux qui sont devant. Chacun se dit: "Ce n'est pas
moi qui me serais noyé." On plaint le jeune homme qui s'est
suicidé; on l'admire; mais, on ne l'imite pas. Et,
cependant, lui, a trouvé très-naturel de se donner la mort, ne
jugeant rien sur la terre capable de le contenter, et aspirant
plus haut. Sa figure est distinguée, et ses habits sont
riches. A-t-il encore dix-sept ans? C'est mourir jeune! La
foule paralysée continue de jeter sur lui ses yeux
immobiles... Il se fait nuit. Chacun se retire
silencieusement. Aucun n'ose renverser le noyé, pour lui faire
rejeter l'eau qui remplit son corps. On a craint de passer
pour sensible, et aucun n'a bougé, retranché dans le col de sa
chemise. L'un s'en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne
absurde; l'autre fait claquer ses doigts comme des
castagnettes... Harcelé par sa pensée sombre, Maldoror, sur
son cheval, passe près de cet endroit, avec la vitesse de
l'éclair. Il aperçoit le noyé; cela suffit. Aussitôt, il a
arrêté son coursier, et est descendu de l'étrier. Il soulève
le jeune homme sans dégoût, et lui fait rejeter l'eau avec
abondance. A la pensée que ce corps inerte pourrait revivre
sous sa main, il sent son coeur bondir, sous cette impression
excellente, et redouble de courage. Vains efforts! Vains
efforts, ai-je dit, et c'est vrai. Le cadavre reste inerte, et
se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes; il
frictionne ce membre-ci, ce membre-là; il souffle pendant une
heure, dans la bouche, en pressant ses lèvres contre les
lèvres de l'inconnu. Il lui semble enfin sentir sous sa main,
appliquée contre la poitrine, un léger battement. Le noyé vit!
A ce moment suprême, on put remarquer que plusieurs rides
disparurent du front du cavalier, et le rajeunirent de dix
ans. Mais, hélas! les rides reviendront, peut-être demain,
peut-être aussitôt qu'il se sera éloigné des bords de la
Seine. En attendant, le noyé ouvre des yeux ternes, et, par un
sourire blafard, remercie son bienfaiteur; mais, il est faible
encore, et ne peut faire aucun mouvement. Sauver la vie à
quelqu'un, que c'est beau! Et comme cette action rachète de
fautes! L'homme aux lèvres de bronze, occupé jusque-là à
l'arracher de la mort, regarde le jeune homme avec plus
d'attention, et ses traits ne lui paraissent pas inconnus. Il
se dit qu'entre l'asphyxié, aux cheveux blonds, et Holzer, il
n'y a pas beaucoup de différence. Les voyez-vous comme ils
s'embrassent avec effusion! N'importe! L'homme à la prunelle
de jaspe tient à conserver l'apparence d'un rôle sévère.
Sans rien dire, il prend son ami qu'il met en croupe, et le
coursier s'éloigne au galop. O toi, Holzer, qui te croyais si
raisonnable et si fort, n'as-tu pas vu, par ton exemple même,
comme il est difficile, dans un accès de désespoir, de
conserver le sang-froid dont tu te vantes. J'espère que tu ne
me causeras plus un pareil chagrin, et moi, de mon côté, je
t'ai promis de ne jamais attenter à ma vie.
<chant 2> <strophe 15>
Il y a des heures dans la vie où l'homme, à la chevelure
pouilleuse, jette, l'oeil fixe, des regards fauves sur les
membranes vertes de l'espace; car, il lui semble entendre,
devant lui, les ironiques huées d'un fantôme. Il chancelle et
courbe la tête: ce qu'il a entendu, c'est la voix de la
conscience. Alors, il s'élance de la maison, avec la vitesse
d'un fou, prend la première direction qui s'offre à sa
stupeur, et dévore les plaines rugueuses de la campagne.
Mais, le fantôme jaune ne le perd pas de vue, et le poursuit
avec une égale vitesse. Quelquefois, dans une nuit d'orage,
pendant que des légions de poulpes ailés, ressemblant de loin
à des corbeaux, planent au-dessus des nuages, en se dirigeant
d'une rame raide vers les cités des humains, avec la mission
de les avertir de changer de conduite, le caillou, à l'oeil
sombre, voit deux êtres passer à la lueur de l'éclair, l'un
derrière l'autre; et, essuyant une furtive larme de
compassion, qui coule de sa paupière glacée, il s'écrie:
"Certes, il le mérite; et ce n'est que justice." Après avoir
dit cela, il se replace dans son attitude farouche, et
continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse
à l'homme, et les grandes lèvres du vagin d'ombre, d'où
découlent, sans cesse, comme un fleuve, d'immenses
spermatozoïdes ténébreux qui prennent leur essor dans l'éther
lugubre, en cachant, avec le vaste déploiement de leurs ailes
de chauve-souris, la nature entière, et les légions
solitaires de poulpes, devenues mornes à l'aspect de ces
fulgurations sourdes et inexprimables. Mais, pendant ce
temps, le steeple-chase continue entre les deux infatigables
coureurs, et le fantôme lance par sa bouche des torrents de
feu sur le dos calciné de l'antilope humain. Si, dans
l'accomplissement de ce devoir, il rencontre en chemin la
pitié qui veut lui barrer le passage, il cède avec répugnance
à ses supplications, et laisse l'homme s'échapper. Le fantôme
fait claquer sa langue, comme pour se dire à lui-même qu'il
va cesser la poursuite, et retourne vers son chenil, jusqu'à
nouvel ordre. Sa voix de condamné s'entend jusque dans les
couches les plus lointaines de l'espace; et, lorsque son
hurlement épouvantable pénètre dans le coeur humain, celui-ci
préférerait avoir, dit-on, la mort pour mère que le remords
pour fils. Il enfonce la tête jusqu'aux épaules dans les
complications terreuses d'un trou; mais, la conscience
volatilise cette ruse d'autruche. L'excavation s'évapore,
goutte d'éther; la lumière apparaît, avec son cortége de
rayons, comme un vol de courlis qui s'abat sur les lavandes;
et l'homme se retrouve en face de lui-même, les yeux
ouverts et blêmes. Je l'ai vu se diriger du côté de la mer,
monter sur un promontoire déchiqueté et battu par le sourcil
de l'écume; et, comme une flèche, se précipiter dans les
vagues. Voici le miracle: le cadavre reparaissait, le
lendemain, sur la surface de l'océan, qui reportait au rivage
cette épave de chair. L'homme se dégageait du moule que son
corps avait creusé dans le sable, exprimait l'eau de ses
cheveux mouillés, et, reprenait, le front muet et penché, le
chemin de la vie. La conscience juge sévèrement nos pensées
et nos actes les plus secrets, et ne se trompe pas. Comme
elle est souvent impuissante à prévenir le mal, elle ne cesse
de traquer l'homme comme un renard, surtout pendant
l'obscurité. Des yeux vengeurs, que la science ignorante
appelle météores, répandent une flamme livide, passent en
roulant sur eux-mêmes, et articulent des paroles de
mystère... qu'il comprend! Alors, son chevet est broyé par
les secousses de son corps, accablé sous le poids de
l'insomnie, et il entend la sinistre respiration des rumeurs
vagues de la nuit. L'ange du sommeil, lui-même, mortellement
atteint au front d'une pierre inconnue, abandonne sa tâche,
et remonte vers les cieux. Eh bien, je me présente pour
défendre l'homme, cette fois; moi, le contempteur de toutes
les vertus; moi, celui que n'a pas pu oublier le Créateur,
depuis le jour glorieux où, renversant de leur socle les
annales du ciel, où, par je ne sais quel tripotage infâme,
étaient consignées sa puissance et son éternité, j'appliquai
mes quatre cents ventouses sur le dessous de son aisselle, et
lui fis pousser des cris terribles... Ils se changèrent en
vipères, en sortant par sa bouche, et allèrent se cacher dans
les broussailles, les murailles en ruine, aux aguets le jour,
aux aguets la nuit. Ces cris, devenus rampants, et doués
d'anneaux innombrables, avec une tête petite et aplatie, des
yeux perfides, ont juré d'être en arrêt devant l'innocence
humaine; et, quand celle-ci se promène dans les
enchevêtrements des maquis, ou au revers des talus ou sur les
sables des dunes, elle ne tarde pas à changer d'idée. Si,
cependant, il en est temps encore; car, des fois, l'homme
aperçoit le poison s'introduire dans les veines de sa jambe,
par une morsure presque imperceptible, avant qu'il ait eu le
temps de rebrousser chemin, et de gagner le large. C'est
ainsi que le Créateur, conservant un sang-froid admirable,
jusque dans les souffrances les plus atroces, sait retirer,
de leur propre sein, des germes nuisibles aux habitants de la
terre. Quel ne fut pas son étonnement, quand il vit Maldoror,
changé en poulpe, avancer contre son corps ses huit pattes
monstrueuses, dont chacune, lanière solide, aurait pu
embrasser facilement la circonférence d'une planète. Pris au
dépourvu, il se débattit, quelques instants, contre cette
étreinte visqueuse, qui se resserrait de plus en plus... je
craignais quelque mauvais coup de sa part; après m'être
nourri abondamment des globules de ce sang sacré, je me
détachai brusquement de son corps majestueux, et je me cachai
dans une caverne, qui, depuis lors, resta ma demeure. Après
des recherches infructueuses, il ne put m'y trouver. Il y a
longtemps de ça; mais, je crois que maintenant il sait où est
ma demeure; il se garde d'y rentrer; nous vivons, tous les
deux, comme deux monarques voisins, qui connaissent leurs
forces respectives, ne peuvent se vaincre l'un l'autre, et
sont fatigués des batailles inutiles du passé. Il me craint,
et je le crains; chacun, sans être vaincu, a éprouvé les
rudes coups de son adversaire, et nous en restons là.
Cependant, je suis prêt à recommencer la lutte, quand il le
voudra. Mais, qu'il n'attende pas quelque moment favorable à
ses desseins cachés. Je me tiendrai toujours sur mes gardes,
en ayant l'oeil sur lui. Qu'il n'envoie plus sur la terre la
conscience et ses tortures. J'ai enseigné aux hommes les
armes avec lesquelles on peut la combattre avec avantage. Ils
ne sont pas encore familiarisés avec elle; mais, tu sais que,
pour moi, elle est comme la paille qu'emporte le vent. J'en
fais autant de cas. Si je voulais profiter de l'occasion, qui
se présente, de subtiliser ces discussions poétiques,
j'ajouterais que je fais même plus de cas de la paille que de
la conscience; car, la paille est utile pour le boeuf qui la
rumine, tandis que la conscience ne sait montrer que ses
griffes d'acier. Elles subirent un pénible échec, le jour où
elles se placèrent devant moi. Comme la conscience avait été
envoyée par le Créateur, je crus convenable de ne pas me
laisser barrer le passage par elle. Si elle s'était présentée
avec la modestie et l'humilité propres à son rang, et dont
elle n'aurait jamais dû se départir, je l'aurais écoutée. Je
n'aimais pas son orgueil. J'étendis une main, et sous mes
doigts broyai les griffes; elles tombèrent en poussière, sous
la pression croissante de ce mortier de nouvelle espèce.
J'étendis l'autre main, et lui arrachai la tête. Je chassai
ensuite, hors de ma maison, cette femme, à coups de fouet, et
je ne la revis plus. J'ai gardé sa tête en souvenir de ma
victoire... Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, je
me suis tenu sur un pied, comme le héron, au bord du
précipice creusé dans les flancs de la montagne. On m'a vu
descendre dans la vallée, pendant que la peau de ma poitrine
était immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe! Une
tête à la main, dont je rongeais le crâne, j'ai nagé dans les
gouffres les plus dangereux, longé les écueils mortels, et
plongé plus bas que les courants, pour assister, comme un
étranger, aux combats des monstres marins; je me suis écarté
du rivage, jusqu'à le perdre de ma vue perçante; et, les
crampes hideuses, avec leur magnétisme paralysant, rôdaient
autour de mes membres, qui fendaient les vagues avec des
mouvements robustes, sans oser approcher. On m'a vu revenir,
sain et sauf, dans la plage, pendant que la peau de ma
poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d'une
tombe! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j'ai
franchi les marches ascendantes d'une tour élevée. Je suis
parvenu, les jambes lasses, sur la plate-forme vertigineuse.
J'ai regardé la campagne, la mer; j'ai regardé le soleil, le
firmament; repoussant du pied le granit qui ne recula pas,
j'ai défié la mort et la vengeance divine par une huée
suprême, et me suis précipité, comme un pavé, dans la bouche
de l'espace. Les hommes entendirent le choc douloureux et
retentissant qui résulta de la rencontre du sol avec la tête
de la conscience, que j'avais abandonnée dans ma chute. On me
vit descendre, avec la lenteur de l'oiseau, porté par un
nuage invisible, et ramasser la tête, pour la forcer à être
témoin d'un triple crime, que je devais commettre le jour
même, pendant que la peau de ma poitrine était immobile et
calme, comme le couvercle d'une tombe! Une tête à la main,
dont je rongeais le crâne, je me suis dirigé vers l'endroit
où s'élèvent les poteaux qui soutiennent la guillotine. J'ai
placé la grâce suave des cous de trois jeunes filles sous le
couperet. Exécuteur des hautes-oeuvres, je lâchai le cordon
avec l'expérience apparente d'une vie entière; et, le fer
triangulaire, s'abattant obliquement, trancha trois têtes qui
me regardaient avec douceur. Je mis ensuite la mienne sous le
rasoir pesant, et le bourreau prépara l'accomplissement de
son devoir. Trois fois, le couperet redescendit entre les
rainures avec une nouvelle vigueur; trois fois, ma carcasse
matérielle, surtout au siége du cou, fut remuée jusqu'en ses
fondements, comme lorsqu'on se figure en rêve être écrasé par
une maison qui s'effondre. Le peuple stupéfait me laissa
passer, pour m'écarter de la place funèbre; il m'a vu ouvrir
avec mes coudes ses flots ondulatoires, et me remuer, plein
de vie, avançant devant moi, la tête droite, pendant que la
peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le
couvercle d'une tombe! J'avais dit que je voulais défendre
l'homme, cette fois; mais, je crains que mon apologie ne soit
pas l'expression de la vérité; et, par conséquent, je préfère
me taire. C'est avec reconnaissance que l'humanité applaudira
à cette mesure!
<chant 2> <strophe 16>
Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de
m'arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le
vagin d'une femme; il est bon d'examiner la carrière
parcourue, et de s'élancer, ensuite, les membres reposés,
d'un bond impétueux. Fournir une traite d'une seule
haleine n'est pas facile; et les ailes se fatiguent
beaucoup, dans un vol élevé, sans espérance et sans
remords. Non... ne conduisons pas plus profondément la
meute hagarde des pioches et des fouilles, à travers les
mines explosibles de ce chant impie! Le crocodile ne
changera pas un mot au vomissement sorti de dessous son
crâne. Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le
but louable de venger l'humanité, injustement attaquée par
moi, ouvre subrepticement la porte de ma chambre, en
frôlant la muraille comme l'aile d'un goëland, et enfonce
un poignard, dans les côtes du pilleur d'épaves célestes!
Autant vaut que l'argile dissolve ses atomes, de cette
manière que d'une autre.
<< FIN DU DEUXIEME CHANT>>
chant3.txt
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<<LES CHANTS DE MALDOROR>><<CHANT TROISIEME>>
<chant 3> <strophe 1>
Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, à la nature
d'ange, que ma plume, pendant le deuxième chant, a tirés d'un
cerveau, brillant d'une lueur émanée d'eux-mêmes. Ils
meurent, dès leur naissance, comme ces étincelles dont l'oeil
a de la peine à suivre l'effacement rapide, sur du papier
brûlé. Léman!... Lohengrin!... Lombano!... Holzer!... un
instant, vous apparûtes, recouverts des insignes de la
jeunesse, à mon horizon charmé; mais, je vous ai laissés
retomber dans le chaos, comme des cloches de plongeur. Vous
n'en sortirez plus. Il me suffit que j'aie gardé votre
souvenir; vous devez céder la place à d'autres substances,
peut-être moins belles, qu'enfantera le débordement orageux
d'un amour qui a résolu de ne pas apaiser sa soif auprès de
la race humaine. Amour affamé, qui se dévorerait lui-même,
s'il ne cherchait sa nourriture dans des fictions célestes:
créant, à la longue, une pyramide de séraphins, plus nombreux
que les insectes qui fourmillent dans une goutte d'eau, il
les entrelacera dans une ellipse qu'il fera tourbillonner
autour de lui. Pendant ce temps, le voyageur, arrêté contre
l'aspect d'une cataracte, s'il relève le visage, verra, dans
le lointain, un être humain, emporté vers la cave de l'enfer
par une guirlande de camélias vivants! Mais... silence!
l'image flottante du cinquième idéal se dessine lentement,
comme les replis indécis d'une aurore boréale, sur le plan
vaporeux de mon intelligence, et prend de plus en plus une
consistance déterminée... Mario et moi nous longions la
grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de
l'espace, et arrachaient des étincelles aux galets de la
plage. La bise, qui nous frappait en plein visage,
s'engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en
arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La mouette, par
ses cris et ses mouvements d'aile, s'efforçait en vain de
nous avertir de la proximité possible de la tempête, et
s'écriait: « Où s'en vont-ils, de ce galop insensé? » Nous ne
disions rien; plongés dans la rêverie, nous nous laissions
emporter sur les ailes de cette course furieuse; le pêcheur,
nous voyant passer, rapides comme l'albatros, et croyant
apercevoir, fuyant devant lui, les deux frères mystérieux,
comme on les avait ainsi appelés, parce qu'ils étaient
toujours ensemble, s'empressait de faire le signe de la
croix, et se cachait, avec son chien paralysé, sous quelque
roche profonde. Les habitants de la côte avaient entendu
raconter des choses étranges sur ces deux personnages, qui
apparaissaient sur la terre, au milieu des nuages, aux
grandes époques de calamité, quand une guerre affreuse
menaçait de planter son harpon sur la poitrine de deux pays
ennemis, ou que le choléra s'apprêtait à lancer, avec sa
fronde, la pourriture et la mort dans des cités entières. Les
plus vieux pilleurs d'épaves fronçaient le sourcil, d'un air
grave, affirmant que les deux fantômes, dont chacun avait
remarqué la vaste envergure des ailes noires, pendant les
ouragans, au-dessus des bancs de sable et des écueils,
étaient le génie de la terre et le génie de la mer, qui
promenaient leur majesté, au milieu des airs, pendant les
grandes révolutions de la nature, unis ensemble par une
amitié éternelle, dont la rareté et la gloire ont enfanté
l'étonnement du câble indéfini des générations. On disait
que, volant côte à côte comme deux condors des Andes, ils
aimaient à planer, en cercles concentriques, parmi les
couches d'atmosphères qui avoisinent le soleil; qu'ils se
nourrissaient, dans ces parages, des plus pures essences de
la lumière; mais, qu'ils ne se décidaient qu'avec peine à
rabattre l'inclinaison de leur vol vertical, vers l'orbite
épouvanté où tourne le globe humain en délire, habité par
des esprits cruels qui se massacrent entre eux dans les
champs où rugit la bataille (quand ils ne se tuent pas
perfidement, en secret, dans le centre des villes, avec le
poignard de la haine ou de l'ambition), et qui se nourrissent
d'êtres pleins de vie comme eux et placés quelques degrés
plus bas dans l'échelle des existences. Ou bien, quand ils
prenaient la ferme résolution, afin d'exciter les hommes au
repentir par les strophes de leurs prophéties, de nager, en
se dirigeant à grandes brassées, vers les régions sidérales
où une planète se mouvait au milieu des exhalaisons épaisses
d'avarice, d'orgueil, d'imprécation et de ricanement qui se
dégageaient, comme des vapeurs pestilentielles, de sa surface
hideuse et paraissait petite comme une boule, étant presque
invisible, à cause de la distance, ils ne manquaient pas de
trouver des occasions où ils se repentaient amèrement de leur
bienveillance, méconnue et conspuée, et allaient se cacher au
fond des volcans, pour converser avec le feu vivace qui
bouillonne dans les cuves des souterrains centraux, ou au
fond de la mer, pour reposer agréablement leur vue
désillusionnée sur les monstres les plus féroces de l'abîme,
qui leur paraissaient des modèles de douceur, en comparaison
des bâtards de l'humanité. La nuit venue, avec son obscurité
propice, ils s'élançaient des cratères, à la crête de
porphyre, des courants sous-marins et laissaient, bien loin
derrière eux, le pot de chambre rocailleux où se démène
l'anus constipé des kakatoès humains, jusqu'à ce qu'ils ne
pussent plus distinguer la silhouette suspendue de la planète
immonde. Alors, chagrinés de leur tentative infructueuse, au
milieu des étoiles qui compatissaient à leur douleur et sous
l'oeil de Dieu, s'embrassaient, en pleurant, l'ange de la
terre et l'ange de la mer!... Mario et celui qui galopait
auprès de lui n'ignoraient pas les bruits vagues et
superstitieux que racontaient, dans les veillées, les
pêcheurs de la côte, en chuchotant autour de l'âtre, portes
et fenêtres fermées; pendant que le vent de la nuit, qui
désire se réchauffer, fait entendre ses sifflements autour de
la cabanne de paille, et ébranle, par sa vigueur, ces
frêles murailles, entourées à la base de fragments de
coquillage, apportés par les replis mourants des vagues. Nous
ne parlions pas. Que se disent deux coeurs qui s'aiment?
Rien. Mais nos yeux exprimaient tout. Je l'avertis de serrer
davantage son manteau autour de lui, et lui me fait observer
que mon cheval s'éloigne trop du sien: chacun prend autant
d'intérêt à la vie de l'autre qu'a sa propre vie; nous ne
rions pas. Il s'efforce de me sourire; mais, j'aperçois que
son visage porte le poids des terribles impressions qu'y a
gravées la réflexion, constamment penchée sur les sphynx qui
déroutent, avec un oeil oblique, les grandes angoisses de
l'intelligence des mortels. Voyant ses manoeuvres inutiles,
il détourne les yeux, mord son frein terrestre avec la bave
de la rage, et regarde l'horizon, qui s'enfuit à notre
approche. A mon tour, je m'efforce de lui rappeler sa
jeunesse dorée, qui ne demande qu'à s'avancer dans les palais
des plaisirs, comme une reine; mais, il remarque que mes
paroles sortent difficilement de ma bouche amaigrie, et que
les années de mon propre printemps ont passé, tristes et
glaciales, comme un rêve implacable qui promène, sur les
tables des banquets, et sur les lits de satin, où sommeille
la pâle prêtresse d'amour, payée avec les miroitements de
l'or, les voluptés amères du désenchantement, les rides
pestilentielles de la vieillesse, les effarements de la
solitude et les flambeaux de la douleur. Voyant mes
manoeuvres inutiles, je ne m'étonne pas de ne pas pouvoir le
rendre heureux; le Tout-Puissant m'apparaît revêtu de ses
instruments de torture, dans toute l'auréole resplendissante
de son horreur; je détourne les yeux et regarde l'horizon qui
s'enfuit à notre approche... Nos chevaux galopaient le long
du rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Mario est
plus jeune que moi; l'humidité du temps et l'écume salée qui
rejaillit jusqu'à nous amènent le contact du froid sur ses
lèvres. Je lui dis: « Prends garde!... prends garde!... ferme
tes lèvres, les unes contre les autres; ne vois-tu pas les
griffes aiguës de la gerçure, qui sillonne ta peau de
blessures cuisantes? » Il fixe mon front, et me répliqua,
avec les mouvements de sa langue: « Oui, je les vois, ces
griffes vertes; mais, je ne dérangerai pas la situation
naturelle de ma bouche pour les faire fuir. Regarde, si je
mens. Puisqu'il paraît que c'est la volonté de la Providence,
je veux m'y conformer. Sa volonté aurait pu être meilleure.
» Et moi, je m'écriai: « J'admire cette vengeance noble. » Je
voulus m'arracher les cheveux; mais, il me le défendit avec
un regard sévère, et je lui obéis avec respect. Il se faisait
tard, et l'aigle regagnait son nid, creusé dans les
anfractuosités de la roche. Il me dit: « Je vais te prêter
mon manteau, pour te garantir du froid; je n'en ai pas
besoin. » Je lui répliquai : « Malheur à toi, si tu fais ce
que tu dis. Je ne veux pas qu'un autre souffre à ma place, et
surtout toi. » Il ne répondit pas, parce que j'avais raison;
mais, moi, je me mis à le consoler, à cause de l'accent trop
impétueux de mes paroles... Nos chevaux galopaient le long du
rivage, comme s'ils fuyaient l'oeil humain... Je relevai la
tête, comme la proue d'un vaisseau soulevée par une vague
énorme, et je lui dis: « Est-ce que tu pleures? Je te le
demande, roi des neiges et des brouillards. Je ne vois pas
des larmes sur ton visage, beau comme la fleur du cactus, et
tes paupières sont sèches, comme le lit du torrent; mais, je
distingue, au fond de tes yeux, une cuve, pleine de sang, où
bout ton innocence, mordue au cou par un scorpion de la
grande espèce. Un vent violent s'abat sur le feu qui
réchauffe la chaudière, et en répand les flammes obscures
jusqu'en dehors de ton orbite sacré. J'ai approché mes
cheveux de ton front rosé, et j'ai senti une odeur de roussi,
parce qu'ils se brûlèrent. Ferme tes yeux; car, sinon, ton
visage, calciné comme la lave du volcan, tombera en cendres
sur le creux de ma main. » Et, lui, se retournait vers moi,
sans faire attention aux rênes qu'il tenait dans la main, et
me contemplait avec attendrissement, tandis que lentement il
baissait et relevait ses paupières de lis, comme le flux et
le reflux de la mer. Il voulut bien répondre à ma question
audacieuse, et voici comme il le fit: « Ne fais pas attention
à moi. De même que les vapeurs des fleuves rampent le long
des flancs de la colline, et, une fois arrivées au sommet,
s'élancent dans l'atmosphère, en formant des nuages; de même,
tes inquiétudes sur mon compte se sont insensiblement
accrues, sans motif raisonnable, et forment au-dessus de ton
imagination, le corps trompeur d'un mirage désolé. Je
t'assure qu'il n'y a pas de feu dans mes yeux, quoique j'y
ressente la même impression que si mon crâne était plongé
dans un casque de charbons ardents. Comment veux-tu que les
chairs de mon innocence bouillent dans la cuve, puisque je
n'entends que des cris très faibles et confus, qui, pour moi,
ne sont que les gémissements du vent qui passe au-dessus de
nos têtes. Il est impossible qu'un scorpion ait fixé sa
résidence et ses pinces aiguës au fond de mon orbite haché;
je crois plutôt que ce sont des tenailles vigoureuses qui
broient les nerfs optiques. Cependant, je suis d'avis, avec
toi, que le sang, qui remplit la cuve, a été extrait de mes
veines par un bourreau invisible, pendant le sommeil de la
dernière nuit. Je t'ai attendu longtemps, fils aimé de
l'océan; et mes bras assoupis ont engagé un vain combat avec
Celui qui s'était introduit dans le vestibule de ma maison...
Oui, je sens que mon âme est cadenacée dans le verroux
de mon corps, et qu'elle ne peut se dégager, pour fuir loin
des rivages que frappe la mer humaine, et n'être plus témoin
du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivant
sans relâche, à travers les fondrières et les gouffres de
l'abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me
plaindrai pas. J'ai reçu la vie comme une blessure, et j'ai
défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le
Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la
crevasse béante. C'est le châtiment que je lui inflige. Nos
coursiers ralentissent la vitesse de leurs pieds d'airain;
leurs corps tremble, comme le chasseur surpris par un
troupeau de peccaris. Il ne faut pas qu'ils se mettent à
écouter ce que nous disons. A force d'attention, leur
intelligence grandirait, et ils pourraient peut-être nous
comprendre. Malheur à eux; car, ils souffriraient davantage!
En effet, ne pense qu'aux marcassins de l'humanité: le degré
d'intelligence qui les sépare des autres êtres de la création
ne semble-t-il pas ne leur être accordé qu'au prix
irremédiable de souffrances incalculables? Imite mon exemple,
et que ton éperon d'argent s'enfonce dans les flancs de ton
coursier... » Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme
s'ils fuyaient l'oeil humain.<chant 3> <strophe 2>
Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu'elle se
rappelle vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent
à coups de pierre, comme si c'était un merle. Elle brandit
un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa
course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s'en
aperçoit pas. De longues pattes d'araignée circulent sur sa
nuque; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne
ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de
rire comme l'hyène. Elle laisse échapper des lambeaux de
phrases dans lesquels, en les recousant, très-peu
trouveraient une signification claire. Sa robe, percée en
plus d'un endroit, exécute des mouvements saccadés autour de
ses jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi,
comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse,
ses illusions et son bonheur passé, qu'elle revoit à travers
les brumes d'une intelligence détruite, par le tourbillon
des facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa
beauté primitives; sa démarche est ignoble, et son haleine
respire l'eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux sur
cette terre, c'est alors qu'il faudrait s'étonner. La folle
ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se
plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui
s'intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de ne
jamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, à
coups de pierre, comme si c'était un merle. Elle a laissé
tomber de son sein un rouleau de papier. Un inconnu le
ramasse, s'enferme chez lui toute la nuit, et lit le
manuscrit, qui contenait ce qui suit: « Après bien des
années stériles,
« la Providence m'envoya une fille. Pendant trois
« jours, je m'agenouillai dans les églises, et ne cessai
« de remercier le grand nom de Celui qui avait enfin
« exaucé mes voeux. Je nourrissais de mon propre lait
« celle qui était plus que ma vie, et que je voyais
« grandir rapidement, douée de toutes les qualités de
« l'âme et du corps. Elle me disait: « Je voudrais avoir
« une petite soeur pour m'amuser avec elle; recom-
« mande au bon Dieu de m'en envoyer une; et, pour le
« récompenser, j'entrelacerai, pour lui, une guirlande
« de violettes, de menthes et de géraniums. » Pour
« toute réponse, je l'enlevais sur mon sein et l'embras-
« sais avec amour. Elle savait déjà s'intéresser aux
« animaux, et me demandait pourquoi l'hirondelle se
« contente de raser de l'aile les chaumières humaines,
« sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt
« sur ma bouche, comme pour lui dire de garder le
« silence sur cette grace question, dont je ne voulais
« pas encore lui faire comprendre les éléments, afin de
« ne pas frapper, par une sensation excessive, son
« imagination enfantine; et, je m'empressais de
« détourner la conversation de ce sujet, pénible à traiter
« pour tout être appartenant à la race qui a étendu une
« domination injuste sur les autres animaux de la
« création. Quand elle me parlait des tombes du
« cimetière, en me disant qu'on respirait dans cette
« atmosphère les agréables parfums des cyprès et des
« immortelles, je me gardai de la contredire; mais, je
« lui disais que c'était la ville des oiseaux, que, là, ils
« chantaient depuis l'aurore jusqu'au crépuscule du
« soir, et que les tombes étaient leurs nids, où ils
« couchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le
« marbre. Tous les mignons vêtements qui la couvraient,
« c'est moi qui les avais cousus, ainsi que les dentelles,
« aux mille arabesques, que je réservais pour le diman-
« che. L'hiver, elle avait sa place légitime autour de la
« grande cheminée; car elle se croyait une personne
« sérieuse, et, pendant l'été, la prairie reconnaissait la
« suave pression de ses pas, quand elle s'aventurait,
« avec son filet de soie, attaché au bout d'un jonc, après
« les colibris, pleins d'indépendance, et les papillons,
« aux zigzags agaçants. « Que fais-tu, petite vaga-
« bonde, quand la soupe t'attend depuis une heure,
« avec la cuillère qui s'impatiente? » Mais, elle s'écriait,
« en me sautant au cou, qu'elle n'y reviendrait plus.
« Le lendemain, elle s'échappait de nouveau, à travers
« les marguerites et les résédas; parmi les rayons du
« soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères;
« ne connaissant que la coupe prismatique de la vie,
« pas encore le fiel; heureuse d'être plus grande que
« la mésange; se moquant de la fauvette, qui ne
« chante pas si bien que le rossignol; tirant sournoi-
« sement la langue au vilain corbeau, qui la regardait
« paternellement; et gracieuse comme un jeune chat.
« Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence;
« le temps s'approchait, où elle devait, d'une manière
« inattendue, faire ses adieux aux enchantements de la
« vie, abandonnant pour toujours la compagnie des
« tourterelles, des gelinottes et des verdiers, les babille-
« ments de la tulipe et de l'anémone, les conseils des
« herbes du marécage, l'esprit incisif des grenouilles,
« et la fraîcheur des ruisseaux. On me raconta ce qui
« s'était passé; car, moi, je ne fus pas présente à
« l'événement qui eut pour conséquence la mort de
« ma fille. Si je l'avais été, j'aurais défendu cet ange
« au prix de mon sang... Maldoror passait avec son
« bouledogue; il voit une jeune fille qui dort à l'ombre
« d'un platane, et il la prit d'abord pour une rose. On
« ne peut dire qui s'éleva le plus tôt dans son esprit,
« ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en fut
« la suite. Il se déshabille rapidement, comme un
« homme qui sait ce qu'il va faire. Nu comme une
« pierre, il s'est jeté sur le corps de la jeune fille, et lui
« a levé la robe pour commettre un attentat à la
« pudeur... à la clarté du soleil! Il ne se gênera pas,
« allez!... N'insistons pas sur cette action impure.
« L'esprit mécontent, il se rhabille avec précipitation,
« jette un regard de prudence sur la route poudreuse,
« où personne ne chemine, et ordonne au bouledogue
« d'étrangler avec le mouvement de ses mâchoires,
« la jeune fille ensanglantée. Il indique au chien de la
« montagne la place où respire et hurle la victime
« souffrante, et se retire à l'écart, pour ne pas être
« témoin de la rentrée des dents pointues dans les
« veines roses. L'accomplissement de cet ordre put
« paraître sévère au bouledogue. Il crut qu'on lui
« demanda ce qui avait été déjà fait, et se contenta,
« ce loup, au muffle monstrueux, de violer à son tour
« la virginité de cette enfant délicate. De son ventre
« déchiré, le sang coule de nouveau le long de ses
« jambes, à travers la prairie. Ses gémissements se
« joignent aux pleurs de l'animal. La jeune fille lui
« présente la croix d'or qui ornait son cou, afin qu'il
« l'épargne; elle n'avait pas osé le présenter aux
« yeux farouches de celui qui, d'abord, avait eu la
« pensée de profiter de la faiblesse de son âge. Mais
« le chien n'ignorait pas que, s'il désobéissait à son
« maître, un couteau lancé de dessous une manche,
« ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare.
« Maldoror (comme ce nom répugne à prononcer!)
« entendait les agonies de la douleur, et s'étonnait
« que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être
« encore morte. Il s'approche de l'autel sacrificatoire,
« et voit la conduite de son bouledogue, livré à de bas
« penchants, et qui élevait sa tête au-dessus de la
« jeune fille, comme un naufragé élève la sienne,
« au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne un
« coup de pied et lui fend un oeil. Le bouledogue, en
« colère, s'enfuit dans la campagne, entraînant après
« lui, pendant un espace de route qui est toujours
« trop long, pour si court qu'il fût, le corps de la jeune
« fille suspendue, qui n'a été dégagé que grâce aux
« mouvements saccadés de la fuite; mais, il craint
« d'attaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci
« tire de sa poche un canif américain, composé de dix à
« douze lames qui servent à divers usages. Il ouvre
« les pattes anguleuses de cet hydre d'acier; et, muni
« d'un pareil scalpel, voyant que le gazon n'avait pas
« encore disparu sous la couleur de tant de sang versé,
« s'apprête, sans pâlir, à fouiller courageusement le
« vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi,
« il retire successivement les organes intérieurs; les
« boyaux, les poumons, le foie et enfin le coeur lui-
« même sont arrachés de leurs fondements et entraînés
« à la lumière du jour, par l'ouverture épouvantable.
« Le sacrificateur s'aperçoit que la jeune fille, poulet
« vidé, est morte depuis longtemps; il cesse la persévé-
« rance croissante de ses ravages, et laisse le cadavre
« redormir à l'ombre du platane. On ramassa le canif,
« abandonné à quelques pas. Un berger, témoin du
« crime, dont on n'avait pas découvert l'auteur, ne le
« raconta que longtemps après, quand il se fut assuré
« que le criminel avait gagné en sûreté les frontières,
« et qu'il n'avait plus à redouter la vengeance certaine
« proférée contre lui, en cas de révélation. Je plaignis
« l'insensé qui avait commis ce forfait, que le législa-
« teur n'avait pas prévu, et qui n'avait pas eu de pré-
« cédents. Je le plaignis, parce qu'il est probable qu'il
« n'avait pas gardé l'usage de la raison, quand il mania
« le poignard à la lame quatre fois triple, labourant de
« fond en comble, les parois des viscères. Je le plaignis,
« parce que, s'il n'était pas fou, sa conduite honteuse
« devait couver une haine bien grande contre ses
« semblables, pour s'acharner ainsi sur les chairs et les
« artères d'un enfant inoffensif, qui fut ma fille. J'assis-
« tai à l'enterrement de ces décombres humains, avec
« une résignation muette; et chaque jour je viens
« prier sur une tombe. » A la fin de cette lecture, l'inconnu
ne peut plus garder ses forces, et s'évanouit. Il reprend ses
sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié ce souvenir de sa
jeunesse (l'habitude émousse la mémoire!); et après vingt ans
d'absence, il revenait dans ce pays fatal. Il n'achètera pas
de bouledogue!... Il ne conversera pas avec les bergers!... Il
n'ira pas dormir à l'ombre des platanes!... Les enfants la
poursuivent à coups de pierre, comme si c'était un merle.<chant 3> <strophe 3>
Tremdall a touché la main pour la dernière fois, à celui qui
s'absente volontairement, toujours fuyant devant lui, toujours
l'image de l'homme le poursuivant. Le juif errant se dit que,
si le sceptre de la terre appartenait à la race des
crocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur la
vallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les
rayons solaires, et rendre sa vue plus perçante, tandis que
l'autre palpe le sein de l'espace, avec le bras horizontal et
immobile. Penché en avant, statue de l'amitié, il regarde avec
des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la
côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré. La
terre semble manquer à ses pieds, et quand même il le
voudrait, il ne pourrait retenir ses larmes et ses sentiments:« Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un
« étroit sentier. Où s'en va-t-il, de ce pas pesant?
« Il ne le sait lui-même... Cependant, je suis persuadé
« que je ne dors pas: qu'est-ce qui s'approche, et va
« à la rencontre de Maldoror? Comme il est grand, le
« dragon... plus qu'un chêne! On dirait que ses ailes
« blanchâtres, nouées par de fortes attaches, ont des
« nerfs d'acier, tant elles fendent l'air avec aisance.
« Son corps commence par un buste de tigre, et se
« termine par une longue queue de serpent. Je n'étais
« pas habitué à voir ces choses. Qu'a-t-il donc sur le
« front? J'y vois écrit, dans une langue symbolique,
« un mot que je ne puis déchiffrer. D'un dernier coup
« d'aile, il s'est transporté auprès de celui dont je
« connais le timbre de voix. Il lui a dit: « Je t'attendais,
« et toi aussi. L'heure est arrivée; me voilà. Lis, sur
« mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphi-
« ques. » Mais lui, à peine a-t-il vu venir l'ennemi,
« s'est changé en aigle immense, et se prépare au
« combat, en faisant claquer de contentement son bec
« recourbé, voulant dire par là qu'il se charge, à lui
« seul, de manger la partie postérieure du dragon.
« Les voilà qui tracent des cercles dont la concentri-
« cité diminue, espionnant leurs moyens réciproques,
« avant de combattre; ils font bien. Le dragon me
« paraît plus fort; je voudrais qu'il remportât la vic-
« toire sur l'aigle. Je vais éprouver de grandes émo-
« tions, à ce spectacle où une partie de mon être est
« engagée. Puissant dragon, je t'exciterai de mes cris,
« s'il est nécessaire; car, il est de l'intérêt de l'aigle
« qu'il soit vaincu. Qu'attendent-ils pour s'attaquer?
« Je suis dans des transes mortelles. Voyons, dragon,
« commence, toi, le premier, l'attaque. Tu viens de
« lui donner un coup de griffe sec: ce n'est pas trop
« mal. Je t'assure que l'aigle l'aura senti; le vent
« emporte la beauté de ses plumes, tâchées de sang.
« Ah! l'aigle t'arrache un oeil avec son bec, et, toi, tu
« ne lui avais arraché que la peau; il fallait faire
« attention à cela. Bravo, prends ta revanche, et casse-
« lui une aile; il n'y a pas à dire, tes dents de tigre
« sont très bonnes. Si tu pouvais approcher de l'aigle,
« pendant qu'il tournoie dans l'espace, lancé en bas
« vers la campagne! Je le remarque, cet aigle t'inspire
« de la retenue, même quand il tombe. Il est par terre,
« il ne pourra pas se relever. L'aspect de toutes ces
« blessures béantes m'enivre. Vole à fleur de terre
« autour de lui, et, avec les coups de ta queue écaillée
« de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau
« dragon; enfonce-lui tes griffes vigoureuses, et que
« le sang se mêle au sang, pour former des ruisseaux
« où il n'y ait pas d'eau. C'est facile à dire, mais non à
« faire. L'aigle vient de combiner un nouveau plan
« stratégique de défense, occasionné par les chances
« malencontreuses de cette lutte mémorable; il est
« prudent. Il s'est assis solidement, dans une position
« inébranlable, sur l'aile restante, sur ses deux cuisses,
« et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gou-
« vernail. Il défie des efforts plus extraordinaires que
« ceux qu'on lui a opposés jusqu'ici. Tantôt, il tourne
« aussi vite que le tigre, et n'a pas l'air de se fatiguer;
« tantôt, il se couche sur le dos, avec ses deux fortes
« pattes en l'air, et, avec sang-froid, regarde ironique-
« ment son adversaire. Il faudra, à bout de compte,
« que je sache qui sera le vainqueur; le combat ne peut
« pas s'éterniser. Je songe aux conséquences qu'il en
« résultera! L'aigle est terrible, et fait des sauts énormes
« qui ébranlent la terre, comme s'il allait prendre
« son vol; cependant, il sait que cela lui est impossible.
« Le dragon ne s'y fie pas; il croit qu'à chaque instant
« l'aigle va l'attaquer par le côté où il manque d'oeil...
« Malheureux que je suis! C'est ce qui arrive. Comment
« le dragon s'est laissé prendre à la poitrine? Il a beau
« user de la ruse et de la force; je m'aperçois que
« l'aigle, collé à lui par tous ses membres, comme une
« sangsue, enfonce de plus en plus son bec, malgré de
« nouvelles blessures qu'il reçoit, jusqu'à la racine du
« cou, dans le ventre du dragon. On ne lui voit que le
« corps. Il paraît être à l'aise; il ne se presse pas d'en
« sortir. Il cherche sans doute quelque chose, tandis
« que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beugle-
« ments qui réveillent les forêts. Voilà l'aigle, qui sort
« de cette caverne. Aigle, comme tu es horrible! Tu es
« plus rouge qu'une mare de sang! Quoique tu tiennes
« dans ton bec nerveux un coeur palpitant, tu es si
« couvert de blessures, que tu peux à peine te soutenir
« sur tes pattes emplumées; et que tu chancelles, sans
« desserrer le bec, à côté du dragon qui meurt dans
« d'effroyables agonies. La victoire a été difficile;
« n'importe, tu l'as remportée: il faut, au moins, dire
« la vérité... Tu agis d'après les règles de la raison, en te
« dépouillant de la forme d'aigle, pendant que tu
« t'éloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc, Mal-
« doror, tu as été vainqueur! Ainsi donc, Maldoror, tu
« as vaincu l'Espérance ! Désormais, le désespoir se
« nourrira de ta substance la plus pure! Désormais, tu
« rentres, à pas délibérés, dans la carrière du mal!
« Malgré que je sois, pour ainsi dire, blasé sur la souf-
« france, le dernier coup que tu as porté au dragon n'a
« pas manqué de se faire sentir en moi. Juge toi-même
« si je souffre! Mais tu me fais peur. Voyez, voyez,
« dans le lointain, cet homme qui s'enfuit. Sur lui,
« terre excellente, la malédiction a poussé son feuillage
« touffu; il est maudit et il maudit. Où portes-tu tes
« sandales? Où t'en vas-tu, hésitant comme un som-
« nambule, au-dessus d'un toit? Que ta destinée per-
« verse s'accomplisse! Maldoror, adieu! Adieu, jusqu'à
« l'éternité, où nous ne nous retrouverons pas ensemble! »<chant 3> <strophe 4>
C'était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient
leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à
leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la
fatigue. Tout travaillait à sa destinée: les arbres, les
planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur! Il était
étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure
pendait comme un câble somnifère; ses dents n'étaient pas
lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses
cheveux. Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre
les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se
relever. Ses forces l'avaient abandonné, et il gisait, là,
faible comme le ver de terre, impassible comme l'écorce. Des
flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les
soubresauts nerveux de ses épaules. L'abrutissement, au groin
de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait
un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus,
balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Le sang coulait
de ses narines: dans sa chute, sa figure avait frappé contre
un poteau... Il était soûl! Horriblement soûl! Soûl comme une
punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang! Il
remplissait l'écho de paroles incohérentes, que je me garderai
de répéter ici; si l'ivrogne suprême ne se respecte pas, moi,
je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le Créateur...
se soûlât ! Pitié pour cette lèvre, souillée dans les coupes
de l'orgie! Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes
dans le dos, et dit: « Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié
de sa course: travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des
autres. Attends un peu, et tu vas voir, si j'appelle le
kakatoès, au bec crochu. » Le pivert et la chouette, qui
passaient, lui enfoncèrent le bec entier dans le ventre, et
dirent: « Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre?
Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux? Mais, ni
la taupe, ni le casoar, ni le flammant ne t'imiteront, je te
le jure. » L'âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur
la tempe, et dit: « Ça, pour toi. Que t'avais-je fait pour me
donner des oreilles si longues ? Il n'y a pas jusqu'au grillon
qui ne me méprise. » Le crapaud, qui passait, lança un jet de
bave sur son front, et dit: « Ça, pour toi. Si tu ne m'avais
fait l'oeil si gros, et que je t'eusse aperçu dans l'état où
je te vois, j'aurais chastement caché la beauté de tes membres
sous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin
que nul ne te vît. » Le lion, qui passait, inclina sa face
royale, et dit: « Pour moi, je le respecte, quoique sa
splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres,
qui faites les orgueilleux, et n'êtes que des lâches, puisque
vous l'avez attaqué quand il dormait, seriez-vous contents,
si, mis à sa place, vous supportiez, de la part des passants,
les injures que vous ne lui avez pas épargnées. » L'homme, qui
passait, s'arrêta devant le Créateur méconnu; et, aux
applaudissements du morpion et de la vipère, fienta, pendant
trois jours, sur son visage auguste ! Malheur à l'homme, à
cause de cette injure; car, il n'a pas respecté l'ennemi,
étendu dans le mélange de boue, de sang et de vin; sans
défense, et presque inanimé!... Alors, le Dieu souverain,
réveillé, enfin, par toutes ces insultes mesquines, se releva
comme il put; en chancelant, alla s'asseoir sur une pierre,
les bras pendants, comme les deux testicules du poitrinaire;
et jeta un regard vitreux, sans flamme, sur la nature entière,
qui lui appartenait. O humains, vous êtes les enfants
terribles; mais, je vous en supplie, épargnons cette grande
existence, qui n'a pas encore fini de cuver la liqueur
immonde, et, n'ayant pas conservé assez de force pour se tenir
droite, est retombée, lourdement, sur cette roche, où elle
s'est assise, comme un voyageur. Faites attention à ce
mendiant qui passe; il a vu que le derviche tendait un bras
affamé, et, sans savoir à qui il faisait l'aumône, il a jeté
un morceau de pain dans cette main qui implore la miséricorde.
Le Créateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement
de tête. Oh! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment
les rênes de l'univers devient une chose difficile! Le sang
monte quelquefois à la tête, quand on s'applique à tirer du
néant une dernière comète, avec une nouvelle race d'esprits.
L'intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme
un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les
égarements dont vous avez été témoins!<chant 3> <strophe 5>
Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendue à
l'extrémité d'une tringle, balançait sa carcasse au fouet des
quatre vents, au-dessus d'une porte massive et vermoulue. Un
corridor sale, qui sentait la la cuisse humaine, donnait
sur un préau, où cherchaient leur pâture des coqs et des
poules, plus maigres que leurs ailes. Sur la muraille qui
servait d'enceinte au préau, et située du côté de l'ouest,
étaient parcimonieusement pratiquées diverses ouvertures,
fermées par un guichet grillé. La mousse recouvrait ce corps
de logis, qui, sans doute, avait été un couvent et servait,
à l'heure actuelle, avec le reste du bâtiment, comme demeure
de toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux qui
entraient, l'intérieur de leur vagin, en échange d'un peu
d'or. J'étais sur un pont, dont les piles plongeaient dans
l'eau fangeuse d'un fossé de ceinture. De sa surface élevée,
je contemplais dans la campagne cette construction penchée
sur sa vieillesse et les moindres détails de son architecture
intérieure. Quelquefois, la grille d'un guichet s'élevait sur
elle-même en grinçant, comme par l'impulsion ascendante d'une
main qui violentait la nature du fer: un homme présentait sa
tête à l'ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules,
sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisait suivre,
dans cette extraction laborieuse, son corps couvert. de
toiles d'araignées. Mettant ses mains, ainsi qu'une couronne,
sur les immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de
leur poids, tandis qu'il avait encore la jambe engagée dans
les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture
naturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux,
dont l'eau savonnée avait vu s'élever, tomber des générations
entières, et s'éloignait ensuite, le plus vite possible, de
ces ruelles faubouriennes, pour aller respirer l'air pur vers
le centre de la ville. Lorsque le client était sorti, une
femme toute nue se portait au dehors, de la même manière, et
se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les
poules accouraient en foule des divers points du préau,
attirés par l'odeur séminale, la renversaient par terre,
malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son
corps comme un fumier et déchiquetaient, à coups de bec,
jusqu'à ce qu'il sortît du sang, les lèvres flasques de son
vagin gonflé. Les poules et les coqs, avec leur gosier
rassasié, retournaient gratter l'herbe du préau; la femme,
devenue propre, se relevait, tremblante, couverte de
blessures, comme lorsqu'on s'éveille après un cauchemar.
Elle laissait tomber le torchon qu'elle avait apporté pour
essuyer ses jambes; n'ayant plus besoin du baquet commun,
elle retournait dans sa tanière, comme elle en était sortie,
pour attendre une autre pratique. A ce spectacle, moi, aussi,
je voulus pénétrer dans cette maison! J'allai descendre du
pont, quand je vis, sur l'entablement d'un pilier, cette
inscription, en caractères hébreux: « Vous, qui passez sur ce
pont, n'y allez pas. Le crime y séjourne avec le vice; un
jour, ses amis attendirent en vain un jeune homme qui avait
franchi la porte fatale. » La curiosité l'emporta sur la
crainte; au bout de quelques instants, j'arrivai devant un
guichet, dont la grille possédait de solides barreaux, qui
s'entre-croisaient étroitement. Je voulus regarder dans
l'intérieur, à travers ce tamis épais. D'abord, je ne pus
rien voir; mais, je ne tardai pas à distinguer les objets qui
étaient dans la chambre obscure, grâce aux rayons du soleil
qui diminuait sa lumière et allait bientôt disparaître à
l'horizon. La première et la seule chose qui frappa ma vue
fut un bâton blond, composé de cornets, s'enfonçant les uns
dans les autres. Ce bâton se mouvait! Il marchait dans la
chambre! Ses secousses étaient si fortes, que le plancher
chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brêches
énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu'on
ébranle contre la porte d'une ville assiégée. Ses efforts
étaient inutiles; les murs étaient construits avec de la
pierre de taille et quand il choquait la paroi, je le voyais
se recourber en lame d'acier et rebondir comme une balle
élastique. Ce bâton n'était donc pas fait en bois! Je
remarquai, ensuite, qu'il se roulait et se déroulait avec
facilité comme une anguille. Quoique haut comme un homme, il
ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l'essayait, et
montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet. Il
faisait des bonds impétueux, retombait à terre et ne pouvait
défoncer l'obstacle. Je me mis à le regarder de plus en plus
attentivement et je vis que c'était un cheveu! Après une
grande lutte, avec la matière qui l'entourait comme une
prison, il alla s'appuyer contre le lit qui était dans cette
chambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossée
au chevet. Après quelques instants de silence, pendant
lesquels j'entendis des sanglots entrecoupés, il éleva la
voix et parla ainsi:
« Mon maître m'a oublié dans cette chambre; il ne
« vient pas me chercher. Il s'est levé de ce lit, où je suis
« appuyé, il a peigné sa chevelure parfumée et n'a pas
« songé qu'auparavant j'étais tombé à terre. Cepen-
« dant, s'il m'avait ramassé, je n'aurais pas trouvé
« étonnant cet acte de simple justice. Il m'abandonne,
« dans cette chambre claquemurée, après s'être enve-
« loppé dans les bras d'une femme. Et quelle femme!
« Les draps sont encore moites de leur contact attiédi
« et portent, dans leur désordre, l'empreinte d'une nuit
« passée dans l'amour... » Et je me demandais qui pouvait
être son maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus
d'énergie!... « Pendant que la nature
« entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il s'est
« accouplé avec une femme dégradée, dans des embras-
« sements lascifs et impurs. Il s'est abaissé jusqu'à
« laisser approcher, de sa face auguste, des joues
« méprisables par leur impudence habituelle, flétries
« dans leur séve. Il ne rougissait pas, mais, moi, je
« rougissais pour lui. Il est certain qu'il se sentait
« heureux de dormir avec une telle épouse d'une nuit.
« La femme, étonnée de l'aspect majestueux de cet
« hôte, semblait éprouver des voluptés incomparables,
« lui embrassait le cou avec frénésie. » Et je me demandais
qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait à la
grille avec plus d'énergie!... « Moi, pendant ce
« temps, je sentais des pustules envenimées qui crois-
« saient plus nombreuses, en raison de son ardeur
« inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourer
« ma racine de leur fiel mortel, absorber, avec leurs
« ventouses, la substance génératrice de ma vie. Plus
« ils s'oubliaient, dans leurs mouvements insensés, plus
« je sentais mes forces décroître. Au moment où les
« désirs corporels atteignaient au paroxysme de la
« fureur, je m'aperçus que ma racine s'affaissait sur
« elle-même, comme un soldat blessé par une balle. Le
« flambeau de la vie s'étant éteint en moi, je me
« détachai, de sa tête illustre, comme une branche
« morte; je tombai à terre, sans courage, sans force,
« sans vitalité; mais, avec une profonde pitié pour celui
« auquel j'appartenais; mais, avec une éternelle
« douleur pour son égarement volontaire!... » Et je me
demandais qui pouvait être son maître! Et mon oeil se recollait
à la grille avec plus d'énergie !... « S'il avait,
« au moins, entouré de son âme le sein innocent d'une
« vierge. Elle aurait été plus digne de lui et la dégra-
« dation aurait été moins grande. Il embrasse, avec
« ses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les
« hommes ont marché avec le talon, plein de poussière!...
« Il aspire, avec des narines effrontées, les émanations
« de ces deux aisselles humides!... J'ai vu la membrane
« des dernières se contracter de honte, pendant que,
« de leur côté, les narines se refusaient à cette respi-
« ration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune
« attention aux avertissements solennels des aisselles,
« à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait
« davantage ses bras, et lui, avec une poussée plus
« forte, enfonçait son visage dans leur creux. J'étais
« obligé d'être le complice de cette profanation. J'étais
« obligé d'être le spectateur de ce déhanchement
« inouï; d'assister à l'alliage forcé de ces deux êtres,
« dont un abîme incommensurable séparait les natures
« diverses» Et je me demandais qui pouvait être son
maître! Et mon oeil se recollait à la grille avec plus
d'énergie!... « Quand il fut rassasié de respirer cette
« femme, il voulut lui arracher ses muscles un par un;
« mais, comme c'était une femme, il lui pardonna et
« préféra faire souffrir un être de son sexe. Il appela,
« dans la cellule voisine, un jeune homme qui était
« venu dans cette maison pour passer quelques moments
« d'insouciance avec une de ces femmes, et lui enjoignit
« de venir se placer à un pas de ses yeux. Il y avait
« longtemps que je gisais sur le sol. N'ayant pas la
« force de me lever sur ma racine brûlante, je ne pus
« voir ce qu'ils firent. Ce que je sais, c'est qu'à peine
« le jeune homme fut à portée de sa main, que des
« lambeaux de chair tombèrent aux pieds du lit et
« vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient
« tout bas que les griffes de mon maître les avaient
« détachés des épaules de l'adolescent. Celui-ci, au
« bout de quelques heures, pendant lesquelles il avait
« lutté contre une force plus grande, se leva du lit et se
« retira majestueusement. Il était littéralement écorché
« des pieds jusqu'à la tête; il traînait, à travers les
« dalles de la chambre, sa peau retournée. Il se disait
« que son caractère était plein de bonté; qu'il aimait
« à croire ses semblables bons aussi; que pour cela il
« avait acquiescé au souhait de l'étranger distingué qui
« l'avait appelé auprès de lui; mais que, jamais, au
« grand jamais, il ne se serait attendu à être torturé
« par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il
« après une pause. Enfin, il se dirigea vers le guichet,
« qui se fendit avec pitié jusqu'au nivellement du sol,
« en présence de ce corps dépourvu d'épiderme. Sans
« abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir, ne
« serait-ce que comme manteau, il essaya de dispa-
« raître de ce coupe-gorge; une fois éloigné de la
« chambre, je ne pus voir s'il avait eu la force de
« regagner la porte de sortie. Oh! comme les poules
« et les coqs s'éloignaient avec respect, malgré leur
« faim, de cette longue traînée de sang, sur la terre
« imbibée! » Et je me demandais qui pouvait être son maître!
Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie!... « Alors, celui qui aurait dû penser davan-
« tage à sa dignité et à sa justice, se releva, pénible-
« ment, sur son coude fatigué. Seul, sombre, dégoûté
« et hideux!... Il s'habilla lentement. Les nonnes,
« ensevelies depuis des siècles dans les catacombes du
« couvent, après avoir été réveillées en sursaut par les
« bruits de cette nuit horrible, qui s'entre-choquaient
« entre eux dans une cellule située au-dessus des
« caveaux, se prirent par la main, et vinrent former
« une ronde funèbre autour de lui. Pendant qu'il
« recherchait les décombres de son ancienne splendeur;
« qu'il lavait ses mains avec du crachat en les essuyant
« ensuite sur ses cheveux (il valait mieux les laver
« avec du crachat, que de ne pas les laver du tout,
« après le temps d'une nuit entière passée dans le vice
« et le crime), elles entonnèrent les prières lamentables
« pour les morts, quand quelqu'un est descendu dans
« la tombe. En effet, le jeune homme ne devait pas
« survivre à ce supplice, exercé sur lui par une main
« divine, et ses agonies se terminèrent pendant les
« chants des nonnes... » Je me rappelai l'inscription
du pilier; je compris ce qu'était devenu le rêveur pubère
que ses amis attendaient encore chaque jour depuis le moment
de sa disparition... Et je me demandais qui pouvait être son
maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie!... « Les
« murailles s'écartèrent pour le laisser passer; les
« nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs,
« avec des ailes qu'il avait cachées jusque-là dans sa
« robe d'émeraude, se replacèrent en silence dessous le
« couvercle de la tombe. Il est parti dans sa demeure
« céleste, en me laissant ici; cela n'est pas juste. Les
« autres cheveux sont restés sur sa tête; et, moi, je gis,
« dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert
« de sang caillé, de lambeaux de viande sèche; cette
« chambre est devenue damnée, depuis qu'il s'y est
« introduit; personne n'y entre; cependant, j'y suis
« enfermé. C'en est donc fait! Je ne verrai plus les
« légions des anges marcher en phalanges épaisses,
« ni les astres se promener dans les jardins de l'harmo-
« nie. Eh bien, soit... je saurai supporter mon malheur
« avec résignation. Mais, je ne manquerai pas de dire
« aux hommes ce qui s'est passé dans cette cellule.
« Je leur donnerai la permission de rejeter leur dignité,
« comme un vêtement inutile, puisqu'ils ont l'exemple
« de mon maître; je leur conseillerai de sucer la verge
« du crime, puisqu'un autre l'a déjà fait... » Le
cheveu se tut... Et je me demandais qui pouvait être son
maître! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plus
d'énergie !... Aussitôt le tonnerre éclata; une lueur
phosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré
moi, par je ne sais quel instinct d'avertissement; quoique
je fusse éloigné du guichet, j'entendis une autre voix,
mais, celle-ci rampante et douce, de crainte de se faire
entendre: « Ne fais pas de pareils bonds!
« Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te
« replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse
« d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la
« nuit couvre tes pas... je ne t'ai pas oublié; mais,
« on t'aurait vu sortir, et j'aurais été compromis.
« Oh! si tu savais comme j'ai souffert depuis ce moment!
« Revenu au ciel, mes archanges m'ont entouré avec
« curiosité; ils n'ont pas voulu me demander le motif
« de mon absence. Eux, qui n'avaient jamais osé élever
« leur vue sur moi, jetaient, s'efforçant de deviner
« l'énigme, des regards stupéfaits sur ma face abattue,
« quoiqu'ils n'aperçussent pas le fond de ce mystère,
« et se communiquaient tout bas des pensées qui redou-
« taient en moi quelque changement inaccoutumé.
« Ils pleuraient des larmes silencieuses; ils sentaient
« vaguement que je n'étais plus le même, devenu
« inférieur à mon identité. Ils auraient voulu connaître
« quelle funeste résolution m'avait fait franchir les
« frontières du ciel, pour venir m'abattre sur la terre,
« et goûter des voluptés éphémères, qu'eux-mêmes
« méprisent profondément. Ils remarquèrent sur mon
« front une goutte de sperme, une goutte de sang. La
« première avait jailli des cuisses de la courtisane!
« La deuxième s'était élancée des veines du martyr!
« Stygmates odieux! Rosaces inébranlables! Mes
« archanges ont retrouvé, pendus aux halliers de
« l'espace, les débris flamboyants de ma tunique
« d'opale, qui flottaient sur les peuples béants. Ils
« n'ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu
« devant leur innocence; châtiment mémorable de la
« vertu abandonnée. Vois les sillons qui se sont tracé
« un lit sur mes joues décolorées: c'est la goutte de
« sperme et la goutte de sang, qui filtrent lentement
« le long de mes rides sèches. Arrivées à la lèvre supé-
« rieure, elles font un effort immense, et pénètrent
« dans le sanctuaire de ma bouche, attirées, comme
« un aimant, par le gosier irrésistible. Elles m'étouffent,
« ces deux gouttes implacables. Moi, jusqu'ici, je
« m'étais cru le Tout-Puissant; mais, non; je dois
« abaisser le cou devant le remords qui me crie: « Tu
« n'es qu'un misérable! » Ne fais pas de pareils bonds!
« Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je
« te replacerai parmi les autres cheveux; mais, laisse
« d'abord le soleil se coucher à l'horizon, afin que la
« nuit couvre tes pas... J'ai vu Satan, le grand ennemi,
« redresser les enchevêtrements osseux de la char-
« pente, au-dessus de son engourdissement de larve,
« et, debout, triomphant, sublime, haranguer ses
« troupes rassemblées; comme je le mérite, me tourner
« en dérision. Il a dit qu'il s'étonnait beaucoup que
« son orgueilleux rival, pris en flagrant délit par le
« succès, enfin réalisé, d'un espionnage perpétuel, pût
« ainsi s'abaisser jusqu'à baiser la robe de la débauche
« humaine, par un voyage de long cours à travers les
« récifs de l'éther, et faire périr, dans les souffrances,
« un membre de l'humanité. Il a dit que ce jeune
« homme, broyé dans l'engrenage de mes supplices
« raffinés, aurait peut-être pu devenir une intelligence
« de génie; consoler les hommes, sur cette terre, par
« des chants admirables de poésie, de courage, contre
« les coups de l'infortune. Il a dit que les nonnes du
« couvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil;
« rôdent dans le préau, gesticulant comme des auto-
« mates, écrasant avec le pied les renoncules et les
« lilas; devenues folles d'indignation, mais, non assez,
« pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette
« maladie, dans leur cerveau... (Les voici qui s'avancent,
« revêtues de leur linceul blanc; elle ne se parlent pas;
« elle se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent
« en désordre sur leurs épaules nues; un bouquet de
« fleurs noires est penché sur leur sein. Nonnes, retour-
« nez dans vos caveaux; la nuit n'est pas encore complè-
« tement arrivée; ce n'est que le crépuscule du soir...
« O cheveu, tu le vois toi-même; de tous les côtés,
« je suis assailli par le sentiment déchaîné de ma
« dépravation!) Il a dit que le Créateur, qui se vante
« d'être la Providence de tout ce qui existe, s'est conduit
« avec beaucoup de légèreté, pour ne pas dire plus, en
« offrant un pareil spectacle aux mondes étoilés; car,
« il a affirmé clairement le dessein qu'il avait d'aller
« rapporter dans les planètes orbiculaires comment
« je maintiens, par mon propre exemple, la vertu et
« la bonté dans la vastitude de mes royaumes. Il a
« dit que la grande estime, qu'il avait pour un ennemi
« si noble, s'était envolée de son imagination, et qu'il
« préférait porter la main sur le sein d'une jeune fille,
« quoique cela soit un acte de méchanceté exécrable,
« que de cracher sur ma figure, recouverte de trois
« couches de sang et de sperme mêlés, afin de ne pas
« salir son crachat baveux. Il a dit qu'il se croyait,
« à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais
« par la vertu et la pudeur; non par le crime, mais
« par la justice. Il a dit qu'il fallait m'attacher à une
« claie, à cause de mes fautes innombrables; me faire
« brûler à petit feu dans un brasier ardent, pour me
« jeter ensuite dans la mer, si toutefois la mer voudrait
« me recevoir. Que puisque je me vantais d'être juste,
« moi, qui l'avais condamné au peines éternelles pour
« une révolte légère qui n'avait pas eu de suites graves,
« je devais donc faire justice sévère sur moi-même,
« et juger impartialement ma conscience, chargée
« d'iniquités... Ne fais pas de pareils bonds! Tais-toi...
« tais-toi... si quelqu'un t'entendait! je te replacerai
« parmi les autres cheveux; mais, laisse d'abord le
« soleil se coucher à l'horizon, afin que la nuit couvre
« tes pas. » Il s'arrêta un instant; quoique je ne le visse
point, je compris, par ce temps d'arrêt nécessaire, que la
houle de l'émotion soulevait sa poitrine, comme un cyclone
giratoire soulève une famille de baleines. Poitrine divine,
souillée, un jour, par l'amer contact des têtons d'une femme
sans pudeur! Ame royale, livrée, dans un moment d'oubli, au
crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère,
au requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale
absente, et au colimaçon monstrueux de l'idiotisme! Le cheveu
et son maître s'embrassèrent étroitement, comme deux amis qui
se revoient après une longue absence. Le Créateur continua,
accusé reparaissant devant son propre tribunal:
« Et les hommes, que penseront-ils
« de moi, dont ils avaient une opinion si élevée, quand
« ils apprendront les errements de ma conduite, la
« marche hésitante de ma sandale, dans les labyrinthes
« boueux de la matière, et la direction de ma route
« ténébreuse à travers les eaux stagnantes et les
« humides joncs de la mare où, recouvert de brouillards,
« bleuit et mugit le crime, à la patte sombre!... Je
« m'aperçois qu'il faut que je travaille beaucoup à
« ma réhabilitation, dans l'avenir, afin de reconquérir
« leur estime. Je suis le Grand-Tout; et cependant,
« par un côté, je reste inférieur aux hommes, que j'ai
« créés avec un peu de sable! Raconte-leur un mensonge
« audacieux, et dis-leur que je ne suis jamais sorti
« du ciel, constamment enfermé, avec les soucis du
« trône, entre les marbres, les statues et les mosaïques
« de mes palais. Je me suis présenté devant les célestes
« fils de l'humanité; je leur ai dit: « Chassez le mal de
« vos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau
« du bien. Celui-ci qui portera la main sur un de ses sem-
« blables, en lui faisant au sein une blessure mortelle,
« avec le fer homicide, qu'il n'espère point les effets
« de ma miséricorde, et qu'il redoute les balances de
« la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais,
« le bruissement des feuilles, à travers les clairières,
« chantera à ses oreilles la ballade du remords; et il
« s'enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le
« buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides
« entrelacés par la souplesse des lianes et les mor-
« sures des scorpions. Il se dirigera vers les galets de la
« plage; mais, la marée montante, avec ses embruns
« et son approche dangereuse, lui raconteront qu'ils
« n'ignorent pas son passé; et il précipitera sa course
« aveugle vers le couronnement de la falaise, tandis
« que les vents stridents d'équinoxe, en s'enfonçant
« dans les grottes naturelles du golfe et les carrières
« pratiquées sous la muraille des rochers retentissants,
« beugleront comme les troupeaux immenses des
« buffles des pampas. Les phares de la côte le poursui-
« vront, jusqu'aux limites du septentrion, de leurs reflets
« sarcastiques, et les feux follets des maremmes, simples
« vapeurs en combustion, dans leurs danses fantas-
« tiques, feront frissonner les poils de ses pores, et verdir
« l'iris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans vos
« cabanes, et soit en sûreté à l'ombre de vos champs.
« C'est ainsi que vos fils deviendront beaux, et s'incli-
« neront devant leurs parents avec reconnaissance;
« sinon, malingres, et rabougris comme le parchemin
« des bibliothèques, ils s'avanceront à grands pas,
« conduits par la révolte, contre le jour de leur nais-
« sance et le clitoris de leur mère impure. » Comment
« les hommes voudront-ils obéir à ces lois sévères, si
« le législateur lui-même se refuse le premier à s'y
« astreindre?... Et ma honte est immense comme
« l'éternité! » J'entendis le cheveu qui lui pardonnait,
avec humilité, sa séquestration, puisque son maître avait
agi par prudence et non par légèreté; et le pâle dernier
rayon de soleil qui éclairait mes paupières se retira des
ravins de la montagne. Tourné vers lui, je le vis se replier
ainsi qu'un linceul... Ne fais pas de pareils bonds!
Tais-toi... tais-toi... si quelqu'un t'entendait ! Il te
replacera parmi les autres cheveux. Et, maintenant que le
soleil est couché à l'horizon, vieillard cynique et cheveu
doux, rampez, tous les deux, vers l'éloignement du lupanar,
pendant que la nuit, étendant son ombre sur le couvent,
couvre l'allongement de vos pas furtifs dans la plaine...
Alors, le pou, sortant subitement de derrière un
promontoire, me dit, en hérissant ses griffes: « Que
penses-tu de cela? » Mais, moi, je ne voulus pas lui
répliquer. Je me retirai, et j'arrivai sur le pont.
J'effaçai l'inscription primordiale, je la remplaçai par
celle-ci: « Il est douloureux de garder, comme un poignard,
un tel secret dans son coeur; mais, je jure de ne jamais
révéler ce dont j'ai été témoin, quand je pénétrai, pour la
première fois, dans ce donjon terrible. » Je jetai, par
dessus le parapet, le canif qui m'avait servi à graver les
lettres; et, faisant quelques rapides réflexions sur le
caractère du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas!
pendant bien de temps, faire souffrir l'humanité (l'éternité
est longue), soit par les cruautés exercées, soit par le
spectacle ignoble des chancres qu'occasionne un grand vice,
je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée d'avoir
un tel être pour ennemi, et je repris, avec tristesse, mon
chemin, à travers les dédales des rues.
<<FIN DU TROISIEME CHANT>>
chant4.txt
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<<LES CHANTS DE MALDOROR>><<CHANT QUATRIEME>>
<chant 4> <strophe 1>
C'est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le
quatrième chant. Quand le pied glisse sur une grenouille, l'on
sent une sensation de dégoût; mais, quand on effleure, à
peine, le corps humain, avec la main, la peau des doigts se
fend, comme les écailles d'un bloc de mica qu'on brise à coups
de marteau; et, de même que le coeur d'un requin, mort depuis
une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalité
tenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble,
longtemps après l'attouchement. Tant l'homme inspire de
l'horreur à son propre semblable! Peut-être que, lorsque
j'avance cela, je me trompe; mais, peut-être qu'aussi je dis
vrai. Je connais, je conçois une maladie plus terrible que les
yeux gonflés par les longues méditations sur le caractère
étrange de l'homme: mais, je la cherche encor... et je n'ai
pas pu la trouver! Je ne me crois pas moins intelligent qu'un
autre, et, cependant, qui oserait affirmer que j'ai réussi
dans mes investigations? Quel mensonge sortirait de sa bouche!
Le temple antique de Denderah est situé à une heure et demie
de la rive gauche du Nil. Aujourd'hui, des phalanges
innombrables de guêpes se sont emparées des rigoles et des
corniches. Elles voltigent autour des colonnes, comme les
ondes épaisses d'une chevelure noire. Seuls habitants du froid
portique, ils gardent l'entrée des vestibules, comme un droit
héréditaire. Je compare le bourdonnement de leurs ailes
métalliques, au choc incessant des glaçons, précipités les uns
contre les autres, pendant la débâcle des mers polaires. Mais,
si je considère la conduite de celui auquel la providence
donna le trône sur cette terre, les trois ailerons de ma
douleur font entendre un plus grand murmure! Quand une comète,
pendant la nuit, apparaît subitement dans une région du ciel,
après quatre vingts ans d'absence, elle montre aux habitants
terrestres et aux grillons sa queue brillante et vaporeuse.
Sans doute, elle n'a pas conscience de ce long voyage; il n'en
est pas ainsi de moi: accoudé sur le chevet de mon lit,
pendant que les dentelures d'un horizon aride et morne
s'élèvent en vigueur sur le fond de mon âme, je m'absorbe dans
les rêves de la compassion et je rougis pour l'homme! Coupé en
deux par la bise, le matelot, après avoir fait son quart de
nuit, s'empresse de regagner son hamac: pourquoi cette
consolation ne m'est-elle pas offerte? L'idée que je suis
tombé, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que
j'ai le droit moins qu'un autre de prononcer des plaintes, sur
notre sort, qui reste enchaîné à la croûte durcie d'une
planète, et sur l'essence de notre âme perverse, me pénètre
comme un clou de forge. On a vu des explosions de feu grisou
anéantir des familles entières; mais, elles connurent l'agonie
peu de temps, parce que la mort est presque subite, au milieu
des décombres et des gaz délétères: moi... j'existe toujours
comme le basalte! Au milieu, comme au commencement de la vie,
les anges se ressemblent à eux-mêmes: n'y a-t-il pas longtemps
que je ne me ressemble plus! L'homme et moi, claquemurés dans
les limites de notre intelligence, comme souvent un lac dans
une ceinture d'îles de corail, au lieu d'unir nos forces
respectives pour nous défendre contre le hasard et
l'infortune, nous nous écartons, avec le tremblement de la
haine, en prenant deux routes opposées, comme si nous nous
étions réciproquement blessés avec la pointe d'une dague! On
dirait que l'un comprend le mépris qu'il inspire à l'autre;
poussés par le mobile d'une dignité relative, nous nous
empressons de ne pas induire en erreur notre adversaire;
chacun reste de son côté et n'ignore pas que la paix proclamée
serait impossible à conserver. Eh bien, soit! que ma guerre
contre l'homme s'éternise, puisque chacun reconnaît dans
l'autre sa propre dégradation... puisque les deux sont ennemis
mortels. Que je doive remporter une victoire désastreuse ou
succomber, le combat sera beau: moi, seul, contre l'humanité.
Je ne me servirai pas d'armes construites avec le bois ou le
fer; je repousserai du pied les couches de minéraux extraites
de la terre: la sonorité puissante et séraphique de la harpe
deviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus
d'une embuscade, l'homme, ce singe sublime, a déjà percé ma
poitrine de sa lance de porphyre : un soldat ne montre pas ses
blessures, pour si glorieuses qu'elles soient. Cette guerre
terrible jettera la douleur dans les deux partis: deux amis
qui cherchent obstinément à se détruire, quel drame!<chant 4> <strophe 2>
Deux piliers, qu'il n'était pas difficile et encore moins
impossible de prendre pour des baobabs, s'apercevaient dans la
vallée, plus grands que deux épingles. En effet, c'étaient deux
tours énormes. Et, quoique deux baobabs, au premier coup d'oeil,
ne ressemblent pas à deux épingles, ni même à deux tours,
cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence,
on peut affirmer, sans crainte d'avoir tort (car, si cette
affirmation était accompagnée d'une seule parcelle de crainte, ce
ne serait plus une affirmation; quoiqu'un même nom exprime ces
deux phénomènes de l'âme qui présentent des caractères assez
tranchés pour ne pas être confondus légèrement) qu'un baobab ne
diffère pas tellement d'un pilier, que la comparaison soit
défendue entre ces formes architecturales... ou géométriques...
ou l'une et l'autre... ou ni l'une ni l'autre... ou plutôt formes
élevées et massives. Je viens de trouver, je n'ai pas la
prétention de dire le contraire, les épithètes propres aux
substantifs pilier et baobab : que l'on sache bien que ce n'est
pas, sans une joie mêlée d'orgueil, que j'en fais la remarque à
ceux qui, après avoir relevé leurs paupières, ont pris la
très-louable résolution de parcourir ces pages, pendant que la bougie
brûle, si c'est la nuit, pendant que le soleil éclaire, si c'est
le jour. Et encore, quand même une puissance supérieure nous
ordonnerait, dans les termes le plus clairement précis, de
rejeter, dans les abîmes du chaos, la comparaison judicieuse que
chacun a certainement pu savourer avec impunité, même alors, et
surtout alors, que l'on ne perde pas de vue cet axiome principal,
les habitudes contractées par les ans, les livres, le contact de
ses semblables, et le caractère inhérent à chacun, qui se
développe dans une efflorescence rapide, imposeraient, à l'esprit
humain, l'irréparable stigmate de la récidive, dans l'emploi
criminel (criminel, en se plaçant momentanément et spontanément
au point de vue de la puissance supérieure) d'une figure de
rhétorique que plusieurs méprisent, mais que beaucoup encensent.
Si le lecteur trouve cette phrase trop longue, qu'il accepte mes
excuses; mais, qu'il ne s'attende pas de ma part à des bassesses.
Je puis avouer mes fautes; mais, non, les rendre plus graves par
ma lâcheté. Mes raisonnements se choqueront quelquefois contre
les grelots de la folie et l'apparence sérieuse de ce qui n'est
en somme que grotesque (quoique, d'après certains philosophes, il
soit assez difficile de distinguer le bouffon du mélancolique, la
vie elle-même étant un drame comique ou une comédie dramatique);
cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et même des
rhinocéros, afin de se reposer de temps en temps d'un travail
trop escarpé. Pour tuer des mouches, voici la manière la plus
expéditive, quoique ce ne soit pas la meilleure: on les écrase
entre les deux premiers doigts de la main. La plupart des
écrivains qui ont traité ce sujet à fond ont calculé, avec
beaucoup de vraisemblance, qu'il est préférable, dans plusieurs
cas, de leur couper la tête. Si quelqu'un me reproche de parler
d'épingles, comme d'un sujet radicalement frivole, qu'il
remarque, sans parti pris, que les plus grands effets ont été
souvent produits par les plus petites causes. Et, pour ne pas
m'éloigner davantage du cadre de cette feuille de papier, ne
voit-on pas que le laborieux morceau de littérature que je suis à
composer, depuis le commencement de cette strophe, serait
peut-être moins goûté, s'il prenait son point d'appui dans une
question épineuse de chimie ou de pathologie interne? Au reste,
tous les goûts sont dans la nature; et, quand au commencement
j'ai comparé les piliers aux épingles avec tant de justesse
(certes, je ne croyais pas qu'on viendrait, un jour, me le
reprocher), je me suis basé sur les lois de l'optique, qui ont
établi que, plus le rayon visuel est éloigné d'un objet, plus
l'image se reflète à diminution dans la rétine.
C'est ainsi que ce que l'inclination de notre esprit à la
farce prend pour un misérable coup d'esprit, n'est, la plupart
du temps, dans la pensée de l'auteur, qu'une vérité importante,
proclamée avec majesté! Oh! ce philosophe insensé qui éclata de
rire, en voyant un âne manger une figue! Je n'invente rien: les
livres antiques ont raconté, avec les plus amples détails, ce
volontaire et honteux dépouillement de la noblesse humaine. Moi,
je ne sais pas rire. Je n'ai jamais pu rire, quoique plusieurs
fois j'aie essayé de le faire. C'est très difficile d'apprendre
à rire. Ou, plutôt, je crois qu'un sentiment de répugnance à
cette monstruosité forme une marque essentielle de mon
caractère. Eh bien, j'ai été témoin de quelque chose de plus
fort: j'ai vu une figue manger un âne! Et, cependant, je n'ai pas
ri; franchement, aucune partie buccale n'a remué. Le besoin de
pleurer s'empara de moi si fortement, que mes yeux laissèrent
tomber une larme. « Nature! nature! m'écriai-je en sanglotant,
l'épervier déchire le moineau, la figue mange l'âne et le ténia
dévore l'homme! » Sans prendre la résolution d'aller plus loin,
je me demande en moi-même si j'ai parlé de la manière dont on
tue les mouches. Oui, n'est-ce pas? Il n'en est pas moins vrai
que je n'avais pas parlé de la destruction des rhinocéros! Si
certains amis me prétendaient le contraire, je ne les écouterais
pas, et je me rappellerais que la louange et la flatterie sont
deux grandes pierres d'achoppement. Cependant, afin de contenter
ma conscience autant que possible, je ne puis m'empêcher de
faire remarquer que cette dissertation sur le rhinocéros
m'entraînerait hors des frontières de la patience et du
sang-froid, et, de son côté, découragerait probablement (ayons,
même, la hardiesse de dire certainement) les générations
présentes. N'avoir pas parlé du rhinocéros après la mouche! Au
moins, pour excuse passable, aurai-je dû mentionner avec
promptitude (et je ne l'ai pas fait!) cette omission non
préméditée, qui n'étonnera pas ceux qui ont étudié à fond les
contradictions réelles et inexplicables qui habitent les lobes
du cerveau humain. Rien n'est indigne pour une intelligence
grande et simple: le moindre phénomène de la nature, s'il y a
mystère en lui, deviendra, pour le sage, inépuisable matière à
réflexion. Si quelqu'un voit un âne manger une figue ou une
figue manger un âne (ces deux circonstances ne se présentent pas
souvent, à moins que ce ne soit en poésie), soyez certain
qu'après avoir réfléchi deux ou trois minutes, pour savoir
quelle conduite prendre, il abandonnera le sentier de la vertu
et se mettra à rire comme un coq! Encore, n'est-il pas
exactement prouvé que les coqs ouvrent exprès leur bec pour
imiter l'homme et faire une grimace tourmentée. J'appelle
grimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dans
l'humanité! Le coq ne sort pas de sa nature, moins par
incapacité, que par orgueil. Apprenez-leur à lire, ils se
révoltent. Ce n'est pas un perroquet, qui s'extasierait ainsi
devant sa faiblesse, ignorante et impardonnable! Oh!
avilissement exécrable! comme on ressemble à une chèvre quand on
rit! Le calme du front a disparu pour faire place à deux énormes
yeux de poissons qui (n'est-ce pas déplorable?)... qui... qui se
mettent à briller comme des phares! Souvent, il m'arrivera
d'énoncer, avec solennité, les propositions les plus
bouffonnes... je ne trouve pas que cela devienne un motif
péremptoirement suffisant pour élargir la bouche! Je ne puis
m'empêcher de rire, me répondrez-vous; j'accepte cette
explication absurde, mais, alors, que ce soit un rire
mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne
pouvez pleurer par les yeux, pleurez par la bouche. Est-ce
encore impossible, urinez; mais, j'avertis qu'un liquide
quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que
porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière.
Quant à moi, je ne me laisserai pas décontenancer par les
gloussements cocasses et les beuglements originaux de ceux qui
trouvent toujours quelque chose à redire dans un caractère qui
ne ressemble pas au leur, parce qu'il est une des innombrables
modifications intellectuelles que Dieu, sans sortir d'un type
primordial, créa pour gouverner les charpentes osseuses. Jusqu'à
nos temps, la poésie fit une route fausse; s'élevant jusqu'au
ciel ou rampant jusqu'à terre, elle a méconnu les principes de
son existence, et a été, non sans raison, constamment bafouée
par les honnêtes gens. Elle n'a pas été modeste... qualité la
plus belle qui doive exister dans un être imparfait! Moi, je
veux montrer mes qualités; mais, je ne suis pas assez hypocrite
pour cacher mes vices! Le rire, le mal, l'orgueil, la folie,
paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et l'amour de la
justice, et serviront d'exemple à la stupéfaction humaine:
chacun s'y reconnaîtra, non pas tel qu'il devrait être, mais tel
qu'il est. Et, peut-être que ce simple idéal, conçu par mon
imagination, surpassera, cependant, tout ce que la poésie a
trouvé jusqu'ici de plus grandiose et de plus sacré. Car, si je
laisse mes vices transpirer dans ces pages, on ne croira que
mieux aux vertus que j'y fais resplendir, et, dont je placerai
l'auréole si haut, que les plus grands génies de l'avenir
témoigneront, pour moi, une sincère reconnaissance. Ainsi, donc,
l'hypocrisie sera chassée carrément de ma demeure. Il y aura,
dans mes chants, une preuve imposante de puissance, pour
mépriser ainsi les opinions reçues. Il chante pour lui seul, et
non pas pour ses semblables. Il ne place pas la mesure de son
inspiration dans la balance humaine. Libre comme la tempête, il
est venu échouer, un jour, sur les plages indomptables de sa
terrible volonté! Il ne craint rien, si ce n'est lui-même! Dans
ses combats surnaturels, il attaquera l'homme et le Créateur,
avec avantage, comme quand l'espadon enfonce son épée dans le
ventre de la baleine: qu'il soit maudit, par ses enfants et par
ma main décharnée, celui qui persiste à ne pas comprendre les
kanguroos implacables du rire et les poux audacieux de la
caricature!... Deux tours énormes s'apercevaient dans la vallée;
je l'ai dit au commencement. En les multipliant par deux, le
produit était quatre... mais je ne distinguai pas très bien la
nécessité de cette opération d'arithmétique. Je continuai ma
route, avec la fièvre au visage, et je m'écriai sans cesse: «
Non... non... je ne distingue pas très bien la nécessité de
cette opération d'arithmétique! » J'avais entendu des
craquements de chaînes, et des gémissements douloureux. Que
personne ne trouve possible, quand il passera dans cet endroit,
de multiplier les tours par deux, afin que le produit soit
quatre! Quelques-uns soupçonnent que j'aime l'humanité comme si
j'étais sa propre mère, et que je l'eusse portée, neuf mois,
dans mes flancs parfumés; c'est pourquoi, je ne repasse plus
dans la vallée où s'élèvent les deux unités du multiplicande!<chant 4> <strophe 3>
Une potence s'élevait sur le sol; à un mètre de celui-ci,
était suspendu par les cheveux un homme, dont les bras étaient
attachés par derrière. Ses jambes avaient été laissées libres,
pour accroître ses tortures, et lui faire désirer davantage
n'importe quoi de contraire à l'enlacement de ses bras. La peau
du front était tellement tendue par le poids de la pendaison,
que son visage, condamné par la circonstance à l'absence de
l'expression naturelle, ressemblait à la concrétion pierreuse
d'un stalagtite. Depuis trois jours, il subissait ce
supplice. Il s'écriait: « Qui me dénouera les bras? qui me
dénouera les cheveux? Je me disloque dans des mouvements qui ne
font que séparer davantage de ma tête la racine des cheveux; la
soif et la faim ne sont pas les causes principales qui
m'empêchent de dormir. Il est impossible que mon existence
enfonce son prolongement au delà des bornes d'une heure.
Quelqu'un pour m'ouvrir la gorge, avec un caillou acéré! »
Chaque mot était précédé, suivi de hurlements intenses. Je
m'élançai du buisson derrière lequel j'étais abrité, et je me
dirigeai vers le pantin ou morceau de lard attaché au plafond.
Mais, voici que, du côté opposé, arrivèrent en dansant deux
femmes ivres. L'une tenait un sac, et deux fouets, aux cordes
de plomb, l'autre, un baril plein de goudron et deux pinceaux.
Les cheveux grisonnants de la plus vieille flottaient au vent,
comme les lambeaux d'une voile déchirée, et les chevilles de
l'autre claquaient entre elles, comme les coups de queue d'un
thon sur la dunette d'un vaisseau. Leurs yeux brillaient d'une
flamme si noire et si forte, que je ne crus pas d'abord que ces
deux femmes appartinssent à mon espèce. Elles riaient avec un
aplomb tellement égoïste, et leurs traits inspiraient tant de
répugnance, que je ne doutai pas un seul instant que je n'eusse
devant les yeux les deux spécimens les plus hideux de la race
humaine. Je me recachai derrière le buisson, et je me tins tout
coi, comme l'acantophorus serraticornis, qui ne montre que la
tête en dehors de son nid. Elles approchaient avec la vitesse
de la marée; appliquant l'oreille sur le sol, le son,
distinctement perçu, m'apportait l'ébranlement lyrique de leur
marche. Lorsque les deux femelles d'orang-outang furent
arrivées sous la potence, elles reniflèrent l'air pendant
quelques secondes; elles montrèrent, par leurs gestes sangrenus,
la quantité vraiment remarquable de stupéfaction qui résulta
de leur expérience, quand elles s'aperçurent que rien n'était
changé dans ces lieux: le dénoûment de la mort, conforme à
leurs voeux, n'était pas survenu. Elles n'avaient pas daigné
lever la tête, pour savoir si la mortadelle était encore à la
même place. L'une dit: « Est-ce possible que tu sois encore
respirant? Tu as la vie dure, mon mari bien-aimé. » Comme quand
deux chantres, dans une cathédrale, entonnent alternativement
les versets d'un psaume, la deuxième répondit: « Tu ne veux
donc pas mourir, ô mon gracieux fils? Dis-moi donc comment tu
as fait (sûrement c'est par quelque maléfice) pour épouvanter
les vautours? En effet, ta carcasse est devenue si maigre! Le
zéphyr la balance comme une lanterne. » Chacune prit un pinceau
et goudronna le corps du pendu... chacune prit un fouet et leva
les bras... J'admirais (il était absolument impossible de ne
pas faire comme moi) avec quelle exactitude énergique les lames
de métal, au lieu de glisser à la surface, comme quand on se
bat contre un nègre et qu'on fait des efforts inutiles, propres
au cauchemar, pour l'empoigner aux cheveux, s'appliquaient,
grâce au goudron, jusqu'à l'intérieur des chairs, marquées par
des sillons aussi creux que l'empêchement des os pouvait
raisonnablement le permettre. Je me suis préservé de la
tentation de trouver de la volupté dans ce spectacle
excessivement curieux, mais moins profondément comique qu'on
n'était en droit de l'attendre. Et, cependant, malgré les
bonnes résolutions prises d'avance, comment ne pas reconnaître
la force de ces femmes, les muscles de leur bras? Leur adresse,
qui consistait à frapper sur les parties les plus sensibles,
comme le visage et le bas-ventre, ne sera mentionnée par moi,
que si j'aspire à l'ambition de raconter la totale vérité! A
moins que, appliquant mes lèvres, l'une contre l'autre, surtout
dans la direction horizontale (mais, chacun n'ignore pas que
c'est la manière la plus ordinaire d'engendrer cette pression),
je ne préfère garder un silence gonflé de larmes et de
mystères, dont la manifestation pénible sera impuissante à
cacher, non seulement aussi bien mais encore mieux que mes
paroles (car, je ne crois pas me tromper, quoiqu'il ne faille
pas certainement nier en principe, sous peine de manquer aux
règles les plus élémentaires de l'habileté, les possibilités
hypothétiques d'erreur) les résultats funestes occasionnés par
la fureur qui met en oeuvre les métacarpes secs et les
articulations robustes: quand même on ne se mettrait pas au
point de vue de l'observateur impartial et du moraliste
expérimenté (il est presque assez important que j'apprenne que
je n'admets pas, au moins entièrement, cette restriction plus
ou moins fallacieuse), le doute, à cet égard, n'aurait pas la
faculté d'étendre ses racines; car, je ne le suppose pas, pour
l'instant, entre les mains d'une puissance surnaturelle, et
périrait immanquablement, pas subitement peut-être, faute d'une
séve remplissant les conditions simultanées de nutrition et
d'absence de matières vénéneuses. Il est entendu, sinon ne me
lisez pas, que je ne mets en scène que la timide personnalité
de mon opinion: loin de moi, cependant, la pensée de renoncer
à des droits qui sont incontestables! Certes, mon intention
n'est pas de combattre cette affirmation, où brille le
criterium de la certitude, qu'il est un moyen plus simple de
s'entendre; il consisterait, je le traduis avec quelques mots
seulements, mais, qui en valent plus de mille, à ne pas
discuter: il est plus difficile à mettre en pratique que ne le
veut bien penser généralement le commun des mortels. Discuter
est le mot grammatical, et beaucoup de personnes trouveront
qu'il ne faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier de
preuves, ce que je viens de coucher sur le papier; mais, la
chose diffère notablement, s'il est permis d'accorder à son
propre instinct qu'il emploie une rare sagacité au service de
sa circonspection, quand il formule des jugements qui
paraîtraient autrement, soyez-en persuadé, d'une hardiesse qui
longe les rivages de la fanfaronnade. Pour clore ce petit
incident, qui s'est lui-même dépouillé de sa gangue par une
légèreté aussi irremédiablement déplorable que fatalement
pleine d'intérêt (ce que chacun n'aura pas manqué de vérifier,
à la condition qu'il ait ausculté ses souvenirs les plus
récents), il est bon, si l'on possède des facultés en équilibre
parfait, ou mieux, si la balance de l'idiotisme ne l'emporte
pas de beaucoup sur le plateau dans lequel reposent les nobles
et magnifiques attributs de la raison, c'est-à-dire, afin
d'être plus clair (car, jusqu'ici je n'ai été que concis, ce
que même plusieurs n'admettront pas, à cause de mes longueurs,
qui ne sont qu'imaginaires, puisqu'elles remplissent leur but,
de traquer, avec le scalpel de l'analyse, les fugitives
apparitions de la vérité, jusqu'en leurs derniers
retranchements), si l'intelligence prédomine suffisamment sur
les défauts sous le poids desquels l'ont étouffée en partie
l'habitude, la nature et l'éducation, il est bon répété-je pour
la deuxième et la dernière fois, car, à force de répéter, on
finirait, le plus souvent ce n'est pas faux, par ne plus
s'entendre, de revenir la queue basse, (si, même, il est vrai
que j'aie une queue) au sujet dramatique cimenté dans cette
strophe. Il est utile de boire un verre d'eau, avant
d'entreprendre la suite de mon travail. Je préfère en boire
deux, plutôt que de m'en passer. Ainsi, dans une chasse contre
un nègre marron, à travers la forêt, à un moment convenu,
chaque membre de la troupe suspend son fusil aux lianes, et
l'on se réunit en commun, à l'ombre d'un massif, pour étancher la
soif et apaiser la faim. Mais, la halte ne dure que quelques
secondes, la poursuite est reprise avec acharnement et le
hallali ne tarde pas à résonner. Et, de même que l'oxygène
est reconnaissable à la propriété qu'il possède, sans
orgueil, de rallumer une allumette présentant quelques points
en ignition, ainsi, l'on reconnaîtra l'accomplissement de mon
devoir à l'empressement que je montre à revenir à la
question. Lorsque les femelles se virent dans l'impossibilité
de retenir le fouet, que la fatigue laissa tomber de leurs
mains, elles mirent judicieusement fin au travail gymnastique
qu'elles avaient entrepris pendant près de deux heures, et se
retirèrent, avec une joie qui n'était pas dépourvue de
menaces pour l'avenir. Je me dirigeai vers celui qui
m'appelait au secours, avec un oeil glacial (car, la perte de
son sang était si grande, que la faiblesse l'empêchait de
parler, et que mon opinion était, quoique je ne fusse pas
médecin, que l'hémorrhagie s'était déclarée au visage et au
bas-ventre), et je coupai ses cheveux avec une paire de
ciseaux, après avoir dégagé ses bras. Il me raconta que sa
mère l'avait, un soir, appelé dans sa chambre, et lui avait
ordonné de se déshabiller, pour passer la nuit avec elle dans
un lit, et que, sans attendre aucune réponse, la maternité
s'était dépouillée de tous ses vêtements, en entre-croisant,
devant lui, les gestes les plus impudiques. Qu'alors il
s'était retiré. En outre, par ses refus perpétuels, il
s'était attiré la colère de sa femme, qui s'était bercée de
l'espoir d'une récompense, si elle eût pu réussir à engager
son mari à ce qu'il prêtât son corps aux passions de la
vieille. Elles résolurent, par un complot, de le suspendre à
une potence, préparée d'avance, dans quelque parage non
fréquenté, et de le laisser périr insensiblement, exposé à
toutes les misères et à tous les dangers. Ce n'était pas sans
de très-mûres et de nombreuses réflexions, pleines de
difficultés presque insurmontables, qu'elles étaient enfin
parvenues à guider leur choix sur le supplice raffiné qui
n'avait trouvé la disparition de son terme que dans le
secours inespéré de mon intervention. Les marques les plus
vives de la reconnaissance soulignaient chaque expression, et
ne donnaient pas à ses confidences leur moindre valeur. Je le
portai dans la chaumière la plus voisine; car, il venait de
s'évanouir, et je ne quittai les laboureurs que lorsque je
leur eus laissé ma bourse, pour donner des soins au blessé,
et que je leur eusse fait promettre qu'ils prodigueraient au
malheureux, comme à leur propre fils, les marques d'une
sympathie persévérante. A mon tour, je leur racontai
l'événement, et je m'approchai de la porte, pour remettre le
pied sur le sentier; mais, voilà qu'après avoir fait une
centaine de mètres, je revins machinalement sur mes pas,
j'entrai de nouveau dans la chaumière, et, m'adressant à
leurs propriétaires naïfs, je m'écriai: « Non, non... ne
croyez pas que cela m'étonne! » Cette fois-ci, je m'éloignai
définitivement; mais, la plante des pieds ne pouvait pas se
poser d'une manière sûre: un autre aurait pu ne pas s'en
apercevoir! Le loup ne passe plus sous la potence
qu'élevèrent, un jour de printemps, les mains entrelacées
d'une épouse et d'une mère, comme quand il faisait prendre,
à son imagination charmée, le chemin d'un repas illusoire.
Quand il voit, à l'horizon, cette chevelure noire, balancée
par le vent, il n'encourage pas sa force d'inertie, et prend
la fuite avec une vitesse incomparable! Faut-il voir, dans ce
phénomène psychologique, une intelligence supérieure à
l'ordinaire instinct des mammifères? Sans rien certifier et
même sans rien prévoir, il me semble que l'animal a compris
ce que c'est que le crime! Comment ne le comprendrait-il pas,
quand des êtres humains, eux-mêmes, ont rejeté, jusqu'à ce
point indescriptible, l'empire de la raison, pour ne laisser
subsister, à la place de cette reine détrônée, qu'une
vengeance farouche!<chant 4> <strophe 4>
Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me
regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre
ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais
pas l'eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque,
comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux
pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n'ai
pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont
pris racine dans le sol et composent, jusqu'à mon ventre, une
sorte de végétation vivace, remplie d'ignobles parasites, qui
ne dérive pas encore de la plante, et qui n'est plus de la
chair. Cependant mon coeur bat. Mais comment battrait-il, si
la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n'ose pas
dire corps) ne le nourrissaient abondamment? Sous mon
aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence,
et, quand l'un d'eux remue, il me fait des chatouilles.
Prenez garde qu'il ne s'en échappe un, et ne vienne gratter,
avec sa bouche, le dedans de votre oreille: il serait ensuite
capable d'entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle
droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse
perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim: il faut que
chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complétement les
ruses de l'autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas
se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes:
j'y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a
pris sa place: elle m'a rendu ennuque, cette infâme. Oh! si
j'avais pu me défendre avec mes bras paralysés; mais, je
crois plutôt qu'ils se sont changés en bûches. Quoi qu'il en
soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y
promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent
plus, ont jeté à un chien, qui n'a pas refusé, l'intérieur de
mes testicules: l'épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé
dedans. L'anus a été intercepté par un crabe; encouragé par
mon inertie, il garde l'entrée avec ses pinces, et me fait
beaucoup de mal! Deux méduses ont franchi les mers,
immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé.
Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues
qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur
galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une
pression constante, que les deux morceaux de chair ont
disparu, tandis qu'il est resté deux monstres, sortis du
royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la
férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque
c'est un glaive. Oui, oui... je n'y faisais pas attention...
votre demande est juste. Vous désirez savoir, n'est-ce pas,
comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins?
Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement;
cependant, si je me décide à prendre pour un souvenir ce qui
n'est peut-être qu'un rêve, sachez que l'homme, quand il a su
que j'avais fait voeu de vivre avec la maladie et
l'immobilité jusqu'à ce que j'eusse vaincu le Créateur,
marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas
si doucement, que je ne l'entendisse. Je ne perçus plus rien,
pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu
s'enfonça, jusqu'au manche, entre les deux épaules du taureau
des fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement
de terre. La lame adhère si fortement au corps, que personne,
jusqu'ici, n'a pu l'extraire. Les athlètes, les mécaniciens,
les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les
moyens les plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu'a
fait l'homme ne peut plus se défaire! J'ai pardonné à la
profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués des
paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passeras près de
moi, ne m'adresse pas, je t'en supplie, le moindre mot de
consolation: tu affaiblirais mon courage. Laisse-moi
réchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire.
Va-t'en... que je ne t'inspire aucune piété. La haine est
plus bizarre que tu ne le penses; sa conduite est
inexplicable, comme l'apparence brisée d'un bâton enfoncé
dans l'eau. Tel que tu me vois, je puis encore faire des
excursions jusqu'aux murailles du ciel, à la tête d'une
légion d'assassins, et revenir prendre cette posture, pour
méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance.
Adieu, je ne te retarderai pas davantage; et, pour
t'instruire et te préserver, réfléchis au sort fatal qui m'a
conduit à la révolte, quand peut-être j'étais né bon! Tu
raconteras à ton fils ce que tu as vu; et, le prenant par la
main, fais-lui admirer la beauté des étoiles et les
merveilles de l'univers, le nid du rouge-gorge et les temples
du Seigneur. Tu seras étonné de le voir si docile aux
conseils de la paternité, et tu le récompenseras par un
sourire. Mais, quand il apprendra qu'il n'est pas observé,
jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur
la vertu; il t'a trompé, celui qui est descendu de la race
humaine, mais, il ne te trompera plus: tu sauras désormais ce
qu'il deviendra. O père infortuné, prépare, pour accompagner
les pas de ta vieillesse, l'échafaud ineffaçable qui
tranchera la tête d'un criminel précoce, et la douleur qui te
montrera le chemin qui conduit à la tombe.<chant 4> <strophe 5>
Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec une
puissance incomparable, la fantasmagorique projection de sa
silhouette racornie? Quand je place sur mon coeur cette
interrogation délirante et muette, c'est moins pour la majesté
de la forme, que pour le tableau de la réalité, que la
sobriété du style se conduit de la sorte. Qui que tu sois,
défends-toi; car, je vais diriger vers toi la fronde d'une
terrible accusation: ces yeux ne t'appartiennent pas... où les
as-tu pris? Un jour, je vis passer devant moi une femme
blonde; elle les avait pareils aux tiens: tu les lui as
arrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta beauté; mais,
personne ne s'y trompe; et moi, moins qu'un autre. Je te le
dis, afin que tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une
série d'oiseaux rapaces, amateurs de la viande d'autrui et
défenseurs de l'utilité de la poursuite, beaux comme des
squelettes qui effeuillent des panoccos de l'Arkansas,
voltigent autour de ton front, comme des serviteurs soumis et
agréés. Mais, est-ce un front? Il n'est pas difficile de
mettre beaucoup d'hésitation à le croire. Il est si bas, qu'il
est impossible de vérifier les preuves, numériquement exiguës,
de son existence équivoque. Ce n'est pas pour m'amuser que je
te dis cela. Peut-être que tu n'as pas de front, toi, qui
promènes, sur la muraille, comme le symbole mal réfléchi d'une
danse fantastique, le fiévreux ballottement de tes vertèbres
lombaires. Qui donc alors t'a scalpé? si c'est un être humain,
parce que tu l'as enfermé, pendant vingt ans, dans une prison,
et qui s'est échappé pour préparer une vengeance digne de ses
représailles, il a fait comme il devait, et je l'applaudis;
seulement, il y a un seulement, il ne fut pas assez sévère.
Maintenant, tu ressembles à un Peau-Rouge prisonnier, du moins
(notons-le préalablement) par le manque expressif de
chevelure. Non pas qu'elle ne puisse repousser, puisque les
physiologistes ont découvert que même les cerveaux enlevés
reparaissent à la longue, chez les animaux; mais, ma pensée,
s'arrêtant à une simple constatation, qui n'est pas dépourvue,
d'après le peu que j'en aperçois, d'une volupté énorme, ne va
pas, même dans ses conséquences les plus hardies, jusqu'aux
frontières d'un voeu pour ta guérison, et reste, au contraire,
fondée, par la mise en oeuvre de sa neutralité plus que
suspect, à regarder (ou du moins à souhaiter), comme le
présage de malheurs plus grands, ce qui ne peut être pour toi
qu'une privation momentanée de la peau qui recouvre le dessus
de ta tête. J'espère que tu m'as compris. Et même, si le
hasard te permettait, par un miracle absurde, mais non pas,
quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau précieuse
qu'a gardée la religieuse vigilance de ton ennemi, comme le
souvenir enivrant de sa victoire, il est presque extrêmement
possible que, quand même on n'aurait étudié la loi des
probabilités que sous le rapport des mathématiques (or, on
sait que l'analogie transporte facilement l'application de
cette loi dans les autres domaines de l'intelligence), ta
crainte légitime, mais, un peu exagérée, d'un refroidissement
partiel ou total, ne refuserait pas l'occasion importante, et
même unique, qui se présenterait d'une manière si opportune,
quoique brusque, de préserver les diverses parties de ta
cervelle du contact de l'atmosphère, surtout pendant l'hiver,
par une coiffure qui, à bon droit, t'appartient, puisqu'elle
est naturelle, et qu'il te serait permis, en outre (il serait
incompréhensible que tu le niasses), de garder constamment sur
la tête, sans courir les risques, toujours désagréables,
d'enfreindre les règles les plus simples d'une convenance
élémentaire. N'est-il pas vrai que tu m'écoutes avec
attention? Si tu m'écoutes davantage, ta tristesse sera loin
de se détacher de l'intérieur de tes narines rouges. Mais,
comme je suis très-impartial, et que je ne te déteste pas
autant que je le devrais (si je me trompe, dis-le moi), tu
prêtes, malgré toi, l'oreille à mes discours, comme poussé par
une force supérieure. Je ne suis pas si méchant que toi: voilà
pourquoi ton génie s'incline de lui-même devant le mien...
En effet, je ne suis pas si méchant que toi! Tu viens de jeter
un regard sur la cité bâtie sur le flanc de cette montagne. Et
maintenant, que vois-je?... Tous les habitants sont morts! J'ai
de l'orgueil comme un autre, et c'est un vice de plus, que d'en
avoir peut-être davantage. Eh bien, écoute... écoute, si
l'aveu d'un homme, qui se rappelle avoir vécu un demi-siècle
sous la forme de requin dans les courants sous-marins qui
longent les côtes de l'Afrique, t'intéresse assez vivement
pour lui prêter ton attention, sinon avec amertume, du moins
sans la faute irréparable de montrer le dégoût que je
t'inspire. Je ne jetterai pas à tes pieds le masque de la
vertu, pour paraître à tes yeux tel que je suis; car, je ne
l'ai jamais porté (si, toutefois, c'est là une excuse); et,
dès les premiers instants, si tu remarques mes traits avec
attention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux
dans la perversité, mais, non pas, comme ton rival redoutable.
Puisque je ne te dispute pas la palme du mal, je ne crois pas
qu'un autre le fasse: il devrait s'égaler auparavant à moi, ce
qui n'est pas facile... Écoute, à moins que tu ne sois la
faible condensation d'un brouillard (tu caches ton corps
quelque part, et je ne puis le rencontrer): un matin, que je
vis une petite fille qui se penchait sur un lac, pour cueillir
un lotus rose, elle affermit ses pas, avec une expérience
précoce; elle se penchait vers les eaux, quand ses yeux
rencontrèrent mon regard (il est vrai que, de mon côté, ce
n'était pas sans préméditation). Aussitôt, elle chancela comme
le tourbillon qu'engendre la marée autour d'un roc, ses jambes
fléchirent, et, chose merveilleuse à voir, phénomène qui
s'accomplit avec autant de véracité que je cause avec toi,
elle tomba jusqu'au fond du lac: conséquence étrange, elle ne
cueillit plus aucune nymphéacée. Que fait-elle au dessous?...
je ne m'en suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui s'est
rangée sous le drapeau de la délivrance, livre des combats
acharnés contre la pourriture! Mais toi, ô mon maître, sous
ton regard, les habitants des cités sont subitement détruits,
comme un tertre de fourmis qu'écrase le talon de l'éléphant.
Ne viens-je pas d'être témoin d'un exemple démonstrateur?
Vois... la montagne n'est plus joyeuse... elle reste isolée
comme un vieillard. C'est vrai, les maisons existent; mais ce
n'est pas un paradoxe d'affirmer, à voix basse, que tu ne
pourrais en dire autant de ceux qui n'y existent plus. Déjà,
les émanations des cadavres viennent jusqu'à moi. Ne les
sens-tu pas? Regarde ces oiseaux de proie, qui attendent que
nous nous éloignions, pour commencer ce repas géant; il en
vient un nuage perpétuel des quatre coins de l'horizon. Hélas!
ils étaient déjà venus, puisque je vis leurs ailes rapaces
tracer, au-dessus de toi, le monument des spirales, comme pour
t'exciter de hâter le crime. Ton odorat ne reçoit-il donc pas
la moindre effluve? L'imposteur n'est pas autre chose... Tes
nerfs olfactifs sont enfin ébranlés par la perception d'atomes
aromatiques: ceux-ci s'élèvent de la cité anéantie, quoique je
n'aie pas besoin de te l'apprendre... Je voudrais embrasser
tes pieds, mais mes bras n'entrelacent qu'une transparente
vapeur. Cherchons ce corps introuvable, que cependant mes yeux
aperçoivent: il mérite, de ma part, les marques les plus
nombreuses d'une admiration sincère. Le fantôme se moque de
moi: il m'aide à chercher son propre corps. Si je lui fais
signe de rester à sa place, voilà qu'il me renvoie le même
signe... Le secret est découvert; mais, ce n'est pas, je le
dis avec franchise, à ma plus grande satisfaction. Tout est
expliqué, les grands comme les plus petits détails; ceux-ci
sont indifférents à remettre devant l'esprit, comme, par
exemple, l'arrachement des yeux à la femme blonde: cela n'est
presque rien !... Ne me rappelais-je donc pas que, moi, aussi,
j'avais été scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq ans (le
nombre exact du temps m'avait failli) que j'avais enfermé un
être humain dans une prison, pour être témoin du spectacle de
ses souffrances, parce qu'il m'avait refusé, à juste titre, une
amitié qui ne s'accorde pas à des êtres comme moi? Puisque je
fais semblant d'ignorer que mon regard peut donner la mort,
même aux planètes qui tournent dans l'espace, il n'aura pas
tort, celui qui prétendra que je ne possède pas la faculté des
souvenirs. Ce qui me reste à faire, c'est de briser cette
glace, en éclats, à l'aide d'une pierre... Ce n'est pas la
première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la
mémoire établit sa demeure dans mon imagination, quand, par
les inflexibles lois de l'optique, il m'arrive d'être placé
devant la méconnaissance de ma propre image!<chant 4> <strophe 6>
Je m'étais endormi sur la falaise. Celui qui, pendant un jour,
a poursuivi l'autruche à travers le désert, sans pouvoir
l'atteindre, n'a pas eu le temps de prendre de la nourriture
et de fermer les yeux. Si c'est lui qui me lit, il est capable
de deviner, à la rigueur, quel sommeil s'appesantit sur moi.
Mais, quand la tempête a poussé verticalement un vaisseau,
avec la paume de sa main, jusqu'au fond de la mer; si, sur le
radeau, il ne reste plus de tout l'équipage qu'un seul homme,
rompu par les fatigues et les privations de toute espèce; si
la lame le ballotte, comme une épave, pendant des heures plus
prolongées que la vie d'homme; et, si, une frégate, qui
sillonne plus tard ces parages de désolation d'une carène
fendue, aperçoit le malheureux qui promène sur l'océan sa
carcasse décharnée, et lui porte un secours qui a failli être
tardif, je crois que ce naufragé devinera mieux encore à quel
degré fut porté l'assoupissement de mes sens. Le magnétisme et
le chloroforme, quand ils s'en donnent la peine, savent
quelquefois engendrer pareillement de ces catalepsies
léthargiques. Elles n'ont aucune ressemblance avec la mort: ce
serait un grand mensonge de le dire. Mais arrivons tout de
suite au rêve, afin que les impatients, affamés de ces sortes
de lectures, ne se mettent pas à rugir, comme un banc de
cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pour une
femelle enceinte. Je rêvais que j'étais entré dans le corps
d'un pourceau, qu'il ne m'était pas facile d'en sortir, et que
je vautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux.
Était-ce comme une récompense? Objet de mes voeux, je
n'appartenais plus à l'humanité! Pour moi, j'entendis
l'interprétation ainsi, et j'en éprouvai une joie plus que
profonde. Cependant, je recherchais activement quel acte de
vertu j'avais accompli pour mériter, de la part de la
Providence, cette insigne faveur. Maintenant que j'ai repassé
dans ma mémoire les diverses phases de cet aplatissement
épouvantable contre le ventre du granit, pendant lequel la
marée, sans que je m'en aperçusse, passa, deux fois, sur ce
mélange irréductible de matière morte et de chair vivante, il
n'est peut-être pas sans utilité de proclamer que cette
dégradation n'était probablement qu'une punition, réalisée sur
moi par la justice divine. Mais, qui connaît ses besoins
intimes ou la cause de ses joies pestilentielles? La
métamorphose ne parut jamais à mes yeux que comme le haut et
magnanime retentissement d'un bonheur parfait, que j'attendais
depuis longtemps. Il était enfin venu, le jour où je fus un
pourceau! J'essayais mes dents sur l'écorce des arbres ; mon
groin, je le contemplais avec délice. Il ne restait plus la
moindre parcelle de divinité: je sus élever mon âme jusqu'à
l'excessive hauteur de cette volupté ineffable. Écoutez-moi
donc, et ne rougissez pas, inépuisables caricatures du beau,
qui prenez au sérieux le braiement risible de votre âme,
souverainement méprisable; et qui ne comprenez pas pourquoi le
Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerie excellente,
qui, certainement, ne dépasse pas les grandes lois générales
du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir de faire
habiter une planète par des êtres singuliers et
microscopiques, qu'on appelle humains, et dont la matière
ressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison
de rougir, os et graisse, mais écoutez-moi. Je n'invoque pas
votre intelligence; vous la feriez rejeter du sang par
l'horreur qu'elle vous témoigne: oubliez-la, et soyez
conséquents avec vous-mêmes... Là, plus de contrainte. Quand
je voulais tuer, je tuais; cela, même, m'arrivait souvent, et
personne ne m'en empêchait. Les lois humaines me poursuivaient
encore de leur vengeance, quoique je n'attaquasse pas la race
que j'avais abandonnée si tranquillement; mais ma conscience
ne me faisait aucun reproche. Pendant la journée, je me
battais avec mes nouveaux semblables, et le sol était parsemé
de nombreuses couches de sang caillé. J'étais le plus fort, et
je remportais toutes les victoires. Des blessures cuisantes
couvraient mon corps; je faisais semblant de ne pas m'en
apercevoir. Les animaux terrestres s'éloignaient de moi, et je
restais seul dans ma resplendissante grandeur. Quel ne fut pas
mon étonnement, quand, après avoir traversé un fleuve à la
nage, pour m'éloigner des contrées que ma rage avait
dépeuplées, et gagner d'autres campagnes pour y planter mes
coutumes de meurtre et de carnage, j'essayai de marcher sur
cette rive fleurie. Mes pieds étaient paralysés; aucun
mouvement ne venait trahir la vérité de cette immobilité
forcée. Au milieu d'efforts surnaturels, pour continuer mon
chemin, ce fut alors que je me réveillai, et que je sentis que
je redevenais homme. La Providence me faisait ainsi
comprendre, d'une manière qui n'est pas inexplicable, qu'elle
ne voulait pas que, même en rêve, mes projets sublimes
s'accomplissent. Revenir à ma forme primitive fut pour moi une
douleur si grande, que, pendant les nuits, j'en pleure encore.
Mes draps sont constamment mouillés, comme s'ils avaient été
passés dans l'eau, et, chaque jour, je les fais changer. Si
vous ne le croyez pas, venez me voir; vous contrôlerez, par
votre propre expérience, non pas la vraisemblance, mais, en
outre, la vérité même de mon assertion. Combien de fois,
depuis cette nuit passée à la belle étoile, sur une falaise,
ne me suis-je pas mêlé à des troupeaux de pourceaux, pour
reprendre, comme un droit, ma métamorphose détruite! Il est
temps de quitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent,
après leur suite, que la pâle voie lactée des regrets
éternels.<chant 4> <strophe 7>
Il n'est pas impossible d'être témoin d'une déviation anormale
dans le fonctionnement latent ou visible des lois de la
nature. Effectivement, si chacun se donne la peine ingénieuse
d'interroger les diverses phases de son existence (sans en
oublier une seule, car c'était peut-être celle-là qui était
destinée à fournir la preuve de ce que j'avance), il ne se
souviendra pas, sans un certain étonnement, qui serait comique
en d'autres circonstances, que, tel jour, pour parler
premièrement de choses objectives, il fut témoin de quelque
phénomène qui semblait dépasser et dépassait positivement les
notions connues fournies par l'observation et l'expérience,
comme, par exemple, les pluies de crapauds, dont le magique
spectacle dut ne pas être d'abord compris par les savants.
Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième et dernier
lieu de choses subjectives, son âme présenta au regard
investigateur de la psychologie, je ne vais pas jusqu'à dire
une aberration de la raison (qui, cependant, n'en serait pas
moins curieuse; au contraire, elle le serait davantage), mais,
du moins, pour ne pas faire le difficile auprès de certaines
personnes froides, qui ne me pardonneraient jamais les
élucubrations flagrantes de mon exagération, un état
inaccoutumé, assez souvent très-grave, qui marque que la
limite accordée par le bon sens à l'imagination est
quelquefois, malgré le pacte éphemère conclu entre ces deux
puissances, malheureusement dépassée par la pression énergique
de la volonté, mais, la plupart du temps aussi, par l'absence
de sa collaboration effective: donnons à l'appui quelques
exemples, dont il n'est pas difficile d'apprécier
l'opportunité; si, toutefois, l'on prend pour compagne une
attentive modération. J'en présente deux: les emportements de
la colère et les maladies de l'orgueil. J'avertis celui qui me
lit qu'il prenne garde à ce qu'il ne se fasse pas une idée
vague, et, à plus forte raison fausse, des beautés de
littérature que j'effeuille, dans le développement
excessivement rapide de mes phrases. Hélas! je voudrais
dérouler mes raisonnements et mes comparaisons lentement et
avec beaucoup de magnificence (mais qui dispose de son
temps?), pour que chacun comprenne davantage, sinon mon
épouvante, du moins ma stupéfaction, quand, un soir d'été,
comme le soleil semblait s'abaisser à l'horizon, je vis nager,
sur la mer, avec de larges pattes de canard à la place des
extrémités des jambes et des bras, porteur d'une nageoire
dorsale, proportionnellement aussi longue et aussi effilée que
celle des dauphins, un être humain, aux muscles vigoureux, et
que des bancs nombreux de poissons (je vis, dans ce cortége,
entre autres habitants des eaux, la torpille, l'anarnak
groënlandais et le scorpène-horrible) suivaient avec les
marques très-ostensibles de la plus grande admiration.
Quelquefois il plongeait, et son corps visqueux reparaissait
presque aussitôt, à deux cents mètres de distance. Les
marsouins, qui n'ont pas volé, d'après mon opinion, la
réputation de bons nageurs, pouvaient à peine suivre de loin
cet amphibie de nouvelle espèce. Je ne crois pas que le
lecteur ait lieu de se repentir, s'il prête à ma narration,
moins le nuisible obstacle d'une crédulité stupide, que le
suprême service d'une confiance profonde, qui discute
légalement, avec une secrète sympathie, les mystères
poétiques, trop peu nombreux, à son propre avis, que je me
charge de lui révéler, quand, chaque fois, l'occasion s'en
présente, comme elle s'est inopinément aujourd'hui présentée,
intimement pénétrée des toniques senteurs des plantes
aquatiques, que la bise fraîchissante transporte dans cette
strophe, qui contient un monstre, qui s'est approprié les
marques distinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle
ici d'appropriation? Que l'on sache bien que l'homme, par sa
nature multiple et complexe, n'ignore pas les moyens d'en
élargir encore les frontières; il vit dans l'eau, comme
l'hippocampe; à travers les couches supérieures de l'air,
comme l'orfraie; et sous la terre, comme la taupe, le cloporte
et la sublimité du vermiceau. Tel est dans sa forme, plus ou
moins concise (mais plus, que moins), l'exact criterium de la
consolation extrêmement fortifiante que je m'efforçais de
faire naître dans mon esprit, quand je songeais que l'être
humain que j'apercevais à une grande distance nager des quatre
membres, à la surface des vagues, comme jamais cormoran le plus
superbe ne le fit, n'avait, peut-être, acquis le nouveau
changement des extrémités de ses bras et de ses jambes, que
comme l'expiatoire châtiment de quelque crime inconnu. Il
n'était pas nécessaire que je me tourmentasse la tête, pour
fabriquer d'avance les mélancoliques pillules de la pitié;
car, je ne savais pas que cet homme, dont les bras frappaient
alternativement l'onde amère, tandis que ses jambes, avec une
force pareille à celle que possèdent les défenses en spirale
du narval, engendraient le recul des couches aquatiques, ne
s'était pas plus volontairement approprié ces extraordinaires
formes, qu'elles ne lui avaient été imposées comme supplice.
D'après ce que j'appris plus tard, voici la simple vérité: la
prolongation de l'existence, dans cet élément fluide, avait
insensiblement amené, dans l'être humain qui s'était lui-même
exilé des continents rocailleux, les changements importants,
mais, non pas essentiels, que j'avais remarqués, dans l'objet
qu'un regard passablement confus m'avait fait prendre, dès les
moments primordiaux de son apparition (par une inqualifiable
légèreté, dont les écarts engendrent le sentiment si pénible
que comprendront facilement les psychologistes et les amants
de la prudence) pour un poisson, à forme étrange, non encore
décrit dans les classifications des naturalistes; mais,
peut-être, dans leurs ouvrages posthumes, quoique je n'eusse
pas l'excusable prétention de pencher vers cette dernière
supposition, imaginée dans de trop hypothétiques conditions.
En effet, cet amphibie (puisque amphibie il y a, sans qu'on
puisse affirmer le contraire) n'était visible que pour moi
seul, abstraction faite des poissons et des cétacés; car, je
m'aperçus que quelques paysans, qui s'étaient arrêtés à
contempler mon visage, troublé par ce phénomène surnaturel, et
qui cherchaient inutilement à s'expliquer pourquoi mes yeux
étaient constamment fixés, avec une persévérance qui paraissait
invincible, et qui ne l'était pas en réalité, sur un endroit
de la mer où ils ne distinguaient, eux, qu'une quantité
appréciable et limitée de bancs de poissons de toutes les
espèces, distendaient l'ouverture de leur bouche grandiose,
peut-être autant qu'une baleine. « Cela les faisait sourire,
mais non, comme à moi, pâlir, disaient-ils dans leur
pittoresque langage; et ils n'étaient pas assez bêtes pour ne
pas remarquer que, précisément, je ne regardais pas les
évolutions champêtres des poissons, mais que ma vue se
portait, de beaucoup plus, en avant » De telle manière que,
quant à ce qui me concerne, tournant machinalement les yeux du
côté de l'envergure remarquable de ces puissantes bouches, je
me disais, en moi-même, qu'à moins qu'on ne trouvât dans la
totalité de l'univers un pélican, grand comme une montagne ou
du moins comme un promontoire (admirez, je vous prie, la
finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce de terrain),
aucun bec d'oiseau de proie ou mâchoire d'animal sauvage ne
serait jamais capable de surpasser, ni même d'égaler, chacun
de ces cratères béants, mais trop lugubres. Et, cependant,
quoique je réserve une bonne part au sympathique emploi de la
métaphore (cette figure de rhétorique rend beaucoup plus de
services aux aspirations humaines vers l'infini que ne
s'efforcent de se le figurer ordinairement ceux qui sont imbus
de préjugés ou d'idées fausses, ce qui est la même chose), il
n'en est pas moins vrai que la bouche risible de ces paysans
reste encore assez large pour avaler trois cachalots.
Raccourcissons davantage notre pensée, soyons sérieux, et
contentons-nous de trois petits éléphants qui viennent à peine
de naître. D'une seule brassée, l'amphibie laissait après lui
un kilomètre de sillon écumeux. Pendant le très-court moment
où, le bras tendu en avant reste suspendu dans l'air, avant
qu'il s'enfonce de nouveau, ses doigts écartés, réunis à
l'aide d'un repli de la peau, à forme de membrane, semblaient
s'élancer vers les hauteurs de l'espace, et prendre les
étoiles. Debout sur le roc, je me servis de mes mains, comme
d'un porte-voix, et je m'écriai, pendant que les crabes et les
écrevisses s'enfuyaient vers l'obscurité des plus secrètes
crevasses: « O toi, dont la natation l'emporte sur le vol des
longues ailes de la frégate, si tu comprends encore la
signification des grands éclats de voix que, comme fidèle
interprétation de sa pensée intime, lance avec force
l'humanité, daigne t'arrêter, un instant, dans ta marche
rapide, et, raconte-moi sommairement les phases de ta
véridique histoire. Mais, je t'avertis que tu n'as pas besoin
de m'adresser la parole, si ton dessein audacieux est de faire
naître en moi l'amitié et la vénération que je sentis pour
toi, dès que je te vis, pour la première fois, accomplissant,
avec la grâce et la force du requin, ton pèlerinage
indomptable et rectiligne. » Un soupir, qui me glaça les os,
et qui fit chanceler le roc sur lequel je reposai la plante de
mes pieds (à moins que ce ne fût moi-même qui chancelai, par
la rude pénétration des ondes sonores, qui portaient à mon
oreille un tel cri de désespoir) s'entendit jusqu'aux
entrailles de la terre: les poissons plongèrent sous les
vagues, avec le bruit de l'avalanche. L'amphibie n'osa pas
trop s'avancer jusqu'au rivage; mais, dès qu'il se fut assuré
que sa voix parvenait assez distinctement jusqu'à mon tympan,
il réduisit le mouvement de ses membres palmés, de manière à
soutenir son buste, couvert de goëmons, au-dessus des flots
mugissants. Je le vis incliner son front, comme pour invoquer,
par un ordre solennel, la meute errante des souvenirs. Je
n'osais pas l'interrompre dans cette occupation, saintement
archéologique: plongé dans le passé, il ressemblait à un
écueil. Il prit enfin la parole en ces termes: « Le
scolopendre ne manque pas d'ennemis; la beauté fantastique
de ses pattes innombrables, au lieu de lui attirer la
sympathie des animaux, n'est, peut-être, pour eux, que le
puissant stimulant d'une jalouse irritation. Et, je ne serais
pas étonné d'apprendre que cet insecte est en butte aux haines
les plus intenses. Je te cacherai le lieu de ma naissance, qui
n'importe pas à mon récit: mais, la honte qui rejaillirait sur
ma famille importe à mon devoir. Mon père et ma mère (que Dieu
leur pardonne!), après un an d'attente, virent le ciel exaucer
leurs voeux: deux jumeaux, mon frère et moi, parurent à la
lumière. Raison de plus pour s'aimer. Il n'en fut pas ainsi
que je parle. Parce que j'étais le plus beau des deux, et le
plus intelligent, mon frère me prit en haine, et ne se donna
pas la peine de cacher ses sentiments: c'est pourquoi, mon
père et ma mère firent rejaillir sur moi la plus grande partie
de leur amour, tandis que, par mon amitié sincère et
constante, j'efforçai d'apaiser une âme, qui n'avait pas le
droit de se révolter, contre celui qui avait été tiré de la
même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes à sa
fureur, et me perdit, dans le coeur de nos parents communs,
par les calomnies les plus invraisemblables. J'ai vécu,
pendant quinze ans, dans un cachot, avec des larves et de
l'eau fangeuse pour toute nourriture. Je ne te raconterai pas
en détail les tourments inouïs que j'ai éprouvés, dans cette
longue séquestration injuste. Quelquefois, dans un moment de
la journée, un des trois bourreaux, à tour de rôle, entrait
brusquement, chargé de pinces, de tenailles et de divers
instruments de supplice. Les cris que m'arrachaient les
tortures les laissaient inébranlables; la perte abondante de
mon sang les faisait sourire. O mon frère, je t'ai pardonné,
toi la cause première de tous mes maux ! Se peut-il qu'une
rage aveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux l J'ai
fait beaucoup de réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle
devint ma haine générale contre l'humanité, tu le devines.
L'étiolement progressif, la solitude du corps et de l'âme ne
m'avaient pas fait perdre encore toute ma raison, au point de
garder du ressentiment contre ceux que je n'avais cessé
d'aimer: triple carcan dont j'étais l'esclave. Je parvins, par
la ruse, à recouvrer ma liberté! Dégoûté des habitants du
continent, qui, quoiqu'ils s'intitulassent mes semblables, ne
paraissaient pas jusqu'ici me ressembler en rien (s'ils
trouvaient que je leur ressemblasse, pourquoi me faisaient-ils
du mal?), je dirigeai ma course vers les galets de la plage,
fermement résolu à me donner la mort, si la mer devait
m'offrir les réminiscences antérieures d'une existence
fatalement vécue. En croiras-tu tes propres yeux? Depuis le
jour que je m'enfuis de la maison paternelle, je ne me plains
pas autant que tu le penses d'habiter la mer et ses grottes de
cristal. La Providence, comme tu le vois, m'a donné en partie
l'organisation du cygne. Je vis en paix avec les poissons, et
ils me procurent la nourriture dont j'ai besoin, comme si
j'étais leur monarque. Je vais pousser un sifflement
particulier, pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas
voir comme ils vont reparaître. » Il arriva comme il le
prédit. Il reprit sa royale natation, entouré de son cortége
de sujets. Et, quoiqu'au bout de quelques secondes, il eût
complètement disparu à mes yeux, avec une longue vue, je pus
encore le distinguer, aux dernières limites de l'horizon. Il
nageait, d'une main, et, de l'autre, essuyait ses yeux,
qu'avait injectés de sang la contrainte terrible de s'être
approché de la terre ferme. Il avait agi ainsi pour me faire
plaisir. Je rejetai l'instrument révélateur contre
l'escarpement à pic; il bondit de roche en roche, et ses
fragments épars, ce sont les vagues qui le reçurent: tels
furent la dernière démonstration et le suprême adieu. par
lesquels, je m'inclinai, comme dans un rêve, devant une noble
et infortunée intelligence! Cependant, tout était réel dans ce
qui s'était passé, pendant ce soir d'été.<chant 4> <strophe 8>
haque nuit, plongeant l'envergure de mes ailes dans ma mémoire
agonisante, j'évoquais le souvenir de Falmer... chaque nuit.
Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux
étaient encore empreints dans mon imagination...
indestructiblement... surtout ses cheveux blonds. Éloignez,
éloignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la
carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je n'avais
qu'un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi
vient-elle me dénoncer? Mais c'est moi-même qui parle. Me
servant de ma propre langue pour émettre ma pensée, je
m'aperçois que mes lèvres remuent, et que c'est moi-même qui
parle. Et, c'est moi-même qui, racontant une histoire de ma
jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans mon coeur...
c'est moi-même, à moins que je ne me trompe... c'est moi-même
qui parle. Je n'avais qu'un an de plus. Quel est donc celui
auquel je fais allusion? C'est un ami que je possédais dans
les temps passés, je crois. Oui, oui, j'ai déjà dit comment il
s'appelle... je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres,
non, non. Il n'est pas utile non plus de répéter que j'avais
un an de plus. Qui le sait? Répétons-le, cependant, mais, avec
un pénible murmure: je n'avais qu'un an de plus. Même alors,
la prééminence de ma force physique était plutôt un motif de
soutenir, à travers le rude sentier de la vie, celui qui
s'était donné à moi, que de maltraiter un être visiblement
plus faible. Or, je crois en effet qu'il était plus faible...
Même alors. C'est un ami que je possédais dans les temps
passés, je crois. La prééminence de ma force physique...
chaque nuit... Surtout ses cheveux blonds. Il existe plus d'un
être humain qui a vu des têtes chauves: la vieillesse, la
maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises séparément)
expliquent ce phénomène négatif d'une manière satisfaisante.
Telle est, du moins, la réponse que me ferait un savant, si je
l'interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la
douleur. Mais je n'ignore pas (moi, aussi, je suis savant)
qu'un jour, parce qu'il m'avait arrêté la main, au moment où
je levais mon poignard pour percer le sein d'une femme, je le
saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis
tournoyer dans l'air avec une telle vitesse, que la chevelure
me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force
centrifuge, alla cogner contre le tronc d'un chêne... Je
n'ignore pas qu'un jour sa chevelure me resta dans la main.
Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j'ai déjà dit comment il
s'appelle. Je n'ignore pas qu'un jour j'accomplis un acte
infâme, tandis que son corps était lancé par la force
centrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accès
d'aliénation mentale, je cours à travers les champs, en
tenant, pressée sur mon coeur, une chose sanglante que je
conserve depuis longtemps, comme une relique vénérée, les
petits enfants qui me poursuivent... les petits enfants et les
vieilles femmes qui me poursuivent à coups de pierre, poussent
ces gémissements lamentables: « Voilà la chevelure de Falmer.
» Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la
carapace de la tortue... Une chose sanglante. Mais c'est
moi-même qui parle. Sa figure ovale, ses traits majestueux.
Or, je crois en effet qu'il était plus faible. Les vieilles
femmes et les petits enfants. Or, je crois en effet...
qu'est-ce que je voulais dire?... or, je crois en effet qu'il
était plus faible. Avec un bras de fer. Ce choc, ce choc
l'a-t-il tué? Ses os ont-ils été brisés contre l'arbre...
irréparablement? L'a-t-il tué, ce choc engendré par la vigueur
d'un athlète? A-t-il conservé la vie, quoique ses os se soient
irréparablement brisés... irréparablement? Ce choc l'a-t-il
tué? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermés ne furent pas
témoins. En effet... Surtout ses cheveux blonds. En effet, je
m'enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Il
avait quatorze ans. Avec une conscience désormais implacable.
Chaque nuit. Lorsqu'un jeune homme, qui aspire à la gloire,
dans un cinquième étage, penché sur sa table de travail, à
l'heure silencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu'il ne
sait à quoi attribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête,
alourdie par la méditation et les manuscrits poudreux; mais,
rien, aucun indice surpris ne lui révèle la cause de ce qu'il
entend si faiblement, quoique cependant il l'entende. Il
s'aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son
essor vers le plafond, occasionne, à travers l'air ambiant,
les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier
accrochée à un clou figé contre la muraille. Dans un
cinquième étage. De même qu'un jeune homme, qui aspire à la
gloire, entend un bruissement qu'il ne sait à quoi attribuer,
ainsi j'entends une voix mélodieuse qui prononce à mon
oreille: « Maldoror! » Mais, avant de mettre fin à sa méprise,
il croyait entendre les ailes d'un moustique... penché sur sa
table de travail. Cependant, je ne rêve pas; qu'importe que je
sois étendu sur mon lit de satin? Je fais avec sang-froid la
perspicace remarque que j'ai les yeux ouverts, quoiqu'il soit
l'heure des dominos roses et des bals masqués. Jamais... oh!
non, jamais!... une voix mortelle ne fit entendre ces accents
séraphiques, en prononçant, avec tant de douloureuse élégance,
les syllabes de mon nom! Les ailes d'un moustique... Comme sa
voix est bienveillante. M'a-t-il donc pardonné? Son corps alla
cogner contre le tronc d'un chêne... « Maldoror! »
<<FIN DU QUATRIEME CHANT>>
chant5.txt
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<<LES CHANTS DE MALDOROR>><<CHANT CINQUIEME>>
<chant 5> <strophe 1>
Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, si ma prose n'a pas
le bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mes idées sont au
moins singulières. Ce que tu dis là, homme respectable, est la
vérité; mais, une vérité partiale. Or, quelle source abondante
d'erreurs et de méprises n'est pas toute vérité partiale! Les
bandes d'étourneaux ont une manière de voler qui leur est
propre, et semble soumise à une tactique uniforme et
régulière, telle que serait celle d'une troupe disciplinée,
obéissant avec précision à la voix d'un seul
chef. C'est à la voix de l'instinct que les étourneaux
obéissent, et leur instinct les porte à se rapprocher toujours
du centre du peloton, tandis que la rapidité de leur vol les
emporte sans cesse au delà; en sorte que cette multitude
d'oiseaux, ainsi réunis par une tendance commune vers le même
point aimanté, allant et venant sans cesse, circulant et se
croisant en tous sens, forme une espèce de tourbillon fort
agité, dont la masse entière, sans suivre de direction bien
certaine, paraît avoir un mouvement général d'évolution sur
elle-même, résultant des mouvements particuliers de
circulation propres à chacune de ses parties, et dans lequel
le centre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans
cesse pressé, repoussé par l'effort contraire des lignes
environnantes qui pèsent sur lui, est constamment plus serré
qu'aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes
d'autant plus, qu'elles sont plus voisines du centre. Malgré
cette singulière manière de tourbillonner, les étourneaux n'en
fendent pas moins, avec une vitesse rare, l'air ambiant, et
gagnent sensiblement, à chaque seconde, un terrain précieux
pour le terme de leurs fatigues et le but de leur pèlerinage.
Toi, de même, ne fais pas attention à la manière bizarre dont
je chante chacune de ces strophes. Mais, sois persuadé que les
accents fondamentaux de la poésie n'en conservent pas moins
leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Ne généralisons
pas des faits exceptionnels, je ne demande pas mieux:
cependant mon caractère est dans l'ordre des choses possibles.
Sans doute, entre les deux termes extrêmes de ta littérature,
telle que tu l'entends, et de la mienne, il en est une
infinité d'intermédiaires et il serait facile de multiplier
les divisions; mais, il n'y aurait nulle utilité, et il y
aurait le danger de donner quelque chose d'étroit et de faux
à une conception éminemment philosophique, qui cesse d'être
rationnelle, dès qu'elle n'est plus comprise comme elle a été
imaginée, c'est-à-dire avec ampleur. Tu sais allier
l'enthousiasme et le froid intérieur, observateur d'une humeur
concentrée; enfin, pour moi, je te trouve parfait... Et tu ne
veux pas me comprendre! Si tu n'es pas en bonne santé, suis
mon conseil (c'est le meilleur que je possède à ta
disposition), et va faire une promenade dans la campagne.
Triste compensation, qu'en dis-tu ? Lorsque tu auras pris
l'air, reviens me trouver: tes sens seront plus reposés. Ne
pleure plus; je ne voulais pas te faire de la peine. N'est-il
pas vrai, mon ami, que, jusqu'à un certain point, ta sympathie
est acquise à mes chants? Or, qui t'empêche de franchir les
autres degrés? La frontière entre ton goût et le mien est
invisible; tu ne pourras jamais la saisir: preuve que cette
frontière elle-même n'existe pas. Réfléchis donc qu'alors (je
ne fais ici qu'effleurer la question) il ne serait pas
impossible que tu eusses signé un traité d'alliance avec
l'obstination, cette agréable fille du mulet, source si riche
d'intolérance. Si je ne savais pas que tu n'étais pas un sot,
je ne te ferais pas un semblable reproche. Il n'est pas utile
pour toi que tu t'encroûtes dans la cartilagineuse carapace
d'un axiome que tu crois inébranlable. Il y a d'autres axiomes
aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement
avec le tien. Si tu as un penchant marqué pour le caramel
(admirable farce de la nature), personne ne le concevra comme
un crime; mais, ceux dont l'intelligence, plus énergique et
capable de plus grandes choses, préfère le poivre et
l'arsenic, ont de bonnes raisons pour agir de la sorte, sans
avoir l'intention d'imposer leur pacifique domination à ceux
qui tremblent de peur devant une musaraigne ou l'expression
parlante des surfaces d'un cube. Je parle par expérience, sans
venir jouer ici le rôle de provocateur. Et, de même que les
rotifères et les tardigrades peuvent être chauffés à une
température voisine de l'ébullition, sans perdre
nécessairement leur vitalité, il en sera de même pour toi, si
tu sais t'assimiler, avec précaution, l'âcre sérosité
suppurative qui se dégage avec lenteur de l'agacement que
causent mes intéressantes élucubrations. Eh quoi, n'est-on pas
parvenu à greffer sur le dos d'un rat vivant la queue détachée
du corps d'un autre rat? Essaie donc pareillement de
transporter dans ton imagination les diverses modifications de
ma raison cadavérique. Mais, sois prudent. A l'heure que
j'écris, de nouveaux frissons parcourent l'atmosphère
intellectuelle: il ne s'agit que d'avoir le courage de les
regarder en face. Pourquoi fais-tu cette grimace? Et même tu
l'accompagnes d'un geste que l'on ne pourrait imiter qu'après
un long apprentissage. Sois persuadé que l'habitude est
nécessaire en tout; et, puisque la répulsion instinctive, qui
s'était déclarée dès les premières pages, a notablement
diminué de profondeur, en raison inverse de l'application à la
lecture, comme un furoncle qu'on incise, il faut espérer,
quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison ne tardera
certainement pas à rentrer dans sa dernière période. Pour moi,
il est indubitable que tu vogues déjà en pleine convalescence;
cependant, ta figure est restée bien maigre, hélas! Mais...
courage! il y a en toi un esprit peu commun, je t'aime, et je
ne désespère pas de ta complète délivrance, pourvu que tu
absorbes quelques substances médicamenteuses; qui ne feront
que hâter la disparition des derniers symptômes du mal. Comme
nourriture astringente et tonique, tu arracheras d'abord les
bras de ta mère (si elle existe encore), tu les dépèceras en
petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, en un seul jour,
sans qu'aucun trait de ta figure ne trahisse ton émotion. Si
ta mère était trop vieille, choisis un autre sujet chirurgique,
plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine aura
prise, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent
aisément un point d'appui pour faire la bascule: ta soeur, par
exemple. Je ne puis m'empêcher de plaindre son sort, et je ne
suis pas de ceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne
fait qu'affecter la bonté. Toi et moi, nous verserons pour
elle, pour cette vierge aimée (mais, je n'ai pas de preuves
pour établir qu'elle soit vierge), deux larmes incoercibles,
deux larmes de plomb. Ce sera tout. La potion la plus
lénitive, que je te conseille, est un bassin, plein d'un pus
blennorrhagique à noyaux, dans lequel on aura préalablement
dissous un kyste pileux de l'ovaire, un chancre folliculaire,
un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland par une
paraphimosis, et trois limaces rouges. Si tu suis mes
ordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme quand
un pou resèque, avec ses baisers, la racine d'un cheveu.<chant 5> <strophe 2>
Je voyais, devant moi, un objet debout sur un tertre. Je ne
distinguais pas clairement sa tête; mais, déjà, je devinais
qu'elle n'était pas d'une forme ordinaire, sans, néanmoins,
préciser la proportion exacte de ses contours. Je n'osais
m'approcher de cette colonne immobile; et, quand même
j'aurais eu à ma disposition les pattes ambulatoires de plus
de trois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui
servent à la préhension et à la mastication des aliments), je
serais encore resté à la même place, si un événement, très
futile par lui-même, n'eût prélevé un lourd tribut sur ma
curiosité, qui faisait craquer ses digues. Un scarabée,
roulant, sur le sol, avec ses mandibules et ses antennes, une
boule, dont les principaux éléments étaient composés de
matières excrémentielles, s'avançait, d'un pas rapide, vers
le tertre désigné, s'appliquant à mettre bien en évidence la
volonté qu'il avait de prendre cette direction. Cet animal
articulé n'était pas de beaucoup plus grand qu'une vache! Si
l'on doute de ce que je dis, que l'on vienne à moi, et je
satisferai les plus incrédules par le témoignage de bons
témoins. Je le suivis de loin, ostensiblement intrigué. Que
voulait-il faire de cette grosse boule noire? O lecteur, toi
qui te vantes sans cesse de ta perspicacité (et non à tort),
serais-tu capable de me le dire? Mais, je ne veux pas
soumettre à une rude épreuve ta passion connue pour les
énigmes. Qu'il te suffise de savoir que, la plus douce
punition que je puisse t'inflger, est encore de te faire
observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera révélé)
que plus tard, à la fin de ta vie, quand tu entameras des
discussions philosophiques avec l'agonie sur le bord de ton
chevet... et peut-être même à la fin de cette strophe. Le
scarabée était arrivé au bas du tertre. J'avais emboîté mon
pas sur ses traces, et j'étais encore à une grande distance
du lieu de la scène; car, de même que les stercoraires,
oiseaux inquiets comme s'ils étaient toujours affamés, se
plaisent dans les mers qui baignent les deux pôles, et
n'avancent qu'accidentellement dans les zônes tempérées,
ainsi je n'étais pas tranquille, et je portais mes jambes en
avant avec beaucoup de lenteur. Mais qu'était-ce donc que la
substance corporelle vers laquelle j'avançais? Je savais que
la famille des pélécaninés comprend quatre genres distincts:
le fou, le pélican, le cormoran, la frégate. La forme
grisâtre qui m'apparaissait n'était pas un fou. Le bloc
plastique que j'apercevais n'était pas une frégate. La chair
cristallisée que j'observais n'était pas un cormoran. Je le
voyais maintenant, l'homme à l'encéphale dépourvu de
protubérance annulaire! Je recherchais vaguement, dans les
replis de ma mémoire, dans quelle contrée torride ou glacée,
j'avais déjà remarqué ce bec très-long, large, convexe, en
voûte, à arête marquée, onguiculée, renflée et très crochue
à son extrémité; ces bords dentelés, droits; cette mandibule
inférieure, à branches séparées jusqu'auprès de la pointe;
cet intervalle rempli par une peau membraneuse; cette large
poche, jaune et sacciforme, occupant toute la gorge et
pouvant se distendre considérablement; et ces narines très
étroites, longitudinales, presque imperceptibles, creusées
dans un sillon bazal! Si cet être vivant, à respiration
pulmonaire et simple, à corps garni de poils, avait été un
oiseau entier jusqu'à la plante des pieds, et non plus
seulement jusqu'aux épaules, il ne m'aurait pas alors été si
difficile de le reconnaître: chose très facile à faire, comme
vous allez le voir vous-même. Seulement, cette fois, je m'en
dispense; pour la clarté de ma démonstration, j'aurais besoin
qu'un de ces oiseaux fût placée sur ma table de travail,
quand même il ne serait qu'empaillé. Or, je ne suis pas assez
riche pour m'en procurer. Suivant pas à pas une hypothèse
antérieure, j'aurais de suite assigné sa véritable nature
et trouvé une place, dans les cadres d'histoire naturelle, à
celui dont j'admirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec
quelle satisfaction de n'être pas tout à fait ignorant sur
les secrets de son double organisme, et quelle avidité d'en
savoir davantage, je le contemplais dans sa métamorphose
durable! Quoiqu'il ne possédât pas un visage humain, il me
paraissait beau comme les deux longs filaments
tentaculiformes d'un insecte; ou plutôt, comme une inhumation
précipitée; ou encore, comme la loi de la reconstitution des
organes mutilés; et surtout, comme un liquide éminemment
putrescible! Mais, ne prêtant aucune attention à ce qui se
passait aux alentours, l'étranger regardait toujours devant
lui, avec sa tête de pélican! Un autre jour, je reprendrai la
fin de cette histoire. Cependant, je continuerai ma narration
avec un morne empressement; car, si, de votre côté, il vous
tarde de savoir où mon imagination veut en venir (plût au
ciel qu'en effet, ce ne fût là que de l'imagination!), du
mien, j'ai pris la résolution de terminer en une seule fois
(et non en deux!) ce que j'avais à vous dire. Quoique
cependant personne n'ait le droit de m'accuser de manquer de
courage. Mais, quand on se trouve en présence de pareilles
circonstances, plus d'un sent battre contre la paume de sa
main les pulsations de son coeur. Il vient de mourir, presque
inconnu, dans un petit port de Bretagne, un maître caboteur,
vieux marin, qui fut le héros d'une terrible histoire. Il
était alors capitaine au long cours, et voyageait pour un
armateur de Saint-Malo. Or, après une absence de treize mois,
il arriva au foyer conjugal, au moment où sa femme, encore
alitée, venait de lui donner un héritier, à la reconnaissance
duquel il ne se reconnaissait aucun droit. Le capitaine ne
fit rien paraître de sa surprise et de sa colère; il pria
froidement sa femme de s'habiller, et de l'accompagner à une
promenade, sur les remparts de la ville. On était en janvier.
Les remparts de Saint-Malo sont élevés, et, lorsque souffle
le vent du nord, les plus intrépides reculent. La malheureuse
obéit, calme et résignée; en entrant, elle délira. Elle
expira dans la nuit. Mais, ce n'était qu'une femme. Tandis
que moi, qui suis un homme, en présence d'un drame non moins
grand, je ne sais si je conservai assez d'empire sur
moi-même, pour que les muscles de ma figure restassent
immobiles! Dès que le scarabée fut arrivé au bas du tertre,
l'homme leva son bras vers l'ouest (précisément, dans cette
direction, un vautour des agneaux et un grand-duc de Virginie
avaient engagé un combat dans les airs), essuya sur son bec
une longue larme qui présentait un système de coloration
diamantée, et dit au scarabée: « Malheureuse boule! ne
l'as-tu pas fait rouler assez longtemps? Ta vengeance n'est
pas encore assouvie; et, déjà, cette femme, dont tu avais
attaché, avec des colliers de perles, les jambes et les bras,
de manière à réaliser un polyèdre amorphe, afin de la
traîner, avec tes tarses, à travers les vallées et les
chemins, sur les ronces et les pierres (laisse-moi
m'approcher pour voir si c'est encore elle!), a vu ses os se
creuser de blessures, ses membres se polir par la loi
mécanique du frottement rotatoire, se confondre dans l'unité
de la coagulation, et son corps présenter, au lieu des
linéaments primordiaux et des courbes naturelles, l'apparence
monotone d'un seul tout homogène qui ne ressemble que trop,
par la confusion de ses divers éléments broyés, à la masse
d'une sphère! Il y a longtemps qu'elle est morte; laisse ces
dépouilles à la terre, et prends garde d'augmenter, dans
d'irréparables proportions, la rage qui te consume: ce n'est
plus de la justice; car, l'égoïsme, caché dans les téguments
de ton front, soulève lentement, comme un fantôme, la
draperie qui le recouvre. » Le vautour des agneaux et le
grand-duc de Virginie, portés insensiblement, par les
péripéties de leur lutte, s'étaient rapprochés de nous. Le
scarabée trembla devant ces paroles inattendues, et, ce qui,
dans une autre occasion, aurait été un mouvement
insignifiant, devint, cette fois, la marque distinctive d'une
fureur qui ne connaissait plus de bornes; car, il frotta
redoutablement ses cuisses postérieures contre le
bord des élytres, en faisant entendre un bruit aigu: « Qui
es-tu, donc, toi; être pusillanime? Il paraît que tu as
oublié certains développements étranges des temps passés;
tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon frère. Cette
femme nous a trahis, l'un après l'autre. Toi le premier,
moi le second. Il me semble que cette injure ne doit pas
(ne doit pas!) disparaître du souvenir si facilement. Si
facilement! Toi, ta nature magnanime te permet de
pardonner. Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale
des atomes de cette femme, réduite à pâte de pétrin (il
n'est pas maintenant question de savoir si l'on ne croirait
pas, à la première investigation, que ce corps ait été
augmenté d'une quantité notable de densité plutôt par
l'engrenage de deux fortes roues que par les effets de ma
passion fougueuse), elle n'existe pas encore? Tais-toi, et
permets que je me venge. » Il reprit son manége, et
s'éloigna, la boule poussée devant lui. Quand il se fut
éloigné, le pélican s'écria: « Cette femme, par son pouvoir
magique, m'a donné une tête de palmipède, et a changé mon
frère en scarabée: peut-être qu'elle mérite même de pires
traitements que ceux que je viens d'énumérer. » Et moi, qui
n'étais pas certain de ne pas rêver, devinant, par ce que
j'avais entendu, la nature des relations hostiles qui
unissaient, au-dessus de moi, dans un combat sanglant, le
vautour des agneaux et le grand-duc de Virginie, je
rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afin de
donner, au jeu de mes poumons, l'aisance et l'élasticité
susceptibles, et je leur criai, en dirigeant mes yeux vers
le haut: « Vous autres, cessez votre discorde. Vous avez
raison tous les deux; car, à chacun elle avait promis son
amour; par conséquent, elle vous a trompés ensemble. Mais,
vous n'êtes pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla de
votre forme humaine, se faisant un jeu cruel de vos plus
saintes douleurs. Et, vous hésiteriez à me croire!
D'ailleurs elle est morte; et le scarabée lui a fait subir
un châtiment d'ineffaçable empreinte, malgré la pitié du
premier trahi. » A ces mots, ils mirent fin à leur
querelle, et ne s'arrachèrent plus les plumes, ni les
lambeaux de chair: ils avaient raison d'agir ainsi. Le
grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe
que décrit un chien en courant après son maître, s'enfonça
dans les crevasses d'un couvent en ruines. Le vautour des
agneaux, beau comme la loi de l'arrêt de développement de
la poitrine chez les adultes dont la propension à la
croissance n'est pas en rapport avec la quantité de
molécules que leur organisme s'assimile, se perdit dans les
hautes couches de l'atmosphère. Le pélican, dont le
généreux pardon m'avait causé beaucoup d'impression, parce
que je ne le trouvais pas naturel, reprenant sur son tertre
l'impassibilité majestueuse d'un phare, comme pour avertir
les navigateurs humains de faire attention à son exemple,
et de préserver leur sort de l'amour des magiciennes
sombres, regardait toujours devant lui. Le scarabée, beau
comme le tremblement des mains dans l'alcoolisme,
disparaissait à l'horizon. Quatre existences de plus que
l'on pouvait rayer du livre de vie. Je m'arrachai un muscle
entier dans le bras gauche, car je ne savais plus ce que je
faisais, tant je me trouvais ému devant cette quadruple
infortune. Et, moi, qui croyais que c'étaient des matières
excrémentitielles. Grande bête que je suis, va.<chant 5> <strophe 3>
L'anéantissement intermittent des facultés humaines: quoi que
votre pensée penchât à supposer, ce ne sont pas là des mots. Du
moins, ce ne sont pas des mots comme les autres. Qu'il lève la
main, celui qui croirait accomplir un acte juste, en priant
quelque bourreau de l'écorcher vivant. Qu'il redresse la tête,
avec la volupté du sourire, celui qui, volontairement, offrirait
sa poitrine aux balles de la mort. Mes yeux chercheront la marque
des cicatrices; mes dix doigts concentreront la totalité de leur
attention à palper soigneusement la chair de cet excentrique; je
vérifierai que les éclaboussures de la cervelle ont rejailli sur
le satin de mon front. N'est-ce pas qu'un homme, amant d'un
pareil martyre, ne se trouverait pas dans l'univers entier? Je ne
connais pas ce que c'est que le rire, c'est vrai, ne l'ayant
jamais éprouvé par moi-même. Cependant, quelle imprudence n'y
aurait-il pas à soutenir que mes lèvres ne s'élargiraient pas,
s'il m'était donné de voir celui qui prétendrait que, quelque
part, cet homme-là existe? Ce qu'aucun ne souhaiterait pour sa
propre existence, m'a été échu par un lot inégal. Ce n'est pas
que mon corps nage dans le lac de la douleur; passe alors. Mais,
l'esprit se dessèche par une réflexion condensée et
continuellement tendue; il hurle comme les grenouilles d'un
marécage, quand une troupe de flamants voraces et de hérons
affamés vient s'abattre sur les joncs de ses bords. Heureux celui
qui dort paisiblement dans un lit de plumes, arrachées à la
poitrine de l'eider, sans remarquer qu'il se trahit lui-même.
Voilà plus de trente ans que je n'ai pas encore dormi. Depuis
l'imprononçable jour de ma naissance, j'ai voué aux planches
somnifères une haine irréconciliable. C'est moi qui l'ai voulu;
que nul ne soit accusé. Vite, que l'on se dépouille du soupçon
avorté. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâle couronne?
Celle qui la tressa de ses doigts maigres fut la ténacité. Tant
qu'un reste de séve brûlante coulera dans mes os, comme un
torrent de métal fondu, je ne dormirai point. Chaque nuit, je
force mon oeil livide à fixer les étoiles, à travers les carreaux
de ma fenêtre. Pour être plus sûr de moi-même, un éclat de bois
sépare mes paupières gonflées. Lorsque l'aurore apparaît, elle me
retrouve dans la même position, le corps appuyé verticalement, et
debout contre le plâtre de la muraille froide. Cependant, il
m'arrive quelquefois de rêver, mais sans perdre un seul instant
le vivace sentiment de ma personnalité et la libre faculté de me
mouvoir: sachez que le cauchemar qui se cache dans les angles
phosphoriques de l'ombre, la fièvre qui palpe mon visage avec son
moignon, chaque animal impur qui dresse sa griffe sanglante, eh
bien, c'est ma volonté qui, pour donner un aliment stable à son
activité perpétuelle, les fait tourner en rond. En effet, atome
qui se venge en son extrême faiblesse, le libre arbitre ne craint
pas d'affirmer, avec une autorité puissante, qu'il ne compte pas
l'abrutissement parmi le nombre de ses fils: celui qui dort est
moins qu'un animal châtré la veille. Quoique l'insomnie entraîne,
vers les profondeurs de la fosse, ces muscles qui déjà répandent
une odeur de cyprés, jamais la blanche catacombe de mon
intelligence n'ouvrira ses sanctuaires aux yeux du Créateur. Une
secrète et noble justice, vers les bras tendus de laquelle je me
lance par instinct, m'ordonne de traquer sans trève cet ignoble
châtiment. Ennemi redoutable de mon âme imprudente, à l'heure où
l'on allume un falot sur la côte, je defends à mes reins
infortunés de se coucher sur la rosée de gazon. Vainqueur, je
repousse les embûches de l'hypocrite pavot. Il est en conséquence
certain que, par cette lutte étrange, mon coeur a muré ses
desseins, affamé qui se mange lui-même. Impénétrable comme les
géants, moi, j'ai vécu sans cesse avec l'envergure des yeux
béante. Au moins, il est avéré que, pendant le jour, chacun peut
opposer une résistance utile contre le Grand Objet Extérieur (qui
ne sait pas son nom?); car, alors, la volonté veille à sa propre
défense avec un remarquable acharnement. Mais aussitôt que le
voile des vapeurs nocturnes s'étend, même sur les condamnés que
l'on va pendre, oh! voir son intellect entre les sacriléges mains
d'un étranger. Un implacable scalpel en scrute les broussailles
épaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction; car,
le voile de sa pudeur reçoit de cruelles déchirures. Humiliation!
notre porte est ouverte à la curiosité farouche du Céleste
Bandit. Je n'ai pas mérité ce supplice infâme, toi, le hideux
espion de ma causalité! Si j'existe, je ne suis pas un autre. Je
n'admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veux résider
seul dans mon intime raisonnement. L'autonomie... ou bien qu'on
me change en hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonyme
stigmate, et ne reparais plus devant mon indignation hagarde. Ma
subjectivité et le Créateur, c'est trop pour un cerveau. Quand la
nuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui n'a pas
combattu contre l'influence du sommeil, dans sa couche mouillée
d'une glaciale sueur? Ce lit, attirant contre son sein les
facultés mourantes, n'est qu'un tombeau composé de planches de
sapin équarri. La volonté se retire insensiblement, comme en
présence d'une force invisible. Une poix visqueuse épaissit le
cristallin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux
amis. Le corps n'est plus qu'un cadavre qui respire. Enfin,
quatre énormes pieux clouent sur le matelas la totalité des
membres. Et remarquez, je vous prie, qu'en somme les draps ne
sont que des linceuls. Voici la cassolette où brûle l'encens des
religions. L'éternité mugit, ainsi qu'une mer lointaine, et
s'approche à grands pas. L'appartement a disparu:
prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente! Quelquefois,
s'efforçant inutilement de vaincre les imperfections de
l'organisme, au milieu du sommeil le plus lourd, le sens
magnétisé s'aperçoit avec étonnement qu'il n'est plus qu'un bloc
de sépulture, et raisonne admirablement, appuyé sur une subtilité
incomparable: « Sortir de cette couche est un problème plus
difficile qu'on ne le pense. Assis sur la charrette, l'on
m'entraîne vers la binarité des poteaux de la guillotine. Chose
curieuse, mon bras inerte s'est assimilé savamment la raideur de
la souche. C'est très mauvais de rêver qu'on marche à l'échafaud.
» Le sang coule à larges flots à travers la figure. La poitrine
effectue des soubresauts répétés, et se gonfle avec des
sifflements. Le poids d'un obélisque étouffe l'expansion de la
rage. Le réel a détruit les rêves de la somnolence! Qui ne sait
pas que, lorsque la lutte se prolonge entre le moi, plein de
fierté, et l'accroissement terrible de la catalepsie, l'esprit
halluciné perd le jugement? Rongé par le désespoir, il se
complaît dans son mal, jusqu'à ce qu'il ait vaincu la nature, et
que le sommeil, voyant sa proie lui échapper, s'enfuie sans
retour loin de son coeur, d'une aile irritée et honteuse. Jetez
un peu de cendre sur mon orbite en feu. Ne fixez pas mon oeil qui
ne se ferme jamais. Comprenez-vous les souffrances que j'endure
(cependant, l'orgueil est satisfait)? Dès que la nuit exhorte les
humains au repos, un homme, que je connais, marche à grands pas
dans la campagne. Je crains que ma résolution ne succombe aux
atteintes de la vieillesse. Qu'il arrive, ce jour fatal où je
m'endormirai! Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à
travers le cou, prouvera que rien n'était, en effet, plus réel.<chant 5> <strophe 4>
-- Mais qui donc!... mais qui donc ose, ici, comme un
conspirateur, traîner les anneaux de son corps vers ma
poitrine noire? Qui que tu sois, excentrique python, par
quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule? Est-ce un
vaste remords qui te tourmente? Car, vois-tu, boa, ta
sauvage majesté n'a pas, je le suppose, l'exorbitante
prétention de se soustraire à la comparaison que j'en fais
avec les traits du criminel. Cette bave écumeuse et
blanchâtre est, pour moi, le signe de la. Écoute-moi:
sais-tu que ton oeil est loin de boire un rayon céleste?
N'oublie pas que si ta présomptueuse cervelle m'a cru
capable de t'offrir quelques paroles de consolation, ce ne
peut être que par le motif d'une ignorance totalement
dépourvue de connaissances physiognomoniques. Pendant un
temps, bien entendu, suffisant, dirige la lueur de tes yeux
vers ce que j'ai le droit, comme un autre, d'appeler mon
visage! Ne vois-tu pas comme il pleure? Tu t'es trompé,
basilic. Il est nécessaire que tu cherches ailleurs la
triste ration de soulagement, que mon impuissance radicale
te retranche, malgré les nombreuses protestations de ma
bonne volonté. Oh! quelle force, en phrases exprimable,
fatalement t'entraîna vers ta perte? Il est presque
impossible que je m'habitue à ce raisonnement que tu ne
comprennes pas que, plaquant sur le gazon rougi, d'un coup
de mon talon, les courbes fuyantes de ta tête triangulaire, je
pourrais pétrir un innommable mastic avec l'herbe de
la savane et la chair de l'écrasé.
-- Disparais le plus tôt possible loin de moi, coupable à
la face blême! Le mirage fallacieux de l'épouvantement t'a
montré ton propre spectre! Dissipe tes injurieux soupçons,
si tu ne veux pas que je t'accuse à mon tour, et que je ne
porte contre toi une récrimination qui serait certainement
approuvée par le jugement du serpentaire reptilivore.
Quelle monstrueuse aberration de l'imagination t'empêche de
me reconnaître! Tu ne te rappelles donc pas les services
importants que je t'ai rendus, par la gratification d'une
existence que je fis émerger du chaos, et, de ton côté, le
voeu, à jamais inoubliable, de ne pas déserter mon drapeau,
afin de me rester fidèle jusqu'à la mort? Quand tu étais
enfant (ton intelligence était alors dans sa plus belle
phase), le premier, tu grimpais sur la colline, avec la
vitesse de l'izard, pour saluer, par un geste de ta
petite main, les multicolores rayons de l'aurore naissante.
Les notes de ta voix jaillissaient, de son larynx sonore,
comme des perles diamantines, et résolvaient leurs
collectives personnalités, dans l'agrégation vibrante d'un
long hymne d'adoration. Maintenant, tu rejettes à tes
pieds, comme un haillon souillé de boue, la longanimité
dont j'ai fait trop longtemps preuve. La reconnaissance a
vu ses racines se dessécher, comme le lit d'une mare; mais,
à sa place, l'ambition a crû dans des proportions qu'il me
serait pénible de qualifier. Quel est-il, celui qui
m'écoute, pour avoir une telle confiance dans l'abus de sa
propre faiblesse?
-- Et qui es-tu, toi-même, substance audacieuse? Non !...
non !... je ne me trompe pas; et, malgré les métamorphoses
multiples auxquelles tu as recours, toujours ta tête de
serpent reluira devant mes yeux comme un phare d'éternelle
injustice, et de cruelle domination! Il a voulu prendre les
rênes du commandement, mais il ne sait pas régner! Il a voulu
devenir un objet d'horreur pour tous les êtres de la création,
et il a réussi. Il a voulu prouver que lui seul est le
monarque de l'univers, et c'est en cela qu'il s'est trompé. O
misérable! as-tu attendu jusqu'à cette heure pour entendre les
murmures et les complots qui, s'élevant simultanément de la
surface des sphères, viennent raser d'une aile farouche les
rebords papillacés de ton destructible tympan? Il n'est pas
loin, le jour, où mon bras te renversera dans la poussière,
empoisonnée par ta respiration, et, arrachant de tes
entrailles une nuisible vie, laissera sur le chemin ton
cadavre, criblé de contorsions, pour apprendre au voyageur
consterné, que cette chair palpitante, qui frappe sa vue
d'étonnement, et cloue dans son palais sa langue muette, ne
doit plus être comparée, si l'on garde son sang-froid, qu'au
tronc pourri d'un chêne, qui tomba de vétusté! Quelle pensée
de pitié me retient devant ta présence? Toi-même, recule
plutôt devant moi, te dis-je, et va laver ton
incommensurable honte dans le sang d'un enfant qui vient de
naître: voilà quelles sont tes habitudes. Elles sont dignes de
toi. Va... marche toujours devant toi. Je te condamne à
devenir errant. Je te condamne à rester seul et sans famille.
Chemine constamment, afin que tes jambes te refusent leur
soutien. Traverse les sables des déserts jusqu'à ce que la fin
du monde engloutisse les étoiles dans le néant. Lorsque tu
passeras près de la tanière du tigre, il s'empressera de fuir,
pour ne pas regarder, comme dans un miroir, son caractère
exhaussé sur le socle de la perversité idéale. Mais, quand la
fatigue impérieuse t'ordonnera d'arrêter ta marche devant les
dalles de mon palais, recouvertes de ronces et de chardons,
fais attention à tes sandales en lambeaux, et franchis, sur la
pointe des pieds, l'élégance des vestibules. Ce n'est pas une
recommandation inutile. Tu pourrais éveiller ma jeune épouse
et mon fils en bas âge, couchés dans les caveaux de plomb qui
longent les fondements de l'antique château. Si tu ne prenais
tes précautions d'avance, ils pourraient te faire pâlir par
leurs hurlements souterrains. Quand ton impénétrable volonté
leur ôta l'existence, ils n'ignoraient pas que ta puissance
est redoutable, et n'avaient aucun doute à cet égard; mais,
ils ne s'attendaient point (et leurs adieux suprêmes me
confirmèrent leur croyance) que ta Providence se serait
montrée à ce point impitoyable! Quoi qu'il en soit, traverse
rapidement ces salles abandonnées et silencieuses, aux lambris
d'émeraude, mais aux armoiries fanées, où reposent les
glorieuses statues de mes ancêtres. Ces corps de marbre sont
irrités contre toi; évite leurs regards vitreux. C'est un
conseil que te donne la langue de leur unique et dernier
descendant. Regarde comme leur bras est levé dans l'attitude
de la défense provocatrice, la tête fièrement renversée en
arrière. Sûrement ils ont deviné le mal que tu m'as fait; et,
si tu passes à portée des piédestaux glacés qui soutiennent
ces blocs sculptés, la vengeance t'y attend. Si ta défense a
besoin de m'objecter quelque chose, parle. Il est trop tard
pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer dans des moments
plus convenables, quand l'occasion était propice. Si tes yeux
sont enfin dessillés, juge toi-même quelles ont été les
conséquences de ta conduite. Adieu! je m'en vais respirer la
brise des falaises; car, mes poumons, à moitié étouffés,
demandent à grands cris un spectacle plus tranquille et plus
vertueux que le tien!
<chant 5> <strophe 5>
O pédérastes incompréhensibles, ce n'est pas moi qui
lancerai des injures à votre grande dégradation; ce n'est pas
moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anus
infundibuliforme. Il suffit que les maladies honteuses, et
presque incurables, qui vous assiégent, portent avec elles
leur immanquable châtiment. Législateurs d'institutions
stupides, inventeurs d'une morale étroite, éloignez-vous de
moi, car je suis une âme impartiale. Et vous, jeunes
adolescents ou plutôt jeunes filles, expliquez-moi comment et
pourquoi (mais, tenez-vous à une convenable distance, car, moi
non plus, je ne sais pas résister à mes passions) la vengeance
a germé dans vos coeurs, pour avoir attaché au flanc de
l'humanité une pareille couronne de blessures. Vous la faites
rougir de ses fils par votre conduite (que, moi, je vénère!);
votre prostitution, s'offrant au premier venu, exerce la
logique des penseurs les plus profonds, tandis que votre
sensibilité exagérée comble la mesure de la stupéfaction de la
femme elle-même. Òtes-vous d'une nature moins ou plus
terrestre que celle de vos semblables? Possédez-vous un
sixième sens qui nous manque? Ne mentez pas, et dites ce que
vous pensez. Ce n'est pas une interrogation que je vous pose;
car, depuis que je fréquente en observateur la sublimité de
vos intelligences grandioses, je sais à quoi m'en tenir. Soyez
bénis par ma main gauche, soyez sanctifiés par ma main droite,
anges protégés par mon amour universel. Je baise votre
visage, je baise votre poitrine, je baise, avec mes lèvres
suaves, les diverses parties de votre corps harmonieux et
parfumé. Que ne m'aviez-vous dit tout de suite ce que vous
étiez, cristallisations d'une beauté morale supérieure? Il a
fallu que je devinasse par moi-même les innombrables trésors
de tendresse et de chasteté que recélaient les battements de
votre coeur oppressé. Poitrine ornée de guirlandes de roses et
de vétyver. Il a fallu que j'entr'ouvrisse vos jambes pour
vous connaître et que ma bouche se suspendît aux insignes de
votre pudeur. Mais (chose importante à représenter) n'oubliez
pas chaque jour de laver la peau de vos parties, avec de l'eau
chaude, car, sinon, des chancres vénériens pousseraient
infailliblement sur les commissures fendues de mes lèvres
inassouvies. Oh! si au lieu d'être un enfer, l'univers n'avait
été qu'un céleste anus immense, regardez le geste que je fais
du côté de mon bas-ventre: oui, j'aurais enfoncé ma verge, à
travers son sphyncter sanglant, fracassant, par mes
mouvements impétueux, les propres parois de son bassin! Le
malheur n'aurait pas alors soufflé, sur mes yeux aveuglés, des
dunes entières de sable mouvant; j'aurais découvert l'endroit
souterrain où gît la vérité endormie, et les fleuves de mon
sperme visqueux auraient trouvé de la sorte un océan où se
précipiter! Mais, pourquoi me surprends-je à regretter un état
de choses imaginaire et qui ne recevra jamais le cachet de son
accomplissement ultérieur? Ne nous donnons pas la peine de
construire de fugitives hypothèses. En attendant, que celui
qui brûle de l'ardeur de partager mon lit vienne me trouver;
mais, je mets une condition rigoureuse à mon hospitalité: il
faut qu'il n'ait pas plus de quinze ans. Qu'il ne croie pas de
son côté que j'en ai trente; qu'est-ce que cela y fait? L'âge
ne diminue pas l'intensité des sentiments, loin de là; et,
quoique mes cheveux soient devenus blancs comme la neige, ce
n'est pas à cause de la vieillesse : c'est, au contraire, pour
le motif que vous savez. Moi, je n'aime pas les femmes! Ni
même les hermaphrodites! Il me faut des êtres qui me
ressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit
marquée en caractères plus tranchés et ineffaçables! Òtes-vous
certain que celles qui portent de longs cheveux, soient de la
même nature que la mienne? Je ne le crois pas, et je ne
déserterai pas mon opinion. Une salive saumâtre coule de ma
bouche, je ne sais pas pourquoi. Qui veut me la sucer, afin
que j'en sois débarrassée. Elle monte... elle monte toujours!
Je sais ce que c'est. J'ai remarqué que, lorsque je bois à la
gorge le sang de ceux qui se couchent à côté de moi (c'est à
tort que l'on me suppose vampire, puisqu'on appelle ainsi des
morts qui sortent de leur tombeau; or, moi, je suis un
vivant), j'en rejette le lendemain une partie par la bouche:
voilà l'explication de la salive infecte. Que voulez-vous que
j'y fasse, si les organes, affaiblis par le vice, se refusent
à l'accomplissement des fonctions de la nutrition ? Mais, ne
révélez mes confidences à personne. Ce n'est pas pour moi que
je vous dis cela; c'est pour vous-même et les autres, afin
que le prestige du secret retienne dans les limites du devoir
et de la vertu ceux qui, aimantés par l'électricité de
l'inconnu, seraient tentés de m'imiter. Ayez la bonté de
regarder ma bouche (pour le moment, je n'ai pas le temps
d'employer une formule plus longue de politesse); elle vous
frappe au premier abord par l'apparence de sa structure, sans
mettre le serpent dans vos comparaisons; c'est que j'en
contracte le tissu jusqu'à la dernière réduction, afin de
faire croire que je possède un caractère froid. Vous n'ignorez
pas qu'il est diamétralement opposé. Que ne puis-je regarder
à travers ces pages séraphiques le visage de celui qui me lit.
S'il n'a pas dépassé la puberté, qu'il s'approche. Serre-moi
contre toi, et ne crains pas de me faire du mal; rétrécissons
progressivement les liens de nos muscles. Davantage. Je sens
qu'il est inutile d'insister; l'opacité, remarquable à plus
d'un titre, de cette feuille de papier, est un empêchement des
plus considérables à l'opération de notre complète jonction.
Moi, j'ai toujours éprouvé un caprice infâme pour la pâle
jeunesse des colléges, et les enfants étiolés des manufactures!
Mes paroles ne sont pas les réminiscences d'un rêve, et
j'aurai trop de souvenirs à débrouiller, si l'obligation
m'était imposée de faire passer devant vos yeux les événements
qui pourraient affermir de leur témoignage la véracité de ma
douloureuse affirmation. La justice humaine ne m'a pas encore
surpris en flagrant délit, malgré l'incontestable habileté de
ses agents. J'ai même assassiné (il n'y a pas longtemps!) un
pédéraste qui ne se prétait pas suffisamment à ma passion;
j'ai jeté son cadavre dans un puits abandonné, et l'on n'a pas
de preuves décisives contre moi. Pourquoi frémissez-vous de
peur, adolescent qui me lisez? Croyez-vous que je veuille en
faire autant envers vous? Vous vous montrez souverainement
injuste... Vous avez raison: méfiez-vous de moi, surtout si
vous êtes beau. Mes parties offrent éternellement le spectacle
lugubre de la turgescence; nul ne peut soutenir (et combien ne
s'en ont-ils pas approchés!) qu'il les a vues à l'état de
tranquillité normale, pas même le décrotteur qui m'y porta un
coup de couteau dans un moment de délire. L'ingrat! Je change
de vêtements deux fois par semaine, la propreté n'étant pas le
principal motif de ma détermination. Si je n'agissais pas
ainsi, les membres de l'humanité disparaîtraient au bout de
quelques jours, dans des combats prolongés. En effet, dans
quelque contrée que je me trouve, ils me harcèlent
continuellement de leur présence et viennent lécher la surface
de mes pieds. Mais, quelle puissance possèdent-elles donc, mes
gouttes séminales, pour attirer vers elles tout ce qui respire
par des nerfs olfactifs! Ils viennent des bords des Amazones,
ils traversent les vallées qu'arrose le Gange, ils abandonnent
le lichen polaire, pour accomplir de longs voyages à ma
recherche, et demander aux cités immobiles, si elles n'ont pas
vu passer, un instant, le long de leurs remparts, celui dont
le sperme sacré embaume les montagnes, les lacs, les bruyères,
les forêts, les promontoires et la vastitude des mers! Le
désespoir de ne pas pouvoir me rencontrer (je me cache
secrètement dans les endroits les plus inaccessibles, afin
d'alimenter leur ardeur) les porte aux actes les plus
regrettables. Ils se mettent trois cent mille de chaque côté,
et les mugissements des canons servent de prélude à la
bataille. Toutes les ailes s'ébranlent à la fois, comme un seul
guerrier. Les carrés se forment et tombent aussitôt pour ne
plus se relever. Les chevaux effarés s'enfuient dans toutes
les directions. Les boulets labourent le sol, comme des
météores implacables. Le théâtre du combat n'est plus qu'un
vaste champ de carnage, quand la nuit révèle sa présence et
que la lune silencieuse apparaît entre les déchirures d'un
nuage. Me montrant du doigt un espace de plusieurs lieues
recouvert de cadavres, le croissant vaporeux de cet astre
m'ordonne de prendre un instant, comme le sujet de méditatives
réflexions, les conséquences funestes qu'entraîne, après lui,
l'inexplicable talisman enchanteur que la Providence
m'accorda. Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il pas
encore, avant que la race humaine périsse entièrement par mon
piége perfide! C'est ainsi qu'un esprit habile, et qui ne se
vante pas, emploie, pour atteindre à ses fins, les moyens
mêmes qui paraîtraient d'abord y porter un invincible
obstacle. Toujours mon intelligence s'élève vers cette
imposante question, et vous êtes témoin vous-même qu'il ne
m'est plus possible de rester dans le sujet modeste qu'au
commencement j'avais le dessein de traiter. Un dernier mot...
c'était une nuit d'hiver. Pendant que la bise sifflait dans
les sapins, le Créateur ouvrit sa porte au milieu des ténèbres
et fit entrer un pédéraste.
<chant 5> <strophe 6>
Silence! il passe un cortége funéraire à côté de vous.
Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre et entonnez
un chant d'outre-tombe. (Si vous considérez mes paroles plutôt
comme une simple forme impérative, que comme un ordre formel
qui n'est pas à sa place, vous montrerez de l'esprit et du
meilleur.) Il est possible que vous parveniez de la sorte à
réjouir extrêmement l'âme du mort, qui va se reposer de la vie
dans une fosse. Même le fait est, pour moi, certain. Remarquez
que je ne dis pas que votre opinion ne puisse jusqu'à un
certain point être contraire à la mienne; mais, ce qu'il
importe avant tout, c'est de posséder des notions justes sur
les bases de la morale, de telle manière que chacun doive se
pénétrer du principe qui commande de faire à autrui ce que
l'on voudrait peut-être qui fût fait à soi-même. Le prêtre des
religions ouvre le premier la marche, en tenant à la main un
drapeau blanc, signe de la paix, et de l'autre un emblème d'or
qui représente les parties de l'homme et de la femme, comme
pour indiquer que ces membres charnels sont la plupart du
temps, abstraction faite de toute métaphore, des instruments
très dangereux entre les mains de ceux qui s'en servent, quand
ils les manipulent aveuglément pour des buts divers qui se
querellent entre eux, au lieu d'engendrer une opportune
réaction contre la passion connue qui cause presque tous nos
maux. Au bas de son dos est attachée (artificiellement, bien
entendu) une queue de cheval, aux crins épais, qui balaie la
poussière du sol. Elle signifie de prendre garde de ne pas
nous ravaler par notre conduite au rang des animaux. Le
cercueil connaît sa route et marche après la tunique flottante
du consolateur. Les parents et les amis du défunt, par la
manifestation de leur position, ont résolu de fermer la marche
du cortége. Celui-ci s'avance avec majesté, comme un vaisseau
qui fend la pleine mer, et ne craint pas le phénomène de
l'enfoncement; car, au moment actuel, les tempêtes et les
écueils ne se font pas remarquer par quelque chose de moins
que leur explicable absence. Les grillons et les crapauds
suivent à quelques pas la fête mortuaire; eux, aussi,
n'ignorent pas que leur modeste présence aux funérailles de
quiconque leur sera un jour comptée. Ils s'entretiennent à
voix basse dans leur pittoresque langage (ne soyez pas assez
présomptueux, permettez-moi de vous donner ce conseil non
intéressé, pour croire que vous seul possédez la précieuse
faculté de traduire les sentiments de votre pensée) de celui
qu'ils regardèrent plus d'une fois courir à travers les
prairies verdoyantes, et plonger la sueur de ses membres dans
les bleuâtres vagues des golfes arénacés. D'abord, la vie
parut lui sourire sans arrière-pensée; et, magnifiquement, le
couronna de fleurs; mais, puisque votre intelligence elle-même
s'aperçoit ou plutôt devine qu'il s'est arrêté aux limites de
l'enfance, je n'ai pas besoin, jusqu'à l'apparition d'une
rétractation véritablement nécessaire, de continuer les
prolégomènes de ma rigoureuse démonstration. Dix ans. Nombre
exactement calqué, à s'y méprendre, sur celui des doigts de la
main. C'est peu et c'est beaucoup. Dans le cas qui nous
préoccupe, cependant, je m'appuierai sur votre amour envers la
vérité, pour que vous prononciez, avec moi, sans tarder une
seconde de plus, que c'est peu. Et, quand je réfléchis
sommairement à ces ténébreux mystères, par lesquels, un être
humain disparaît de la terre, aussi facilement qu'une mouche
ou une libellule, sans conserver l'espérance d'y revenir, je
me surprends à couver le vif regret de ne pas probablement
pouvoir vivre assez longtemps, pour vous bien expliquer ce que
je n'ai pas la prétention de comprendre moi-même. Mais,
puisqu'il est prouvé que, par un hasard extraordinaire, je
n'ai pas encore perdu la vie depuis ce temps lointain où je
commençai, plein de terreur, la phrase précédente, je calcule
mentalement qu'il ne sera pas inutile ici, de construire
l'aveu complet de mon impuissance radicale, quand il s'agit
surtout, comme à présent, de cette imposante et inabordable
question. C'est, généralement parlant, une chose singulière
que la tendance attractive qui nous porte à rechercher (pour
ensuite les exprimer) les ressemblances et les différences que
recèlent, dans leurs naturelles propriétés, les objets les
plus opposés entre eux, et quelquefois les moins aptes, en
apparence, à se prêter à ce genre de combinaisons
sympathiquement curieuses, et qui, ma parole d'honneur,
donnent gracieusement au style de l'écrivain, qui se paie
cette personnelle satisfaction, l'impossible et inoubliable
aspect d'un hibou sérieux jusqu'à l'éternité. Suivons en
conséquence le courant qui nous entraîne. Le milan royal a les
ailes proportionnellement plus longues que les buses, et le
vol bien plus aisé: aussi passe-t-il sa vie dans l'air. Il ne
se repose presque jamais et parcourt chaque jour des espaces
immenses; et ce grand mouvement n'est point un exercice de
chasse, ni poursuite de proie, ni même de découverte; car, il
ne chasse pas; mais, il semble que le vol soit son état
naturel, sa favorite situation. L'on ne peut s'empêcher
d'admirer la manière dont il l'exécute. Ses ailes longues et
étroites paraissent immobiles; c'est la queue qui croit
diriger toutes les évolutions, et la queue ne se trompe pas:
elle agit sans cesse. Il s'élève sans effort; il s'abaisse
comme s'il glissait sur un plan incliné; il semble plutôt
nager que voler; il précipite sa course, il la ralentit,
s'arrête, et reste comme suspendu ou fixé à la même place,
pendant des heures entières. L'on ne peut s'apercevoir d'aucun
mouvement dans ses ailes : vous ouvririez les yeux comme la
porte d'un four, que ce serait d'autant inutile. Chacun a le
bon sens de confesser sans difficulté (quoique avec un peu de
mauvaise grâce) qu'il ne s'aperçoit pas, au premier abord, du
rapport, si lointain qu'il soit, que je signale entre la
beauté du vol du milan royal, et celle de la figure de
l'enfant, s'élevant doucement, au-dessus du cercueil
découvert, comme un nénuphar qui perce la surface des eaux; et
voilà précisément en quoi consiste l'impardonnable faute
qu'entraîne l'inamovible situation d'un manque de repentir,
touchant l'ignorance volontaire dans laquelle on croupit. Ce
rapport de calme majesté entre les deux termes de ma narquoise
comparaison n'est déjà que trop commun, et d'un symbole assez
compréhensible, pour que je m'étonne davantage de ce qui ne
peut avoir, comme seule excuse, que ce même caractère de
vulgarité qui fait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en
est atteint, un profond sentiment d'indifférence injuste.
Comme si ce qui se voit quotidiennement n'en devrait pas moins
réveiller l'attention de notre admiration! Arrivé à l'entrée
du cimetière, le cortége s'empresse de s'arrêter; son
intention n'est pas d'aller plus loin. Le fossoyeur achève le
creusement de la fosse; l'on y dépose le cercueil avec toutes
les précautions prises en pareil cas; quelques pelletées de
terre inattendues viennent recouvrir le corps de l'enfant. Le
prêtre des religions, au milieu de l'assistance émue, prononce
quelques paroles pour bien enterrer le mort, davantage, dans
l'imagination des assistants. « Il dit qu'il s'étonne beaucoup
de ce que l'on verse ainsi tant de pleurs, pour un acte d'une
telle insignifiance. Textuel. Mais il craint de ne pas
qualifier suffisamment ce qu'il prétend, lui, être un
incontestable bonheur. S'il avait cru que la mort est aussi
peu sympathique dans sa naïveté, il aurait renoncé à son
mandat, pour ne pas augmenter la légitime douleur des nombreux
parents et amis du défunt; mais, une secrète voix l'avertit de
leur donner quelques consolations, qui ne seront pas inutiles,
ne fût-ce que celle qui ferait entrevoir l'espoir d'une
prochaine rencontre dans les cieux entre celui qui mourut et
ceux qui survécurent. » Maldoror s'enfuyait au grand galop, en
paraissant diriger sa course vers les murailles du cimetière.
Les sabots de son coursier élevaient autour de son maître une
fausse couronne de poussière épaisse. Vous autres, vous ne
pouvez savoir le nom de ce cavalier; mais, moi, je le sais. Il
s'approchait de plus en plus; sa figure de platine commençait
à devenir perceptible, quoique le bas en fût entièrement
enveloppé d'un manteau que le lecteur s'est gardé d'ôter de sa
mémoire et qui ne laissait apercevoir que les yeux. Au milieu
de son discours, le prêtre des religions devient subitement
pâle, car son oreille reconnaît le galop irrégulier de ce
célèbre cheval blanc qui n'abandonna jamais son maître. « Oui,
ajouta-t-il de nouveau, ma confiance est grande dans cette
prochaine rencontre; alors, on comprendra, mieux
qu'auparavant, quel sens il fallait attacher à la séparation
temporaire de l'âme et du corps. Tel qui croit vivre sur cette
terre se berce d'une illusion dont il importerait d'accélérer
l'évaporation. » Le bruit du galop s'accroissait de plus en
plus; et, comme le cavalier, étreignant la ligne d'horizon,
paraissait en vue, dans le champ d'optique qu'embrassait le
portail du cimetière, rapide comme un cyclone giratoire, le
prêtre des religions plus gravement reprit: « Vous ne semblez
pas vous douter que celui-ci, que la maladie força de ne
connaître que les premières phases de la vie, et que la fosse
vient de recevoir dans son sein, est l'indubitable vivant;
mais, sachez, au moins, que celui-là, dont vous apercevez la
silhouette équivoque emportée par un cheval nerveux, et sur
lequel je vous conseille de fixer le plus tôt possible les
yeux, car il n'est plus qu'un point, et va bientôt disparaître
dans la bruyère, quoiqu'il ait beaucoup vécu, est le seul
véritable mort. »
<chant 5> <strophe 7>
« Chaque nuit, à l'heure où le sommeil est parvenu à son
plus grand degré d'intensité, une vieille araignée de la
grande espèce sort lentement sa tête d'un trou placé sur le
sol, à l'une des intersections des angles de la chambre. Elle
écoute attentivement si quelque bruissement remue encore ses
mandibules dans l'atmosphère. Vu sa conformation d'insecte,
elle ne peut pas faire moins, si elle prétend augmenter de
brillantes personnifications les trésors de la littérature,
que d'attribuer des mandibules au bruissement. Quand elle
s'est assurée que le silence règne aux alentours, elle retire
successivement, des profondeurs de son nid, sans le secours de
la méditation, les diverses parties de son corps, et s'avance
à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable! moi qui fais
reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans
la totalité de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds
d'ébène de mon lit de satin. Elle m'étreint la gorge avec les
pattes, et me suce le sang avec son ventre. Tout simplement!
Combien de litres d'une liqueur pourprée, dont vous n'ignorez
pas le nom, n'a-t-elle pas bus, depuis qu'elle accomplit le
même manége avec une persistance digne d'une meilleure cause!
Je ne sais pas ce que je lui ai fait, pour qu'elle se conduise
de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyé une patte par
inattention? Lui ai-je enlevé ses petits? Ces deux hypothèses,
sujettes à caution, ne sont pas capables de soutenir un
sérieux examen; elles n'ont même pas de la peine à provoquer
un haussement dans mes épaules et un sourire sur mes lèvres,
quoique l'on ne doive se moquer de personne. Prends garde à
toi, tarentule noire; si ta conduite n'a pas pour excuse un
irréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut,
par un dernier effort de ma volonté agonisante, je romprai le
charme avec lequel tu retiens mes membres dans l'immobilité,
et je t'écraserai entre les os de mes doigts, comme un morceau
de matière mollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que
je t'ai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur
l'éclosion de la poitrine, et de là jusqu'à la peau qui
recouvre mon visage; que par conséquent, je n'ai pas le droit
de te contraindre. Oh! qui démêlera mes souvenirs confus! Je
lui donne pour récompense ce qui reste de mon sang: en
comptant la dernière goutte inclusivement, il y en a pour
remplir au moins la moitié d'une coupe d'orgie. » Il parle, et
il ne cesse de se déshabiller. Il appuie une jambe sur le
matelas, et de l'autre, pressant le parquet de saphir afin de
s'enlever, il se trouve étendu dans une position horizontale.
Il a résolu de ne pas fermer les yeux, afin d'attendre son
ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois ne prend-il pas la
même résolution, et n'est-elle pas toujours détruite par
l'inexplicable image de sa promesse fatale? Il ne dit plus
rien, et se résigne avec douleur; car, pour lui le serment est
sacré. Il s'enveloppe majestueusement dans le replis de la
soie, dédaigne d'entrelacer les glands d'or de ses rideaux,
et, appuyant les boucles ondulées de ses longs cheveux noirs
sur les franges du coussin de velours, il tâte, avec la main,
la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a
pris l'habitude de se loger, comme dans un deuxième nid,
tandis que son visage respire la satisfaction. Il espère que
cette nuit actuelle (espérez avec lui!) verra la dernière
représentation de la succion immense; car, son unique voeu
serait que le bourreau en finît avec son existence: la mort,
et il sera content. Regardez cette vieille araignée de la
grande espèce, qui sort lentement sa tête d'un trou placé sur
le sol, à l'une des intersections des angles de la chambre.
Nous ne sommes plus dans la narration. Elle écoute
attentivement si quelque bruissement remue encore ses
mandibules dans l'atmosphère. Hélas! nous sommes maintenant
arrivés dans le réel, quant à ce qui regarde la tarentule, et,
quoique l'on pourrait mettre un point d'exclamation à la fin
de chaque phrase, ce n'est peut-être pas une raison pour s'en
dispenser! Elle s'est assurée que le silence règne aux
alentours; la voilà qui retire successivement des profondeurs
de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses
parties de son corps, et s'avance à pas comptés vers la couche
de l'homme solitaire. Un instant elle s'arrête; mais il est
court, ce moment d'hésitation. Elle se dit qu'il n'est pas
temps encore de cesser de torturer, et qu'il faut auparavant
donner au condamné les plausibles raisons qui déterminèrent la
perpétualité du supplice. Elle a grimpé à côté de l'oreille de
l'endormi. Si vous voulez ne pas perdre une seule parole de ce
qu'elle va dire, faites abstraction des occupations étrangères
qui obstruent le portique de votre esprit, et soyez, au moins,
reconnaissant de l'intérêt que je vous porte, en faisant
assister votre présence aux scènes théâtrales qui me
paraissent dignes d'exciter une véritable attention de votre
part; car, qui m'empêcherait de garder, pour moi seul, les
événements que je raconte? « Réveille-toi, flamme amoureuse
des anciens jours, squelette décharné. Le temps est venu
d'arrêter la main de la justice. Nous ne te ferons pas
attendre longtemps l'explication que tu souhaites. Tu nous
écoutes, n'est-ce pas? Mais ne remue pas tes membres; tu es
encore aujourd'hui sous notre magnétique pouvoir, et l'atonie
encéphalique persiste: c'est pour la dernière fois. Quelle
impression la figure d'Elsseneur fait-elle dans ton
imagination? Tu l'as oublié! Et ce Réginald, à la démarche
fière, as tu gravé ses traits dans ton cerveau fidèle?
Regarde-le caché dans les replis des rideaux; sa bouche est
penchée vers ton front; mais il n'ose te parler, car il est
plus timide que moi. Je vais te raconter un épisode de ta
jeunesse, et te remettre dans le chemin de la mémoire... » Il
y avait longtemps que l'araignée avait ouvert son ventre, d'où
s'étaient élancés deux adolescents, à la robe bleue, chacun un
glaive flamboyant à la main, et qui avaient pris place aux
côtés du lit, comme pour garder désormais le sanctuaire du
sommeil. « Celui-ci, qui n'a pas encore cessé de te regarder,
car il t'aima beaucoup, fut le premier de nous deux auquel tu
donnas ton amour. Mais tu le fis souvent souffrir par les
brusqueries de ton caractère. Lui, il ne cessait d'employer
ses efforts à n'engendrer de ta part aucun sujet de plainte
contre lui: un ange n'aurait pas réussi. Tu lui demandas, un
jour, s'il voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage de
la mer. Tous les deux, comme deux cygnes, vous vous élançâtes
en même temps d'une roche à pic. Plongeurs éminents, vous
glissâtes dans la masse aqueuse, les bras étendus entre la
tête, et se réunissant aux mains. Pendant quelques minutes,
vous nageâtes entre deux courants. Vous reparûtes à une grande
distance, vos cheveux entremêlés entre eux, et ruisselants du
liquide salé. Mais quel mystère s'était donc passé sous l'eau,
pour qu'une longue trace de sang s'aperçût à travers les
vagues? Revenus à la surface, toi, tu continuais de nager, et
tu faisais semblant de ne pas remarquer la faiblesse
croissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses forces,
et tu n'en poussais pas moins tes larges brassées vers
l'horizon brumeux, qui s'estompait devant toi. Le blessé
poussa des cris de détresse, et tu fis le sourd. Réginald
frappa trois fois l'écho des syllabes de ton nom, et trois
fois tu répondis par un cri de volupté. Il se trouvait trop
loin du rivage pour y revenir, et s'efforçait en vain de
suivre les sillons de ton passage, afin de t'atteindre, et
reposer un instant sa main sur ton épaule. La chasse négative
se prolongea pendant une heure, lui, perdant ses forces, et,
toi, sentant croître les tiennes. Désespérant d'égaler ta
vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour lui
recommander son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait
la planche, de telle manière qu'on apercevait le coeur battre
violemment sous sa poitrine, et attendit que la mort arrivât,
afin de ne plus attendre. En cet instant, tes membres
vigoureux étaient à
perte de vue, et s'éloignaient encore, rapides comme une sonde
qu'on laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses
filets au large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent
Réginald pour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur
embarcation. On constata la présence d'une blessure au flanc
droit; chacun de ces matelots expérimentés émit l'opinion
qu'aucune pointe d'écueil ou fragment de rocher n'était
susceptible de percer un trou si microscopique et en même
temps si profond. Une arme tranchante, comme le serait un
stylet des plus aigus, pouvait seule s'arroger des droits à la
paternité d'une si fine blessure. Lui, ne voulut jamais
raconter les diverses phases du plongeon, à travers les
entrailles des flots, et ce secret, il l'a gardé jusqu'à
présent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peu
décolorées, et tombent sur tes draps: le souvenir est
quelquefois plus amer que la chose. Mais moi, je ne
ressentirai pas de la pitié: ce serait te montrer trop
d'estime. Ne roule pas dans leur orbite ces yeux furibonds.
Reste calme plutôt. Tu sais que tu ne peux pas bouger.
D'ailleurs, je n'ai pas terminé mon récit. -- Relève ton glaive,
Réginald, et n'oublie pas si facilement la vengeance. Qui
sait? peut-être un jour elle viendrait te faire des
reproches. -- Plus tard, tu conçus des remords dont l'existence
devait être éphémère; tu résolus de racheter ta faute par le
choix d'un autre ami, afin de le bénir et de l'honorer. Par ce
moyen expiatoire, tu effaçais les tâches du passé, et tu
faisais retomber sur celui qui devint la deuxième victime, la
sympathie que tu n'avais pas su montrer à l'autre. Vain
espoir; le caractère ne se modifie pas d'un jour à l'autre, et
ta volonté resta pareille à elle-même. Moi, Elsseneur, je te
vis pour la première fois, et, dès ce moment, je ne pus
t'oublier. Nous nous regardâmes pendant quelques instants, et
tu te mis à sourire. Je baissais les yeux, parce que je vis
dans les tiens une flamme surnaturelle. Je me demandais si, à
l'aide d'une nuit obscure, tu t'étais laissé choir secrètement
jusqu'à nous de la surface de quelque étoile; car, je le
confesse, aujourd'hui qu'il n'est pas nécessaire de feindre,
tu ne ressemblais pas aux marcassins de l'humanité; mais une
auréole de rayons étincelants enveloppait la périphérie de ton
front. J'aurais désiré lier des relations intimes avec toi; ma
présence n'osait approcher devant la frappante nouveauté de
cette étrange noblesse, et une tenace terreur rôdait autour de
moi. Pourquoi n'ai-je pas écouté ces avertissements de la
conscience? Pressentiments fondés. Remarquant mon hésitation,
tu rougis à ton tour, et tu avanças le bras. Je mis
courageusement ma main dans la tienne, et, après cette action,
je me sentis plus fort; désormais un souffle de ton
intelligence était passé dans moi. Les cheveux au vent et
respirant les haleines des brises, nous marchâmes quelques
instants devant nous, à travers des bosquets touffus de
lentisques, de jasmins, de grenadiers et d'orangers, dont les
senteurs nous enivraient. Un sanglier frôla nos habits à toute
course, et une larme tomba de son oeil, quand il me vit avec
toi: je ne m'expliquais pas sa conduite. Nous arrivâmes à la
tombée de la nuit devant les portes d'une cité populeuse. Les
profils des dômes, les flèches des minarets et les boules de
marbre des belvédères découpaient vigoureusement leurs
dentelures, à travers les ténèbres, sur le bleu intense du
ciel. Mais tu ne voulus pas te reposer en cet endroit,
quoique nous fussions accablés de fatigue. Nous longeâmes le
bas des fortifications externes, comme des chacals nocturnes;
nous évitâmes la rencontre des sentinelles aux aguets; et nous
parvînmes à nous éloigner, par la porte opposée, de cette
réunion solennelle d'animaux raisonnables, civilisés comme les
castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne, le craquement
des herbes sèches, les hurlements intermittents de quelque
loup lointain accompagnaient l'obscurité de notre marche
incertaine, à travers la campagne. Quels étaient donc tes
valables motifs pour fuir les ruches humaines? Je me posais
cette question avec un certain trouble; mes jambes d'ailleurs
commençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé.
Nous atteignîmes enfin la lisière d'un bois épais, dont les
arbres étaient entrelacés entre eux par un fouillis de hautes
lianes inextricables, de plantes parasites, et de cactus à
épines monstrueuses. Tu t'arrêtas devant un bouleau. Tu me dis
de m'agenouiller pour me préparer à mourir; tu m'accordais un
quart d'heure pour sortir de cette terre. Quelques regards
furtifs, pendant notre longue course, jetés à la dérobée sur
moi, quand je ne t'observais pas, certains gestes dont j'avais
remarqué l'irrégularité de mesure et de mouvement se
présentèrent aussitôt à ma mémoire, comme les pages ouvertes
d'un livre. Mes soupçons étaient confirmés. Trop faible pour
lutter contre toi, tu me renversas à terre, comme l'ouragan
abat la feuille du tremble. Un de tes genoux sur ma poitrine,
et l'autre appuyé sur l'herbe humide, tandis qu'une de tes
mains arrêtait la binarité de mes bras dans son étau, je vis
l'autre sortir un couteau, de la gaîne appendue à ta ceinture.
Ma résistance était presque nulle, et je fermai les yeux: les
trépignements d'un troupeau de boeufs s'entendirent à quelque
distance, apportés par le vent. Il s'avançait comme une
locomotive, harcelé par le bâton d'un pâtre et les mâchoires
d'un chien. Il n'y avait pas de temps à perdre, et c'est ce
que tu compris; craignant de ne pas parvenir à tes fins, car
l'approche d'un secours inespéré avait doublé ma puissance
musculaire, et t'apercevant que tu ne pouvais rendre immobile
qu'un de mes bras à la fois, tu te contentas, par un rapide
mouvement imprimé à la lame d'acier, de me couper le poignet
droit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu
pris la fuite, pendant que j'étais étourdi par la douleur. Je
ne te raconterai pas comment le pâtre vint à mon secours, ni
combien de temps devint nécessaire à ma guérison. Qu'il te
suffise de savoir que cette trahison, à laquelle je ne
m'attendais pas, me donna l'envie de rechercher la mort. Je
portai ma présence dans les combats, afin d'offrir ma poitrine
aux coups. J'acquis de la gloire dans les champs de bataille;
mon nom était devenu redoutable même aux plus intrépides, tant
mon artificielle main de fer répandait le carnage et la
destruction dans les rangs ennemis. Cependant, un jour que les
obus tonnaient beaucoup plus fort qu'à l'ordinaire, et que les
escadrons, enlevés de leur base, tourbillonnaient, comme des
pailles, sous l'influence du cyclone de la mort, un cavalier,
à la démarche hardie, s'avança devant moi, pour me disputer la
palme de la victoire. Les deux armées s'arrêtèrent, immobiles,
pour nous contempler en silence. Nous combattîmes longtemps,
criblés de blessures, et les casques brisés. D'un commun
accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la
reprendre ensuite avec plus d'énergie. Plein d'admiration pour
son adversaire, chacun lève sa propre visière: « Elsseneur!...
», « Réginald!... », telles furent les simples paroles que nos
gorges haletantes prononcèrent en même temps. Ce dernier,
tombé dans le désespoir d'une tristesse inconsolable, avait
pris, comme moi, la carrière des armes, et les balles
l'avaient épargné. Dans quelles circonstances nous nous
retrouvions! Mais ton nom ne fut pas prononcé! Lui et moi,
nous nous jurâmes une amitié éternelle; mais, certes,
différente des deux premières dans lesquelles tu avais été le
principal acteur! Un archange, descendu du ciel et messager du
Seigneur, nous ordonna de nous changer en une araignée unique,
et de venir chaque nuit te sucer la gorge, jusqu'à ce qu'un
commandement venu d'en haut arrêtât le cours du châtiment.
Pendant près de dix ans, nous avons hanté ta couche. Dès
aujourd'hui, tu es délivré de notre persécution. La promesse
vague dont tu parlais, ce n'est pas à nous que tu la fis, mais
bien à l'Òtre qui est plus fort que toi: tu comprenais
toi-même qu'il valait mieux se soumettre à ce décret
irrévocable. Réveille-toi, Maldoror! Le charme magnétique qui
a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits de
deux lustres, s'évapore. » Il se réveille comme il lui a été
ordonné, et voit deux formes célestes disparaître dans les
airs, les bras entrelacés. Il n'essaie pas de se rendormir. Il
sort lentement, l'un après l'autre, ses membres hors de sa
couche. Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés de
la cheminée gothique. Sa chemise seule recouvre son corps. Il
cherche des yeux la carafe de cristal afin d'humecter son
palais desséché. Il ouvre les contrevents de la fenêtre. Il
s'appuie sur le rebords. Il contemple la lune qui verse, sur
sa poitrine, un cône de rayons extatiques, où palpitent, comme
des phalènes, des atomes d'argent d'une douceur ineffable. Il
attend que le crépuscule du matin vienne apporter, par le
changement de décors, un dérisoire soulagement à son coeur
bouleversé.
<<FIN DU CINQUIEME CHANT>>
chant6.txt
************************************************************************
<<LES CHANTS DE MALDOROR>><<CHANT SIXIEME>>
<chant 6> <strophe 1>
Vous, dont le calme enviable ne peut pas faire plus que
d'embellir le faciès, ne croyez pas qu'il s'agisse encore de
pousser, dans des strophes de quatorze ou quinze lignes,
ainsi qu'un élève de quatrième, des exclamations qui
passeront pour inopportunes, et des gloussements sonores de
poule cochinchinoise, aussi grotesques qu'on serait capable
de l'imaginer, pour peu qu'on s'en donnât la peine; mais il
est préférable de prouver par des faits les propositions que
l'on avance. Prétendriez-vous donc que, parce que j'aurais
insulté, comme en me jouant, l'homme, le Créateur et
moi-même, dans mes explicables hyperboles, ma mission fût
complète? Non: la partie la plus importante de mon travail
n'en subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire.
Désormais, les ficelles du roman remueront les trois
personnages nommés plus haut: il leur sera ainsi communiqué
une puissance moins abstraite. La vitalité se répandra
magnifiquement dans le torrent de leur appareil circulatoire,
et vous verrez comme vous serez étonné vous-même de
rencontrer, là où d'abord vous n'aviez cru voir que des
entités vagues appartenant au domaine de la spéculation pure,
d'une part, l'organisme corporel avec ses ramifications de
nerfs et ses membranes muqueuses, de l'autre, le principe
spirituel qui préside aux fonctions physiologiques de la
chair. Ce sont des êtres doués d'une énergique vie qui, les
bras croisés et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement
(mais, je suis certain que l'effet sera très-poétique) devant
votre visage, placés seulement à quelques pas de vous, de
manière que les rayons solaires, frappant d'abord les tuiles
des toits et le couvercle des cheminées, viendront ensuite se
refléter visiblement sur leurs cheveux terrestres et
matériels. Mais, ce ne seront plus des anathèmes, possesseurs
de la spécialité de provoquer le rire; des personnalités
fictives qui auraient bien fait de rester dans la cervelle de
l'auteur; ou des cauchemars placés trop au-dessus de
l'existence ordinaire. Remarquez que, par cela même, ma
poésie n'en sera que plus belle. Vous toucherez avec vos
mains des branches ascendantes d'aorte et des capsules
surrénales; et puis des sentiments! Les cinq premiers récits
n'ont pas été inutiles; ils étaient le frontispice de mon
ouvrage, le fondement de la construction, l'explication
préalable de ma poétique future: et je devais à moi-même,
avant de boucler ma valise et me mettre en marche pour les
contrées de l'imagination, d'avertir les sincères amateurs de
la littérature, par l'ébauche rapide d'une généralisation
claire et précise, du but que j'avais résolu de poursuivre.
En conséquence, mon opinion est que, maintenant, la partie
synthétique de monoeuvre est complète et suffisamment
paraphrasée. C'est par elle que vous avez appris que je me
suis proposé d'attaquer l'homme et Celui qui le créa. Pour le
moment et pour plus tard, vous n'avez pas besoin d'en savoir
davantage! Des considérations nouvelles me paraissent
superflues, car elles ne feraient que répéter, sous une autre
forme, plus ample, il est vrai, mais identique, l'énoncé de
la thèse dont la fin de ce jour verra le premier
développement. Il résulte, des observations qui précèdent,
que mon intention est d'entreprendre, désormais, la partie
analytique; cela est si vrai qu'il n'y a que quelques minutes
seulement, que j'exprimai le v u ardent que vous fussiez
emprisonné dans les glandes sudoripares de ma peau, pour
vérifier la loyauté de ce que j'affirme, en connaissance de
cause. Il faut, je le sais, étayer d'un grand nombre de
preuves l'argumentation qui se trouve comprise dans mon
théorème; eh bien, ces preuves existent, et vous savez que je
n'attaque personne, sans avoir des motifs sérieux! Je ris à
gorge déployée, quand je songe que vous me reprochez de
répandre d'amères accusations contre l'humanité, dont je suis
un des membres (cette seule remarque me donnerait raison!) et
contre la Providence: je ne rétracterai pas mes paroles;
mais, racontant ce que j'aurai vu, il ne me sera pas
difficile, sans autre ambition que la vérité, de les
justifier. Aujourd'hui, je vais fabriquer un petit roman de
trente pages; cette mesure restera dans la suite à peu près
stationnaire. Espérant voir promptement, un jour ou l'autre,
la consécration de mes théories acceptée par telle ou telle
forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques
tâtonnements, ma formule définitive. C'est la meilleure:
puisque c'est le roman ! Cette préface hybride a été exposée
d'une manière qui ne paraîtra peut-être pas assez naturelle,
en ce sens qu'elle surprend, pour ainsi dire, le lecteur, qui
ne voit pas très-bien où l'on veut d'abord le conduire; mais,
ce sentiment de remarquable stupéfaction, auquel on doit
généralement chercher à soustraire ceux qui passent leur
temps à lire des livres ou des brochures, j'ai fait tous mes
efforts pour le produire. En effet, il m'était impossible de
faire moins, malgré ma bonne volonté: ce n'est que plus tard,
lorsque quelques romans auront paru, que vous comprendrez
mieux la préface du renégat, à la figure fuligineuse.
<chant 6> <strophe 2>
Avant d'entrer en matière, je trouve stupide qu'il soit
nécessaire (je pense que chacun ne sera pas de mon avis, si
je me trompe) que je place à côté de moi un encrier ouvert,
et quelques feuillets de papier non mâché. De cette manière,
il me sera possible de commencer, avec amour, par ce sixième
chant, la série des poèmes instructifs qu'il me tarde de
produire. Dramatiques épisodes d'une implacable utilité!
Notre héros s'aperçut qu'en fréquentant les cavernes, et
prenant pour refuge les endroits inaccessibles, il
transgressait les règles de la logique, et commettait un
cercle vicieux. Car, si d'un côté, il favorisait ainsi sa
répugnance pour les hommes, par le dédommagement de la
solitude et de l'éloignement, et circonscrivait passivement
son horizon borné, parmi des arbustes rabougris, des ronces
et des lambrusques, de l'autre, son activité ne trouvait
plus aucun aliment pour nourrir le minotaure de ses instincts
pervers. En conséquence, il résolut de se rapprocher des
agglomérations humaines, persuadé que parmi tant de victimes
toutes préparées, ses passions diverses trouveraient
amplement de quoi se satisfaire. Il savait que la police, ce
bouclier de la civilisation, le recherchait avec
persévérance, depuis nombre d'années, et qu'une véritable
armée d'agents et d'espions était continuellement à ses
trousses. Sans, cependant, parvenir à le rencontrer. Tant son
habileté renversante déroutait, avec un suprême chic, les
ruses les plus indiscutables au point de vue de leur succès,
et l'ordonnance de la plus savante méditation. Il avait une
faculté spéciale pour prendre des formes méconnaissables aux
yeux exercés. Déguisements supérieurs, si je parle en
artiste! Accoutrements d'un effet réellement médiocre, quand
je songe à la morale. Par ce point, il touchait presqu'au
génie. N'avez-vous pas remarqué la gracilité d'un joli
grillon, aux mouvements alertes, dans les égouts de Paris? Il
n'y a que celui-là: c'était Maldoror! Magnétisant les
florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les
amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se
surveiller comme il le faudrait. État d'autant plus dangereux
qu'il n'est pas soupçonné. Aujourd'hui il est à Madrid;
demain il sera à Saint-Pétersbourg; hier il se trouvait à
Pékin. Mais, affirmer exactement l'endroit actuel que
remplissent de terreur les exploits de ce poétique Rocambole, est
un travail au dessus des forces possibles de mon
épaisse ratiocination. Ce bandit est, peut-être, à sept cents
lieues de ce pays; peut-être, il est à quelques pas de vous.
Il n'est pas facile de faire périr entièrement les hommes, et
les lois sont là; mais, on peut, avec de la patience,
exterminer, une par une, les fourmis humanitaires. Or, depuis
les jours de ma naissance, où je vivais avec les premiers
aïeuls de notre race, encore inexpérimenté dans la tension de
mes embûches; depuis les temps reculés, placés, au delà de
l'histoire, où, dans de subtiles métamorphoses, je ravageais,
à diverses époques, les contrées du globe par les conquêtes
et le carnage, et répandais la guerre civile au milieu des
citoyens, n'ai-je pas déjà écrasé sous mes talons, membre par
membre ou collectivement, des générations entières, dont il
ne serait pas difficile de concevoir le chiffre innombrable?
Le passé radieux a fait de brillantes promesses à l'avenir:
il les tiendra. Pour le ratissage de mes phrases,
j'emploierai forcément la méthode naturelle, en rétrogradant
jusque chez les sauvages, afin qu'ils me donnent des leçons.
Gentlemen simples et majestueux, leur bouche gracieuse
ennoblit tout ce qui découle de leurs lèvres tatouées. Je
viens de prouver que rien n'est risible dans cette planète.
Planète cocasse, mais superbe. M'emparant d'un style que
quelques-uns trouveront naïf (quand il est si profond), je le
ferai servir à interpréter des idées qui, malheureusement, ne
paraîtront peut-être pas grandioses! Par cela même, me
dépouillant des allures légères et sceptiques de l'ordinaire
conversation, et, assez prudent pour ne pas poser... je ne
sais plus ce que j'avais l'intention de dire, car, je ne me
rappelle pas le commencement de la phrase. Mais, sachez que
la poésie se trouve partout où n'est pas le sourire,
stupidement railleur, de l'homme, à la figure de canard. Je
vais d'abord me moucher, parce que j'en ai besoin; et
ensuite, puissamment aidé par ma main, je reprendrai le
porte-plume que mes doigts avaient laissé tomber. Comment le
pont du Carrousel put-il garder la constance de sa
neutralité, lorsqu'il entendit les cris déchirants que
semblait pousser le sac!<chant 6> <strophe 3>
<roman 1> <<I>>Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux
yeux émerveillés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les
coffrets d'acajou et les montres en or répandent à travers
les vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit heures
ont sonné à l'horloge de la Bourse: ce n'est pas tard! A
peine le dernier coup de marteau s'est-il fait entendre, que
la rue, dont le nom a été cité, se met à trembler, et secoue
ses fondements depuis la place Royale jusqu'au boulevard
Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent
pensifs dans leurs maisons. Une femme s'évanouit et tombe sur
l'asphalte. Personne ne la relève: il tarde à chacun de
s'éloigner de ce parage. Les volets se referment avec
impétuosité, et les habitants s'enfoncent dans leurs
couvertures. On dirait que la peste asiatique a révélé sa
présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie de la
ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes
nocturnes, la rue Vivienne se trouve subitement glacée par
une sorte de pétrification. Comme un c ur qui cesse d'aimer,
elle a vu sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du
phénomène se répand dans les autres couches de la population,
et un silence morne plane sur l'auguste capitale. Où sont-ils
passés, les becs de gaz? Que sont-elles devenues, les
vendeuses d'amour? Rien... la solitude et l'obscurité! Une
chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la
patte est cassée, passe au-dessus de la Madeleine, et prend
son essor vers la barrière du Trône, en s'écriant: « Un
malheur se prépare. » Or, dans cet endroit que ma plume (ce
véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre
mystérieux, si vous regardez du côté par où la rue Colbert
s'engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l'angle formé
par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa
silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards.
Mais, si l'on s'approche davantage, de manière à ne pas
amener sur soi-même l'attention de ce passant, on s'aperçoit,
avec un agréable étonnement, qu'il est jeune! De loin on
l'aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours
ne compte plus, quand il s'agit d'apprécier la capacité
intellectuelle d'une figure sérieuse. Je me connais à lire
l'âge dans les lignes physiognomoniques du front: il a seize
ans et quatre mois! Il est beau comme la rétractilité des
serres des oiseaux rapaces; ou encore, comme l'incertitude
des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles
de la région cervicale postérieure; ou plutôt, comme ce piége
à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui
peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner
même caché sous la paille; et surtout, comme la rencontre
fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre
et d'un parapluie! Mervyn, ce fils de la blonde
Angleterre, vient de prendre chez son professeur une leçon
d'escrime, et, enveloppé dans son tartan écossais, il
retourne chez ses parents. C'est huit heures et demie, et il
espère arriver chez lui à neuf heures: de sa part, c'est une
grande présomption que de feindre d'être certain de connaître
l'avenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-il l'embarrasser
dans sa route? Et cette circonstance, serait-elle si peu
fréquente, qu'il dût prendre sur lui de la considérer comme
une exception? Que ne considère-t-il plutôt, comme un fait
anormal, la possibilité qu'il a eue jusqu'ici de se sentir
dépourvu d'inquiétude et pour ainsi dire heureux? De quel
droit en effet prétendrait-il gagner indemne sa demeure,
lorsque quelqu'un le guette et le suit par derrière comme sa
future proie? (Ce serait bien peu connaître sa profession
d'écrivain à sensation, que de ne pas, au moins, mettre en
avant, les restrictives interrogations après lesquelles
arrive immédiatement la phrase que je suis sur le point de
terminer.) Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, depuis
un long temps, brise par la pression de son individualité ma
malheureuse intelligence! Tantôt Maldoror se rapproche de
Mervyn, pour graver dans sa mémoire les traits de cet
adolescent; tantôt, le corps rejeté en arrière, il recule sur
lui-même comme le boomérang d'Australie, dans la deuxième
période de son trajet, ou plutôt, comme une machine
infernale. Indécis sur ce qu'il doit faire. Mais, sa
conscience n'éprouve aucun symptôme d'une émotion la plus
embryogénique, comme à tort vous le supposeriez. Je le vis
s'éloigner un instant dans une direction opposée; était-il
accablé par le remords? Mais, il revint sur ses pas avec un
nouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses artères
temporales battent avec force, et il presse le pas, obsédé
par une frayeur dont lui et vous cherchent vainement la
cause. Il faut lui tenir compte de son application à
découvrir l'énigme. Pourquoi ne se retourne-t-il pas? Il
comprendrait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus
simples de faire cesser un état alarmant? Quand un rôdeur de
barrières traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de
vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans
le coin d'une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux,
contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos
pères, contemplant mélancoliquement les rayons de la lune,
qui s'abattent sur la plaine endormie, il s'avance
tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe à un
chien cagneux, qui se précipite. Le noble animal de la race
féline attend son adversaire avec courage, et dispute
chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achètera une
peau électrisable. Que ne fuyait-il donc? C'était si facile.
Mais, dans le cas qui nous préoccupe actuellement, Mervyn
complique encore le danger par sa propre ignorance. Il a
comme quelques lueurs, excessivement rares, il est vrai, dont
je ne m'arrêterai pas à démontrer le vague qui les recouvre;
cependant, il lui est impossible de deviner la réalité. Il
n'est pas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se
reconnaît pas la faculté de l'être. Arrivé sur la grande
artère, il tourne à droite et traverse le boulevard
Poissonnière et le boulevard Bonne-Nouvelle. A ce point de
son chemin, il s'avance dans la rue du faubourg Saint-Denis,
laisse derrière lui l'embarcadère du chemin de fer de
Strasbourg, et s'arrête devant un portail élevé, avant
d'avoir atteint la superposition perpendiculaire de la rue
Lafayette. Puisque vous me conseillez de terminer en cet
endroit la première strophe, je veux bien, pour cette fois,
obtempérer, à votre désir. Savez-vous que, lorsque je songe
à l'anneau de fer caché sous la pierre par la main d'un
maniaque, un invincible frisson me passe par les cheveux?<chant 6> <strophe 4>
<roman 2>
<<II>>Il tire le bouton de cuivre, et le portail de l'hôtel moderne
tourne sur ses gonds. Il arpente la cour, parsemée de sable
fin, et franchit les huit degrés du perron. Les deux statues,
placées à droite et à gauche comme les gardiennes de
l'aristocratique villa, ne lui barrent pas le passage. Celui
qui a tout renié, père, mère, Providence, amour, idéal, afin de
ne plus penser qu'à lui seul, s'est bien gardé de ne pas suivre
les pas qui précédaient. Il l'a vu entrer dans un spacieux
salon du rez-de-chaussée, aux boiseries de cornaline. Le fils
de famille se jette sur un sofa, et l'émotion l'empêche de
parler. Sa mère, à la robe longue et traînante, s'empresse
autour de lui, et l'entoure de ses bras. Ses frères, moins âgés
que lui, se groupent autour du meuble, chargé d'un fardeau; ils
ne connaissent pas la vie d'une manière suffisante, pour se
faire une idée nette de la scène qui se passe. Enfin, le père
élève sa canne, et abaisse sur les assistants un regard plein
d'autorité. Appuyant le poignet sur les bras du fauteuil, il
s'éloigne de son siége ordinaire, et s'avance, avec inquiétude,
quoique affaibli par les ans, vers le corps immobile de son
premier-né. Il parle dans une langue étrangère, et chacun
l'écoute dans un recueillement respectueux: « Qui a mis le
garçon dans cet état? La Tamise brumeuse charriera encore une
quantité notable de limon avant que mes forces soient
complétement épuisées. Des lois préservatrices n'ont pas l'air
d'exister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait la
vigueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique
j'aie pris ma retraite, dans l'éloignement des combats
maritimes, mon épée de commodore, suspendue à la muraille,
n'est pas encore rouillée. D'ailleurs, il est facile d'en
repasser le fil. Mervyn, tranquillise-toi, je donnerai des
ordres à mes domestiques, afin de rencontrer la trace de celui
que, désormais, je chercherai, pour le faire périr de ma propre
main. Femme, ôte-toi de là, et va t'accroupir dans un coin; tes
yeux m'attendrissent, et tu ferais mieux de refermer le conduit
de tes glandes lacrymales. Mon fils, je t'en supplie, réveille
tes sens, et reconnais ta famille; c'est ton père qui te
parle... » La mère se tient à l'écart, et, pour obéir aux
ordres de son maître, elle a pris un livre entre ses mains, et
s'efforce de demeurer tranquille, en présence du danger que
court celui que sa matrice enfanta. « ... Enfants, allez vous
amuser dans le parc, et prenez garde, en admirant la natation
des cygnes, de ne pas tomber dans la pièce d'eau... » Les
frères, les mains pendantes, restent muets; tous, la toque
surmontée d'une plume arrachée à l'aile de l'engoulevent de la
Caroline, avec le pantalon de velours s'arrêtant aux genoux, et
les bas de soie rouge, se prennent par la main, et se retirent
du salon, ayant soin de ne presser le parquet d'ébène que de la
pointe des pieds. Je suis certain qu'ils ne s'amuseront pas, et
qu'ils se promèneront avec gravité dans les allées de platanes.
Leur intelligence est précoce. Tant mieux pour eux. « ... Soins
inutiles, je te berce dans mes bras, et tu es insensible à mes
supplications. Voudrais-tu relever la tête? J'embrasserai tes
genoux, s'il le faut. Mais non... elle retombe inerte. » -- « Mon
doux maître, si tu le permets à ton esclave, je vais chercher
dans mon appartement un flacon rempli d'essence de
térébenthine, et dont je me sers habituellement quand la
migraine envahit mes tempes, après être revenue du théâtre, ou
lorsque la lecture d'une narration émouvante, consignée dans
les annales britanniques de la chevaleresque histoire de nos
ancêtres, jette ma pensée rêveuse dans les tourbières de
l'assoupissement. » -- « Femme, je ne t'avais pas donné la parole,
et tu n'avais pas le droit de la prendre. Depuis notre légitime
union, aucun nuage n'est venu s'interposer entre nous. Je suis
content de toi, je n'ai jamais eu de reproches à te faire: et
réciproquement. Va chercher dans ton appartement un flacon
rempli d'essence de térébenthine. Je sais qu'il s'en trouve un
dans les tiroirs de ta commode, et tu ne viendras pas me
l'apprendre. Dépêche-toi de franchir les degrés de l'escalier
en spirale, et reviens me trouver avec un visage content. »
Mais la sensible Londonienne est à peine arrivée aux premières
marches (elle ne court pas aussi promptement qu'une personne
des classes inférieures) que déjà une de ses demoiselles
d'atour redescend du premier étage, les joues empourprées de
sueur, avec le flacon qui, peut-être, contient la liqueur de
vie dans ses parois de cristal. La demoiselle s'incline avec
grâce en présentant son offre, et la mère, avec sa démarche
royale, s'est avancée vers les franges qui bordent le sofa,
seul objet qui préoccupe sa tendresse. Le commodore, avec un
geste fier, mais bienveillant, accepte le flacon des mains de
son épouse. Un foulard d'Inde y est trempé, et l'on entoure
la tête de Mervyn avec les méandres orbiculaires de la soie. Il
respire des sels; il remue un bras. La circulation se ranime,
et l'on entend les cris joyeux d'un kakatoès des Philippines,
perché sur l'embrasure de la fenêtre. « Qui va là?... Ne
m'arrêtez point... Où suis-je? Est-ce une tombe qui supporte
mes membres alourdis? Les planches m'en paraissent douces... Le
médaillon qui contient le portrait de ma mère, est-il encore
attaché à mon cou?... Arrière, malfaiteur, à la tête échevelée.
Il n'a pu m'atteindre, et j'ai laissé entre ses doigts un pan
de mon pourpoint. Détachez les chaînes des bouledogues, car,
cette nuit, un voleur reconnaissable peut s'introduire chez
nous avec effraction, tandis que nous serons plongés dans le
sommeil. Mon père et ma mère, je vous reconnais, et je vous
remercie de vos soins. Appelez mes petits frères. C'est pour
eux que j'avais acheté des pralines, et je veux les embrasser.
» A ces mots, il tombe dans un profond état léthargique. Le
médecin, qu'on a mandé en toute hâte, se frotte les mains et
s'écrie: « La crise est passée. Tout va bien. Demain votre fils
se réveillera dispos. Tous, allez-vous-en dans vos couches
respectives, je l'ordonne, afin que je reste seul à côté du
malade, jusqu'à l'apparition de l'aurore et du chant du
rossignol. » Maldoror, caché derrière la porte, n'a perdu
aucune parole. Maintenant, il connaît le caractère des
habitants de l'hôtel, et agira en conséquence. Il sait où
demeure Mervyn, et ne désire pas en savoir davantage. Il a
inscrit dans un calepin le nom de la rue et le numéro du
bâtiment. C'est le principal. Il est sûr de ne pas les oublier.
Il s'avance, comme une hyène, sans être vu, et longe les côtés
de la cour. Il escalade la grille avec agilité, et s'embarrasse
un instant dans les pointes de fer; d'un bond, il est sur la
chaussée. Il s'éloigne à pas de loup. « Il me prenait pour un
malfaiteur, s'écrie-t-il : lui, c'est un imbécile. Je voudrais
trouver un homme exempt de l'accusation que le malade a portée
contre moi. Je ne lui ai pas enlevé un pan de son pourpoint,
comme il l'a dit. Simple hallucination hypnagogique causée par
la frayeur. Mon intention n'était pas aujourd'hui de m'emparer
de lui, car, j'ai d'autres projets ultérieurs sur cet
adolescent timide. » Dirigez-vous du côté où se trouve le lac
des cygnes; et, je vous dirai plus tard pourquoi il s'en trouve
un de complétement noir parmi la troupe, et dont le corps,
supportant une enclume, surmontée du cadavre en putréfaction
d'un crabe tourteau, inspire à bon droit de la méfiance à ses
autres aquatiques camarades.<chant 6> <strophe 5>
<roman 3>
<<III>>Mervyn est dans sa chambre; il a reçu une missive. Qui
donc lui écrit une lettre? Son trouble l'a empêché de
remercier l'agent postal. L'enveloppe a les bordures noires,
et les mots sont tracés d'une écriture hâtive. Ira-t-il
porter cette lettre à son père? Et si le signataire le lui
défend expressément? Plein d'angoisse, il ouvre sa fenêtre
pour respirer les senteurs de l'atmosphère; les rayons du
soleil reflètent leurs prismatiques irradiations sur les
glaces de Venise et les rideaux de damas. Il jette la
missive de côté, parmi les livres à tranche dorée et les
albums à couverture de nacre, parsemés sur le cuir repoussé
qui recouvre la surface de son pupitre d'écolier. Il ouvre
son piano, et fait courir ses doigts effilés sur les touches
d'ivoire. Les cordes de laiton ne résonnèrent point. Cet
avertissement indirect l'engage à reprendre le papier vélin;
mais celui-ci recula, comme s'il avait été offensé de
l'hésitation du destinataire. Prise à ce piége, la curiosité
de Mervyn s'accroît et il ouvre le morceau de chiffon
préparé. Il n'avait vu jusqu'à ce moment que sa propre
écriture. « Jeune homme, je m'intéresse à vous; je veux
faire votre bonheur. Je vous prendrai pour compagnon, et
nous accomplirons de longues pérégrinations dans les îles de
l'Océanie. Mervyn, tu sais que je t'aime, et je n'ai pas
besoin de te le prouver. Tu m'accorderas ton amitié, j'en
suis persuadé. Quand tu me connaîtras davantage, tu ne te
repentiras pas de la confiance que tu m'auras témoignée. Je
te préserverai des périls que courra ton inexpérience. Je
serai pour toi un frère, et les bons conseils ne te
manqueront pas. Pour de plus longues explications,
trouve-toi, après-demain matin, à cinq heures, sur le pont
du Carrousel. Si je ne suis pas arrivé, attends-moi; mais,
j'espère être rendu à l'heure juste. Toi, fais de même. Un
Anglais n'abandonnera pas facilement l'occasion de voir
clair dans ses affaires. Jeune homme, je te salue, et à
bientôt. Ne montre cette lettre a personne. » -- « Trois
étoiles au lieu d'une signature, s'écrie Mervyn; et une
tâche de sang au bas de la page! » Des larmes abondantes
coulent sur les curieuses phrases que ses yeux ont dévorées,
et qui ouvrent à son esprit le champ illimité des horizons
incertains et nouveaux. Il lui semble (ce n'est que depuis
la lecture qu'il vient de terminer) que son père est un peu
sévère et sa mère trop majestueuse. Il possède des raisons
qui ne sont pas parvenues à ma connaissance et que, par
conséquent, je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer
que ses frères ne lui conviennent pas non plus. Il cache
cette lettre dans sa poitrine. Ses professeurs ont observé
que ce jour-là il n'a pas ressemblé à lui-même; ses yeux se
sont assombris démesurément, et le voile de la réflexion
excessive s'est abaissé sur la région péri-orbitaire. Chaque
professeur a rougi, de crainte de ne pas se trouver à la
hauteur intellectuelle de son élève, et, cependant,
celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirs et
n'a pas travaillé. Le soir, la famille s'est réunie dans la
salle à manger, décorée de portraits antiques. Mervyn admire
les plats chargés de viandes succulentes et les fruits
odoriférants, mais, il ne mange pas; les polychrômes
ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du
champagne s'enchâssent dans les étroites et hautes coupes de
pierre de Bohême, et laissent même sa vue indifférente. Il
appuie son coude sur la table, et reste absorbé dans ses
pensées comme un somnambule. Le commodore, au visage boucané
par l'écume de la mer, se penche à l'oreille de son épouse:
« L'aîné a changé de caractère, depuis le jour de la crise;
il n'était déjà que trop porté aux idées absurdes;
aujourd'hui il rêvasse encore plus de coutume. Mais enfin,
je n'étais pas comme cela, moi, lorsque j'avais son âge.
Fais semblant de ne t'apercevoir de rien. C'est ici qu'un
remède efficace, matériel ou moral, trouverait aisément son
emploi. Mervyn, toi qui goûtes la lecture des livres de
voyages et d'histoire naturelle, je vais te lire un récit
qui ne te déplaira pas. Qu'on m'écoute avec attention;
chacun y trouvera son profit, moi, le premier. Et vous
autres, enfants, apprenez, par l'attention que vous saurez
prêter à mes paroles, à perfectionner le dessin de votre
style, et à vous rendre compte des moindres intentions d'un
auteur. » Comme si cette nichée d'adorables moutards aurait
pu comprendre ce que c'était que la rhétorique! Il dit,
et, sur un geste de sa main, un des frères se dirige vers la
bibliothèque paternelle, et en revient avec un volume sous
le bras. Pendant ce temps, le couvert et l'argenterie sont
enlevés, et le père prend le livre. A ce nom électrisant de
voyages, Mervyn a relève la tête, et s'est efforcé de mettre
un terme à ses méditations hors de propos. Le livre est
ouvert vers le milieu, et la voix métallique du commodore
prouve qu'il est resté capable, comme dans les jours de sa
glorieuse jeunesse, de commander à la fureur des hommes et
des tempêtes. Bien avant la fin de cette lecture, Mervyn est
retombé sur son coude, dans l'impossibilité de suivre plus
longtemps le raisonné développement des phrases passées à la
filière et la saponification des obligatoires métaphores. Le
père s'écrie: « Ce n'est pas cela qui l'intéresse; lisons
autre chose. Lis, femme; tu seras plus heureuse que moi,
pour chasser le chagrin des jours de notre fils. » La mère
ne conserve plus d'espoir; cependant, elle s'est emparée
d'un autre livre, et le timbre de sa voix de soprano
retentit mélodieusement aux oreilles du produit de sa
conception. Mais, après quelques paroles, le découragement
l'envahit, et elle cesse d'elle-même l'interprétation de
l' uvre littéraire. Le premier-né s'écrie: « Je vais me
coucher. » Il se retire, les yeux baissés avec une fixité
froide, et sans rien ajouter. Le chien se met à pousser un
lugubre aboiement, car il ne trouve pas cette conduite
naturelle, et le vent du dehors, s'engouffrant inégalement
dans la fissure longitudinale de la fenêtre, fait vaciller
la flamme, rabattue par deux coupoles de cristal rosé, de la
lampe de bronze. La mère appuie ses mains sur son front, et
le père relève les yeux vers le ciel. Les enfants jettent
des regards effarés sur le vieux marin. Mervyn ferme la
porte de sa chambre à double tour, et sa main court
rapidement sur le papier: « J'ai reçu votre lettre à midi,
et vous me pardonnerez si je vous ai fait attendre la
réponse. Je n'ai pas l'honneur de vous connaître
personnellement, et je ne savais pas si je devais vous
écrire. Mais, comme l'impolitesse ne loge pas dans notre
maison, j'ai résolu de prendre la plume, et de vous remercier
chaleureusement de l'intérêt que vous prenez pour un
inconnu. Dieu me garde de ne pas montrer de la
reconnaissance pour la sympathie dont vous me comblez. Je
connais mes imperfections, et je ne m'en montre pas plus
fier. Mais, s'il est convenable d'accepter l'amitié d'une
personne âgée, il l'est aussi de lui faire comprendre que
nos caractères ne sont pas les mêmes. En effet, vous
paraissez être plus âgé que moi puisque vous m'appelez jeune
homme, et cependant je conserve des doutes sur votre âge
véritable. Car, comment concilier la froideur de vos
syllogismes avec la passion qui s'en dégage? Il est certain
que je n'abandonnerai pas le lieu qui m'a vu naître, pour
vous accompagner dans les contrées lointaines; ce qui ne
serait possible qu'à la condition de demander auparavant aux
auteurs de mes jours, une permission impatiemment attendue.
Mais, comme vous m'avez enjoint de garder le secret (dans le
sens cubique du mot) sur cette affaire spirituellement
ténébreuse, je m'empresserai d'obéir à votre sagesse
incontestable. A ce qu'il paraît, elle n'affronterait pas
avec plaisir la clarté de la lumière. Puisque vous paraissez
souhaiter que j'aie de la confiance en votre propre personne
(v u qui n'est pas déplacé, je me plais à le confesser),
ayez la bonté, je vous prie, de témoigner, à mon égard, une
confiance analogue, et de ne pas avoir la prétention de
croire que je serais tellement éloigné
de votre avis, qu'après demain matin, à l'heure indiquée,
je ne serais pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur
de clôture du parc, car la grille sera fermée, et personne
ne sera témoin de mon départ. A parler avec franchise, que
ne ferais-je pas pour vous, dont l'inexplicable attachement
a su promptement se révéler à mes yeux éblouis, surtout
étonnés d'une telle preuve de bonté, à laquelle je me suis
assuré que je ne me serais pas attendu. Puisque je ne vous
connaissais pas. Maintenant je vous connais. N'oubliez pas
la promesse que vous m'avez faite de vous promener sur le
pont du Carrousel. Dans le cas que j'y passe, j'ai une
certitude, à nulle autre pareille, de vous y rencontrer et
de vous toucher la main, pourvu que cette innocente
manifestation d'un adolescent qui, hier encore, s'inclinait
devant l'autel de la pudeur, ne doive pas vous offenser par
sa respectueuse familiarité. Or, la familiarité n'est-elle
pas avouable dans le cas d'une forte et ardente intimité,
lorsque la perdition est sérieuse et convaincue? Et quel mal
y aurait-il après tout, je vous le demande à vous-même, à ce
que je vous dise adieu tout en passant, lorsque
après-demain, qu'il pleuve ou non, cinq heures auront sonné?
Vous apprécierez vous-même, gentleman, le tact avec lequel
j'ai conçu ma lettre; car, je ne me permets pas dans une
feuille volante, apte à s'égarer, de vous en dire davantage.
Votre adresse au bas de la page est un rébus. Il m'a fallu
près d'un quart-d'heure pour la déchiffrer. Je crois que
vous avez bien fait d'en tracer les mots d'une manière
microscopique. Je me dispense de signer et en cela je vous
imite: nous vivons dans un temps trop excentrique, pour
s'étonner un instant de ce qui pourrait arriver. Je serais
curieux de savoir comment vous avez appris l'endroit où
demeure mon immobilité glaciale, entourée d'une longue
rangée de salles désertes, immondes charniers de mes heures
d'ennui. Comment dire cela? Quand je pense à vous, ma
poitrine s'agite, retentissante comme l'écroulement d'un
empire en décadence; car, l'ombre de votre amour accuse un
sourire qui, peut-être, n'existe pas: elle est si vague, et
remue ses écailles si tortueusement! Entre vos mains,
j'abandonne mes sentiments impétueux, tables de marbre
toutes neuves, et vierges encore d'un contact mortel.
Prenons patience jusqu'aux premières lueurs du crépuscule
matinal, et, dans l'attente du moment qui me jettera dans
l'entrelacement hideux de vos bras pestiférés, je m'incline
humblement à vos genoux, que je presse. » Après avoir écrit
cette lettre coupable, Mervyn la porta à la poste et revient se
mettre au lit. Ne comptez pas y trouver son ange
gardien. La queue de poisson ne volera que pendant trois
jours, c'est vrai; mais, hélas! la poutre n'en sera pas
moins brûlée; et une balle cylindro-conique percera la peau
du rhinocéros, malgré la fille de neige et le mendiant!
C'est que le fou couronné aura dit la vérité sur la fidélité
des quatorze poignards.<chant 6> <strophe 6>
<roman 4>
<<IV>>Je me suis aperçu que je n'avais qu'un oeil au milieu du
front! O miroirs d'argent, incrustés dans les panneaux des
vestibules, combien de services ne m'avez-vous pas rendus
par votre pouvoir réflecteur! Depuis le jour où un chat
angora me rongea, pendant une heure, la bosse pariétale,
comme un trépan qui perfore le crâne, en s'élançant
brusquement sur mon dos, parce que j'avais fait bouillir ses
petits dans une cuve remplie d'alcool, je n'ai pas cessé de
lancer contre moi-même la flèche des tourments. Aujourd'hui,
sous l'impression des blessures que mon corps a reçues dans
diverses circonstances, soit par la fatalité de ma
naissance, soit par le fait de ma propre faute; accablé par
les conséquences de ma chute morale (quelques-unes ont été
accomplies; qui prévoira les autres?); spectateur impassible
des monstruosités acquises ou naturelles, qui décorent les
aponévroses et l'intellect de celui qui parle, je jette un
long regard de satisfaction sur la dualité qui me compose...
et je me trouve beau! Beau comme le vice de conformation
congénital des organes sexuels de l'homme, consistant dans
la brièveté relative du canal de l'urètre et la division ou
l'absence de sa paroi inférieure, de telle sorte que ce
canal s'ouvre à une distance variable du gland et au-dessous
du pénis; ou encore, comme la caroncule charnue, de forme
conique, sillonnée par des rides transversales assez
profondes, qui s'élève sur la base du bec supérieur du
dindon; ou plutôt, comme la vérité qui suit: « Le système
des gammes, des modes et de leur enchaînement harmonique ne
repose pas sur des lois naturelles invariables, mais il est,
au contraire, la conséquence de principes esthétiques qui
ont varié avec le développement progressif de l'humanité, et
qui varieront encore; » et surtout, comme une corvette
cuirassée à tourelles! Oui, je maintiens l'exactitude de mon
assertion. Je n'ai pas d'illusion présomptueuse, je m'en
vante, et je ne trouverais aucun profit dans le mensonge;
donc, ce que j'ai dit, vous ne devez mettre aucune
hésitation à le croire. Car, pourquoi m'inspirerais-je à
moi-même de l'horreur, devant les témoignages élogieux qui
partent de ma conscience ? Je n'envie rien au Créateur;
mais, qu'il me laisse descendre le fleuve de ma destinée, à
travers une série croissante de crimes glorieux. Sinon,
élevant à la hauteur de son front un regard irrité de tout
obstacle, je lui ferai comprendre qu'il n'est pas le seul
maître de l'univers; que plusieurs phénomènes qui relèvent
directement d'une connaissance plus approfondie de la nature
des choses, déposent en faveur de l'opinion contraire, et
opposent un formel démenti à la viabilité de l'unité de la
puissance. C'est que nous sommes deux à nous contempler les
cils des paupières, vois-tu... et tu sais que plus d'une fois
a retenti, dans ma bouche sans lèvres, le clairon de la
victoire. Adieu, guerrier illustre; ton courage dans le
malheur inspire de l'estime à ton ennemi le plus acharné;
mais Maldoror te retrouvera bientôt pour te disputer la
proie qui s'appelle Mervyn. Ainsi, sera réalisée la
prophétie du coq, quand il entrevit l'avenir au fond du
candélabre. Plût au ciel que le crabe tourteau rejoigne à
temps la caravane des pèlerins, et leur apprenne en quelques
mots la narration du chiffonnier de Clignancourt!
<chant 6> <strophe 7>
<roman 5>
<<VI>>Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche et non loin de
la pièce d'eau, un individu, débouchant de la rue de Rivoli,
est venu s'asseoir. Il a les cheveux en désordre, et ses
habits dévoilent l'action corrosive d'un dénûment prolongé. Il
a creusé un trou dans le sol avec un morceau de bois pointu,
et a rempli de terre le creux de sa main. Il a porté cette
nourriture à la bouche et la rejetée avec précipitation. Il
s'est relevé, et, appliquant sa tête contre le banc, il a
dirigé ses jambes vers le haut. Mais, comme cette situation
funambulesque est en dehors des lois de la pesanteur qui
régissent le centre de gravité, il est retombé lourdement sur
la planche, les bras pendants, la casquette lui cachant la
moitié de la figure, et les jambes battant le gravier dans une
situation d'équilibre instable, de moins en moins rassurante.
Il reste longtemps dans cette position. Vers l'entrée
mitoyenne du nord, à côté de la rotonde qui contient une salle
de café, le bras de notre héros est appuyé contre la grille.
Sa vue parcourt la superficie du rectangle, de manière à ne
laisser échapper aucune perspective. Ses yeux reviennent sur
eux-mêmes, après l'achèvement de l'investigation, et il
aperçoit, au milieu du jardin, un homme qui fait de la
gymnastique titubante avec un banc sur lequel il s'efforce de
s'affermir, en accomplissant des miracles de force et
d'adresse. Mais, que peut la meilleure intention, apportée au
service d'une cause juste, contre les dérèglements de
l'aliénation mentale? Il s'est avancé vers le fou, l'a aidé
avec bienveillance à replacer sa dignité dans une position
normale, lui a tendu la main, et s'est assis à côté de lui. Il
remarque que la folie n'est qu'intermittente; l'accès a
disparu; son interlocuteur répond logiquement à toutes les
questions. Est-il nécessaire de rapporter le sens de ses
paroles? Pourquoi rouvrir, à une page quelconque, avec un
empressement blasphématoire, l'in-folio des misères humaines?
Rien n'est d'un enseignement plus fécond. Quand même je
n'aurais aucun événement de vrai à vous faire entendre,
j'inventerais des récits imaginaires pour les transvaser dans
votre cerveau, Mais, le malade ne l'est pas devenu pour son
propre plaisir; et la sincérité de ses rapports s'allie à
merveille avec la crédulité du lecteur. « Mon père était un
charpentier de la rue de la Verrerie... Que la mort des trois
Marguerite retombe sur sa tête, et que le bec du canari lui
ronge éternellement l'axe du bulbe oculaire! Il avait
contracté l'habitude de s'enivrer; dans ces moments-là, quand
il revenait à la maison, après avoir couru les comptoirs des
cabarets, sa fureur devenait presque incommensurable, et il
frappait indistinctement les objets qui se présentaient à sa
vue. Mais, bientôt, devant les reproches de ses amis, il se
corrigea complétement, et devint d'une humeur taciturne.
Personne ne pouvait l'approcher, pas même notre mère. Il
conservait un secret ressentiment contre l'idée du devoir qui
l'empêchait de se conduire à sa guise. J'avais acheté un serin
pour mes trois s urs; c'était pour mes trois s urs que
j'avais acheté un serin. Elles l'avaient enfermé dans une
cage, au-dessus de la porte, et les passants s'arrêtaient,
chaque fois, pour écouter les chants de l'oiseau, admirer sa
grâce fugitive et étudier ses formes savantes. Plus d'une fois
mon père avait donné l'ordre de faire disparaître la cage et
son contenu, car il se figurait que le serin se moquait de sa
personne, en lui jetant le bouquet des cavatines aériennes de
son talent de vocaliste. Il alla détacher la cage du clou, et
glissa de la chaise, aveuglé par la colère. Une légère
excoriation au genou fut le trophée de son entreprise. Après
être resté quelques secondes à presser la partie gonflée avec
un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcils froncés,
prit mieux ses précautions, mit la cage sous son bras et se
dirigea vers le fond de son atelier. Là, malgré les cris et
les supplications de sa famille (nous tenions beaucoup à cet
oiseau, qui était, pour nous, comme le génie de la maison) il
écrasa de ses talons ferrés la boîte d'osier, pendant qu'une
varlope, tournoyant autour de sa tête, tenait à distance les
assistants. Le hasard fit que le serin ne mourut pas sur le
coup; ce flocon de plumes vivait encore, malgré la maculation
sanguine. Le charpentier s'éloigna, et referma la porte avec
bruit. Ma mère et moi, nous nous efforçâmes de retenir la vie
de l'oiseau, prête à s'échapper; il atteignait à sa fin, et le
mouvement de ses ailes ne s'offrait plus à la vue, que comme
le miroir de la suprême convulsion d'agonie. Pendant ce temps,
les trois Marguerite, quand elles s'aperçurent que tout espoir
allait être perdu, se prirent par la main, d'un commun accord,
et la chaîne vivante alla s'accroupir, après avoir repoussé à
quelques pas un baril de graisse, derrière l'escalier, à côté
du chenil de notre chienne. Ma mère ne discontinuait pas sa
tâche, et tenait le serin entre ses doigts, pour le réchauffer
de son haleine. Moi, je courais éperdu par toutes les
chambres, me coignant aux meubles et aux instruments. De temps
à autre, une de mes s urs montrait sa tête devant le bas de
l'escalier pour se renseigner sur le sort du malheureux
oiseau, et la retirait avec tristesse. La chienne était sortie
de son chenil, et, comme si elle avait compris l'étendue de
notre perte, elle léchait avec la langue de la stérile
consolation la robe des trois Marguerite. Le serin n'avait
plus que quelques instants à vivre. Une de mes s urs, à son
tour (c'était la plus jeune) présenta sa tête dans la pénombre
formée par la raréfaction de lumière. Elle vit ma mère pâlir,
et l'oiseau, après avoir, pendant un éclair, relevé le cou,
par la dernière manifestation de son système nerveux, retomber
entre ses doigts, inerte à jamais. Elle annonça la nouvelle à
ses s urs. Elles ne firent entendre le bruissement d'aucune
plainte, d'aucun murmure. Le silence régnait dans l'atelier.
L'on ne distinguait que le craquement saccadé des fragments de
la cage qui, en vertu de l'élasticité du bois, reprenaient en
partie la position primordiale de leur construction. Les trois
Marguerite ne laissaient écouler aucune larme, et leur visage
ne perdait point sa fraîcheur pourprée; non... elles restaient
seulement immobiles. Elles se traînèrent jusqu'à l'intérieur
du chenil, et s'étendirent sur la paille, l'une à côté de
l'autre; pendant que la chienne, témoin passif de leur
man uvre, les regardait faire avec étonnement. A plusieurs
reprises, ma mère les appela; elles ne rendirent le son
d'aucune réponse. Fatiguées par les émotions précédentes,
elles dormaient, probablement! Elle fouilla tous les coins de
la maison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la
tirait par la robe, vers le chenil. Cette femme s'abaissa et
plaça sa tête à l'entrée. Le spectacle dont elle eut la
possibilité d'être témoin, mises à part les exagérations
malsaines de la peur maternelle, ne pouvait être que navrant,
d'après les calculs de mon esprit. J'allumai une chandelle et
la lui présentai; de cette manière, aucun détail ne lui
échappa. Elle ramena sa tête, couverte de brins de paille, de
la tombe prématurée, et me dit: « Les trois Marguerite sont
mortes. » Comme nous ne pouvions les sortir de cet endroit,
car, retenez bien ceci, elles étaient étroitement entrelacées
ensemble, j'allai chercher dans l'atelier un marteau, pour
briser la demeure canine. Je me mis, sur-le-champ, à l' uvre
de démolition, et les passants purent croire, pour peu qu'ils
eussent de l'imagination, que le travail ne chômait pas chez
nous. Ma mère, impatientée de ces retards qui, cependant,
étaient indispensables, brisait ses ongles contre les
planches. Enfin, l'opération de la délivrance négative se
termina; le chenil fendu s'entr'ouvrit de tous les côtés; et
nous retirâmes, des décombres, l'une après l'autre, après les
avoir séparées difficilement, les filles du charpentier. Ma
mère quitta le pays. Je n'ai plus revu mon père. Quant à moi,
l'on dit que je suis fou, et j'implore la charité publique. Ce
que je sais, c'est que le canari ne chante plus. » L'auditeur
approuve dans son intérieur ce nouvel exemple apporté à
l'appui de ses dégoûtantes théories. Comme si, à cause d'un
homme, jadis pris de vin, l'on était en droit d'accuser
l'entière humanité. Telle est du moins la réflexion
paradoxale qu'il cherche à introduire dans son esprit; mais
elle ne peut en chasser les enseignements importants de la
grave expérience. Il console le fou avec une compassion
feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir. Il
l'amène dans un restaurant, et ils mangent à la même table.
Ils s'en vont chez un tailleur de la fashion et le protégé
est habillé comme un prince. Ils frappent chez le concierge
d'une grande maison de la rue Saint-Honoré, et le fou est
installé dans un riche appartement du troisième étage. Le
bandit le force à accepter sa bourse, et, prenant le vase de
nuit au-dessous du lit, il le met sur la tête d'Aghone. « Je
te couronne roi des intelligences, s'écrie-t-il avec une
emphase préméditée; à ton moindre appel j'accourrai; puise à
pleines mains dans mes coffres; de corps et d'âme je
t'appartiens. La nuit, tu rapporteras la couronne d'albâtre
à sa place ordinaire, avec la permission de t'en servir;
mais, le jour, dès que l'aurore illuminera les cités,
remets-la sur ton front, comme le symbole de ta puissance.
Les trois Marguerite revivront en moi, sans compter que je
serai ta mère. » Alors le fou recula de quelques pas, comme
s'il était la proie d'un insultant cauchemar; les lignes du
bonheur se peignirent sur son visage, ridé par les chagrins;
il s'agenouilla, plein d'humiliation, aux pieds de son
protecteur. La reconnaissance était entrée, comme un poison,
dans le c ur du fou couronné! Il voulut parler, et sa
langue s'arrêta. Il pencha son corps en avant, et il retomba
sur le carreau. L'homme aux lèvres de bronze se retire.
Quel était son but? Acquérir un ami à toute épreuve, assez
naïf pour obéir au moindre de ses commandements. Il ne
pouvait mieux rencontrer et le hasard l'avait favorisé.
Celui qu'il a trouvé, couché sur le banc, ne sait plus,
depuis un événement de sa jeunesse, reconnaître le bien du
mal. C'est Aghone même qu'il lui faut.<chant 6> <strophe 8>
<roman 6>
<<VI>>Le Tout-Puissant avait envoyé sur la terre un de ses
archanges, afin de sauver l'adolescent d'une mort certaine.
Il sera forcé de descendre lui-même! Mais, nous ne sommes
point encore arrivés à cette partie de notre récit, et je me
vois dans l'obligation de fermer ma bouche, parce que je ne
puis pas tout dire à la fois : chaque truc à effet paraîtra
dans son lieu, lorsque la trame de cette fiction n'y verra
point d'inconvénient. Pour ne pas être reconnu, l'archange
avait pris la forme d'un crabe tourteau, grand comme une
vigogne. Il se tenait sur la pointe d'un écueil, au milieu
de la mer, et attendait le favorable moment de la marée,
pour opérer sa descente sur le rivage. L'homme aux lèvres de
jaspe, caché derrière une sinuosité de la plage, épiait
l'animal, un bâton à la main. Qui aurait désiré lire dans la
pensée de ces deux êtres? Le premier ne se cachait pas qu'il
avait une mission difficile à accomplir: « Et comment
réussir, s'écriait-il, pendant que les vagues grossissantes
battaient son refuge temporaire, là où mon maître a vu plus
d'une fois échouer sa force et son courage? Moi, je ne suis
qu'une substance limitée, tandis que l'autre, personne ne
sait d'où il vient et quel est son but final. A son nom, les
armées célestes tremblent; et plus d'un raconte, dans les
régions que j'ai quittées, que Satan lui-même, Satan,
l'incarnation du mal, n'est pas si redoutable. » Le second
faisait les réflexions suivantes; elles trouvèrent un écho,
jusque dans la coupole azurée qu'elles souillèrent: « Il a
l'air plein d'inexpérience; je lui réglerai son compte avec
promptitude. Il vient sans doute d'en haut, envoyé par celui
qui craint tant de venir lui-même! Nous verrons, à l'oeuvre,
s'il est aussi impérieux qu'il en a l'air; ce n'est pas un
habitant de l'abricot terrestre; il trahit son origine
séraphique par ses yeux errants et indécis. » Le crabe
tourteau, qui, depuis quelque temps, promenait sa vue sur un
espace délimité de la côte, aperçut notre héros (celui-ci,
alors, se releva de toute la hauteur de sa taille
herculéenne), et l'apostropha dans les termes qui vont
suivre: « N'essaie pas la lutte et rends-toi. Je suis envoyé
par quelqu'un qui est supérieur à nous deux, afin de te
charger de chaînes, et mettre les deux membres complices de
ta pensée dans l'impossibilité de remuer. Serrer des
couteaux et des poignards entre tes doigts, il faut que
désormais cela te soit défendu, crois-m'en; aussi bien dans
ton intérêt que dans celui des autres. Mort ou vif, je
t'aurai; j'ai l'ordre de t'amener vivant. Ne me mets pas
dans l'obligation de recourir au pouvoir qui m'a été prêté.
Je me conduirai avec délicatesse; de ton côté, ne m'oppose
aucune résistance. C'est ainsi que je reconnaîtrai, avec
empressement et allégresse, que tu auras fait un premier pas
vers le repentir. » Quand notre héros entendit cette
harangue, empreinte d'un sel si profondément comique, il eut
de la peine à conserver le sérieux sur la rudesse de ses
traits hâlés. Mais, enfin, chacun ne sera pas étonné si
j'ajoute qu'il finit par éclater de rire. C'était plus fort
que lui! Il n'y mettait pas de la mauvaise intention! Il ne
voulait certes pas s'attirer les reproches du crabe
tourteau! Que d'efforts ne fit-il pas pour chasser
l'hilarité! Que de fois ne serra-t-il point ses lèvres l'une
contre l'autre, afin de ne pas avoir l'air d'offenser son
interlocuteur épaté! Malheureusement son caractère
participait de la nature de l'humanité, et il riait ainsi
que font les brebis! Enfin il s'arrêta! Il était temps! Il
avait failli s'étouffer! Le vent porta cette réponse à
l'archange de l'écueil: « Lorsque ton maître ne m'enverra
plus des escargots et des écrevisses pour régler ses
affaires, et qu'il daignera parlementer personnellement avec
moi, l'on trouvera, j'en suis sûr, le moyen de s'arranger,
puisque je suis inférieur à celui qui t'envoya, comme tu
l'as dit avec tant de justesse. Jusque-là, les idées de
réconciliation m'apparaissent prématurées, et aptes à
produire seulement un chimérique résultat. Je suis très-loin
de méconnaître ce qu'il y a de censé dans chacune de tes
syllabes; et, comme nous pourrions fatiguer inutilement
notre voix, afin de lui faire parcourir trois kilomètres de
distance, il me semble que tu agirais avec sagesse, si tu
descendais de ta forteresse inexpugnable, et gagnais la
terre ferme à la nage: nous discuterons plus commodément les
conditions d'une reddition qui, pour si légitime qu'elle
soit, n'en est pas moins finalement, pour moi, d'une
perspective désagréable. » L'archange, qui ne s'attendait
pas à cette bonne volonté, sortit des profondeurs de la
crevasse sa tête d'un cran, et répondit: « O Maldoror,
est-il enfin arrivé le jour où tes abominables instincts
verront s'éteindre le flambeau d'injustifiable orgueil qui
les conduit à l'éternelle damnation! Ce sera donc moi, qui,
le premier, raconterai ce louable changement aux phalanges
des chérubins, heureux de retrouver un des leurs. Tu sais
toi-même et tu n'as pas oublié qu'une époque existait où tu
avais ta première place parmi nous. Ton nom volait de bouche
en bouche; tu es actuellement le sujet de nos solitaires
conversations. Viens donc... viens faire une paix durable
avec ton ancien maître; il te recevra comme un fils égaré,
et ne s'apercevra point de l'énorme quantité de culpabilité
que tu as, comme une montagne de cornes d'élan élevée par
les Indiens, amoncelée sur ton c ur. » Il dit, et il retire
toutes les parties de son corps du fond de l'ouverture
obscure. Il se montre, radieux, sur la surface de l'écueil;
ainsi un prêtre des religions quand il a la certitude de
ramener une brebis égarée. Il va faire un bond sur l'eau,
pour se diriger à la nage vers le pardonné. Mais, l'homme aux
lèvres de saphir a calculé longtemps à l'avance un perfide
coup. Son bâton est lancé avec force; après maints ricochets
sur les vagues, il va frapper à la tête l'archange
bienfaiteur. Le crabe, mortellement atteint, tombe dans
l'eau. La marée porte sur le rivage l'épave flottante. Il
attendait la marée pour opérer plus facilement sa descente.
Eh bien, la marée est venue; elle l'a bercé de ses chants,
et l'a mollement déposé sur la plage: le crabe n'est-il pas
content? Que lui faut-il de plus? Et Maldoror, penché sur le
sable des grèves, reçoit dans ses bras deux amis,
inséparablement réunis par les hasards de la lame: le
cadavre du crabe tourteau et le bâton homicide! « Je n'ai
pas encore perdu mon adresse, s'écrie-t-il; elle ne demande
qu'à s'exercer; mon bras conserve sa force et mon oeil sa
justesse. » Il regarde l'animal inanimé. Il craint qu'on ne
lui demande compte du sang versé. Où cachera-t-il
l'archange? Et, en même temps, il se demande si la mort n'a
pas été instantanée. Il a mis sur son dos une enclume et un
cadavre; il s'achemine vers une vaste pièce d'eau, dont
toutes les rives sont couvertes et comme murées par un
inextricable fouillis de grands joncs. Il voulait d'abord
prendre un marteau, mais c'est un instrument trop léger,
tandis qu'avec un objet plus lourd, si le cadavre donne
signe de vie, il le posera sur le sol et le mettra en
poussière à coups d'enclume. Ce n'est pas la vigueur qui
manque à son bras, allez; c'est le moindre de ses embarras.
Arrivé en vue du lac, il le voit peuplé de cygnes. Il se dit
que c'est une retraite sûre pour lui; à l'aide d'une
métamorphose, sans abandonner sa charge, il se mêle à la
bande des autres oiseaux. Remarquez la main de la Providence
là où l'on était tenté de la trouver absente, et faites
votre profit du miracle dont je vais vous parler. Noir comme
l'aile d'un corbeau, trois fois il nagea parmi le groupe de
palmipèdes, à la blancheur éclatante; trois fois, il
conserva cette couleur distinctive qui l'assimilait à un
bloc de charbon. C'est que Dieu, dans sa justice, ne permit
point que son astuce pût tromper même une bande de cygnes.
De telle manière qu'il resta ostensiblement dans l'intérieur
du lac; mais, chacun se tint à l'écart, et aucun oiseau ne
s'approcha de son plumage honteux, pour lui tenir compagnie.
Et, alors, il circonscrivit ses plongeons dans une baie écartée,
à l'extrémité de la pièce d'eau, seul parmi les habitants de
l'air, comme il l'était parmi les hommes! C'est ainsi qu'il
préludait à l'incroyable événement de la place Vendôme!<chant 6> <strophe 9>
<roman 7>
VIILe corsaire aux cheveux d'or, a reçu la réponse de Mervyn.
Il suit dans cette page singulière la trace des troubles
intellectuels de celui qui l'écrivit, abandonné aux faibles
forces de sa propre suggestion. Celui-ci aurait beaucoup mieux
fait de consulter ses parents, avant de répondre à l'amitié de
l'inconnu. Aucun bénéfice ne résultera pour lui de se mêler,
comme principal acteur, à cette équivoque intrigue. Mais,
enfin, il l'a voulu. A l'heure indiquée, Mervyn, de la porte de
sa maison, est allé droit devant lui, en suivant le boulevard
Sébastopol, jusqu'à la fontaine Saint-Michel. Il prend le quai
des Grands-Augustins et traverse le quai Conti; au moment où
il passe sur le quai Malaquais, il voit marcher sur le quai du
Louvre, parallèlement à sa propre direction, un individu,
porteur d'un sac sous le bras, et qui paraît l'examiner avec
attention. Les vapeurs du matin se sont dissipées. Les deux
passants débouchent en même temps de chaque côté du pont du
Carrousel. Quoiqu'ils ne se fussent jamais vus, ils se
reconnurent! Vrai, c'était touchant de voir ces deux êtres,
séparés par l'âge, rapprocher leurs âmes par la grandeur des
sentiments. Du moins, c'eût été l'opinion de ceux qui se
seraient arrêtés devant ce spectacle, que plus d'un, même avec
un esprit mathématique, aurait trouvé émouvant. Mervyn, le
visage en pleurs, réfléchissait qu'il rencontrait, pour ainsi
dire à l'entrée de la vie, un soutien précieux dans les
futures adversités. Soyez persuadé que l'autre ne disait rien.
Voici ce qu'il fit: il déplia le sac qu'il portait, dégagea
l'ouverture, et, saisissant l'adolescent par la tête, il fit
passer le corps entier dans l'enveloppe de toile. Il noua,
avec son mouchoir, l'extrémité qui servait d'introduction.
Comme Mervyn poussait des cris aigus, il enleva le sac, ainsi
qu'un paquet de linges, et en frappe, à plusieurs reprises,
le parapet du pont. Alors, le patient, s'étant aperçu du
craquement de ses os, se tut. Scène unique, qu'aucun romancier
ne retrouvera! Un boucher passait, assis sur la viande de sa
charrette. Un individu court à lui, l'engage à s'arrêter, et
lui dit: « Voici un chien, enfermé dans ce sac; il a la gale:
abattez-le au plus vite. » L'interpellé se montre complaisant.
L'interrupteur, en s'éloignant, aperçoit une jeune fille en
haillons qui lui tend la main. Jusqu'où va donc le comble de
l'audace et de l'impiété? Il lui donne l'aumône! Dites-moi si
vous voulez que je vous introduise, quelques heures plus tard,
à la porte d'un abattoir reculé. Le boucher est revenu, et a
dit à ses camarades, en jetant à terre un fardeau: «
Dépêchons-nous de tuer ce chien galeux. » Ils sont quatre, et
chacun saisit le marteau accoutumé. Et, cependant, ils
hésitaient, parce que le sac remuait avec force. « Quelle
émotion s'empare de moi ? » cria l'un d'eux en abaissant
lentement son bras. « Ce chien pousse, comme un enfant, des
gémissements de douleur, dit un autre; on dirait qu'il
comprend le sort qui l'attend. » « C'est leur habitude,
répondit un troisième; même quand ils ne sont pas malades,
comme c'est le cas ici, il suffit que leur maître reste
quelques jours absents du logis, pour qu'ils se mettent à
faire entendre des hurlements qui, véritablement, sont
pénibles à supporter. » « Arrêtez!... arrêtez!... cria le
quatrième, avant que tous les bras se fussent levés en cadence
pour frapper résolûment, cette fois, sur le sac. Arrêtez, vous
dis-je; il y a ici un fait qui nous échappe. Qui vous dit que
cette toile renferme un chien? Je veux m'en assurer. » Alors,
malgré les railleries de ses compagnons, il dénoua le paquet,
et en retira l'un après l'autre les membres de Mervyn! Il
était presque étouffé par la gêne de cette position. Il
s'évanouit en revoyant la lumière. Quelques moments après, il
donna des signes indubitables d'existence. Le sauveur dit: «
Apprenez, une autre fois, à mettre de la prudence jusque dans
votre métier. Vous avez failli remarquer, par vous-mêmes,
qu'il ne sert de rien de pratiquer l'inobservance de cette
loi. » Les bouchers s'enfuirent. Mervyn, le c ur serré et
plein de pressentiments funestes, rentre chez soi et s'enferme
dans sa chambre. Ai-je besoin d'insister sur cette strophe?
Eh! qui n'en déplorera les événements consommés! Attendons la
fin pour porter un jugement encore plus sévère. Le dénoûment
va se précipiter; et, dans ces sortes de récits, où une
passion, de quelque genre qu'elle soit, étant donnée, celle-ci
ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage, il n'y a
pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre
cents pages banales. Ce qui peut être dit dans une
demi-douzaine de strophes, il faut le dire, et puis se taire.<chant 6> <strophe 10>
<roman 8>
<<VIII>>
Pour construire mécaniquement la cervelle d'un conte
somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et
abrutir puissamment à doses renouvelées l'intelligence du
lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour
le reste de sa vie, par la loi infaillible de la fatigue; il
faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre
ingénieusement dans l'impossibilité somnambulique de se
mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son
naturel par la fixité des vôtres. Je veux dire, afin de ne
pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour
développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps
par une harmonie des plus pénétrantes, que je ne crois pas
qu'il soit nécessaire, pour arriver au but que l'on se
propose, d'inventer une poésie tout à fait en dehors de la
marche ordinaire de la nature, et dont le souffle pernicieux
semble bouleverser même les vérités absolues; mais, amener
un pareil résultat (conforme, du reste, aux règles de
l'esthétique, si l'on y réfléchit bien), cela n'est pas
aussi facile qu'on le pense: voilà ce que je voulais dire.
C'est pourquoi je ferai tous mes efforts pour y parvenir! Si
la mort arrête la maigreur fantastique des deux bras longs
de mes épaules, employés à l'écrasement lugubre de mon gypse
littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil puisse
se dire: « Il faut lui rendre justice. Il m'a beaucoup
crétinisé. Que n'aurait-il pas fait, s'il eût pu vivre
davantage! c'est le meilleur professeur d'hypnotisme que je
connaisse! » On gravera ces quelques mots touchants sur le
marbre de ma tombe, et mes mânes seront satisfaits! -- Je
continue! Il y avait une queue de poisson qui remuait au
fond d'un trou, à côté d'une botte éculée. Il n'était pas
naturel de se demander: « Où est le poisson? Je ne vois que
la queue qui remue. » Car, puisque, précisément, l'on
avouait implicitement ne pas apercevoir le poisson, c'est
qu'en réalité il n'y était pas. La pluie avait laissé
quelques gouttes d'eau au fond de cet entonnoir, creusé dans
le sable. Quant à la botte éculée, quelques-uns ont pensé
depuis qu'elle provenait de quelque abandon volontaire. Le
crabe tourteau, par la puissance divine, devait renaître de
ses atomes résolus. Il retira du puits la queue de poisson
et lui promit de la rattacher à son corps perdu, si elle
annonçait au Créateur l'impuissance de son mandataire à
dominer les vagues en fureur de la mer maldororienne. Il lui
prêta deux ailes d'albatros, et la queue de poisson prit son
essor. Mais elle s'envola vers la demeure du renégat, pour
lui raconter ce qui se passait et trahir le crabe tourteau.
Celui-ci devina le projet de l'espion, et, avant que le
troisième jour fût parvenu à sa fin, il perça la queue du
poisson d'une flèche envenimée. Le gosier de l'espion poussa
une faible exclamation, qui rendit le dernier soupir avant
de toucher la terre. Alors, une poutre séculaire, placée sur
le comble d'un château, se releva de toute sa hauteur, en
bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à grands
cris. Mais le Tout-Puissant, changé en rhinocéros, lui
apprit que cette mort était méritée. La poutre s'apaisa,
alla se placer au fond du manoir, reprit sa position
horizontale, et rappela les araignées effarouchées, afin
qu'elles continuassent, comme par le passé, à tisser leur
toile à ses coins. L'homme aux lèvres de soufre apprit la
faiblesse de son alliée; c'est pourquoi, il commanda au fou
couronné de brûler la poutre et de la réduire en cendres.
Aghone exécuta cet ordre sévère. « Puisque, d'après vous, le
moment est venu, s'écria-t-il, j'ai été reprendre l'anneau
que j'avais enterré sous la pierre, et je l'ai attaché à un
des bouts du câble. Voici le paquet. » Et il présenta une
corde épaisse, enroulée sur elle-même, de soixante mètres de
longueur. Son maître lui demanda ce que faisaient les
quatorze poignards. Il répondit qu'ils restaient fidèles et
se tenaient prêts à tout événement, si c'était nécessaire.
Le forçat inclina sa tête en signe de satisfaction. Il
montra de la surprise, et même de l'inquiétude, quand Aghone
ajouta qu'il avait vu un coq fendre avec son bec un
candélabre en deux, plonger tour à tour le regard dans
chacune des parties, et s'écrier, en battant ses ailes d'un
mouvement frénétique: « Il n'y a pas si loin qu'on le pense
depuis la rue de la Paix jusqu'à la place du Panthéon.
Bientôt, on en verra la preuve lamentable! » Le crabe
tourteau, monté sur un cheval fougueux, courait à toute
bride vers la direction de l'écueil, le témoin du lancement
du bâton par un bras tatoué, l'asile du premier jour de sa
descente sur la terre. Une caravane de pèlerins était en
marche pour visiter cet endroit, désormais consacré par une
mort auguste. Il espérait l'atteindre, pour lui demander des
secours pressants contre la trame qui se préparait, et dont
il avait eu connaissance. Vous verrez quelque lignes plus
loin, à l'aide de mon silence glacial, qu'il n'arriva pas à
temps, pour leur raconter ce que lui avait rapporté un
chiffonnier, caché derrière l'échafaudage voisin d'une
maison en construction, le jour où le pont du Carrousel,
encore empreint de l'humide rosée de la nuit, aperçut avec
horreur l'horizon de sa pensée s'élargir confusément en
cercles concentriques, à l'apparition matinale du rhythmique
pétrissage d'un sac icosaèdre, contre son parapet
calcaire! Avant qu'il stimule leur compassion, par le
souvenir de cet épisode, ils feront bien de détruire en eux
la semence de l'espoir... Pour rompre votre paresse, mettez
en usage les ressources d'une bonne volonté, marchez à côté
de moi et ne perdez pas de vue ce fou, la tête surmontée
d'un vase de nuit, qui pousse, devant lui, la main armée
d'un bâton, celui que vous auriez de la peine à reconnaître,
si je ne prenais soin de vous avertir, et de rappeler à
votre oreille le mot qui se prononce Mervyn. Comme il est
changé! Les mains liées derrière le dos, il marche devant
lui, comme s'il allait à l'échafaud, et, cependant, il n'est
coupable d'aucun forfait. Ils sont arrivés dans l'enceinte
circulaire de la place Vendôme. Sur l'entablement de la
colonne massive, appuyé contre la balustrade carrée, à plus
de cinquante mètres de hauteur du sol, un homme a lancé et
déroulé un câble, qui tombe jusqu'à terre, à quelques pas
d'Aghone. Avec de l'habitude, on fait vite une chose; mais,
je puis dire que celui-ci n'employa pas beaucoup de temps
pour attacher les pieds de Mervyn à l'extrémité de la corde.
Le rhinocéros avait appris ce qui allait arriver. Couvert de
sueur, il apparut haletant, au coin de la rue Castiglione.
Il n'eut même pas la satisfaction d'entreprendre le combat.
L'individu, qui examinait les alentours du haut de la
colonne, arma son révolver, visa avec soin et pressa la
détente. Le commodore qui mendiait par les rues depuis le
jour où avait commencé ce qu'il croyait être la folie de son
fils et la mère, qu'on avait appelée la fille de neige, à
cause de son extrême pâleur, portèrent en avant leur
poitrine pour protéger le rhinocéros. Inutile soin. La balle
troua sa peau, comme un vrille; l'on aurait pu croire, avec
une apparence de logique, que la mort devait infailliblement
apparaître. Mais nous savions que, dans ce pachyderme,
s'était introduite la substance du Seigneur. Il se retira
avec chagrin. S'il n'était pas bien prouvé qu'il ne fût trop
bon pour une de ses créatures, je plaindrais l'homme de la
colonne! celui-ci, d'un coup sec de poignet, ramène à soi la
corde ainsi lestée. Placée hors de la normale, ses
oscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le bas.
Il saisit vivement, avec ses mains, une longue guirlande
d'immortelles, qui réunit deux angles consécutifs de la
base, contre laquelle il coigne son front. Il emporte avec
lui, dans les airs, ce qui n'était pas un point fixe. Après
avoir amoncelé à ses pieds, sous forme d'ellipses
superposées, une grande partie du câble, de manière que
Mervyn reste suspendu à moitié hauteur de l'obélisque de
bronze, le forçat évadé fait prendre, de la main droite, à
l'adolescent, un mouvement accéléré de rotation uniforme, dans un
plan parallèle à l'axe de la colonne, et ramasse, de la main
gauche, les enroulements serpentins du cordage, qui gisent à ses
pieds. La fronde siffle dans l'espace; le corps de Mervyn la suit
partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge,
toujours gardant sa position mobile et équidistante, dans une
circonférence aérienne, indépendante de la matière. Le
sauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu'à l'autre bout,
qu'il retient avec un métacarpe ferme, ce qui ressemble à
tort à une barre d'acier. Il se met à courir autour de la
balustrade, en se tenant à la rampe par une main. Cette
man uvre a pour effet de changer le plan primitif de la
révolution du câble, et d'augmenter sa force de tension,
déjà si considérable. Dorénavant, il tourne majestueusement
dans un plan horizontal, après avoir successivement passé,
par une marche insensible, à travers plusieurs plans
obliques. L'angle droit formé par la colonne et le fil
végétal a ses côtés égaux! Le bras du renégat et
l'instrument meurtrier sont confondus dans l'unité linéaire,
comme les éléments atomistiques d'un rayon de lumière
pénétrant dans la chambre noire. Les théorèmes de la
mécanique me permettent de parler ainsi; hélas! on sait
qu'une force, ajoutée à une autre force, engendrent une
résultante composée des deux forces primitives! Qui oserait
prétendre que le cordage linéaire ne se serait déjà rompu,
sans la vigueur de l'athlète, sans la bonne qualité du
chanvre? Le corsaire aux cheveux d'or, brusquement et en
même temps, arrête sa vitesse acquise, ouvre la main et
lâche le câble. Le contre-coup de cette opération, si
contraire aux précédentes, fait craquer la balustrade dans
ses joints. Mervyn, suivi de la corde, ressemble à une
comète traînant après elle sa queue flamboyante. L'anneau de
fer du n ud coulant, miroitant aux rayons du soleil, engage
à compléter soi-même l'illusion. Dans le parcours de sa
parabole, le condamné à mort fend l'atmosphère, jusqu'à la
rive gauche, la dépasse en vertu de la force d'impulsion que
je suppose infinie, et son corps va frapper le dôme du
Panthéon, tandis que la corde étreint, en partie, de ses
replis, la paroi supérieure de l'immense coupole. C'est sur
sa superficie sphérique et convexe, qui ne ressemble à une
orange que pour la forme, qu'on voit, à toute heure du jour,
un squelette desséché, resté suspendu. Quand le vent le
balance, l'on raconte que les étudiants du quartier Latin,
dans la crainte d'un pareil sort, font une courte prière: ce
sont des bruits insignifiants auxquels on n'est point tenu
de croire, et propres seulement à faire peur aux petits
enfants. Il tient entre ses mains crispées, comme un grand
ruban de vieilles fleurs jaunes. Il faut tenir compte de la
distance, et nul ne peut affirmer, malgré l'attestation de
sa bonne vue, que ce soient là, réellement, ces immortelles
dont je vous ai parlé, et qu'une lutte inégale, engagée près
du nouvel Opéra, vit détacher d'un piédestal grandiose. Il
n'en est pas moins vrai que les draperies en forme de
croissant de lune n'y reçoivent plus l'expression de leur
symétrie définitive dans le nombre quaternaire: allez-y voir
vous-même, si vous ne voulez pas me croire.
<<FIN DU SIXIEME CHANT>>